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Arabité, islamité, berbérité. Le Mouvement culturel berbère face au discours identitaire...

Date post: 15-Nov-2023
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Doctrines et pratiques de l’islam contemporain Dagorn Jean-Baptiste EHESS, mai 2015 1 Arabité, islamité, berbérité : le Mouvement culturel berbère face au discours identitaire officiel dans l’Algérie contemporaine « Non, je ne suis pas Arabe », Kabyle manifestant à Alger lors d’un rassemblement du Mouvement culturel berbère, mai 1994 (Source : MCDOUGALL [2006], 185) Certains mythes ont la vie dure ; le « mythe kabyle » est sans nul doute l’un d’entre eux. Sa persistance reste sensible tant dans la réalité sociale de l’Algérie contemporaine que dans la production scientifique même abordant la Kabylie, constitue l’une de ses spécificités. Dans ce dernier cas, domine le « “tout ou rien” : ou bien tout – dans l’organisation politique kabyle – vient de la jema‘a [assemblée villageoise] comprise comme le fruit et l’expression d’un quelconque “génie démocratique berbère” qui ne doit rien à l’Islam […] ou bien tout vient de l’Islam, en l’occurrence à travers l’action des marabouts et leurs zawāyā », selon la percutante synthèse de Hugh Roberts 1 . Pour la diaspora kabyle en France, correspondre aux exigences du mythe est un moyen sûr pour assurer son intégration : le Kabyle pouvant présenter son « hérésie ou sa mauvaise islamité » supposées comme le signe de cette laïcité qui lui est mythiquement attribuée comme inhérente à sa nature, et de se mettre au diapason avec les attentes de la société d’accueil 2 . Et ce non, malheureusement, sans conséquences 1 Qui rapproche, à juste titre à notre sens, la seconde option de la pensée de Kamel Chachoua, dont la thèse est le sujet de l’article. ROBERTS [2002], §35. 2 BOZARSLAN [2006], 183
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Doctrines et pratiques de l’islam contemporain Dagorn Jean-Baptiste EHESS, mai 2015

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Arabité, islamité, berbérité : le Mouvement culturel berbère face au discours identitaire officiel dans l’Algérie contemporaine

« Non, je ne suis pas Arabe », Kabyle manifestant à Alger lors d’un rassemblement du Mouvement culturel

berbère, mai 1994 (Source : MCDOUGALL [2006], 185) Certains mythes ont la vie dure ; le « mythe kabyle » est sans nul doute l’un d’entre eux. Sa persistance reste sensible tant dans la réalité sociale de l’Algérie contemporaine que dans la production scientifique même abordant la Kabylie, constitue l’une de ses spécificités. Dans ce dernier cas, domine le « “tout ou rien” : ou bien tout – dans l’organisation politique kabyle – vient de la jema‘a [assemblée villageoise] comprise comme le fruit et l’expression d’un quelconque “génie démocratique berbère” qui ne doit rien à l’Islam […] ou bien tout vient de l’Islam, en l’occurrence à travers l’action des marabouts et leurs zawāyā », selon la percutante synthèse de Hugh Roberts1. Pour la diaspora kabyle en France, correspondre aux exigences du mythe est un moyen sûr pour assurer son intégration : le Kabyle pouvant présenter son « hérésie ou sa mauvaise islamité » supposées comme le signe de cette laïcité qui lui est mythiquement attribuée comme inhérente à sa nature, et de se mettre au diapason avec les attentes de la société d’accueil2. Et ce non, malheureusement, sans conséquences

1 Qui rapproche, à juste titre à notre sens, la seconde option de la pensée de Kamel Chachoua, dont la thèse est le sujet de l’article. ROBERTS [2002], §35. 2 BOZARSLAN [2006], 183

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quant à l’appréhension par les médias et les chercheurs français/franco-kabyles les plus éminents sur les évènements qu’ils analyseront en Algérie même. L’histoire contemporaine de la Kabylie est d’autant plus un « champ de mines » que la situation, spécifique à bien des égards, et les évènements récents relatifs à cette région se révèlent particulièrement « dangereux » aux yeux d’un pouvoir soucieux de la défense de sa définition exclusive de la « personnalité algérienne ». C’est qu’au cœur de cette personnalité algérienne, l’on trouve deux notions, l’arabité et l’islamité, sujets d’interrogation voire de rejet dans une région berbérophone dont l’histoire récente freine (notamment dans certains discours militants et particulièrement visibles), la mise en avant dans la perception de soi au profit d’autres valeurs, parfois au risque d’un déni évident de l’histoire. Encore une fois, dans le domaine de la recherche, la conception des liens entre mondes berbère et arabo-musulman comme étant antinomiques fait du domaine berbère une zone d’ombre, particulièrement difficile à aborder d’un point de vue épistémologique3.

Un retour sur l’histoire et une mise en perspective nuancée mettant à profit les outils de l’histoire et de l’anthropologie pourra sans doute apporter à l’élucidation de ces complexes rapports identitaires, entre arabité, berbérité et islamité. La synthèse étant de rigueur, nous ferons un passage à notre sens inévitable par l’histoire ancienne du Maghreb, pour revenir sur le discours officiel, son intériorisation, sa réappropriation ou son rejet, en mettant en profit nos propres échanges avec des militants ayant participé au mouvement culturel berbère kabyle depuis une quarantaine d’années.

