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AUF Reseau Sociolingu 1 der

Date post: 14-May-2023
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AUF Réseau Sociolinguistique et dynamique des langues Dynamiques sociolinguistiques (scolaires et extrascolaires) de l’apprentissage et de l’usage du français dans un cadre bi- ou plurilingue (langues de migrants, langues locales) sur les axes ouest-africain et franco-africain (Alger, Timimoun, Dakar, Ouagadougou). Directeur scientifique : Caroline Juillard Co-rédacteurs du rapport : Martine Dreyfus, Dalila Morsly, Abou Napon, Ndiasse Thiam. Rapport définitif (mars 2005) Sommaire : 1. Historique de la recherche 1.1 Participation au début de la recherche 1.2 Chronologie de la recherche 2. Les objectifs de la recherche. 3. Cadre théorique et méthodologique. 4. Poids symbolique du français en situation de contact de langues dans les différents pays. 4.1. La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Algérie. 4.2. La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Afrique subsaharienne. 5. Outils et types de données recueillies. 6. Monographies. 6.1. Algérie 6.2. Sénégal Recherche sur les pratiques et les représentations linguistiques dans 1
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AUF Réseau Sociolinguistique et dynamique des langues

Dynamiques sociolinguistiques (scolaires et extrascolaires) del’apprentissage et de l’usage du français dans un cadre bi- ouplurilingue (langues de migrants, langues locales) sur les axesouest-africain et franco-africain (Alger, Timimoun, Dakar,Ouagadougou).

Directeur scientifique : Caroline JuillardCo-rédacteurs du rapport : Martine Dreyfus, Dalila Morsly, AbouNapon, Ndiasse Thiam.

Rapport définitif (mars 2005)

Sommaire :

1. Historique de la recherche1.1 Participation au début de la recherche1.2 Chronologie de la recherche

2. Les objectifs de la recherche.

3. Cadre théorique et méthodologique.

4. Poids symbolique du français en situation de contact de languesdans les différents pays.4.1. La situation sociolinguistique et le poids symbolique dufrançais en Algérie.4.2. La situation sociolinguistique et le poids symbolique dufrançais en Afrique subsaharienne.

5. Outils et types de données recueillies.

6. Monographies.6.1. Algérie6.2. SénégalRecherche sur les pratiques et les représentations linguistiques dans

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le cadre scolaire.La coexistence du français et des langues nationales dans les réseauxde jeunes en contexte urbain sénégalais 6.3. Burkina Faso. Les comportements langagiers dans les groupes dejeunes à Ouagadougou.

Conclusion générale.

Bibliographie.

Annexe : l’entretien de Fatema.

Table des matières

1. Historique de la recherche.Répondant à un appel d’offres du Réseau Sociolinguistique et

dynamique des langues, l’action de recherche placée sous la directionscientifique de Caroline Juillard a été engagée en 1997.

La recherche s’est effectuée par étapes, entre 1998 et 2002. Laparticipation, large au début, s’est réduite sur la fin.

1.1 Participation au début de la recherche :Des rencontres de chercheurs ont été organisées à Paris en

octobre 1997 en vue de préciser les objectifs de la recherche. Ils’agissait, pour la France, de : Michèle Auzanneau (Université RenéDescartes), Abdoulaye Deme (Université René Descartes), ChristineDeprez (Université René Descartes), Martine Dreyfus (IUFM de Nîmes-Montpellier), Caroline Juillard (Université René Descartes), DalilaMorsly (Université d’Angers). Pour l’Afrique, de : Boureïma Diadié(Ecole normale supérieure de Niamey), Mohammed Lakhdar Maougal(Université d’Alger), Abou Napon (Université de Ouagadougou), etNdiasse Thiam (CLAD, Université Cheikh Anta Diop, Dakar).

Ces chercheurs se sont proposés de lancer une recherche surl’apprentissage et l’usage du français en situation deplurilinguisme, qui s’effectuerait dans les deux lieux de contactentre jeunes utilisateurs et adultes (notamment des instituteurs etformateurs) que sont l’école (et notamment la classe) et lesassociations de jeunes et les groupes de pairs.

M. Auzanneau et C. Deprez ont participé à ces réunions

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initiales, à titre d’experts, pour le lancement de la recherche etl’élaboration des problématiques. Les autres chercheurs se sont tousimpliqués ultérieurement, à partir de 1998, sur le terrain.

1.2 Chronologie de la recherche :Les terrains retenus initialement ont été remplacés par d’autres

au cours de la recherche, en raison de la défection de certainschercheurs (Maougal, Diadié). Cependant, on a veillé à garder unecohérence relative, en vue de la comparaison envisagée entre terrainsalgériens (Alger, Timimoun, Constantine) et ouest-africains (Dakar,Ouagadougou).

Les chercheurs se sont en général rendus sur le terrain paréquipe de deux, ainsi que le principe en avait été retenuinitialement. On a favorisé un travail d’équipe où fonctionne undouble regard, interne et externe à la situation sociolinguistiqueobservée. D’un point de vue heuristique et scientifique, tantl’observation que le travail réalisé ont été enrichis.

Les premiers stages de recherche ont été effectués en mars/avril1998 à Dakar et à Ouagadougou, par A. Napon et N. Thiam, qui se sontintéressés aux usages et aux représentations au sein des groupes depairs dans les deux villes. Chacun a aidé l’autre à collecter lesdonnées sur son propre terrain en même temps que sur le terrainétranger, dans la mesure du possible. Thiam a recueilli desinformations de nature différente (concernant les usages, les formeslinguistiques et les représentations des membres des groupesconcernés) au sein de deux ASC (Associations sportives etculturelles) située l’une dans un quartier favorisé, l’autre dans unquartier pauvre de la capitale sénégalaise. Napon, la même année, atravaillé à Ouagadougou avec trois groupes de jeunes afind’enregistrer et d’analyser les pratiques langagières au sein de cesgroupes ; il a en outre procédé à des entretiens avec les leaders dechacun de ces groupes et trois instituteurs membres de chacun de cesgroupes.

En février 1999, M. Dreyfus et B. Diadié (cf. remarque ci-dessus) ont effectué leur recherche conjointement sur le terraindakarois où ils ont principalement travaillé dans une école publiquesituée à proximité du centre ville. Ils se sont rendus également auCentre polyvalent de Thiaroye, en banlieue, qui dépend du Ministèrede la justice, et qui pratique un enseignement alternatif, alliant leformel et le professionnel. Les deux chercheurs ont réalisé ensembleune série de deux entretiens avec chacun des 8 enseignants de l’école

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des Manguiers I, créée dans les années 50 et située non loin ducentre de Dakar, à proximité des quartiers populaires de la Médina,de Fass et de Gueule tapée, des quartiers des classes moyennes (HLMet SICAP) et des quartiers résidentiels de la Corniche et del’Université. Depuis sa création, l’école a toujours accueilli lesenfants des quartiers populaires environnants. Dreyfus et Diadié ontréalisé deux entretiens collectifs avec l’ensemble des enseignants.Ils ont fait des observations et des enregistrements de pratiques declasse chez chacun des enseignants. Chaque observation a été suivied’un entretien avec le maître qui a expliqué et commenté sa séance etéventuellement ses méthodes d’enseignement. A cela s’ajoutent desenregistrements de conversations entre enseignants lors desrécréations et des enregistrements d’interactions entre élèves etentre élèves et maître lors d’un travail autour de la réalisationd’un extrait de dictionnaire. Le travail de transcription (entretiensenseignants, transcription des pratiques de classe) et l’élaborationdes outils d’analyse des entretiens et des interactions ont étéréalisés par M. Dreyfus, B. Diadié n’ayant pas pu poursuivre larecherche. Le fait qu’elle se soit retrouvée seule à exploiter lesdocuments a limité l’analyse des données de cette première séried’enquêtes.

En avril 1999, D. Morsly a effectué un premier stage à Alger.Durant ce stage, le travail a pris trois aspects : – Réalisation d'entretiens tout d'abord avec 5 enseignantes defrançais exerçant dans deux écoles fondamentales. Le système scolairealgérien est constitué de 3 niveaux : le fondamental, obligatoirepour les enfants de 6 à 16 ans, ce qui correspond à peu près auxécoles primaires et aux collèges français, le secondaire d'une duréede 3 ans préparant au baccalauréat, le supérieur.

Quatre entretiens ont été réalisés avec des enseignants exerçantdans deux écoles situées dans un quartier périphérique de l'est de laville appelé Bab Ezzouar. Ce quartier a été entièrement créé etconstruit, après l’indépendance, sur un ancien site de marais qui ontété asséchés. Les deux écoles se trouvent au milieu d'une cité dehauts bâtiments où la densité de population est très élevée. Cesbâtiments sont constitués de logements sociaux attribués par l'état àdes enseignants, petits fonctionnaires ou petits employés. Cependantla cité jouxte aussi un habitat précaire dans lequel vivent desfamilles plus démunies. Cette école accueille des enfants d'originesociale dans l'ensemble modeste et qui pour la plupart baignent

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surtout dans un milieu arabophone et ou berbérophone. Le quartier aété très secoué par le terrorisme islamique. Certaines enseignanteset la directrice d'une des deux écoles ont parlé des menaces qu'ellesavaient subies à plusieurs reprises.

Trois entretiens ont été recueillis auprès d'enseignantes dupremier palier du fondamental (primaire), un entretien auprès d'uneenseignante du second palier (collège) Trois entretiens ont étéréalisés dans les écoles, la directrice et le directeur de ces écolesayant accepté que l'enquêtrice visite leur établissement et qu’elleréalise des entretiens sur place. Le quatrième entretien a étéréalisé au domicile d'une des enseignantes. Celle-ci habite la cité.C'est le cas aussi de deux autres enseignantes, sur les quatre. Ladernière vit sur les hauteurs d'Alger et doit donc chaque joureffectuer un long trajet pour venir enseigner.

Le cinquième entretien a été recueilli auprès d'une enseignantedu premier palier du fondamental. Celle-ci enseigne dans un quartiercentral de la ville : Belcourt. Ce quartier est très connu dans laville parce qu'il a toujours connu une histoire tumultueuse. Pendantla colonisation le quartiers était divisé en deux parties : le basquartier essentiellement habité par des Européens de conditionmodeste et les hauteurs habitées par ceux que l'on appelait lesIndigènes. Les conflits communautaires ont fait rage à plusieursreprises en particulier pendant la période de l'OAS. La violence aréapparu avec la mouvance islamique, Belcourt étant un des quartiersde la ville où cette mouvance a élu domicile. L'enseignanteinterrogée témoigne de cette violence et de la peur qui régnait dansle quartier, au point raconte-t-elle que, pour ne pas se fairerepérer comme enseignante, –les enseignantes étant particulièrementciblées par le terrorisme– elle ne prenait plus de cartable pouraller à l'école, mais un sachet en plastique. Pour toutes cesraisons, l'entretien a été réalisé au domicile de l'enseignante.

– Participation à une journée pédagogique. Cette journée s'est tenuedans une des écoles de Bab-Ezzouar. La journée s'organise en deuxtemps. Une enseignante désignée au préalable par l’inspectrice defrançais propose une leçon modèle à ses collègues autour d'unproblème pédagogique. Le sujet retenu, ici, était l'enseignement del'écrit. La séance se déroule ainsi :• introduction présentée par l’inspectrice,• leçon modèle,

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• discussion et débat : l’inspectrice et les enseignantsinterviennent.La séance dure environ deux heures et permet de recueillir denombreuses données sur ce que représentent l'écrit et l'oral pour cesenseignants, la place qu'ils lui accordent dans l'acquisition dufrançais.Dans un second temps, la maîtresse qui a préparé la leçon modèleeffectue une application devant des élèves. Elle tente donc de mettreen œuvre les principes retenus. Les élèves étaient des élèves de 9èmeannée fondamentale (dernière année du fondamental). Le cours dure uneheure, à la suite de quoi inspectrice et enseignants reprennent ledébat pour parler du déroulement du cours autour du problèmepédagogique retenu.

– Observation de classe réalisée en 4ème année de primaire, c’est-à-dire, en première année de français (au moment où l'observation a étéfaite, le français était introduit en 4ème année fondamentale –primaire– ; depuis la rentrée scolaire 2004, il est introduit dès laseconde année). Cette classe était animée par une des enseignantesavec qui un entretien a été réalisé.

Une nouvelle réunion de travail entre les chercheurs vivant enFrance (Dreyfus, Morsly, Juillard) a permis, fin novembre 1999 àParis, de faire le point sur les premiers résultats des enquêteseffectuées dans les écoles et de mettre au point les grillesd’analyse des entretiens recueillis. On a également décidéd’approfondir la recherche et la comparaison sur les terrainssénégalais et algérien, en diversifiant les paramètres situationnels.D. Morsly est donc retournée sur le terrain algérien en février 2001,pour une recherche en milieu scolaire effectuée à Timimoun.

Timimoun est une ville située à 1000kms au sud d’Alger auxabords du désert. C’est une daïra (sous-préfecture) qui relève de lawilaya (préfecture) d’Adrar. D. Morsly a exploité, pour son enquête,les contacts qu'elle avait depuis longtemps dans cette ville où ellea assuré des formations pour les enseignants de français et travailléà une réflexion sur les manuels d’enseignement de français avec desinspecteurs de la ville. Timimoun est un exemple intéressant, dans lamesure où la situation des langues est différente de ce qu’elle peutêtre dans la capitale ; dans la mesure aussi où la formation desmaîtres n’a pas toujours suivi les mêmes itinéraires qu’à Alger.

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Timimoun est une ville bilingue. Une partie de la population estberbérophone et parle une variété locale de berbère appelée znaytiya ;l’autre partie est arabophone. Les berbérophones sont aussiarabophones dans leur majorité. Les exceptions sont constituées pardes personnes âgées et ou des femmes analphabètes vivant dans lesksours (on désigne ainsi la ville ancienne ainsi que les villages)situés aux alentours immédiats de la ville. Les arabophones, parcontre, et cela est conforme à ce qui se passe ailleurs dans le payssont moins souvent bilingues. La langue française est, contrairementà Alger, très peu présente dans la conversation quotidienne desTimimouniens, entre Timimouniens, mais est largement utilisée dansles relations avec les touristes, qu’il s’agisse de touristesnationaux venus du nord ou de touristes étrangers. Elle apparaîtaussi, facilement, dans les conversations entre enseignants defrançais, en dehors même de conversations purement professionnelles.Il faut signaler aussi que contrairement à de nombreuses autresrégions du pays qui reçoivent dans de bonnes conditions les chaînesde télévision française —ce qui permet aux téléspectateurs algéroispar exemple d’être davantage au contact du français— la wilayad’Adrar et donc la ville de Timimoun ne reçoivent que les chaînesarabes. Ces quelques éléments d’information permettent de montrer queTimimoun est beaucoup moins au contact de la langue française qu’uneville comme Alger.

A cela s’ajoute une situation dans l’ensemble plus mauvaise del’enseignement en général qui n’épargne évidemment pas l’enseignementdu français. Un rapport sur la «Situation de l’enseignement dufrançais dans la wilaya d’Adrar de 1974 à 1996» rédigé parAbderrahmane Touati, inspecteur à Timimoun, propose un état des lieuxalarmants. Ce rapport présente les facteurs administratifs(restructuration administrative qui a entraîné le départ de nombreuxenseignants expérimentés et nécessité le recrutement intempestif dejeunes enseignants ayant une maîtrise très approximative du françaiset en tout cas peu ou mal préparés à l’enseigner) ainsi que lesfacteurs méthodologiques et pédagogiques qui conduisent à unedégradation de l’enseignement du français.

Il a donc semblé intéressant, dans un tel contexte, d’examinerles représentations que ces enseignants avaient de la languefrançaise. Six entretiens ont été réalisés avec des instituteurs oudes institutrices qui enseignent dans le premier palier dufondamental (5) et dans le second palier (pour l'une d'entre eux).Certains débutent dans la carrière d’enseignants alors que d’autres

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ont déjà une certaine expérience. Les premiers semblent avoir, malgréune grande aisance dans l’expression orale, une maîtrise moinsassurée et une familiarité moins étendue avec cette langue que lesseconds. On devine ici que les parcours de formation joue un rôleimportant.

M. Dreyfus et C. Juillard sont allées ensemble à Dakar, en mars2001, où accompagnées de Mamadou Ndiaye (Université de Dakar), ellesse sont principalement intéressées aux écoles alternatives en grandebanlieue de Dakar. Dreyfus et Juillard ont réalisé ensemble une séried’entretiens et d’observations dans des écoles alternatives soutenuespar l’ONG ENDA Jeunesse action et localisées dans le quartierpériphérique de Ginaw rails, ainsi qu’au Centre polyvalent deThiaroye (enseignement alternatif, alliant le formel et leprofessionnel), qui reçoit aussi bien des jeunes délinquants envoyéspar le ministère de la justice que des exclus du système scolaire etdes jeunes élèves qui suivent le cursus complet de l’enseignementformel. Un complément d’enquête a été effectué par C. Juillard enavril 2002, au Centre de Thiaroye.

Une grande partie des données recueillies lors de la missionconjointe de M. Dreyfus et C. Juillard (2001) ont été transcrites parM. Dreyfus et C. Juillard mais toutes les données n’ont pu êtreanalysées à ce jour, en raison de l’importance du corpus recueillilors de cette seconde mission, corpus qui venait s’ajouter au premiercorpus. Cependant, des conclusions générales peuvent être avancées àpartir des corpus analysés. Un ouvrage reprend dans un de seschapitres une partie des analyses effectuées (Dreyfus, Juillard,2005). Des communications ont été réalisées (Dreyfus, Juillard(2004), Dreyfus (2005). D’autres sont prévues dans des colloques àvenir, des articles ont été soumis à des revues. D. Morsly aégalement publié plusieurs articles dans le cadre de la recherchemenée en Algérie.L’étalement de la recherche dans le temps a permis que soientreconsidérés les terrains, les objectifs et les méthodes. Ainsi, pourle Sénégal, différents espaces d’enseignement du français ont étévisités, au centre ville et à la périphérie de Dakar : une écoletraditionnelle (enseignement formel) et des écoles alternatives(enseignement non formel), en vue de considérer les différences etles points communs relativement aux parcours, répertoires, pratiqueset représentations linguistiques des enseignants et formateurs, d’une

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part, aux pratiques pédagogiques et aux modèles linguistiquestransmis, d’autre part. Mmes Morsly et Juillard ont continué à fréquenter leur terrain derecherche respectif, au Sénégal et en Algérie, après la clôtureofficielle de l’étude (avril 2002).

Des séances de travail bisannuelles ont réuni depuis lors lestrois chercheuses signataires du rapport définitif, M. Dreyfus, C.Juillard et D. Morsly, pour déterminer les axes d’analyse des donnéesrecueillies, confronter les résultats et les présenter.

Ce rapport définitif est construit à partir du premier rapportd’avril 2002, ainsi que des rapports intermédiaires et desmonographies effectuées par M. Thiam et Napon, Mmes Dreyfus, Juillardet Morsly, concernant leurs terrains respectifs.

2. Les objectifs de la recherche.

L’école primaire fonctionne dans la société comme lieud’inclusion et également d’exclusion, pour des jeunes dont lespratiques et les stratégies d’appropriation des langues et desvariétés sont influencées par les modèles transmis dans le cadrescolaire aussi bien qu’extra-scolaire. D’autre part, les pratiques etles représentations linguistiques des futurs adultes se renforcent etse focalisent au sein des groupes dont ils sont des membresprivilégiés et les adultes qu’ils y côtoient éventuellement leurprésentent également des modèles langagiers.

L’optique de la recherche est comparative : la comparaison portesur la manière dont les usagers, natifs africains, s’approprient lefrançais dans leur cadre sociolinguistique spécifique et met enrelation les dynamiques propres à chaque lieu, compte tenu du faitque le poids symbolique des diverses langues en contact, et notammentdu français, n’est pas identique dans les divers pays concernés.

Les thèmes retenus ont été les suivants :

Thème 1 : L’école, comme lieu du contact des personnes et deslangues, et notamment la classe, comme espace d’interactions socialesparticulières.

A) On s’est tout d’abord intéressé au parcours des instituteurs(trices), et formateurs (trices) du primaire : qui sont-ils ? Quelleest l’incidence de leurs parcours (stratégies d’acquisition, lieux et

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circonstances de l’emploi des langues en contact, représentations,etc.) sur la norme qu’ils veulent transmettre ainsi que sur leur(s)usage(s) dans le cours de leur pratique professionnelle ?

B) On a tenté de dégager les stratégies des maîtres etformateurs d’après l’observation de leurs pratiques pédagogiques enclasse et d’après l’analyse des déclarations qu’ils nous ont faiteslors d’entretiens.

C) On a observé également le recours aux langues locales (ou auxlangues d’origine) dans la classe et hors de la classe. On pourraainsi spécifier la nature des contacts de langues, leur fonction etla représentation qu’en ont les usagers. La fonction de l’alternancedes langues en classe est ainsi appréciée, tant pour les maîtres quil’utilisent que pour leurs élèves. L’exploitation pédagogique dubilinguisme se révèle variable, compte tenu de la diversité dessituations et des parcours des maîtres ou encore des typesd’enseignement.

Il s’agit donc d’une enquête exploratoire qui permet de mettreen relation quatre types d’informations :

- le répertoire et la biographie linguistiques des maîtreset des maîtresses

- les motivations du choix du métier d’enseignant- les représentations de la langue à enseigner et de la

langue des élèves- les pratiques observables en classe et à l’école.

Thème 2 : Les dynamiques de groupes : groupes de pairs etassociations d’éducateurs et de formateurs bénévoles.

Il s’agit de groupes de quartiers, regroupant des jeunes adultesd’âge variable :

- “grains” à Ouagadougou (groupes de buveurs de thé), - ASC (Associations sportives et culturelles) à Dakar, - Collectif des associations de quartier pour l’éducation

alternative à Dakar. Ce collectif regroupe des formateurs bénévolesdont la formation et l’action dans les écoles de base au sein dequartiers défavorisés sont soutenues par une ONG : ENDA Jeunesseaction.

La dynamique des usages au sein des groupes de jeunesadolescents et de jeunes adultes est mise en regard de la dynamiquesociolinguistique, telle qu’elle se révèle dans l’environnementscolaire.

On a ainsi fait l’hypothèse que l’appropriation et l’usage du

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français en contact sont fonction du regroupement social, qu’ils’agisse de locuteurs scolarisés, faiblement ou non scolarisés. Desvariétés discursives émergentes (argots, mélanges, variétés defrançais, entre autres) ont été mises en évidence. L’observation despratiques spontanées et informelles s’est assortie d’une étude surles attitudes et représentations, là où cela a été possible.

On a considéré que les thèmes 1 et 2 du projet correspondaient àdeux aspects de la même problématique relative à l’appropriation et àla circulation du français. Il s’est donc agi de mettre en évidenceles évolutions en cours dans l’inter - relation entre école etsociété et d’envisager une comparaison selon le poids symbolique dufrançais différent sur les deux types de terrains considérés (Afriquesub-saharienne, Maghreb).

3. Cadre théorique et méthodologique.

Types de données. Le corpus est très diversifié : entretiens,observations et notations, enregistrements d’interactions de classe,écrits.

Axes d’analyse des données. Les données recueillies serontprésentées et analysées de quatre points de vue correspondant auxproblématiques retenues :

1 - tout d'abord à partir de la notion de "passeurs de langues",proposée par Christine Deprez lors de la réunion préparatoired'octobre 1997 et développée au sein des rencontres ultérieures entrechercheurs.Dans les situations d'apprentissage du français langue seconde oùsituations formelles et informelles sont souvent imbriquées, le rôlede "passeur de langue" peut être dévolu par le sujet lui-même à unepersonne de son entourage, un maître, un chanteur, parfois aussi à unlivre, etc. Les passeurs sont des gens qui introduisent une languedans un environnement, et la font circuler. La productionlinguistique du passeur est donc située socialement etgéographiquement. Il peut s'agir de personnes fonctionnant au sein deregroupements plus ou moins institutionnels (école, médias, groupesdivers, dont les ASC et les groupes de pairs) comme de personnesentretenant avec le sujet un rapport plus affectif. En situationsmultilingues complexes, les maîtres ont le rôle de passeurs

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institutionnels de la langue française. Il peut s’agir également d’objets concrets (des livres ou des films),de rencontres (avec des gens, ), de chansons.Cette notion renvoie à la façon dont “du” français est transmis etcircule, dans le contact avec les autres langues du répertoire. Elle évoque tant le modèle (quel français est passé ?) que le mode detransmission de ce modèle (par quelles pratiques pédagogiques ouautres, et dans quelles situations de communication ?). Elle met enjeu des représentations et des images qui englobent la personneautant que sa pédagogie. Elle permet de faire le lien entre lesexpériences partagées par tous et le vécu de chacun.

2 - Les données recueillies illustrent également la perspectivedynamique "gardiens /novateurs", s’agissant de ceux qui diffusent lesmodèles linguistiques et sociolinguistiques. Qu’il s’agisse depostures exprimées en entretien ou de productions, on peut distinguerceux qui admettent le bilinguisme en classe, souvent les enseignantsles plus jeunes et/ou les moins formés de ceux qui ne l’admettent paset se réfèrent plus explicitement à la norme exogène du français touten condamnant dans les classes le recours aux langues d’origine

3 - En ce qui concerne la variation du français utilisé par ceuxqui en sont les locuteurs légitimes : les normes de son usageapparaissent en évolution sur chacun des terrains et d'un terrain àl'autre Lorsqu'il existe au sein des communications de la communautéétudiée un passage plus important du français à l’autre langue durépertoire, les systèmes se restructurent. Le rapport à la normediffère aussi selon l’âge des maîtres et leur formation : lesconceptions que les maîtres ont de la langue qu’ils doivent enseignerse dégagent, entre autres, de leurs commentaires sur le niveau, lesattitudes, les difficultés de leurs élèves (ceux qui sont lesmeilleurs/les moins bons, les garçons/les filles, leurs languespremières, leur milieu social, leur lieu d’habitation, etc.)

4 - les données ont été analysées selon l’axe commun constitutifde la recherche : la perspective du “milieu”, sous l’angle du type derapport à la langue française qui s’y manifeste (présence dufrançais, fréquentation et diffusion de la langue). La problématiquedu “milieu” peut s’exprimer de différentes manières : qu’il s’agissed’une distinction de quartiers, selon une hiérarchie socio-économiqueintra-urbaine (à Dakar : des quartiers de la moyenne bourgeoisie vs

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quartiers populaires), ou qu’il s’agisse d’un rapport entre centre etpériphérie à l’échelle d’un pays (capitale et villes secondaires enAlgérie) ou d’une ville (centre ville et périphérie urbaine à Dakar).

4. Poids symbolique du français en situation de contact de languesdans les différents pays.

4.1. La situation sociolinguistique et le poids symbolique dufrançais en Algérie

Le français arrivé en Algérie avec la colonisation en 1830 estprogressivement institué langue officielle de la colonie. Dansl'enseignement, le français est enseigné comme une langue maternelletandis que l'arabe est renvoyé au statut de langue étrangère au mêmetitre que l'anglais ou l'espagnol, par exemple.

Au lendemain de l'Indépendance, l'arabe est "restauré", ainsique le proclame le discours officiel, au rang de langue nationale. Lefrançais, défini comme langue étrangère à "statut privilégié",conserve une place importante dans les médias, la production écrite(scientifique et littéraire), dans le monde de l'économie et de latechnologie (où son usage domine largement celui de la langue arabe),dans la conversation quotidienne où il est une composanteincontournable du plurilinguisme des locuteurs (urbains surtout) ;dans l'enseignement, il est enseigné dès le primaire comme langueobligatoire tout au long du parcours scolaire.

Rappelons, ainsi que nous l'avons vu plus haut, que le systèmeéducatif algérien est organisé en trois paliers :- L'enseignement dit fondamental dure 9 ans : il est obligatoire ;- L'enseignement secondaire dure trois ans- L'enseignement supérieur qui adopte actuellement le système LMD.

Mais l'importance qu'il a ou doit avoir dans la formationscolaire et universitaire n'a cessé de varier au gré des variationsque subit la politique linguistique du pays. Depuis 1974 et jusquedans le début des années 90, période pendant laquelle se pense et semet en place l'arabisation du pays, il est introduit d'abord endeuxième, puis en troisième et enfin en quatrième années du primaire.Aujourd'hui, depuis la rentrée scolaire 2004 et dans le cadre duprojet de réforme du système éducatif en discussion depuis la fin desannées 90, il est réintroduit dès la seconde année du primaire.

Le français intervient, par ailleurs, tout au long du cursusscolaire et universitaire, comme langue enseignée ou comme langue detravail d'appoint (pour la documentation scientifique est-il

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précisé). Certaines disciplines universitaires (médecine etdifférentes autres formations technologiques, par exemple) ontconservé le français comme seule langue de travail et d'acquisitiondes savoirs.

Aujourd'hui, avec la réforme en cours, il regagne du terrain.Les nouvelles orientations impulsées par le Président Bouteflika quisuspend en 1999 la loi portant généralisation de l'arabisation etdéclare « (…) nous n’avons aucune raison d’avoir une attitude figéevis à vis de la langue française qui nous a tant appris et qui nousa, en tout cas, ouvert la fenêtre de la culture française. » (El-Watan, 1er août 1999), la participation de l'Algérie, du présidentlui-même, aux derniers sommets de la francophonie "décrispent" enquelque sorte et recréent pour le français les conditionssociolinguistiques d'une redynamisation, non seulement dans lescontextes d'apprentissage et de formation, mais aussi dans lesmédias, par exemple.

Comme on le voit, l’histoire de la langue française en Algérieest une histoire conflictuelle, de rivalité avec la langue arabe. Àtravers le français s’expriment des enjeux à la fois politiques etculturels qui partagent les partisans d’une politique d’arabisation àtout prix et sans exclusive et les partisans d’une forme debilinguisme équilibré. Cette situation a contribué à construire desreprésentations sociales de la langue française elles aussicontradictoires : tantôt dénoncée comme langue du colonisateur,celle-ci bénéficie en même temps du prestige conféré à une langueperçue comme langue de la promotion sociale, comme langue d'ouverturesur le monde occidental, sur la culture universelle, comme langue "del'avenir" comme le déclare une étudiante à qui nous demandonspourquoi elle a choisi de préparer une licence de français et quirépond : "Madame, c'est la langue de l'avenir".

Les maîtres sont les otages de ces enjeux. Ils doivent gérerleurs propres représentations, contradictoires, qui influentnécessairement sur les représentations qu’ils se font de leur métierde maître de français et sur la façon dont ils conçoivent ou jouentleur rôle de passeurs de langues. Ils sont confrontés auxreprésentations que les élèves héritent de leur environnement socialeet familial.

4.2 La situation sociolinguistique et le poids symbolique du françaisen Afrique subsaharienne

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Les situations sociolinguistiques africaines, en zone sub-saharienne, sont toutes des situations où des langues à traditionorale sont majoritairement en usage, alors qu’au Maghreb la languearabe, à tradition écrite, a, de ce fait, un prestige supérieur auxautres langues et dialectes. Et cette différence est à mettre enrelation avec des configurations sociolinguistiques différentes oùs’inscrivent usages et représentations du français, tant généralesque particulières à chaque pays.

Anciennes colonies françaises, le Burkina et le Sénégal sont despays multilingues francophones, où le français, langue officielle etlangue d’enseignement, est opposé à l’ensemble des languesnationales, dans des situations de type diglossique. Dans les grandesvilles, la présence renforcée de langues véhiculaires en voie devernacularisation chez les jeunes nés et grandis en ville crée unenouvelle dynamique communicationnelle : la complémentaritéfonctionnelle entre le français et les véhiculaires locaux estpartiellement remise en cause par l’émergence de modes decommunication bilingues et l’usage d’une variabilité accrue, tant dufrançais pratiqué localement que du ou des véhiculaires de contact.On constate dans l’un et l’autre pays, que le français commence àêtre utilisé dans des situations où il ne l’était pas jusque là(ainsi à Ouagadougou : sport, loisirs, commerce) et que les languesvéhiculaires investissent des domaines traditionnellement réservés aufrançais (administration, école). Quant aux langues minoritaires,elles gardent une fonction grégaire, mais leur sphère se restreintsous la pression de la nouvelle complémentarité citadine entrefrançais et langue véhiculaire.

Dans l’un et l’autre pays, les politiques linguistiques, quiopposent le français langue officielle aux autres langues, ayant lestatut de langues nationales, ont créé une configuration linguistiqueparticulière qui favorise la stabilisation et la reproduction socialede représentations à propos des langues, et notamment du français,outil de la promotion sociale. Dans de tels contextes s’élaborent despostures et des pratiques significatives de la diversité desrelations sociales urbaines.A Ouagadougou, le moore qui est la langue première de la majorité deslocuteurs joue également le rôle de véhiculaire. Cependant desmigrants du Sud et de l’Ouest du pays, souvent julaphones (le julaest la langue majoritaire à Bobo Dioulasso, deuxième ville du pays),préfèrent recourir au français comme véhiculaire, lorsqu’ils le

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connaissent, car le moore reste pour eux une langue à connotationethnique et qu’ainsi ils neutralisent un conflit potentiel “tout enaffirmant leur appartenance au groupe des francophones légitimes”(Caitucoli, 1996). La dynamique sociolinguistique semble doncfavorable au français dans la capitale burkinabé.

A Dakar, la situation est différente. Premièrement, le wolof,véhiculaire et vernacularisé chez les jeunes locuteurs, n’a pas derival. Cependant, le français est, semble-t-il, de plus en plus parléen ville, même par des locuteurs faiblement ou non scolarisés et ilse répand grâce à l’usage du code mixte, français-wolof, dont lavariabilité structure le champ social (Cf. Thiam 1994, Dreyfus,Juillard, 2005).

La dynamique sociolinguistique des usages à Dakar et dans sagrande banlieue a déjà fait l’objet d’études nombreuses. On a ainsinoté une expansion de l’usage du français qui concerne quasimenttoutes les catégories socioculturelles, y compris celles deslocuteurs peu scolarisés et même non scolarisés. Les fonctionscommunicationnelles du wolof et du français, les langues dominantes,se sont rapprochées : le français a souvent un rôle de véhiculaire etle wolof est très présent dans les domaines jusqu’ici réservés aufrançais, comme l’administration ou l’enseignement. Ce rapprochementaboutit à l’apparition d’un code mixte wolof - français, vernaculaireurbain utilisé par l’ensemble des groupes présents en ville.L’acquisition du français n’est plus circonscrite au système scolaireformel et chez beaucoup de locuteurs peu ou non scolarisés, on relèveune appropriation discursive du français via la pratique du codemixte dont la variabilité structure le champ social. Les jeunesjouent le rôle de “passeurs de langues”, les uns pour les autres, ausein des réseaux dont chacun est un membre. Là se génèrent et sereproduisent des modèles langagiers et des représentations quipeuvent être mis en regard de ce qui se passe au sein des lieux deformation. Certains adultes, les enseignants, les élèves et étudiantssont ainsi des relais entre ces deux modes de regroupement desusagers (écoles et groupes de pairs). Les personnes issues de milieudéfavorisé qui n’ont pas eu la chance de recevoir un enseignementlong de type formel demandent à être alphabétisées en français et onassiste à une recrudescence d’enseignements de français de typealternatif (écoles non formelles, cours d’alphabétisation du soirorganisés à la demande des intéressés par des ONG, voire écoles de larue). On assiste ainsi à une diffusion mais aussi à une véritable« prolifération » des lieux et des pratiques d’enseignement. Dans de

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telles conditions, la place de l’enseignant dans la société change etsa responsabilité a évolué comme évoluent les modèles de référence dufrançais et les pratiques pédagogiques.

Dans l’enseignement non formel comme dans l’alphabétisation, lesgens refusent un enseignement de français de type FLE, et envisagentdes contenus et une progression similaire à celle qui est pratiquéedans le cadre de l’enseignement formel. D’ailleurs, des passerellessont envisagées pour le passage de certains vers l’enseignementformel, et donc la possibilité pour eux de se présenter aux examenset concours Des enseignants titulaires enseignent aussi dans les deuxsystèmes et des formations sont données par des inspecteurs del’Education national aux enseignants du formel et du non formel.Malgré une nette augmentation de la scolarisation et del’alphabétisation et leur prise en charge par différentesinstitutions ou O.N.G., le taux d’illettrisme chez les jeunes quiquittent l’école primaire est encore très élevé.

Depuis 1960, les politiques linguistiques et éducatives des paysafricains tentent de gérer, à travers différentes options, lanécessaire scolarisation d’un nombre croissant d’enfants etl’alphabétisation des adultes, en prenant en compte, à des degrésdivers, les caractéristiques des situations multilingues, ainsi quele statut et la fonction des langues en présence. La place respectivedes langues nationales et du français dans les systèmes éducatifsdemeure toujours un objet de questionnement même si le rapport desynthèse des Etats Généraux de l’enseignement du français en Afriquesubsaharienne francophone (Libreville, 2003) mentionne l’introductiondes langues nationales à l’école primaire dès les premières années dela scolarisation : “ L’acquisition des mécanismes fondamentaux telsque la lecture et l’écriture doit être assurée dans la langue dumilieu de l’apprenant, la langue à laquelle il se trouve le plusfortement exposé” (Rapport de synthèse, Libreville scolaire 2003 :2). Les rapporteurs souhaitent que soit mis en place “un bilinguismescolaire et modulable aménageant de la manière la plus adéquate et laplus équilibrée qui soit le passage de la L1 à la L2, sans que jamaisL1 soit négligée” (id. : 2) à l’image de l’enseignement de base auBurkina ou de la pédagogie convergente au Mali, où, dans une partiedes classes et des écoles, les enfants apprennent à lire et à écriredans la langue du milieu avant d’apprendre le français, à l’oral,puis à l’écrit, tout en maintenant l’usage de la L1 dans lascolarité. Ce type d’enseignement est en voie de généralisation dansles deux pays.

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Dès la promulgation des premiers décrets de transcription deslangues nationales au Sénégal, dans les années 70-80, desexpérimentations d’enseignement en langues nationales dans les écolesprimaires ont été conduites pour être, par la suite, rapidementabandonnées, alors que dans le cadre de l’alphabétisation desadultes, les principales langues nationales devenaient languesd’alphabétisation. Depuis, les langues nationales ont été utiliséesdans une perspective fonctionnelle dans l’enseignement professionnel(cours de coupe et de couture, enseignement horticole, par exemple,sont majoritairement en langues nationales, en wolof,essentiellement, avec une alternance de langues wolof-français ) etce, sous un mode empirique, c’est-à-dire sans réelle« instrumentalisation » de ces langues à travers l’élaborationsystématique de manuels de formation en L.N. L’enseignement deslangues nationales s’est essentiellement développé dans le cadre del’alphabétisation (wolof, mandingue, peul, sérère, essentiellement)et de programmes de développement (santé, agriculture, …) aveccorollairement l’élaboration de fascicules en langues nationales(syllabaires et livrets d’alphabétisation). Il n’existe pas, à notreconnaissance, de manuels d’apprentissage de la lecture et del’écriture en langues nationales destinés à l’école primaire.Certains manuels de lecture en français, destinés aux adultes et auxadolescents, édités par des ONG (l’ENDA par exemple) ont recours auxlangues nationales pour amener les élèves à comparer les systèmeslinguistiques sur certains points (comparaison de phonèmes, relationsphonèmes-graphèmes), mais cela est fait de façon assez ponctuelle.Dans les classes de l’école primaire, même si les entretienssoulignent le recours fréquent, à l’oral, au wolof ou aux languesd’origine des élèves pour expliquer des mots, reformuler des énoncés,c’est-à-dire pour assurer un meilleur apprentissage du français, nosobservations ont montré un recours limité à l’alternance de langues,peut-être est-ce l’effet de notre présence.

Nos enquêtes sont situées dans plusieurs milieux scolaires et aucarrefour de diverses influences: celui des écoles traditionnelles ducentre ville, très insérées dans les circuits académiques deformation d’enseignants et d’inspection, et d’autres, dans desquartiers périphériques de Dakar, dans des espaces scolairesalternatifs, créés par des initiatives diverses (associations dequartiers, associations de jeunes, ONG) où l’enseignement etl’apprentissage se développent en relation étroite avec les quartierset les familles.

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Les trois groupes scolaires dans lesquels ont eu lieu nosenquêtes représentent diverses modalités de relations entre l’écoleet la classe, espaces d’apprentissage socialement situés, et d’autresespaces, tels le quartier et la famille. Dans le premier groupescolaire (école Manguiers 1, créée en 1955), les relations entrel’école et les quartiers ou les familles sont très lâches, lesparents viennent très peu à l’école et les démarches des enseignantsen direction des familles sont limitées ; les enseignants signalentque beaucoup de parents sont sans emploi et souvent absents de chezeux pendant plusieurs jours, à la recherche d’un travail. L’école estsituée non loin du centre de Dakar à proximité des quartiers de laMédina, de Fass, et de la Gueule tapée et les enfants viennent desquartiers populaires environnants, très anciennement urbanisés. Lamajorité des familles est très pauvre. Le second groupe scolaire « LeCentre polyvalent de Thiaroye », à la périphérie de la ville, avec unmaillage urbain plus faible,  représente un autre type de réseaux derelations avec le quartier. Ce lieu est un ancien centre deréinsertion pour de jeunes délinquants, transformé en plusieursécoles : maternelle, primaire et professionnelle (la section desfilles regroupe couture, cuisine, coupe, coiffure, artisanat d’art ;la section des garçons le maraîchage, l’aviculture, la cuniculture,l’horticulture). Le centre accueille toujours des enfants qui ont desproblèmes d’insertion sociale, placés là par le juge des enfants, enmême temps que des élèves du primaire et de jeunes adolescents quisouhaitent apprendre un métier. Parmi le personnel, il y a denombreux éducateurs spécialisés ; les relations avec les familles etle quartier sont très denses ; les enseignants, les éducateurs et lesformateurs se rendent régulièrement dans les quartiers et rencontrentles familles des élèves. Le troisième groupe d’écoles se situe aussidans la banlieue de Dakar, dans des quartiers d’habitat spontané oùont été regroupés les « déguerpis » du centre ville et où seregroupent aussi les nouveaux arrivants. Ces écoles, non formelles,sont, à la différence des deux autres, directement issues desquartiers ; elles se sont créées à partir de l’initiative de leurshabitants, des jeunes notamment. Diplômés chômeurs, ceux-ci seforment sur le tas et sont soutenus par des ONG (l’ENDA).

