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AURAIENT-ILS RAISON DE SE PLAINDRE ?
LE CHÂTIMENT DES DAMNÉS
D’APRÈS
LA JURISPRUDENCE UNIVERSELLE LEIBNIZIENNE
Jean-Pascal Alcantara
Communication au séminaire du CERHAC (UPRES-A CNRS 5037, Centre
d’Étude des Réformes, de l’Humanisme et de l’Âge classique, équipe de
recherche du Centre International Blaise Pascal), La faute, 24 mars 2007,
Université Blaise Pascal-Clermont-II. Parue dans l’ouvrage collectif sous la
direction de Christian Jérémie et Marie-Joëlle Louison-Lassablière : Erreur,
Faute, Péché. Le concept de faute dans les textes littéraires,
philosophiques et théologiques de 1453 à 1715, volume 2, pp. 29-70, Paris,
L'Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2013.
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Né et ayant été éduqué dans un milieu familial profondément luthérien,
Leibniz resta, de son propre aveu, toujours proche des « sentiments modérés des
églises de la confession d’Augsbourg », même s’il passait à la fin de sa vie pour ne
presque jamais communier et n’être attaché à aucun temple1. Il est bien connu qu’il
fit davantage que « rêver » à une « organisation religieuse de la Terre » en œuvrant,
par d’inlassables menées diplomatiques, à la réunion des églises protestantes entre
elles, parallèlement à un rapprochement de celles-ci avec le catholicisme romain,
notamment à travers une correspondance mouvementée avec Bossuet2. Sur la
question des châtiments qui attendaient les damnés après leur mort, sa doctrine
aurait donc dû en principe se montrer conforme à celle qui fut formulée par
Melanchthon à l’occasion de la Confession d’Augsbourg.
Si l’on se réfère à l’article IV du manifeste de la foi luthérienne, il apparaît
que la justification du chrétien devant Dieu ne peut être postulée en raison des
mérites propres et des bonnes œuvres du pécheur, comme pense que l’avait
proposé saint Paul dans les Épîtres aux Romains, et que seule la foi ou « ferme
confiance en Dieu » puisse prétendre détenir quelque valeur au regard de la justice
divine, par la médiation de la grâce. Pour être prononcé, le jugement définitif des
pécheurs devra attendre le retour du Christ le dernier jour, une fois les morts
ressuscités, ce afin d’accorder la vie éternelle aux seuls élus et de condamner à des
châtiments sans fin les impies et les diables – explicitement dans ces lignes contre
l’opinion des anabaptistes pour lesquels les damnés ne subissaient pas pour
l’éternité leurs tourments3.
Leibniz entretînt fréquemment des relations intellectuelles étroites avec des
membres de la Compagnie de Jésus. Sur un plan de la politique religieuse, il
apporta un soutien sans faille aux jésuites au cours de la querelle des rites chinois
qui culmina vers 1700. Leur anti-cartésianisme, bien qu’il se fût cristallisé contre
la personne d’Arnauld que Leibniz cherchait à séduire, était, on s’en doute,
apprécié du philosophe, au moins autant que leur tolérance en matière de dogme,
ainsi quand ils envisageaient que fussent sauvés des flammes de l’enfer les païens
ayant prouvé leur amour de Dieu par la pureté de leur existence, de même que les
enfants morts sans baptême4. À suivre Leibniz, aux antipodes de la pensée de saint
Augustin, il entrait là, particulièrement dans ce dernier cas, un scandale qui blessait
profondément le sentiment que l’on devait avoir à son avis de la religion et qui
fixait a priori, de façon aventureuse, des bornes à la miséricorde divine. Mais aux
côtés cette fois des jansénistes, Leibniz condamnait clairement le relâchement
moral des casuistes et tout particulièrement la thèse de Molina selon laquelle un
1 GP VI, 43.
2 Jean Baruzi, Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre, 1907.
3 La confession d’Augsbourg, 1979, pp. 20-21.
4 Théodicée, I, §§ 93-95.
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chrétien pouvait être dispensé d’aimer sincèrement Dieu pourvu qu’il se repentît de
ses péchés.
Prenant son origine du droit romain, l’une des définitions traditionnelles de
la justice enjoint de « rendre à chacun son dû » (suum cuique tribuere). Appliqué
strictement à la question de la justification du salut, un tel précepte de
proportionnalité entre les mérites et les récompenses, reliant les fautes à leurs
punitions, se fut, peut-on croire, plus aisément concilié avec la doctrine moliniste
de la grâce suffisante qu’on aurait été en droit de l’attendre dans une optique
luthérienne. Mais serait-ce sans blasphème qu’une formule convenant en propre à
la justice humaine pourrait être de ce fait comprise comme également extensible à
la justice divine ?
Sur ce point précis, il se trouve que Leibniz militait pour que l’on en
vienne à tenir la théologie pour une sorte de jurisprudence spéciale, et qu’il s’était
maintes fois essayé à une entreprise de traduction systématique de cette
jurisprudence divine en fonction des catégories de la justice humaine : d’après de
telles vues, les infidèles auraient pu être tenus pour des rebelles, les excommuniés
étant analogues aux bannis, les saintes Écritures correspondant aux textes
législatifs, tandis que la peine capitale ou la prison à perpétuité feraient écho à la
damnation éternelle, la rémission des péchés au droit de grâce… etc.1
Dans le propos qui suit, sans inviter à un parcours systématique de ce que
Leibniz désignait par la métaphore du « labyrinthe de la raison pratique » formé par
l’antinomie de la providence divine et de la liberté humaine – même s’il ne peut
être évité de figurer à l’arrière-plan –, nous souhaitons traiter d’un problème plus
circonscrit. En partant des définitions que Leibniz, qui fut en son jeune temps
juriste de profession, et qui consacra ses premières ardeurs intellectuelles à la
réforme du droit en Allemagne, donna de la justice humaine, nous nous proposons
de montrer que le dispositif de la traduction, quand il est question du châtiment des
damnés, conduit à défendre en retour une philosophie pénale que l’on peut juger
excessivement rigoureuse, même au regard des canons de l’époque.
La question du droit légitime à se plaindre fournira le fil rouge de cette
étude. En effet, l’objet primordial de la justice, reconnu à grands traits, selon ce que
Leibniz appelle sa définition nominale, consiste à entreprendre de faire cesser toute
raison de se plaindre. Or, des tréfonds des enfers ne s’élève-t-il pas les plaintes
incoercibles des damnés contestant l’injustice de leur sort ? Peut-être serait-il
insensé de s’arrêter à prêter attention à celles-ci, pour autant qu’elles reviennent à
1 Nouvelle méthode pour apprendre et enseigner la jurisprudence, § 5, (1667), dans R.
Sève, Le droit de la raison, 1994, pp. 191-192.
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« murmurer en effet contre les ordres de la Providence »1. La décision leibnizienne,
qui légitime du même coup l’examen de Dieu en théodicée, est toute autre, vu que
pareille entreprise n’aurait pu être engagée sans que ne soit prise au sérieux la
recevabilité de telles plaintes ; d’où la nécessité d’une enquête minutieuse
concernant le bien-fondé de la justice divine quand celle-ci prononce
irrévocablement la peine de la damnation. Leibniz juge donc bon d’accepter
d’entendre ces plaintes même s’il détaille, principalement dans les Essais de
théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal parus en
1710 à Amsterdam, les motifs qu’il trouve à les tenir, quoique recevables,
finalement pour illégitimes. Pour aboutir, il lui faut aller jusqu’à récuser la plainte
ultime des damnés, celle qui cristallise finalement toutes les autres : être nés dans
des circonstances défavorables, à l’intérieur desquels ils ne pouvaient
qu’immanquablement pécher.