I. Islamisation et arabisation en « Berbérie » : des phénomènes connexes ?

A. L’Afrique du Nord, une islamisation singulière Si la résistance à la conquête arabe fut réelle et durable, ainsi qu’aiment à le rappeler

les militants « berbéristes » actuels qui, en réaction à l’arabo-islamisme dogmatique du pouvoir algérien, y voient une forme de colonisation4, la « Berbérie » fut entièrement islamisée en moins de deux siècles. Une fois les chefs de confédérations convertis, l’islam fut répandu dans le peuple, les moines-soldats donnant l’exemple de conquêtes fructueuses au nom de la foi lancées depuis les ribāṭ, couvents-forteresses (qui donneront leur nom aux marabouts, murābiṭūn). Une fois la situation sécurisée, se développèrent les zawāyā et confréries (ṭarīqāt), à la religiosité souvent mêlée de mysticisme, le maraboutisme contribuant à achever l’islamisation des campagnes au prix de quelques concessions secondaires à des pratiques antéislamiques qui n’entamaient pas la foi du croyant5. Si l’on n’adhèrera pas entièrement à la théorie pendulaire gellnérienne, à savoir celle d’une oscillation entre deux pôles extrêmes des croyants musulmans entre un islam « puritain » urbain, sobre, horizontal, scripturaire et un islam « catholique » tribal, extatique, hiérarchique, au sacré avant tout matériel6, son modèle est à notre sens particulièrement heuristique pour l’approche d’un islam kabyle dont on ne peut nier la particularité, tout en évitant les écueils de son exagération. L’islamisation fut largement nominale dans les sociétés berbères, et ne se retrouvait pas dans les contenus de la pratique légale7. L’absence de distinction, selon l’analyse de Gellner, dans la terminologie concernant les rituels aux

3 CLAUDOT-HAWAD [2006] 4 Pour un exemple typique de cette position et une discussion particulièrement sur le terme de colonisation, MEYNIER, 29 :00 sqq.) 5 CAMPS [1987], 132-142 6 GELLNER [1968] ; pour les différentes caractéristiques de ces deux pôles extrêmes de l’islam, voir GELLNER [2003], 23 7 GELLNER [2003], 137

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tombeaux des ancêtres, reflets du statut social des saints locaux (à savoir dans ce cas les igurramen Ahansalen du Haut-Atlas marocain) et les rituels tirés du fond des pratiques musulmanes, illustrait que l’essentiel de la pratique religieuse consistait en la croyance par les saints eux-mêmes que leur vénération à leur égard était musulmane, et qu’ils constituaient le sommet et la quintessence de cette vénération8. La Kabylie était essentiellement islamique, en ce sens que les marabouts étaient indispensables dans les réunions de la tajmat (assemblée villageoise, en kabyle), qui conféraient aux qanun (codes coutumiers) rédigés en arabe la caution islamique en les paraphant. Mais ce sacré se circonscrivait au système procédural dans la pratique judiciaire kabyle, et ne se retrouvait pas dans le contenu des règles. L’on prêtait serment sur la tombe des saints, serments auxquels l’on attribuait une redoutable efficacité magico-religieuse. Mais de la coutume découlait une autre forme de sacré propre au village, la personnalité morale du thaddarth (village) supposant en effet l’existence d’un espace inviolable relevant d’une « sacralité profane ». La situation kabyle se caractérisait donc par la concurrence majeure, essentielle dans la vie sociale de ces communautés berbérophones, d’une forme de « sacralité laïque », concurrence d’autant plus compatible avec l’islamité de ces sociétés que les marabouts, en Kabylie plus qu’ailleurs, avaient dépassé le simple sacerdoce spirituel. Car si leur rôle n’y était pas cantonné, leurs fonctions de médiation dans les échanges de violence des laïcs ou de diplomatie entre pouvoir central et tribus étaient centrales. Ils représentaient ainsi une autorité extérieure à la tribu, dont la neutralité était vue comme l’un des recours principaux pour le maintien de la paix intertribale9.

B. Islamisation et arabisation

L’islamisation ne signifia pas l’arabisation ; la première fut bien plus efficace que la seconde, et la corrélation entre ces deux phénomènes fut moindre. S’attribuer des origines arabes constituait un avantage particulièrement intéressant pour les chefs de confédérations de tribus ; l’on y gagnait la considération, le statut de conquérant, voire de šarīf. Ce processus fut facilité par la fiction juridique qui faisait que lorsqu’un groupe devenait client d’une famille arabe, il pouvait prendre le nom de son patron, sorte d’adoption collective ; la pratique existant antérieurement, de surcroît, parmi les Berbères.