5. Outils et types de données recueillies.

5.1. Les entretiens

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Conformément aux décisions retenues au cours des séances detravail de l'équipe, nous avons recouru à l'entretien semi-directif.

La majorité des entretiens réalisés auprès d’enseignants ont étérecueillis en Algérie et au Sénégal et les chercheurs concernés sesont concertés pour l’élaboration de la grille d’entretien, tout enmaintenant des spécificités liées aux situations sociolinguistiquesconcernées, ainsi qu’en témoignent les protocoles détaillés ci-dessous.

En Algérie :D. Morsly s’est ainsi proposé de repérer les représentations des

enseignants autour de leurs langues (puisque ceux-ci sont tousbilingues : arabe dialectal et, pour la plupart arabestandard/français ; berbère - kabyle ou znaytiya, variété deTimimoun-/français ; berbère/arabe/français) et surtout autour de lalangue française. L'entretien a donc tenté d'établir :- Le répertoire langagier des maîtres- Les modes d'appropriation des langues- Les passeurs de langue, les médiateurs par lesquels s'est construitle rapport aux langues. Ces éléments ont paru susceptibles de faire émerger lesreprésentations langagières. Pour les faire apparaître, l'entretienaborde les thèmes suivants :- Parcours linguistique permettant d'établir "l'identitélinguistique" des informateurs. On a interrogé ici sur la languematernelle, les langues acquises dans l'enfance, les langues parléesdans le contexte familial ; - parcours scolaire : les langues étudiées, acquises au cours de lascolarité et la place du français dans ce parcours ; questions surévaluation/auto-évaluation des compétences acquises à propos de ceslangues et à propos du français.

Dans un second temps, D. Morsly s'est plus particulièrementintéressée au :- parcours professionnel des maîtres et à la pratique de classe :qu'est-ce-qui a amené les enseignants à devenir maîtres de français(choix, contraintes)? Quels objectifs se fixent-ils dans leursenseignements? Quelles méthodes pour y parvenir ? Déroulement desleçons ? Comment évaluent-ils les compétences, les productions desélèves ?

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Au Sénégal :Les types d’entretien : questionnement méthodologique et

premières analyses.L’entretien relève plus généralement de la catégorie de

l’interaction verbale et procède d’une co- construction du sens dudiscours produit dans cette situation et d’une co - énonciation(Brès, 1999 , p. 62 et suiv.). Les énoncés qui s’élaborent au coursdes entretiens sont déterminés tout autant par le fait qu’ilsprocèdent de quelqu’un et qu’ils sont dirigés vers quelqu’un.Bakhtine rappelait que tout mot comportait deux faces et qu’il estprécisément le produit de l’interaction du locuteur et de l’auditeur.Sans doute avons-nous trop tendance dans les dépouillements et lesanalyses que nous faisons des différents entretiens réalisés dans lesenquêtes, à minimiser cette co-construction du discours et à ne voirdans les paroles recueillies que celles de l’interviewé, comme si lesmatériaux analysés provenaient d’un monologue, sans y voir aussi leseffets de notre propre parole et de l’interaction en elle même. Or,nos reprises ou «re-phrasages» des énoncés de l’autre, nosreformulations, et toutes les marques de relances ou de validation,nos différentes conduites d’ « étayage » que nous produisons aucours de l’entretien, même si elles se placent au plus près desénoncés de l’enquêté et qu’elles se veulent aussi neutres quepossible, sont autant de signaux lancés à l’autre à partir desquelsse co-construit le sens de l’entretien. Cette interaction comportepar ailleurs des rôles relativement asymétriques, l’un conduitl’entretien, pose des questions, règle l’alternance des tours deparole, l’autre répond.

Brès (op.cit. : 10) distingue l’entretien des autres types dediscours dialogaux, dont notamment la conversation, à partir descritères suivants : sa formalité, son caractère finalisé,l’organisation des participants en deux, ou plusieurs parties,l’asymétrie des rôles, la présence d’un tiers absent, « d’une autrescène signalés par le magnétophone ou la caméra » qui font que lesparoles ne s’adressent pas qu’à l’allocutaire mais seront reproduiteset destinées, sans doute, comme peut le penser l’interviewé, à êtreanalysées.

Les effets sur les discours produits en situation d’entretiensont aussi très certainement liés à la « face » au sens de Goffman(1988) : il s’agit au cours de cet événement que représentel’entretien de préserver sa face tout autant que de ménager celle del’autre, en fonction des attributs sociaux supposés, reconnus et/ou

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partagés et suivant les règles du groupe, à partir également de ladéfinition de la situation que chaque actant fait et qui évolue aucours de l’interaction, et des appréciations et des jugements quechacun porte au cours de la rencontre.

Cela peut induire, dans le cadre des entretiens réalisées àDakar, auprès des enseignants des effets d’hyper correctionlinguistique et des représentations qui peuvent être normatives vis àvis du français et du wolof (stigmatisation des mélanges, parexemple, et des emprunts, non reconnaissance de variétés propres aufrançais d’Afrique, etc.) comme une sur valorisation des déclarationsà propos de l’emploi de l’une ou l’autre langue. Les enseignantsapparaissent comme détenteurs d’une certaine norme académique dufrançais, d’une norme externe qui coïncide avec la norme scolaire.Ils sont selon l’expression de Wald (1994) « locuteurs légitimes » dufrançais et le français constitue pour eux un trait légitimed’identité. Par ailleurs, même si enquêteurs et enquêtés partagentcertains attributs sociaux : ce sont tous des enseignants, ils ontnéanmoins des attributs spécifiques : l’un des enquêteurs estfrançais, l’autre vient d’un autre pays africain (le Niger) où lefrançais est comme au Sénégal, langue officielle. Le fait que l’undes enquêteurs vienne de France et que les deux enquêteurs enseignentdans des instituts supérieurs de formation d’enseignants n’est passans amener des phénomènes liés à l’insécurité linguistique chezcertains des enseignants interrogés, jeunes et moins jeunes(nombreuses reprises, périphrases, reformulations lexicales,correction et accentuation de traits phonétiques ou phonologiques,repérés dans les corpus ; ces traits à l’évidence sont plus atténuéslors des conversations informelles enregistrées entre enseignants ouentre enseignants et élèves où alternent constamment et, parfois, semélangent wolof et français).

Cette « interaction » que représente l’entretien est aussi,comme toute conversation, un rituel social, avec un système depratiques, de conventions, de règles de procédures, de schémas préétablis qui oriente les énoncés et organise les messages émis,porteurs en cela de « routines » conversationnelles qui organisent,structurent et influencent aussi le contenu des entretiens.

Les remarques qui viennent d’être faites contribuent à l’analysedes données recueillies au cours des entretiens, elles ne remettentnullement en cause la méthodologie de l’entretien dans l’enquêtesociolinguistique, qui est un des moyens de constituer des corpus.Les entretiens réalisés (trois entretiens avec la même personne,

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différés dans le temps, pour la première enquête réalisée à Dakar enfévrier 1999 à l’école publique Manguiers I, par M. Dreyfus et B.Diadié) sont de différents types ; ils vont de l’entretien plus oumoins guidé (entretien semi directif ou « interview interactive » ;la liste des thèmes est donnée ci -dessous) à l’entretien dit « libre» ou non directif qui s ‘apparente au récit de vie où lesinstituteurs interrogés doivent nous raconter leur itinéraireprofessionnel, avec une seule consigne donnée au départ et desinterventions, minimales, de relance ou de régulation. Ces sériesd’entretiens ont eu l’avantage de permettre de collecter des corpuslongs concernant le français parlé par les enseignants et doncd’avoir un aperçu des modèles linguistiques et culturels auxquelssont confrontés les apprenants, puisque les enseignants diffusentcertaines normes du français en Afrique. Un troisième entretien avaitlieu après l’observation d’une pratique de classe, l’enseignant étaitinvité à commenter et à analyser sa séance, certaines des questionsque nous n’avions pu aborder au cours de l’entretien semi directifétaient alors posées.

Ces différents types d’entretien ont été conduits avec chacunedes personnes enquêtées. Deux entretiens collectifs ont aussi étéréalisés avec l’ensemble des enseignants de l’école. Ils sontanalysés en eux mêmes, bien entendu, mais aussi et surtout en regarddes autres données recueillies lors de l’enregistrement et del’observation des pratiques linguistiques, dans les classes, entreenseignants et élèves, et hors des classes lors de rencontresinformelles qui ont lieu à l’école : conversations entre enseignantsou entre enseignants et élèves, entre enseignants et parents d’élèvesou amis venus leur rendre visite à l’école lors des récréations ouaprès la classe.

Dans le cadre de ce rapport, ne seront analysés que des extraitsd’entretien ; ils serviront à illustrer, expliquer et à analyser noschoix méthodologiques et on donnera des éléments d’information sur lasituation sociolinguistique et les contacts de langues en classe. Desmises en correspondance avec d’autres données recueillies au cours dela recherche seront également faites.

Les guides d’entretien. Voici la liste des thèmes abordés dansl’entretien semi directif:- formation suivie : où ? durée? en quelles langues? souvenirsparticuliers attachés à cette formation, pense -t - il avoir été bienformé? A - t - il gardé un bon souvenir de cette formation?

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- études suivies. Où ? Diplômes ?- lieu de naissance et lieux de résidence depuis l’enfance- emplois, affectations (travaille dans cette école depuis... oùtravaillait il avant?)- langues parlées, langues comprises- comment pense - t - il les parler ? - contextes d’acquisition de ces langues : faire évoquer dessouvenirs précis à propos de l’apprentissage du français, et desautres langues (langues maternelles, langues secondes) avec quellespersonnes ? Quels faits sont associés dans ses souvenirs à ceslangues ? Quelles impressions? Aborder la notion de passeurs delangue- comment s’est passé dans la scolarité le rapport au français, était- il bon en français? A- t -il aimé la façon dont on l’enseignait?- langue(s) qu’il utilisait à l’école, langue(s) utilisée(s) par lesenfants à l’école maintenant - quelle(s) langue(s) parlent-il le mieux, le plus souvent/etc.-langues utilisées dans son entourage, dans le quartier, avec sesamis, l’amener là aussi à raconter son expérience quotidienne et lesusages des langues en situation ;- langues utilisées en famille, avec ses parents, ses enfants.-pense -t -il parler un bon wolof / un bon français etc. Commentcaractérise-t-il, ou nomme-t- il, spontanément, le français ou lewolof qu’il parle ?- le wolof utilisé dans la ville ou la région qu’il habite est-ildifférent d’autres villes ou régions ; même question à propos dufrançais- quelles langues ses élèves parlent - ils à l’école, dans lequartier, dans leur famille-niveau en wolof des élèves- niveau en français parlé/écrit des élèves ; quelles difficultés enfrançais ?- quel niveau devraient avoir les élèves ?-quelles langues utilisent les gens du quartier- quelles sont les méthodes qu’il utilise pour enseigner le français,que pense-t-il de sa pratique pédagogique, peut-il la décrire,l’expliquer ? Quelle est sa façon d’enseigner?- se sert - il de manuels ? les citer.- quelles langues utilise - t - il en classe, en plus du français,utilise-t-il le wolof ? préciser les circonstances de son utilisation-rôle du français et des autres langues dans l’enseignement

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- quel écart entre le français de la rue et le français de l’école ?- apprend-on le français en dehors de l’école ?- comment prend-il en compte les langues parlées par ses élèves dansson enseignement du français ? tient-il compte du français d’Afrique,des « modes de parler des jeunes » des « langues des jeunes »?- quel français enseigner ?- les associations ou autres structures associatives ont- elles unrôle à jouer dans l’enseignement du français ?

Il s’est agi surtout, à Dakar, pour Dreyfus, Diadié et plus tardJuillard, d’amener l’interlocuteur à s’exprimer, à raconter, àexpliciter ses paroles, à nommer les faits à propos desquels on l’aquestionné. Pour cela, on a essayé de parler le moins possible, unefois que le thème du questionnement a été posé ; on a évité aussi detrop « nommer » ou expliciter les phénomènes à étudier. Par exemple,on a évité d’introduire au cours de l’entretien les termes de“mélanges” ou « d’alternance de langues » puisqu’il peut êtreintéressant de voir comment le locuteur nomme précisément lesvariétés linguistiques ou les langues qu’il utilise, comment ildécrit avec ses propres mots, sa réalité, son vécu, son expériencelinguistique, son enseignement, son apprentissage du français.

On a utilisé dans l’entretien beaucoup de termes de « relance »ou de ponctuants phatiques du type : Ah? Oui? C’est-à-dire? Pourquoi?Etc. De même on a parfois repris à l‘identique l’énoncé du locuteurpour l’amener à le compléter ou à reformuler ses propos - au plusprés de ce qu’il a dit - en reprenant certains de ses termes, si on apensé avoir mal compris et si on a souhaité une précision, uneexplicitation. On a voulu amener le locuteur à parler assezlonguement, à faire en quelque sorte des mini « récits » : récitsd’expériences professionnelles ou « récits de vie » concernant lescontextes d’acquisition des langues pendant son enfance, dans le butd’obtenir un échantillon de la langue/ des langues qu’il utilise, enfrançais, en wolof.

Les entretiens ont été réalisés en français, pour la majeurepartie d’entre eux. En présence de Mamadou Ndiaye, le wolof aégalement été utilisé au cours des entretiens. Des entretiens collectifs ont également été réalisés par Dreyfus etDiadié. Ils s’apparentent en fait à une discussion-débat au cours delaquelle certains thèmes ont été introduits :Niveau des élèves en français ?Quel niveau devraient-ils avoir ?

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Existe-t-il un français du Sénégal, un français de Dakar ? Donnez desexemples de phrasesFaut-il l’enseigner ?Si vous aviez à faire une méthode en français, que proposeriez-vous ?Quel français enseigner ?Y a-t-il des gens qui utilisent le français et le wolof dans une mêmephrase ?Qu’est-ce que vous pensez des gens qui emploient plusieurs languesdans un même échange, une même conversation ?Est-ce qu’il vous arrive d’utiliser une langue nationale en classe ?Laquelle ?Faut-il les enseigner ? Laquelle ou lesquelles ? Quelle placedevraient-elles occuper dans l’éducation en général ?Est-ce qu’on apprend le français en dehors de l’école, où, comment ?Pensez-vous que les associations ou d’autres structures que l’écoleont un rôle à jouer dans l’enseignement du français ? Dansl’éducation des jeunes ?Y a-t-il une langue propre aux jeunes ?Dans votre enseignement, comment prenez-vous en compte le parler desjeunes ?Comment les jeunes parlent-ils le français ?Quel français les jeunes parlent ?

5.2. Les observations des pratiques en classe ou dans le cadre deréunions entre enseignants :

A Alger, D. Morsly a observé une classe de 4e année du primaire,c'est-à-dire en première année de français. Il s'agissait d'amenerles élèves à distinguer entre [z] représenté respectivement par leslettres j ou g + i-e et [g] représenté par g + u-a. Exercices delectures et d'orthographe. Nous avons observé toute la leçon et prisdes notes.

Les observations ont porté sur :- la distinction écrit/oral- le recours ou non à la langue arabe pendant le déroulement de laleçon ;- les normes langagières présentées dans les exemples étudiées ainsique celles mises en œuvre par l'enseignante à l'occasion desinstructions et consignes pédagogiques.

Une autre observation a été effectuée à l'occasion d’unséminaire pédagogique réunissant des enseignants de français du

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fondamental (primaire+collège) a permis de voir quels types dedémarches étaient proposées (explicite/implicite) aux enseignant ;quels objectifs étaient définis pour l'enseignement du français(oral/écrit, communicatif…).

Au Sénégal, des observations dans les classes et hors de laclasse ont été réunies au sein de différents types de structures(enseignement formel : école des Manguiers I à proximité du centreville ; enseignement alternatif : Centre polyvalent de Thiaroye, enbanlieue ; enseignement informel dans les écoles alternatives (àGinaw Rails, près de Pikine). On a fait des observations dans descours d’initiation aussi bien que dans des classes de fin deprimaire, ainsi que dans des classes d’enseignement professionnel(coupe, artisanat d’art, coiffure).

On a également enregistré dans une école alternative (Ecole DaraDji à Ginaw rails) une séance d’animation autour d’un livre (un élèveprend le rôle de l’enseignant et fait parler les élèves sur lecontenu d’un texte présenté dans le manuel de français), un conseilde classe où les élèves s’expriment sur les problèmes de la classedevant les autres, et face aux enseignants.

Jeu du Dictionnaire : il s’agissait pour les enfants de réaliserun extrait de dictionnaires monolingue en français et bilingue wolof- français (dix entrées en français, cinq pour le dictionnairebilingue). Ce travail avait été présenté comme destiné à être envoyéà d’autres enfants de France et d’Afrique qui mèneraient le mêmetravail dans le cadre d’un échange. Les interactions ont étéobservées et enregistrées.

5.3. Les observations réalisées au sein des groupes de pairs (“grainsde thé”à Ouagadougou, ASC à Dakar) :

Elles visaient à répondre aux interrogations suivantes :1) Processus de structuration des groupesa) Leadership (autour de qui se constitue le groupe : quelle estl'image du leader) ?b) Quelle est la composition ethnique du groupe (à la recherche d’unedominante ethnique)?c) Age (moyenne d'âge du groupe, disparités / homogénéité) ?d) Quelles sont les caractéristiques socio - culturelles dominantes(que traduisent le niveau de scolarité et l’occupation socio -professionnelle) ?

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2) Usages et choix des langues (langues locales /vs/ français)a) y a-t-il une influence du leadership sur les usages, choix etnégociations linguistiques au sein du groupe ?b) Quelle relation entre la représentativité ethnique et les usageslinguistiques ?c) Entre le niveau de scolarité, l’occupation socio - professionnelleet les choix de languesd) Les contextes et les thèmes de discussion ont-ils un impact surles choix et les usages linguistiques ?e) L'interlocuteur : faits de convergence /vs/ divergence3) Formes linguistiques et contenus socioculturelsa) De la langue locale au véhiculaire urbain : quelle trajectoire?b) Utilisation du français dans le groupe - quelle(s) norme(s) ?c) Créations lexicales du français local - créations lexicalesspécifiques au grouped) Alternances et mélanges de langues

Des représentations et discours épilinguistiques ont étérecueillis au travers d’entretiens :a) Récits et itinéraires de vieQuels ont été les moments, les évènements les plus importants pourvous (dans votre vie, dans cet itinéraire) ?Pouvez-vous vous rappeler quelles ont été les langues de fond (enusage) lors de cesmoments importants?b) Opinions métalinguistiques :Quelle est la langue à laquelle vous êtes le plus attaché ? [Ll]Pourquoi?Quelle est la langue que vous pratiquez le plus souvent [L2]Pourquoi?Quelle est la langue qu'on parle le plus dans le groupe [L3]Pourquoi, à votre avis?Y a-t-il des exceptions à cela, à votre avis, parmi les gens dugroupe? Quelle en serait la raison?S'il y avait des écoles pour toutes les langues parlées dans le pays,dans laquelle mettriez-vous votre enfant? (Laquelle choisiriez-vouspour votre enfant?)Des langues qu'on parle dans le pays, quelle est pour vous la plusimportante [L]Le français est-il pour vous une langue du pays?Du français ou de [L] (des langues nationales), quelle est la langue

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la plus importante pour vous?Que pensez-vous du mélange français /langues nationales?Que pouvez-vous ajouter sur la situation (et le rapport) des languesdans le pays?

Conclusion de la partie méthodologique :D’une manière générale, nous avons essayé d’intervenir le moins

possible, aussi bien dans les entretiens que dans les pratiques declasses ou de groupes, mais notre présence en tant qu’enseignantsnous-mêmes a sans doute biaisé les usages et les représentations.Nous tiendrons compte de ce fait dans nos analyses. L’élaboration del’objet d’étude (pratiques en classe et dans les groupes, ainsi queleurs représentations) est une élaboration conjointe entre tous lesparticipants.

6. Monographies.

Les types d’investigation différents des chercheurs dans larencontre des terrains ont comme conséquence attendue la variabilitédes données recueillies ; dans chacune des zones d’enquête, on apoussé plus loin la comparaison des données selon différents axes :1. l’axe géographique au niveau national : ainsi en Algérie, on adistingué entre la capitale et une ville secondaire en fonction durépertoire linguistique local et du contact avec le français,historiquement différent.2. l’axe de la formation des formateurs : débutants/anciens, durée dela formation, types de diplômes.3. l’axe du peuplement en ville : quartier central/quartierpériphérique, ou bien favorisé/défavorisé (à Dakar).4. l’axe institutionnel : enseignement public /enseignementalternatif/ ONG.5. l’axe du regroupement en associations : “grains de thé”, ou ASC,ou Collectifs professionnels (celui de l’ONG ENDA, et ceux dudirecteur et des instituteurs des différentes écoles).

6 1. Algérie

6.1.1. Objectifs et problématique

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Le travail de D. Morsly relève du thème 1 de la recherche menéecollectivement. Il s'est intéressé surtout aux représentationslinguistiques des instituteurs, institutrices de l'enseignementfondamental algérien. Deux observations de classe sont cependantanalysées. Les objectifs et problématiques sont ceux retenus par lesautres chercheurs mais ont aussi été adaptés au contexte particulierde l'enseignement du français en Algérie.

On a essayé de repérer et d'analyser les représentationslangagières des instituteurs de français en Algérie pour rendrecompte – des dynamiques sociolinguistiques qui se développent dans lecontexte de l'école algérienne aujourd'hui ; – des pratiques pédagogiques mises en œuvre dans le cadre desenseignements de français.

Ceci conduit à étudier les liens entre : répertoires langagiers,modes d’appropriation des langues (événements, passeurs, auto-évaluations, etc.), d'une part et appartenance régionale(Alger/Tiimoun), parcours scolaires, formation professionnelle normeset modèles de français prônés ou proposés aux élèves d'autre part.

Les principaux axes retenus pour la comparaison des données sontdonc :– l'axe géographique : Alger, la capitale et Timimoun compte tenusdes répertoires locaux et du degré d'intensité du contact avec lefrançais ;– l'axe de la formation des formateurs constitué par la formationscolaire (cursus francophone ou cursus arabisé), la formation etl'expérience professionnelle (débutants / anciens).

6.1.2.Méthodologie

L'analyse des représentations L'analyse des représentations des instituteurs et institutrices

s'effectue à partir des entretiens réalisés avec eux. Ces entretienssont obtenus, comme convenu au sein de l'équipe, par l'intermédiaired'un canevas d'entretien semi-directif. Les principes généraux mis enœuvre pour la conduite de l'entretien, pour la conception del'interaction, l'analyse des discours recueillis sont, aussi, ceuxretenus par l'équipe. Les différences éventuelles tiennent, bien sûr,à la différence des situations linguistiques, des liens entreinteractants (en l'occurrence entre l'enquêtrice et les enquêtés)inévitables dans toute enquête sociolinguistique.

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Canevas d'entretien : thèmes abordés.Le tutoiement a été utilisé dans presque tous les entretiens.

Certains des enquêtés sont connus de l'enquêtrice depuis longtemps :soit qu'ils appartiennent à son entourage familial ou amical, soitque des relations existent antérieurement à l'entretien (enseignantsayant subi l'enseignement de l'enquêtrice ou une formation assuréepar elle). Ce passage aisé et rapide au tutoiement est aussi unehabitude des rapports sociaux en Algériens : on se tutoie entrecollègues, dès que l'on a franchi les premiers instants de larencontre… Le tutoiement est dans l'ensemble recherché comme unemarque d'effacement des distances et la possibilité d'instaurer desrelations proches.

1. Langues acquises dans le contexte familial.– première et autres langues ;– langues utilisées à la maison avec les parents, entre enfants ;dans la rue entre copains.– répertoire langagier pré-scolaire : en particulier le françaisétait-il parlé avant l'entrée à l'école ?2. Les langues à l'école.– comment s'est effectué l'apprentissage du français : quels maîtres,quelles méthodes, quels résultats ;– passeurs du français ; – tolérance vis à vis des langues maternelles. 3. Le métier d'enseignant de français :– quels motifs ou événements ont commandé l'orientation vers cetteprofession : choix, contrainte, motivations ?– pourquoi la langue française ?– la préparation au métier : type de formation ; évolution du métier.4. Les pratiques– méthodes, déroulement d'une leçon, manuels ;– évaluation des compétences des élèves ;– le poids des autres langues (langues maternelles, arabe scolaire)dans la classe.

6.1.3.Les instituteurs algériens : qui sont-ils ?De façon générale, la fonction enseignante, largement féminisée,

s'est de ce fait beaucoup dévalorisée. Par ailleurs, l'écolealgérienne a dû faire face, en raison de la démocratisation del'enseignement (rendu obligatoire et gratuit au lendemain de

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l'indépendance et fortement réclamé par les familles qui ont souffertd'un très fort taux d'analphabétisme pendant la colonisation : prèsde 90% d'analphabètes au moment de l'indépendance) à la pousséedémographique caractéristique des années post-indépendance. Il a doncfallu former vite et souvent de façon improvisée des centaines demaîtres devant enseigner dans les coins les plus reculés du pays. Lepays a été couvert d'écoles primaires, mais les maîtres n'étaient pastoujours à la hauteur de la tâche qu'on leur confiait. Ceci est vraiaussi bien pour les maîtres d'arabe que pour les maîtres de français.Peu et mal formés, devant faire face à des effectifs souventpléthoriques, insuffisamment payés, les maîtres se sentent peugratifiés dans leur métier. Aussi l'enseignement n'attire-t-il pasles "meilleurs" mais bien au contraire les laissés pour compte dumonde du système éducatif. Les entretiens montrent que lesenseignants qui ont choisi de l'être sont rares, la plupart se sonttournés vers ce métier à la suite d'un échec scolaire. Pour lesfemmes vivant dans des milieux encore fortement traditionnels, lemétier d'institutrice constitue le seul métier possible aux yeux desfamilles : il offre des garanties de sécurité (les filles-femmessont, à l'école, modérément au contact de la gente masculine), il lesconsacre dans la fonction éducative qui est considérée comme lafonction première d'une femme. Le choix d'enseigner le français n'estpas toujours un choix, ne correspond pas vraiment à des aptitudesparticulières. En tant qu'enseignant (e) s de français, les maîtresdoivent là encore affronter des représentations obligatoires : auxyeux des tenants de l'arabisation à tout prix, encouragés par lamontée de l'islamisme et de l'arabo-bathisme qui ont "squatté" lesystème éducatif, ils font figure de suppôts du colonialisme ; maisils bénéficient en même temps de certains préjugés favorables : lesenseignants de français ont la réputation d'être mieux formés, plussérieux dans leur travail…, comme l'affirme une directrice d'école(de formation arabisée d'ailleurs).

La formation des enseignants a été progressivement organisée. Aulendemain de l'indépendance on a créé un corps de moniteurs (recrutésavec le CEP) et un corps d'instructeurs recrutés (avec le BEPC) pourpallier le départ des enseignants français et parce que la demande descolarisation par les familles et les lois qui sont prises entraînentun afflux inédit d'enfants vers l'école. À partir des années 80 ontété créés des Instituts de technologies éducatives (ITE) où lesenseignants reçoivent une formation d'une année.

Les enseignants avec lesquels un entretien a été réalisé sont :

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Alger TimimounYamina (Y.)Djouher (Dj.)Fatéma (F.)Zakya (Z.)Samia (S.)

Naget (N.)Fatma (Fa)Kheira (K.)Ahmed (A.)Saïd (Sa)Abdelkrim (Abd.)

Analyses des entretiensConformément aux décisions retenues au cours des séances de

travail de l'équipe, on a recouru à l'entretien semi-directif. Celui-ci se propose de repérer les représentations des enseignants autourde leurs langues (ils sont tous bilingues, trilingues voirequadrilingues : arabe dialectal /arabe standard/français ; berbère –kabyle ou znaytiya, variété de Timimoun– /français ; berbère/arabedialectal /français, etc. ) et surtout autour de la langue française.

L'analyse est à la fois :• une analyse thématique ou de contenu : quelles langues sont citées,avec quelles dénominations, quels passeurs de langues avec quellesdénominations?• une analyse discursive qui tente de repérer les marques formellesde l'énonciation (le degré d'investissement du sujet dans sondiscours étant considéré comme pertinent), les marques discursivesrendant compte d'une proximité ou d'une mise à distance par rapportaux langues, aux variétés, aux normes ; les hésitations, reprises,répétitions, les discours rapportés.

Les répertoires langagiers des instituteurs.Les questions portant sur les constituants du répertoire

langagiers permettent de définir l’identité linguistique desinstituteurs. Dans tous les cas, on a à faire à un répertoire bi- ouplurilingue qui présente les caractéristiques suivantes :

Langues maternelles et langues secondes :Il s'agit surtout de l’arabe dialectal ou du berbère, chez les

kabylophones, en particulier ; ces langues premières sont évoquéesdans le contexte de l’enfance, souvent en relation avec la mère etdésignées par le syntagme langue maternelle.

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Parmi les enseignants de Timimoun, aucun n'a déclaré avoir pourlangue maternelle le znaytiya (variété locale de berbère) ; maistrois enseignants déclarent avoir appris le znaytiya plustardivement, après l'arabe : dans la rue et en particulier à lamosquée (pour Ahmed), dans le cadre de relations commerçantes (pourSaïd dont le père tient une boutique dans le ksar de Timimoun c’est-à-dire dans la vieille ville majoritairement berbérophone) ; après lemariage (pour Fatma dont l'époux et la belle-famille parlentznaytiya).

Ici une première différence apparaît entre Algérois etTimimouniens : les arabophones algérois sont moins dans la nécessitéd'apprendre le berbère –tandis que les berbérophones apprennent tousl'arabe (aussi bien dialectal que standard)– que les Timimounienspour qui la pratique du berbère semble davantage nécessaire aussibien dans les relations sociales que dans les relationsprofessionnelles. Les enseignants sont, disent-ils constammentconfrontés à cette langue, surtout lorsqu'ils sont affectés dans lesksours (villages environnants) où les populations sontmajoritairement berbérophones, souvent démunies et ont donc peu decontacts avec l'extérieur.

L'arabe standard (variété haute). Il est surtout mis en relation avec l’école, ce qui implique que

les enseignants l'ont appris dans ce cadre. Pour les enseignants lesplus anciens qui se trouvent pour la plupart à Alger, cetteacquisition est "superficielle" alors que pour les plus jeunes,majoritairement à Timimoun, elle est la langue d'acquisition desconnaissances et la langue dans laquelle ils se disent le plus àl'aise. Le contexte sociolinguistique des deux villes – déjà évoqué–explique aussi cela : la nécessité de maîtriser l'arabe standard –c'est -à -dire l'arabe écrit– est plus grande à Timimoun qu'à Alger.

Le français :Il n’est jamais spontanément donné comme langue maternelle donc

comme langue constitutive du répertoire de base. Cependant, il n'estpas absent des pratiques quotidiennes extra-scolaires, même si sonapprentissage est présenté comme lié à l'école. Le français peut êtreutilisé :– dans les familles, entre enfants surtout quand les aînés ou quandle père (c'est surtout lui qui est cité) ont la maîtrise de cettelangue ;

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– à l'extérieur avec des étrangers francophones. Cette seconde possibilité est citée surtout par les enseignants deTimimoun et plus souvent par les hommes que par les femmes :

D. c'est ça qui a décidé euh / qui explique que tu as été versl'enseignement du français ?Saïd. voilà +D. pourquoi pas l'enseignement de l'arabe ?Sa. euh + parce que / pas l'enseignement de l'arabe / parce quej'avais / d'ta l'heure + je te disais que j'avais des idées / j'avaisdes contacts avec les étrangers /D. ces contacts avec les étrangers + i te donnaient envie //Sa. voilà + d'aller / de pencher vers cette langue+

Ici aussi la différence entre Alger et Timimoun joue un rôle. Lenombre de locuteurs qui utilisent le français au quotidien estbeaucoup moins important à Timimoun qu'à Alger mais les contacts avecles étrangers sont plus immédiats à Timimoun qu'à Alger. Timimounfait partie des circuits touristiques du pays. Les infrastructureshôtelières n'étant pas très développées, l'hébergement chezl'habitant est fréquent. Saïd et Ahmed évoquent tous les deux le rôlequ'a joué pour eux le tourisme, surtout quand des relations d'amitiés'instaurent et leur offrent l'occasion d'aller eux-mêmes en France.Ahmed explique que les seuls moments où il parle français, en dehorsde sa classe, sont les appels téléphoniques qu'il adresse deux foispar mois à un ami français.

La distribution fonctionnelle. Les instituteurs parlent des contextes dans lesquels ils

utilisent les différentes langues. L’arabe dialectal et le berbèresont les langues privilégiées de la maison tandis que le français etl’arabe standard sont davantage liés à l’école. Mais cettedistribution est loin d'être stricte. En fait les pratiquesfamiliales sont le plus souvent présentées comme plurilingues : • Avec la mère ou belle-mère : utilisation de l’arabe dialectal ou duberbère (kabyle ou znaytiya), généralement de façon exclusive.• Entre enfants dans la maison des parents : utilisation de deux(pour les bilingues) ou trois langues (pour les trilingues).• Avec les enfants, le problème a surtout été évoqué avec lesenseignantes d'Alger, qui disent recourir au bi- ou au plurilinguismemais le français domine : « …beaucoup plus le français… », « …quand

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je m’adresse à eux, ça vient naturellement en français… » ;cependant, certaines d’entre elles signalent que la langueprivilégiée par leurs enfants lorsque ces derniers communiquent entreeux, y compris dans les familles où l’on parle kabyle, est l’arabedialectal. L’arabe standard est aussi évoqué en relation avec lesenfants : c’est au moment où les enfants sont scolarisés qu’en tantque mères, elles se sentent obligées d’apprendre l’arabe standard oude réactualiser leurs compétences dans cette langue. L’apprentissageou le retour à l’arabe standard est donc associé à leurresponsabilité de mère : « … quand mes enfants ont commencé à êtrescolarisés, il fallait les suivre et donc, je me suis mis tout desuite à apprendre avec eux… ». Ces déclarations rendent compte d'unenouvelle dynamique dans les pratiques familiales algéroises : uneplus grande présence de l'arabe dialectal et de l'arabe standard.

La dénomination des langues.À propos des deux variétés, formelle et non formelle d'arabe,

les réponses sont, souvent, dans un premier temps, ambigues, lesinformateurs ne trouvant pas nécessaire de préciser, de nommer lavariété. Les précisions arrivent lorsque l'enquêtrice relance. Onnote alors que la distinction entre les deux variétés est clairementperçue. Le tableau ci-dessous présente les principales dénominationsattribuées aux différentes langues.

arabe standard arabe dialectal berbère françaisarabelittéraire

arabe dialectal znaytiya français

arabe classique arabe normal zénète languefrançaise

languelittéraire

arabe kabyle

'arbiya fusha argot tamazightderdja

Trois choses sont à noter :Ces dénominations pour les langues endogènes appartiennent à ceslangues ou au français alors que les désignations du français sonttoujours données en français.La dénomination berbère est rarement utilisée. Ceci s'explique sansdoute pour les Algérois parce que le mouvement de revendication de lalangue et de la culture berbère a rejeté le mot berbère comme mode

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désignation de l'autre (et associé au signifié "barbare") et inscritdans les pratiques la désignation tamazight, plus gratifiante parceque désignation de soi et porteuse de valeurs euphoriques : "languedu peuple libre". À Timimoun, le terme berbère ne semble pas fairepartie de l'usage. Le français est l'objet de désignations "neutres".

Les modes d’appropriation du françaisLes modes et les degrés d’appropriation du français sont définis

à partir de trois éléments : les événements associés à l’acquisition età la pratique de la langue, les marques linguistiques utilisées pour direle degré de distance, de proximité ou d’affectivité que le locuteurentretient avec telle ou telle langue, les auto-évaluations c’est-à-direles jugements et appréciations portés par les informateurs sur leurspropres compétences et enfin les passeurs de langue, médiateurs parlesquels s'est construit le rapport aux langues.

Pour tous les enseignants l'événement majeur qui a déterminé lespratiques en langue française et leur orientation vers la professionest la colonisation avec les retentissements que cette expériencecollective continue d'avoir après l'indépendance. Cette expérience –théoriquement douloureuse et présentée comme telle par le discoursnationaliste– n'empêche pas des positionnements le plus souventpositifs à l'égard de cette langue : les marques linguistiquesindiquent plutôt proximité, affectivité positive et ce aussi bienpour les enseignants d'Alger que pour ceux de Timimoun. C’est,presque toujours de l’amour qui est exprimé, sans hésitation, etsoutenu discursivement par de nombreux adverbes, lexèmes verbaux ounominaux, métaphores appartenant au registre amoureux courant :

Extrait entretien Fatéma

D. moi, je t’écoute (rires) est-ce que tu aimais les cours defrançais? euh…est-ce que…comment ça se passait?F. i fallait bien les aimer quand même/ c’était ça/ i fallait étudieren langue française (rires)/ donc on les aimait très très bien/ yavait pas de problème…

Extrait entretien Yamina D. et donc le français par rapport à ça euh vous paraissait //Y. … non j'ai tout de suite aimé le français (…)…avec la languefrançaise / ça a été le coup de foudre… 

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Extrait entretien DjouherDj. j'aimais bien, c'était une langue que j'aimais ++ j'aimais lire +j'aimais écrire + ah j'aimais beaucoup écrire en français, j'aimaisbeaucoup écrire en français ++ j'aimais beaucoup les rédactions +d'ailleurs je garde toujours mes devoirs +

Cette empathie avec la langue française est quelque peu atténuéepar l'expression d'une contrainte comme cela apparaît dansl'entretien de Fatéma (Cf. annexe). La différence entre anciens etnouveaux enseignants et entre Alger et Timimoun ne semble pasapparaître à ce niveau.

Elle ne semble pas non plus vraiment dépendante des auto-évaluations qui sont produites dans les discours. L'évaluation descompétences est déterminée par les évaluations scolaires : certainsenseignants disent qu'il étaient bons ; d'autres, les femmes surtout,qu'elles étaient moyennes et justifient cela par les résultatsobtenus à l'école. Ici aussi la différence entre Timimoun et Alger nes'exprime pas vraiment ni l'opposition anciens / nouveaux alors queles pratiques témoignent à ce niveau d'une maîtrise très inégale.

Les principaux passeurs de langues évoqués sont les enseignantsque ces instituteurs ont eus pendant leur propre scolarité, et enparticulier les enseignants français, le contexte familial, lescontacts avec les étrangers francophones (on a vu que ceciconstituait une différence entre Alger et Timimoun) et les livres. Onnote à propos de cette dernière catégorie de passeurs que si tous lesenseignants affirment aimer la lecture, lire (beaucoup), ils sontsouvent pris au dépourvu quand on leur demande de citer des nomsd'auteurs ou des titres de livres qu'ils ont lus ou qui ont contribuéà les orienter vers l'enseignement du français. Ceci laisse supposerque les pratiques de la lecture ne sont pas aussi intensives quecela.

Une étude détaillée des modes d'appropriation du français montredes positionnements complexes. Tout se passe comme si les enseignantsvoulaient être à la hauteur du personnage emblématique que doit êtrel'enseignant et en particulier l'enseignant de français. Il faudraitmettre en relation ces discours avec les images qui circulent dans lasociété et aussi avec le fait que tous ces enseignants qui pour laplupart n'ont pas choisi de l'être ont besoin, au moins dans le cadrede l'interaction qu'ils ont avec l'enquêtrice, enseignante elle-même– et à l'Université–, de présenter une face positive et gratifiante.

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6.1.4. Les catégories d'analyse du discours des instituteursalgériens

Conformément aux axes de réflexion retenus pour l'ensemble de larecherche, on a tenté de repérer quels modèles de français sontactualisés dans les discours des enseignants algériens. Ces modèlesémergent à l'occasion des récits qu'ils font de leur carrièreprofessionnelle, de leur pratique de classe et de ce qu'il disent descompétences linguistiques de leurs élèves. L'alternance codique estun autre thème sur lequel ils sont interrogés. Cette quatrième partierend compte de ces différents éléments.

Les modèles langagiers de français Pour repérer à travers les discours les types de normes et

modèles de français privilégiés, on s'appuiera essentiellement, ici,sur ce que les enseignants disent de leurs pratiques en classe.

Entretien avec AhmedA. pour moi un ilev + comment on va lui / comment on va lui parlerpar exemple / comment on va lui apprendre an auxiliaire être + unverbe d'état + il faut que l'élève + enfin + i + i + il lit la phrasebien + lorsqu'il arrive à lire + au + au CEM + i va attaquer leniveau de euh + enfin + ce n'est pas négligé totalement + i fautdonner / i faut valoriser la lecture au primaire + parce que lalecture c'est très important +

Entretien avec FatémaD. mais qu’est ce que vous vouliez obtenir vous de vos ++ qu’est ceque tu veux obtenir toi de tes élèves à travers ton enseignement ?F. qu’est ce que je voudrais obtenir ? + j’aurais aimé que mes élèvessachent lire + comprendre ce qu’ils lisent + surtout ça + surtout ça++ et :: exprimer par écrit ce qu’ils pensent + pace que quand on esten classe+ face à ses élèves + on sent qu’ils ont envie de direquelque chose mais i n’arrivent pas à le dire + ça c’est très trèsdur + je sais pas ++ on se débat vraiment dans :: tous les moyens +toutes les méthodes pour arriver + on arrive pas + franchement onarrive pas + surtout ces dernières années c’est très dur + on arrivepas à obtenir c qu’on veut ++D. quand tu dis euh :: arriver à obtenir par écrit + ça veut direque l’oral c’est pas important?