On peut se demander si en retour, parce qu’il lui faut également respecter
l’univocité qu’il attribue au concept de justice, univoque entre justice humaine et
divine, Leibniz ne fut pas conséquemment conduit à exclure en droit pénal humain
toute forme de qui pourrait relever, pour employer une locution certes
anachronique, mais dont on percevra plus bas la légitimité de l’usage, de
circonstances atténuantes. Et c’est ensuite qu’une comparaison finale avec une
autre entente du droit pénal, en l’occurrence, pour en appeler à Grotius, mettra en
évidence les conséquences discutables pour la justice humaine de la thèse
d’univocité alliée aux contraintes d’une théodicée.
I – De la définition nominale à la raison formelle de la justice
L’univocité de la justice humaine et de la jurisprudence divine va de pair
avec le rejet de toute doctrine dite volontariste, d’après laquelle ce serait en tout
arbitraire que Dieu aurait instauré la norme du Bien. Au XXe siècle, au cours d’un
entretien avec les positivistes du Cercle de Vienne, Wittgenstein avait défendu
qu’une telle doctrine, choquante au premier abord, bien que de tradition respectable,
remontant au moins à la théologie occamiste de la puissance absolue divine,
s’avérait plus profonde que la thèse objectiviste d’après laquelle si Dieu veut le
Bien, c’est parce qu’il est le Bien, indépendamment de sa volonté2. Après un bref
épisode volontariste, c’est la thèse objectiviste qui est par la suite retenue par
Leibniz, dans une filiation clairement platonicienne, et également affirmée en
1 « Ceux qui sont d’humeur à se louer de la nature et de la fortune, et non pas à s’en
plaindre, quand même ils ne seroient pas les mieux partagés, me paroissent preferables aux
autres. Car outre que ces plaintes sont mal fondées, c’est murmurer en effet contre les
ordres de la Providence » (Théodicée, I, § 15 ; GP VI, 110). 2 Cité par A. Soulez, Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, 1985, p. 266.
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convergence avec une donnée scripturaire : dans la Genèse (I, 31) ne peut-on pas
en effet y lire que Dieu, au terme des six jours de la Création, considérant l’œuvre
accomplie vit que celle-ci pouvait être estimée bonne1 ?
Une telle objectivité des notions morales de bien et de justice, Leibniz
n’hésitait pas à la mettre sur le même plan que les vérités éternelles et nécessaires
qui traitent des nombres et des proportions, dans le contexte d’une critique du
nominalisme de Hobbes. On sait en outre que Descartes, au cours de l’importante
correspondance avec Mersenne d’avril 1630, avait approfondi la thèse volontariste
jusqu’à admettre la création des vérités éternelles. L’incompréhensibilité inhérente
à l’infinité divine contestant toute forme d’analogie avec la raison humaine, il
aurait ainsi pu se faire, écrivait-il, que 2 + 2 ne fût pas égal à 4 mais à 5, selon une
voie naturellement inaccessible à un entendement humain fini.
Le prix à payer pour protéger la transcendance divine risquait d’être alors
beaucoup trop élevé, et même ruineux, puisqu’il conférait à Dieu les pouvoirs d’un
tyran, chose que Leibniz reprochait également à Calvin, voire même les pouvoirs
du diable, comme on le trouve écrit dans le texte le plus important consacré à ce
sujet, la Méditation sur la notion commune de justice (1702)2. Dès qu’il était admis
que la volonté divine puisse, à elle seule, tenir lieu de raison, fournir des motifs
d’agir, sans égard à un univers de valeurs homogène à l’entendement divin, Leibniz
estimait que l’on ruinait la notion d’un Dieu monarque raisonnable d’une
République des esprits. Ceci rejeté, il en résulte que les vérités au principe du droit
et de la morale deviennent vraies dans tous les mondes possibles que Dieu aurait pu
créer, au même titre que les axiomes des mathématiques, bien en dépit de ce que
suggère la relativité apparente des droits positifs, pointée par Pascal dans le célèbre
fragment 294 des Pensées3.
Les décisions des jurisconsultes romains, sans doute à moderniser et à
remettre en ordre, fournissent des raisonnements qui sont au droit ce que les
Éléments d’Euclide sont aux géomètres, répétait à l’envi Leibniz. Une tâche
s’ouvrait dès lors à la rationalité juridique, partir d’une définition formelle de la
justice, pour en déduire par la suite les règles du droit en recourant à la méthode de
substitution des définitions aux termes qui sont définis salva veritate, la méthode
même que suivent les géomètres au fil de leurs enchaînements démonstratifs.
Dans la Méditation de 1702, nous rencontrons tout d’abord une définition
nominale de la justice avant que d’en rejoindre la raison formelle d’après laquelle,
1 Méditation sur la notion commune de justice, in R. Sève, op. cit., p. 109.
2 Ibid., pp. 107-136.
3 « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà »
(Pensées et opuscules, section V, 1897, p. 465).
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de façon élaborée et très personnelle, même si s’y exprime la soumission
paulinienne et luthérienne de la loi à la charité, la justice se trouve identifiée à la
« charité du sage » (caritas sapientis)1. L’approche nominale, quant à elle, est
circonscrite une fois que l’on pose : « La justice est une volonté constante de faire
en sorte que personne n’ait raison de se plaindre de nous »2. Les préceptes
classiques, formulés par le jurisconsulte romain Ulpien, « ne léser personne »
(neminem laedere), et « rendre à chacun son dû » (suum cuique tribuere),
correspondent à la définition nominale leibnizienne, dans le sens où se plaint avec
raison quiconque est lésé comme celui qui n’obtient pas ce qui lui revient en
fonction de ses mérites. Mais le premier précepte, purement négatif, restreint le
champ de la justice au jus strictum, auquel Hobbes a tort, d’après Leibniz, de se
borner. Au second précepte est procédé à une extension du jus strictum à l’équité,
qui ne représente encore que la charité au sens étroit du terme. La définition
formelle de la justice parachève l’édifice, tandis que le troisième précepte romain,
« honeste vivere », est transformé en un précepte de salut (pie vivere).
La conjonction de la charité et de la sagesse dans la définition formelle de
la justice suppose par réciproque la possibilité de leur déhiscence, car on peut bien
entendu, pratiquer une charité dénuée de justice, si l’on ne sait proportionner son
exercice avec le degré de perfection de ses destinataires. Si la charité a bien pour
vocation de s’étendre à tous, se référer à la sagesse suppose une forme de
régulation qui évite qu’elle ne soit dispensée à l’aveugle.
« La bienveillance générale est la charité elle-même. Mais l’ardeur de la charité
doit être dirigée par la connaissance de sorte que nous n’errions pas dans l’estime
de ce qui est le meilleur : puisque, en conséquence, la sagesse est la connaissance
du meilleur ou de la félicité, nous ne pouvons peut-être que mieux saisir l’essence
de la justice si nous la définissons comme la charité qui se trouve dans la
sagesse »3.
La charité du sage n’est dès lors guère différente d’une charité bien ordonnée et ne
saurait coïncider avec la vertu chrétienne qui pousse à l’oblation. Bien loin de
disjoindre les ordres pascaliens, Leibniz les emboîte les uns dans les autres au
sommet d’une gradation que scelle l’alliance par le génitif de la charité et de la
sagesse.
À s’en tenir à une définition nominale de la justice, on n’échapperait donc
pas à une version minimale qui ne rendrait aucunement compte de ce que signifie
1 Leibniz renvoie à son propre Codex juris gentium, l’un des rares textes qu’il publia de son
vivant en 1693 (traduit par P. Riley dans Leibniz. Political Writings, 1988, pp. 165-176). 2 Définitions, in Grua, p. 666.