La langue sacrée, dotée d’un grand prestige, attirait la masse berbère nomade, dont l’identité de mode de vie avec les contingents arabes facilita l’assimilation. Une forme plus populaire que l’arabe citadin, limité lui aux villes du littoral (phénomène limité aux lettrés urbains, renforcé par l’arrivée des Andalous, berbères totalement arabisés, chassés de la péninsule ibérique au 15e siècle), issue de la langue bédouine fut introduite par la conquête des tribus hilaliennes (bien plus faibles numériquement que la reprise de la présentation khaldūnienne ne le laissait penser10), qui mêla ses structures grammaticales et son vocabulaire à ceux de la langue maternelle des populations autochtones11. Les régions berbérophones se réduisirent rapidement aux îlots montagneux de populations sédentaires12 ; toutes les zones 8 GELLNER [2003], 206 9 MAHE [2001], 117-145 ; GELLNER [2003], passim (c’est la thèse centrale de l’ouvrage). 10 EDDE [2008], « Souverain du Yémen et conquérant de l’Afrique du Nord » 11 Si le terme « autochtone » est rapide, les connaissances scientifiques établies sur la préhistoire de l’Afrique du Nord étant relativement faibles, l’on s’accorde en tout cas pour affirmer que les populations en question se trouvaient sur ces terres depuis des millénaires. Ce sera l’un des grands enjeux du discours réformiste que d’établir l’origine cananéenne, phénicienne, bref sémitique, des Berbères d’Afrique du Nord (MCDOUGALL [2002], [2010]). 12 Il ne faut cependant pas exagérer cette dichotomie : il resta de nombreux nomades berbérophones dans le sud marocain et le Moyen-Atlas ; et des groupes arabisés de Petite Kabylie pratiquant de longue date agriculture, arboriculture, élevage de bovins poursuivirent ces activités. Voir CAMPS [1987], 140.

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berbérophones, en effet, sont aujourd'hui montagneuses, hormis le Sahara. La densité de population et la pauvreté du sol entrainèrent des migrations massives de montagnards berbérophones dans les plaines cultivées et les villes ; arrivé en pays arabophone, le Berbère abandonnait sa langue et ses coutumes, mais les retrouvait aisément à son retour au pays. Les montagnes berbérophones constituant le grand réservoir démographique de l’Algérie comme du Maroc, s’est produit un phénomène paradoxal : la part de sang arabe, infime, se réduisait à mesure que ces montagnards s’arabisaient culturellement et linguistiquement13.

La particularité de l’islam kabyle explique également en partie pourquoi l’islamisation n’y fut pas automatiquement accompagnée de l’arabisation. C’est que l’origine arabe proclamée et acceptée du marabout, détenteur de la connaissance de la langue sacrée, était au fondement de sa situation d’extériorité et de neutralité, qui par définition ne pouvait être partagée par les « simples kabyles ».

II. Rapport à l’islam en Kabylie XIXe/XXe siècles : une mise en

perspective historique

A. Anticléricalisme et déstructuration de la vie religieuse kabyle en période coloniale

1871, date de la célèbre insurrection des Mokrani et du šayḫ de la confrérie de la

Rahmaniyya, le šayḫ El-Haddad14, marque pour la Kabylie une étape nouvelle dans une déstructuration des structures religieuses traditionnelles déjà entamée des décennies auparavant par la colonisation française. Les propriétés constituant l’essentiel des sources de financement du système d’enseignement en langue arabe géré par les clercs (biens ḥabūs) ayant été rattachées à l’État français, le système scolaire traditionnel avait entamé son déclin. Plusieurs vagues d’émigration vinrent renforcer une décléricalisation des communautés villageoises d’ores et déjà amorcée : en 1849, un marabout du Haut Sebaou, le Sheikh El Mahdi, avait appelé à quitter le pays, appel auquel répondirent de nombreuses familles kabyles, qui vinrent grossir la première colonie kabyle de Damas. En 1871, des familles religieuses impliquées dans l’insurrection eurent le droit d’émigrer en Syrie, mouvement qui se renouvela en 1874 puis 188815. Plus globalement, la répression de ce mouvement contestataire vit la paupérisation et la perte d’influence des clercs (paiement d’impôts de guerre, réquisition d’une part de leurs propriétés foncières, exil, emprisonnement, mise en résidence surveillée, travaux forcés), et une régression historique des organisations religieuses en Kabylie. La plupart des zawāyā appartenant à l’obédience de confrérie de la Rahmaniya furent fermées par les Français. D’une unité de direction confrérique, l’on revint à une organisation en fiefs et à la fragmentation des aires d’obédience confrérique comme maraboutique caractéristique de la Kabylie. Les marabouts se chargèrent de la gestion de leurs établissements chacun de leur côté, cherchant à se renflouer économiquement et donnant aux Français des gages de loyalisme en vue de poursuivre leur activité. La grande majorité, bien que n’abandonnant pas toujours leur mission d’enseignement coranique, se contentèrent de restaurer le patrimoine de leur établissement, en assurant un magistère spirituel minimal.

Depuis les années 1850, qui virent l’achèvement tardif de la conquête de la Kabylie, les quḍāt avaient été progressivement écartés de l’organisation de la justice. En mars 1874, furent créés les tribunaux civils de Tizi-Ouzou et de Bougie, qui devaient statuer sur la base de la collection de coutumes kabyles d’A. Hanoteau et A. Letourneux, réalisée dans ce but

13 CAMPS [1987], 132-142 14 Sur l’insurrection de 1871 et les conséquences décrites ici, voir MAHE [2001], 190-203 15 DIRECHE-SLIMANI [2004]

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précis, les juges musulmans étant alors définitivement exclus du système mis en place en Kabylie. En Algérie, les marabouts ayant obtenu le droit de gérer leur sanctuaire de façon traditionnelle, en retour d’un loyalisme ostentatoire, furent distingués de leurs ouailles subissant le joug colonial. Si la surreprésentation de la petite bourgeoisie rurale apparaît flagrante dans l’investissement des fonctions administratives, de nombreux individus d’origine maraboutique y participèrent, en effet. L’intrusion de la logique capitaliste en territoire algérien désacralisa par ailleurs profondément le rapport à la terre, cadre essentiel des pratiques magico-religieuses des communautés kabyles, d’où un déracinement violent : les terres ancestrales devenaient aux yeux de leurs propriétaires une simple valeur marchande16. Or, le système magico-religieux kabyle y était profondément lié17.