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F. si + moi j pense que si il s’exprime bien il pourrait quand mêmeécrire ce qu’il dit +D. ça veut dire quoi s’exprimer bien en français ?F. s’exprimer bien ? c’est dire c’ qu’on pense euh correctement biensûr + en respectant le fonctionnement de la phrase +D. par exemple?F. faire une phrase sans faute + je n’ sais pas moi + y a des élèvesqui euh qui voudraient bien me dire quelque chose et pis quin’arrivent pas + i n’arrivent pas vraiment à ::: faire une phrase enfrançais + i commencent + bien sûr mais :: c’est pas tout à fait ça +D. mais quand tu dis i n’arrivent pas à faire une phrase en français+ ça veut dire qu’ils manquent de vocabulaire ou ça veut dire qu’ilsn’arrivent pas à organiser une phrase ?F. oh même s’ils ont le vocabulaire + i n’arrivent pas vraiment àorganiser une phrase + j crois que c’est l’agencement de… (rires) laphrase +++ même s’ils ont le vocabulaire hein + même s’ils ont levocabulaire i n’arrivent pas + c’est dû à quoi ? + franchement(rires) je ne sais pas +D. ce que je voudrais c’est que tu m’expliques un ptit peu pourquoitu dis qu’ils n’arrivent pas + ce qu’ils n’arrivent pas à faireexactement et qu’est ce que ça voudrait dire pour toi j’aimeraisqu’ils parlent correctement +F. pace que notre but c’est ça + si l’enfant n’arrive pas às’exprimer donc il ne peut pas communiquer ++ et comprendre quandmême ce ::: qu’il lit +D. s’exprimer ça veut dire quoi ?F. oralement hein?D. mm F. s’exprimer ORAlement + voilà + pace que même s’il voit quelquechose ou bien s’il ressent quelque chose + il ne peut pas dire cqu’il :: je n sais pas c qu’il lui manque ++D. mais dans l’enseignement vous faites quoi exactement ? qu’est ceque tu fais ? qu’est ce que tu essayes de faire ? quels sont lestypes d’exercices ?quels sont les objectifs que tu te fixes dans tonenseignement ?F. on fait de la lecture +++D. pourquoi est ce que tu fais de la lecture ?F. on fait de la lecture et de la compréhension + on fait de lalecture hein + on fait pas du déchiffrage hein + d’ailleurs oncommence toujours par ça + on fait lire !!

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Chez tous les enseignants la norme de référence est d'abord etavant tout l'écrit. les deux extraits rapportés ici le montrent bien.Et l'apprentissage de l'écrit passe d'abord et avant tout par lalecture. On voit comment Fatéma, poussée par l'enquêtrice à parler del'oral, revient inéluctablement à la lecture et avoue que sonenseignement commence toujours par la lecture. On voit aussis'exprimer ici une tendance prescriptive qui s'incarneessentiellement dans la maîtrise de la syntaxe (la structure de laphrase).

Ce modèle que les enseignants reprennent à leur compte est à lafois, pour ceux qui ont été scolarisés avant l'indépendance unhéritage de l'école française, pour les autres une soumission auxinstructions pédagogiques qui accordent (Cf. ci-dessous) la prioritéà l'enseignement de l'écrit et de la lecture.

Les compétences des élèves sont évaluées par rapport à ce modèle: elles sont majoritairement considérées comme déficientes : lesenseignants anciens se réfèrent, pour produire leurs évaluationsnégatives à la période de la pré-arabisation et rendent implicitementcelle-ci responsable des échecs des élèves. C'est surtout le cas pourles Algérois. Les Timimouniens évoquent plutôt le contexte local :les élèves et, en particulier ceux des ksours, n'ont pas de contactavec le français.

Dernière remarque, enfin, qui mériterait une analyse plusdétaillée des productions des enseignants : une différence très nettedans le niveau de compétence en français se dessine entre lesAlgérois et les Timimouniens. Sur les six enseignants Timimouniens,quatre réalisent des confusions phonologiques (entre /i/ et /e/,entre les nasales etc. ), des formes syntaxiques non normées, desconfusions lexicales etc. ce qui n'empêche cependant par leurdiscours d'être fluide. Mais ces enseignants sont aussi les plusjeunes : ils ont été scolarisés après l'arabisation du systèmeéducatif.

L'alternance codique. Les questions de l'enquêtrice tentent d'amener les enseignants à

dire : – s'ils utilisent une autre langue, et en particulier les languesconstitutives du répertoire langagier des Algériens (les deuxvariétés d'arabe et le berbère), que le français dans le cadre del'interaction pédagogique ;

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– si les élèves utilisent une autre langue que le français dans laclasse ;– quel est leur positionnement par rapport à l'alternance codiquedans la classe.

L'analyse porte, donc, ici, sur les représentations que desenseignants de français se font du recours au bilinguisme ou auplurilinguisme et plus précisément à l'intervention de la languematernelle et/ou de l'arabe scolaire dans la classe et se proposed'étudier quelles postures ces enseignants déclarent vis à vis despratiques bilingues en classe. À titre d'exemples, sontsuccessivement étudiées les déclarations de Yamina (Bab-Ezzouar), deFatéma (Belcourt) et de Naget (Timimoun):

Entretien avec Yamina– Premier extraitD. est-ce que les élèves utilisent l'arabe en classe ? +Y. je leur ai appris à n'utiliser QUE le français en classe +D. et vous + il vous arrive d'utiliser l'arabe pendant le cours ?+Y. il y a des professeurs qui mélangent + MOI je l'ai jamais fait +je n'utilise pas du tout l'arabe++ parce que +parce qu'avec cinqheures !

Dans cette première partie de l'entretien, on peut relever lesmarques discursives suivantes :• dénégations qui sont produites en gradation, par l'utilisation dedifférentes formules négatives : jamais, pas du tout, insistance sur QUEqui suit ne ;• opposition que Y. pose entre les enseignants qui recourent aubilinguisme en classe et elle qui n'y recourt pas : il y a desprofesseurs /moi ; Y. ici explicite l'implicite contenu dans laquestion de D. : il y a des enseignants qui alternent en classe ;elle le sait et se positionne par rapport à de tels enseignants.• utilisation du mot mélange, souvent chargé de connotationsdépréciatives dans le contexte algérien pour désigner l'alternancecodique dont nous avons vu, qu'en contexte algérien, elle étaitsouvent perçue négativement.

Y. développe aussi, dans cet extrait, un argument justificatifde type pédagogique, comme pour atténuer sa position de principe quipourrait ne pas être appréciée par la linguiste que représente D. :parce que + parce qu'avec cinq heures ! L'explication reste en suspens : Y.

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laisse le soin à D. de comprendre et implique l'évidence de lajustification qu'elle énonce.

À un autre moment de l'entretien, Y. explique que pour lesexercices de développement de la compétence orale, elle fait parlerles élèves sur des aspects de leur vie quotidienne comme le marché,l'aïd, le mouton de l'aïd, etc. D. croit saisir dans ces situationsde communications provoquées et qui ont trait à des activitésquotidiennes et en particulier festives, une occasion pour les élèvesde recourir aux langues de la maison, y compris dans le contexted'une classe où l'enseignant dissuade –à ce qu'il dit– de le faire.C'est pourquoi, D. relance :

Second extrait D. et si les élèves parlent arabe ? +Y. entre eux ? + je leur dis + parle-lui en français ++ il vaut mieuxle dire en français + même quand c'est faux + + ils comprennent(inaudible) madame+ je peux le dire en français même si c'est faux ?

On voit ici que la réponse de Y. se présente sous la forme de :• discours rapportés (celui qu'elle-même se prête et celui qu'elleprête aux élèves) et qui servent d'illustration de sa démarche ;• auto-reformulations (ordre : parle-lui en français suivi d'uneformulation plus atténuée et évaluative : il vaut mieux le dire enfrançais) ;• hétéro-reformulation (à travers le discours rapporté de l'élève).Ici encore, Y. réaffirme un positionnement contre le bilinguisme enclasse, mais insiste sur la nature de la démarche qu'elle utilisepour éviter que les élèves y recourent : dissuasive plutôtqu'autoritaire ; elle insiste, en outre, sur le fait qu'elle chercheà obtenir de la part des élèves l'expression plutôt que le respectdes normes grammaticales comme le montrent les différentesreformulations : même quand c'est faux / même si c'est faux.

Dans la suite de l'entretien, Y. produit une série d'anecdotesqui ont pour objectif de justifier la justesse de son comportementpédagogique en montrant les effets, positifs à ses yeux, de sesexigences. Ainsi :• elle explique que le directeur lui demande dans les relations qu'ila avec elle et la classe de lui envoyer un ou une élève qui parlearabe, ce qui est paradoxal, puisque tous les élèves sont censésparler l'arabe ; mais Y. suggère, ainsi, que sa classe est d'abord et

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avant tout perçue, par le directeur, comme le lieu d'expression enfrançais :ba'tili-tilmid-jahdar-bel'arbiya1 "envoie-moi un élève qui parle l'arabe"• elle raconte aussi, à propos des élèves :ils ont acheté des livres en français++ des comptines ++• elle parle des attitudes des élèves qu'elle rencontre à l'extérieurde l'école, dans le quartier, rapporte le discours d'une mère :en dehors + ils parlent français à la maîtresse + j'ai apprisbeaucoup de choses en français avec mon fils

On voit donc comment toute une argumentation se construit enréponse à ces questions qui tentent de savoir quelles représentationsY. se fait de l'alternance codique à l'école. Tout en affirmantqu'elle n'utilise pas d'autre langue que le français, qu'elledissuade avec compréhension et non de façon autoritaire les élèvesd'y recourir, elle justifie son attitude par des raisons pédagogiquesqui tendent à montrer, d'une part, que sa démarche donne aux élèvesplus d'occasions d'entendre et de parler du français, d'autre part,qu'elle développe donc, chez eux plus d'intérêt pour la langue. Onvoit aussi comment Y. construit, dans le même temps, son identité delocutrice et de maîtresse de français (cf. discours rapportés citésqui témoignent que les élèves lui parlent français à l'extérieur del'école et que le directeur lui demande de ne lui adresser que desélèves parlant arabe).

Entretien avec Fatéma. – Premier extraitD. ils te la (l'information) rapportent en quelle langue ?+F. en français+ ils essayent quoi+ me disent madame on a vu ceci+ enles aidant bien sûr+ i z’essayent!!D. i z’utilisent pas du tout l’arabe!!F. ah jamais+ en cours de F+ non++D. pourquoi?comment ça se fait ?+F. parce que je ne le leur permets pas +ah NON +au cours de françaison DOIT parler en français + même si c’est mal dit ça n fait rien ++D. quand il arrive que des élèves parlent l’arabe + qu’est ce que tudis ? +F. non + mais ils le savent avec MOI+ en début d’année+ i savent TRES/TRES BIEN qu’on ne doit pas utiliser l’arabe +

1 L’arabe dialectal est transcrit en caractères italiques gras.44

On voit que F. se positionne contre le fait que les élèvespuissent utiliser leur langue maternelle à l'école. Le positionnementest beaucoup plus fermement exprimé par une série de marquesdiscursives : la fréquence d'apparition du verbe devoir, la successiondes négations, l'insistance sur certains modalisateurs, la hauteur dela voix… Tout ceci prend l'allure d'un véritable interdit.

Second extraitD. qu’est ce que tu leur dis ? + comment tu leur dis ça ? +F. ben à chaque fois qu’il essayent d’intervenir en arabe+ je lui disj suis désolée tu es en cours de français tu dois t’exprimer en F++ jlui dis avec ta maîtresse d’arabe tu t’exprimes en F? + quand tu neconnais pas quelque chose ? + non madame je n le fais pas + donc en Faussi tu ne dois pas le faire+ d’ailleurs j vais te dire une chose+en composition d’arabe: i z’avaient un mot à expliquer + à expliquer+c’est formidable!+ j’ai aimé ça + i z’avaient un mot à expliquer +c’était ++ euh+ qu’est ce que c’était ? + déplacer + le mot devaitêtre expliqué en arabe + elle me dit + madame je connais F. jamais/ jamais/ je n m’exprime qu’en F/ jamais en arabeD. et quand tu les vois en dehors de la classe ?F. TOUJOURS EN FRANÇAIS + TOUJOURS +TOUJOURS + que ce soit à larécréation + que ce soit dans la rue + TOUJOURS EN FRANÇAIS+ je croisque c’est le seul moyen de les stimuler pour leur permettred’utiliser un peu la langue et apprendre à parler bien sûrD. mm +F. ah oui + d’ailleurs je leur fais comprendre que je ne comprendspas l’arabe + comme ça + ils n’essayeront pas du tout + je leur disj’ suis désolée + je ne comprends pas un mot d’arabe + si vous avezenvie de me dire quelque chose + vous venez me le dire en français +et bien sûr les élèves qui n savent pas s’exprimer très bien enfrançais + ils le disent à leurs camarades + tu vas dire à lamaîtresse ceci cela et alors l’élève qui s’exprime bien en françaisva dire ++ madame il t’a dit… (rires)++D. ça veut dire qu’entre eux tu les entends s’exprimer en arabeF. un ptit peu oui+++

De nouveau, dans cet extrait, le ton est énergique ; lesdifférents marqueurs verbaux et non verbaux traduisent un discoursqui martèlent une conviction : il ne convient pas d'utiliser l'arabeen classe. Nous avons bien là une représentation stigmatisante del'alternance en classe. Les justifications avancées sont d'ordre

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pédagogique : c'est ainsi que les élèves apprendront le français. F.se construit elle aussi, par et dans ce discours, une imagegratifiante, à ses yeux, de l'enseignante de français. On notera,cependant, la chute de l'extrait qui reconnaît sur une tonalité moinspéremptoire et qui se présente sous forme atténuée, que les élèves,en dépit des injonctions de la maîtresse, recourent à l'arabe.

Entretien avec Naget.D. et…alors dans la classe+ comment tu fais avec les enfants+ tuparles uniquement le français wulla tu mélanges ? Et l'arbiya ?N. alors ++ finalement + puisque les ilèves i parlent mieux en zénètequ’en arabe et + notre dialecte n’est pas vraiment comme le dialectede ces gens ++ ces personnes là + on n’a pas le même dialecte + alorsc’est difficile de parler avec eux en dialecte + des fois je suisobligée de dire ++ de parler en arabe classique + j’dis en arabeclassique si… par exemple si…vraiment y a quelque chose qui estdifficile + je peux plus leur expliquer en français et ils n’arriventplus à vous suivre + moi je suis obligée à parler en arabe classiquemais pas en dialecte + et pas en dialecte parce que je comprends pasvraiment la langue ++

La question de D. est elle-même formulée en alternance codique. Celatient sans doute à ce que N. est, à ses yeux, moins familiarisée avecla langue française que les autres enseignantes interviewées; parailleurs, l'alternance codique dans les conventionsconversationnelles algériennes instaure la connivence et réduit lesdistances liées aux rôles et statuts des interactants. N. expliquequ'il lui arrive de recourir à l'arabe classique en classe. Pourjustifier ce comportement, elle développe tout une série d'argumentspar lesquels elle affirme que la différence de répertoire entre lesélèves et elle est telle qu'il ne leur reste en commun que l'arabe del'école. C'est celui qu'elle utilise comme médiation vers la languefrançaise. On ne trouve chez N. aucune représentation négative decette pratique de l'alternance. Elle la conçoit même comme unenécessité pédagogique. Le fait que l'autre partenaire du françaissoit l'arabe classique –variété scolaire et prestigieuse– et non ledialectal ou le zénète explique peut-être cette tolérance qu'exprimeN. vis-à-vis du recours à l'autre langue.

On voit nettement se dessiner deux types de représentations visà vis des pratiques bilingues dans la classe :

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– des représentations négatives qui s'appuient sur des argumentspédagogiques, – des représentations moins négatives, sans être vraiment positives,qui s'appuient elles aussi sur des arguments pédagogiques.

En croisant les différents paramètres qui identifient nosenseignantes –parcours scolaire, répertoire langagier, formation–ainsi que ceux qui caractérisent les contextes d'enseignement –situation sociolinguistique locale, répertoire linguistique desélèves, origine citadine ou rurale des élèves–, on peut dégager uncertain nombre d'hypothèses pouvant expliquer les différences quiapparaissent entre les représentations actualisées dans lesentretiens que nous venons de présenter.Y. et F. appartiennent à des générations qui ont reçu une scolaritéen français beaucoup plus importante que celle à laquelle a étésoumise N. Leur formation effectuée dans des ITE de la capitale etpoursuivie à l'occasion de journées pédagogiques régulières a pu lesconvaincre du credo pédagogique : enseigner une langue par une languesans recourir à l'alternance ou au bilinguisme dans la classe. Lepublic d'apprenants dont elles ont la charge est, lui aussi,différent : les élèves d'Alger sont plus souvent et plusrégulièrement au contact de la langue française que ceux des ksoursdes environs de Timimoun.

6.1.5. Une observation de classe

Comme annoncé (I.2.) précédemment, une observation de classe aété réalisée dans l'une des deux écoles de Bab-Ezzouar. Pour desraisons liées aux conditions dans lesquelles cette observation a étéorganisée, la leçon n'a pas pu être enregistrée, elle a seulementfait l'objet d'une prise des notes. Cette observation a eu lieu en 4e

année du primaire, année où commence l'apprentissage du français(depuis 2004, cet apprentissage est avancé en seconde année : Cf.IV.1) . Il s'agit d'une classe confiée à Samia (S.). Cetteobservation isolée ne prétend aucunement être représentative. Elleprésente l'intérêt d'avoir été réalisée dans la classe d'uneenseignante qui accordera, ensuite, un entretien. Elle permet donc demettre en regard les pratiques déclarées de cette enseignante avecses pratiques effectives. Mais il faut aussi souligner l'aspectformel de cette observation puisque qu'il s'agissait, en fait, d'uneleçon réalisée dans le cadre d'une inspection et que l'enquêtrice,D., accompagnait l'inspectrice –qui avait été son élève à

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l'Université d'Alger. D., avait cependant, rencontré l'institutriceS. une semaine afin d'obtenir un rendez-vous pour l'entretien ; c'estl'institutrice, elle-même, qui lui avait proposé d'assister à laleçon. Enquêtrice et inspectrice s'installent au fond de la classe àune table d'élève tentant de se faire oublier. Les élèves semblentsubir moins que la maîtresse cette présence étrangère à la classe.Cette dernière se sent comme sous surveillance : à plusieursreprises, elle se décentre de la leçon pour adresser à D. et àl'inspectrice des commentaires à propos des difficultés de tel ou telélève.

Objectifs. La leçon avait pour objectif d'amener les élèves à acquérir les

différentes graphies (g ou g+u ou g+i-e) correspondant auxphonèmes /z2/ et /g/. lectures et d'orthographe. On comprend durantle déroulement de la leçon que la graphie j du phonème /z/a déjà étéenseignée. En effet, une élève intervient au cours de la leçon pourcorriger une de ses camarades : E. madame elle a écrit le JE de jardin

Déroulement.Un petit texte fabriqué constitue le point de départ de la leçon

:Maman est dans la cuisine.Ce matin, maman a préparé un bon gâ teau. Salima le re ga rde. Maman lui coupe un gr and morceau. Elle le man ge vite. Salima a sali sa fi gu re. Les différentes graphies sont soulignées par la maîtresse.Les activités proposées : – Lecture du texte avec vérification du choix du phonème approprié augraphème.– Vérification de la compréhension : elle porte essentiellement surle lexique. Consigne : S. : est-ce qu'on a compris ?– Exercice : recherche de mots contenant les graphies ou phonèmes (ladifférence n'est pas toujours très nette). Consigne : donnez-moimaintenant des mots avec gé ou gu– Écrit : les élèves écrivent quelques un des mots trouvés par eux,d'abord sur l'ardoise puis, après correction, sur le cahier declasse.– Synthèse : S. qui veut me dire encore qu'est-ce qu'il a appris ?

2 Il s’agit du phonème correspondant à la graphie je (et pas du phonème /z/).48

Modèles de français proposésLa leçon a donc surtout été consacrée à un point d'orthographe.

Mais les activités ont sollicité aussi bien l'oral que l'écrit. Uneminorité d'élèves est intervenue. Il s'agit, semble-t-il, d'élèvesqui ont, déjà, l'habitude de s'exprimer en français et qui ont acquisun certain métalangage. Les réponses suivantes formulées pourrépondre à différentes questions de la maîtresse en témoignent :

E1. madame elle a écrit le JE de jardinE2. madame + devant deux consonnes

S. des moustaches ? pourquoi S ?E3. parce que c'est le pluriel + madame

Rôle de l'alternance.Aucun exemple d'alternance codique ni de la part de la maîtresse

ni de la part des élèves n'a été noté durant le déroulement de laleçon. L'arabe n'est pas apparu du tout. Les déclarations quel'enseignante produira dans l'entretien ont, semble-t-il, bien uneréalité dans la classe :

D. les élèves utilisent l'arabe des fois + dans la classe ?S. je leur ai appris à ne parler que français dans la classe ++ y ades professeurs qui mélangent + moi je l'ai jamais fait + jen'utilise pas du tout l'arabe + parce qu'avec cinq heures +++

Variabilité des formes de français. On les entend surtout du côté de la maîtresse. Deux variétés

semblent structurer ses pratiques en classe. La variété scolaire semanifeste uniquement en relation avec les activités qu'elle propose,dans les exemples qu'elle suggère et dans les corrections qu'elleeffectue à propos de productions émises par les élèves. Sesinterventions, dans ce cas, sont d'ailleurs très souples, elle évited'insécuriser les élèves, tente de les amener à s'entre-corriger :

Exemples :S. tu as fait une faute c'est pas grave

E. Selma elle regarde S. tu as dit SELMA + c'est pas la peine de dire ELLE

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(On note que cette reprise par un clitique est effectuée uniquement àpropos du texte, S. n'interviendra pas quand, dans l'interaction, desélèves produiront de telles formes)

S. votre camarade il a écrit ? E. madame elle a écrit le JE de jardin

La seconde variété relève davantage d’un français courant oral ;elle est beaucoup plus présente dans la classe puisque c'est danscette variété que s'effectue toute la relation maîtresse / élèves. Onnote ici que la maîtresse recourt, par exemple, à la reprise clitiquedu sujet – dont F. Gadet (1989, Le français ordinaire, A. Colin, Paris)considère que c'est "un stéréotype d'oral ou de parler familier" (p.170)– alors qu'elle avait repris une élève qui l'utilisait pendant unexercice. S. produit : votre camarade il a écrit ; la maîtresse ellepeut en avoir ; qu'est-ce qu'elle a dit tout à l'heure la maîtresse?

6.1.6. Une leçon modèle.Dans la partie consacrée à la description chronologique de la

recherche, D. Morsly a expliqué qu'elle avait participé à une leçonmodèle réunissant une inspectrice, des enseignants de français dufondamental et des élèves de 9ème AF, c'est-à-dire de dernière annéede l'enseignement du fondamental. Les différentes étapes de cetteleçon ont, aussi, été décrites.

Objectifs et déroulement .La leçon est consacrée à la compréhension de l'écrit.

L'inspectrice fait un exposé théorique sur l'écrit, en rappelant lesinstructions ministérielles (qui préconisent, au niveau du secondpalier du fondamental, l'enseignement de l'écrit) et en s'appuyantsur des travaux de chercheurs français, en particulier SophieMoirand. La leçon se déroule sur le mode de l'interaction avec lesenseignants (27 enseignantes et 2 enseignants !) à qui l'inspectricedemande de définir quelles sont, selon eux, les tâches à entreprendredans le cadre de l'enseignement de l'écrit. Sont citées : lacompréhension, la définition du type textuel et des caractéristiquesde l'écrit, la ou les différentes lectures… Une enseignante, Yamina(Y.), avec qui un entretien sera réalisé, est ensuite chargée deproduire devant toute l'assistance, une leçon devant les élèves. Letexte choisi est un texte argumentatif. Y. se fixe donc pour objectif

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de faire acquérir l'argumentation. Les élèves sont invités à mettreen évidence les caractéristiques argumentatives du texte proposé,c’est-à-dire à rendre compte de la construction argumentative dutexte, à repérer les connecteurs de l'argumentation et les argumentscontradictoires (pour et contre) utilisés par l'auteur du texte. Lesactivités proposées sont essentiellement métalinguistiques : lesélèves ne produisent pas, ils analysent. Le nombre d'élèves quiintervient est restreint : ils sont peu sollicités par l'enseignante,ils semblent intimidés par la situation excessivement formelle.

La leçon proprement dite est suivie d'une évaluation entreprofessionnels. Le débat s'engage sur:– La longueur du texte excessive pour certains, inévitable si on veutavoir une cohérence pour d'autres. – Le poids de l'écrit et de l'oral. L'inspectrice signale, qu'endépit des Instructions officielles, " on peut introduire l'unitédidactique à partir d'un débat oral, sur un sujet d'actualitémotivant". Elle ajoute à l'adresse des enseignants : "Vous n'êtes pasobligés de partir de l'écrit. On ne peut pas supprimer l'expressionorale".

On devine ici un conflit entre les recommandationsministérielles qui privilégient l'enseignement de l'écrit et lespraticiens sur le terrain qui, sans doute, constatent que l'oraln'est peut-être pas suffisamment maîtrisé.

Variabilité des formes de français.Aucune intervention de l'arabe, peu ou pas du tout de variation

dans les formes de français utilisées durant cette longue matinée. Lefrançais scolaire et spécialisé domine. Cela tient, bien sûr, audegré de formalité important de la situation, liée à la nature del'exercice (un enseignant fait cours devant ses collègues), à laprésence de deux formes d'autorités, l'une pédagogique etadministrative représentée par l'inspectrice, l'autre universitairereprésentée par l'enquêtrice, mais aussi à la tâche elle-mêmeentièrement axée sur une réflexion didactique.

Voici un premier état des résultats obtenus par l'analyse desentretiens réalisés à Alger (dont une partie a été publiée : "Desinstituteurs algériens et de leurs langues. Représentationslinguistiques", La place des formes d'expressions populaires dans ladéfinition d'une culture nationale, Colloque de Tizi-Ouzou, Novembre1999).

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6. 2. Sénégal

6.2.1. Recherche sur les pratiques et représentations linguistiquesdans le cadre scolaire

Les entretiens avec les enseignants nous ont permis, entreautres analyses, de mettre en relation:- les représentations vis à vis des langues et de leurs proprespratiques linguistiques et langagières- les conceptions de l’enseignement/apprentissage et les pratiquesdéclarées- les déclarations sur les modèles linguistiques de référence et ceuxde l’environnement- les évaluations du français des élèves.

6.2.1.1. Illustration : présentation et analyse de l’entretien de MmeS.

Madame S., 45 ans, enseigne à l’école Manguiers depuis 18années, elle est née à Djourbel, dans une région traditionnellementhabitée par des Sérères et des Wolofs. Elle se présente comme ladoyenne de l’école. Elle a été à l’école, à Thiès, jusqu’à latroisième puis elle est allée à Dakar terminer ses étudessecondaires. Son père était fonctionnaire (chef de gare) et sa mère,secrétaire de Direction. Son père parlait wolof et français et samère parle pulaar, wolof et français.

Répertoire linguistique :

28. M3. combien de langues parlez-vous ?29. S. français wolof ++ je suis toucouleur mais analphabète (rires)parce que moi ma maman est toucouleur mon papa est peul mais monpapa ne comprenait pas ++ du côté maternel on parle bien le pulaar ++du côté paternel on comprend pas c’est pour ça qu’on le parle pas

3 M : M. Dreyfus, enquêtrice. D : Diadié, enquêteur, S. : Mme S., enseignante ; leschiffres reprennent la numérotation des tours de parole.

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chez moi30. M. donc vous avez toujours parlé +31. S. wolof

A la question posée, qui appelait une réponse d’ordrequantitatif, Mme S. répond en nommant les langues qu’elle parle, lalangue française est citée en premier, le wolof en second maisaussitôt S. glose et modalise, en quelque sorte, sa réponse en seprésentant et en s’identifiant comme toucouleur “ je suistoucouleur”, qui est le groupe de sa mère, et en justifiant l’abandonde “sa” langue qu’elle ne parle pas. Elle oppose, dans son discours,son identité – qui est celle de sa mère (son père est peul) - et laperte de la langue du groupe auquel elle s’identifie “ je suistoucouleur mais analphabète” ; la dénomination d’analphabète, qu’ellesouligne par des rires, peut être prise ici comme une image quiexprime l’incongruité de ne pas savoir ni lire ni écrire la langue deses parents. A la dénomination occidentale de la langue “peul”associée à la famille du père fait écho la dénomination africaine de“pulaar », parlée par la lignée de la mère “du côté maternel on parlebien le pulaar ». L’évocation du contexte familial et des languesassociées au père ou à la mère est marqué aussi par le déplacementénonciatif du “je” : “je suis Toucouleur” au “on” : “ du côtématernel on parle bien (…) du côté paternel on (…)” et des contrastessur la désactualisation /actualisation des procès « ne comprenaitpas » vs « comprend pas, parle bien ». L’ordre dans lequel leslangues sont citées au début de l’échange est ensuite neutralisépuisque seul le wolof est mentionné à la fin de l’échange comme étantla langue qu’elle a toujours parlée, par contraste avec le pulaar.Aucun déterminant possessif n’est associé au wolof et au français ;ces langues apparaissent le plus souvent sans aucun déterminant nilexèmes qualificatifs.

Plus loin, au cours de l’entretien, elle précisera qu’elle parleparfois le français avec sa mère, et le pulaar :

201. M. et elle (la mère) parlait français avec vous ? 202 S. oui jusqu’à présent même203 M. quand vous étiez petite quand vous alliez à l’école ?204. S. quand on était petite + on parlait plutôt wolof à la maison205. D. avec le papa aussi ?206. S. non mon papa c’est lui qui ne comprenait pas pulaar ( ?) ++c’est pour ça que nous + on ne le parle pas ++ mais ma mère du côté

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maternel on parle pulaar207. M. mais c’est vous qui m’avez dit que vous avez appris le pulaartoute seule ?208. S. je me débrouille209. M. comment vous l’avez appris avec qui ?210. S. avec la famille maternelle on y parle pulaar ici même dans cemilieu + le gardien + avec sa famille

Elle juge que le wolof est la langue dans laquelle elle est laplus compétente, parce c’est la langue la plus fréquemment utilisée :« certainement c’est le wolof parce que c’est lui qui est le plususité + ce doit être lui ».

Elle se déclare moins compétente en pulaar, “ je me débrouille”“ enfin je n’ose pas dire qu’il est bon mais on se débrouille » etelle déclare le parler avec sa mère « on le parle un peu (…) detemps en temps ».

Langues utilisées en famille :

Le même ordre, français, wolof, réapparaît quand S. cite leslangues utilisées en famille, avec ses enfants, ces deux langues sontnommées sur le même plan, et semblent, à priori, non différenciéesdans l’usage :

45. M. quelles langues parlez-vous avec vos enfants à la maison ? 46. S. on parle français et wolof47. D. sans distinction ?48. S. sans distinction

Mais la reprise de la question par l’autre enquêteur (Diadié)qui demande une précision, l’amène à nuancer cette premièreassertion ; l’ordre des langues apparaît alors inversé, wolof enpremier puis français, et l’usage, différencié : « où on parle lewolof et des fois le français » par rapport aux situations et auxinterlocuteurs ; le français est alors replacé dans un espace-tempsbien délimité « au moment d’étudier » et en référence quasi exclusifà son usage scolaire. Le français n’apparaît utilisé dans la famillequ’avec les parents, qui en sont, en tant qu’enseignants, lesdétenteurs légitimes, les autres personnes dans la famille ont unrôle de « passeur » du wolof .

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49. D. ou bien à des moments précis vous utilisez ++50. S. où on parle le wolof et des fois le français51. D. en quelle occasion par exemple ?52. S. par exemple 53. D. oui54. S. tous les jours au moment de manger par exemple on parle wolofsi y a les bonnes .si y a d’autres personnes qui sont là-bas ++sinonau moment d’é- d’étudier on parle français55. M. et eux les enfants qu’est-ce- qu’ils parlent le plus souvent ?56. S. le plus souvent wolof quand même parce que on n’est passouvent à la maison et le .personnel domestique ne parle pas français

Mme S. repère certaines variations linguistiques chez lesjeunes, variations qu’elle stigmatise et qu’il faut selon elle“canaliser” car “ ce n’est pas correct” ; là aussi ces variationssont jugées comme un écart par rapport à la norme prescriptive etexogène du français :

236. M. vous me parliez du français des jeunes++ vous disiez que lesjeunes mélangent du wolof au français + de l’anglais+ + et vosenfants là ils parlent français237. S. ils ont même cette tendance parce que c’est leur génération +c’est ce qu’ils entendent dans la rue + ils ont eu aussi tendance àle faire mais on essaie de les canaliser + on leur dit qu’il ne fautpas dire ça + que ce n’est pas correct +

L’acquisition/apprentissage du français

Elle s’est faite dans un espace bien particulier, l’espacescolaire ; cet espace est ordonné en plusieurs étapesd’apprentissage : “l’école, le lycée, l’université” ; les autreslangues (pulaar, wolof) sont acquises dans d’autres lieux : lamaison, la rue, mais ces lieux n’apparaissent pas, dans leurnomination, comme des espaces délimités ou clos.

35. M. et ++ le français vous l’avez appris à quel âge ?36. S. depuis l’école ++ je l’ai appris à l’école ++ bon après le bacj’ai fait deux ans en fac à l’université de droit j’ai cartouché4

4 cartouché : épuiser sans réussir les quatre sessions d’examen du premier cycle universitaire.

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donc je suis allée enseigner.

Dans cet échange, S. déplace à nouveau, dans sa réponse, laquestion qui amenait une évocation de l’âge ; elle y répond en citant(explicitement ou implicitement) les lieux où s’est déroulé cetapprentissage et en précise la durée ; il y a ici une autre formed’actualisation puisqu’elle détermine la notion de français enl’insérant dans un contexte spatial ou temporel. L’évocation del’apprentissage de cette langue à l’université l’amène à utiliser unlexème du français d’Afrique, très connoté, typique du langage desétudiants, “j’ai cartouché”, qui la replace dans cette communauté.Les détournements des questions sont assez particuliers de sonpositionnement dans l’entretien, dont elle oriente, en quelque sorte,la progression thématique ; en effet si l’on considère la successiondes échanges et des tours de parole, elle introduit –ou déplace-très fréquemment de nouveaux thèmes ou “topic”. Le métier d’enseignant apparaît comme un terme - non voulu ni choisi-de ce parcours ; il est relié à l’impossibilité de continuer àpoursuivre des études et aux conséquences de l’échec à ses examens :“j’ai cartouché donc je suis allée enseigner”. La plupart des autrescollègues de l’école ont suivi le même itinéraire.

L’école apparaît, bien évidemment, comme un passeur de la languefrançaise et Mme S. évoque l’école primaire surtout, plus que lesecondaire ou l’université dont elle parle peu, avec nostalgie : “onétait vraiment brillant”. Elle oppose souvent la situation passée etla situation actuelle : manque de formation des enseignants, faibleniveau des élèves, dévalorisation du métier d’enseignant. Cetteposition se retrouve chez les collègues hommes et femmes de la mêmegénération qu’elle. 156. M est-ce que vous avez des souvenirs d’école ++ des souvenirsd’école marqués ?157. S oui par exemple lorsqu’on était à l’école primaire on étaitvraiment brillant ++

Les enseignants des écoles primaires ont joué le rôle depasseurs de langues, français certes, mais aussi wolof ; elle sesouvient d’un maître qui précisément chantait en wolof et surtout de« la manière de chanter tout ça » ; d’ailleurs l’intensité de cesouvenir provoque un passage au wolof   « waaw (oui) » dans

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l’entretien (167) :

163. S. je me rappelle de mon maître de CM2 qui faisait son C.A.P. lachanson qu’il a chantée + je l’ai retenue+ c’est une chanson en wolof+ et je l’ai même enseignée au C.F.P.S. dès ma formation + ellem’avait bien marquée 164. D. parce qu’ils ont fait une chanson en wolof ?165. S. waaw ++ et peut être là aussi la manière de chanter tout ça166. M. le maître vous a marquée ?167. S. oui

Plus loin, elle reviendra sur ce souvenir “et c’est pour çamême que ça m’a frappé + parce que c’était interdit + ça sortait doncde l’ordinaire »

Mme S. se souvient aussi d’un professeur d’espagnol, au lycée,précisément parce qu’il utilisait des chansons dans son enseignement,des poèmes d’Aragon chantés en espagnol : “ça nous a fait aimervraiment l’espagnol ++ jusqu’à présent je parle bien espagnol ++”mais elle n’évoque pas de souvenirs précis à propos du français :

170. D. il y a d’autres maîtres qui vous ont marquée ?171.S. tous les maîtres que j’ai rencontrés c’était déjà des maîtresqui avaient beaucoup de caractère + qui étaient assez sévères ++ quivous mettaient à l’aise aussi ++ ils m’ont beaucoup marquée cesmaîtres là ++ aussi il y a des profs ++ par exemple mon profd’espagnol ++ il nous enseignait l’espagnol à partir de la musique +avec des disques de Aragon ++ ça nous a fait aimer vraimentl’espagnol ++ jusqu’à présent je parle bien espagnol ++ j’aiabandonné ça depuis le lycée ++ il nous a marqués quand même++ 172. M. est ce que vous avez des souvenirs associés à la languefrançaise ? 173. S. non pas spécialement

Le français des élèves :

Mme S. pense que le français des élèves n’est pas bon, enréférence à une norme scolaire centrée sur l’écrit et exogène (ausens de Manessy et de Wald), parce que les modèles de françaisdiffusés présentent un écart important par rapport à la norme. Cette“baisse de la qualité du français”, est due selon S., à l’usage deplus en plus fréquent du wolof en classe et dans les échanges

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quotidiens. La diffusion du wolof a donc pour corollaire, dans lesreprésentations de S., une baisse de la qualité du français parlé,écrit et enseigné. Elle oppose très nettement dans son discours uneépoque antérieure –celle où elle a commencé à enseigner- “ilsparlaient français” à la période actuelle “la tendance est au wolof”.Son positionnement personnel est marqué par des assertions appuyées“moi j’ai vu même même des enseignants qui parlaient wolof dans leurclasse” et diverses modalisations (intonation, présence d’adverbesd’intensité, redondances, reprises pronominales, anaphoriques,déplacements et mises en relief ) : “ les les maîtres là EUX - MEMESils sont pas très fort en français” (elle désigne les jeunesenseignants, souvent vacataires), “ils parlent très rarement lefrançais entre eux”. Les élèves reproduisent alors les modèles donnéspar les enseignants.

61. D. mais vos élèves à l’école quelle langue ils parlent là ?62. S. ils parlaient français mais maintenant la tendance est auwolof moi j’ai vu même même des enseignants qui parlaient wolof dansleur classe 64. E. dans les classes ?65. S. oui 66. E. qui font leur cours en wolof ?67. S. oui de plus en plus 68. E. parce que / et comment vous l’expliquez ?69. S. c’est qu’il y a beaucoup de critères + d’abord les maîtres làEUX - MEMES ils sont pas très fort en français et et aussi ils seplaisent à parler wolof ils parlent très rarement le français entreeux ++

Mme S. évoque le plaisir qu’éprouvent certains enseignants àparler wolof : “ils se plaisent à parler wolof” ; l’usage du wolof,dans son discours, n’apparaît donc pas uniquement lié au manque decompétence des enseignants en français mais au plaisir de parlercette langue.Son discours oppose, plusieurs fois dans l’interaction, un moment“avant”, qu’elle idéalise sans doute, mais qui coïncide avec unepériode où la plus grande majorité des enseignants du primaireétaient recrutés après le baccalauréat et avaient fait une ou deuxannées d’études supérieures, puis au moins une année de formation enécole normale, et la baisse actuelle du niveau de recrutement. Lesenseignants du primaire ont ensuite été recrutés au niveau du brevet.

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Il en est de même pour la formation des enseignants qui duraitauparavant une année alors qu’elle n’est plus que de quelques mois.La perte des modèles est aussi liée, selon elle, à la baisse dequalité des formateurs. Elle revient, à plusieurs reprises sur ladévalorisation de la fonction enseignante et de la qualité dufrançais transmis aux élèves : “on ne regarde plus les critères”,“les instituteurs qu’on recrute sont formés sur le tas” “ils ne fontmême pas de formation”, “vraiment çà ils ont beaucoup dévalorisé lafonction enseignante”. 13. M. est-ce que vous vous estimez bien formée ?14. S. ouais on a été bien formé parce que : maintenant le CFP5n’existe plus +++les instituteurs qu’on recrute je peux dire que c’estsur le tas parce qu’ils ne font MEME PAS de formation ou bien s’ilsfont une formation c’est peut-être un mois +deux mois au maximum et +on les affecte dans les classes ++ on était formé par des inspecteurs+ des professeurs du secondaire++ nous on a pu bénéficier d’une bonneformation (…)46. D. mais selon vous qu’est ce qui a provoqué cette situation là ?47. S. ben je pense que c’est la qualité la qualité des maîtres heinde notre formation ++parce que maintenant on ne regarde plus lescritères parce que il y a un ministre qui à un moment donné a lancébeaucoup de personnes dans la formation c’était + politique ++ doncon voyait des gens qui sont restés 12 ans6 ++ qui ont totalementdésappris et on les retrouve dans les classes c’est la qualité desmaîtres recrutés sans formation ++ vraiment ça ils ont beaucoupdévalorisé  + la fonction enseignante ++ les maîtres eux-mêmes heinils sont pas très +++ très formés +++

6.2.1.2. Evolution du rôle et du statut de l’enseignant

On voit dans les propos de Mme S. un changement du rôle et dustatut de l’enseignant, la perte des repères et celle d’un certainprestige de la fonction. De plus, l’école publique est concurrencée,depuis une vingtaine d’années, par suite de l’effritement du systèmepublic où “ce qui est visé, c’est la réussite aux diplômes plus quela maîtrise de la langue”, selon l’un des enseignants interrogés. par5 Centre de Formation Pédagogique.6 Ils ont quitté l’école depuis 12 ans.

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des écoles privées. Ces écoles ont des statuts extrêmementhétérogènes et la qualité de l’enseignement y est également trèsvariable

L’accompagnement des enfants est d’un type différent à lapériphérie de Dakar et en ville. Le statut social de l’enseignantsemble différent selon les quartiers et les types d’établissementdans lesquels ils enseignent. Dans le quartier périphérique de Ginawrails (à Guediawaye), l’Etat est peu présent. C’est un quartier forméde façon spontanée où les réseaux d’habitants, très structurés etactifs, et les associations de quartiers sont à l’initiative de lacréation d’écoles. Des rapports étroits s’y instaurent entre lesnouveaux formateurs et enseignants, souvent des jeunes diplôméschômeurs issus du quartier, les parents, leurs enfants et les autreshabitants du quartier. Les relations entre jeunes et formateurs s’ydéveloppent au-delà de l’école même, dans des activités d’intérêtsocial (nettoyage du quartier) ou des activités récréatives (théâtre,sport). On assiste là à un réel accompagnement des enfants qui sontoccupés à plein temps, soirs, samedis, dimanches et vacances compris,afin de ne pas les laisser dans la rue. Cette prise en chargecontinue des enfants représente une différence fondamentale avec lesécoles dites « classiques ». D’après les maîtres, les résultats àl’examen d’entrée en sixième sont très bons ; une compétition sembles’instaurer à cet égard avec les autres écoles du quartier, privéeset publiques. La réussite et la réinsertion de certains élèves dansla filière de l’enseignement formel, grâce au concours d’entrée ensixième, sont des objectifs fortement revendiqués.