3 De justicia et novo codice, 1678 ?, in Grua, pp. 621-622.
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être juste, au sens d’une vertu que l’on attribue à certains et que l’on refuse à
d’autres. C’est là où stratégiquement Leibniz retourne à la notion de plainte
légitime, quand il s’interroge de la sorte : est-il bien vrai que nous n’ayons aucune
raison de nous plaindre quand bien même nous serions rétribués à la mesure de nos
mérites ? Et avant cette question même, dès lors que personne ne nous a lésé ?
Il convient de faire passer l’étude des préceptes romanistes par le prisme de
la justice distributive, dans l’acception qu’avait élaboré Aristote au livre V de
l’Éthique à Nicomaque1. Rendre à chacun son dû peut alors s’entendre en deux
sens, d’abord arithmétique, au sens d’un partage égalitaire, mais aussi en un sens
proportionnel, en fonction des mérites de chacun, à proportion de la part de sa
contribution personnelle à l’utilité commune. L’égalitarisme inhérent à l’égalité
arithmétique est, de la sorte, dépassé par une notion d’égalité complexe, comme on
aime à l’appeler aujourd’hui, référée encore à la notion cruciale d’équité. Leibniz
avance l’exemple d’une société commerciale dont les différents associés ne
mettraient jamais leurs capitaux en commun s’ils n’étaient assurés d’en tirer des
bénéfices à proportion de la mise initiale qu’ils y avaient chacun risquée. Toute
légitimité à se plaindre pour avoir reçu un avantage moindre est à écarter, lorsque
la répartition des biens ou des maux, des avantages ou des inconvénients,
quoiqu’inégale, obéit à une répartition selon une règle d’égalité proportionnelle.
Certes, il faut avouer que bien des hommes qui, ne trouvant aucune raison
de se plaindre tant qu’on ne leur a fait physiquement aucun mal et qu’on ne touche
pas à leurs biens, reconnaîtront volontiers qu’ils sont dans ces conditions traités
justement. Ils s’en tiennent alors implicitement à la définition la plus restreinte de
la justice exprimée l’adage « neminem laedere », ne léser personne. Dans le
langage aristotélicien, il s’agit là de la maxime de la justice commutative (au
principe du droit privé) en laquelle la tradition romaniste a ensuite reconnu le
principe du jus strictum, fondement du droit de propriété et du droit civil, avec,
pour implication essentielle, l’obligation de réparer le dommage causé à autrui, sur
la base d’une équivalence ou « commutation » entre l’estime du dommage et celle
de la réparation.
1 Chap. 6-7, 1131
a9 sq., 1979, pp. 226-238.
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universelle : « vivre pieusement », caritas sapientis
Jurisprudence
privée : justice commutative, jus strictum
particulière (neminem laedere)
publique : justice distributive
(suum cuique tribuere)
Une question ne manque pas d’être bientôt suscitée, dont la réponse
conduit bientôt au dépassement des bornes inhérentes au jus strictum. Dans quelle
mesure n’est-on pas fondé à se plaindre, outre du tort qu’autrui nous cause,
également du bien qu’il ne nous fait pas ? Leibniz soutient dans la Méditation de
1702 qu’un défaut de bien est un mal et réciproquement, qu’un défaut de mal est un
bien1. Il va dès lors de soi qu’il devient légitime de se plaindre de qui ne nous
procure pas un bien, si naturellement il était en son pouvoir de le faire dans les
limites de son bien propre. Autrement dit, on ne saurait être tenu pour juste pour la
seule raison qu’on ne nuit pas aux autres, encore, si l’on veut faire taire tout motif
de plainte légitime, faut-il s’ingénier à leur procurer le bien. Sera donc réputé juste
non seulement celui qui ne nuit pas, mais, si l’on vise la vertu de justice, également
celui qui empêche le mal lorsqu’il n’est pas encore advenu dès lors qu’il le pourrait,
qui le soulage lorsqu’il a échoué à l’empêcher, qui, pour résumer, voulant du bien à
autrui et le lui procurant si c’est en son pouvoir, ne donne plus de raison de se
plaindre du bien qu’il ne fait pas.
Si la formule du droit strict énoncerait, de manière quelque peu cynique,
« Chacun pour soi et Dieu pour tous », l’ouverture de la justice à la charité conduit
à reconnaître et à adopter la Règle d’or évangélique, « Quod tibi non vis fieri aut
quod tibi vis fieri, neque aliis facito aut negato »2. La greffe du christianisme sur la
tradition romaniste intégrant la considération de la place d’autrui à la
problématique du droit qu’il y a à se plaindre légitimement, nous obtenons pour
résultat que l’on est légitimement fondé à se plaindre d’un refus, si celui qui vous
signifie son refus aurait pu vous adresser la même demande, s’il avait été à votre
place, et que vous pouviez agréer à cette demande sans difficulté ou peine
excessive : « Vous me pouvez rendre heureux, et vous ne le faites point. Je m’en
1 R. Sève, op. cit., p. 123.
2 Ibid., p. 124, d’après Luc, VI, 31 et Matthieu, VII, 12.
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plains. Vous vous en plaindriez dans le même cas, donc je m’en plains avec
justice »1.
Affranchie de la réduction du droit au jus strictum, la Règle d’or
évangélique nous donne à comprendre le sens véritable de l’équité qui permet de
saisir la portée de la formule « suum cuique tribuere » dans toute sa plénitude.
Comme l’action proprement juste consiste désormais à rendre à chacun son dû en
intégrant, comme pierre de touche, le point de vue d’autrui, la seconde maxime
d’Ulpien doit dès lors être réinterprétée à partir de l’exigence surérogatoire de
charité.
Leibniz explique qu’est ainsi découvert le « vrai point de vue pour juger ce
qui est juste ou non »2. La monade douée d’aperception (de capacités réflexives),
esprit membre de la plus parfaite République dont Dieu figure le monarque
parfaitement juste, est assimilée par Leibniz, on le sait, à un point de vue singulier
sur l’univers, la perspective proprement morale ajoutant l’idée d’une réversibilité et
d’une réciprocité de ces points de vue. En outre, d’après un fragment édité par
Grua, nonobstant sa valeur morale, la place d’autrui mériterait en outre de fonder
l’action politique, presque à la manière d’un jeu de rôle :
« La place d’autruy est le vrai point de perspective en politique aussi bien qu’en
morale. Et le précepte de Jesus Christ de se mettre à la place d’autruy ne sert pas
seulement au but dont parle Notre Seigneur, c’est-à-dire à la morale, pour
connoitre notre devoir envers le prochain, mais encore à la politique, pour
connoitre les vues que notre voisin peut avoir contre nous. On n’y entre jamais
mieux que lorsqu’on se met à sa place, ou lorsqu’on se feint conseiller et ministre
d’Estat d’un prince ennemy ou suspect »3.
C’est dire que le thème de la « place d’autrui » présente l’opportunité de fédérer
une règle de morale absolutiste à une règle de type conséquentialiste, qui renvoie à
une maxime prudentielle de l’action publique, alors que nous opposons volontiers
dans nos théories éthiques contemporaines l’absolutisme, où la valeur d’un acte
sera appréciée en elle-même, de façon cloisonnée, au conséquentialisme, où l’acte
fait l’objet d’une interprétation globalisante, ses conséquences étant rapportées à
ses fins.