La décléricalisation laissa l’enseignement de l’arabe moribond. Si certaines familles de notables pouvaient offrir à leurs enfants un séjour dans les prestigieuses universités islamiques étrangères (Al-Azhar, Al-Quaraouiyine, la Zitouna), peu optèrent pour cette voie en Grande Kabylie. Dans cette région, foyer de concentration de multiples régimes d’exception mis en place par le colonisateur, les zawāyā renoncèrent massivement à poursuivre leurs activités religieuses et d’enseignement. La Constitution de 1875 et les lois Jules Ferry de 1881 et 1882 ayant vu s’exprimer un anticléricalisme militant particulièrement virulent, la région, perçue comme étant une zone pilote de l’Algérie coloniale devint le laboratoire d’une application politique de cette antireligiosité encore plus violente qu’en France contre ce qui restait d’établissements gérés par les clercs. Le système d’enseignement traditionnel achevant d’être détruit, l’on amorça en retour une politique de créations d’écoles républicaines.

B. Évolution du maraboutisme kabyle : pénétration du capitalisme, reconversions sociales, réception de l’iṣlāḥisme

L’introduction de l’économie de marché et la crise de l’économie traditionnelle afférente eurent pour autre conséquence de précipiter les clercs dans le monde salarié, leur charisme et leurs réseaux de solidarité leur permettant de réaliser des entreprises économiques et commerciales. Dans l’immigration kabyle en France, pour laquelle les groupes maraboutiques fournirent un important contingent, à l’inverse d’autres communautés immigrées musulmanes, aucune source ne relève l’existence de clercs dépêchés afin d’assurer le magistère spirituel de leurs fidèles18. Au contact du monde salarié, du syndicalisme et des mouvements de revendication politique qui y étaient liés, ils reconvertirent plutôt par ce biais leur prestige social, ou cumulèrent ce dernier avec leur aura initiale. Par ailleurs, la plupart des groupes maraboutiques dynamiques assurèrent cette reconversion via l’école coloniale, qui leur permit d’obtenir des postes dans la fonction publique et l’enseignement. Hormis pour les clercs les plus prestigieux, cette réorientation réussie se réalisa dans une ascendance presque entièrement profane.

Suite à cette profonde décléricalisation, les groupes maraboutiques les plus dynamiques se lancèrent dans le combat nationaliste ; le grand nombre de centres municipaux19 créés dans la région virent la politisation des clercs en leur sein. Des šuyūḫ 16 MAHE [2001], 272-278 ; BOURDIEU & SAYAD [1964] 17 Sur ce processus de sécularisation des représentations dans les villages de Kabylie, voir MAHE [2001], 272-278 18 Omar Carlier a remarqué la sensibilité des Algériens issus des régions les plus scolarisées aux propagandes anti-maraboutiques propagées par leurs cadres syndicaux et politiques dans l’immigration, contrairement aux autres immigrés musulmans. Voir CARLIER [1982], 58. 19 Pour une étude inédite de ces centres et de leurs conséquences, soutenant l’idée d’une politique spécifique à la Kabylie dans l’Algérie française, niée pour des raisons évidentes par les acteurs mais aussi par la production scientifique sur ces questions, voir MAHE [2001], 390-413.

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devinrent conseillers municipaux, et la vocation religieuse de leurs établissements céda totalement en faveur du combat politique. Ainsi la zāwiya de Cheikh Mohand, grande figure de la poésie kabyle, à Ourdja, dont le groupe maraboutique gestionnaire verrait naître le dirigeant nationaliste Hocine Aït Ahmed, cessa quasiment toute activité religieuse dans les années 194020. Les marabouts du Djurdjura n’hésitèrnt pas à faire des tournées de propagande en faveur des Amis du Manifeste de la Liberté, mouvement de Ferhat Abbas, dans les tribus traditionnellement dépendantes de leurs sanctuaires, dans les années 1940. Scolarisation en français21, immigration ouvrière vers la France, franchises municipales concoururent à faire de la région le fer de lance du mouvement nationaliste, rassemblant laïcs et clercs dans le même combat. Le militantisme politique fut également un autre moyen pour ces derniers de garantir la reproduction de leurs différences statutaires.

Si une partie de la vallée de la Soummam, et de façon moindre le littoral kabyle se caractérisèrent par une vigueur particulière de l’islam et des clercs, du fait de l’importance de l’immigration interne et de leurs échanges continus avec les populations arabophones, d’où une grande sensibilité aux idées réformistes qui traversaient alors le monde musulman, le Massif kabyle ne fut pas concerné. Globalement, en Grande Kabylie, le nationalisme algérien constitua un projet radical plus attrayant que le réformisme religieux, les sanctuaires maraboutiques de la région se transformant en tribunes du nationalisme algérien22, quand ils ne se trouvaient pas dans la situation moribonde et exsangue dont nous avons exploré les causes. Le peu de sanctuaires entretenant un enseignement de langue arabe de niveau honorable purent se reconvertir en antennes du mouvement réformiste ; mais dans leur grande majorité, les marabouts ne s’intéressant guère aux études littéraires classiques, étaient peu informés de l’évolution intellectuelle et religieuse du monde arabe et islamique. Enfin, lorsque les chefs traditionnels kabyles voulurent combattre le réformisme, ils empruntèrent à ce dernier ses propres armes ; le processus de rationalisation des représentations était particulièrement avancé dans la région, ainsi que l’idée de l’appropriation des innovations techniques et scientifiques du modernisme européen, propre au mouvement iṣlāḥiste.