Dans le système formel comme dans l’informel, et plus pourcertains enseignants que pour d’autres, du wolof s’insère égalementparfois dans les pratiques scolaires, et ceci contribue également àrapprocher l’espace sociolinguistique scolaire de l’espacesociolinguistique urbain ou/et de quartier. Comme l’a rapporté unjeune formateur rencontré dans le quartier de Ginaw rails : « au niveaude Dakar + + on a la chance + la majeure partie comprend français et wolof, cela facilitel’alphabétisation7 ».7 Conventions de transcription : le français est transcrit en caractères normaux, les emprunts intégrés en caractères gras italiques, le wolof en caractères gras.La traduction en français est en italique, les passages en français dans le texte original sont entre crochets ; + et ++ : pauses courtes et moyennes ; +++ : pauses longues ; xxx : mots ou segments d’énoncés incompréhensibles ; mots et énoncés soulignés : chevauchements de paroles ; / : interruption par un autre locuteur. Lesintonations exclamatives et interrogatives sont marquées par les signes graphiques habituels. Les accentuations sont marquées par les caractères gras soulignés.

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Ce qui, donc, dans l’école alternative, diffère del’enseignement formel et est novateur est le type d’accompagnementopéré auprès de l’enfant, avec une pédagogie de projets, d’animationspédagogiques et de sorties de l’espace scolaire liées à la découvertedu milieu. L'impact des différentes initiatives (volontarisme desjeunes et des habitants du quartier, aide de l'ONG ENDA à laformation des moniteurs dans les associations de base, regroupementd'un Collectif de formateurs et de moniteurs aux profils variables) yest perceptible. Les entretiens réalisés avec le corps enseignant etles formateurs ont mis en évidence l’existence des relations trèsétroites entre l’école, le centre de formation des formateurs et lequartier. Comme d’autres écoles alternatives du même quartier,l’école Dara Dji résulte d’un même projet de société et fonctionne defaçon similaire. Ces écoles ont été établies dans les années 90 pardes associations de quartier qui résultent d’un mouvement spontané :

« (....) donc ce sont des individus qui vivent dans des quartiers où la majorité desenfants où les parents n’ont pas les moyens d’amener les enfants à l’école il y a aussi leproblème euh que que les enfants se sont rencontrés au niveau de l’école où les classes sontpléthoriques il y a le système à double flux qui influence vraiment euh quand les enfants nepeuvent plus aller à l’école maintenant ( ...) donc on a constaté au niveau des quartiers qu’il yavait des enfants qui circulaient dans la rue qui ne faisaient rien donc il y avait des bonnesvolontés des jeunes comme moi qui ont eu à faire des études un peu poussées donc qui onteu l’idée de d’installer des écoles euh auparavant c’était des écoles de civisme donc les gensont débuté d’abord par des écoles de suivi scolaire donc on dit des écoles mais ce ne sont pasdes écoles xxx ce sont des gens qui prennent des chambres ou des maisons laissées par leshabitants qui utilisent ça pour créer des classes xxxx il y avait l’envie d’aider donc ils ont missur pieds ces structures les animateurs de quartiers nous on les appelle les animateurs dequartiers ce sont des genses comme moi qui habitent des xx qui voient que les jeunes frèressont dans les rues ne font rien donc ils se mobilisent pour aider leurs jeunes frères(...) ils ontleur capacité d’études qui les a propulsés à donner des cours(…) »

Ces animateurs proposent également aux enfants diversesactivités sociales et récréatives hors des périodes d’enseignementproprement dit : théâtre, droits civiques ou droits des enfants,tournoi interculturel, sports, nettoyage du quartier, génies enherbe, etc. L’école alternative est attrayante pour les enfants. Lerecrutement des élèves est facilité par le faible coût de lascolarité (certains animateurs sont bénévoles ; d’autres se fontpayer une participation symbolique de 1000 francs CFA par mois.) Les

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adultes commencent à voir l’utilité de l’enseignement en français.Les enfants eux-mêmes deviennent recruteurs : «Les enfants sontresponsabilisés pour aller inscrire les autres + ils doivent chercheret ramener chacun cinq extraits de naissance. »

Les formateurs des écoles alternatives sont généralement issusd’un environnement qu’ils ne quittent pas, et vers lequel d’ailleursils reviennent à l’issue de leur période de formation scolaire ouuniversitaire. Ils deviennent les intermédiaires entre les ONG et lequartier, et cherchent une reconnaissance de la société à laquelleils participent autant que des partenaires possibles ou de l’Etat.Leur parole publique se construit et s’exprime avec la société, ausein des débats de quartier, entre eux au sein du Collectif qui lesregroupe ou dans les équipes d’animation au sein de chaque école, etavec les enfants, en classe ou dans les activités extra - scolaires.Une véritable culture de la parole s'élabore et se reproduit dans cesécoles.

6.2.1.3. L’enseignant dans sa classe : interactions, pratiques declasse et appropriation du français.

L’analyse des corpus, notamment ceux concernant les interactionsen classe8, nous permet de préciser les conditionsd’appropriation/apprentissage du français et les représentations del’écrit et de l’oral associées à ces pratiques chez les enseignantset chez les élèves. L’apprentissage de l’écrit suppose (entre autres)que soient nettement différenciés dans les modèles langagiers etlinguistiques proposés aux élèves langue orale et langue écrite, et

8 D’un point de vue méthodologique, dans l’approche communicative et ses avatars, qui ont fortement marqué l’apprentissage des langues étrangères ou secondes ces dernières années, le recours à la (ou aux) langue(s) source(s), langues premières des apprenants, est généralement exclu, de même que les pratiques de comparaison inter – langues. Il s’agit pour l’enseignant d’utiliser uniquement la langue d’apprentissage, langue cible, dans la classe et d’en exclure tout autre. De même, dans les recherches portant sur l’acquisition des langues secondes, la ou les langues maternelles ont longtemps occupé une place « ambiguë », par exemple les notions de transferts ou d’interférences linguistiques ont souvent été accompagnéesde connotations négatives par rapport à l’acquisition ou à l’apprentissage des langues et les travaux de recherche sur l’interlangue des apprenants ont souvent gommé l’influence de la langue première au profit d’universaux d’acquisition. Ce n’est qu’assez récemment, dans le cadre des recherches sur le bilinguisme et sur l’acquisition des langues dans des sociétés plurilingues, que ces notions ont été ré-interrogées et, en partie, réintroduites dans la didactique des langues.

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que les supports textuels/discursifs soient diversifiés.On peut s’interroger aussi sur la prise en compte - ou la non

prise en compte- des langues et des cultures d’origine des élèvesdans cet apprentissage. Dans les observations de pratiques de classeque nous avons réalisées à Dakar, le recours aux langues d’origineest relativement peu fréquent, en dehors des classes d’enseignementprofessionnel (apprentissage de la couture, de la coiffure , del’horticulture ou de la mécanique). L’usage du wolof est plusimportant au CI et au CP (où le passage par le wolof estindispensable) et beaucoup moins fréquent en CM2. L’utilisation duwolof en classe est sans doute plus important en l’absence desobservateurs. Cette utilisation, lorsqu’on a pu l’observer, estdifférente en fonction de l’ancienneté de l’enseignant : les plusâgés pratiquement plutôt une alternance de code, séparant nettementles systèmes linguistiques en présence, et les plus jeunes, unmélange de code, proche des variétés linguistiques utilisées par lesjeunes. Les enseignants demandent souvent aux élèves de traduire enwolof ce qu’ils viennent de dire en français pour vérifier si lesélèves ont compris puis ils reprennent à leur tour la traduction enwolof. Il y a de nombreux doublets et assez peu d’explication desnotions à apprendre en wolof, pratiquement pas de discoursmétalinguistiques en wolof mais le plus souvent traduction desconsignes ou des textes au tableau, sans référence aux différenceslinguistiques entre les systèmes. De même, les consignes ou lesréponses ne sont pratiquement jamais reformulées ou glosées - or, onconnaît l’importance de la reformulation dans l’apprentissage - ellessont reprises à l’identique dans l’une ou l’autre langue. C’est unpeu comme si les enseignants s’interdisaient, le plus souvent, unrecours à un usage “scolaire” et “méta” du wolof. Il faut aussirelever que la dimension “méta” et réflexive du français est assezpeu présente dans les classes que nous avons observées.

Il y a un écart très important entre les modèles scolaires dufrançais qui circulent dans la classe9, modèles linguistiques,textuels et discursifs (langue très figée correspondant à une normeécrite, sans variation, ordre des mots canonique typique de l’écrit,9 Textes écrits au tableau, productions écrites d’élèves, résumés des leçon recopiés dans les cahiers des élèves, etc. Les manuels, en règle générale, sont peuutilisés dans les pratiques de classe effectives et ce sont en quelque sorte des modèles textuels « prototypiques » qui sont proposés aux élèves. Nos observations dans ce domaine recoupent des observations réalisées par C. Noyau et son équipe au Togo et une recherche en cours au Mali le confirme également.

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textes exclusivement narratifs quelle que soit la disciplineenseignée, centration sur le vocabulaire plus que sur l’apprentissagenotionnel) et les pratiques linguistiques en dehors de l’école.

Dès que l’on sort de la classe, c’est le code mixte (ou alterné)wolof/français qui est pratiqué par les élèves ; il est aussi trèsfréquemment pratiqué par les enseignants et entre enseignants etélèves. Ce code mixte représente une variété utilisée majoritairementà l’oral (quelque présence d’alternances à l’écrit dans les BD, lapresse ou dans certains usages littéraires). Ce code est extrêmementlabile, sujet à variation selon les locuteurs, l’étendue de leurrépertoire, leur pratique effective des langues en présence et lesrencontres sociales ou évènements sociaux dans lesquels ils sontengagés. Corollairement, les langues et les variétés urbaines (wolofet français) sont affectés de processus de simplification :diminution du nombre de mécanismes grammaticaux, augmentation de leurrendement fonctionnel (par exemple simplification des marquesd’accord et des désinences verbales) extension analogique de règles,diminution des catégories grammaticales, etc. Les langues, françaiset wolof sont aussi affectées de processus de complexification parrestructuration des systèmes en présence.

Or on connaît l’importance d’une structuration de la langueorale, structuration phonétique, syntaxique et lexicale pour entrerdans l’écrit. Ainsi les processus d’inférence ne peuvent être activésque si l’enfant peut anticiper sur la suite de l’ordre des élémentsde la phrase SVO et du texte. Si la structuration se fait à partird’un code mixte extrêmement sujet à variation et labile, l’entréedans l’écrit peut être rendue plus difficile pour l’enfant. Il existequatre types de connaissances sur la langue que l’enfant développe defaçon naturelle dans son milieu familial et ce, avant d’aborderl’apprentissage de la lecture :Connaissances phonologiques (distinguer les phonèmes propres à salangue) ; or les codes mixtes mêlent souvent les phonèmes propres àdifférentes langues et les transforment par l’effet du contact entreles langues. Connaissances syntaxiques : ordre des mots dans la phrase.Connaissances sémantiques : connaissance du sens des mots et desrelations qu’ils entretiennent entre eux, habituellement à l’âge de 6ans, l’enfant aborde la lecture avec un bagage assez considérable demots de vocabulaire correspondants à des concepts acquis.Connaissances pragmatiques : savoir adapter son langage en fonctiondes situations de communication.

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L’ensemble des connaissances sur la langue orale permet àl’apprenti lecteur de faire des hypothèses sur les relations entrel’oral et l’écrit et sur le sens du texte. Ce n’est que lorsquel’enfant aura compris que l’écrit encode l’oral et mis en relationoral et écrit, c’est-à-dire qu’il aura conceptualisé le principealphabétique, que l’enfant sera capable d’entrer dans l’écrit.

Or, les échanges dans la classe se produisent pour les 3/4 àl’oral sous une forme apparemment dialogale (les élèves dans le tempsréel d’une séance écrivent peu, mais écoutent et répondentcollectivement aux questions de l’enseignant), mais ces échangesoraux se réalisent sous une forme linguistique très proche de lalangue écrite. C’est bien « le discours écrit qui est parlé » quidomine les interactions dans la classe. Une forme très figée, écrite,canonique, constituant une surnorme scolaire endogène que le jeu dereprises et de répétitions des enseignants ramène constamment à lanorme. Il n’y a pas, dans les modèles linguistiques et langagiers deréférence, place pour la variété des discours oraux et écrits ni pourla variation sociolinguistique.

L’observation de nombreuses séances de classe au cours des deuxmissions réalisées à Dakar montre une conduite de classe trèsritualisée et ce, quelle que soit la discipline enseignée ou leniveau des classes à l’école primaire. Les mêmes types de questions(questions fermées) sont posées amenant les mêmes types de réponsesde la part des élèves interrogés (souvent la réponse à la questionest contenue dans la question elle-même). Les questions sont le plussouvent adressées à l’ensemble de la classe et la réponse estcollective (même dans les classes du centre ville qui ont un effectifd’environ 50 élèves). La mémorisation –orale- à travers le jeu desquestions réponses, la répétition de la bonne réponse, la récitation,semblent être considérées comme des médiums importantsd’apprentissage. Les séances sont presque entièrement conduites àl’oral ; le maître note au tableau les réponses, écrit le résumé quisera ensuite recopié par les élèves.

Dans les séances de langage au CI et au CP ( préparation dudialogue à partir d’images séquentielles ou de figurines, répliquesmémorisées fragments par fragments, scène reconstituée et puis jouée– dramatisation- devant l’ensemble de la classe), le travail surl’oral apparaît également très lié à l’écrit (reprise de phrases auxstructures identiques)  : il s’agit de reprendre à l’oral, ledialogue, dans une forme très proche de l’écrit, sans le transposerdans la réalité de la communication, de l’interaction et de la langue

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parlée. Du point de vue de l’apprentissage de la lecture, il y a sansdoute un paradoxe : tout le travail d’entrée dans l’écrit dans lespremiers apprentissages se fait à partir de la distinction et del’articulation langue orale / langue écrite : peu à peu l’enfantréalise que l’écrit encode une chaîne sonore et les met en relation ;il se rend compte de la relation phonème-graphème ; le traitement quiest fait de l’oral dans les classes observées, très proche de lanorme écrite, ne semble pas favoriser cette mise en correspondanceoral/écrit.

Exemples d’interactions en classe :L’interaction en elle-même représente comme le précise Mondada

(2000)10, le lieu social où non seulement l’ordre est ratifié,maintenu, transformé, mais aussi où il est approprié par l’enfant, lenovice ou l’étranger à travers ses tentatives de participation, lesaides qu’il reçoit des adultes experts, les activités collectives quilui permettent d’accomplir avec d’autres des tâches qu’il ne pourraitaccomplir seul. Dans les interactions citées dans les exemples quisuivent, il y a permanence d’un pattern interactionnel dans lesdifférents niveaux de classe et ce, quelles que soient lesdisciplines enseignées ou les tâches demandées.

Ce « pattern » suppose la maîtrise d’une forme interactionnellespécifique caractérisée par une forme séquentielle :- une série de paires adjacentes questions/réponses ou parfoisd’échanges ternaires Q/R/Validation (séquence initiation/réponse/évaluation),- la pré - allocation des tours de parole par l’enseignantfonctionnant de manière spécifique par rapport à d’autresinteractions,- des modalités d’ouverture et de clôture de l’interaction,- un ordre variable, mais non arbitraire de questions (les questionsposées par le maître sont souvent ordonnées de façon à retrouver lesdifférents éléments du texte écrit au tableau)- des places distinctes : enseignant élève.

Cette forme interactionnelle peut être en tant que telle objetd’acquisition (Cf. Gajo, Mondada, 2001). On voit dans les exemplesci-dessous que cette forme interactionnelle fonctionne assez bien etavec régularité, quel que soit le niveau : rythme relativement rapide

10 Mondada, Lorenza, 2000, « Apports de l’ethnométhodologie à l’analyse conversationnelle »

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des enchaînements d’un tour de parole à l’autre, enchaînementsrelativement complémentaires, maintien du thème, co - construction del’échange et des énoncés.

Exemple n°1.

Classe de C.P., leçon de langage, extraits, 50 élèves présents,Mme N.F. B., 35 ans, formation en Ecole normale ; les dialogues sontformés de 2 séries d’ échanges, 4 tours de parole. L’objectifprincipal des leçons de langage est de faire parler les élèves dansdes situations de communication véritable. Les 3 phases des leçons delangage sont les suivantes (livre du maître de l’INEADE) :imprégnation/consolidation/exploitation. Pour expliquer le dialogue,il est suggéré au maître d’expliquer le dialogue « réplique parréplique » par différents moyens : la présenter en la disant ou en lafaisant dire par les élèves ; l’expliquer en utilisant des figurinesou des objets, en la mimant, en la reformulant ou en la répétantplusieurs fois pour la reconstituer.

1. M. debout / assis / aujourd’hui c’est quel jour11 ?2. EEE. jeudi 22 avril xxxx3. M. aujourd’hui c’est quel jour ? 4. EEE. jeudi 22 avril xxxx5. M. bon rapidement + le langage passé + vous allez me rappeler +deux élèves ++ il faut parler fort 6. E1 xxx tu es prête Rama (très peu audible) je viens te te chercherpour aller chez moi7. E2 oui +++8. M. les autres 9. EEEE. tu es prête Rama (très peu audible) je viens te te chercherpour aller chez moi10. M. bien bon moi je m’appelle So- Sora elle c’est + Rama + je

11 Conventions de transcription : +, ++, (5’’) nombre relatif à la durée de la pause ; [foto]  phonétique ; : allongement de la syllabe ; / intonation montante ; \ intonation descendante ; ? question ! exclamation ; {} chevauchement ;dé- amorce de mot, < auto interruption ; > hétéro –interruption ; xxx segment incompréhensible, MANger emphatisation le locuteur parle plus fort, (manger ?) transcription incertaine, (rires) commentaires du transcripteur, ,…, débit accéléré ; & enchaînement rapide ; M :maître(sse), E élèves ; EEE : plusieurs élèves parlent en même temps, bonjour prononcé par plusieurs locuteurs en même temps.

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viens + tu es prête Rama je viens te chercher pour aller ++ chez moi(M reprend plusieurs fois l’énoncé)(…)57 M. encore 58 EEE. tu es prête Rama je viens te chercher pour aller chez moi59 M encore(…)80 EEE. tu es prête Rama je viens te chercher pour aller chez moi(reprise 8 fois)81 M. toi82 E. tu es prêt drama83 M. tu es prête Rama84 E. tu es prêt/d ? /r/ama je je 85 M. je viens te chercher pour aller chez moi(..)93 M. répète94 E1 tu es tu es prêt Rama + je viens te chercher pour aller c/s/hezmoi95 M. répète tu es prête Rama96 E1 tu es prête97 M. tu es prête Rama 98 E2 tu es tu es prêt Rama + je viens te chercher pour aller chezmoi(M. interroge individuellement plusieurs élèves, 6 fois, puiscollectivement)

Les questions et consignes de M sont adressées le plus souvent àl’ensemble de la classe, les propos ne sont pas adressés, les élèvesne sont pas nommés mais désignés. Il y a un temps de répétitionindividuelle puis collective. La répétition porte sur une réplique(une unité monologale) ou sur un fragment de réplique décomposé selondes groupes syntaxiques propres à l’écrit et non sur un échange ouune interaction plus porteur de signification. Dans la répétition, ily a aussi un effacement des marques propres à l’oral : peu de marquesintonatives (intonation montante ou descendante) effacement du rythmeet de la prosodie. L’attention semble davantage portée sur la forme :restitution des constructions syntaxiques et du lexique. Il apparaîtdans cette séance comme dans celles qui suivent, peu de commentairesmétalinguistiques, pas de séquences latérales d’explication del’enseignante.

Le travail d’explicitation et de traduction en wolof du dialogue

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(plus loin dans l’interaction, non transcrit ici) a surtout porté surla construction de l’énoncé et le lexique dans un souci devérification de la compréhension des énoncés, sans comparaison entreles systèmes linguistiques sur des points qui pouvaient poserproblème par exemple : les prépositions ou les pronoms marquésdifféremment dans les deux langues, l’absence de déterminants enwolof, les écarts phonétiques et phonologiques. Le format del’interaction didactique se reproduit de façon récurrente dans tousles autres détails séquentiels et formels : ouverture, types dequestion- réponse, phases de récapitulation, clôture, orientationnormative vers le français, importance de la façon dont maître etélèves collaborent pour les assurer les enjeux de ce type decommunication. Le contrat repose essentiellement sur le fluxininterrompu des questions, la formulation des réponses, larépétition, la gestion de la continuité des enchaînements par lesréponses aux questions données et la contrainte de fournir desréponses articulées aux questions ; ce format reste relativementconstant du CP au CM2.

Mais on peut, dans un second temps, se demander dans quellesmesures ce « pattern » favorise l’acquisition et la maîtrise desformes linguistiques et discursives, c’est-à-dire s’il estsusceptible, comme toute interaction à caractère didactique, defonctionner ou non comme lieu et moyen d’acquisition de formesverbales et discursives, selon les contextes, les relations et lescatégories qu’il contribue à configurer. Dans le cas de figure trèsgénéral d’apprentissage de la L2, l’interaction est en effet le moyend’acquérir une autre langue, en la pratiquant en contexte et eninteragissant. Dans cette perspective, les interactions donnent-ellesles moyens ou les occasions de développer de nouvelles ressourceslinguistiques, un moyen disponible d’organiser du discours oral etécrit ?

Exemple n°2 :

Leçon de géographie, révision synthèse, CM2, Centre polyvalentde Thiaroye, une carte représentant l’Afrique est accrochée au mur etun texte écrit au tableau résume la leçon : la position du Sénégalpar rapport aux différents pays africains. M questionne de façon àretrouver les énoncés compris dans le texte (questions littérales) ;il s’agit sans doute de la révision et de la synthèse d’une leçon vueprécédemment.

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1. M. (commente une carte) dans quelle partie de l’Afrique se trouvet-il (le Sénégal) +++2. EEE. monsieur monsieur monsieur3. M. Abou4. A. le Sénégal se trouve à l’est <5. EEE. à l’ouest à l’ouest (exclamations)6. M. ouais7. E. le Sénégal se trouve à l’extrémité ouest du continent africain9. M. donc dans la partie ++10. EEE. ouest11. M. dans la partie 12. EEE. ouest 13. M. ouest14. EEE. du continent africain15. M. dans la partie ouest16. E. du continent africain17. M. on dit que c’est à ++18. E. l’extrémité 19. M. l’extrémité 20. EEE l’extrémité ouest du continent africain21. M. l’extrémité ouest du continent africain < l’extrémité ++22. E. ouest du continent africain23. M. ouest montrez sur la carte fais doucement alors qui va venirau tableau nous montrer le Sénégal Abou montrez nous le Sénégal24. E. le Sénégal est là25. M. le Sénégal est 26. E. là27. M. est ce que vous êtes d’accord avec xxx28. EEE. oui29. M. bien ++ maintenant + dites-nous les PAYS +++ qui ++ entourentle Sénégal30. E. la Mauritanie31. M. oui mais où d-dans quelle partie32. EE. à Nord33. EE. au Nord 34. M. au Nord xxx et aussi au Nord nous avons la 35. EEE. la Mauritanie36. M. quelle est la capitale de la Mauritanie37. E. Nouakchott38. M. Nouakchott ++ oK

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39. EEE. Mali Mali40. M. eh c’est bien le maître qui interroge +++ ouais41. (silences)42. M. mais ça c’est au Nord c’est la Mauritanie ensuite43. E. à l’est44. M. à l’est nous avons quel pays/41. EEE. Mali42. M. à l’est nous avons le + nous avons quel pays/43. EEE. Mali 42. M. montre- nous le Mali44. EEE. (bruits)(Même déroulement pour les autres pays seulement des désignationsorienté vers l’acquisition du vocabulaire à l’intérieur de structuresyntaxique formatées) (…)65. M. alors \ en histoire qu’est-ce que vous connaissez du Sénégal/++++66. EEE. en histoire67. M. le Sénégal le Sénégal ++ était une colonie\ qui appartenait àquelle puissance/ 68. EE. Monsieur Monsieur La France69. M. le Sénégal est une ANCIENNE colonie ++ { FRANCAISE \ colonie{française (M. écrit « colonie française » au tableau) (4s)l’indépendance du Sénégal a été à xxx70. E. l’indépendance du Sénégal a été mille neuf cent soixan:::: 8071. EEE. 196072. M. le quatre avril73. EEE. 196074. M. le quatre avril 1960 +++ (il écrit au tableau) avril milleneuf cent ::::: {soixante75. E. {l’indépendance du 77. M. alors suivez +++ quel est < est-ce que le Sénégal joue ++ unrôle important + en Afrique\ (il baisse la voix) 78. EEE. oui79. M. quel est ce rôle/78. E. le Sénégal vend à l’extérieur + des produits79. M. vend des &80. EEE. produits81 M quels sont les les produits + que le Sénégal vend\82. EEE. monsieur monsieur

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83. M. il y a84. E. l’arachide84. M. il y a l’arachide83. E. coton coton85. M. il y a/86. E. l’huile 87. EE. non non la tomate88. E. l’arachide89. M. il y a aussi 90. E. les xxxx

On s’aperçoit que le caractère fortement stéréotypé ou ritualiséde l’interaction réduit la gamme des ressources communicatives, maisaussi langagières et discursives, en utilisant des structuressyntaxiques relativement simples (un énoncé complet se déroule surplusieurs tours de parole et les énoncés sont juxtaposés). Lesquestions posées sont orientées vers la formulation exacte desphrases écrites au tableau dans le résumé. Ce format d’interactionpermet seulement au discours de fonctionner sans se développer car ladimension rituelle fige l’interaction et elle semble fonctionnerdifficilement comme moyen d’acquérir des connaissances linguistiquesou langagières (textuelles et discursives) à l’exception de quelquesformes lexicales ou syntaxiques stéréotypées. Ce type d’interactionpermet de réaliser une tâche communicative inscrite dans un contratdidactique sans pour autant affronter d’importants problèmes decommunication et d’énonciation. Les productions discursives nes’actualisent pas dans des structures variées, complexes,différenciant langue orale et langue écrite, car il y a ritualisationet figement du genre.

Exemple n°3 :

Classe de B, 35 ans,. CM2. Expression orale et recherche devocabulaire et de phrases à partir d’un texte de lecture fabriqué parle maître pour préparer la rédaction. Texte : du village à la ville

M lit le texte (..) : Ali a eu l’idée à Dakar car tout (s’est dégradé?) dans le village xxx la solidarité l’éducation le respect ladignité etc Ali pensait trouver un me- une meilleure vie à Dakar mais/ une fois arrivé il s’est rendu compte vite < il s’est rendu vite

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compte + que c’était xxx il ne pouvait même pas travailler pour aiderses parents restés au village

Lecture du texte par plusieurs élèves (6 enfants parlent fréquemmentau total, 10 sur 50 auront pris la parole).

1. M. pourquoi on a mis du village à la ville/2 .E xxxx3. M. xxx la ville c’est quelle ville/4. EEE. Dakar5. M. le village on connaît pas < on nous parle de qui donc desjeunes qui ont ++ quitté et parmi ces jeunes il y a6. EEE. {Ali7. M. {Ali ++ les autres jeunes ils sont partis où + les autresjeunes ils sont partis où8. E. les autres jeunes ils sont partis à Dakar9. EEE. non non à xxxx10. M. alors les autres jeunes sont partis à +++ à l’étranger à{l’extérieur11. EEE.{l’extérieur12. M. comment on appelle ce phénomène là/ on a vu ça hier +++13. EEE. monsieur monsieur14. E. on appelle l’émigration15. M. on appelle ça16. EEE. l’émigration17. M. on a vu ça hier xxxx l’émigration d’accord/18. EEE. oui19. M. quand on arrive là bas comment on est appelé < si moi jedécide d’aller en France arrivé en France co- comment comment on vam’appeler/20. EEE. monsieur monsieur21. M. Madou22. E. (silence)23. M. je suis un {émigré24. EEE. {émigré25. M. un émigré là - bas d’accord26. EEE. oui27. M. très bien ALORS donc pourquoi ces jeunes sont partis là bas/ 28. EEE. monsieur monsieur29. M. pourquoi ces jeunes sont partis/

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20. E. les jeunes ont partis pour pour aller travail21. M. encore 22. E. les jeunes sont partis pour aller travail23. EEE. xxxx (bruits)24. M. encore25. E. les jeunes sont partis pour aller travail26. M. les jeunes sont partis pour aller +++27. EEE. {chercher du travail

{travail28. M. chercher du 29. EEE. TRAVAIL30. M. ils sont partis + tenter leur chance à + l’extérieur <et Aliest-ce qu’il est parti à l’extérieur31. EEE. non non32. M. qu’est ce qu’il a fait lui/ ++++33. E. il est parti à Dakar34. M. il est parti à35. EEE. {Dakar36. M. { et comme < Ali qu’est-ce qu’il < c’est le seul jeune quia quitté + son village +’ pour venir à Dakar37. EEE. non 38. M. est-ce que c’est le seul jeune j’ai dit39. EEE. non 40. M. actuellement on voit beaucoup de /41. EEE. {jeunes42. M. { jeunes qui quittent /43. EEE. { leur village44. M. { leur village 45. EEE. pour aller à + Dakar46. M. comme on appelle ce phénomène là/ 47. E. monsieur monsieur monsieur48. M. on rencontre des gens + des paysans + des + agriculteurs ++quittent la campagne xxxx quittent la campagne pour venir dans lesvilles ++ oui ++ Fatou Ndiaye 49. E. on appelle l’exode rural50. M. on appelle ça51. EEE. l’exode rural52. M. l’exode53. EEE. rural54. M. très bien xxxx on a vu ça hier donc + Ali + lui + il n’a pas +tenté sa chance dans l’émigration, comme les autres camarades, lui il

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est < il a tenté de venir à + {Dakar55. EEE.{Dakar56. M. qu’est ce qu’il voulait faire à Dakar/ +++ qu’est ce qu’ilvoulait faire à Dakar/ +++ Abdallah/57. E. il il + voulait à Dakar chercher du travail58. M. il +++ voulait à Dakar chercher du travail59. EEE. non non60. E. xxx il voulait chercher du travail à Dakar61. M. oui + il voulait chercher du travail à + {Dakar62. EEE.{ DAKAR63. M. très bien il voulait chercher du travail à {Dakar

Là aussi, l’activité est orientée vers la restitution duvocabulaire appris dans la leçon précédente :

12. M. comment on appelle ce phénomène là/ on a vu ça hier +++13. EEE. monsieur monsieur14. E. on appelle l’émigration

Ou vers la restitution de fragments du texte écrit au tableau (lemaître amène les élèves à restituer à l’oral des segments de phrasesdu texte) :

56. M. qu’est ce qu’il voulait faire à Dakar/ +++ qu’est ce qu’ilvoulait faire à Dakar/ +++ Abdallah/57. E. il il + voulait à Dakar chercher du travail58. M. il +++ voulait à Dakar chercher du travail59. EEE. non non60. E. xxx il voulait chercher du travail à Dakar61. M. oui + il voulait chercher du travail à + {Dakar

La correction se fait par répétition jusqu’à ce qu’un élèveapporte la bonne réponse et ce type de questions prend vite le passur le questionnement initial de compréhension du texte. : « pourquoion a mis du village à la ville ?»

Cependant l’ensemble de la séance comme les autres séancesobservées chez ce maître relativement jeune (35 ans) montre une plusgrande souplesse dans l’interaction et plus de mobilité énonciative.

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Les types de questions posées sont également plus variées etl’activité des élèves semble plus grande.

Des pratiques innovantes :Une séance "l'animation autour du livre" observée dans une école

alternative à Guediawaye, s'est révélée particulièrement intéressanteen ce sens qu'une élève y prend, devant tous, le rôle du maître. Ils'agit d’un débat organisé à propos d'un extrait célèbre de l’ouvragede Cheikh Hamidou Kane « L’aventure ambiguë ». Il y est question desrapports entre le Marabout et son talibé. On relève au cours de laséance, une modification du pattern interactionnel ; il y adéplacements des rôles et des faces : le rôle du maître est tenud’abord par l’élève puis, alternativement par le maître et parl'élève. De plus, le positionnement de ces deux personnes évoquentune relation maître/élève comme celle qui était racontée dans lelivre. Il y a là s'exerçant en français et/ou en wolof, unethéâtralisation, une mise en scène de positionnements sur des plansd'action ou de représentation divers, qui lient le monde de l'écolefrançaise et celui de l'école coranique. L'élève - maîtresse ad'abord lu le texte, puis le commentaire qu'elle avait rédigé. Unquestionnement est ensuite sollicité, étayé et soutenu par le maître.C’est dans ces séances, qui privilégient des moments de dialogues etd’échanges et qui sont en quelque sorte, « à la frontière» de laclasse, que se construit une culture commune, celle de l’école maisaussi celle qui englobe une vie de quartier. Ce type d’activitéspermet sans doute de générer des modèles pédagogiques et éducatifsnouveaux : gestion différente de l’oral et de la parole des élèves enclasse, utilisation des genres oraux sociaux (l’exposé, le récit oralou les formes des débats qui reprennent les modèles de débats enusage dans les conseils de quartier), modification des rôles impartisà l’enseignant et à l’élève, recours plus fréquent aux langues encontact. Les interactions observées dévoilent des positionnementsinterpersonnels plus souples et une plus grande variation langagièreassociée à l'expression des postures de chacun, aux rôles attribuéset aux déplacements de ces rôles comme aux modifications despostures prises par les interlocuteurs au cours de l’interaction. Ily a émergence, en situation, de "manières différentes" de parlerfrançais et d'utiliser "du" français dans les interactions concernées(entre enseignants, entre enseignants et élèves, entre élèves). Lesréseaux de communication sont relativement ouverts et bouleversentles réseaux traditionnellement instaurés en classe « fermés » où un

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seul leader émerge : le maître, qui dirige toutes les prises deparole. Le rythme même de l’échange est modifié. Habituellement delarges épisodes du cours s’organisent sous forme d’enchaînementsd’échanges ternaires question/réponse/validation, mais dans cedispositif, il y a véritablement interaction entre les participants,les prises de parole sont potentiellement symétriques, et les élèvess’autorisent à questionner celle qui occupe le rôle du maître :

Exemple n° 4 :

1.Elève : pourqu + pourquoi le le vieux Tierno a ++ a pincé le ++ Samba Diallo12

2.Mame Diara : il n’a pas pu réciter correctement la phrase + salangue lui a + sa langue lui a fourché3.Maître : pourquoi Samba Diallo a été pincé + parce qu’il n’a pas puréciter correctement le ++ verset du Saint Coran ++ d’autres encore +allez-y

C’est une élève, Mame Diara, qui conduit le débat et endosse laposition haute : elle ouvre le débat, questionne, valide, répond auxquestions des élèves, et le maître ne fait que valider, reformuler etsoutenir ses propos. Ses interventions se limitent, tout au moins audébut de l’interaction, à relancer le débat, tout en confirmant MameDiara dans son rôle :

1. Maître : voilà donc + et puis s’il y a des questions ? s’il y ades questions à poser par rapport à ce qu’elle vient de dire + parrapport à l’explication détaillée qu’elle vient de faire + s’il y ades questions + elle est à votre disposition

L’enseignant soutient la parole de Mame Diara en reformulant,récapitulant ou commentant ses tours de parole, comme une voix en

12 Conventions de transcription: le français est transcrit en caractères normaux, les emprunts intégrés en caractères gras italiques, le wolof en caractères gras. Latraduction en français est en italique, les passages en français dans le texte original sont entre crochets. + et ++ marquent les pauses courtes et moyennes, +++ les pauses longues, xxx les mots ou segments d’énoncés incompréhensibles, les mots ou énoncés soulignés des chevauchements de paroles, / une interruption par un autrelocuteur. Les intonations exclamatives et interrogatives sont marquées par les signes graphiques habituels. Les accentuations sont marqués par les caractères grassoulignés.

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écho :

1. Mame Diara : est-ce que vous comprenez le texte ?2. Maître : il faut parler fort quand vous répondez parce que/3. Elève : dans ce texte +++ l’auteur nous explique une séance quis’est produit entre un marabout et son talibé + le marabout s’appelleTierno (xxx)(…)5. E : fourché6. Maître : fourché han ? OK + c’est quoi ?7. Mame Diara : la langue lui avait trahi + ça veut dire la languelui avait trahi8. Maître : la langue fourchée c’est une langue qui lui avaitvraiment trahi + parce que la langue là l’avait empêché de prononcerhonnêtement euh correctement même heu son verset + d’autres encorerapidement9. Elève : pourqu + pourquoi le le vieux Tierno a.++ a pincé le +++Samba Diallo10. Mame Diara : il n’a pas pu réciter correctement la phrase + salangue lui a + sa langue lui a fourché11 ; Maître : pourquoi Samba Diallo a été pincé + parce qu’il n’a paspu réciter correctement le ++ verset du Saint Coran ++ d’autresencore + allez-y

Dans ces deux derniers extraits, on voit se développer, àtravers les échanges ? le guidage  du maître mais aussi lanégociation du système des places entre lui et Mame Diara. En (2) ilintervient sur un problème d’organisation de la prise de parole(parler fort pour se faire entendre et comprendre) plus loin, sareformulation (8) reprend et complète le tour de parole de Mame (7),tout en précisant l’explication de « fourché », que Mame Diara avaitproposé « ça veut dire la langue lui avait trahi », en la modalisant« c’est une langue qui lui avait vraiment trahi » et en ajoutant unnouvel élément d’explication.

Ces types de dispositifs favorisent sans aucun doute le travaillangagier, interactionnel et communicationnel : prendre sa placedans la succession des tours de parole, oser prendre la paroledevant le groupe, défendre son opinion. Il permet de mettre enactivité l’élève, de construire une représentation du savoir moinsfigée, de développer des compétences langagières en interaction. Ilsinstaurent sans aucun doute un autre rapport au savoir et participent

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surtout de la construction identitaire du sujet, en même temps qu’ilsstructurent une communauté d’individus dans l’espace même de l’école.A la différence des exemples précédents où le cours est dominé parl’écrit avec des structures canoniques « typantes » de l’écrit(nominalisations, syntaxe ramassée, organisée autour du nom) il y a,au cours de ce type d’interaction, un véritable usage de la langueorale en situation, à travers différents types de discours etdifférents types d’oraux.  

Les caractéristiques de l’oral sont perceptibles à travers lesphénomènes d’hésitations, de bribes (abandon puis reprise d’uneconstruction plus loin), de reprises : « sur lui pour lui », + « vieux + vieuxTierno », de recherches de mots, de retouches, de retours en arrièresur un syntagme déjà énoncé pour le compléter ou le modifier «sur luipour lui +++ pour montrer son mécontentement », d’inachèvements et deruptures de construction. Celles de l’écrit sont perceptibles àtravers les reprises du texte «pour montrer son mécontentement + il saisitSamba Diallo au gras de la cuisse et l’avait pincé du pouce et de l’index longuement » .

A travers ce déploiement de la langue orale, il y a une prise deconscience possible non seulement de la distinction langueorale/langue écrite mais également de la variation langagière ensituation.

6.2.1.4. La fonction des changements de langue en classe.

Si certains rares enseignants pratiquent de nouveau le port dusymbole13 dans leurs classes  - « parler français en classe les (les élèves) aide àécrire … c’est bien pour les aider en français + ils ont des lacunes » (Cf. entretien CJuillard avec Binta N., institutrice à l’école des Manguiers, mars1998)-, la plupart de nos observations de classe témoignent del’introduction du wolof.

Les changements de langues peuvent être initiés par les élèvesqui ne comprennent pas ou qui ne peuvent pas s’exprimer en français.Les changements de langues sont également et surtout le fait desmaîtres, qu’il s’agisse de leçons proprement dites ou de séancesd’expression orale.

13 Lorsque les enfants parlent en wolof ou dans une autre langue africaine, ils reçoivent le symbole -un objet qui les désigne- et le remettent à un autre enfant «surpris » et désigné à son tour comme manquant au règlement de l’école.

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Les pratiques d’alternances en classe 

D’une manière générale, différents types de changement delangues ont été relevés dans l’ensemble des séances auxquelles nousavons assisté. Qu’il s’agisse de reformulations, de consignes enwolof et en français, d’explications en wolof, de traductions, devalidation des réponses et d’encouragements aux élèves donnés enwolof.

Le recours à l’alternance de langues, que ce soit dans desénoncés mixtes français-wolof (insertion d’un ou de plusieurséléments wolof dans un énoncé en français) ou dans une alternancebalisée des deux langues, s’est cependant révélé assez limité dansles séances enregistrées à l’école Dara Dji et considérées par lesenseignants comme des activités novatrices, laissant plus de place àl’expression orale.

Analyse des alternances relevées dans les activités novatrices de l’école Dara Dji

Dans la séance intitulée « l’animation autour du livre » (écoleDara Dji, avril 2001), 17 tours de parole sur 202 contiennent desalternances et la plupart sont le fait des adultes : enseignants,moniteurs ou enquêteurs. A chaque fois l’alternance est provoquée parl’adulte. Ici, le maître sollicite la parole de ses élèves en s’adressant à euxtout d’abord en wolof :Maître : “yeena wara wax + yeen + nun + yeen + on est là vous êtes làvous êtes des talibés nous sommes des marabouts”

C’est vous qui devez parler, vous, nous, vous, Selon le respect des formats de communication adultes - enfants oumaître - élève, les élèves enchaînent, pour certains, en wolof.

Exemple 1 :1.Maître : vous pouvez intervenir en wolof han2. Elève : (silence)3. Maître : et moom (?) tu peux parler wolof s’il te plaît + lutaxmarabu bi door taalibe bi quoi ndongo bi

[et] lui (?) [tu peux parler en wolof s’il te plaît] pourquoi le maraboutfrappe le talibé [quoi] le talibé4. Elève : dafa wax ++++ num ko waxeeti noonu

Il a dit ++++ comment il l’a dit encore comme ça(Séance « Animation autour du livre »)

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La fonction première des alternances est en effetl’encouragement à la prise de parole : le maître repère un enfant quia des difficultés à s’exprimer - soit par manque de mots en français,soit par timidité - et il l’encourage alors à parler en wolof (tp 2de l’exemple 2) en prenant lui-même l’initiative d’alterner dans sonénoncé français et wolof (tp 4). L’élève à qui la sollicitation estadressée ou un autre élève reformule son propos en wolof (tp 5),comme dans l’extrait suivant. La fonction de l’alternance dans lediscours, dans ce cas, ayant pour objet de redoubler mais aussi depréciser, d’expliciter, voire de modaliser, les propos tenus enfrançais :

Exemple 2 :1. Elève : parce que l’enfant ça peut être l’enfant peur de parler2. Maître : tu peux exprimer ça en wolof si tu as des problèmes enfrançais(Des voix en même temps et rires)3. Elève 2 : mais moi je ne suis pas d’accord4. Maître : tu n’es pas d’accord mais lan la lu tax ?

