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2012 "Décors mobiliers médiévaux et décors corporels actuels : Exercice comparatif...

Date post: 21-Apr-2023
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sous la direction de François-Xavier Fauvelle-Aymar & Bertrand Poissonnier La culture Shay d’Éthiopie (X e -XIV e siècles) Recherches archéologiques et historiques sur une élite païenne De Boccard // Centre Français des Études Éthiopiennes Livre_Shay_02.indb 1 29/08/12 12:14
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sous la direction deFrançois-Xavier Fauvelle-Aymar & Bertrand Poissonnier

La culture Shay d’Éthiopie (Xe-XIVe siècles)Recherches archéologiques et historiques

sur une élite païenne

De Boccard // Centre Français des Études Éthiopiennes

Livre_Shay_02.indb 1 29/08/12 12:14

7. DÉCORS MOBILIERS MÉDIÉVAUX ET DÉCORS CORPORELS ACTUELS :

EXERCICE COMPARATIF ETHNOARCHÉOLOGIQUE SHAY/MURSI

Jean-Baptiste Eczet, Bertrand Poissonnier

La comparaison peut paraître facile : des motifs gravés sur les stèles en pierre du sud de l’Éthiopie, remarqués dès le début du xxe siècle, semblent avoir de parfaits parallèles au sein de populations actuelles d’Éthiopie et du Soudan, notamment sous forme de scarifi-cations. Ne suffirait-il donc pas de se renseigner auprès de ces populations pour connaître la signification ancienne de ces motifs ? Mais tout se passe comme si cette apparente sim-plicité n’avait conduit qu’à des conjectures interprétatives qui n’ont pas emporté l’assenti-ment général. Pourquoi ?

Outre les voyageurs, des érudits se sont penchés depuis longtemps sur la question. Dès 1936, Carlo Conti Rossini tentait un parallèle du symbole « ramifié » fréquemment ren-contré sur les stèles avec les regalia du souverain du Kaffa1. Plus près de nous, Roger Jous-saume publiait les dessins et un cliché de « scarifications que se font les populations nilo-tiques Anouak du sud Soudan »2, qu’il rapprochait des signes gravés sur les stèles de Tiya. Les analogies formelles sont en effet remarquables, renforcées par la position relative du motif ramifié suggérée par la photo. Le même auteur est revenu plus récemment encore sur le sujet, en publiant une planche de clichés montrant des « exemples de signes bifur-qués […] parmi des populations nilotiques » actuelles3. Il republie alors la même photo que précédemment, ainsi que le cliché original qui avait servi à dessiner les motifs. Mais les personnages sont désormais considérés comme des Dinka. On note la présence du même motif scarifié sur le bras d’une femme « Bumé4 », ainsi qu’un couteau au manche gravé d’un signe semble-t-il ramifié, attribué aux Ari (qui ne sont pas nilotiques, mais omotiques).

Un des écueils du comparatisme ethnoarchéologique a pu consister, par le passé, à ten-ter de rapprocher des éléments archéologiques dépourvus de contexte interprétatif avec

1. C. conti rossini 1936 : 500.

2. R. JoussauMe 1995 : fig. 166 & 169.

3. R. JoussauMe dir. 2007 : fig. 183.

4. Appellation péjorative des Nyangatom.

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des éléments ethnographiques triés, similaires sur un plan formel. Mais on voit que la méthode employée présuppose un certain conservatisme culturel de sociétés au mode de vie « traditionnel », jugées suffisamment « primitives » pour autoriser le rapprochement. Or, peut-on vraiment ignorer que les pratiques les plus « ancestrales » ont aussi une his-toire ? Dès lors, des comparaisons rapides sinon superficielles ne sauraient être synonymes d’évidence. Mais faut-il alors se garder de tout comparatisme ? À notre avis non, à condi-tion de garder à l’esprit les limites de l’exercice. Ce que nous souhaiterions réaliser ici, c’est proposer un éclairage sur les significations de motifs manifestement hautement sym-boliques (car présents en contexte funéraire), mais appartenant à une culture défunte, en les comparant avec une culture actuelle, utilisant des motifs apparentés, et eux aussi hau-tement valorisés. Pour ce faire, nous renonçons à l’accumulation de comparaisons ponc-tuelles guidées par la recherche de la meilleure analogie formelle, pour nous attacher au répertoire et aux significations des motifs corporels d’une société donnée. Il nous semble que seule cette approche est susceptible d’apporter, le cas échéant, un éclairage signi-fiant sur un corpus de motifs dont tout l’environnement culturel a disparu. Les résultats d’un unique exercice comparatif sont évidemment limités, voire susceptibles d’être biaisés. Aussi notre projet se devrait-il d’être réitéré, de façon critique, avec comme cibles diverses cultures considérées une à une. Nous laisserons ici de côté les motifs des stèles5 pour nous porter exclusivement vers les motifs réalisés sur des céramiques de la culture Shay.