C. Le maraboutisme kabyle aujourd'hui Si le pouvoir des marabouts avait pu se baser en Kabylie sur un certain nombre d’absences (d’alphabétisation, d’où la nécessité d’intermédiaire pour l’accès aux Écritures ; de docteurs ; d’enseignants), la scolarisation, l’arrivée de la médecine moderne et la construction d’hôpitaux, cliniques, dispensaires, ont accompagné le mouvement de déclin de la religiosité explicable en partie par les phénomènes décrits supra. Si la reconversion du prestige des marabouts via leur investissement dans certaines professions pouvait assurer le maintien de leur statut particulier, il s’est trouvé qu’il s’agissait de fonctions dont la démocratisation supposait dans le même temps leur propre disparition. La distinction entre familles saintes et laïques a ainsi eu tendance à s’effacer. De savoir ésotérique, les sciences médicales, par exemple sont devenues accessibles. L’offre maraboutique s’avéra bien vite largement plus importante que la demande, et les possibilités de maintien d’un statut supérieur furent fonction d’une situation géographique exceptionnelle (à l’intersection d’anciennes frontières tribales) et du maintien ou de la recréation d’un contexte social favorable (au sein de hameaux exclusivement maraboutiques isolés, en kabyle tufiq, et non de villages,

20 MAHE [2001], 362 21 Déjà l’objet d’une politique scolaire spécifique par les missionnaires jésuites et surtout par les Pères Blancs, la Kabylie fut la région d’Algérie la plus favorisée de ce point de vue. Voir COLONNA [1975]. 22 Phénomène que l’on retrouve très nettement dans les mémoires d’un Hocine Aït Ahmed, descendant des deux familles religieuses les plus prestigieuses de Kabylie et l’un des neuf « chefs historiques » du 1er novembre 1954. Voir AÏT AHMED [1983]

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thaddarth où le maintien d’une différence statutaire déchainait la frustration villageoise, notamment de la jeunesse)23.

III. La Kabylie aujourd'hui face à l’arabité et l’islamité du discours officiel sur l’identité algérienne

A. La place de l’islam dans le discours nationaliste algérien et son héritage

Les travaux les plus récents sur l’histoire du nationalisme algérien ont bien noté la

place fondamentale qu’y occupe l’héritage réformiste ; selon l’expression de James McDougall, les « Oulémas » (de l’Association des Oulémas Musulmans d’Algérie) sont les « principaux architectes de la doctrine culturelle du nationalisme algérien »24. La perception du berbère correspond très largement à une radicalisation et dogmatisation de celle que l’on trouve dans les mémoires et ouvrages d’histoire rédigés par des Oulémas, dont certains se trouvèrent d’ailleurs au cœur de la politique culturelle du nouvel État suite à l’indépendance25.

L'islam ayant été au cœur de la dépersonnalisation inhérente à la colonisation française en Algérie, il était naturel que le nationalisme se concentrât en grande partie autour de cette question confessionnelle et culturelle26. Plus globalement et pour reprendre une perspective gellnérienne, l’on peut observer que le monde musulman n’ayant pas connu de réel processus de sécularisation, l’identification à l’islam dans la version des mouvements réformistes modernes a en quelque sorte joué le rôle rempli ailleurs par le nationalisme27. À une interprétation raciale et religieuse de la nationalité française développée par le colonisateur en contexte algérien, malgré les revendications insistantes des « indigènes » pour une nationalité ayant pour base un statut constitutionnel, ne pouvait répondre qu’une conception raciale et religieuse de la nationalité algérienne après l’indépendance28.

L’islam constitua de surcroît le plus grand dénominateur commun des « indigènes » en lutte pour leur indépendance ; selon la logique traditionnelle des sociétés segmentaires29, les points de référence pour l’indigène algérien de la période coloniale allaient de sa tribu, premier cercle d’identification, à l’umma, la communauté des musulmans, en passant par la confédération de tribus en cas de conflits, la référence intermédiaire à un État national n’ayant pas de point d’ancrage. Ainsi que s’exclamait une vieille femme originaire de l’Ouarsenis à Giulia Fabbiano : « Pour moi l’Algérie, c’est les Béni-Boudouane, le reste j’en sais rien »30. Cette force mobilisatrice de l’islam sera mise à profit par l’État algérien, qui fit dériver sur lui la légitimité dont cette religion était dépositaire. C’est cette tentative de nationalisation de la religion qui mobiliserait en grande partie les mouvements islamistes, qui dénièrent au pouvoir algérien cette légitimité : l’Algérie n’était pas le Maroc, où le sultan disposait d’une autorité séculaire au sein du monde musulman31. L’on distinguera également cette politique de celle de la Tunisie, dont le pouvoir se distancia d’avec l’islam dans son discours, dans le contexte de montée intégriste dans les années 1990, l’Algérie constituant précisément le modèle à ne 23 ROBERTS [1981] 24 MCDOUGALL [2006], 187 25 Pour une présentation, à titre d’exemple de la perspective tout à fait typique de Tewfiq el-Madani sur la question, voir MCDOUGALL [2002] 26 Sur cette question et notamment la non-application de la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905 en Algérie comme point de cristallisation du nationalisme naissance, voir ACHI [2007] 27 GELLNER [1989] ; introduction à GELLNER [1985] 28 ROBERTS [1980], 121 29 GELLNER [2003] est l’application au Maghreb de la théorie segmentaire, dont la paternité est attribuée en anthropologie politique à E. E. EVANS-PRITCHARD et ses Nuer (1940). 30 FABBIANO [2011] 31 ROCHERIEUX [2001]