C’est quoi pourquoi ?5. Elève 3: mënna am xale bi mon waxoon ko +++ mon ragala wax phrasebi mon correcte

Il se peut que l’enfant il l’avait dit +++ il a peur de parler une[phrase] qui n’est pas [correcte]

(« Animation autour du livre »)

Les tours de parole où intervient le passage au wolofintroduisent également une rupture dans le rythme même del’interaction, les échanges se font alors plus rapides, lesenchaînements d’un tour de parole à un autre sont nettementcomplémentaires, et il y a véritablement co-construction à plusieursdes énoncés, où chacun complète et modifie la parole de l’autre :

Exemple 3 :1. Lamine : (avec beaucoup d’hésitations au début, Lamine cherche sesmots, que ce soit en français ou en wolof) bu de yangui teye symboleaprès++ après ++après goor yi +++

Si c’est toi qui tiens le [symbole après ++ après ++ après] les garçons+++2. Maître : (XXX) goor yi lan ? après goor yi ?

Les garçons quoi ? [après] les garçons ?(Le débit change, les échanges s’accélèrent, la parole est beaucoup

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plus fluide, les enchaînements plus faciles, le maître soutientdavantage la parole de Lamine, répète, reformule, la conversation aun tour plus naturel, il n’y a pas de rupture au niveau de laprosodie)3. Lamine : après + goor yi tamit di Jox Jigeen yi symbole bi

[après] + les garçons aussi donnent aux filles le [symbole]4. Maître : di Jox Jigeen yi + loolu ngane lane nga ci xamoon leegi +yow loo bugoon nˇu Jox leen ko + loo bugoon nˇu Jox leen (xxx)affairu symbole bi loo bugoon nˇu Jox Jox leen ko

Ils donnent aux filles + cela tu dis qu’est-ce tu en pensais maintenant + toiqu’est-ce que tu voulais qu’on leur donne + qu’est-ce que tu voulais qu’on leurdonne (xxx) l’affaire du symbole + qu’est-ce que tu voulais qu’on leur donne 5. Lamine : nˇu baye ko

Qu’on le laisse6. Maître : nˇu bay (…) han

On laisse (….) han(Séance « Le conseil de classe »)

On a constaté que le passage au wolof autorise un positionnementinterpersonnel plus souple et permet des tours de parole plus longschez les élèves, alors que ceux-ci sont habituellement le fait dumaître et des moniteurs. De même les énoncés apparaissent davantagemodalisés avec des prises de positions personnelles plus affirmées.Ainsi, les opinions et les arguments sont-ils précisés et développéspar rapport à ceux exprimés en français.

Dans l’extrait ci-dessous l’argumentation se poursuit en wolofavec insertion d’éléments en français (connecteurs, marqueurs detemps, emprunts lexicaux plus ou moins intégrés au discours enwolof ), et l’énoncé, tout en portant les marques de la langue orale,se fait plus fluide et la prise de parole plus rapide :

Exemple 4 :1. Elève : amna erreur yoo xamne ken mënno ko baale parce que heure bunekk mu wax ko (xxx) su làmmiñ am taqe moom + loolu moom mënna ko quimais bu fekkee làmmiñ taqul dara Jotuko + mu koy wax chaque jour +loolu moom warnako door + amna erreurs yoo xamne ken du ko pardonner +amna erreurs yi tamit yu ñuy pardonner Il y a des [erreurs] qu’on ne peut pas pardonner [parce que] chaque [heure] il ledit (xxx) si sa langue est lourde ça on peut le [qui] (sous entendu : pardonner)[mais] si sa langue n’est pas lourde il n’a rien il le dit [chaque jour] + ça ildoit le frapper + il y a des [erreurs] qui ne se pardonnent pas + il y a des[erreurs] aussi qu’on [pardonne]

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2. Enquêteur : yu mel naka ? erreurs yu ñuy pardonner +++Comme quoi ? les erreurs qu’on [pardonne]

3. Elève : les petites erreurs là on peut les pardonner4. (rire général)(« L’animation autour du livre »).

L’alternance du wolof et du français marque aussi, d’un point devue discursif, la progression de l’argumentation puisque l’élèveconclut cet échange argumentatif par un retour au français (tp 3).

Si, donc, dans ces séances d’expression orale, les changementsde langue ont été initiés par les maîtres, ils ont pu temporairementsouligner, dans la dynamique du discours, un changement dans larelation inter - personnelle et autoriser une expression pluscréative.

Différences entre types de classes :

On peut distinguer entre les classes en français où apparaissentdes segments en wolof et les classes en wolof où apparaissent dessegments en français.

La différence est principalement de nature sociolinguistique.C’est-à-dire que les séances majoritairement en wolof ont étérelevées dans l’enseignement professionnel dispensé par desmaîtresses à des jeunes filles et que les séances majoritairement enfrançais, comportant des énoncés en wolof, ont été relevées dans desséances consacrées à l’enseignement de la langue française, tant dansl’enseignement formel que dans l’enseignement non formel. C’est, eneffet, au cours de couture du Centre polyvalent de Thiaroye, ainsiqu’au cours de coiffure, que nous avons entendu des maîtressesmontrer comment couper le tissu ou comment poser les rouleaux sur latête, en wolof, en y insérant quelques mots de français(ponctuateurs, connecteurs logiques, et surtout termes professionnelsen français intégrés à la morpho-syntaxe du wolof). La maîtresse decoiffure a manifesté d’ailleurs peu d’aisance en français.

Monitrice : Fat Diop + Astou + non mon toudati sax astou diop + notoudati yowmi coussin bi nii

Fat Diop, Astou, comment elle s’appelle encore Astou Diop, commenttu t’appelles encore toi qui porte le [coussin] comme ça ?

Fatou Fall : Fatou Fall83

Monitrice : Fatou Fall effectivement da may fatte (....) ma xol (...)Fatou Fall[effectivement] j’ai tendance à oublier (...) fais voirlii fok nga binde ko parce que lii yépp dara baaxuceci il faut que tu l’écrives [parce que] tout ça rien n’y est bonparce que boo jélee repère + traitu milieu bi boo ko redee ba pare[parce que] si tu prends le [repère] + le [trait du milieu] si tu as fini de

le tracerdanga wara jél un centimètre ci biir ak un centimètre ci bord bi +tu dois prendre [1 cm] dedans et [1 cm] au [bord]leegi nga diko def nak jél ay repères yu bari daadi ko mëna tracer

mon jubmaintenant tu le fais (répétitif), prendre beaucoup de [repères], pouvoir le

[tracer] pour qu’il soit droit

Par contre dans un cours de CP (école Dara Dji), où les élèvesapprennent à lire et à écrire en français, la part du wolof est plusrestreinte et sert principalement à l’explicitation/traduction destermes encore inconnus des élèves, ainsi qu’à lareprise/reformulation des énoncés des élèves dont certains ne saventpas encore bien distinguer les emprunts du wolof au français et lesmots de français.La leçon commence par la lecture par cœur des graphies isolées ei,et, ai, puis des mots comportant la graphie ai : balai, pagaie,laine ; ces graphies et ces mots sont inscrits au tableau noir et lemaître les désigne avec un bâton ; les enfants reprennent en chœur ceque dit le maître :

M : je découvreEEE : je découvreM : [e] + [e] + [e]EEE : [e] + [e] + [e]M : un balaiEEE : un balaiM : une pagaie EEE : une pagaieM : la laineEEE : la : lai : ne(Les mots sont fortement accentués sur la première syllabe).

L’enfant écrit ensuite les mots sur son ardoise, puis sur soncahier. Le soir il relit les ˝ˇˇˇ

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mots chez lui et doit demander la traduction en wolof à sonentourage. S’il revient avec la traduction le lendemain, il estrécompensé.

La séance se poursuit par une recherche de traductions :

M : une pagaie ?M : joow mooy ? mooy ramer + yow mune ! toggal fale! ramer c’est ? c’est [ramer] + toi ! assieds toi là – bas !M : joow mooy ramer ; mooy bant buni joow + le bâton qu’on se sert àramer s’appelle la ? la pagaie ramer c’est [ramer] c’est le bâton avec lequel on rameM : bant bu ni joow + lan looy ni ne ? le bâton avec lequel on rame + comment çà s’appelle ?E : joow ci ndox ramer dans l’eauM : lan looy ni ne ? pagaie + est-ce que vous êtes d’accord ? comment çà s’appelle ?EE : ouiM : bon + la laine EE : la laineM : la laine + lan mooy la laine ? la laine ? oui ? [la laine] + qu’est-ce que c’est [la laine] ?E : la laine le luni léttoo [la laine] c’est avec cela qu’on tresseM : est-ce que le luni léttoo ? [est-ce que] c’est cela avec quoi on tresse ?E : deedet nonM : mooy ? qu’est-ce que c’est ?

On peut rapprocher cette séquence d’une leçon de mots techniquespour des jeunes gens en apprentissage professionnel. M. Lazare N.,professeur technique au Centre polyvalent de Thiaroye, a évoquédifférentes stratégies pour faire acquérir de nouveaux mots françaisà ses élèves. Bien qu’il dise privilégier le recours au françaisautant que possible, la traduction du wolof est une stratégie parmid’autres.Exemples : Semence ? Il prend un carton, y met du sable et y trace des lignes.Cela figure une pépinière et des semis. Il sème.Pépinière ? Il donne l’équivalent wolof deer ; mais le mot a un autre

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sens : « sol cimenté »Peindre ? En wolof, pas de mot. Il cherche des synonymes. Il passepar le mot “badigeon”, qui d’après lui (usage non attesté dans ledictionnaire Wolof/Français) est un emprunt du wolof au français.

Discours des enseignants sur les alternances :

Les changements de langue en classe ont été diversement gloséspar les enseignants. On doit constater que leur justifications’insère toujours dans le projet éducatif évoqué.

M. K (53 ans, éducateur spécialisé, directeur du centrepolyvalent de Thiaroye en 2001) nous a dit : « le wolof on l’utilise dans nosprincipes pédagogiques + nous utilisons la langue wolof à partir d’un principe pédagogiquetrès simple + si nous avons un mot à enseigner on part du terroir + si on a une notionnouvelle qu’il faut assigner et dans le terroir national et dans les coutumes et dans le contextesocial il y a une illustration qui fasse mieux comprendre la notion on peut utiliser le wolof +principe pédagogique se servir de la langue pour être un atout pour illustrer cette notionsans erreur surtout dans le cadre de la formation professionnelle + à l’école élémentaire onréadapte le programme aux notions environnementales (plage etc.)+ au niveau del’enseignement professionnelle les filles n’appartiennent pas toutes au même niveau socialn’ont pas le même niveau scolaire +certaines ont fait le BEPC + donc on utilise le wolof et lefrançais pour leur permettre de renforcer le niveau de en leur permettant d’écrire des’exprimer de parler français + renforcement en orthographe française lecture + sur le plande l’apprentissage des métiers on insiste sur la la pratique et là on utilise la langue wolofmais il y un lexique essentiel qui doit entrer même si on parle en wolof une fille va acheter dumatériel de broderie ...il faut qu’elle sache désigner ce qu’elle veut en français ».

M. K. présente ici successivement trois arguments différentsjustifiant l’usage du wolof en classe. Le premier est dans le fait departir de l’univers de référence de l’élève (le « terroir ») ; lesarguments suivants sont liés à un constat de naturesociolinguistique : le niveau scolaire des filles n’est pas trèsélevé, il vaut mieux leur parler dans les deux langues, tout enutilisant le lexique professionnel français.

Un des enseignants du même établissement, enregistré en juin2002, M. Lazare N., professeur de l’unité technique agricole duCentre polyvalent de Thiaroye (activités garçons), présente desrationalisations d’un autre ordre. Agé de 32 ans, agronome deformation, il s’est occupé de formation des formateurs (moniteurs

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agricoles) au niveau du diocèse de sa région (Bambey), et a été formépar CARITAS. Sérère, il parle wolof depuis son entrée en classe de6ème. On peut relever dans l’extrait d’entretien suivant unedifficulté à construire une argumentation (auto - interruptions,reprises, hésitations) ; l’argument présenté au tp 14 justifieégalement l’alternance linguistique du maître par l’objectifpédagogique ; la différence avec le locuteur précédent tient au faitque le maître s’autorise à un « bricolage » (au sens de Levi-Strauss,repris par Nicolaï, 2001, p. 378) qu’il appelle ici du « touche àtout » (locution répétée deux fois).

1.CJ : vos cours vous les faites vous-même ?2.LN : ouais3.CJ : ou vous êtes heu avec quelqu’un ?4.LN : nan je fais mes cours moi-même + donc j’suis..5.CJ : vous les faites en français ou bien en wolof ?6.LN : en français + en français et j’introduis un peu d’wolof +généralement en français en français pour que pour les initier àparler le français + parce que c’est bon d’apprendre à parler le lewolof, c’est c’ est une base7.CJ : Comment ?8.LN : le wolof c’est bon ++ c’est c’est c’est bon + mais::: à lafin le gosse aura peut êt(re) besoin d’écrire un petit projet, écrit,manuscrit pour qu’il puisse financer vous voyez l’initiation sur lesdossiers les dossiers administratifs et tout:: comment faire unedeman::de comment faire une demande d’assistance technique uncurriculum etc etc donc9.CJ : vous introduisez le français seulement pour l’écrit ou bienheu ::: aussi à l’oral ?10.LN : mmm11.CJ : votre avis ?12.LN : le wo dans l’oral + hein dans l’oral j’introduis le françaisdans l’oral + heu le wolof dans l’oral; mais ce qui est théoriegénéralement c’est :: çà valide tout quoi13.CJ : ça ?14.LN : du touche du touche à tout quoi du touche à tout si:: parceque un vrai pédagogue n’est pas n’est pas censé d’utiliser heu: unemême langue pour faire comprendre une leçon ++ moi j’aurais préférémême que les élèves comprennent ma langue maternelle + ce seraitbeaucoup plus facile de les expliquer ce que moi j’ai envie de leurfaire faire

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15.CJ : qu’est-ce que vous avez comme langue maternelle ?16.LN : moi j’ai je parle sérère {donc vous voyez ce serait beaucoupplus facile si tout le monde17.CJ : {ah très biencomprenait le sérère donc la formation serait beaucoup plus rapide etcela ne m’empêcherait pas de parler parce que quand vous parlez dansvotre langue maternelle vous vous expliquez vous vous exprimez plusconvenablement

On constate que l’enseignant le plus âgé justifie un usagesporadique ou ciblé du wolof par la réussite du projet pédagogique,tandis que le plus jeune justifie plutôt l’usage bilingue en tant quetel.

Synthèse : L’alternance linguistique, en classe, reste limitée ; lesmaîtres en font un usage qu’ils justifient toujours, en entretien,par des objectifs pédagogiques ; certains l’utilisent plus qued’autres ; cela semble dépendre, entre autres, de leur habitude àmaintenir séparé l’usage des deux langues, à l’extérieur de la classeet de l’école.

6.2.1.5. La variabilité des formes de français et des modèles deréférence

Des pratiques de classe, situées, identifient les “passeurs”,qui diffusent des modèles de français, de mélange et de wolof.

Les biographies linguistiques et les parcours des enseignantsrencontrés, d’âge et de sexe différents, montrent une disparitéimportante dans les types et durées de leurs formations en tant queformateurs ou enseignants, ainsi que des différences pertinentes dansle niveau de français qu’ils ou elles utilisent en classe ouégalement hors classe (cf. Entretiens). La variabilité des formes etmodèles de français transmis est donc grande.

Certains enseignants présentent en classe des modèlesparticulièrement figés, en relation avec la norme prescrite etexogène. D’autres, au contraire, tendent à utiliser un françaisbeaucoup moins normé. Un formateur du Collectif de Ginaw railstémoigne : « On utilise : « pas le français académique, (on utilise)le français le plus bas possible pour pouvoir amener l’enfantrapidement à comprendre».Il faut dire que les formateurs del’enseignement formel se sont souvent formés sur le tas et qu’ils ont

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éprouvé des difficultés à se fixer des objectifs pédagogiques,utilisant des méthodes auxquelles eux-mêmes avaient été exposées(parcoeurisation, par exemple).

Extrait d’entretien avec le formateur D. (Collectif de Ginawrails, avril 2001) : « auparavant je je dispensais mes cours par rapport à mes capacités c’est-à-dire que parexemple je donnais les cours comme je le sentais donc après avoir la formation j’ai eu àapprendre beaucoup de thèmes là dessus et à savoir comment encadrer comment véhiculerun un message pour un cible spécifique /..../ au début je savais pas par exemple pour direaux parents aujourd’hui j’apprends la lettre a je venais je mettais un texte et j’apprenais lesgens à parcoeuriser ce texte sans savoir quelle lettre les gens vont apprendre tout ça maisaprès avoir fait cette formation j’ai su que avant d’apprendre un texte il faut que les gensespuissent connaître d’abord les lettres....par exemple je venais j’écrivais un petit texte et jerépétais il répétait après je prends par exemple Fatou je dis on va apprendre un nom prendsFatou j’écris Fatou et parmi elle il y a qq’un qui s’appelle Fatou on va écrire correctement pourdemain nous tous nous allons pouvoir écrire le nom de Fatou tout le monde va écrire le nomde Fatou et d’autres noms de la classe par exemple je prends chaussures boubou maintenantje viens je fais un illustration d’abord par exemple si je pars de la lettre a je leur dis il fautd’abord savoir qu’est ce que c’est une lettre pour pouvoir écrire un mot ou bien je fais unepetite pièce de théâtre par exemple pour la phrase Fatou va au marché pour leur expliquer laphrase je ne vais pas leur expliquer en français ni en wolof je vais faire des gestes je leurexplique des gestes par exemple ce que signifie la phrase c’est elle- même qui va expliquer ceque j’ai fait en wolof d’abord après avoir expliqué ce geste je lis ces phrases en français je leurfais répéter ça après je leur explique ce geste ce qui se trouve au tableau après une fille vaau tableau ...après on va essayer donc dégager des lettres des mots après on va essayer defaire des constructions de syllabes... après on va prendre la lettre du jour.. on écrit la lettre dujour ..il y a en qui disent qu’elles veulent que parler il y d’autres qui disent qu’elles veulentécrire donc là en fonction du groupe je m’accentue sur l’écriture si le groupe euh qui veutparler est majoritaire je prends l’accent sur je mets l’accent sur+++ l’oral » Le formateur évoque ici comment il a progressivement pris consciencedu fait que le projet pédagogique passe par une certaine mise enforme, un formatage, de l’usage linguistique, dans l’interaction declasse. Il souligne l’importance de la formation suivie à l’égard despratiques pédagogiques adoptées. Il s’agit là d’une classed’alphabétisation en français (cours du soir) pour des jeunes fillesdomestiques à Dakar. La formation s’adapte à la demande. Une certainesouplesse s’impose donc.

Dans l’enseignement scolaire non formel, par contre, laritualisation de la mise en forme des usages de français en classe aun effet sur les productions qui sont très normées. La révision de laleçon de grammaire (classe de CM, Mlle Apsa F., Ecole Dara Dji, Ginaw

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Rail, avril 2001) présente des usages de français fortementstéréotypés, ici répétés par cœur par la maîtresse et les élèves.Le rythme rapide et la prosodie chantante ne sont pas transcrits.

1.AF : donc le mode indicatif a huit /2.EEE : temps\3.AF : huit temps + trè:::s bien \ qu’est-ce qu’on avait dit sur ceshuit temps /4.EEE : madame, madame, madame5.AF quat’ temps simples et quat’ temps /6.E : COMP + PO+ SES\7.AF : très bien + donc on avait dit que + le mode indicatif a huittemps donc quat’ temps simples et quat’ temps /8.E : COMP + PO+ SES\9.AF : composés \ quels sont les quat’ temps simples de l’indicatif /10. E : madame, madame, madame(inaudible)11. AF : Il y a le présent de l’indicatif12. E1 : l’imparfait13. AF l’imparfait 14. E2 : passé simple15. AF: passé simple16. EEE : futur simple17. AF et le futur /18. EEE : simple\19. AF très bien\ donc les quat temps simples de l’indicatif sont/ leprésent/20. EEE : l’imparfait\21. AF : l’imparfait\22. EEE : passé simple\23. AF : passé simple\24. EEE : futur simple\25. AF : et le futur simple\ et les quat temps composés /26. EEE : madame, madame, madame !27. AF : y’a le passé composé, {le plus que parfait,

{ le passé antérieur28. EEE : {le plus que parfait{le passé antérieur29. EEE : le futur antérieur30. AF et le futur anté/31. EEE rieur\

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32. AF très bien\ donc les quat temps composés sont / le passécomposé le plus que parfait le passé antérieur le futur/33. EEE le futur antérieur34. AF très bien \ maint’nant comment on forme le passé composé /35. EEE Madame, madame, madame36. AF comment on forme le passé composé / comment on forme le passécomposé/37. E3 le passé composé est formé de l’auxiliaire avoir ou être plusle participe passé du verbe à conjuguer \38. AF Il a dit que le passé le passé composé est est formé del’auxiliaire avoir ou être\ conjugué à quel temps/39. EEE madame, madame, madame !40. E4 au présent41. AF conjugué au présent de /42. EEEE l’indicatif43. AF très bien\ donc c’est l’auxiliaire être ou avoir conjugué auprésent de l’indicatif plus le participe passé du verbe à/44. EEEE conjuguer/45. AF conjuguer\

Il y a là comme une théâtralisation mise en scène pour les participants (dont les enquêtrices) d’une leçon du livre de grammaire. On assiste là à une sorte d’opéra chanté à plusieurs voix : comme une mélopée où les élèves ne font que répéter en écho ceque dit la maîtresse. Les noms des temps et des conjugaisons forme unsavoir partagé sur lequel fonctionne un mode discursif et interactif d’un genre particulier : la leçon de grammaire. La désignation « passé composé » n’est pas explicative. On n’apprend pas pour communiquer en situation. C’est de l’écrit oralisé, à la manière sénégalaise : comme apprendre le Coran par cœur, sans comprendre. Le dialogue est répété à l’infini, sans que soit vérifiée la compréhension. Ces modèles figés de la langue écrite ne seront jamaisutilisés en situation ; ils sont appris, répétés par cœur, pour montrer le système. C’est là une monstration collective d’un certain type de rapport figé à la langue.

Certains enseignants, dont la formation a semble-t-il été plusaboutie, manifestent une grande cohérence des pratiques en classe etdes représentations de leurs pratiques.

Nous avons rencontré en avril 2001 au centre polyvalent deThiaroye une institutrice, Mme Mb., dont le comportement linguistique

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manifeste une telle cohérence. Née en 1961 à Dakar, elle a fait sesétudes secondaires dans les lycées de Dakar. Elle a échoué au bac etaprès avoir suivi un cours de gestion/informatique, elle est devenueenseignante. Elle a été formée personnellement dans une école privéepar une dame ayant elle-même été formée en France. Ce parcours a sansdoute un effet sur la manière dont elle s’y prend tant pour proposerdes formes de français normé que pour aider les enfants à délimiter,catégoriser, les variétés en contact.

Nous avons tout d’abord assisté, lors d’une séance dans laclasse de maternelle (moyenne section : 4/5 ans) de Mme Mb, au Centrede Thiaroye, avril 2001, à une activité de langage autour d’un puzzlesur les transports. Nous constatons que l’institutrice n’a pas dutout utilisé le wolof, et qu’elle propose des phrases bienstructurées, en les accompagnant de gestes ou d’intonations.

Le chauffeur ?“C’est celui qui (geste de la maîtresse) conduit” (intonation montante -descendante (sur le dernier mot). Le jeune élève Sidi désigne celuiqui conduit.La maîtresse montre des images de car, de taxi. Sidi dit : “le car, çà estlà”. La maîtresse reprend la phrase : « le car est là ».Elle propose une structure avec prédicat nominal et fait trouver lemot et répéter la phrase : “Voici le ....train + pour prendre le train, je vais à la ....gare”(rythme intonationnelrépétitif avec topicalisation du dernier mot)Mme Mb. propose des phrases courtes et bien construites qu’elle faitrépéter. Elle corrige.

Le début de l’année, nous a-t-elle dit, est très difficile parceque l’enfant ne veut pas rester : la maîtresse propose des activitésvariées : djembé, gymnastique, il faut « les enthousiasmer par l’ambiance ».Les apprentissages du début se font en wolof afin que les enfantspuissent dire : je m’assieds, je me lève, je suis à telle école, enmoyenne section, etc. Certains enfants arrivent en parlant d’autreslangues que le wolof. Ensuite, elle commence un travail de séparationdes langues, en apprenant aux enfants à distinguer les emprunts duwolof au français et les mots du français :« Le wolof, c’est trop proche du français : les gens escamotent les mots ». En petitesection, séance sur les ustensiles de cuisine : écumoire prononcé(kymwar), poêle (poel, pol); elle rectifie. Les vêtements : jupe

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(sip), pullover (pylover) : elle rectifie en deux segments calquéssur la graphie, chemise (simis), robe (rob), culotte(tubay),chaussettes (cawass), serviette (serbet), savon (saabon).Elle fait rectifier “sama sac” en “mon cartable”, à l’aide d’unecomptine. Les enfants se corrigent entre eux et corrigent leur mèreet leur apprennent ainsi à parler français. Ils deviennent doncpasseurs à leur tour d’un modèle de langue déjà filtré par lamaîtresse.

Enfin, la maîtresse et les élèves préparent ensemble une piècede théâtre sur le thème du mariage, pour la fête de l’école en juin.Mme Mb. a introduit des phrases en français dans un texte en wolof.Les chansons sont en wolof.L’histoire : « Un gars aime une jeune fille, Ami, et veut se marier avec elle; mais il estchassé par sa famille, parce qu’il n’a pas assez d’argent. Il est triste et il se plaint en chantant.Sidi se propose pour épouser Ami, avec une forte dot. Les parents, en français : “Cà, c’estextraordinaire !” Avec une intonation forte sur le /a/. Le mariage a lieu. Ami va avoir desproblèmes avec Sidi, à cause de la dépense qu’elle lui demande. Celui-ci se fâche : “Vous avecvos parents ! Moi je n’ai plus rien ! (montre ses poches vides), Va te débrouiller, va vendre dupoisson !” (tout cela en français). Le gars chassé va revenir : “moi je t’aimais, mais je n’avaisrien, maintenant j’ai trouvé un travail, c’est dommage ! C’est trop tard (en français), parce quemoi je vais me marier”. La fille va pleurer. La morale de l’histoire est chantée en wolof par les enfants : “si on avait laissé le coeurparler, la fille n’aurait pas eu de problèmes” ».

Mme Mb. a créé elle-même les chansons (paroles et musique) et letexte de la pièce.On voit que les langues sont bien séparées, dans la forme et lafonction symbolique de l’usage.

A côté du fonctionnement variable de l’usage du français, plusou moins stéréotypé, figé, plus ou moins formaté et délimité, telsqu’en témoignent les exemples cités, on observe également unevariation des usages de français parlé par les enseignants.

La formation et l’âge des enseignants semblent être lesparamètres les plus explicatifs de cette variation. On a ainsi relevédes usages de français très soutenu en entretien. Des discoursmonogérés, plutôt longs, donnent à voir un français plus normé, plusacadémique. Les stratégies discursives sont proches de l’écrit.

Extrait d’un entretien réalisé à l’école des Manguiers. C. estun instituteur de 45 ans. Il s’emploie au début de l’entretien àutiliser un registre de langue soutenu :

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1 M. j’aimerais que vous nous parliez de votre euh de votre classe là et de votre leçonvous vous nous en reparlez là vous dites tout ce que vous avez à dire sur votre classe là

2 C. bon + je commencerai d’ailleurs \ d’abord par dire que + je suis venu ici cetteannée donc je suis nouvellement affecté ici je suis venu au mois d’octobre + quand je suisvenu j’ai trouvé que ++ qu’il y avait euh un niveau faible dans cette classe + parce que ceuxqui étaient très faibles ici les élèves qui étaient précédemment ici à l’école manguier et qui onteu à faire le CE2 bon ont eu des problèmes pendant l’année scolaire passée/ parce que ?/ ++ ils’est trouvé que il y a il y a des volontaires qui sont venus l’un a fait un mois et demi à l’écoleensuite il a eu + des problèmes parce que peut-être le métier ne lui plaisait pas c’était pasc’était pas motivant sur le plan rémunération donc il a jugé bon d’aller faire du journalisme(….) un autre a été affecté ici ce dernier aussi n’a eu à faire que quelques semaines bon c’étaitun étudiant il avait plus de temps au niveau de l’université donc il ne pouvait pas concilier lesdeux donc il a préféré continuer ses études supérieures bon ensuite i y a eu un un autremaître qui est venu mais ce maître là à cause du manque de personnel au niveau dudépartement a a été redéployé dans une autre école en fin de compte c’est le directeur quis’est chargé pendant les deux ou trois derniers mois à assurer la continuité de la classe quoice qui fait que quand je suis venu au mois d’octobre comme je viens de le dire tantôt lesélèves avaient un niveau plus ou moins faible hein faible très faible si je puis si je puism’exprimer ainsi donc il m’appartenait vraiment de relever le niveau et je me suis efforcé à çabon + évidemment + en suivant une certaine méthode parce que c’est ma 13ème année depratique dans une classe j’ai été d’abord au CFPS quand j’ai quitté l’université

On assiste là à un discours très construit, avec uncommencement, des redondances, des rappels, une conclusion ; lediscours est beaucoup plus élaboré que celui du formateur, présentéci-dessus. L’instituteur C. est presque dans un oral de conférence,un oral proche de l’écrit, grâce auquel il se montre comme « bienhabillé » ; il y a là l’expression d’une posture. Cette mise endiscours est d’autant plus inattendue qu’elle n’a pas été sollicitée.Le locuteur est dans l’élocution, la façon dont il parle est plusremarquable que ce qu’il dit.

A côté de cela, certains jeunes enseignants de l’enseignementnon formel s’expriment en entretien avec un niveau de langue beaucoupmoins formel, moins standard, et comportant davantage desénégalismes :Voici, en illustration de ce type de discours, trois extraits tirésd’un entretien collectif réalisé en avril 2001 à Ginaw rails, avec lecollectif des formateurs :- « les jeunes de mon quartier il n’a- avait pas d’entente entre ces jeunes de mon quartier lesjeunes faisaient leurs activités séparément donc il y a eu l‘idée de réunifier les jeunes quifaisaient de activités dispersées de s’organiser autour d’une chose pour essayer de régler lesproblèmes du quartier par exemple là nous habitons un quartier un peu défavorisé où il n’y a

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pas euh beaucoup de pères de famille qui travaillent dans dans dans le gouvernement ouautres donc les gens ont dit il faut qu’on s’organise donc on s’est mis en en petit groupedonc ce petit groupe a fait des pas en allant vers la population en faisant porte à porte pouressayer de sensibiliser la population de leurs activités.... donc vu l’importance de ce que legroupe est en train de faire la population a voulu euh s’a/ s’adonner à l’aider.... si vous êteslibres je vous invite à assister cela (à un thé débat environ 300 personnes à la réunion lessamedis) dans le quartier de Pikine ».-« donc il y a d’autres associations qui nous ont donné leur leur leur avis d’association doncjusque là à nos jours on a là actuellement 38 associations actives/ .../ donc il y a d’autresassociations qui nous ont donné leur leur leur avis d’adhésion donc qui que nous sommes entrain de consulter que nous n’avons pas répondu donc ce qui nous fait à peu près on a plusde quatre à cinq associations qui sont en train d’être étudiées... »- Parmi les activités de l’association : « classes de suivi scolaire » dansles quartiers défavorisés, appui par rapport au programme de lajournée, il y a aussi des classes d’arabe, « plus une boutique qui sert deposte de formation pour les jeunes filles qui font la couture une boutique ce qu’on appelleune confectionnerie quoi avec l’aide de l’Enda »- « parce que là par rapport aux activités nous avons vraiment voulu mettre un système deréseautage c’est-à-dire de regrouper toutes les associations qui ont le même domained’intervention...c’est un acte un acte un grand axe du plan d’action 2001 c’est-à-direregrouper toutes les associations qui ont le même domaine d’intervention pour mieuxfaciliter l’information et la coordination de cette base »

Le discours du Collectif des formateurs de Ginaw rails est trèscontrasté ; il y entre des phrases « toutes faites », formelles,peut-être empruntées à d’autres rencontres et des éléments dediscours beaucoup moins formels, type oral spontané, non surveillé.

Quel que soit leur niveau d’expression en français, lesformateurs de Ginaw rails, très impliqués dans ce qui leur sembleêtre un processus de développement local, ne manifestent pasd’insécurité linguistique patente, même si on relève, pour certainsd’entre eux, davantage d’hésitations, reformulations. Par contre, auCentre de Thiaroye, il nous a été possible de bien distinguer desniveaux de français très variables chez des enseignantes qui secôtoient tous les jours et travaillent ensemble.Mme Thioro Th. (née en 1956), dit parler un wolof « baol baol »(c’est-à-dire de commercants venant du Baol) ; elle a eu le bac, afait un an d’université, est devenue éducatrice spécialisée enfaisant une école d’apprentissage, l’ENAES (Dakar) ; elle a plusieursmembres de sa famille en France et y a fait plusieurs séjours ; sonfrançais est très fluide, elle parle avec un accent proche de

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l’accent français, et elle possède plusieurs registres (familier,courant, soutenu). Ce n’est pas le cas de ses collègues, Mme L. quiparle et comprend le français mais n’a pas un registre aussi étendu,et Mme D., qui parle peu en entretien et qui, moins sûre d’elle,semble en insécurité linguistique.

L’appréciation des modèles de wolof et de mélange est moinsfacile ; mais on peut se référer aux représentations des enseignantseux-mêmes, qui disent la variation de l’usage. Ainsi, les formateursdu Collectif de Ginaw rails nous ont dit parler, l’un, un wolof « cawcaw » (un wolof rural), l’autre un wolof « boy disco » (très mélangéde français, comme celui des jeunes branchés de Dakar). Un autrejeune formateur nous a évoqué « le français du métissage », le« français du melting pot » ; ces désignations se réfèrent sans douteà leurs usages habituels de langage dans la vie quotidienne. Il n’estcependant pas pratiqué dans leurs classes. Leur cible reste néanmoinsun français normé.

6. Synthèse

La situation sociolinguistique scolaire actuelle à Dakar esttrès diversifiée : jeunes et vieux, hommes et femmes, ayant reçu desformations différentes, ayant été ou non en contact avec des maîtresfrançais ou formés à l’école française, présentent des profilslinguistiques, des positionnements et des postures différentes. Celadonne une impression de mouvement, de fluidité des usages, àl’intérieur d’un même établissement, et même d’une classe à l’autre,d’un enseignant à l’autre.

A Dakar, on a surtout relevé des pratiques de classe monolinguesoù des segments wolof sont périphériques. A Thiaroye, on a unenseignement technique en wolof, et un enseignement en français enparallèle. A Ginaw rails, l’alternance intervient semble-t-ildavantage dans les activités dites novatrices que dans les leçonstraditionnelles où la répétition ritualisée, parcoeurisée, de formesfigées reste de mise.

On relève une évolution générale vers plus de bilinguismefrançais/wolof à l’instar de ce qui se passe en dehors de l’école. Lanécessaire standardisation des langues nationales permettra sansdoute d’assurer un meilleur apprentissage de l’écrit. Il y a unbilinguisme français / wolof qui est là, dans les faits(conversations quotidiennes dans le périmètre scolaire, et qui

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commence à être didactisé dans certains ouvrages, manuels delecture). Les manuels publiés par l’ONG ENDA introduisent à chaqueleçon une phrase en langue nationale ; ils organisent la progressionà partir des phonèmes et des graphèmes communs aux langues nationaleset au français ; ENDA propose également des outils pour la formationdes enseignants dans les structures de formation professionnelle(garçons/filles), présentant des pratiques de classes alternées woloffrançais. Il existe aussi nombre de publications bilingues que l’onpeut exploiter dans le cadre de la classe et des dictionnaires deréférence bilingues.

Le modèle de référence des enseignants d’un certain âge etformés d’une certaine manière est nous l’avons signalé plus haut,nettement différent de celui des plus jeunes. Ceci serait-ilrepérable dans d’autres espaces (presse, autres milieux sociaux...) ?En effet, les canaux de diffusion de ce français parlé par les plusjeunes ne sont pas que l’école. On a remarqué une différenciation desjeunes sur tels et tels aspects de leur parler. Les normes sont plusfloues, dans un environnement plurilingue : hésitations sur le choixdes prépositions, l’expression du passé, etc. Il y a là quelque choseà fouiller qui signale que la formation différente des uns et desautres laisse des traces au niveau des modèles linguistiques etdiscursifs. On formule l’hypothèse que ces différences jouent un rôledans la transmission de la langue aux élèves.

6.2.2. La coexistence du français et des langues nationales dans lesréseaux de jeunes en contexte urbain sénégalais.

Les jeunes jouent également le rôle de passeurs de langues, lesuns pour les autres au sein des réseaux dont chacun est un membre. Làse génèrent et se reproduisent des modèles langagiers et desreprésentations qui peuvent être mis en regard de ce qui se passe ausein des lieux de formation. Certains adultes ou jeunes élèves etétudiants sont des relais entre ces deux modes de regroupement desusagers (école, et groupes de pairs).

L'objectif que nous nous fixons est d'étudier la dynamique desrapports entre le français et les langues en présence en milieuurbain sénégalais du point de vue de leurs utilisations et de leursreprésentations. L'usage du français à Dakar constituera le filconducteur de cette réflexion. En cela, notre interrogationprincipale portera sur les "passeurs de langues" que nous définissonscomme les locuteurs qui se présentent comme des modèles pour les

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autres et dont l'influence peut être déterminante dans les faitsd'usages, de choix et d'attitudes linguistiques.

Le travail effectué comporte les volets suivants :1) Une recherche documentaire qui a consisté à situer la présence dufrançais dans le paysage linguistique sénégalais dans une perspectivehistorique et évolutive. Il a servi à une analyse globale de l'usagedu français et du rapport que cette langue entretient avec leslangues locales dans leur diversité de statuts et de fonctions. Cetaspect de la recherche nous a paru important pour montrer ladynamique qui a animé l'usage et l'apprentissage du français dans lepays, en relation avec les représentations et les grandes optionssocio-psychologiques perceptibles dans l'évolution de la sociétésénégalaise. Il servira ainsi de socle à l'analyse effectuée dans lesréseaux de communication que sont les associations sportives etculturelles que nous avons ciblées en milieu urbain dakarois.

2) Une recherche de terrain consistant en a) une observationparticipante dans des groupes de jeunes, b) une approche comparativedes attitudes et des usages linguistiques des témoins dans dessituations de communication contrastées au sein de ces groupes etenfin c) des entretiens semi-directifs avec des membres de ces mêmesgroupes.

6.2.2.1. Le français et les langues sénégalaises : Aperçu d'ensembleAu Sénégal, on note une expansion de l’usage du français qui

concerne quasiment toutes les catégories socioculturelles des milieuxurbains, y compris celles des locuteurs peu scolarisés et même deslocuteurs non scolarisés. Le fait concerne moins les milieux rurauxoù les locuteurs peuvent faire de leur langue ethnique un usage quasiexclusif. Il relève plutôt de ce qu’il est convenu d’appeler"l’appropriation diffuse" du français dans une situationd'urbanisation linguistique en contexte africain francophone, où “ilexiste toujours, et pour chacun, des situations où la prise de paroleen français est attendue, ou du moins acceptée, quelque soit parailleurs le degré d’approximation du français qui s’y réalise”, lefrançais s’y manifestant “souvent tout simplement pour ce qui sedonne pour du français dans le cadre du discours où son choix produitun sens, ou encore par des segments français d’un parler mixte” (Wald1994).

Parallèlement, on constate une recrudescence de la revendicationd’une authenticité traditionnelle et culturelle qui privilégiegrandement l’argument linguistique comme indice du marquage des

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appartenances (ou des options) identitaires. L'analyse de cettesituation constituera le fil conducteur de la réflexion que nousmènerons dans cette étude.

Le français au Sénégal : bref aperçu historique

L’histoire du français au Sénégal remonte à la conquêtecoloniale, certains auteurs la datant aux alentours de la “Fondationdes Saint-Louisiens” (1639), d’autres à l’installation du premiergouverneur français ayant succédé aux anglais en 1817, à la“repossession”. L.S. Senghor, premier Président de la République duSénégal, situe l’officialisation de la présence très ancienne dufrançais ici à la présentation des Cahiers de Doléances et deRemontrances aux Etats Généraux, par la Colonie, en évoquant laposition de “plus ancienne colonie française” du Sénégal en Afriquesub-saharienne (Ndao 1996:7).

Plusieurs auteurs relient l’usage du français à la chrétienté, àune étape initiale de son apparition sur le territoire sénégalais :“Les toutes premières heures de la présence française sontcaractérisées par l’association étroite entre la langue et lareligion chrétienne” (Ndao 1996:9). Des communautés francophonesautochtones virent le jour, composées exclusivement de mulâtres (ousignares) et d’une frange appelée “gourmets” qui était constituée parune infime partie de la population noire, la première à êtrechristianisée, installée dans les deux principales cités qu’étaientSaint-Louis et Gorée. “à l’époque, en dehors des Françaismétropolitains, seul le milieu des “habitants”, des gourmets, utilisele français, et s’est ouvert à des degrés divers à la culturefrançaise, sans pour autant avoir éliminé la culture wolof. L’usagedu français s’impose d’autant plus que l’on a accès à la sphère del’administration et du négoce” (ibid.:12).