1 Ibid., p. 123.
2 Ibid., p. 124.
3 Grua, pp. 699-700. Consulter aussi dans le même recueil les fragments relatifs à la fusion
de la définition de la justice avec les trois maximes du droit romain (De tribus juris
praeceptis sive gradibus, 1677-1678, pp. 606-612 ; Tria praecepta, mêmes dates, pp. 616
sq.).
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Dans quelle mesure l’impératif de charité peut-il fusionner effectivement
avec la maxime de la justice distributive dans le domaine du droit public ? Peut-on
raisonnablement concevoir qu’il soit mis au principe de la distribution des charges
honorifiques, des distinctions et des charges, mais aussi des contributions fiscales
et autres inconvénients inévitablement liés au fait de vivre dans une société
humaine ?
Lorsque le principe de la justice distributive était repéré à partir du droit
commercial, il devenait juste d’empocher des bénéfices à proportion du capital
initialement risqué. Dans un même sens, pour ce qui regarde la vie de la Cité,
Leibniz est bien conscient que la notion de justice distributive impliquerait la
légitimation de l’inégalité des conditions, ce qui peut paraître contredire la charité,
laquelle revoie à un principe d’équité. Mais c’est ici qu’il importe de se référer à un
principe d’équité bien compris. Au premier regard, l’inégalité des conditions
semble violer la règle d’équité : le défavorisé aimerait bien être mis à la place du
favorisé lequel, on le conçoit, ne l’entend pas toujours de cette oreille. Le
défavorisé serait alors en droit de se plaindre d’un manque de justice, sinon au sens
strict, du moins au sens de la « charité du sage », non pas parce que le favorisé lui
nuit ou le lèse directement, mais parce qu’il refuse de lui procurer un bien, alors
qu’il le pourrait.
Mais jusqu’où la plainte des défavorisées est-elle recevable ? Dans la
lignée directe de la critique aristotélicienne du communisme de Platon, Leibniz
défend le droit de propriété : la plainte des riches auxquels on ôterait leurs biens
pour les donner aux pauvres aurait, elle aussi, une légitimité. Quand il entre ici une
matière à conflit entre plusieurs plaignants possibles, l’équité consiste à mettre en
balance l’inconvénient qui résulte de la propriété privée avec ses avantages. Même
si on comprend que cela lui soit parfois difficile, le pauvre doit en quelque sorte
faire l’effort de se mettre à la place du riche pour prendre en compte, parmi de tels
avantages, l’utilité de l’« émulation » qui résulte de la propriété privée.
« Car il n’est pas permis d’ôter leurs biens aux riches pour en accommoder les
pauvres, ni d’ôter à un homme la robe qui ne convient pas à sa taille, pour la
donner à un autre dont la taille y a plus de rapport. C’est, parce que le désordre qui
naîtrait de cela, causerait plus de mal et plus d’inconvénient en général que cet
inconvénient particulier. Ainsi il faut maintenir les possessions. Et puisque l’état
ne saurait prendre soin de tout le domestique des hommes, il faut qu’il conserve la
propriété des biens, afin que chacun ait son département qu’il puisse faire valoir et
mettre en bon état, spartam, quam ornet. Cette émulation étant utile en général,
autrement si tout était commun, il serait négligé par les particuliers, à moins qu’on
n’y mit ordre comme chez les religieux, ce qui serait difficile dans le siècle »1.
1 Méditation…, in R. Sève, op. cit., pp. 135-136.
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L’État, assure Leibniz, ne peut prendre en charge la propriété sans que cela
n’entraîne forcément des négligences que n’auraient pas des particuliers à l’endroit
de leurs possessions personnelles. De même que chaque monade figure comme un
petit dieu en son département, la propriété privée constitue une petite Sparte qu’il
est prescrit à chacun d’orner, – suivant l’adage commenté par Érasme –, pour la
plus grande prospérité collective.
Si le respect absolu du droit de propriété relève à coup sûr du jus strictum,
rien n’empêche de considérer que la place d’autrui peut être aussi la place de tous
les autres, lieu d’une utilité commune discernable d’après la charité du sage.
L’obligation de l’impôt, grâce auquel un bien collectif plus grand résulte d’une
légère entorse au jus strictum de la propriété privée, relève donc du principe
d’équité, dit encore de convenance. C’est affirmer par là que si le principe d’équité
outrepasse le droit strict, lui-même ne doit pas être strictement compris. Et comme
il est de la nature d’une société humaine de ne pouvoir également satisfaire tous les
plaignants à la mesure de leurs souhaits, l’application stricte du principe d’équité se
doit d’être mitigée au nom de l’harmonie du tout social, en vertu de laquelle il faut
s’efforcer de contenter le plus de gens possibles.
L’impératif de minimiser les sujets de se plaindre semble ouvrir la voie à
une forme de calcul utilitariste, ou en tout cas ne pas être incompatible avec un tel
calcul. Mais un utilitariste conséquent admettrait dans son comput le plaisir pris au
mal, et on rechercherait en vain dans une telle doctrine l’idée que nous devons
aimer les autres à proportion de leur degré de perfection1. A contrario, la caritas
sapientis peut être exprimée par l’application généralisée du précepte « rendre à
chacun son dû », au-delà du seul domaine politique des biens publics, à l’ensemble
de la création en tant qu’elle est constituée par des expressions différenciées de la
perfection divine. Plus qu’à une prétendue descendance, il convient alors davantage
de considérer la filiation de la delectatio augustinienne ajustée à la mesure toute
platonicienne des degrés de perfection. Perfectionniste ou hédoniste chrétien, cela
revient au même, pour qui voit dans le plaisir, l’accompagnement inhérent à
l’amour désintéressé, qui exclut dans ce cas la stricte utilité2.
1 Patrick Riley remarque bien que Rawls a vu en Leibniz un « perfectionniste » plutôt qu’un
« proto-utilitariste », contre la conclusion d’un Leibniz utilitariste que propose René Sève
dans son ouvrage Leibniz et l’école moderne du droit naturel (1989 ; voir, pour la mise au
point de P. Riley, Leibniz’s Universal Jurisprudence. Justice as the Charity of the Wise,
1996, pp. 160-162). 2 Cf. lettre à Bossuet de 1697, citée par P. Riley, op. cit., p. 162 : notre amour est
désintéressé quand nous trouvons notre plaisir, « non pas notre intérêt ou notre utilité »,
dans la perfection ou la félicité des autres. Tel est le principe de la position prise contre les
quiétistes et Fénelon lors de la querelle du pur amour.
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Des économistes libéraux ne pourraient que souscrire au principe d’équité
bien compris, anticipant les plaintes qui ne manqueraient pas de s’élever si la
quantité absolue des biens à redistribuer devait diminuer, suite à une
collectivisation des moyens de production. Cependant, Leibniz n’aurait pas adhéré
à un libéralisme outré puisque symétriquement, il ne remet pas en cause la justice
de la fiscalité comme limite imposée au droit strict de propriété.
Le principe d’équité ainsi entendu dispose d’une portée universelle. Mais il
lui faut affronter une autre objection qui nous intéresse davantage, puisqu’elle
touche au domaine du droit pénal. En effet, demandons-nous si un condamné ne
pourrait se plaindre d’un juge qui, lui infligeant une peine, semblerait violer la
Règle d’or. Dans un premier temps, Leibniz observe que le coupable avait lui-
même omis de s’interroger sur le respect dû à la règle au moment où il commettait
son méfait. Il considère ensuite que si celui qui avait violé le principe d’équité
pouvait s’en réclamer afin d’échapper à son châtiment, la plainte davantage
légitime des victimes resterait lettre morte. La considération harmonique des
intérêts du plus grand nombre engage alors à comparer l’inconvénient de la peine,
qui motive la plainte du condamné, et qui certes n’est pas rien, au dommage
qu’évoquerait la plainte d’une victime non dédommagée, pour trancher en faveur
de cette dernière. Dans le cas du droit pénal, Leibniz ne trouve pas a priori absurde
la requête du condamné quoiqu’elle soit inusuelle, mais il nie, bien entendu, qu’il
ne faille pas prendre également en compte le point de vue de ce qu’on appelle, dans
le langage du code de procédure pénale français contemporain, les parties civiles.