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pas suivre32. Si le régime tunisien, dans la formulation de l’identité nationale, a pu adopter une structure de références « à étages » et mettre en avant sa tunisianité aux côtés de sa méditerranéité, de son arabité et de son islamité, la revendication culturelle berbère rend suspicieuse dans l’État voisin l’affirmation d’une « Algérie algérienne », slogan douteux des « berbéro-matérialistes » à l’origine de ladite crise « berbériste » de 1949 au sein du PPA-MTLD33 qui avait vu, déjà, la dénonciation d’une définition exclusivement « arabo-islamiste » de l’identité algérienne.

B. L’Algérie, pays arabe ? La participation aux côtés des mujāhidīne algériens des pays arabes « frères », entre

autres facteurs, ancré l’idée d’une affirmation de l’arabité de l’Algérie comme allant de soi. L’idéologie de l’unité arabe restera l’une des plus présentes dans la pensée du régime ; le nationalisme algérien avait été marqué par les évènements de 1956 (crise de Suez) et de 1958 (révolution irakienne, débarquement des Marines américains au Liban, parachutistes britanniques largués en Jordanie), la lutte pour l’indépendance algérienne prenant part au combat arabe contre le colonialisme occidental, même si comme tout État-Nation l’Algérie insisterait inévitablement sur ses propres spécificités (radicalité du processus révolutionnaire, etc.).34 Notons que le discours officiel sur l’« identité » algérienne, comme tout discours identitaire, est fluctuant ; il répond avant tout à une inébranlable résilience dont l’efficacité repose sur l’adaptation à de multiples facteurs conjoncturels. Le rapport de force entre les militants kabyles et le pouvoir est l’un des éléments majeurs de cette redéfinition constante : complaisance du pouvoir à l’égard de l’islamisme contre les manifestations prodémocratiques, acceptation relative d’une ascendance berbère en contexte électoral, etc35.

En 1938, en Algérie, une loi avait déclaré l’arabe langue étrangère36. L’arabisation (de l’enseignement comme de l’environnement) sera donc l’un des axes de réformes politiques majeurs des régimes successifs pour la restauration de ce qui reste considéré comme la langue nationale. L’arabe « langue nationale » promu sera l’arabe classique, dans la continuité du discours des Oulémas (résumé par le slogan d’Abdelhamid Ben Badis, al-islām dīnunā, al-Jazā’ir watanunā, al-‘arabiyya lughatunā). Il s’agissait d’opposer au français un langue de prestige ; langue sacrée, la fuṣḥā pouvait jouer ce rôle d’équivalent au sein d’une hiérarchie linguistique abstraite37. Cette langue, qui n’est pas la langue maternelle des habitants de l’Algérie (les deux langues pratiquées dans la vie quotidienne étant l’arabe dialectal ou dārija et le berbère dans ses diverses variantes), est d’autant moins acceptée que le maintien du français en dépit du discours idéologique concomitant qui affirme la nécessité de l’éradication de la langue du colonisateur, favorise dans les faits une élite bilingue, et laisse les monolingues arabophones sans valeur réelle sur le marché du travail. La langue française demeurant la langue du savoir moderne, en l’absence d’une pratique courante de création de néologismes pour les termes techniques en arabe (médecine, mathématiques), l’Algérien est connu pour être un « illettré trilingue », selon l’autodéfinition sombrement ironique qu’il présente de lui-même.

Si « la formulation arabo-islamique officielle de l’identité nationale a sans doute été […] la plus clairement artificielle et forcée de toutes les rhétoriques nationalistes arabes »38,

32 ABBASSI [2008] 33 GUENOUN [1999], 21-26 34 REMAOUN [1990], passim 35 HADDADOU [2003] 36 GRANDGUILLAUME [1983], 96 37 M’BAREK [1973], 165 38 MCDOUGALL [2011], 251

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l’arabisme continue d’être profondément créateur de sens social pour l’Algérien contemporain. Si l’on a pu être surpris de cette force de l’arabisme « populaire » algérien, la carrière des nationalismes arabes s’étant achevée il y a bien longtemps dans d’autres parties de la région, affirmer la « fausseté » de cet arabisme ne serait que céder à un discours berbériste essentialiste39 : si ethniquement, l’Algérie est un pays de Berbères arabisés, c’est bien cette identité arabe qui cimente le sentiment identitaire de nombre d’algériens, d’où le succès auprès de la population du discours sur la part de leurs concitoyens ayant conservé et défendant leur berbérophonie.