L’action des missionnaires, présents sur le terrain depuis ledébut du XIX siècle, a été déterminante dans le processus dediffusion du français sur le territoire, en dehors des pointscentraux de la présence coloniale. On note tout au long de ceprocessus une forte tendance assimilationniste qui, seule, d’aprèsDaff (1996:144), a prévalu jusqu’en 1960 et avait pour objectif de“mettre en valeur la civilisation française et [de] rabaisser lesvaleurs socioculturelles africaines par la méconnaissance des langueslocales”. Mais le courant assimiliationiste comportait en soi desaspects tout à fait contradictoires, ce qui eut pour effet d’empêcher

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son achèvement, du moins partiellement.Cette tendance était parfois assez sélective, visant à réserver lapossession du français (“sans prétention académique”) à une “élite”proche du colonisateur. Parfois, au contraire, elle s’orientait versle plus grand nombre, de manière à servir de langue véhiculaire sur“toute l’étendue de l’Ouest Africain” pour assumer pleinement sa“mission civilisatrice” de langue de culture. C’est dans cettedernière visée que l’on peut sans doute situer l’action de grandesfigures de la politique coloniale en matière d’éducation etd’utilisation des langues, tels que Jean Dard et son idéal d’écolelaïque, ou encore Faidherbe et sa conception de l’éducationfonctionnelle, qui constituèrent d’importants jalons dans lapolitique linguistique et d’éducation de la France en contextecoloniale.

Il faut noter aussi que la diffusion du français a rencontrépendant cette période de rudes résistances de la part des populationsautochtones, fortement attachées à leur identité culturelle et, souscertains cieux, totalement acquises à la religion musulmane aveccomme vecteur l’arabe ou les langues africaines qui, ainsi, seretrouvaient sous ce rapport dans une représentation conflictuelleavec le français.

Il résulte de tout ceci que la diffusion du français au Sénégalest restée assez restreinte, même à l’intérieur des quatre communes(Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque), du fait, d’une part, ducourant d’élitisme et d’une certaine ambiguïté de la politiquecoloniale d’éducation des “populations indigènes” en français et,d’autre part, de facteurs idéologiques et culturels propres au milieuafricain, ou qui étaient d’une implantation plus ancienne, telles ladéfense de l’identité et des institutions culturelles et socialestraditionnelles, l’allégeance à la religion musulmane, etc., touteschoses en relation d’antinomie avec la mission assimilationniste del’action coloniale.

Le français face à quelles langues en milieu urbain ?

La colonisation s’est d’abord implantée en territoire wolof,lequel territoire est devenu rapidement, surtout en ses pointsprincipaux, le centre d’attraction où convergèrent toutes lescomposantes ethniques du pays. Par ailleurs, les Wolof étant trèsentreprenants dans le domaine du commerce, et très mobiles dans leursactivités, ont vite fait d’investir des territoires assez éloignés du

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leur où ils s’installèrent en petites communautés solidaires, avecleurs us et coutumes et leur langue, tout en vivant en bonneintelligence avec les populations locales. Il s’y ajoute que “lesWolof furent les premiers à s’intégrer dans l’appareil administratifcolonial qui, par la suite, reposa en grande partie sur eux”(Hesseling, 1985:176). Ce phénomène de wolofisation qui “serait unprocessus expansionniste liant langue et pouvoir depuis les origines”(Juillard, 1995:34) a progressivement mis le wolof dans une positionvedette de véhiculaire nationale face au français, devenu langueofficielle à l’accession du pays à l’Indépendance, dans les centresurbains sur l’ensemble du territoire. Les Wolof sont réputés parlerun “bon français”. Cette opinion, largement partagée (mais souventsous un rapport stigmatisant qui en fait des assimilés, desacculturés, etc.), alliée à leur position au cœur de l’administrationet des autres domaines d’utilisation officielle du français, leurconfère un rôle important dans la diffusion progressive qu’a connu lefrançais après l’Indépendance et qui connaît une accélération“démocratisante” à l’heure actuelle.

Quid des autres langues présentes sur le territoire? On peut lesclasser schématiquement en deux catégories : la première comprend lescinq autres langues qui bénéficient du statut officiel de “languesnationales”, au même titre que le wolof. La seconde regroupe toutesles autres langues considérées comme minoritaires et confinées dansun fonctionnement intra-communautaire étroit (cf. Fal, Faye et Faye1992:23-26; Moreau et Thiam 1996). Parmi les langues de la premièrecatégorie (diola, malinke, pulaar, sereer et soninke, en sus duwolof), certaines ont un statut assez marqué de langue régionalelocalement majoritaire, mais il demeure que le taux de véhicularitédu wolof est plus important partout et se confirme de plus en plus aufil du temps.

Usages linguistiques dans la ville

Même si le contexte urbain sénégalais reste fortementmultilingue, il se dégage ici une dominance nette du wolof et dufrançais, et la définition de leurs fonctions ne se satisfait plus dela répartition “langue officielle - langue des institutions /vs/langue véhiculaire - langue de la communication informelleinterethnique” : le français joue bien souvent un rôle de véhiculaire(Thiam 1992:500) et le wolof est très présent dans les domainesidéellement réservés au français, comme l’administration ou

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l’enseignement. Ce rapprochement des fonctions communicationnelles setraduit par une non-distinction des contextes de leur utilisation,non-distinction dont le lieu le plus démonstratif est l’alternance etle mélange de ces deux codes.

Ce mélange aboutit à l’émergence du code mixte wolof-françaisappelé par ailleurs “wolof urbain”, du fait qu’il constitue levernaculaire urbain le plus largement usité par l’ensemble descommunautés sociales présentes dans la ville. On voit le rôlefondateur que joue le français dans l’émergence de ce codecommunicationnel, et que l’on retrouve dans un type similaire demélange avec d’autres langues locales dans leurs contextes dedominance régionale tels le diola à Ziguinchor, le bambara àTambacounda ou le pulaar dans les grandes villes du Fouta (Podor,Matam…). Le français se retrouve ainsi “à l’intérieur” de toutes leslangues locales chez les locuteurs qui le possèdent, ce qui n’est pastoujours le cas pour le wolof qui est souvent associé à descaractéristiques négatives aux yeux des représentants des autrescommunautés ethniques, traits que l’on ne prête pas d’ordinaire aufrançais du fait qu’on le place hors de la compétition (cf Moreau1992).

A Dakar, qui constitue un pôle de référence en matière d’usageslinguistiques pour la plus grande partie des locuteurs des autresgrandes villes, l’usage du français est presque à parité égale avecl’usage du wolof dans les milieux bilingues et pénètre même lesmilieux à majorité de locuteurs non scolarisés et non francophones.Les autres langues parlées entre membres de la même communautéethnique aussi subissent beaucoup l’influence du français à traversles faits d’alternance codique. D’où il apparaît un certaindissentiment, ce nous semble, entre la réalité de la dynamiquesociolinguistique des usages et la prétendue objectivité statistiquequi minimise de beaucoup l’usage du français dans le pays. Lespratiques langagières en milieu urbain font appel de manièreconstante à la langue française, autant sous une forme indépendante,chez les francophones bilingues surtout, que sous une forme métisséeavec les langues locales, le wolof en premier lieu, chez la majeurpartie des locuteurs citadins.

Une analyse des représentations linguistiques

Dans les pratiques, les deux langues les plus parlées en milieuurbain sont donc le français et le wolof, et ceci par l’ensemble des

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composantes sociales et ethniques. Leur influence est grandissante enville et ils acquièrent de plus en plus de locuteurs là même où l’onpourrait s’attendre à leur absence. Pour le wolof, il pénètre dessituations caractérisées par une homogénéité linguistique allogène,et il devient problématique pour beaucoup de parents non wolofd’enfants nés à Dakar, par exemple, de leur faire acquérir la languede leur ethnie. Il est en effet assez courant de voir des petitsDakarois Sereer, Haal-pulaar, Diola, etc., qui ne s’expriment qu’enwolof et n’ont aucune compétence active dans leur langue ethnique.

Pour le français, on en observe une large diffusion qui impliquemême les locuteurs non scolarisés. Ce phénomène est favorisé par lapratique de la variété mixte de langue faite du mélange du françaiset du wolof par le biais d’emprunts de divers types et d’alternancescodiques tout aussi diversifiées, aussi bien à l’intérieur d’un mêmediscours que dans les interactions d’un locuteur à l’autre. Les voiesd’acquisition du français s’en trouvent diversifiées et ne secirconscrivent plus au domaine exclusif du système scolaire formel etchez beaucoup de locuteurs non scolarisés, la pratique de ce codemixte wolof-français se trouve être, en amont comme en aval, laraison d’un certain apprentissage du français visant sonappropriation discursive (cf. Thiam 1997).

Si donc wolof et français apparaissent comme de “véritablesglottophages” pour les autres langues en présence, ils ne présententpas l’un pour l’autre ce type de danger. Le rapport entre ces deuxlangues est, certes, souvent interprété comme conflictuel dans lediscours épilinguistique des locuteurs : l’usage du wolof et deslangues locales est associé à des valeurs d’authenticité culturelleet au respect de ces valeurs, celui du français à la modernité et,d’un avis largement partagé, à la déviation, au plan moral, quicaractériseraient les situations urbaines et la vie actuelle auSénégal, faite d’irrespect des jeunes envers leurs aînés, de lucre etd’absence de probité chez beaucoup de ces derniers.Mais le discours épilinguistique qui révèle ces sentiments et lesreprésentations qui s’y attachent ne semble refléter que le caractèreéminemment contradictoire de cette situation, au regard des pratiqueslangagières en milieu urbain qui, elles, montrent qu’il n’a souventaucune emprise sur la réalité sociolinguistique.

Celle-ci, en vérité, serait plutôt faite de la complémentarité,fonctionnelle et symbolique, du français et des langues du terroir,dans un rapport dialectique qui sous-entend nécessairement laconcurrence liée à la problématique de leurs statuts et de leurs

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rayonnements locaux respectifs. En effet, il apparaît que les languesles plus influentes, dans l’imaginaire collectif, se trouvent dansdes rapports moins conflictuels entre elles, face aux autres, plusminorées, dont la lutte ne disposerait pas de suffisamment d’armes etse résumerait à des postures socio-symboliques à travers un discoursépilinguistique s’appuyant sur une fiction militante qui transcendetoute objectivité analytique.

La complémentarité fonctionnelle doit se percevoir non pas sousle rapport diglossique et la compartimentation des situations d’usagedes langues, mais du fait que les lieux sociaux de la villerequièrent une compétence en français et en wolof pour couvrir desrôles communicationnels différenciés en fonction des langues, dans lamême situation d’interlocution : selon qu’on se place dans le cadred’un discours référentiel ou d’autorité, ou dans le cadre d’unerelation de convivialité, de connivence ou de convergence, on passelibrement d’une langue à l’autre ou au mélange des codes. Dans lessituations formelles explicitement discriminées, (i.e. assembléeofficielle /vs/ traditionnelle) on tendra vers une production de laplus haute facture authentique, qui interdit le métissage des codes(sans qu’on puisse toujours l’éviter), à la recherche d’une staturesociale de haut niveau, indexée sur le prestige de la langue dans lecontexte donné. Cette discrimination n’est pas objectivement synonymede conflit ou de hiérarchisation diglossique : elle est inhérente àla situation de plurilinguisme et répond chez le citadin bilingue àla satisfaction de visées communicationnelles et identitaires, maisdans une dynamique interactionnelle et non comme une donnée figée,caractéristique de tel individu ou de tel groupe.

Ce rapport n’exclue pas la concurrence, naturelle (?), liée à laproblématique de leurs statuts et de leurs rayonnementsgéolinguistiques et sociaux respectifs. Mais il semble que lediscours épilinguistique ne retienne que ce dernier aspect et tend àune sorte de “totémisation” de la notion de langue du terroir, languede l’ethnie et de la culture d’origine des locuteurs. Cela amènegrossièrement à la formule “plus une langue est influente, puissante,plus elle est ressentie comme dominatrice et est rejetée dansl’imaginaire des natifs des autres langues”. Cette représentationconflictuelle des rapports entre les langues, basée sur unethéorisation diglossique assez réductrice, est le produit d’undiscours militant réitératif, repris à leur compte par les locuteursquand on les invite à se prononcer sur les langues, leurs usages etleurs rapports, sans que cela n’ait une réelle incidence sur leurs

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comportements langagiers.L’analyse du rapport des langues dans les situations urbaines au

Sénégal fait donc ressortir une coexistence “pacifique” mais complexedans les usages et les pratiques, et dans l’imaginaire des locuteurs.La situation apparaît souvent comme conflictuelle ou donnée commetelle à des fins de revendications ethnolinguistiques. Cependant,même dans les cas déclarés d’allégeance à la traditionnalité qui“s’en va-t-en guerre” contre l’usage du français et du mélange wolof-français, les locuteurs de la situation urbaine qui réussissent laforme linguistique “pure”, “authentique”, etc., qu’ils prônent dansleur discours épilinguistique sont assez rares et le deviennent deplus en plus. De ce fait, le français est à ce point présent dans lesinteractions langagières en milieu urbain qu'il s'impose de leconsidérer comme faisant partie du patrimoine linguistique local. Uneillustration des faits qui étayent ce propos nous sera fournie parl’enquête effectuée dans les milieux de jeunes à Dakar.

6.2.2.2. Usages des langues, place et représentations du françaisdans les réseaux de jeunes en contexte urbain

Il existe un assez grand nombre de travaux sur les réseauxsociaux, dans lesquels les auteurs s'accordent à les concevoir commedes circuits d'interactions entre des personnes reliées entre ellespar des liens sociaux différemment structurés selon des critèresprécis, notamment ceux de leur constance, de "leur fréquence et deleur durée", de "leur plus ou moins grande multiplexité", de "leurcontenu transactionnel" et de leur "réciprocité" vs "asymétrie" (cf.Juillard 1997, p. 252). Tout en tenant compte de ce que ces critèresdoivent être considérés dans leur étroite interdépendance, nous avonschoisi, en cherchant à assurer à la recherche de terrain un caractèreplus opérationnel, de nous baser prioritairement sur le critère de lafréquence et de la constance des interactions entre les différentespersonnes concernées. C'est ainsi que notre choix s'est porté sur lesassociations de quartiers que sont les associations sportives etculturelles (ASC). Nous en avons identifié deux qui, selon toutesvraisemblances, présentaient des caractéristiques différenciées etassez distantes des points de vue des catégorisations économiques,socioculturels et linguistiques qui ont généralement cours dansl'opinion des Dakarois.

En effet, la situation économique dans les différents quartiers

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de la ville de Dakar révèle des disparités qui sont globalementrepérables dans l’organisation des quartiers, les types d’habitat,les commerces, les indices externes du niveau de vie des habitantstels que les lieux et les modes de loisir, etc. (cf. Thiam 1998 a).Il y a des quartiers considérés comme riches et des quartierspauvres; et l'on pourrait nuancer en évoquant une catégorie dequartiers “pas pauvres” : sans être uniformément riches, ilsaffichent d'importantes différences avec les quartiers pauvres -c’est le cas de la plupart des cités construites par les promoteursimmobiliers comme la SICAP et l’OHLM, habitat moderne en opérationsgroupées.

Les ASC : caractéristiques et structure

Les “associations sportives et culturelles” - "ASC", dorénavant -sont des organisations de jeunes qui dans leur démarche tendent àstructurer les activités sportives et culturelles de leurs membres,principalement pendant la période des vacances scolaires. Elles secréent au niveau des quartiers et le critère principal duregroupement en ASC, ou de l’adhésion en son sein, réfère au lieud'habitation, au quartier, et presque uniquement. D'où,vraisemblablement, la tendance générale qui consiste à reprendre lenom du quartier pour désigner l'ASC, à côté d'autres paradigmes dedésignations qui mettent en avant les caractéristiques et/ou lesobjectifs auxquelles on aspire : - la cohésion, l'entente, laconnivence, l'accord… (Jàppó, Jubó, Yégó, Déggó, etc.); - le patriotisme,le courage, l'invincibilité, le succès, l'exploit… (Moom-sa-réew, Wàlli-daan, Jaloore, Jakkarloo…), etc.

Etant donné que le critère fondateur de la formation de l'ASC oude l'adhésion en son sein en qualité de membre est la communauté dequartier, le contraste des traits dominants dans l'une et l'autre ASCpeut s'obtenir à partir des caractéristiques dominantes de leursquartiers d'implantation. Ainsi, l'une de nos deux ASC est celle duquartier souvent qualifié de "bourgeois" de Sacré-Coeur dont elleporte le nom, l'autre est celle du quartier "pauvre" de Isin Ñaari-tali, également du même nom.

Les activités d'une ASC sont multiples, même si elles ne sontpas également mobilisatrices. Elles vont des compétitions sportives,de football principalement, aux manifestations récréatives ouculturelles. Celles-ci incluent les activités de danse et de musiqueet les représentations théatrales pouvant déboucher sur une

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participation à des émissions radiophoniques ou télévisuelles dejeunesse telles que "Oscars des vacances" - véritables consécrationspour les groupes, surtout en cas de distinction. Il faut cependantinsister sur le fait que l'activité la plus mobilisatrice, celle quienfièvre les foules et donne lieu à l'expression de toutes lespassions, est le football qui souvent éclipse les autres aspects del'existence des ASC. Bien souvent l'ASC, et avec lui tout lequartier, finit par s'identifier et se résumer dans les esprits à sonéquipe de football et, lors des compétitions de vacances appelées"nawetaan", cet engouement peut déchoir dans des actes nuisibles,telles certaines pratiques mystiques inavouables, et dans uneviolence qui rappelle celle des hooligans, toutes choses biendommageables pour le phénomène et contraire à l'esprit qui a présidéà son émergence.

Les leaders dans les ASC sont généralement les personnes lesplus en vue dans le quartier, bénéficiant d'une position sociale quileur confère une influence qui, de manière générale, ne semble pasêtre directement liée à d'autres critères. Si on considère que leprésident de l'ASC du quartier "bourgeois" est un employé d'uneimportante société de la place, âgé de 27ans, Manjak de par sonappartenance ethnique d’origine, de confession religieuse catholique;que celui du quartier "pauvre" est un enseignant du secondaire, âgéde 29 ans, d’ethnie wolof, de confession musulmane, on peut poser quel'effet de l'appartenance ethnique n'est pas déterminant, que celuide la caste ne semble pas l'être non plus (tous les deux refusant deconsidérer ce critère qu’ils affirment négliger) et que celui de laconfession religieuse (différente chez les deux) n'agit guère sur lespositionnements dans le groupe. Si dans nos deux ASC les dirigeantsne sont pas les plus âgés, on remarque qu'ils se situent toutefoisdans cette catégorie parmi les autres membres de leur staff ou duregroupement. En conséquence, on peut donc retenir que seule lavariable de la position sociale - socio-professionnelle et, partant,socio-économique et socio-culturelle - est déterminante dans lespositionnements au sein de L'ASC et que cette variable est à associerà celle de l'âge.

Dans nos deux cas, la maison du dirigeant est aussi le siège del'association, appelé "local" ou "cambuse". Tous les deux ont autourd'eux, dans la supervision de l'organisation, des personnes qui leursont à tous points de vue comparables, leur nettement plus grandascendant s’appuyant vraisemblablement sur leur position socialerelativement plus enviable. Ces personnes constituent les bureaux ou

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comités dirigeants des ASC.Autour de ces bureaux, on distingue dans toutes les ASC un

certain nombre de membres qui sont les plus assidus dans lesactivités du groupe, que l'on investit souvent de tâches et deresponsabilités ponctuelles diverses. Ils ont un rôle d'animateurs,non codifié le plus souvent, et ils constituent, ensemble avec lesmembres du bureau, un important foyer qui entretient l'existence d'unnoyau central de l'ASC. Ce noyau, dont le nombre de membres peutatteindre une vingtaine d'éléments, est tout à fait semblable dansson fonctionnement aux groupes de jeunes appelés "grains" que nousavons rencontrés à Ouagadougou : ses membres se rencontrentquotidiennement au même endroit (le local), prennent ensemble le théen discutant de thèmes d'actualité les plus variés et tissent ainsides liens et des rôles communicationnels qui finissent par lesidentifier au sein du groupe, en dehors ou abstraction faite de leursattributions statutaires. L'élément féminin, absent de la compositiondu bureau dans les deux cas est cependant assez présent au niveau desrencontres informelles dans le local, même si c'est sous une formeplus épisodique ou indépendante. Par ailleurs, il semble que c'est àSacré-Coeur que les filles (se) sont le plus intégrées, en dehors despériodes d'activités intenses de vacances où dans toutes les ASCelles assument un rôle qui les implique pleinement.

Description de l'enquête

La population de nos enquêtés est composée principalement parles sujets qui forment les noyaux centraux tels que décrits ci-dessus, dans les deux ASC. Les échantillons sont composés à Sacré-Coeur de 21 personnes dont 6 filles et à Ñaari-tali de 19 personnes,toutes de sexe masculin. Cependant, pour équilibrer la variable"sexe", nous avons inclus dans notre échantillon de Ñaari-tali 6 desfilles qui se sont révélées les plus fréquentes au local (même sic'est dans une moindre mesure que celles de Sacré-Coeur) et les plusdynamiques dans les activités de vacances de l'ASC. Au total, lessujets de Ñaari-tali sont donc au nombre de 25.

Ces échantillons se répartissent comme suit (Tab. I et II),suivant, premièrement, la variable de l'âge et, deuxièmement, de lasituation sociale distinguant "situation socioculturelle" et"situation socio-économique".

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Tableau 1 Population des enquêtés selon l’âge

ASC Sexe Age16-17 ans 18-25 ans 26 ans et

plusSacré Coeur Masc. - 13 2

Fem. - 6 -Naari-tali Masc. 2 15 2

Fem. 2 4 -

La fourchette des âges s'étend de 16 à 31 ans mais l'écrasantemajorité (82.6%) se situe dans les 18 - 25 ans, comme nous le montrele tableau ci-dessus. La moyenne d'âge des groupes est de 21.5 et21.4 à Sacré-Cœur et à Ñaari-tali, respectivement. On remarque parailleurs que cette moyenne d'âge est relativement plus homogène dansle premier groupe, où seuls 2 sujets sont en dehors des 18-25 ans,que dans le second où ils sont 6 dans ce cas. Quand on se rend compteque la différence se situe au niveau des plus jeunes, on peut penserà une relative plus grande ouverture et une intégration plus précocedans ce type de quartiers que dans les "quartiers bourgeois". Il estvrai que, de manière générale, les hiérarchisations sociales semblentêtre plus pointues dans les quartiers dits "riches", le sens et laconscience communautaire y étant beaucoup moins vivaces qu'ailleurs.

La situation socioculturelle est jugée à travers le niveau descolarité. Nous distinguons "scolarité longue" : BFEM et plus (10années réussies et +); "scolarité courte" : en deçà du Bfem; "nonscolarisés" - c’est-à-dire pas ou peu scolarisés, car ici nouscomptabilisons ceux qui disent avoir eu seulement une à deux annéesde scolarité. La situation socio-économique est estimée sur la basede l'occupation socio-professionnelle, des revenus et du niveau devie. On distingue à ce niveau trois catégories : 1) classe A - cadressupérieurs (ingénieurs, professeurs, membres de professions libéralesprestigieuses, etc.), 2) classe B - cadres moyens (instituteurs,employés de bureau, commerçants agréés (disposant d'un livret decommerce), etc.), 3) classe C - emplois à faibles revenus (marchandsambulants, petits artisans, etc., sans-emploi).

Tableau 2 : Population des enquêtés selon la situation sociale

ASC Sexe Situation

Situation socio-

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Socio-culturelle

économique

Scolaritélongue

Scolaritécourte

Nonscolarisés

Classe A ClasseB

ClasseC

SacréCœur

Masc. 9 6 0 7 6 2

Fem. 4 2 0 2 3 1Naari-tali

Masc. 6 9 4 5 7 7

Fem. 1 3 2 0 2 4

Notre démarche à l'intérieur des ASC a consisté à observer,outre les caractéristiques et la structure générale des groupes, lesfaits pouvant apporter des éléments de réponse aux questionssuivantes :1. Composition des groupes- quelles sont les dominantes linguistiques et ethniques dans legroupe considéré ?- quelles sont les données socioculturelles dominantes que traduisentle niveau de scolarité et l'occupation socio-professionnelle ?2. Usage des langues (français - langues locales)- quelle relation entre la représentativité ethnique et les usageslinguistiques;- entre le niveau de scolarité, l'occupation socio-professionnelle etles options langagières ?- les contextes et les thèmes de discussion ont-ils un impact sur leschoix et les usages linguistiques ?- y a-t-il une influence du leadership sur les usages, les choix etles négociations linguistiques au sein du groupe ?3. Formes linguistiques et contenus socioculturelsa) de la langue locale au véhiculaire urbain - quelle trajectoire ?b) utilisation du français dans le groupe - quelle(s) norme(s) ?c) alternances et mélanges de langues; créations lexicales4. Représentations, imaginaires linguistiques et discoursépilinguistiquesa) récits et itinéraires de vieb) opinions métalinguistiques

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L'enquête s'est déroulée sur une durée d'un peu plus de deuxannées incluant deux périodes de vacances scolaires. Rappelons queces périodes sont celles d'intenses activités des groupes.L'enquêteur s'est constitué membre sympathisant dans l'une et l'autreASC. Ce statut peu contraignant lui assurait une relative liberté dechoix des activités auxquelles il pouvait prendre part tout en luipremettant de mener les observations et de poser les questions quil'intéressaient sans mettre en avant sa qualité de chercheur, même sicelle-ci n'était pas ignorée de tous les enquêtés.

Résultats de l'enquête

Composition ethnique et répertoires linguistiquesLa composition ethnique dans les deux ASC reflète, évidemment,

celle des quartiers de leur résidence : elle est très hétérogène surfond d'une remarquable homogénéité linguistique réunissant tout lemonde autour du wolof et du français. Toutefois, on note unediversité assez frappante dans les répertoires linguistiques desmembres des deux groupes, qui semble s'inscrire dans lescaractéristiques qui les différencient.

On a recensé dans les noyaux des deux groupes les ethniesd'origine suivantes : - à Ñaari-tali : wolof (Masculin 7, Féminin 4), lébu (M 2), sereer (M3, F 1), tukuloor et peul (M 3, F 1), joola (M 1), bambara (M 1),basari (M 1);- à Sacré-Coeur : wolof (M 6, F 3), pulaar (M 3, F 2), sereer (M 2),joola (M 2, F 1) soninke (M 1), manjak (M 1).

Dans le noyau de Ñaari-tali, on a rencontré des sujets quicomptent jusqu'à cinq langues dans leurs répertoires (n=3); d'autrescomptent quatre langues (n=3); un nombre relativement important desujets en comptent trois (n=7), la majorité se limitant au wolof etau français (n=11). Il convient de signaler que c'est à des degrés decompétence divers pour ce qui concerne cette dernière langue (lefrançais), se résumant à un minimum de compétence, sinon une absencequasi totale de compétence dans deux des cas.

Les sujets qui ont le répertoire le plus fourni dans le noyau deSacré-Coeur ne comptent que 3 langues et ils sont peu nombreux (4 sur21), tous les autres ne s'exprimant qu'en wolof et en français mêmedans les cas, assez fréquents, où ils sont de parents d'une origineethnique et linguistique autre que le wolof . La moyenne générale desrépertoires dans les deux groupes est de 2.6 langues, et elle se

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répartit en 2.9 et 2.2 pour Ñaari-tali et Sacré-Cœur, respectivement.Cette configuration des données des appartenances ethniques et

des répertoires linguistiques montre une plus grande diversitéethnique et linguistique à Ñaari-tali comparativement à Sacré-Coeur,le dénominateur commun à tous étant le wolof, parlé par tous, et,dans une moindre mesure (pour ce qui concerne Ñaari-tali, du moins),le français, les autres langues et références ethniquesn'apparaissant que très peu et singulièrement lors de l'évocation del'origine des personnes concernées.

Caractéristiques socioculturellesCes différences dans les répertoires linguistiques peuvent être

liées aux caractéristiques socioculturelles dominantes dans les deuxentités qui contrastent nettement des points de vue du niveau de lascolarité et de l'occupation socio-professionnelle. Dans la première(Ñaari-tali), la situation est très diversifiée : il y a ici un cadrede l'Administration, quelques enseignants du secondaire et duprimaire, des cadres moyens, mais aussi des ouvriers ou desapprentis-ouvriers, des artisans, des commerçants ou marchands, deschômeurs. Les niveaux de scolarité sont tout aussi différenciés,allant des études universitaires aux premières classes du primaire ouà l'absence de scolarité. Nous avons rencontré lors des activités devacances plusieurs personnes se réclamant de l’ASC (membres,sympathisants ou simples supporters) qui nous ont déclaré n’avoirjamais suivi une scolarité formelle, bien qu’elles puissent seprévaloir de la capacité de certaines productions en français quileur prêtent la possibilité d'adopter une posture de francophonesquand le besoin se présente.

A Sacré-Cœur, les choses sont assez différentes. La situationici, du point de vue de l'occupation sociale comme de celui du niveaude la scolarité, est beaucoup plus homogène et, si on y note laprésence de deux déscolarisés (après le BFEM - 10 années descolarités réussies) en situation de chômage et en quête d’emploi, lagrande majorité des membres sont soit des étudiants ou des élèves enniveau avancé, soit des employés de l'administration ou du secteurprivé ayant accompli des études ou une formation de longue durée.

Usages linguistiquesDans ces deux contextes les usages linguistiques sont à la fois

assez semblables et assez différenciés : on a dans les deux casaffaire aux mêmes deux langues, principalement, que sont le wolof et

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le français, mais en même temps, les formes et les contextes d'emploide l'une ou de l'autre langue ainsi que la fréquence et les processusidentitaires que recèlent les choix de langues ne sont pas les mêmes,aussi bien au niveau d'un même groupe que d'un groupe à l'autre.

Il y a indubitablement une relation étroite entre lareprésentativité ethnique et les usages linguistiques, entre leniveau de scolarité, l'occupation socio-professionnelle et les choixet options langagiers, mais cette relation est beaucoup plus complexequ'il n'y paraît à première vue. Si les données quantitativessemblent montrer une fonctionnalité du wolof plus grande à Ñaari-taliet un usage du français plus dense à Sacré-Coeur, conformément auxattentes qu'on peut avoir à partir des observations qui ont étéexposées plus haut, il n'en demeure pas moins que l'analysequalitative la plus superficielle dévoile des positions identitairesqui ne suivent pas ce schéma global qui indexe wolof à quartier àstructure traditionnelle, faible scolarité, occupation socio-professionnelle informelle ou n'impliquant pas l'usage d'une autrelangue que le wolof en contexte wolophone; et français à quartier"bourgeois", forte scolarité, occupation de "bureaucrate", etc. Sic'était le cas, le wolof serait presque absent des interactions dansnotre ASC "bourgeois" et le français n'aurait que bien peu de place àÑaari-tali.. La réalité est très éloignée de cela. Pour tenter de lacerner, nous avons cherché du coté des "leaders du discours", ceuxdont l'influence peut agir sur les usages, choix et négociationslinguistiques au sein du groupe, qu'il s'agisse de dirigeants ou defortes personnalités jouant un rôle de "passeurs de langues". Lescontextes et les thèmes de discussion ont servi de vérificateurs del'implication de ces passeurs de langues dans les choix et les usageslinguistiques. Ces contextes se révèlent être principalement de deuxordres : de l'ordre du formel (i.e. les différentes réunionsorganisationnelles) ou de l'informel (les rencontres quotidiennes aulocal). Les thèmes de discussions contrastent selon qu'ils évoquentdes sujets de l'ordre du traditionnel (préoccupations des sections"culture") ou de l'actuel, sinon du moderne, indexé sur les thèmesd'actualités sportives, politiques, etc. Ils mettent en lumièrel'existence de tendances globales caractérisant les groupes demanière générale, mais aussi des luttes de tendances plus subtiles àl'intérieur de chaque groupe.

Les choix de langues dans les contextes formelsNous considérons que les contextes formels sont ceux qui font

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l'objet de convocations expresses concernant les membres d'instancesprécises. Dans ce cadre, on distingue deux types de rassemblement quise caractérisent par des formes différentes d'organisation. Ce sont,d'une part, les réunions de bureaux ou de commissions où la prise deparole est régulée par un président de séance aux cotés duquel onnote souvent la présence d'un rapporteur et/ou d'un secrétaire deséance chargé de consigner par écrit les contenus. D'autre part, cesont les rencontres de structures telles que les sections théatrales,lors des répétitions, ou sportives, lors des entraînements, où lesprises de parole sont plus spontanées et ne sont nullement réguléeset les contenus sont empreints de charges émotives plus libérées.Pour l'analyse des données des situations formelles, nous retiendronsici le premier type de situation qui est plus franchement formel.

Dans ce type de réunions organisationnelles, on note dans lesdeux ASC que c'est en français que les débats sont censés se déroulerpuisque, à l'énoncé de l'ordre du jour déjà, le président de séances'exprime en français, même si quelques instants seulement auparavantles discussions étaient en wolof ou alternaient wolof et français.Tout se passe comme si le passage au français signifiait l'entrée deplein pied dans le contexte formel de la réunion et appelait tout lemonde à un changement d'attitude, en conformité avec la solennité ou,à tout le moins, avec le sérieux du moment. On peut cependant poserque le choix du français assurant cette fonction formalisante n'estlà que la reproduction d'une démarche bien associée à ce type desituations dans un pays francophone comme le Sénégal, où lesdifférentes institutions de la République siègent en français, langueofficielle, y compris au Parlement où la présence de députés nonfrancophones n'est pas exclue. De fait, le wolof refait surface dèsles premières minutes après ce démarrage en français, même si,incontestablement, il reste dans une position plus faible dans cecontexte, en ce sens que l'essentiel des discussions continue de sedérouler en français.

Pour analyser cette constatation nous avons recouru à la notionde "prise de parole" (cf. Pujol 1991) que l'on peut extraire de cellede l'alternance interphrastique qui est une alternance de langues auniveau d'unités telles que des phrases entières ou des fragments dediscours dans les productions d'un même locuteur ou dans les prisesde parole entre interlocuteurs (cf. Thiam 1997). Le décompte desprises de paroles réalisées dans l'une où l'autre langue a étéeffectué dans des réunions auxquelles nous avons assisté dans lesdeux ASC de la manière suivante :

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Nous avons effectué des enregistrements de trois (3) de cesréunions dans chacune des ASC à des intervalles de temps assezespacées. Cela fait un total de 6 enregistrements desquels nous avonsretenu, compte tenu du changement progressif des attitudes que l'onremarque au fil des discussions lors des réunions, les 10 premièresminutes et les 5 dernières minutes audibles de chaque séance auxfins d'un décompte des prises de parole selon qu'elles soientréalisées entièrement en français ou en wolof, ou qu'elles alternentwolof et français.

Signalons que dans ce contexte nous n'avons noté que rarement lerecours à une autre langue, le pulaar principalement, le cas échéant,dans des formules exclamatives telles que ii jam !, àlla bonni !,etc. On remarquera toutefois que malgré leur caractère résiduel etdonnant lieu le plus souvent plutôt à des rires (détendant ainsil'ambiance surtout quand celle-ci tendait à se vicier) ces irruptionsd'une langue autre que les deux principales ont la faculté derappeler la diversité des identités ethniques présentes dans lasituation de communication. Il convient donc de les prendre en comptedans l'analyse dans la mesure où on peut les isoler comme des prisesde parole à part entière.Ainsi le temps d'enregistrement analysé s'évalue à 90 minutes dont 60pour les prises de parole de débuts de séances (30 dans chacune desASC) et 30 minutes de fins de séances équitablement recueillies. Nousavons fait le décompte de 113 prises de parole qui se répartissentcomme suit (Tab. III) selon les choix de langues opérés par lesparticipants.Tableau 3 Les prises de parole en situation formelle dans les ASC

ASC Français

Wolof Mixte autre

Début Fin Début Fin Début Fin Début FinNaari-t.

11 1 9 8 17 5 0 6

SacréC.

19 7 2 5 7 12 0 1

Total 30 11 11 13 24 17 0 7

La configuration générale de ces données montre que le françaiset le mélange français-wolof constituent l'essentiel des prises deparole, avec 36.3% des choix dans chaque cas, le wolof recueillant21.2% et les autres langues 6.2%. Si on considère que dans le mélange

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wolof-français le wolof est présent au point que l'on peut considérerque le code qui en provient n' est qu'une autre forme du wolof - qued'aucuns désignent du reste sous l'appellation de "wolof urbain" -,on se rend compte que cette langue est très présente dans cettesituation de communication où l'on pouvait s'attendre à un usagequasi exclusif du français, vu son organisation et ses prétentions dedépart.

Les données contrastent beaucoup plus nettement quand elles sontconsidérées séparément, relativement aux deux ASC : les prises deparole en français constituent seulement 25% des choix à Ñaari-talimais 49% à Sacré-Coeur. Pour le wolof nous avons 28.3 et 13.2%,respectivement, ce qui constitue un inversement sensible des données.Le recours au mélange wolof-français est pratiquement le même dansles deux milieux avec 36.7 et 35.8%. Les autres langues apparaissentpour 10% à Ñaari-tali et seulement 1.9% à Sacré-Coeur.

Il ressort de ces résultats que dans cette situation les codesde comunication sont principalement le français à Sacré-Coeur et lecode mixte wolof-français à Ñaari-tali. Le wolof, qui ne recueilleque 28.3% des choix de langues dans les prises de parole au niveaudes réunions à caractère formel à Ñaari-tali, reste cependant bienplus présent dans ce contexte qu'à Sacré-Coeur (13.2%) du fait ausside la complexion des mélanges qui sont effectués dans l'un et l'autremilieu. En effet, en tant qu'observateur direct des deux situations,nous avons eu la nette sensation que le wolof était beaucoup plususité à Ñaari-tali que ne le montraient les données quantitativesobtenues après le décompte des prises de parole. Nous avons alors étéamenés à nous pencher sur les caractéristiques formelles des mélangesdes deux langues dans les deux contextes. Considérons, à titred'exemples, quelques unes des productions recueillies ici et là :

à Ñaari-tali1) instant boobu li ma doon xalaat moo doon /…/ njariñ bi'ñ ci mënjële rekk / l'intérêt de tous hã!instant celui-là ce je IMP-passé penser il (ES) IMP-passé utilité qu'on en pouvoirobtenir seulement l'intérêt de tous hein"A cet instant là, ce à quoi je pensais, c'était seulement à l'intérêt qu'onpouvait en tirer, l'intérêt de tous, hein!"2) Li ñuy wax nii mu ngi jëm ci jéem a /…/ trouver solution boo xam nedina mën a résoudre problème bi / du pour enfoncer kenn.ce nous (IMP) parler il aller à essayer trouver solution PrR il (IMP) pouvoirrésoudre problème le IMP Neg pour enfoncer quelqu'un"notre discussion tend à trouver une solution pour résoudre le problème, pas pour

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enfoncer qui ce soit"3) maraa bi aay na PEUT-ÊTRE MAIS dafa fëqële / IL est trop cupidemarabout le habile il PERF peut-être mais il EV gourmand il est trop cupide "le marabout est peut-être habile mais il trop gourmand, il est trop cupide"4) fok mu xam ne du MATCH bu nekk lañuy mën génné /…/ maanaamDECAISSER DES SOMMES PAREILLESil faut il EN savoir que NEG match chaque nous ES IMP pouvoir décaisser des sommespareilles"il faut qu'il sache que ce n'est pas à chaque match que nous pourrons sortir…c'est-à-dire décaisser des sommes pareilles"

A Sacré-Coeur 5) IL FAUT DIRE QUE LES FILLES / seen participation / li ci ëpp C'ESTPLUTÔT POUR ñu SUPPORTER EQUIPE biil faut que les filles leur participation ce y plus beaucoup pour elles ENsupporter équipe la EC"il faut dire que les filles, leur participation, pour l'essentiel, c'est plutôtpour qu'elles supportent l'équipe"6) A PART LES FILLES DE LA SECTION CULTURE / COMME ñiy def THéâtre/…/ ON NE LES VOIT QUE ci match yià part les filles de la section culture comme celles IMP faire théâtre on ne lesvoit que dans match les"à part les filles de la section "culture" comme celles qui font du théâtre on neles voit que lors des matchs"7) faut que ñu xam ne yëf yi xëccoo la / c'est une concurrence rude /sans merci /faut que nous EN savoir que choses les concurrence EC c'est une concurrence rudesans merci"faut qu'on sache que c'est [on a affaire à] une rivalité c'est une concurrencerude sans merci"8) Alors LES GARS /…/ nañ bàyyi nelaw yi / te ñu ACCEPTER LESSACRIFICES QUE ça nous imposealors les gars nous INJ laisser sommeil les et accepter sacrifice les il nous ENimposer"alors les gars cessons de dormir et acceptons les sacrifices que ça nous impose"

On constate qu'à Ñaari-tali les mélanges consistent le plussouvent en de brefs recours au français constitués d’emprunts, dedivers types (emprunts établis surtout mais aussi beaucoup d'empruntsspontanés), ou d’alternances intra-phrastiques servant surtout àclarifier des notions antérieurement énoncées en wolof ou constituéesde formules toutes faites. à Sacré-Coeur, par contre, on a affaire àdes alternances où le français est nettement dominant et se présentesous une forme beaucoup plus élaborée, plus proche de la normemonolingue.

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Dans les deux situations le français apparaît comme un médiumincontournable, même là où il est enveloppé dans le moule exolinguequ'est le mélange wolof-français apparaissant comme le vernaculaireurbain (wolof urbain ou encore "français wolofisé"). Le fait est quece code communicationnel (wolof-français) est différencié dans sonactualisation enfonction des catégories sociales qui en usent. Il sepose la question de savoir si on peut considérer les productionscomme celles données en exemple pour Ñaari-tali comme appartenant àun code L3 issu du wolof et du français mais distinct dans sastructure et dans sa fonctionnalité ou si, comme dans les exemples deSacré-Cœur, il s'agit d'une juxtaposition plus clairementcomplémentaire de l'une et de l'autre langue dans des manifestationstout à fait discrètes. Dans le premier cas, ce code peut s'acquérirdirectement, "sur le tas", dans son contexte d'utilisation, comme onacquiert tout idiome quand on est en situation d'immersionlinguistique. Dans l'autre hypothèse, il s'impose une connaissancedes langues concernées qui manifeste un bilinguisme équilibré. Il estclair que le vernaculaire mixte urbain répond plus à la premièredéfinition. Le second cas toutefois, du fait de la disjonction desdeux langues dans le discours - révélatrice d'une plus grandeintégralité de l'identité linguistique du locuteur -, apparaît commeétant plus prestigieux et incite à l'apprentissage du français enmilieu urbain sénégalais, même en dehors des circuits formels de lascolarisation (Thiam 1997).