Là aussi, semblablement à la question de l’inégalité des conditions,
considérer la convenance prévient les dangers d’une interprétation trop bornée du
principe d’équité. En reconnaissant la pertinence d’autant de points de vue qu’il y a
de protagonistes possibles, la convenance de la justice humaine anticipe et reflète
l’harmonie universelle de la balance des biens et des maux. En ce sens, la justice
humaine peut faire office d’une propédeutique à la compréhension de la
jurisprudence divine.
Dans le cas du procès en théodicée, il n’est finalement pas si déplacé qu’on
pourrait au préalable le croire d’avoir à se mettre à la place de Dieu, parce que
celui-ci figure selon Leibniz, le point de vue de tous les points de vue possibles, le
géométral des perspectives individuelles, analogue, pour le coup, à ce que
représente l’utilité commune dans la sphère des affaires humaines. Loin d’être
blasphématoire, cette permutation des perspectives devient le ressort même d’une
intelligence de la permission du mal. Or la damnation ne représente-t-elle pas le
mal physique le plus grand qu’il soit donné à concevoir ?
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II- Que la plainte des damnés est recevable
La plainte des damnés ne sera donc pas méprisée dans le sens où Leibniz,
avocat de la cause de Dieu, mais aussi forcément, au fur et à mesure qu’avance la
procédure, un peu juge, décide de leur recevabilité avant de finalement les débouter,
mais après un examen circonstancié, reproduit à de multiples reprises entre 1671 et
1710, durant une longue carrière philosophique, des arguments de l’accusation.
Certes, il lui arriva incidemment de dénoncer les « censeurs » de la justice divine,
mais il ne les menaçait pas des feux de l’enfer, à la manière de Calvin à propos des
« cavillateurs » trop curieux qui s’intéressaient de beaucoup trop près à un mystère
outrepassant le compas de la raison humaine1. Il faudra donc considérer l’ultime
plainte qui soutient toutes les autres, soit :
« […] la juste espèce de réclamation qu’élèvent les damnés en disant qu’ils sont
nés, ont été jetés dans le monde, se sont trouvés en des temps, avec des hommes,
en des occasions, dans des conditions telles qu’ils n’ont pas pu ne pas succomber ;
qu’ils ont eu l’esprit occupé prématurément de pensées vicieuses, que les
circonstances qui se sont présentées favorisaient le mal, le stimulaient, qu’ont
manqué celles qui les aurait délivré, retenus, comme si la fatalité conspirait à la
perte des malheureux[…] »2.
L’attention que manifestait Leibniz à l’égard de la question du salut et de la
damnation obéissait au moins à quatre motifs. En premier lieu, le problème du
châtiment des damnés relevant de la théologie naturelle, il n’était en rien
scandaleux de tenter d’apporter une réponse rationnelle à une question qui, de
surcroît, était également suscitée sur fond de théologie révélée.
Le second motif est certainement à rapporter à la politique d’union des
églises. Leibniz estimait qu’au fond, le schisme entre les églises romaine et
réformées ne reposait pas sur des différends quant aux sujets salutaires, comme
l’avait amplement montré chez les catholiques la crise janséniste ou les tensions
entre arminiens et gomaristes en terre protestante. Lui-même était entré au service
de protecteurs protestants convertis au catholicisme, qui entretenaient dans leur
cour un milieu d’irénisme propice aux entreprises de réconciliation entre les
1 Dans l’opuscule qui donne le coup d’envoi de la théodicée leibnizienne, De la toute
puissance et omniscience de Dieu et de la liberté humaine (1671, § 14), Leibniz notait
cependant que la sagesse de Dieu est justifiable pour elle-même et en elle-même (traduit de
l’allemand, présenté et annoté par Claire Rosler, paru dans Philosophie, n°68. Sur les
relations entre Leibniz et Calvin, voir les pp. 127-131 de notre étude « Pascal et Calvin »,
parue dans Pascal auteur spirituel, 2006). 2 La profession de foi du philosophe, 1970, pp. 77-79.
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diverses confessions. Leibniz entretenait nombre d’affinités avec les théologiens
calixtins de l’université d’Helmstaedt, haut lieu alors de la concorde des églises1.
Dès lors on comprend mieux pourquoi le chemin qui mène à la grande
Théodicée de 1710, dont la rédaction fut plus directement provoquée par la lecture
de Bayle, fut jalonné d’une multitude de plans, d’opuscules, de dialogues et de
discours destinés à souligner les opportunités de convergence de part et d’autre des
deux camps, que Leibniz écrivit pour des interlocuteurs de prédilection, tel Arnauld,
homme fort de la religion en France après la paix des églises de 1668, ou le
géologue danois Sténon, converti au catholicisme et devenu nonce du pape à
Hanovre où résidait précisément le philosophe2. La rédaction de textes ayant trait à
la liberté, au destin, à la grâce se rapporte toujours peu ou prou à ces entreprises.
1 Georg Callisen ou Calixtus (1586-1656) fit valoir, dans Epitome theologiae moralis
(1634), que catholicisme, luthérianisme et calvinisme exposaient chacun à leur manière
l’essence du christianisme. Aussi le présente-t-on habituellement comme un héros de
l’irénisme religieux. Accusé de crypto-papisme, il eut maille à partir avec les plus
intégristes de ses coreligionnaires, rapporte Émile Léonard (Histoire générale du
protestantisme, t. II, 1988, pp. 201-202), mais n’en soutint pas moins le calvinisme au
« colloque de la charité » réuni en 1645 par le primat de Pologne, auquel participèrent des
jésuites (alors que lui-même était luthérien). Son fils Frédéric-Ulrich (1622-1701) et
Hermann Conring (1606-1681), un des correspondants de Leibniz, furent ensuite considérés
comme des représentants éminents de ce courant syncrétiste. Dans la Théodicée, Leibniz
appelle de ses vœux la venue de « quelque nouveau Calixte » (préface, GP VI, 46 ; sur
Calixte et le milieu hanovrien, voir aussi J. Baruzi, op. cit., pp. 258-260). 2 Considéré encore comme le père de la géologie stratigraphique pour avoir restitué
l’histoire naturelle de la Toscane, également l’un des premiers théoriciens de la
cristallographie avec le Prodomus de solido intra solidum de 1669, anatomiste qui donna
son nom à un canal salivaire, Nicolas Sténon (1638-1686) incarna l’une des figures
représentatives en son temps d’un protestant converti au catholicisme, à l’image du duc
Jean-Frédéric de Hanovre, le protecteur de Leibniz. Luthérien convaincu, Sténon résista à
l’influence de conversations avec Bossuet (1665) avant de verser dans la religion romaine
au cours d’un voyage en Italie, tout comme Jean-Frédéric, lequel l’invita à sa cour en 1674,
un an avant que d’être ordonné prêtre à Florence. Le duc de Hanovre usa de son influence à
Rome pour que Sténon devînt vicaire apostolique des missions septentrionales à charge des
provinces du Brunswick, Lunebourg et du Danemark. Une fois nommé par Innocent XI
évêque in partibus infidelium de Titiopolis en 1677, puis auxiliaire en 1680 du prince-
évêque de Münster, il renia complètement son œuvre scientifique pour se consacrer à écrire
sur des thèmes tels que la résistance à la grâce, le péché. « D’un grand physicien il devint
un théologien médiocre », commenta rudement Leibniz (Théodicée, GP VI, 158). Il
composa à Hanovre, tandis qu’il conversait avec Leibniz de ces sujets, un De purgatorio
pour en soutenir l’existence. Ses objections écrites en marge de la Confessio philosophi que
Leibniz avait composé à Paris à l’intention d’Arnauld en 1673 ont été publiées, avec les
réponses de Leibniz, par Y. Belaval, à la fin de son édition de ce texte, le plus considérable
écrit sur les questions salutaires avant la Théodicée.