Un premier regard porté sur certains de ces motifs invite visuellement à la comparaison avec des scarifica-tions pratiquées par des populations du Sud éthiopien (Fig. 7.1.). Le rapprochement ne se situe pas ici au niveau de l’identité des techniques employées, mais dans le résul-tat final : si certains décors céramiques sont grattés sur pâte sèche, « scarifiés » en quelque sorte, comme le cas est fréquent à travers de nombreuses traditions potières éthiopiennes, ce sont au contraire des séries de reliefs accolés sur les récipients qui évoquent le plus fortement les cicatrices « décoratives » de populations actuelles. Du côté des données ethnographiques, la documentation disponible était au départ décevante. Aussi l’un de nous (J.-B. E.) a-t-il, en vue de cette étude, réalisé un travail spécifique au sein d’une population du sud de l’Éthiopie,

les Mursi, sujets de sa thèse de doctorat. Le propos en était d’examiner toutes les formes esthétiques dont les scarifications font partie, dans leur globalité et dans leur milieu, et d’essayer de comprendre leur importance et leur rôle au sein de cette culture6.

5. Un travail à ce sujet est en préparation.

6. L’enquête ethnographique a été ici résumée, elle sera développée prochainement par ailleurs.

Fig. 7.1 — Analogies visuelles entre un motif shay de Ketetiya à gauche, et une scarification mursi à droite

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Motifs des corps : répertoire des scarifications en pays mursi

Les Mursi, estimés entre 7 000 et 10 000, vivent dans la basse vallée de l’Omo en Éthiopie, principalement sur la rive est. Ils cultivent du sorgho, élèvent du bétail, pratiquent la cueil-lette et chassent occasionnellement. Bien qu’il soit plus juste de parler d’agro-pasteurs transhumants, l’éthos pastoral très développé de cette population les fait désigner par l’ap-pellation de « pasteurs semi-nomades ». Les Mursi parlent une langue nilotique, le mun.

On associe parfois, dans l’iconographie de ces régions, vie pastorale et nudité7. Mais force est de reconnaître que le corps des Mursi est chargé de bijoux, de peintures et d’autres modifications corporelles. Ces modifications corporelles contrastent avec l’aus-térité de la culture matérielle8 : l’habitat est un simple dôme de paille dont la structure est constituée de branches ; les outils agraires sont une bêche de main et un bâton et les ustensiles de cuisine sont des déclinaisons de vannerie, calebasses et pots de terre. Mis à part ces derniers, dont la surface est parfois décorée d’impressions, et le garchu, panier où peuvent parfois être accrochées quelques perles, le mobilier ne présente pas de motifs par-ticuliers. Par ailleurs, il n’y a ni statuaire, ni marqueur de tombe : chez les Mursi, en effet, les dépouilles sont abandonnées dans la brousse9.

Les scarifications des Mursi sont de trois types :• les riru, à l’unique dessin, ne concernent que les hommes et sont pratiqués suite à

l’homicide d’un ennemi ;• les kichoa sont plus variées dans leur graphisme et certaines personnes portent des

motifs originaux ; ces scarifications sont mixtes, bien que les femmes en présentent sou-vent davantage que les hommes ;

• enfin, les cicatrices provenant de combats ou de corrections paternelles sont aussi nommées kichoa.

Les kichoa : scarifications en tiretésToutes les scarifications se rencontrent sur la partie supérieure du corps : le torse, les

seins, le ventre, le dos, les hanches, les épaules, les bras et les avant-bras. Contrairement à de nombreuses ethnies nilotiques du Soudan voisin, aucune scarification n’est pratiquée sur le visage.

Les kichoa sont composées de coupures formant des tiretés, par rangées de trois, par-fois de deux. Cet ensemble, lui-même formé de deux ou trois rangs parallèles, forme ce que l’on peut appeler un signe car c’est le motif minimal, qui peut donc être binaire ou

7. L. rieFenstaHl 1986 ; H. silvester 2006.

8. J. aBBink 2000.

9. S. tornay 2001 observe aussi que, chez les Nyangatom, voisins des Mursi, les sépultures ne sont pas nécessaires, et les cadavres sont régulièrement abandonnés aux charognards, comme j’ai (J.-B. E.) pu le constater moi-même chez les Mursi à plu-sieurs reprises.