L'analyse des choix et des usages linguistiques dans lesréunions à caractère formel au sein des ASC montre donc une présencepermanente du français dans les interactions au sein des groupes.Dans les groupes qui s'identifient comme étant plus proches de laculture traditionnelle locale cette présence du français esttoutefois concurrencée par celle de la langue locale qu'est le wolofet de la forme linguistique vers laquelle le wolof évolue et qui,comme par nécessité - extralinguistique et procédant de laconstruction de l'identité urbaine -, fait largement appel aufrançais. D'où le recours, à parité presque égale dans les deuxgroupes, au code mixte wolof-français commun à l'ensemble descitadins, sur fond des tendances de choix linguistiques différenciés(wolof vs français) plus subtiles évoqués ci-dessus.

6. 3. Burkina Faso. Les comportements langagiers dans les groupes dejeunes à Ouagadougou.

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Ouagadougou, capitale du Burkina Faso rassemble toutes lesinstitutions administratives, politiques et économiques du pays. Depar sa situation, cette ville constitue un pôle d'attraction pourtous les Burkinabé à la recherche d'un emploi rémunéré. Elle est doncune cité multilingue où l'on rencontre des représentants desdifférents groupes ethniques qui composent la nation burkinabé.

Dans cette ville, la langue française (langue officielle dupays), est omniprésente dans la vie économique, politique etculturelle. De ce fait, seule sa maîtrise peut permettre à unindividu de ne pas être tenu à l'écart des affaires de l'Etat. C'estconscients de cette réalité que tous les Ouagalais (habitants deOuagadougou) cherchent à parler français. Ainsi, l'on distingue lefrançais parlé par les non-scolarisés qui ont appris le français surle tas, c'est-à-dire en dehors de l'institution scolaire, et lefrançais parlé par les scolarisés.

Dans cette situation de contact de langues, langues nationaleset français, nous avons choisi de nous intéresser aux jeunes : leursattitudes permettent d'une part de se faire une idée de la manièredont se fait la gestion des langues en milieu plurilingue et d'autrepart, de voir comment ils se situent entre la tradition et lamodernité.

Nos investigations ont porté sur les groupes de jeunes qui seretrouvent tous les soirs pour boire du thé. Ces groupes sont appelés“les grains” en référence aux grains de thé. Cette appellation, auxdires des jeunes, aurait pour origine la ville de Bobo Dioulasso,capitale économique du pays, où les jeunes ont l'habitude de prendrele thé tous les jours. Ce n'est que par la suite que le terme estarrivé à Ouagadougou et ce par l'intermédiaire des élèves.

Nous avons choisi de nous intéresser à ce type de groupe, cardans la cité, il n'y a pas d'associations sportives et culturellescomme à Dakar.

Le choix des groupes a été fait en tenant compte des critèressuivants :* la composition ethnique composite* la composition socio-culturelle (scolarisés /non scolarisés)* la présence d'instituteurs au sein du groupe* la connaissance d'au moins un membre du groupe.

Le premier critère avait pour objet de mesurer l'influence del’appartenance ethnique sur les pratiques langagières au sein desgroupes. Nous avons également tenu à prendre en compte le niveau de

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scolarisation dans le choix des groupes pour appréhender l'impact dela scolarisation dans le choix des langues. L'intérêt accordé auxinstituteurs vise à savoir si ces derniers en tant qu'agentsdiffuseurs de la norme du français arrivent à faire changer leshabitudes langagières acquises au sein des groupes. Le fait deconnaître un membre du groupe a été déterminant, car il a permis augroupe de se sentir en sécurité. En effet, il existe une psychose àOuagadougou à propos des enquêtes. Toute enquête quelle que soit sanature est perçue comme un interrogatoire policier. Aussi beaucoup degens se méfient-ils des enquêteurs. Nous nous sommes intéressés auxgroupes qui comptaient au moins une vingtaine de personnes pour êtresûr d'avoir des pratiques langagières variées.

6.3.1. L’enquêteL’enquête de terrain s'est déroulée en trois phases. La première

nous a permis de choisir les groupes sur lesquels devait porterl’observation : 6 groupes ont été visités dans les secteurs 12, 6, 9,14, 15, 16 de la ville. Mais en définitive, nous n’avons retenu queles trois groupes situés dans les trois derniers secteurs (14,15 et16), car c'étaient les seuls qui répondaient aux critères desélection préalablement établis.

La technique utilisée consistait à se rendre auprès des groupesde jeunes et à passer une soirée avec eux, dans le but de cerner lacomposition et le fonctionnement des groupes.

Une fois les 3 groupes retenus, la deuxième phase de l’enquête aconsisté à enregistrer de manière discrète les pratiques langagièresau sein des groupes à l'aide d'un magnétophone dissimulé sous nosvêtements. L'objectif visé était de recueillir les comportementslangagiers des jeunes dans un cadre naturel. En effet, nous avonspensé que le fait de se savoir enregistré aurait pu amener leslocuteurs à modifier leurs habitudes langagières.

Après cette étape, qui devait nous permettre de cerner lesusages des langues au sein des groupes, nous avons interrogé 3leaders et 3 instituteurs pour recueillir des informations sur lespoints suivants:-la structuration et le fonctionnement des groupes-les pratiques langagières dans le cadre formel et informel-les représentations des langues.

En ce qui concerne le cas spécifique des instituteurs, nous lesavons suivi également dans leur salle de classes pour voir comment ilse comportaient face à leurs élèves. Le recueil de toutes ces données

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devait nous permettre de nous faire une idée sur la place du françaisà Ouagadougou.

Présentation des groupes

Le groupe 1 du secteur 14 est composé de jeunes dont l'âge sesitue entre 20 et 30 ans. Ces jeunes appartiennent à des groupesethniques différents (mossi, gourounsi, jula, peul). Ce groupecomprend des jeunes de niveaux d’instruction différents : nonscolarisés, peu scolarisés et personnes dont le niveau d'instructionse situe entre la 6ème de l'école secondaire et la maîtrise(université).

Une des particularités de ce groupe est qu'il est composéessentiellement d'hommes. Nous n'avons rencontré aucune fille au seindu groupe au cours de nos différentes visites.Les raisons avancées pour justifier une telle situation sont entreautres : le peu de disponibilité des filles et le poids de lasociété. D'après nos enquêtés, les filles exercent des activités quine leur laissent guère assez de temps pour fréquenter les groupes(ménage, préparation des repas, etc.). A cela, il faut ajouter que lasociété burkinabé dans son ensemble ne tolère pas que les filles seretrouvent avec les garons pour boire du thé. La consommation du théest plutôt une affaire d'hommes. De plus, la consommation du thé estprésentée comme une affaire de chômeurs.

Le groupe 2 du secteur 15 est composé quant à lui de personnesdont l'âge varie entre 20 et 40 ans. Sur le plan ethnique, l'onretrouve à quelques exceptions près, les mêmes groupes que ceux citésdans le groupe 1 : Mossi, Gourounsi, Bisa, Samo, Peuls, Dagara, Jula.Contrairement au premier groupe constitué d'élèves, d'étudiants et dequelques travailleurs, le groupe 2 comprend essentiellement deshommes de tenues (militaires, gendarmes, douaniers) et destravailleurs (instituteurs, agents de l'administration, etc.). Deplus, les membres du groupe 2 sont plus âgés que les membres dugroupe 1. Tout comme dans le premier groupe, nous avons remarquéqu'il n'y avait aucune fille qui participait aux rencontres entrejeunes et ce pour les mêmes raisons.

Dans le groupe 3 du secteur 16, l'âge des membres varie entre 20et 35 ans. Dans ce groupe, l'on retrouve pratiquement la mêmecomposition ethnique que dans le groupe 2 : Mossi, Jula, Bisa, Samo,Peuls, Gourounsi. Des membres de ce groupe sont dans l'ensemble desétudiants, des fonctionnaires et des travailleurs manuels. La

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présence des élèves est très faible dans ce groupe. Comme dans lesdeux premiers groupes, l'on a remarqué que la participation desfilles aux jeux des jeunes est nulle.

Structuration et fonctionnement des groupes

Dans le groupe 1, les jeunes se retrouvent tous les soirs pourboire du thé et changer sur les problèmes de la vie de tous lesjours. Les thèmes abords au sein du groupe sont entre autres : lechômage des jeunes, la politique, les problèmes de sexe, etc. Ensomme dans ce groupe, la prise du thé est donc l'occasion deretrouvailles pour échanger sur des problèmes et ce afin de trouverensemble des esquisses de solutions. Le groupe se présente égalementcomme un refuge pour tous les membres désirant se détendre. On yvient pour rire, ou pour recevoir des conseils des autres.

La création du groupe 1 remonte à l'adolescence. Les membres sefréquentent depuis leur jeune âge (c'est-à-dire depuis l'écoleprimaire). Ils se connaissent presque tous et sont imprégnés desproblèmes de chacun des membres. Les membres du groupe se retrouventtous les soirs dans la cour d'un de leurs camarades dont les parentsn'ont pas une idée négative sur la consommation du thé par lesjeunes. Tous les meubles (bancs, chaises, tables) sont mis à ladisposition des jeunes pour leur permettre de se retrouver dans cettefamille. Ainsi, chaque membre du groupe se comporte dans cette courcomme s'il était chez lui. L'esprit cultivé au sein de ce groupe estdonc celui de la famille au sens large du terme. Les jeuness'organisent à tour de rôle pour « s'acheter leur thé ». Ceciinstaure une certaine discipline au sein de la « cellule familiale ».

Le groupe 2 présente une organisation qui est différente decelle du groupe l. La composition de ce groupe est plus récente. Ilest composé de jeunes qui se sont retrouvés à l'école secondaire, àl'université ou dans le quartier. De ce fait, les gens se connaissentmoins bien que dans le groupe 1. Dans ce groupe, l'on se retrouvepour jouer à la belotte et pour boire du thé. Ici, l'accent est misbeaucoup plus sur le jeu des cartes et non sur le thé. Ce qui n'estpas le cas dans le groupe 1 où l'on ne consomme que du thé. Dans cegroupe, les thèmes abordés sont essentiellement politiques etculturels.Les membres de ce groupe ont choisi de se retrouver tous les soirschez un de leurs camarades habitant seul dans une cour pour ne pas

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déranger les voisins. Dans cette cour, les jeux se déroulent de 20heures jusqu'à deux heures du matin les week-end ; les autres jours,les gens. se quittent vers 23 heures. Au sein de ce groupe rienn'est organisé. L'achat des cartes et du thé se fait selon leshumeurs des uns et des autres. Ainsi, celui qui se sent capable de lefaire le fait sans attendre les autres. Dans ce contexte, il arrivesouvent qu'il ridait pas de thé certains soirs. Dans ce groupeégalement ce sont les meubles du propriétaire de la maison qui sontutilisés par les jeunes, le groupe ne disposant pas d'un matérielpropre.

L'organisation du groupe 3 est semblable à celle du groupe 2.Les membres de ce groupe se sont connues récemment. Les relations quiexistent donc entre ces joueurs de cartes sont circonstancielles.Ainsi, les membres se connaissent depuis peu étant donné que laplupart des jeunes ne sont pas des natifs de la ville de Ouagadougou.Les uns et les autres se sont retrouvés à Ouagadougou grâce à unhasard de circonstances. Si certains sont là pour poursuivre leursétudes secondaires ou supérieures, d'autres sont là pour des raisonsde service étant donné que la majorité des services publics estconcentrée en ville. Le groupe qui comprenait au départ 4 étudiantss'est par la suite agrandi avec l'arrivée d'élèves, de fonctionnaireset de travailleurs manuels. Aujourd'hui, il compte au moins unevingtaine de membres permanents, c'est-à-dire les personnes qui seretrouvent régulièrement chaque soir. Si nous ajoutons à ce nombreles copains circonstanciels, on peut dire que ce groupe comprend aumoins 30 personnes.

6.3.2. L’utilisation des langues par les jeunesNous abordons tour à tour les comportements langagiers

collectifs c'est-à-dire ceux pratiqués au sein du groupe, et lespratiques langagières individuelles de quelques leaders dans legroupe et hors du groupe.

6.3.2.1. Les comportements langagiers au sein des groupes

Les cas où le choix de la langue est stabiliséNotre observation des pratiques langagières au sein des groupes

a montré que trois langues sont utilisées dans les interactions. Ils'agit du français, du jula et du moore. Dans les groupes tout lemonde est bilingue (moore / français ou jula / français). Certainsmembres sont trilingues (locuteurs natifs d'autres langues autre que

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le moore et le jula). La présence du moore dans les groupes est dueau fait que nous sommes dans l'espace linguistique moaga d'une part,et d'autre part, parce que la majorit des membres des groupesappartient à ce groupe ethnique.

Le jula doit sa place à son dynamisme, c’est la languevéhiculaire à l'ouest du Burkina Faso, cette langue est de plusparlée à Ouagadougou à cause du phénomène migratoire.

Le français est utilisé au sein du groupe pour faciliterl'intercompréhension entre les différents membres. Il sert de traitd'union entre les ethnies. Il arrive cependant que l'on note de tempsen temps l'usage sporadique de certaines langues autres que les troislangues ci-dessus citées. Cela est généralement le fait de personnescherchant à s'isoler du groupe. (deux Gourounsi, ou deux Bisa). Maisla langue la plus fréquemment utilisée au sein des groupes est lefrançais, comme en témoignent les enregistrements réalisés dans lestrois groupes. Cette fréquence a été mesurée en tenant compte de lalongueur des interviews dans les conversations en français entre lesjeunes. Nous avons adopté la transcription orthographique pour lefrançais. Et nous avons essayé de transcrire phonétiquement lesexpressions en langues nationales.

Exemple de conversation enregistrée dans le groupe 1. La conversationportait sur la manière dont un homme doit se comporter devant unefemme.

A1. Tu vois, la femme c'est comme un enfant. Faut la flatter, maispas passer son temps à la bastonner hein.

B2. Moi, je l'ai trop flattée, y a même pas. Non, non c'est facilemême quoi. Parce que la manière dont toi même tu as parlé là, tu asutilisé plutôt les sous.

A3. On utilise pas les sous pour avoir une femme. Il y a deséléments, plus des sous. Parce que des fois, elle vient que Oué, tacopine là a dit que ça. Je dis que non, Aïcha, faut pas prendre tescopines... On n'est pas pareil sur la lettre là. Si c'était ça, si onétait pareil là, est-ce que Kanazoé allait passer on n'allait jamaisindiquer Kanazoé.

B4. Le problème c'est toi même tu arrives à vaincre la go là tu

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vois ? C'est-à-dire c'est dans la tête qu'il faut que je ... Non,non, c'est toi même qui dois changer. Parce que toi tu as misl'argent en avant, Or généralement, dès que tu fais passer l'argenten avant, mais elle dit que lui là, il est bête... Oue, oue - voilà.Des conneries comme ça quoi. Tu mets l'argent en avant.

A5. Mais non si elle m’aime, elle me demande quelque chose, je ladonne, Même si c'est pas sur place, deux jours après. Mais l'argentlà, c'est avec elle que moi... Je gaspille hein! Moi je gaspillel'argent avec mes potes.

B6. Mais le problème, écoutes... l'affaire là, a démarré y a même paslongtemps. Avec la P50 l. Parce que, non, un jour, elle m'a dit que,elle, elle veut sortir avec quelqu'un. D'abord ... je l'ai ... tupeux partir quoi. Et puis, moi je suis parti, moi, je suis allé auR.U. seul quoi, avec mes potes quoi ... Salia m'a dit que tu es entrain de commettre une erreur.

L'on note donc qu'au cours de cet entretien, à aucun moment, lesinteractants n'ont eu recours à une langue nationale. Toute ladiscussion s'est déroulée en français ce qui est un témoignage dudynamisme de cette langue dans le groupe 1.

Ce dynamisme du français est remarquable dans tous les autresgroupes également même si l'on note souvent des usages sporadiques decertaines langues lors des interactions. A titre illustratif, voiciun exemple de ce type d'interaction, relevé dans le groupe 114.

A1. Le jour là, la go m'a menti que c'est l'ami de son grand frère.Et son grand frère me dit que lui, il ne connaît même pas le gars.

B2. Keme fila disa deux mille / francs / donner

A3. Attention, il y a la tension actuellement donc moi, je ne veuxpas rire.

B4. Il faut te calmer ... tu vas voir d'ici là, la situation va

14 Les séquences en français sont transcrites en caractères normaux, celles en julaen caractères gras ; les mots en italique gras sont des emprunts au français intégrés, les séquences en moore sont en caractères gras soulignés.

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s'arranger.

A5. Ah tu vois le dogo là, je ne sais même plus ce qu'il faut faire petit frère

B6. Il suffit tout simplement que tu freines un peu... et tu prendstes distances ce que tu avais l'habitude de donner tu arrêtes un peu,tu vas voir que quand elle va faire les comparaisons entre ce qu'ellerecevait de l'autre et ce que toi tu lui donnais maintenant elle vafaire son choix... y aura la réalité.

A7. Ousseni + ji dijâ ni ba mi de Ni ma di m bi dô ki blese sisâOusseni + eau donne moi boire sinon je vais rentrer te blesser tout de

suite

B8. Toi Henri Zongo même tu es violent hein..............

Ici, également, l'on note donc que les interventions en languefrançaise sont plus longues que celles en jula. Ce qui nous amène àdire que les jeunes se sentent plus à l'aise quand ils s'exprimentdans la langue française que dans les langues nationales.

La. typologie des usages des langues au sein des groupes seprésente donc de la manière qui suit :1. le français2. le moore3. le jula4. les autres langues nationales.

Mais outre les cas où le choix de la langue est stabilisé(possibilité de choisir telle ou telle langue), il y a des situationsoù les locuteurs ne peuvent pas maintenir les deux codes séparés(alternances de codes, emprunts, etc.).

Cas où le choix de la langue n'est pas stabiliséL’observation des pratiques langagières au sein des 3 groupes de

jeunes permet de se rendre compte qu'il y a des situations où leslocuteurs utilisent de manière alternée le français et les languesnationales.

Les alternances de codes au sein des groupes se présentent de deuxmanières :1/. Les jeunes peuvent commencer leur discours en langues nationales(moore ou jula) et le terminer en français.

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2./ Ils peuvent introduire leurs propos en français et les termineren langues nationales (moore ou jula).

Nous avons relevé les exemples suivants au sein du groupe 2. Cegroupe a été choisi à titre indicatif, car les mêmes phénomènes seretrouvent dans les groupes 1 et 3.

Exemple d’alternance jula/français :AI : a bedi ya le bambou ici ? y a quelle nouvelle ?

qu'est-ce qu'il y a ?

B2 : I tu be mi et puis c'est maintenant que tu arrives ? où étais tu ?

A3 : mulo ? tu es mon gardien non ? qu'est-ce qu'il y a

B4 : I ti sabari ce n'est pas la bagarre faut me pardonner

Exemple d’alternance moore/français :A1 : a bebeto pogla me c'est pourquoi Troussier ne veut pas le classer

il/blessé

B2. m pa têed ti y a siid ye Troussier ne veut pas le classer toutsimplement parce qu'il n'a pas les bras longs.

A3 : m nan kula me car je commence à avoir faim je / partir

Exemple d’alternance français/jula :A1. : lundi c'est un jour hein jo lo ya fo ko a mâ di ?

/qui/a/dit/que/c'est pas bon/

B2. : c'est moi parce que je suis élève mais e le ti ta lekol latoi/tu/ne vas pas/ l'école/

A3. : papier de blanc là a sigena de nous sommes fatigués

B4. : mais toi tu ne fais plus l'école et puis i bi kuma tu parles

A5. : Ah bon, si on ne va plus à l'école i ma ka ka kuma tugu ?

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tu/ne peux plus/ parler quoi.B5. : oh, oh, il faut arrêter comme ça ce te, a toe te

ce n'est pas vrai/tu arrêtes/

Exemple d’alternance français/mooreA1. : bonsoir les amis, ja boe cibari n be ?

quelles nouvelles y a-t-il ?

B2. : ben ça va fo mega jetame ti bub ka be je toi - même tu vois qu'il n'y a rien

A3. : mais hier on ne t'a pas vu fo ra cega je ne ? /toi/partir/où/

B4.: oh, tu sais m da ja somaJ'étais bien

Formes linguistiques et contenus socio-culturels :Comme nous l'avons remarqué lors de notre enquête de terrain, le

français est la langue la plus utilisée dans les trois groupes. Lapratique de cette langue est due au fait que les jeunes dans leurmajorité ont été scolarisés. De ce fait, le français fait partie deleur répertoire linguistique.

Mais aux dires des enquêtés, il y a d'autres raisons qui lespoussent à pratiquer le français : la recherche d'un emploi, le désirde participer au développement du pays et l'effet de mode. Selon eux,pour prétendre à un emploi même de gardien dans la fonction publique,il faut aujourd'hui parler français. Certains ajoutent que mieux tuparles français plus tu as la chance d'avoir un emploi bien rémunéré.

De plus étant donné que toutes les affaires politiques,économiques sont réglées en français, ceux qui ne parlent pas cettelangue sont exclus des cercles de décisions statuant sur la vie de lanation. Ils estiment donc que pour participer de manière active audéveloppement du pays, la matrise du français s'impose. Il fautajouter également que l'effet de mode joue un rôle déterminant dansla décision des jeunes d'utiliser le français. Selon eux, celui quine parle pas français aujourd'hui ne peut pas suivre la marche de lasociété. Pratiquer le français est synonyme de modernité,d'appartenance à la classe dirigeante du pays. Au contraire ceux quine parlent que les langues nationales sont traités d'archaïques, devillageois, d'analphabètes .

La norme de français qui est utilisée dans les groupes de

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manière implicite, est le français enseigné à l'école. Tout le mondes'efforce de parler bien français pour ne pas être la risée desautres. Cependant, les enquêtés reconnaissent qu'il n'est pas souventévident pour tous les gens de s'exprimer en bon français . Celaserait lié selon eux, à la différence des niveaux d'études desmembres des groupes. Ainsi, on ne peut pas attendre d'une personne deniveau primaire, les mêmes performances en français qu'une autre quia le niveau du secondaire. De ce fait, les gens n'accordent pas uneimportance aux fautes qui sont commises par leurs interlocuteurs.L'essentiel pour eux, c'est qu'ils arrivent à se comprendre. En sommedans les groupes, le souhait partagé c'est que tous les membresutilisent le français standard enseigné à l'école, mais l'on necondamnera pas non plus une personne qui utilisera un françaisapproximatif.

Notre analyse a révélé également que l'usage du moore est plusimportant que l'usage des autres langues nationales. Pour nosinformateurs cette présence du moore n'est pas due au nombre de seslocuteurs au sein du groupe mais plutôt à cause du caractèrevéhiculaire de cette langue, En effet, cette langue est utilisée dansl'administration, la santé, etc. au côté du français étant donné queOuagadougou est l'espace linguistique de l'ethnie mossi. De plus,parler cette langue procure un certain nombre d'avantages surtoutquand on se rend au marché pour faire ses achats. Dans ce lieu, où laplupart des commerçants sont des Mossi, parler moore c'est établirune connivence avec les vendeurs. Ce qui nous permettra du même coupd'obtenir des produits à des prix abordables. La situation est touteautre pour les clients qui choisissent de s'exprimer en français.Dans leur cas, les vendeurs n'hésitent pas à majorer leur prix, carpour eux tous ceux qui parlent français sont des étrangers.

En ce qui concerne l'utilisation des alternances de codes dansles groupes, elle fait désormais partie des habitudes langagières denos enquêtés. Le passage d'une langue à une autre est souventinconscient. Cependant, il arrive des cas où l'alternance des codesjoue une fonction ludique. Pour nos enquêtés, il y a certainesexpressions qui peuvent amuser les gens quand elles sont dites enmoore, non en français. Mais l'alternance de codes peut égalementavoir une fonction phatique ( pour attirer l'attention del'interlocuteur à un moment donné). En effet dans un groupe depersonnes parlant une langue véhiculaire, l'alternance a pour but defaire un clin d'oeil au locuteur de son groupe ethnique.Il importe également de signaler que dans les groupes, les jeunes

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utilisent beaucoup d'expressions argotiques du genre:

go pour fillemec pour garçonfall pour cigaretteguale pour boiremaga pour frapperbadou pour mangerpia pour argentcoco pour escrocguaper pour droguerwack pour gris-gris.

Aux dires de nos enquêtés, l'usage de ces termes a une fonctionludique.

6.3.2.2. Les comportements langagiers individuels

Nous décrivons ici les pratiques langagières de trois leaders etde trois instituteurs, afin de voir si, en raison de leur statut, ilsinfluencent les comportements des autres membres de leur groupe.

Les pratiques langagières des leaders de groupes :Nous entendons par leaders, les personnes qui jouent le rôle de

responsables au sein des groupes. Notre enquête nous a permis de nousrendre compte que tom4es trois leaders interrogés ont les mêmespratiques langagières en famille, dans le groupe, et au travail.

Monsieur X du groupe 1 est né en 1970 à Ouagadougou. Groupe ethnique:mossi. Niveau d'études: 3ème de l'école secondaire. Célibataire. Ilest élève.Monsieur Y du groupe 2 est né en 1968 à Ouagadougou. Groupe ethnique:bisa. Niveau d'études: maîtrise en histoire. Célibataire. Il estenseignant.Monsieur Z du groupe 3 est né en 1967 à Koudougou. Groupe ethnique:mossi. Niveau d'tudes: 7ème année de médecine. Célibataire. Il estmédecin. Contrairement aux deux premiers enquêtés qui n'ont jamaisquitté Ouagadougou depuis leur naissance, Monsieur Z qui n'est pas néà Ouagadougou a fait une partie de son cursus scolaire à Koudougou(ville mossi). Ce n'est qu' à partir du secondaire qu'il est arrivé àOuagadougou après son admission au brevet d'études du premier cycle.

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En famille, ces trois personnes ont recours tous à leur languematernelle à cause du phénomène d'irrédentisme linguistique. Eneffet, chaque parent est soucieux d'amener sa progéniture à maîtriserla langue du groupe ethnique, facteur d'intégration à la communautéd'origine. Mais en plus de leur langue maternelle, il arrive que nosinterlocuteurs aient recours au français dans les échanges (entreenfants ou avec le père et les visiteurs). Ils ont recours à lalangue moore quand ils ont affaire à un interlocuteur mossi(visiteur, boy ou bonne de maison).

Au sein du groupe, ils déclarent tous utiliser le français(fréquemment) mais également le moore ou le jula soit pour faire rireleurs camarades (fonction ludique) soit pour établir une connnivenceentre leurs interlocuteurs et eux. Par contre dans les lieux detravail, ils n'ont recours qu'au français essentiellement. Mais detemps en temps, ils ont recours au moore quand ils ont en face d'euxun interlocuteur qui ne parle pas français.

On note donc que quel que soit le lieu, les leaders ont recoursau français pour satisfaire leurs besoins de communication. Mis àpart le cadre familial où ils sont obligés d'utiliser la languematernelle, dans les autres lieux, ils font rarement appel auxlangues nationales (sauf dans les cas des alternances de codes).

L'autre constat que l'on peut faire également, c'est que lestrois enquêtés possèdent au moins deux langues dans leur répertoirelinguistique :X: moore, françaisY : moore, bisa, français Z: moore, français.

Les comportements langagiers des instituteurs :Monsieur A du groupe 1 est né en 1968 à Ouagadougou. Groupe ethnique:mossi. Niveau d'études: seconde de l'école secondaire. Célibataire.Profession : Instituteur. Nombre d'années de fréquentation du groupe:12 ans. Nombre d'années d'enseignement : 10 ans. Langues parlées :moore, français.Monsieur B du groupe 2 est né en 1963 à Ouagadougou. Groupe ethnique:gourounsi. Niveau d'études: terminale. Célibataire. Instituteur.Nombre d'années dans le groupe: 10 ans. Nombre d'annéesd'enseignement : 15 ans. Langues parlées : moore, gourounsi,français.

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Monsieur C est né en 1965 à Ouagadougou ; Groupe ethnique : samo.Niveau d'études: 1ère année d'université. Célibataire. Instituteur.Nombre d'années dans le groupe : 7 ans Nombre d'années d'enseignement:13 ans.Ici, également les trois informateurs pratiquent au moins deuxlangues. Nous tenterons d'appréhender la pratiques langagières desinstituteurs à partir d’entretiens.

ENTRETIEN AVEC MONSIEUR A.A1. Pouvez-vous me dire depuis quelle année vous avez commencé àenseigner ?B2. Je suis enseignant ça fait bientôt 12 ans. C'est-à-dire que j'aicommencé à enseigner depuis 1989.A3.Pouvez-vous me dire comment vous êtes allé à l'enseignement ?B4. Personne ne m'a forcé à aller là-bas. Je suis allé àl'enseignement par amour pour ce métier. Je voulais partager mesconnaissances avec mes petits frères.A5. Quelles sont les langues que tu utilises à l'école ?B6. A l'école, j’utilise le moore et le français. J'utilise lefrançais en classe. Mais il arrive que j'ai recours au moore quandles élèves ne comprennent pas mes explications. Ca c'est de temps entemps pour les aider mais ce n'est pas tout le temps. Vous saveznotre rôle ici, c'est français comme les petits Français. Mais commecette langue n'est pas la langue maternelle des enfants, c'estsouvent difficile pour eux. C'est pourquoi on est obligé de tolérerl'usage de certaines expressions en langues nationales. Mais après onles corrige.A7. Pouvez-vous me dire la forme de français qui est utilisée àl'école ?B8. A l'école, nous utilisons Lire au Burkina Faso pourl'enseignement du français aux enfants. Dans ce livre, la méthode quiest utilisée est la méthode mixte à tendance syllabique. C'est uneméthode qui vise à amener les enfants à maîtriser le français aussibien à l'écrit qu'à l'oral.A9. Comment faites-vous pour amener les élèves à parler français ?B10. Pour amener les élèves à parler français, nous mettons l'accentsur le langage et la lecture.A11. Mais est-ce que vous obtenez de bons résultats avec cetteméthode ?B12. Ca va, les enfants arrivent à s'en sortir. Beaucoup s'exprimentbien mais il y a quelques uns qui ont des problèmes.

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A13. Mais quelles sont les langues que vous utilisez au sein dugroupe ?B14. Dans le groupe, j'utilise le français et quelques fois le moore.Le moore quand je suis avec un locuteur du moore surtout quand nousvoulons plaisanter ou établir une certaine complicité entre nous.A15. As-tu l'habitude de corriger tes camarades du groupe quand ilscommettent des fautes ?B16. Ah non, dans le groupe je ne m'occupe pas de la manière deparler des autres pour ne pas les vexer. Dans les groupes, les gensne font pas attention aux fautes. L'essentiel pour nous c'est lacommunication.A17. Vous pensez que vous parlez mieux français que les autres ?B18. Ah non, il y a certains qui s'expriment mieux que moi, car ilsont fait des études plus poussées que nous.

L'analyse des propos de l'enquêté nous révèle que l'instituteurquoique représentant de la norme de la langue française au sein de lasociété burkinabé influence grandement les comportements langagiersde ses élèves en leur donnant les rudiments indispensables à lamaîtrise du français. Cependant, une fois hors de la classe, il n'estplus le même homme. Une fois face à ses camarades, il redevient uncitoyen au même titre que les autres. De ce fait, sa pratique dufrançais n'influence guère celle des autres. Si l'on peut doncespérer améliorer la pratique du français à l'école, en s'appuyantsur le maître, en ville par contre le rôle de détenteur de la normedu français est occulté. Ce qui intéresse les gens c'est lafonctionnalité de la langue et non son aspect normatif.

ENTRETIEN AVEC MONSIEUR B.AI. Depuis quand avez-vous commencé à enseigner?B2 Je suis dans l'enseignement ça fait bientôt 15 ans.A3. Pouvez-vous me dire comment vous êtes allé dans l'enseignement ?B4. Je suis allé à l'enseignement, car j'avais des problèmes debourse. Je suis allé à l'enseignement parce que je n'avais pas unsoutien.A5. Mais est-ce que vous tes satisfait de votre métier d'enseignant ?B6. Au début, j'étais enthousiaste mais actuellement je suis du, carles élèves ne veulent rien faire. On accuse les enseignants d'êtreresponsables de la baisse du niveau des élèves mais ce n'est pasvrai.A7. Quelles sont les langues que vous utilisez à l'école ?

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B8. A l'école c'est le français qui est utilisé essentiellement maisil arrive que j'utilise le moore dans les petites classes comme leCP, et le CP2 où les enfants ne maîtrisent même pas encore lefrançais.A9. Y a-t-il une forme de français qui est utilisée à l'écoleprimaire ?B10. Pour enseigner le français, c'est Lire au Burkina qui estpréconisé. Lire au Burkina utilise une méthode mixte à tendancesyllabique. Cette méthode est différente de la méthode du CLAD(Centre de Linguistique Appliquée de Dakar) qui elle était uneméthode globale qui visait uniquement à amener les enfants à parlerfrançais. Cette méthode ne leur permettait pas d'avoir une maîtrisede l'écrit. Les enfants récitaient les phrases comme des perroquetsmais ils ne pouvaient pas distinguer les constituants des phrases.A1l. Mais quelle est la stratégie que vous utilisez pour amener lesenfants à parler français ?B12. Au primaire nous mettons beaucoup l'accent sur l'expressionorale à travers les leçons de langage l’élocution ce n'est que par lasuite que nous passons à l'écrit.A13. Mais est-ce que vos élèves vous donnent satisfaction ?B14. Dans l'ensemble a quand même. Il y a certains qui sedébrouillent bien.A15. Mais quelles sont les langues que vous utilisez au sein dugroupe ?B16. Dans le groupe, c'est le français que j'utilise étant donné quetous les membres du groupe ne sont pas des Mossi. Mais il m'arrived'utiliser le moore quand j'ai affaire à un locuteur du moore. Maisc'est rareA17. Avez-vous l'habitude de corriger vos camarades quand ils fontdes fautes ?B18. Même si certains font des fautes, j'évite souvent de lescorriger pour ne pas les vexer. Vous savez les gens sont trèssusceptibles.A19. Est-ce à dire que dans le groupe les gens ne reconnaissent pasle rôle de l'enseignant détenteur de la norme ?B20. Vous savez ici, les gens ne font pas attention aux fautes. Onest là pour s'amuser c'est tout.A21. Vous pensez que vous parler mieux français que les autresmembres du groupe ?B22. Je ne pense pas. Je pense qu'il y a certains mêmes qui parlentmieux français que moi.

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A travers les propos de l'enquêté, l'on note également quel'instituteur n'a pas une influence sur le comportement langagier desgens de son groupe, étant donné que dans le groupe, les genscherchent plutôt à communiquer le plus simplement possible, nul neprête attention aux fautes de français qui sont commises par les unset les autres. On note alors qu'ici aussi, l'instituteur ne peutamener les autres à changer leurs habitudes langagières. Mais enrevanche, l'enseignant à travers les cours qu'il donne l'écoleinculque aux élèves des savoirs qui leur permettront d'avoir un usagecorrect de la langue française.

Ainsi, donc l'action de l'instituteur ne touche que le publicjeune et non les adultes. Mais les jeunes tant l'avenir d'un pays, onpeut dire sans risque de se tromper que le français a un bel avenirau Burkina quand bien même l'enquêté signale que les enfants ne fontplus d'efforts pour apprendre le français.

ENTRETIEN AVEC MONSIEUR C.A1.Depuis combien d'années vous êtes dans l'enseignement ?B2.Ca fait maintenant 13 ans que je suis dans l'enseignement.A3.Pouvez-vous me dire comment vous êtes devenu instituteur ?B4.Après mon Bac, je n'ai pas eu une bourse pour continuer mesétudes. Et comme je n'avais pas de soutien, j'ai préféré passer leconcours des instituteurs. Voilà comment je suis arrivé àl'enseignement.A5.Etes-vous satisfait du métier d'enseignant ?B6.Maintenant oui, mais au départ ce n'était pas le cas. Au départj'avais choisi ce métier pour obtenir un emploi mais par la suite lemétier m'a plu. Il me permet de partager mes connaissances avec lesjeunes et même plus. Il me permet de participer à la formation desfuturs cadres de la nation.A7.Quelles sont les langues que vous utilisez à l'école ?B8.A l'école, j'utilise uniquement le français lors de mes cours.Mais quand il y a des blocages, je demande à ceux qui comprennentd'expliquer à leurs camarades en moore. Moi-même, je ne parle pasbien le moore.A9.Y a-t-il une norme de français qui est imposée dans toutes lesécoles ?B10. Ah oui, au Burkina, on demande aux instituteurs d'enseigner lefrançais aux élèves en s'appuyant sur le livre Lire au Burkina.A11. Mais quelle est la stratégie que vous utilisez pour amener les

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enfants à parler français ?B12. A l'école, l'accent est mis sur l'expression orale dans lespremières classes. Là on insiste surtout sur le langage, la lecture,etc. Mais dans les autres classes on met l'accent sur la maîtrise dela grammaire et de la conjugaison.A13. Mais est-ce que vous êtes satisfait des résultats de vosélèves ?B14. Je peux dire que oui, car il y a quand même beaucoup qui s'ensortent bien en français. Mais il y a d'autres qui ne s'en sortentpas.A15. Quelles sont les langues que vous utilisez au sein du groupe ?B16. Dans le groupe c'est le français qui est dominant, car nousappartenons à des groupes ethniques différents. Mais il arrive quej'utilise de temps en temps quelques mots en moore mais le plussouvent c'est pour m'amuser.A17. Avez-vous l'habitude de corriger vos camarades quand ils fontdes fautes ?B18. Vous savez compte tenu du fait que les gens du groupe ont tousfréquenté l'école, ils font peu de fautes. Mais quand il y a des gensqui font des fautes, j'évite de les corriger pour ne pas les blesser.Vous savez rares sont les gens qui acceptent de se faire corriger.A19. Vous voulez dire que dans le groupe, les gens ne connaissent pasle rôle de l'enseignant?B20. Ici, les gens n'accordent pas une attention aux enseignants.Pour eux, ce qui est important c'est la communication. Est-ce queleurs camarades comprennent ou pas leurs messages ? Ils n'accordentaucune importance aux fautes.A21. Est-ce que vous pensez que vous parlez mieux français que lesautres membres du groupe ?B22. Parler mieux français que les autres, c'est trop dire. Je medébrouille mieux que d'autres. Mais il y a certains qui ont fait delongues études plus que moi. Ces gens là parlent mieux français quemoi.

L'entretien avec notre troisième interlocuteur révèle égalementque l'instituteur n'a aucune influence sur ses camarades. De ce fait,il ne peut pas influencer non plus leurs habitudes langagières. Celaest lié au fait que dans le troisième groupe également, la fonctionessentielle de la langue française c'est la communication. Lesmembres du groupe accordent plus d'importance au contenu du messagequ' à la forme du message. Le groupe tolère l'usage d'un français

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approximatif à côté du français normatif.

L'analyse des trois entretiens révèle que le principal cadred'apprentissage du français demeure l'école. Quand bien même les genspeuvent apprendre le français dans la rue. C'est donc à l'école quel'instituteur influence énormément les pratiques langagières desapprenants. En dehors de ce cadre, où l'accent est mis surl'apprentissage d'un français normatif, les gens dans la rueutilisent un français de type fonctionnel. Les entretiens ont révéléégalement que les jeunes burkinabé se débrouillent très bien enfrançais quand bien même ce n'est pas leur langue maternelle.

Au regard de ce qui précède, nous pensons que l'accent doit êtremis sur la scolarisation des enfants et sur l'élaboration de méthodesd'enseignement du français. En effet, la question des méthodesd'enseignement du français a fait l'objet de plusieurs rencontresentre enseignants. Si certains préconisent l'enseignement du françaisen s'appuyant sur les acquis des langues nationales d'autres parcontre souhaitent qu'on ne fasse pas référence aux langues locales.Face à cette situation, nous pensons que seules des expérimentationsde ces différentes méthodes pourront nous aider dans le choix d'uneméthode appropriée pour l'enseignement du français au Burkina Faso.

Un autre point dont il convient de parler est l'influence dufrançais de la rue sur le français enseigné à l'école. Sur ce point,nous pensons que ce français étant l'apanage d'une minorité depersonnes il a peu de chances d'influencer le français standard. Lesenseignants ne doivent donc pas s'inquiéter pour la survie dufrançais au Burkina.

6.3.3. Les représentations des languesQuelles sont les représentations que les jeunes ont des langues

nationales et du français à Ouagadougou ? Nous nous appuierons surles propos des trois leaders et des trois instituteurs.

Le point de vue des leadersLes leaders des trois groupes déclarent utiliser le français et

les langues nationales dans une logique de complémentarité. Ainsi,ils ont recours aux langues nationales surtout dans le cadre familialet au sein du groupe ethnique. Les langues nationales jouent alorsdeux fonctions : une fonction intégrative et une fonction identitaire

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- une fonction intégrative dans la mesure o la pratique de la languenationale permet d'affirmer son appartenance un groupe ethniquedonné. De même parler une langue nationale, c'est affirmer sonidentité par rapport à certains acculturés (personnes ne connaissantpas leur langue maternelle et maîtrisant mal la langue française). Ace sujet, voici quelques propos des enquêtés :

Leader groupe 1: « Vous savez, les langues nationales sontimportantes pour nous. Si tu

parles ta langue maternelle, tu ne perd pas tes racines, tout lemonde

te respecte également parce qu'on sait que tu connais tonorigine

ethnique ».Leader groupe 2 : « Pour moi, la langue maternelle a une importanceparce que cet mon

tout. Tu ne peux pas bâtir une nation sans te fonder sur lesracines. »'Leader groupe 3 : « Vous savez, les langues nationales sont

importantes, car c’est à travers ellesque nous découvrons notreidentité. Elles permettent aussi aux gens de s’intégrerfacilement dans leur groupe ethnique mais aussi de rester encontact avec les parents qui sont restés au village ».

Aux dires de nos enquêtés, les langues nationales jouentégalement des rôles précis dans des situations concrètes, mais dansun espace limité.

Leader groupe 1: « J’utilise ma langue maternelle en famille, ouquand je suis avec

quelqu'un qui ne comprend pas français. Mais quand je vais auvillage

là je suis obligé de parler ma langue maternelle ».«  Les langues nationales ne peuvent pas être parlées partout.

Elles sontlimitées à certaines régions ».

Leader groupe 2: « L'ensemble des informateurs reconnaissent qu'ilfaut accorder une

place de choix aux langues nationales dans l'élaboration despolitiques

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nationales compte tenu de l'importance du nombre d'analphabètesdans

le pays d'une part, et d'autre part, parce qu'elles sont lesprincipaux

outils de valorisation des cultures locales et du patrimoinenational ».