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En troisième lieu, serait-il inopportun d’en appeler la thèse célèbre de Max
Weber relative à la dynamique économique des sociétés protestantes ? En effet, on
retrouve à coup sûr chez Leibniz une insistance plutôt marquée, dans sa pensée
morale et politique, en faveur de l’action dans le monde, voire l’esprit d’entreprise,
et a contrario un dégoût très luthérien pour l’anéantissement que recherche
l’expérience mystique de « fainéants », comme il lui arrivait d’appeler les
quiétistes. L’ontologie de la substance, elle-même définie à partir d’une capacité
d’agir tout autant que comme support permanent d’accidents à la manière
d’Aristote n’est pas sans affinité avec l’ethos protestant de l’ascétisme
intramondain. Il se pourrait alors que mal comprise, la doctrine de la prédestination
– étant entendu qu’il reste au fond injuste de l’imputer au seul camp de la Réforme
et que de plus, Leibniz rejetait la prédestination à la damnation – risquerait alors
de donner lieu à un nouveau fatalisme, fatum christianorum, qui risquerait bientôt
de freiner le zèle au travail, l’engagement industrieux dans le monde qui caractérise
le croyant libéré de la littéralité de la loi par la confiance découlant du salut sola
fide.
L’ensemble de ces raisons milite donc en faveur d’un examen attentif des
droits éventuels qu’auraient les damnés à se plaindre en toute justice, au cours
d’une procédure qui présente, il faut bien le reconnaître, cet aspect inusuel, que
celui que visent les plaintes, en position initiale d’accusé, est aussi voué à devenir
le juge de la fin des temps.
Le fait que l’univocité entre justice humaine et justice divine universelle
scelle une convergence de leurs intérêts communs ne doit pas en outre être négligé.
Leibniz tend à montrer finalement qu’on ne peut s’en prendre à l’équité de la
justice divine sans saper du même coup les bases de la justice humaine, et remettre
en cause la légitimité des châtiments.
Telle était la quatrième raison pour laquelle il importait donc d’écouter la
plainte des damnés avant de leur opposer une fin de non-recevoir, de sorte à
anticiper celles, éventuelles, qu’émettrait n’importe quel condamné par la justice
des hommes. Le fondement d’une imputation légitime repose, pour tout système
juridique, sur le postulat de l’existence du libre-arbitre. D’après Leibniz, cette
possibilité du libre-arbitre ne réclame nullement à titre de réquisit la notion d’une
liberté indifférente déterminant la volonté en dehors de toute sollicitation extérieure,
contrairement à ce qu’admettaient des théoriciens du droit naturel tel que Pufendorf,
qui la croyait nécessaire pour fonder l’imputation morale et juridique. Une telle
conception risque bien au contraire de ruiner l’imputabilité, y objectait Leibniz,
puisque ce serait par pur hasard que la volonté, dépourvue de raison, se porterait
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sur un parti plutôt que sur un autre1. Il relevait d’ailleurs que la notion de liberté
d’indifférence fut tout à fait étrangère à la philosophie antique comme à la pensée
de Thomas d’Aquin, pareillement à Duns Scot, et qu’il lui fallu attendre les jésuites
Fonseca (1528-1599) et Molina (1536-1600) pour voir le jour2. La liberté étant le
prédicat de la volonté, définie comme plaisir pris à l’existence de quelque chose, et,
chose vraie de l’homme comme de Dieu, cette dernière ne se détermine jamais sans
raison. La volonté se porte toujours vers ce que l’entendement lui représente
comme étant un bien apparent3.
On retrouve donc dans l’anthropologie leibnizienne le même rejet du
volontarisme qu’on avait déjà remarqué à propos de Dieu, anthropologie en
laquelle il est loisible de déceler un retour à l’aristotélisme. La liberté revient en
effet à une forme de spontanéité, étant spontané « ce dont le principe d’action est
dans l’agent »4. Mais à la différence des processus naturels, la spontanéité en
l’homme est accompagnée de choix, non pas antérieurement à tout motif (bien à
l’opposé des futures analyses sartriennes), mais d’options régulées par une
représentation du meilleur, laquelle préside au passage à l’acte. Et nul ne doit
prétendre que l’acte humain ne serait pas libre sous prétexte qu’il aurait été
déterminé par le choix en faveur du meilleur, pas davantage que le choix de créer le
meilleur des mondes ne supprime la liberté de la volonté divine.
Le rejet du volontarisme, où, pour reprendre Juvénal, « stat pro ratione
voluntas », conduit finalement Leibniz à illustrer la portée du grand principe de
raison. Rien ne s’effectuant sans raison, la recherche d’un acte gratuit à travers le
crime négligerait l’idée que, à l’image de n’importe quelle autre action humaine, il
résulte de la représentation d’un bien par l’entendement du criminel, alors que ce
bien passe pour un mal au regard de la justice universelle. Tel est le sens de
l’exégèse récurrente du célèbre vers de la Médée d’Ovide, « Video meliora
1 Remarques sur King, § 9 (cité par R. Sève, Leibniz et l’école moderne du droit naturel, p.
92). 2 Conversation avec Sténon sur la liberté (1677), trad. Ch. Frémont, 2001, p. 126.
3 « La volonté n’agit jamais si ce n’est pour une fin. Or une fin est un bien apparent. On est
toujours mû par l’apparence d’un bien » (ibid., trad. Ch. Frémont, p. 120). 4 La profession de foi du philosophe, trad. Belaval, p. 69. Repris en Théodicée, I, § 34, III, §
301-302. Nous ne suivons pas du tout P. Riley lorsqu’il explique que la théorie leibnizienne
de la liberté ne saurait être qualifiée d’ « aristotélicienne » pour la raison qu’entre Aristote
et celle-ci, s’intercale le christianisme, et que le Philosophe n’eut nullement à s’embarrasser
du labyrinthe de la liberté et de la prédestination. C’est faire trop bon marché de la
souscription explicite de Leibniz à Aristote, et manquer, contre les conclusions de P. Riley
lui-même (op. cit., pp. 72 sq.) à propos de la charité du sage, l’inflexion naturaliste de
Leibniz.
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proboque, deteriora sequor »1
. Contrairement à ce que Médée affirme et
conformément à ce qu’elle fait, le pire des partis, à savoir l’assassinat de ses
enfants, lui apparaît être le meilleur à l’instant où elle abat le glaive, s’il s’agit de
donner satisfaction à sa jalousie.
Mais considérons alors une objection possible au fait qu’elle soit en
conséquence punissable : peut-on châtier Médée en toute équité, s’il n’était pas au
pouvoir de sa volonté de ne pas se représenter le mal comme un bien ? Les vers
d’Ovide tendent à la condamner d’autant plus qu’ils indiquent qu’elle a agi sans
que son discernement du bien et du mal n’ait été en rien altéré par la passion. Dans
le même sens, Leibniz écrit souvent qu’il n’y a qu’une seule condition nécessaire et
suffisante pour rendre juste une punition : il suffit d’avoir à juger une volonté
mauvaise, soit une volonté à laquelle s’est, ne serait-ce qu’un instant, représenté le
mal comme un bien apparent et auquel elle a lucidement cédé2.