C. En Kabylie : réactions et réinventions

1. Du mépris à la colère : « Nous ne sommes pas des Arabes »

Le discours sur l’« identité » arabo-islamique de l’Algérie n’est pas sans atteindre la

Kabylie. Si son rapport à l’islam est particulier, la Kabylie n’en est pas moins musulmane. Elle a participé à une guerre de libération où l’islam a joué un rôle mobilisateur majeur, et la wilaya 3 qui couvre son territoire est connue pour avoir appliqué un ordre moral particulièrement radical basé sur des valeurs islamiques durant la guerre de libération nationale40. À partir de l’indépendance, l’on assistera à une distanciation progressive par rapport à cette reprise (en plus dogmatique) de la vision des Oulémas, qui non seulement affirme une arabité de moins en moins acceptée mais l’associe systématiquement à l’islamité, les deux notions n’étant pas distinguées dans le discours du pouvoir41.

De fait, dans les premières années qui suivent l’indépendance, beaucoup de Kabyles ayant vécu à la guerre d’indépendance ou y ayant participé voient dans l’affirmation de la « berbérité » une réminiscence de l’instrumentalisation coloniale de l’opposition Arabes/Berbères. En émigration, par laquelle un nombre considérable de Kabyles sont passés42, on les appelle « Arabes », identité qu’ils ont intégrée : leur dire qu’ils ne sont pas arabes, c’est leur affirmer qu’ils ne sont pas musulmans, en un mot, c’est les insulter. Le discours des jeunes « berbéristes » leur paraît donc d’emblée suspect. L’importance de l’islam ne fait pas défaut dans la définition de soi des Kabyles, même les plus « berbéristes » ; Mohand Aarab Bessaoud, extrémiste cofondateur de l’Académie Berbère de Paris en 1967, connu pour ses formules provocatrices, n’hésite pas, même, à affirmer et répéter sa thèse selon laquelle ce sont « les Arabes [qui] n’ont jamais été de bons musulmans »43.

Par ailleurs, beaucoup ont participé à la lutte de libération, et voient dans l’État-FLN la nation ; ne pas partager son discours, c’est atteindre à l’unité de cette dernière. Ce sentiment est d’autant plus fort que la rébellion du Front des Forces Socialistes (1963-1965), qui sous la houlette de Hocine Aït Ahmed voulut renverser le pouvoir d’Ahmed Ben Bella, fut circonscrite à la Kabylie. Si ce leader historique du FLN avait tout fait pour que l’on ne fît pas de son insurrection ce qu’elle n’était pas dans son esprit, une revendication régionaliste, elle fut dénoncée, perçue comme telle44 et même vécue comme telle45. Face à cette accusation de 39 Id., 252 40 THENAULT [2012], 97 41 Au point qu’un excellent ouvrage comme celui de Gilbert GRANDGUILLAUME associe islam et arabité sans semble-t-il y penser, dans sa présentation de la doctrine linguistique et religieuse de l’État algérien. Voir GRANDGUILLAUME [1983], 113 42 64% d’immigrés par rapport à la population active masculine en 1947 dans la commune mixte de la Soummam : Alain Mahé [2001], 340 43 BESSAOUD [2000], 20 44 ILIKOUD [2006] 45 Selon les documents du représentant consulaire encore en place en Kabylie à l’époque, les Kabyles avaient vu dans les luttes de pouvoir suivant l’indépendance de l’Algérie comme des luttes internes au « gouvernement

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« minorité dangereuse », il fallait mettre les bouchées doubles. L’arabisation à outrance prévue par les lois successives du gouvernement algérien devait être appliquée en Kabylie plus que partout ailleurs ; des fonctionnaires zélés du FLN étaient là pour veiller à ce que dans la cour de récréation des écoles primaires kabyles, l’on ne parlât pas sa langue maternelle46.

La génération suivante aurait le temps de surmonter le mépris47 de sa propre langue, pour en faire un objet de fierté et lutter à l’inverse contre une arabisation perçue comme étant forcenée et absurde. Tandis qu’en émigration se créent des associations de culture berbère48, en Algérie, des jeunes n’ayant pas vécu la guerre de libération se voient insultés, emprisonnés voire torturés parfois simplement pour parler la seule langue qu’ils connaissent : c’est l’incompréhension la plus totale49. Après une période de doute profond sur la légitimité de ses interrogations, face au martèlement de l’idéologie du pouvoir (ma culture a-t-elle une quelconque valeur ? n’est-elle pas qu’une culture « primitive », et sa défense n’est-elle pas qu’une réaction bourgeoise anti-révolutionnaire ?), la progression de la conscientisation fait que l’on ne se sent plus seul. Les tracts, magazines, ouvrages (notamment l’Heureux les martyrs qui n’ont rien vu, de M. A. Bessaoud) envoyés de Paris (Académie Berbère, groupe d’études de Vincennes) qui circulent clandestinement permettent de se constituer la base d’un contre-discours. Le développement d’une chanson kabyle moderne de valeur, reconnue internationalement et au message politique de plus en plus explicite montre aux Kabyles que leur culture et leur langue peuvent être modernes (une « modernité vernaculaire »), qu’elles peuvent être à l’origine d’un développement esthétique respectable50.