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Fig. 7.3 — Réalisation d’une scarification kichoa de type quadrillage

ternaire. Les hommes disent qu’il est féminin d’avoir des kichoa sur le ventre, les omo-plates et les hanches10.

Les motifs principaux sont désignés ici de manière arbi-traire pour simplifier leur description :

• le « quadrillage » est composé d’une combinaison de signes ternaires. Une série axiale part du nombril vers le haut, reliant trois rangées de signes horizontaux disposés symétriquement, depuis le nombril au niveau inférieur, jusque sous la poitrine. Cette scarification est exclusive-ment féminine (Fig. 7.2 & 7.3).

• le « double U inversé » ne se rencontre que sur l’épaule. Il est constitué d’une base d’une quinzaine de centimètre de large sur laquelle reposent deux U inversés contigus (Fig. 7.4 ; Fig. 7.5 ; Fig. 7.6, no 2, 5 & 7 ; Fig. 7.7, no 2).

• les signes dorsaux. Ils peuvent suivre les côtes, former une ligne horizontale au niveau des hanches ou un grand C sur les omoplates, dont la partie ouverte est tournée vers l’extérieur (Fig. 7.7, no 5). Beaucoup de femmes ont ces trois types de motifs à la fois, tandis que les hommes portent parfois une ligne de deux rangs le long des côtes.

• certaines jeunes femmes présentent aussi un motif plus compliqué sur le sein. Il semble que ce « motif de sein » soit un emprunt aux Suri, ethnie voisine dont les

Mursi se seraient séparés en traversant l’Omo il y a quelque cent cinquante ans. Ce motif n’a été observé que sur des jeunes femmes Mursi, mais notre séjour chez les Suri nous a fait voir ce motif chez des femmes plus âgées. Ce motif est constitué d’un triple arceau à large courbure surmonté de deux arceaux triples accolés ou non (Fig. 7.7, no 1). Ce « motif de sein » a été vu une fois sur un homme dans une version simplifiée et bilatérale.

• le « 2 en miroir » est un motif peu fréquent. Situé sur l’épaule en lieu et place du « double U inversé », il est de même facture et de même taille. La partie gauche est un 2 d’imprimerie et la partie droite est le symétrique de ce premier 2. La base est commune mais les boucles des 2 ne se touchent pas (Fig. 7.6, no 3 & 4).

• le « double hameçon » se trouve le long des bras. Il s’agit d’un motif mixte, unilatéral, sans préférence de côté. Il est constitué d’une longue ligne partant du milieu de l’avant-bras jusqu’au deltoïde. La base forme deux petits hameçons répartis de façon symétrique selon l’axe de la ligne principale. Le sommet se termine par deux plus grands hameçons renversés. Il faut noter que ce motif est, dans la très grande majorité des cas, constitué de seulement deux rangées de pointillés (Fig. 7.7, no 1, 3 & 4 ; Fig. 7.6, no 1, 6 & 8 ; Fig. 7.1, cliché de droite).

10. Dans la pratique, j’ai (J.-B. E) rencontré, rarement il est vrai, des hommes ayant des kichoa à ces endroits sans que cela me soit présenté comme des attributs féminins.

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Fig. 7.2 — Réalisation d’une scarification kichoa de type quadrillage

Fig. 7.4 — Scarification de type kichoa Fig. 7.5 — Scarification de type kichoa et port de labret

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Fig. 7.6 — Scarifications mursi de type kichoa

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Fig. 7.7 — Scarifications mursi de type kichoa

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• d’autres motifs, toujours apparentés aux pré-cédents, se rencontrent de manière occasionnelle. J’ai (J.-B. E.) par exemple observé un homme avec des « U renversés sur le côté » scarifiés sur le ventre et situés au dessus d’une ligne horizontale centrée sur le nombril (Fig. 7.8).