On songerait à répliquer, que le condamné – ou le damné –, peut toujours,
en langage du barreau, exciper de ce qu’il existe toujours une cause extérieure pour
déterminer le vouloir3. Il faut alors reconnaître que la position leibnizienne, lorsque
est rejetée la liberté d’indifférence, prête plus facilement le flanc à ce mixte
d’objection et de plainte que ne l’aurait fait le ralliement au libre-arbitre
inconditionné, thèse à partir de laquelle il est davantage loisible de faire valoir la
certitude de détenir, en l’espèce de la volonté, le point de départ assignable de
l’action criminelle. Leibniz ne se facilite donc aucunement la tâche en souscrivant
au principe de raison dans le moment même où il examine la recevabilité des
plaintes des damnés. Le principe de raison combiné à une anthropologie anti-
volontarisme risquerait ainsi de parvenir à atténuer la culpabilité du con/damné,
dans le sens où la raison de l’acte criminel dépendrait d’une fausse représentation
du bien, à propos de laquelle on serait en droit de faire valoir que la volonté du
malfaiteur ne pouvait pas avoir eu d’emprise décisive.
1 « Je vois le meilleur parti, je l’approuve, et je suis le pire » (VII, 18-21). Cité en Théodicée,
II, § 154 et III, § 297. 2 De la toute puissance et omniscience de Dieu et la liberté de l’homme, § 13 ; La
profession de foi du philosophe, p. 81. 3 Par la remise d’une formule écrite acceptée par les deux parties antagonistes, le magistrat
romain donnait au juge le pouvoir de condamner ou d’absoudre. Cette formule se
composait d’une intentio qui circonstanciait les motifs de l’action intentée. La condemnatio
désignait plus exactement la seconde partie, la plus importante, de la formule, où le préteur
conférait au judex le pouvoir de condamner ou d’absoudre. Le juge se prononçait
(pronunciare) sur le droit, donnait son opinion (sententia) sur le litige, puis s’il y avait lieu,
faisait usage de son pouvoir de condemnare. Ce terme qui ne semble pas se distinguer, à la
fin de la procédure, de ce à quoi renvoie damnare, de même que les substantifs
condemnatio et damnatio paraissent avoir été interchangeables (voir par exemple Gaston
May, Éléments de droit romain, 1904, pp. 590-591).
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À ceci Leibniz répondait ordinairement que si nous n’admettions pas
qu’une volonté mauvaise suffît à faire de nous un pécheur, un damné ou un
bienheureux, il en résulterait qu’aucune mauvaise action ne serait plus punissable.
Formulé comme précédemment : pour être en droit de punir un crime, il suffit qu’il
ait été commis en sachant qu’il en était bien un1. Mais une telle formule ne
présenterait-elle pas l’inconvénient d’ouvrir la voie à une excuse par ignorance de
la loi, à la manière de ce qui sera prévenu par les codes pénaux à venir avec l’adage
« Nul n’est censé ignorer la loi » ? Dans ces lignes, Leibniz vise plus probablement
non une connaissance du strict droit positif institué par la « raison écrite » juridique,
pour reprendre une de ses formules, mais une connaissance par la loi naturelle de la
méchanceté intrinsèque d’un acte répréhensible.
Certes contrariants, le criminel comme le pécheur font alors valoir une
nouvelle plainte : ne pas avoir été dotés d’une volonté meilleure, ou ne pas avoir
bénéficié d’une « complexion plus tempérée ». Dans le domaine de la justice
humaine, on reprendrait par là ces arguties des plaidoiries que méprisait tant le
jeune Leibniz, qui préférait pour cette raison la position de juge à celle d’avocat, et
qui remontent certainement à l’institution antique du procès contradictoire2. Mais,
considérée la justice divine, il n’apparaît pas dénué de sens d’examiner en quoi
Dieu ne serait pas dans une certaine mesure responsable de ne pas avoir doté le
criminel d’une volonté meilleure. De par son attribut d’omniscience, Dieu n’est-il
pas censé avoir créé le pécheur en toute connaissance de cause, en sachant qu’il
pèchera et qu’il sera damné pour cela ?
L’engagement de la responsabilité divine trouve alors un analogon du côté
de la justice des hommes. De même que la référence à l’omniscience divine
contribue à alléger la culpabilité du pécheur, il nous faut peut-être considérer que la
société des hommes a concouru de son côté à susciter, autour de l’accusé, des
circonstances qui ont incliné sa volonté, depuis sa prime éducation, et ont
déterminé celle-ci comme mauvaise. Certes, le délinquant n’a pas été absolument
« créé » par la société au nom de laquelle il est jugé, mais on peut faire valoir qu’il
a pu être « façonné » par celle-ci au point de pouvoir en être considéré,
indépendamment de son libre-arbitre, comme sa « construction ». Dans les
prétoires, le discours de l’avocat véhicule des excuses de type que l’on réputerait
de nos jours « sociologiques », alors même qu’elles se font entendre depuis que des
avocats plaident lors de procès contradictoires. Leur réception, du côté du juge, n’a
probablement pas variée. Pour s’estimer être en droit de punir, il lui suffit de
considérer des exemples où un individu différent, exposé à des circonstances
similaires, n’aurait pas commis d’actions délictueuses. Si l’intelligibilité du cas
1 Conversation avec Sténon sur la liberté, trad. Ch. Frémont, p. 124.
2 À propos de Leibniz préférant la fonction du juge à l’office de l’avocat, voir G. Grua, La
justice humaine selon Leibniz, 1956, p. 245.
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vise une situation singulière, n’importe quel juge, lorsqu’il rend son verdict, se
livre forcément à l’expérience de pensée qui consiste à extraire l’individu de son
monde effectif, à mettre entre parenthèses les relations tramées avec l’ensemble des
circonstances, pour y substituer, de manière contrefactuelle, un alter ego qui agit
pourtant différemment – toutes choses étant par ailleurs égales.
Avec la doctrine des relations internes que noue l’individu au monde où il
est inscrit, il y a précisément dans le leibnizianisme, sur le plan métaphysique, de
quoi résister à une telle expérience de pensée, pouvons-nous cependant croire, si ce
n’est que Leibniz lui-même avait prescrit de ne pas confondre ce plan avec celui où
l’autonomie de la raison pratique ne peut qu’être reconnue1. La possibilité d’une
décision finale du juge pourrait cependant tirer parti de la doctrine des mondes
possibles, à la source de la contingence et de la liberté des actes, pour se
représenter l’inculpé dans une situation contrefactuelle où il aurait pu agir
autrement, dans un autre monde possible qui n’est pas passé à l’existence parce
qu’il n’était pas le meilleur des mondes, mais dont l’imagination possible expose
une conduite alternative, non criminelle, directement illustrée par les variations sur
le récit de Sextus violant Lucrèce, épisode de l’histoire antique cité à la fin de la
Théodicée. Il suffit finalement, pour que son auteur soit tenu pour punissable car
responsable, alors même que son acte est inévitable in concreto, qu’il soit
cependant évitable in abstracto.
Notre incursion dans l’entreprise leibnizienne de théodicée nous conduit à
présent aux parages d’une prénotion de « circonstances atténuantes ». Si celles-ci
étaient admises, la légitimité de la plainte des condamnés autant que celle des
damnés, s’en trouverait d’autant confortée, dans le sens où pas plus les uns que les
autres (qui sont de fait les mêmes, pour autant que la législation positive ne soit pas
vicieuse) n’ont été libres de choisir leur éducation, puis les circonstances de leur
existence favorables à la commission des péchés.