2. L’islam : réalités sociales et discours laïciste

De fait, en Kabylie, « depuis longtemps, les valeurs, le système de références qui sous-tend les dynamiques sociales, politiques et culturelles ne sont plus de nature religieuse » ; une donnée précoloniale fut formidablement renforcée par l’acculturation occidentale, faisant de la Kabylie la seule région berbérophone où l’islam ne joue plus un rôle déterminant dans les champs sociopolitiques et culturels51. La pénétration de la culture française, l’adhésion aux idéaux de progrès, de modernité plus développée que dans les autres régions rurales, la situation de minorité linguistique expliquent la défiance des Kabyles vis-à-vis des surenchères islamistes52, et non une quelconque affinité démocratique et laïque encore exprimée de manière tout aussi essentialisante que l’ethnographie coloniale, par des travaux récents sur cette région53. L’islam kabyle de terroir que nous avons décrit supra a d’autant pu se maintenir que la région fut moins touchée par la politique destructrice des camps de regroupement menée par l’armée française durant la guerre d’Algérie54 qui, anéantissant la base autochtone, populaire de rapport à la religiosité dans le pays, favorisa la réceptivité à des traditions religieuses importées du Machreq55. arabe » SERIDJ [2014, 141], et les patrouilles FFS avaient pour ordre d’abattre toute personne ne répondant pas en kabyle à une interpellation (ibidem, 63). Lors d’un entretien Hend Sadi, militant connu du mouvement culturel berbère, a pu par ailleurs m’affirmer « pour nous il [était berbériste] malgré lui ». 46 Entretien personnel avec une militante kabyle, avril 2015 47 Sciemment entretenu : « Je voulais provoquer dans l’assistance un sentiment de regret et de culpabilité chez ceux qui ne maitrisaient pas l’arabe », CHACHOUA [2008], 3 48 LACOSTE-DUJARDIN [1999] 49 SADI [1996] 50 GOODMAN [2005], 49-68 51 CHAKER [2003], 3 52 MAHE [2001], 256 53 À propos du large échec des islamistes aux élections législatives de 1992 en Kabylie : LACOSTE-DUJARDIN [1992] 54 MAHE [2001], 417-420 55 ROBERTS [2003], 144

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Si les Kabyles comptent nombre d’athées, agnostiques, libres penseurs, si certains éléments liés aux mouvements les plus « extrémistes » ((Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) peuvent rompre le jeûne du ramaḍān en public56 ou afficher une position laïciste à la française (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie57), ils sont comme le reste de la population algérienne très majoritairement musulmans, ces croyances étant jugées tout à fait conciliables avec la « berbérité ». Deux jours après le « déjeuner républicain » de quelques centaines d’habitants de Tizi-Ouzou, « Mecque » du mouvement culturel berbère en août 2013, les réseaux sociaux et des affiches placardées dans les mosquées avaient appelé à une contre-manifestation « pour prouver que les gens de la Kabylie sont des musulmans et appliquent le Coran »58. Cette idée d’une consubstantialité du lien entre arabité et islamité est cependant nettement vécue comme telle par certains militants : peu avant les évènements du printemps berbère de 1980, la répression de la revendication culturelle kabyle a pour réponse la mise à sac d’une salle de prière59. Elle répond à une présentation des Kabyles comme mauvais musulmans, si ce n’est comme apostats60 ; on attaquera la nouvelle Ligue algérienne des droits de l’homme, fondée de fait majoritairement par des Kabyles, en accusant ces derniers d’avoir « brûlé des mosquées »61.

Conclusion

Des communications de la nature de celle que Massensen Cherbi présenta à un tout

récent colloque62 sur les rapports réels entre arabité, islamité et « berbérité », dont la teneur correspond à peu près au contenu du présent travail, restent malheureusement de l’ordre de l’exceptionnel. Les publications sur la question demeurent soit très vagues, faute d’une vraie connaissance des fondements idéologiques du nationalisme algérien et de ses prolongements ou des conditions de naissance du mouvement culturel berbère de Kabylie, soit clairement idéologiques.

Bien que cette situation constitue un obstacle épistémologique conséquent à la recherche sur le domaine berbère, accepter d’élucider la perception par les acteurs de l’histoire et de leur identité tant au sein qu’en dehors dudit Mouvement culturel berbère, c’est obtenir un aperçu enrichissant sur une remise en cause du modèle de l’État-Nation dans le Maghreb contemporain. Enrichissant et fécond, dans la mesure où l’analyse de ce refus d’un modèle largement pris pour acquis peut s’avérer un outil particulièrement heuristique pour la compréhension de nombre de situations dans nombre d’États-Nationaux du monde d’aujourd'hui.

56http://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2013/08/08/en-algerie-les-non-jeuneurs-se-sentent-criminalises-par-le-pouvoir_3457910_3212.html. L’on notera que le rejet de la langue kabyle dans le discours officiel sur les pratiques musulmanes ne facilite pas une perception sereine du rapport de soi de l’individu à sa religion : « demain le diable va vous souffler l’idée de nous demander l’autorisation de faire la Fatiha en langue amazigh » (un cheikh réformiste en 1993, cité par CHACHOUA [2008], 4 57 ROBERTS [2003], 295 : « the RCD canvasses both the Berber identity issue and the secularist idéal, believing that modernisation à la française is the prerequisite of démocratisation and that modernisation requires the abandonment of what it regards as the culturally conservative and unacceptably monolithic “Arabo-Muslim” conception of the nation » 58 Le Monde, art. cit. (note 48) 59 CHAKER Rachid [1982], 393 60 Par une exagération fantasmagorique de la politique missionnaire des Pères Blancs en Kabylie à la fin du 19e siècle. Voir DIRECHE-SLIMANI [2004] 61 CHAKER [1985], 502 62 La question berbère depuis 1962. Amnésie, renaissance, soulèvements, Colloque international Université Paris 1 Panthéon Sorbonne-IMAF 19 et 20 Mai 2015

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