Les riru : des marques de tueurLes Mursi s’appellent eux-mêmes les Muni. En

langue mun, les avant-bras se disent aussi muni et cette partie du corps est largement épargnée par les kichoa. Toutefois, c’est en premier lieu à cet endroit11 que se rencontrent les riru. Exclusivité masculine, ces marques sont toujours pratiquées à la suite de l’homicide d’un ennemi, qui doit être un équivalent, c’est-à-dire un pasteur12. Réalisées au moyen d’une pointe de lance rougie au feu, les riru sont des brûlures constituées de trois lignes paral-lèles et continues. On peut aussi les voir comme des motifs dont l’« épaisseur » est donnée par l’es-pacement entre deux lignes qui se rejoignent pour n’en former plus qu’une, en double tracé. La troi-sième ligne est à l’intérieur de l’espace créé par les deux lignes précédentes. Comme pour les kichoa, nous nommons signe cet ensemble de trois traits car il forme le motif récur-rent. Toutefois, la cicatrice chéloïde formée par les riru est beaucoup plus fine et son relief moins marqué.

Les riru peuvent revêtir deux formes qui sont généralement associées en un seul et unique motif. La première forme, qui est la partie supérieure de la totalité du groupe, est horizontale : c’est une « onde » associant deux crêtes et un creux, à élongation régulière (Fig. 7.9, no 2). La deuxième forme est un « U renversé sur le côté » reproduit quatre fois (Fig. 7.9, no 3). Juste en dessous de l’onde se trouvent quatre « U renversés sur le côté », deux à gauche et deux à droite, chaque ouverture de U étant orientée vers l’extérieur (Fig. 7.9, no 5 ; Fig. 7.10 ; Fig. 7.11).

Les règles de réalisation sont les suivantes : le fait de tuer un homme implique un riru sur le bras droit, celui d’une femme, sur le bras gauche. Pour le premier homicide,

11. Les muni, dans leur acception anatomique, désignent les avant-bras et les jambes (à l’exclusion de la cuisse). Ces parties du corps sont aussi valorisées par les femmes qui les recouvrent de dizaines de bracelets.

12. Les populations des hauts plateaux sont donc exclues (Ari, Dime et Dizi). Cette catégorie de pasteur inclut les Me’en, les Nyangatom, les Hamar, ou encore les Dassanetch.

Fig. 7.8 — Scarification de type kichoa

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Fig. 7.9 — Scarifications mursi de type riru

Fig. 7.10 — Scarification de type riru Fig. 7.11 — Scarification de type riru

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le motif complet est réalisé sur l’avant-bras. Pour les sui-vants, le motif est sur le bras (Fig. 7.12), l’onde venant se disposer sur le deltoïde13. Plus rarement, seuls les quatre U sont présents, souvent sur l’avant-bras. Par contre, dans tous les cas, la latéralité est respectée. En une occasion, j’ai (J.-B. E.) rencontré une femme portant un motif en onde de mauvaise facture sur le deltoïde, exécuté par une autre femme en référence à un Hamar qu’elle aurait tué. La pré-sence même des riru n’est pas indispensable : certains ne veulent pas montrer qu’ils ont tué, d’autres trouvent l’opé-ration trop douloureuse. Mais rappelons que s’il n’est pas nécessaire d’avoir des riru pour un tueur, il est nécessaire d’être un tueur pour en avoir.

Cicatrice et sang qui couleCouper, brûler, saigner, cicatriser, exhiber : quelle est la raison de cet enchaînement d’ac-tions ? Si, au-delà des différences de motifs, les scarifications sont des actions stéréotypées dont l’exécution est créatrice d’effets pragmatiques, il convient d’abord de se tourner vers ce qui déclenche cette chaîne d’actions.

En juillet 2010, dans le nord du pays mursi, près de Maredunka, j’étais (J.-B. E.) assis avec Olekiwo, le frère de mon hôte. Une amie de sa mère vint lui parler de son compor-tement, toujours combatif, parfois trop. Elle s’en moquait gentiment et le mimait tapant dans tous les sens lors d’un duel au bâton. Elle prolongea son imitation en utilisant les gestes des duels féminins au moyen de lourds bracelets métalliques (ula) jusqu’à ce qu’elle frappe Olekiwo par inadvertance à la tête, qui saigna. Aussitôt, le jeu s’arrêta et la femme appela un jeune garçon qui lui apporta de la cendre. Elle n’en mit pas seulement sur la plaie mais aussi sur le visage d’Olekiwo et le sien, ainsi que sur celui de tous les témoins de la scène, y compris l’observateur. Une autre fois, une dispute générale dans un village se solda par plusieurs blessures sanguinolentes et donna également lieu à un recouvrement collectif des visages avec de l’argile. Ces exemples donnent à voir que le saignement, peu importe sa cause, belliqueuse ou fortuite, est perçu comme un danger, et ses occurrences imprévisibles sont traitées au moyen d’onctions faciales. Se recouvrir de cendre ou d’argile

13. Dans les faits, ces règles sont peu respectées et j’ai (J.-B. E.) souvent vu le seul motif de l’onde présent sur le deltoïde.