Quand bien même nos informateurs manifestent un certainattachement aux langues nationales et plus singulièrement à leurlangue maternelle, il n'en demeure pas moins qu'ils sont unanimes àreconnaître qu'ils ne peuvent pas se passer de la langue française.En effet, selon eux, cette langue joue trois fonctions importantes àOuagadougou et dans tout le pays : les fonctions de communication, detravail et de promotion sociale ,

Compte tenu du caractère composite de la ville, le français sertde lingua franca entre les représentants des différents groupesethniques à la recherche d'un emploi.

Leader groupe 1: « Tu sais, le français est une langue plusbénéfique. Si tu vas hors de la ville de Ouagadougou, tu peuxcommuniquer avec les gens en français. Ce que le moore par.exemple ne permet pas de faire. Et même en ville ici, lefrançais permet aux gens de se communiquer sans problème. »

Leader groupe 2 : « Vous voyez que dans le groupe, les gensappartiennent à des groupes ethniques divers. S'il n'y avaitpas le français, ça allait être difficile de se comprendre. Jedis donc que le français nous permet de communiquer plusfacilement. »

Leader groupe 3: « Il n'y a pas quelqu'un ici qui ne connaît pasl'importance du français. Par exemple, si nous nous entretenonsaujourd'hui c'est grâce à la langue française. Si notreentretien était en moore ou en gourounsi, je pense qu'onn'allait pas bien se comprendre. »

On note donc que le mythe du français outil de travail subsisteencore à Ouagadougou dans les groupes de jeunes, pourtant il y a deplus en plus de diplômés qui chôment actuellement à Ouagadougou. Celaest dû peut être au fait que jusqu' à présent, le français fait laloi du marché du travail. Entre deux personnes qui cherchent unemploi manuel dans l'administration par exemple, l'on prendra celui

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qui peut s'exprimer en français même médiocrement pour faciliter lacommunication entre les demandeurs de service et lui, le françaisétant la langue de fonctionnement de l'administration (Napon,1998:85).

L'importance du français dans la recherche de l'emploirémunérateur est soulignée aussi par nos trois enquêtés :Leader groupe 1: « Vous savez aujourd'hui quelqu'un qui n'a pas été à

l'école ne peut pas avoir un emploi à la fonction publique.C'est pourquoi tout le monde cherche à aller à l'école. »

Leader groupe 2 : « Aujourd'hui si n'avez pas fait les bancs, ouiexcusez-moi le terme, vous avez peu de chance d'obtenir untravail. Pour avoir aujourd'hui un simple petit emploi salarié,on va demander de parler français ».

Leader groupe 3 : « Si tu veux être un grand patron dans ce pays, ilfaut parler bien français. »

A travers les jugements de valeurs de nos enquêtés, le françaisapparaît comme un outil de promotion sociale, car il permet auxfrancophones d'une part, d'obtenir un emploi et d'autre part, departiciper de manière active au développement du pays, En effet,étant donné que tous les débats politiques et économiques ayant traità la vie de la nation se déroulent dans cette langue, sont exclus dujeu démocratique tous ceux qui ne parlent pas cette langue .

A propos de la participation aux débats, les assertions quisuivent illustrent cet état de faits.Leader groupe 1 : « Le français est important pour moi, car il me

permet de comprendre au moins ce que les dirigeants disent. Parcontre celui qui ne comprend pas français est tenu à l'écart desaffaires de l'Etat. Ce qui n'est pas bon. »

Leader groupe 2 : « Vous voyez que le pays est dirigé par ceux quiparlent français. Les autres ne font que suivre ce qu'ils disentsans broncher car ils ne comprennent pas les discours despoliticiens qui sont faits en français. »

Leader groupe 3 : « Pour moi, j'ai constaté que si tu ne parles pasfrançais, les gens ne te considèrent même pas. On dirait queceux qui ne parlent pas français n'ont pas un point de vue àdonner sur la vie du pays. »

Au regard de tout ce qui précède, nos interlocuteurs affirmentque l'importance du français ne cessera de grandir dans le pays, car

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c'est la langue d'ouverture au monde extérieur et à la modernité.Cependant, ils souhaitent que les langues nationales soientintroduites également dans l'enseignement afin que les Burkinabéspuissent profiter des bienfaits des valeurs culturelles qu'ellesvéhiculent. Ce n'est qu'à ce prix qu'on pourrait valoriser ceslangues.

Le point de vue des instituteurs.Nos trois enquêtés reconnaissent l'importance des langues

nationales pour les Burkinabés. Selon eux, ces langues permettentleurs locuteurs d'avoir d'une part, une identité et d'autre part, des'intégrer au groupe ethnique. Les deux fonctions identitaire etintégrative relevées dans les propos des leaders réapparaissent iciégalement. Il en est de même pour la notion de complémentarité entrele français et les langues nationales. Pour nos informateurs, leslangues nationales sont utilisées pour les communications intra-ethnique et inter- ethnique alors que le français en plus de ces deuxchamps, est utilisé pour la communication internationale. Le françaisn'est certes pas la langue maternelle d'aucun groupe au Burkina maisnous lui donnons la fonction de communication intra-ethnique car ilest souvent utilisé dans les interactions entre personnes appartenantà un même groupe ethnique.Les principales fonctions assignées au français par nos enquêtés sontentre autres :- la fonction de communication,- la fonction de travail (langue utilisée dans l'administration), - la fonction officielle (langue officielle du pays),- la fonction socio-distinctive (langue qui permet d'obtenir unemploi),- la fonction éducative (langue utilisée pour la scolarisation).

En plus de cela, le français est présent comme une langued'ouverture à d'autres horizons. Mais ce que les instituteursregrettent, c'est la baisse du niveau des élèves en français auBurkina Faso. Selon eux, cela serait dû à deux facteurs essentiels :le manque de matériel didactique et l'insuffisance de la formationdes enseignants.

Instituteur groupe 1 : « La question sur la situation du français auBurkina donne beaucoup à réfléchir. En ce qui me concerne, jepense que le niveau des élèves ne fait que baisser de jour en

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jour. Tout cela est dû selon moi au manque de matériel et àl'insuffisance de la formation des instituteurs. Comment voulez-vous que quelqu'un qui n'a pas reçu une formation pédagogiquepuisse enseigner correctement. C'est ce qui se passe ici, Onrecrute des gens sans formation qu'on envoie pour enseigner. »

Instituteur groupe 2 : « Moi ce que je déplore c'est la baisse duniveau des élèves en français, On peut imputer cette situationau manque de matériel didactique et l'insuffisance de laformation des instituteurs »

Instituteur groupe 3 : « Ce que moi, je souhaite, c'est qu'on donnedu matériel didactique aux enseignants en nombre suffisant. Maisil faut aussi que les enseignants soient bien formés. Je penseque c'est à ce prix qu'on pourrait éviter la baisse du niveaudes élèves en français. »

A travers les propos des enquêtés, on note que l'Etat estinterpellé même si ce n'est pas dit de manière explicite. Il lui estdemandé de bien vouloir offrir du matériel didactique en qualité eten quantité aux enseignants mais également de donner une formationsuffisante aux instituteurs. Cela est indispensable si on veut que lalangue française soit bien enseignée dans le pays.

Tout comme les leaders des groupes, les instituteurs souhaitentégalement l'introduction des langues nationales dans l'enseignementaux côtés du français si on veut valoriser la culture burkinabé.Mais à aucun moment nul n'a proposé le remplacement du français parles langues nationales. En effet, selon eux, le français faitdésormais partie du patrimoine linguistique burkinabé.La divergence de point de vue entre les leaders et les instituteursse situe au niveau de l'appropriation du français par les locuteurs.Si, les premiers préconisent l'usage d'un français fonctionnel, lesautres au contraire souhaitent l'utilisation d'un français normatifpour sauvegarder le français de l'invasion d'autres langues (françaisde la rue, français des élèves, etc.).

SynthèseL'observation de la dynamique des langues au sein des groupes de

jeunes à Ouagadougou a montré que tous les membres des groupes sontbilingues. Ils parlent tous en plus du français au moins une langue

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nationale. Elle a également révélé que ni les leaders ni lesinstituteurs n'ont la possibilité d'influencer les comportements deleurs camarades au sein des groupes. C'est plutôt le contexte et lesthèmes de discussion qui déterminent le choix de telle ou tellelangue de communication. Les jeunes ont tous appris le français àl’école contrairement à ce qui se passe dans certaines capitalesfrancophones où l'on note l'émergence d'un français de la rue apprissur le tas. Le français dans ces cas menace généralement l'existencedu français normatif.

En ce qui concerne la représentation des langues, elle révèleque d'une manière générale, les jeunes sont attachés aux languesnationales quand bien même ils reconnaissent l'importance du françaispour le pays. En somme, pour eux, les langues nationales et lefrançais sont complémentaires car, elles remplissent des fonctionsprécises. De ce fait, ils estiment que le français a et continuera àavoir sa place dans le champ communicatif burkinabé.

Ce qui veut dire en somme qu'ils veulent que les languesnationales et le français soient complémentaires. Mais, comment faireen sorte que tout le monde parle français au Burkina Faso ? Peut-onamener tout le monde à parler français à partir de la scolarisation?L'enseignement d'un français fonctionnel n'est-il pas le meilleurmoyen d'amener le plus grand nombre de Burkinabés à parler français.

6.3.4. Comparaison avec la situation dakaroise :

Dans les différents groupes de jeunes que nous avons vus àDakar, les échanges se déroulent en wolof essentiellement. Ce n'estque de temps en temps que les gens ont recours au français. Et mêmedans ce cas, le français est utilisé en alternance avec le wolof.

Pour nous résumer, disons que les deux langues utilisées au seindes groupes sont le wolof et l'alternance français-wolof. Pour lesenquêtés, l'alternance de codes est un moyen de communication dontl'on ne peut plus se passer dans certains contextes. L'alternance decodes dans ce cas ressemble à une espèce de réflexe conditionné quiéchappe à tout contrôle conscient. Il fait désormais partie deshabitudes langagières des jeunes. La prépondérance du wolof est due àson caractère véhiculaire. Ainsi, les locuteurs des autres langues(sérère, pulaar, etc.) utilisent tous le wolof.

En ce qui concerne les représentations que les jeunes Dakaroisont du français et des langues nationales, elles sont les mêmes quecelles observées à Ouagadougou. Tout le monde estime que le français

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est important pour le pays car il est un outil d'ouverture sur lemonde extérieur.

Mais, la spécificité de la situation dakaroise, c'est que lesjeunes ne veulent pas que le wolof remplace le français au Sénégal.Quand bien même cette langue est parlée par une grande partie de lapopulation sénégalaise. Cela est dû à l'irrédentisme linguistiqued'une part, et d'autre part, au fait que le wolof est une langue dontle champ communicatif est limité au Sénégal.

L'observation de la dynamique des langues au sein des groupes dejeunes à Ouagadougou (grains) et Dakar (ASC) montre que tous lesmembres des groupes sont bilingues. Ils parlent tous en plus dufrançais au moins une langue nationale. Il ressort également de notreenquête que les leaders au sein des groupes n'ont aucune influencesur les comportements langagiers au sein des groupes. C'est plutôt lecontexte et les thèmes de discussions qui déterminent le choix detelles ou telles langues de communication. Il importe d'ajouter quetous les jeunes ont appris le français à l'école contrairement à cequi se passe dans certaines capitales francophones où l'on notel'émergence d'un français de la rue appris sur le tas. L'analysepartielle de nos données montre que d'une manière générale, lesjeunes sont attachés au français quand bien même ils indiquent quec'est la langue du colonisateur.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Au début de cette recherche, nous nous avions voulu mettre enévidence différents modes d'appropriation et de circulation dufrançais, en nous intéressant à deux types d’ espacessociolinguistiques où du français est utilisé, en contact : la classeet les regroupements de jeunes. A l’issue de ce travail, noustenterons de répondre à trois questions qui se sont posées à nous aucours de la recherche, quel que soit le terrain considéré :

- quels modèles de français sont transmis par les enseignants, enclasse, d’une part, par les jeunes, d’autre part ?

- quels types de contacts apparaissent entre le français et lesautres langues ?

- quel est le poids symbolique du français en référence auxenseignants et aux groupes de jeunes, indépendamment despolitiques linguistiques et scolaires.

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Quels modèles de français sont transmis par les enseignants ?• au niveau déclaratif : la grande majorité des enseignants que nous avons rencontrés se réfèrent à un français normatif, qu’il soit appelé le « français correct », ou le « français académique », en relation à l’écrit, celui des livres ; c’est la cible vers laquelle on tend, et si on ne l’atteint pas, c’est faute de moyens (matériel pédagogique, formations pédagogiques) plus que pour d’autres raisons évoquées. On distingue donc entre ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, la correction des fautes est un aspect essentiel de cette pédagogie. Quelques enseignants, cependant, évoquent la nécessité de recourir à un « français le plus bas possible » avec des élèves dont le niveau scolaire ou les besoins ne sont pas ceux des élèves suivant un enseignement formel, ou classique.Certains d’ailleurs vont dire que les nouveaux instituteurs ne parlent pas bien le français, parce qu’ils n’ont pas été bien formés.On a relevé beaucoup de cas de stigmatisation du langage des jeunes enseignants.On peut donc distinguer entre les puristes qui condamnent la pratiquebilingue et ceux qui ont et qui justifient des pratiques innovantes, parce que se diffuse de plus en plus un usage alterné des langues, enclasse et surtout hors classe.On peut constater cependant une certaine tension entre d’une part un discours modernisé des enseignants sur leurs pratiques en classe et d’autre part la récurrence de pratiques pédagogiques traditionnelles (cf. ci-dessous).• au niveau des pratiques : on a constaté une grande variabilité des usages de français parlé, en classe et hors classe (en entretien individuel ou collectif). L’expression orale en classe est assez figée, recourrant à des structures stéréotypées, répétitives, le plussouvent ; les productions des maîtres, reprises par les élèves, sont fortement ritualisées. On se réfère à la norme prescrite, centrifuge,exogène. Quelques pratiques innovantes se manifestent cependant dans certaines activités de l’enseignement informel ; on y relève davantage de mobilité énonciative, favorisée par l’usage du contact de langues. Cette variabilité des usages génère donc des modèles différents de français.Les usages des maîtres du primaire, tels qu’ils apparaissent en entretien, varient également : de pratiques d’un niveau de langue soutenu, avec des effets rhétoriques, à des pratiques beaucoup plus hésitantes, aux structures moins contrôlées, et présentant des

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idiomatismes et des tournures ou traits de français endogène dans uneproportion variable.• Les paramètres les plus pertinents à mettre en relation avec la variation des modèles sont : la formation des enseignants, leur âge, leur parcours, les types et statuts d'enseignants, le degré de présence de la langue française dans leur environnement, etc., quel que soit le pays considéré.• Le répertoire linguistique de ces enseignants ne semble pas jouer sur la diversité des modèles de français transmis, pas plus que leur appartenance de quartier.

Quels contacts de langues apparaissent ?• au niveau déclaratif : Ils sont évoqués différemment, selon qu’il est fait référence par les uns à des usages sporadiques des langues locales, pour des objectifs pédagogiques précis (traduction de termesincompris ou inconnus, distinguer les emprunts en langue locale des mots français dont ils sont issus, etc.), ou qu’il est fait référencepar d’autres à des discours bilingues (pour mieux faire passer un message, un contenu, par exemple).• au niveau des pratiques : on a rencontré en classe, à Dakar, toutessortes d’alternances linguistiques (des emprunts intégrés au françaisdans du discours en langue locale, du discours bilingue, du discours en français où sont insérés des mots ou des courtes séquences en langue locale). Elles ne semblent cependant pas très fréquentes. Le bilinguisme est là, consacré dans les faits : conversations quotidiennes entre enseignants, entre enseignants et élèves, pratiques de classes (dans l’enseignement formel et non formel), mêmetimides, ouvrages utilisés pour la formation des formateurs, dictionnaires expérimentaux bilingues etc.• les paramètres les plus pertinents à mettre en relation avec le contact de langues en classe sont : le sexe (?), l’âge, la formation des enseignants, le degré de présence du contact dans leur environnement.

Quels modèles de français sont transmis dans les groupes de jeunes ?• au niveau déclaratif : Les déclarations relevées à Ouagadougouindiquent que l’essentiel étant de se comprendre, les usagersn’accordent que peu d’importance aux fautes commises ; un usage defrançais approximatif n’est pas condamné. L’usage du français a unefonction surtout véhiculaire. Il existerait à Ouagadougou un françaisscolaire et un français plus fonctionnel, utilisé  dans la rue.

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• au niveau des pratiques : on constate que l’usage du français estincontournable pour tous tant à Dakar qu’à Ouagadougou. A Dakar, salarge diffusion, même chez les non scolarisés, est liée à l’usage ducode mixte français/wolof. La présence du français est permanentedans les réunions à caractère formel ; cependant du français plusélaboré, dominant et plus proche de la norme monolingue estprincipalement utilisé dans l’ ASC située dans le quartier le plusfavorisé, tandis que dans l’autre, du français (emprunts, formulestoutes faites, reformulations de séquences en wolof) est inséré dansdes pratiques mixtes français/wolof. La fonctionnalité du françaisest donc plus grande dans une ASC que dans l’autre. A Ouagadougou, lefrançais est la langue la plus utilisée dans les groupes.• paramètres les plus pertinents en relation avec la variation desmodèles (niveau scolaire et économique, appartenance de quartier,degré de présence de la langue française dans leur environnement,formalité de la situation de communication, etc.).

Quels types de contacts de langues apparaissent chez les jeunes ?• au niveau déclaratif : ?• au niveau des pratiques : Les jeunes sont tous au moins bilingues.Le code-mixte français/wolof est dominant dans les interactions entrejeunes à Dakar ; il existe une variation sociale pertinente du code-mixte utilisé par les jeunes regroupés dans les ASC. La délimitationdes deux langues est plus nette dans le groupe le plus favorisé. AOuagadougou, les alternances de langues (français/moore, oufrançais/jula,) sont plus sporadiques ; elles ont une fonctionludique, ou phatique, ou encore d’expression d’une connivence.• paramètres les plus pertinents en relation avec la variation desmodèles (niveau scolaire et économique, appartenance de quartier,degré de présence du contact de langues dans leur environnement,formalité de la situation de communication, etc.).

Quel est le poids symbolique du français en référence aux enseignantset aux groupes de jeunes, indépendamment des politiques linguistiqueset scolaires ?Nous avons relevé les points suivants :• l’importance de l'apprentissage de la langue française ; lesvaleurs instrumentales attribuées au français ; le degréd'intériorisation de ces valeurs est peut-être variable selon lespays. Un certain attachement envers le français est relevé tant chez les

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enseignants que chez les jeunes.• il n’y a pas de référence explicite à un français local en dépitdes marques qui apparaissent dans les pratiques : c'est toujours lefrançais. Il n’est pas non plus fait référence à une patrimonialisation de lalangue française (sauf peut-être à Ouagadougou).• il n’y a pas de mention d'un sentiment d'appartenance à unecommunauté francophone.• le statut institutionnel (français langue officielle ou étrangère àstatut particulier) semble jouer dans les positionnements déclarés.

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ANNEXE : L’ENTRETIEN DE FATEMA :

Conventions de transcription. - pauses : +, ++, +++ , <silence>- auto-interruptions : / ; hétéro-interruption : // - accentuation : majuscules- intonation montante :? ; exclamative ! descendante : \- inflexion de la voix pour modaliser : souligner le segment- amorce de mot : ex : déséqui-- segments qui chevauchent : gras

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- allongements vocaliques ou redoublement consonantique :, ::- hésitations : euh ; avec allongements euh :- acquiescements : mm- inaudible XXX - remarques de contextualisation : (rires)- pour désigner les interactants : initiales du prénom- numérotation des tours de parole ; l'enquêtrice est désignée par D.; l'interviewée par F.

Le corpusNous présentons ici, à titre illustratif, l'analyse d'un extrait

de l'entretien réalisé avec Fatéma. Fatéma habite et enseigne àBelcourt (Alger. Cf. présentation des terrains d'enquête). Elle aeffectué sa scolarité pendant la période coloniale, à l'écolefrançaise. Sa carrière d'enseignante commence après l'indépendance.Dans une première partie de l'entretien (20 minutes), elle raconteson parcours professionnel. Le passage sélectionné pour l'analyseconclut sur le parcours professionnel et présente le parcoursscolaire. L'analyse commence (42) lorsque Fatéma, à la demande del'enquêtrice, définit son répertoire verbal et parle de la façon dontelle a pu gérer ce répertoire verbal dans le cadre de l'école.

1.F. il fallait passer quand même un examen pour devenirtitulaire+c’est c que j’ai fait+ce…cet examen c’est le CCGP2. D. ouais + c’est-à-dire ?3. F. c’est-à-dire euh + certificat de : ++ capacité pédagogique4. D. ouais5. F. avec lequel je devenais titulaire6. D. ouais7. F. voilà + pi après euh + j’ai continué jusqu’en :: + quatre vingteuh trois // 8. D. oui 9. F. comme instructrice titulaire + pis après j’ai été détachée auniveau de l’ITE + j’ai fait une formation d’une année + et :: j’aipassé mon CAP+ à ma sortie de l’ITE et j’ai été titularisée par uninspecteur + je suis devenue INStitutrice titulaire +10. D. très bien + bon alors on va essayer de remonter un peu plusdans le temps + 11. F. oui 12. D. c’est-à-dire que tu me parles un petit peu de l’école ++ ceque tu as fait à l’école :: euh : à quelle époque tu étais à l’école++ quelle a été ta formation +

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13. F. bon + j’étais à l’éco:::le + enfin j’ai fait le primaireeuh :: les années cinquante + pi après + le CEG + c’qu’on appelaitCEG nous + avant + bien sûr 14. D. alors le primaire +15. F. alors le primaire ++ on passait le certificat d’études + piaprès on passait un concou : rs et on avait/euh : on accédaitdirectement en cinquième16. D. mm17. F. on faisait la cinquième + la quatrième et la troisième18. D. ouais19. F. et la fin de la troisième + on passait un :: le BEPC20. D. ouais21. F. c’était le :: + alors c’était le brevet du premier cycle22. D. ouais + alors donc TOI + tu as passé le certificat d’études ETle BEPC ?23. F. ouais + voilà exactement24. D. et tu es rentrée à l’école à quel âge?25. F. +++ à quel âge chuis rentrée à l’école? ben ::: si je metrompe pas + bon /alors je suis rentrée à l’école ++ (lent réflexif)à sept ans 26. D. mm 27. F. et puis euh :: on a été perturbé28. D. c’était au CP ça ? + c’était quelle classe? tu as fait l’écolematernelle?29. F. non non j’ai pas fait d’école maternelle !!30. D. mm31. F. cours préparatoire directement + cours préparatoire premièreannée !!32. D. mm33. F. j’ai été un ptit peu perturbée + c’est c qui m’a fait je crois/j’ai eu quand-même une année de retard + pace qu’on a été obligé de++ venir en Kabylie34. D. vous étiez où?35. F. on était à Sfisef36. D. ouais + en Oranie?37. F. en Oranie oui + près de Sidi Bel Abbès + et ::: comme mon pèredevait construire et tout ça pace qu’on habitait chez des / despersonnes / euh des gens + eh ben + je ::: j’ai fait quand-même uneannée en Kabylie + mais ::: à mon retou :: r + eh ben is’est avéré quc’était pas le même niveau ++ et on m’a fait REfaire l’année +38. D. mm

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39. F. ouais + euh :: j’ai passé mon certificat à l’âge de quatorzeans bien sûr +40. D. mm + 41. F. voilà +

42. D. et euh :: qu’est ce / quelles langues vous parliez à lamaison?43. F. le kabyle44. D. le kabyle + alors toi quand tu es rentrée à l’école tu parlaisquelles langues?45. F. le kabyle et l’arabe (intonation d'évidence) +46. D. tu parlais le kabyle + le kabyle tu l’avais appris donc euh /47. F. ah oui48. D. à la maison 49. F. mm50. D. et l’arabe ?51. F. l’arabe + euh :: dans la rue + on faisait pas d’arabe àl’école hein /52. D. mm53. F. ah NON on faisait pas d’arabe à l’école + c’est après au CEGqu’on avait euh :: une heure/ une heure par semaine +54. D. mais quel arabe ?55. F. l’arabe euh ++ classique56. D. et dans la rue tu parlais quoi?57. F. eh ben l’arabe dialectal58. D. l’arabe dialectal/ 59. F. mm60. D. ouais ++ donc à la maison vous parliez le kabyle61. F. oui62. D. euh : l’arabe dialectal dans la rue64. F. oui65. D. oui et euh :: pour le :: français + est ce que tu savais lefrançais avant de rentrer à l’école?66. F. euh :: un petit peu oui + quand même + pace que euh + euh on ahabité un village colonial + alors quand même on avait des ::contacts euh + entre les :: / y avait des français quand même +67. D. mm68. F. oui69. D. donc tu parlais un petit peu de français euh /

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70. F. oui :: je parlais quand même un ptit peu d français + parceque les commerçants étaient français + euh y avait la crémière + j’aigardé un bon souvenir d’ailleurs (rires) de la crémière (rires) + onallait chercher le lait chez elle + donc on parlait français avecelle et tout ça ++71. D. mm + et ensuite quand tu es rentrée à l’école est ce que ça aété difficile de : / d’apprendre le français ?72. F. non pas du tout + non + non non + pas du tout ++73. D. et alors là comment se passait l’école ? pour toi +74. F. très bien ++ très bien + on n’était pas du tout dépaysé +++c’était très très bien +75. D. et toutes les matières se faisaient en français ?76. F. TOUtes les matières se faisaient en français + absolument +++77. D. et + comment euh : tu étais bonne ? raconte moi un petit peucomment ça se passait pour toi 78. F. moyenne + moyenne + moyenne quand même + j’étais pasexcellente + j’étais pas nulle quand même (rires) + oui j’étaismoyenne + on se débrouillait très très bien ++ 79. D. mm80. F. d’autant plus qu’on était nombreux à la maison donc ons’entraidait +81. D. ouais +82. F. on n’avait pas de problème + 83. D. et entre vous les enfants + vous parliez quoi ? comme euh /comme langues ?84. F. ben tout + c’était les trois langues qui + qui circulaient +c’était le kabyle euh l’arabe euh + le français + on lisait beaucoup+ on avait un papa qui était très très sévère en ce sens + alors làquand /on n'avait pas intérêt à cqu’il rentre et qu’il nous trouveavec euh :: un autre / un autre bouquin autre que :: / qu’un manuelscolaire hein + on lisait bien sûr les / les livres qu’on appelaitavant les livres cow-boys et tout ça + les ptites revues là +c'était en CACHETTE qu'on les lisait bien sûr + sinon c’était euh ::i fallait DE la lecture et de la vraie !85. D. et alors + qu’est ce que : tu as lu ?86. F. ben on avait une bibliothèque 87. D. tu te souviens de tes lectures ?88. F. ou : f + on avait une bibliothèque / euh je m’rappelle + onpayait :: j crois vingt centimes + on ramenait des livres qu’ongardait pendant une semaine + eh ben + c’était robinson crusoë +c’était :: BlanchE neige + euh c’était :: + qu’est-ce que c’était

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encore +++ ? y avait ++ je sais pas ++ d’ailleurs y a pas mal debouquins que j’ai gardés jusqu’à présent (rires) + j’ai fait lire àmes gosses aussi + pas mal de livres hein ::: 89. D. mm + et euh le :: / donc tu disais à la maison on parlaitkabyle + donc vous / avec qui vous parliez kabyle?90. F. beaucoup avec ma mère + qui n’a pas du tout appris l’arabe !!91. D. ni le français ?92. F. du tout + ni l’arabe ni le français + on était obligé deparler :: + mon père parlait français bien sûr + il a eu soncertificat d’études +93.D. et avec vous qu’est ce qu’il parlait ?94. F. mon père? + français et kabyle +95. D. français et kabyle +96. F. ouais + parce que c’était lui qui nous surveillait beaucoupplus + en ce qui concerne les études hein +97. D. donc euh + entre vous les enfants vous parliez quelles langues? quand vous jouiez entre vous les enfants ?98. F. euh : arabe français mélangés ++99. D. entre vous XXX parliez pas kabyle ?100. F. euh sI + si des fois + sisi + la preuve + sinon on auraitjamais su parler quand même ++101. D. mm +++ et qu’est c qui fait que euh / comment ça s’est passéau cours de ta scolarité le rapport à la langue française ? commenttu as vécu le rapport à la langue française ?102. F. moi je pense qu’on avait pas de difficultés + c’étaitautomatique + on est né y avait la France + e pi i fallait étudier enfrançais et pis ça s’arrêtait là + 103. D. mm +104. F. y avait aucun préjugé + du tout + on avait pas encore ce :: jsais pas si c’est :: / on parlait de chauvinisme peut-être + beaucoupplus arabe que français + non on n'avait pas ce problème + on n'avaitaucun problème en ce qui concerne la langue + 105. D. mais est-ce que //106. F. notre but c'était étudier et pis ça s’arrêtait là hein + lalangue importait peu + ça ne nous a pas gêné ++ non + si c’est ça quetu veux dire non ?107. D. moi + je t’écoute + mais euh /108. F. (rires)109. D. est-ce que tu aimais les cours de français ? euh : bon + est-ce que :: + comment ça se passait ?

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110 F. i fallait bien les aimer quand même + c’était ça i fallaitétudier en languE française (rires) + donc on les aimait + très trèsbien + y avait pas de problème + c'était magnifique111. D. mais tu avais / mais tu m’as dit que tu faisais une heured’arabe + après tu as fait une heure d’arabe ?112. F. bof + oui + on faisait une heure d’arabe + mais on faisait çacomme ça hein !!113. D. ça veut dire quoi comme ça?114. F. qu'est ce qu’on faisait ? un peu de grammaire + beaucoup plusthème version (rires) + voilà : c’est tout + on avait un prof quivenait une fois par semaine + qui nous donnait des cours parce que ::i paraît qui fallait !115. D. c'était au CEM ça ?116. F. oui + au CEM + SINON AU PRIMAIRE Y AVAIT PAS D’ARABE DU TOUT+ tout s’est fait en langue française ++117. D. mm + euh :: à l’école + est ce que tu te rappelles que yavait des problèmes si vous :: les enfants / est ce que / tu parlaisfrançais à l’école sans sans problème ou est ce que : il arrivait que:: tu t’exprimes en arabe et en kabyle/ est ce que euh ça posait desproblèmes dans le cadre de l’école ?118. F. au niveau de l’école?119. D. mm +120. F. NON : on avait des :: + on avait des ptits français avecnous quand même + c’était pas des classes d’indigènes hein + non nonon avait des françaises avec nous + c’était une école de fillesd’ailleurs121. D. (acquiesc.)122. F. ben on parlait ensemble+ on jouait ensemble + y avait pas deproblème du tout…123. D. et entre… entre Algériens + à l’intérieur de l’école?124. F. on parlait arabe et français + mais on avait pas de complexehein !125. D. ça veut dire quoi?126. F. c’est-à-dire que euh : pace que + si on voit c qui se passemaintenant bien sûr (rires) 127. D. non + mais raconte-moi toi comment tu vis + essaye de voircomment tu vivais les choses +128. F. non non y avait AUCUN complexe + on parlait françaisNORmalement avec tout le monde + y avait AUCUN problème + du tout +on étudiait en français + on parlait en français +

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129. D. mais tu dis que quand même entre / entre Algériens vousparliez un peu :: l’arabe130. F. oui + on parlait un peu arabe + y en avait quand même qui ::qui ne pouvaient pas s’exprimer très très bien + sinon on utilisaittoujours le français +131. D. et ça posait pas de problème de parler arabe à l’école?132. F. non + pendant le cours de récréation + attention + là c’est àla récréation + sinon en classe c‘était le français hein + non non onne communiquait pas en arabe…

L'entretien se prolonge encore une demi-heure. Il porte plusparticulièrement sur ses pratiques d'enseignante de français. classe.F. expose ses méthodes d'enseignement : part consacrée à l'oral et àl'écrit, à l'explicite et à l'implicite dans l'apprentissagegrammatical, refus de recourir aux langues maternelles des enfantsetc. Elle témoigne, par ailleurs, avec quelque regret, de l'évolutionprogressive que le français prend dans le système scolaire :introduit d'abord en première année, celui-ci est progressivement,avec la mise en place de l'arabisation, repoussé en 3ème année puisen 4ème année du premier palier du fondamental (primaire).

Éléments d'analyse Le répertoire langagier

Il s'établit à partir de questions qui convoquent les pratiquesfamiliales et les lieux d'apprentissage (42, 46). L'informatricedonne la liste des langues qu'elle parle en effectuant, dans unpremier temps, des opérations de référentialisation qui nes'accompagnent d'aucune modalisation : pas de marques particulièresde l'affectivité, pas de marque de l'énonciation alors que D. insistepour convoquer l'énonciatrice utilisant force toi, tu :44. D. le kabyle + alors toi quand tu es rentrée à l’école tu parlaisquelles langues?46. D. tu parlais le kabyle + le kabyle tu l’avais appris donc euh /Cette absence d'implication de F. s'explique probablement par le faitque enquêtrice et enquêtée se connaissent bien –elles ont des liensfamiliaux et entretiennent de bonnes relations amicales–. Lesquestions apparaissent, alors, comme des questions formelles – dontF. ne voit peut-être pas la nécessité– et non comme de vraiesquestions. F. a du mal à entrer dans l'entretien d'où les efforts de D. quisuggère des contextualisations pour l'apprentissage et les pratiques

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de l'arabe et du kabyle et de l'arabe, qui recourt à la reprise (47,48 ), au connecteur donc pour guider F. Son implication démarre à un moment précis, quand elle va parler dufrançais. À ce moment là, elle contextualise, sans qu'il y ait unedemande explicite de la part de D., alors qu'elle ne l'a pas faitpour les autres langues, en évoquant le temps de l'enfance, sonexpérience personnelle : le village colonial, les contacts avec lapopulation française (56), les passeurs du français : les commerçants,la crémière. L'énonciatrice est ici bien présente dans son discours.Elle adopte une position à la fois communautaire et familiale : onpuis subjective : je (66, 70) ; elle recourt à différentesmodalisations affectives sous le forme de marques verbales et nonverbales : 70. F. (…) j’ai gardé un bon souvenir d’ailleurs (rires) de lacrémière (rires) + on allait chercher le lait chez elle + donc onparlait français avec elle et tout ça ++ Les passeurs du kabyle sont le père et la mère, la pratique de cettelangue étant mise en relation avec eux et en particulier avec la mèreprésentée comme unilingue kabylophone : 90, 95. On note là encore uneabsence d'implication vis à vis du kabyle alors que F. est militantede la cause berbère. À propos des langues utilisées entre enfants, on note un problèmed'interprétation de la question posée :97. D. donc euh + entre vous les enfants vous parliez quelles langues? quand vous jouiez entre vous les enfants ? Entre vous les enfants est visiblement interprété comme "entre vousles enfants du village", dans la continuité de 51et 56, 57 où F.explique qu'elle a appris l'arabe dialectal dans la rue. D. est alorsobligée de reformuler :99. D. entre vous XXX parliez pas kabyle ? La réponse de F. se construit de façon progressive, hésitante d'abord: euh sI, si des fois, puis plus affirmative, mais il s'agit moinsd'une véritable affirmation que d'une déduction : sisi, on n'auraitjamais su parler.; à d'autres moments elle considère que lespratiques entre enfants sont des pratiques plurilingues : c'était lestrois langues qui + qui circulaient (84 ) ; arabe français mélangés(98).

Dénominations :– Le berbère est toujours désigné par la variété que F. parle : lekabyle.

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– Les dénominations de l'arabe s'élaborent progressivement sous lapression de D. qui pousse à préciser alors qu'elle avait elle-mêmeproduit dans un premier temps une dénomination ambigüe (50) : arabe.La question : mais quel arabe ?( 54) motivée par l'opposition établie(51) entre la rue et l'école amène F. à distinguer arabe classique etarabe dialectal, dénominations traditionnelles qui, du moins en cequi concerne la dénomination arabe classique, font l'objet de débatsactuellement en Algérie.

L'appropriation des languesL'arabe scolaire (dénommé classique) fait l'objet de deux types dedéclarations. L'une concerne la présence de l'arabe à l'école :absent du primaire (51, 53), fortement affirmée en 116 en particulier; présence symbolique au CEG : une heure par semaine (53, 112).L'autre concerne l'aspect folklorique de l'enseignement de cettelangue mis en évidence par les termes : bof, on faisait une heured'arabe (112), par l'évocation des matières enseignées et laprésentation, sur le mode de la dérision, de la pratique du thème-version, par insistance sur le peu d'heures consacré à cette languequi revient à plusieurs reprises par l'expression d'un doute à proposde l'importance qui lui était accordée (par le système ? par lesélèves ? par elle-même ?) : parce que :: i paraît qui fallait (114).Le français :Les questions en 65, 69, portent sur les modalités d'appropriation etrecourent à des formulations tu savais ? tu parlais ? qui obligent F.à produire des évaluations qui affirment :– l'existence chez elle de pratiques pré-scolaires du français ; lacontextualisation par le contexte colonial tend a valider cettereprésentation ; – la modestie de ces pratiques : un petit peu, je parlais quand mêmeun petit peu. En 71, la question de D. a implicitement une valeur normative : lefrançais serait difficile à apprendre.F. produit alors toute une série de dénégations tendant à montrer quel'appropriation du français à l'école s'est effectuée, pour elle, defaçon positive (72, 74, 82).Lorsqu'elle parle de l'école, elle adopte aussitôt un positionnementsubjectif très rapide et dans le même temps s'inclut dans unecommunauté (la famille), comme en témoigne le passage du je au on(84, 86, 88…).

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La seule activité d'apprentissage du français évoquée est la lecturece qui montre qu'une représentation première s'impose : une langues'apprend par la lecture donc par l'écrit. Le détour par l'anecdote(84), celle du père qui surveille la lecture des enfants montre, enoutre, une conception normative de la lecture. L'activité de lectureest présentée comme soumise à des interdits : il y a les mauvaiselectures (les livres cow-boys, les lectures privées, en cachette) etles bonnes lectures représentées par les manuels scolaires et lesautres livres-passeurs (Blanche Neige, Robinson Crusoë) empruntés àla bibliothèque (86, 88). Cette importance de la lecture estaccentuée par la continuité qu'elle tente d'assurer avec ou pour sesenfants 88. (…) d’ailleurs y a pas mal de bouquins que j’ai gardés jusqu’àprésent (rires) + j’ai fait lire à mes gosses aussi + pas mal delivres hein :::

Mais cette appropriation du français, dans le cadre scolaire esténoncée de façon paradoxale dans la mesure ou l'apprentissage estprésenté comme se déroulant dans la contrainte, comme déterminé, enquelque sorte, par le principe de réalité : 102. F. moi je pense qu’on avait pas de difficultés + c’étaitautomatique + on est né y avait la France + e pi i fallait étudier enfrançais et pis ça s’arrêtait là +109. D. est-ce que tu aimais les cours de français ? euh : bon + est-ce que :: + comment ça se passait ?110 F. i fallait bien les aimer quand même + c’était ça i fallaitétudier en langue française (rires) + donc on les aimait + très trèsbien + y avait pas de problème + c'était magnifiqueAu total, là encore on n'entend pas, dans le discours de F.,d'implication affective très très forte ici vis-à-vis du français.

L'école (coloniale) est aussi présentée comme un lieu de cohabitationnon conflictuelle : Cf. 120 où on/nous s'oppose à des petitsfrançais, des françaises mais –contradiction là aussi– ladénégation : c'était pas des classes d'indigènes dénonceimplicitement un système scolaire fondé sur la ségrégation.

On notera un dernier point qui caractérise tout le déroulement del'entretien : D et F sont constamment, en décalage. C'est F. quiconduit ce qu'elle veut dire : elle se situe par rapport à la réalitéd'aujourd'hui. les représentations du français et de l'arabe

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scolaires se forgent à travers le prisme des réalitéssociolinguistiques actuelles et du rôle des langues dans le systèmesscolaire post-indépendance : si on voit ce qui se passe maintenant(126). D., par contre, est dans le temps chronologique.

TABLE DES MATIERES

2 1. Historique de la recherche2 1.1 Participation au début de la recherche2 1.2 Chronologie de la recherche

6 2. Les objectifs de la recherche.

7 3. Cadre théorique et méthodologique.

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8 4. Poids symbolique du français en situation de contact delangues dans les différents pays.8 4.1 La situation sociolinguistique et le poids symbolique dufrançais en Algérie.9 4.2 La situation sociolinguistique et le poids symbolique dufrançais en Afrique subsaharienne.

12 5. Outils et types de données recueillies.12 5.1. Les entretiens.16 5.2.Les observations des pratiques en classe ou dans le cadre deréunions entre enseignants.16 5.3.Les observations réalisées au sein des groupes de pairs

(“grains de thé”à Ouagadougou, ASC à Dakar).

17 6. Monographies.

18 6. 1. Algérie.18 6.1.1. Objectifs et problématique18 6.1.2. Méthodologie19 6.1.3. Les instituteurs algériens : qui sont-ils ?23 6.1.4. Les catégories d’analyse des instituteurs algériens29 6.1.5. Une observation de classe31 6.1.6 Une leçon modèle

32 6. 2. Sénégal.32 6.2.1. Recherche sur les pratiques et les représentationslinguistiques dans le cadre scolaire.32 6.2.1.1. Illustration : présentation et analyse de l’entretiende Mme S.37 6.2.1.2. Evolution du rôle et statut de l’enseignant.38 6.2.1.3. L’enseignant dans sa classe : interactions, pratiques

de classe et appropriation du français.49 6.2.1.4. La fonction des changements de langue en classe.55 6.2.1.5. La variabilité des formes de français et des modèles deréférence.60 6.2.1.6. Synthèse.

61 6.2.2.La coexistence du français et des langues nationales dansles réseaux de jeunes en contexte urbain sénégalais.

62 6.2.2.1. Le français et les langues sénégalaises : Aperçu

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d'ensemble.66 6.2.2.2. Usages des langues, place et représentations du

français dans les réseaux de jeunes en contexte urbain

74 6.3. Burkina Faso. Les comportements langagiers dans les groupesde jeunes à Ouagadougou.74 6.3.1. L’enquête.76 6.3.2. L’utilisation des langues par les jeunes.76 6.3.2.1. Les comportements langagiers au sein des groupes.81 6.3.2.2. Les comportements langagiers individuels.85 6.3.3. Les représentations des langues.89 6.3.4. Comparaison avec la situation dakaroise.

89 Conclusion générale.

92 Bibliographie.

95 Annexe  : l’entretien de Fatema

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