Fig. 7.12 — Réalisation d’une scarification de type riru

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est, d’une manière générale, un moyen de se protéger d’un danger qui peut prendre la forme de cauchemars, de sorcellerie, de maladies, ou encore, comme dans les cas ci-dessus, de malaises relationnels.

Mais les occurrences prévisibles d’écoulements de sang ‒ blessures au combat, maladie, menstruations, accouchement ‒ font l’objet d’un traitement différent. En faisant couler le sang de manière volontaire et contrôlée par la pratique des scarifications, les Mursi prennent en quelque sorte l’initiative du saignement, par anticipation ou en réaction. Ainsi, chaque type de scarifications est corrélé à un danger spécifique.

De la condition féminine

Les kichoa sont mixtes pour la plupart mais celles réalisées sur le ventre sont propres aux femmes. Ce « quadrillage » est effectué en plusieurs étapes tant la zone couverte est éten-due et l’opération douloureuse : un bout de peau est soulevé avec une épine et deux inci-sions sont données à la partie tendue avec un angle un peu supérieur à 90 degrés (Fig. 7.2 & 7.3). À la fin de la réalisation d’une bande, les cicatrices à vif sont rincées avec de l’eau puis recouvertes de charbon ou de cendre. La femme doit rester calme en ne manifestant pas sa douleur. Les premières bandes sont réalisées au début de la puberté et le motif complet peut être achevé des années plus tard. Bien qu’il soit recommandé d’avoir le ventre scarifié avant d’être enceinte, sous peine de rendre le nouveau-né malade ou de faire une fausse-couche, ceci reste un choix individuel.

Évoquons ici une autre cicatrice féminine, qui ne se reconnaît pas d’emblée comme telle : celle créée par le port du labret. Ce disque en argile inséré dans la lèvre inférieure par les femmes Mursi a fait d’elles l’attraction touristique de la vallée de l’Omo. Cet orne-ment n’est pas porté en permanence ; quand il est retiré, un trou béant demeure sur le visage : la lèvre inférieure pend en dessous du menton. Quelques muscles donnent à cette partie de la lèvre une certaine mobilité mais elle reste le plus souvent inerte. À l’échelle d’une vie, le labret est porté de la maturité sexuelle à la naissance des premiers enfants, c’est-à-dire pendant quelques années seulement. Les femmes délaisseront ensuite le port du labret et la lèvre se rétractera. À l’échelle quotidienne, le port du labret est uniquement réservé à certaines occasions. Les femmes Mursi sont donc le plus souvent sans labret et la cicatrice se dévoile inévitablement. Je (J.-B. E.) n’ai pas eu l’occasion d’observer de quelle façon s’effectue le perçage de la lèvre mais, comme pour le « quadrillage », il s’agit d’une affaire de femmes.

Le visage d’une femme qui a, par défaut, la lèvre pendante, est indissociable de son ventre scarifié. Cette « parure de scarification » vient ponctuer ces transformations fémi-nines du corps que le sang vient rappeler : les menstruations, l’activité sexuelle à son commencement et l’accouchement. La manière de faire couler le sang ‒ percer, couper ‒ comme le lieu corporel de la scarification et la visibilité du sang renseignent par analo-gie sur la nature de ces événements proprement féminins ‒ défloraison, menstruation et procréation.

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De la condition guerrière

Les cicatrices imputées aux « pères » (au sens classificatoire) lors de corrections quoti-diennes ou rituelles sont aussi appelées kichoa. Il est fréquent d’en apercevoir sur le ster-num, les épaules et le dos des hommes. Elles alternent avec celles provoquées par les duels aux bâtons dits donga, infligées cette fois par les « pairs » et ont évidemment, dans la taille comme dans la forme, l’indétermination du coup porté à la volée. Bien qu’il s’agisse de marques valorisées et jamais décrites comme disgracieuses, on ne s’en vante pas, même de celles issues d’un combat ou d’une scarification volontaire. La proximité des commentaires associés et l’homonymie entre ces marques, pourtant différentes par le motif et par leur origine, témoignent d’une nature commune : la forme cicatricielle est le résultat standar-disé d’une réaction à des événements de nature différente. En effet, les combats au bâton appelés donga sont l’équivalent interne des conflits engageant les Mursi et leurs ennemis14 : ce sont des jeux de guerre tout à fait sérieux mais dont le risque est contrôlé ‒ il ne faut surtout pas tuer. Ces combats, qui provoquent saignements et cicatrices, ne peuvent se faire qu’en période de bonnes récoltes. Si des menaces de famines ou de maladies planent sur le pays, le donga est interdit par les anciens (classe d’âge bari) qui sont les détenteurs du pouvoir rituel. Le sang est une prise de risque, un luxe, qu’on ne peut faire couler que si le reste va bien. En d’autres termes, on ne peut dans ce cas en prendre l’initiative qu’à la condition que la mort, la perte et la faiblesse ne soient pas présentes, que la situation actuelle reflète l’opulence et la stabilité.

En revanche, l’homicide d’un ennemi ‒ quand le sang d’un « Autre non Mursi » a coulé ‒ fait l’objet d’une marque « sèche », c’est-à-dire sans écoulement de sang. Appelée riru, cette marque est, on l’a vu, le produit d’une brûlure. Cette cicatrice n’est ni compen-satrice, ni initiatrice, car le sang versé n’était pas endogène. On observe donc une relation symétrique : à la cicatrice « sèche » due au sang de l’étranger qui n’en appelle pas d’autre, s’oppose la cicatrice subie lors d’un donga ou la scarification volontaire, un sang personnel qui coule à condition que le collectif se porte bien. Luxe que l’on peut se permettre, com-pensation de l’événement subi provoquant l’écoulement de sang, ces kichoa sont l’initiative que les Mursi reprennent sur l’aléatoire subi du sang qui coule.

Jeux d’équivalence entre humains et bovinsLes motifs des scarifications mursi sont déterminés par deux schèmes différents : l’un consiste à suivre les lignes du corps, ses courbures et ses muscles ; l’autre, à inscrire dans une forme simple des analogies de formes retrouvées dans l’environnement visuel15.

Le motif en U, récurrent sous forme de riru et de kichoa, qu’il soit renversé ou cou-ché, figure les campements de bétail, c’est-à-dire les lieux où se produisent les raids les plus sanglants, où des vies se gagnent et se perdent et où le bétail se vole. Le plan des

14. D. turton 2002.

15. J.-B. eczet 2012, à paraître.

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Fig. 7.13 — Vache scarifiée en pays Mursi

Fig. 7.14 — Vache scarifiée en pays Mursi

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enclos à bétail dessine en effet un grand U dont « l’épaisseur » rappelle clairement les riru. De plus, l’entrée des huttes (dori, pl. doren) propre aux campements de femmes près des champs, forme aussi un U renversé qui est d’autant plus visible au cours de sa fabrication. Cette entrée fait du reste l’objet de plusieurs traitements rituels, comme des interdits de franchissement, par exemple lors du décès d’un des habitants de la hutte. Sur les robes de femmes, dites say, se trouve également ce motif en U, tout au long des bordures du cuir. Constituées de perles cousues, les plus jeunes nous apprennent que chaque U est censé représenter du bétail. Certaines poussent même la ressemblance jusqu’à choisir les couleurs et les motifs des perles en fonction de la couleur favorite de leur père ou de leur mari, en utilisant le même code que les challae16. L’onde présente au-dessus des U des motifs riru figure un kilitchoe (pl. kilitcha). Kilitchoe est le nom générique pour les oiseaux de proie de type faucon et busard17. Les Mursi prêtent en effet une grande attention aux oiseaux et il n’est pas étonnant qu’on en retrouve dans les pratiques divinatoires, dans l’onomastique et dans les scarifications. Le motif complet des riru pourrait donc figurer une scène où des présences humaines seraient disposées sous un oiseau de proie18. Cette scène n’est bien sûr pas étrangère à l’événement qui l’a précédée : raid guerrier vers les campements des voisins suivi d’un homicide. La représenter sur une des parties les plus nobles du corps (avant-bras ou jambe) ne lui donne que plus d’importance.

Dans cette même direction, notons d’autres résonances, liées à des chiffres qui reviennent régulièrement, associés à l’homme ou à la femme. Le 3 est féminin : on fait trois nœuds au cordon ombilical à la naissance d’une fille, le deuil dure trois jours pour une femme décédée, etc. Le 4 est masculin : on fait quatre nœuds au cordon d’un garçon, le deuil dure quatre jours, etc. Présenter dans le motif riru quatre U renversés révèle la thématique mas-culine qui est en jeu. De plus, de même que l’avant-bras droit est décoré des plus beaux bracelets (lala, pl. lalagna), c’est l’avant-bras droit qui témoigne du meurtre d’un homme et rappelle une fois de plus la hiérarchie des valeurs liées aux genres.

Les riru, comme les kichoa en « double U renversé », véhiculent l’idée sous-jacente d’une « scène ». Comme si l’on entrait, avec la scène et la valeur iconique des motifs, dans un autre registre, ces marques peuvent être apposées sur autre chose que le corps indi-vidualisé : le bétail. Outre les marques (quelques traits sur les cuisses et les flancs) qui indiquent le clan d’origine du propriétaire de la vache, il existe un motif complet rappe-lant le riru. Le bœuf, toujours de couleur grise, présente sur ses flancs les 4 U renversés propres au motif riru et quelques autres traits selon le style du trait continu (Fig. 7.13). Le « double U renversé » est aussi présent sur les pattes comme le motif que les Mursi ont sur les bras (Fig. 7.14). On relève néanmoins une différence : ces scarifications sont réalisées

16. Les challae (pl. challagna) sont des colliers de perles dont l’agencement des couleurs indique précisément à quelle robe de bétail ils réfèrent et, ainsi, la couleur des personnes qui les possèdent.

17. J’ai (J.-B. E.) recensé Circus Macrourus, Circus Pygargus, Circus Aeruginosus et Micronisus Gabar Aequatories.

18. On voit ici les limites de la distinction entre indexicalité et iconisme. En effet, ces motifs indexent des formes sociales (elles n’en sont pas la représentation figurative) au moyen d’un iconisme minimal, conséquence de la synthèse de ces formes (elles res-semblent aux formes qu’elles mobilisent).

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par des brûlures, en tant que scarifications sèches, parce que les réaliser sur le bœuf est un témoignage générique de l’ethos pastoral qui inclut les raids guerriers aboutissant aux riru.

Les jeux d’équivalence entre humains et bovins sont fréquents chez les Mursi, et d’une manière générale chez les Nilotes qui ont autrefois été englobés dans la définition du cattle complex19. Sorte d’emblème, le bétail ne porte pas seulement l’image de symboles diffus de la culture Mursi mais constitue plutôt, comme les scarifications chez les humains, une preuve vivante de la praxis mursi du monde.

Shay et Mursi : et maintenant ?Quelles ressemblances pouvons-nous à présent établir entre les répertoires de motifs shay et mursi ? Au niveau du dessin, ce sont les motifs en arceaux, comme ceux de Mähal Wänz, qui présentent le plus de points commun avec les scarifications actuelles. Des res-semblances existent également avec les décors sinueux de Tätär Gur ou encore certains de Ketetiya, comme nous allons maintenant le détailler (Fig. 7.15).

19. M. Herskovitz 1926.

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Fig. 7.15 — Motifs shay sur céramiques. 1 & 2 : Tätär Gur ; 3, 4 & 11 : Ketetiya ; 5 à 10 : Mähal Wänz

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décors mobiliers médiévaux et décors corporels actuels 189

Le motif de l’onde des riru (Fig. 7.9, no 2) est graphiquement proche du double U inversé des kichoa (Fig. 7.6, no 2, 5 & 7 ; Fig. 7.7, no 2) et même des motifs de sein kichoa (Fig. 7.7, no 1). Dans tous ces cas, le motif associe deux arceaux horizontalement. Dans le cas des kichoa, la base des arceaux est soulignée de deux ou trois traits, horizontaux ou arqués dans le cas des motifs de sein, et qui lui offrent une base. À Mähal Wänz, des motifs céramiques de paires d’arceaux sont aussi situés immédiatement au-dessus d’une ligne horizontale formée soit par la carène (Fig. 7.15, no 5), soit par une double incision dans le cas d’un récipient non caréné (Fig. 7.15, no 6). À Ketetiya, les motifs d’arceaux peuvent se combiner avec des lignes de bossettes qui rappellent plastiquement les cicatrices chéloïdes des kichoa (Fig. 7.15, no 4 & 11).

À Tätär Gur, un motif imprimé oppose deux « hameçons » dos à dos, séparés par une double ligne devenant cruciforme en partie sommitale, de part et d’autre d’une cupule. Bien que différent, il n’est pas sans rappeler les kichoa en forme de double hameçon (Fig. 7.6, no 6 & 7) d’un côté, et de l’autre les 2 en miroir, la base en moins (Fig. 7.6, no 3 & 4).

Enfin, les impressions faites sur la partie supérieure d’une bouteille de Tätär Gur (Fig. 7.15, no 2) rappellent les quadrillages féminins des kichoa (Fig. 7.2).

Le répertoire graphique shay, dont l’étude des dynamiques internes sera à entreprendre quand la chronologie sera mieux documentée, est plus varié que celui observé de nos jours chez les Mursi. Relevons en effet que de nombreux décors attestés dans la culture Shay et présentés dans les chapitres précédents ne trouvent guère de parallèles dans le sud-ouest éthiopien. L’éclairage comparatiste présent n’est donc dans leur cas d’aucun secours.

Comment aller plus loin que ces ressemblances de forme entre des décors de pote-ries déposées dans des sépultures médiévales et des décorations corporelles reprenant des motifs similaires chez des populations non seulement éloignés dans le temps et l’espace, mais qui n’ont qu’exceptionnellement des pratiques d’ensevelissement, et sans mobilier funéraire ? Prenant l’exact contre-pied des données archéologiques, l’enquête ethnogra-phique nous a fait entrevoir chez les Mursi un langage iconographique inscrit dans le vivant, une véritable lecture « en clef de sang » du fonctionnement des décorations corpo-relles. Assurément, les différences tant de contexte que de répertoire paraissent limiter for-tement une réflexion comparative. Mais au-delà de la quête illusoire de l’analogie parfaite, notre travail a mis au jour une opposition saisissante entre les deux contextes, relation en miroir entre la vie et la mort, qui n’est vraisemblablement pas fortuite, et que l’avancée des recherches devra questionner.

Mais présentons la problématique sous un autre angle : comment expliquer que parmi l’infinie variété possible de motifs symboliques, deux cultures situées sur le territoire actuel de l’Éthiopie, et séparées d’environ un millénaire, aient sélectionné des répertoires de formes aussi proches ? L’inspiration Mursi peut certes se revendiquer du répertoire de formes simples trouvées dans l’environnement, mais elle peut tout autant (ce n’est pas contradictoire) puiser dans un répertoire de motifs symboliques dont l’éventail est large-ment commun à de nombreux peuples d’Éthiopie, du nord du Kenya, du Sud-Soudan, voire du nord-est de l’Ouganda. Le fait même de cette forte dispersion au travers des

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cultures différentes constitue peut-être l’indice de la haute antiquité de ce répertoire, dont la présence au sein de la Shay jalonne la distribution dans le temps et l’espace.

Cependant, similarité des motifs ne veut pas dire similarité des contenus symboliques et des pratiques associées : les emprunts graphiques sont fréquents d’une culture à l’autre. Le motif peut s’importer, s’emprunter, mais beaucoup moins un usage et sa valeur culturelle. Nous en avons un parfait exemple au sein de la Shay, à Ketetiya. Des motifs en forme de croix, assurément chrétiens à l’origine, ont été réalisés par des potières de la culture Shay, sur de la poterie carénée tout à fait typique de cette culture, et dans la même position relative que les autres motifs que nous avons comparés dans ce chapitre. Là, clairement, le motif de la croix a été inculturé, vraisemblablement en raison de sa haute valeur, telle qu’en témoignait son statut dans les communautés chrétiennes environnantes. Mais ce ne sont pas des poteries chrétiennes, importées, qui ont été déposées dans les hypogées shay, pas plus que l’objet croix lui-même.

En conclusion, nous tenons bien évidemment à préciser qu’en aucun cas cet essai com-paratif n’a pour but de justifier un rapprochement indu entre les sociétés médiévales de la culture Shay des hauts plateaux et les pasteurs Mursi de la vallée de l’Omo. Même s’il y avait une identité poussée entre les manifestations graphiques de ces deux peuples sépa-rés dans le temps et l’espace, nous ne pourrions en rien l’interpréter en termes de dyna-mique de peuplement, encore moins d’apparentement. En revanche, le fait que des motifs semblables, à l’exclusion de tant d’autres possibles, soient partagés par différents peuples relativement proches dans le temps et dans l’espace, nous pose question. Nous y verrions volontiers le fruit d’une proximité ancienne de cultures qui n’ont cessé d’interagir, puisant dans un répertoire d’expressions symboliques commun.

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