« Ils seront donc, pour le moins, semblables à ceux qui, comme on dit, sont nés le
quatrième jour après la nouvelle lune, à ceux qu’on a mal élevés, à ceux qu’a
corrompu une mauvaise fréquentation, à ceux qu’un mariage a déchus, à ceux que
l’adversité a rendus sauvages ; ils ne peuvent nier qu’ils sont infâmes, ils ont
cependant de quoi se plaindre soit de la fortune, soit des hommes au sujet de leur
vie désespérée »2.
1 « […] un géomètre n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la
composition du continu, et […] aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte
ou politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultés qui se trouvent
dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu, puisque le géomètre peut
achever toutes ses démonstrations, et le politique peut terminer toutes ses délibérations sans
entrer dans ces discussions, qui ne laissent pas d’être nécessaires et importantes dans la
philosophie et la théologie […] » (Discours de métaphysique, 1686, § 10). 2 La profession de foi du philosophe, p. 77.
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Poussant un tel raisonnement à la limite, un meurtrier serait pour le coup en droit
de se plaindre d’être puni pour avoir tué quelqu’un, considérant que l’autre l’avait
blessé, et que par ailleurs, lui-même fut pourvu bien malgré lui d’un tempérament
colérique qu’une éducation par trop laxiste n’eut pas réussi à brider : comment lui
imputer en toute équité un acte sur lequel sa volonté ne pouvait que rester
dépourvue d’emprise ?
De manière explicite, il ne semble pas que le droit pénal n’ait reconnu la
notion de circonstances atténuantes d’une peine encourue avant le XIXe siècle
1.
Cependant, dès l’Antiquité, sous l’influence de la philosophie grecque – Aristote
avait fait de l’équité, au sens d’un « correctif à la loi écrite », la vertu cardinale du
juge –, le droit romain connut une évolution célèbre, depuis le rigorisme de la loi
des XII Tables (451-450 av. JC) dont on s’interroge encore sur la portée réaliste.
Dès le IIcd
siècle avant J. C., il avait été fait référence, dans des œuvres littéraires
(Plaute, Térence) à la notion d’aequum qui donna lieu ensuite à l’adage célèbre de
Cicéron, « summum jus summa est injuria », formule reprise en bonne place dans la
Méditation sur la notion commune de justice leibnizienne2. Avec le développement
du droit prétorien, les latins en vinrent à s’interroger sur l’interprétation des lois au-
delà de leur sens littéral, veillèrent davantage à leur conformité à l’intention du
législateur. Un passage du Digeste (529), vaste synthèse établie sous le règne de
Justinien, pilier de l’enseignement du droit, stipula finalement à ce propos que
« connaître les lois, ce n’est pas en conserver les mots, mais l’esprit et l’essence »3.
L’harmonisation et la simplification des règles du droit positif allemand
auxquelles avait travaillé le juriste que fut initialement Leibniz, devaient reposer,
en grande partie, sur l’art combinatoire, en lequel ce dernier fondait ses espoirs
pour renouer en profondeur avec l’esprit du droit romain. À partir de définitions et
de règles générales, si un projet semblable avait abouti, le juge aurait toujours été
en situation de cerner chaque cas particulier selon les règles du droit pur4. Le droit
1 Pour être exact, en France, cette notion a été introduite sous Louis-Philippe (loi du 18
avril 1832) pour éviter aux jurys populaires d’être pris dans une alternative trop pénible à
assumer. En effet, sans circonstances atténuantes, ils n’avaient parfois le choix qu’entre la
peine de mort et l’acquittement, et ils préféraient souvent acquitter un coupable avéré mais
dont ils comprenaient les raisons du passage à l’acte, plutôt que d’envoyer quelqu’un à la
guillotine en doutant du bien fondé de la peine capitale, au regard de l’opinion publique ou
de leur propre conscience. 2 « Le droit dans sa plénitude est l’injustice dans sa plénitude » (in R. Sève, op. cit., p. 131,
d’après De officiis, I, 10, § 33). 3 I, 3, 17.
4 En évitant de suivre, écrivait Gaston Grua, « une règle vague de charité, équité, humanité,
commodité, utilité » (op.cit., p. 385).
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naturel offre toutefois un recours en cas de défaillance du droit positif, droit naturel
qui peut lui-même se laisser réduire, estimait là encore Leibniz, à un petit nombre
de principes universels1. Non sans plaisir, celui-ci ne manquait pas de relever de
fréquentes coïncidences entre ce qui découle du droit romain et du droit naturel. Et
concernant la proverbiale lenteur dans le traitement des procédures, le recours à
l’ars combinatoria aurait dû aussi permettre d’atteindre un moyen terme,
représenté alors par la procédure française, entre le prompt arbitraire des jugements
« à la Turque », disait-on alors, et les lenteurs excessives de la justice allemande.
Pour autant que nous le sachions, Leibniz ne se montre pas, lors de ces
recherches, partisan de supprimer des motifs classiques d’atténuation de la rigueur
des lois, solidement installés depuis le droit romain. En cas de lacune du droit
positif, quand le droit strict reste muet, ne recommandait-il pas que l’extension
d’une loi à des cas analogues ou voisins s’effectua pour autant que la loi fût
équitable, et non pas dans le cas où celle-ci s’avérait « dure »2 ? De plus faisait-il la
même recommandation lorsqu’il s’agissait d’interpréter l’intention du législateur,
même s’il aurait été selon lui de beaucoup préférable de rédiger les lois d’une
manière exempte d’ambiguïté, de sorte que les juges pussent les appliquer sans
avoir à se livrer à un travail d’interprétation.
La pensée définitive de Leibniz sur l’équité semble avoir été, pour résumer,
celle-ci : de la même manière que le droit strict, l’équité dispose à son tour de
principes à partir desquels le juge aurait eu la faculté de déduire de manière toute
combinatoire un ensemble de règles à appliquer. En outre, les arborescences des
combinaisons résultantes aurait elles-mêmes pu être élaguées en recourant à la
norme de l’homme bon, à savoir, doté de la charité du sage, par référence à laquelle
le juge se serait efforcé de minimiser le mal à infliger lorsqu’il tranchait, soit les
raisons de se plaindre, autant que faire se peut.
1 Cette référence au droit naturel n’implique pas un ralliement à l’école moderne du droit
naturel, qui échoue selon Leibniz à mettre au point un système complet de régulation des
conflits. Il attaquait frontalement la doctrine de l’obligation de Pufendorf, qui à tort, voyait
dans la décision d’un supérieur la source exclusive du droit de la nature. C’est la raison
pour laquelle il reconnaissait la pertinence de l’hypothèse célèbre de Grotius au début du
Droit de la guerre et de la paix (Prolégomènes, § XI) d’après laquelle, même si Dieu
n’existait pas, il découlerait encore du souci de la conservation de la nature humaine une
source légitime de l’obligation (Avertissements sur les principes de Samuel Pufendorf
adressés à G. W. Molan, § IV, 1706, dans R. Sève, op. cit., p. 28, qui met toutefois en garde
contre toute interprétation laïcisante de Grotius dans Leibniz et l’école moderne du droit
naturel, pp. 37-38). Le respect de la loi n’est pas une fin en soi, mais reste toujours un
moyen pour aspirer au bonheur. 2 C’est ce qui résulte des travaux juridiques de l’année 1678 (Grua, op.cit., p. 387).
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III – Comparaison avec la philosophie pénale de Grotius
En sollicitant cette fois une philosophie pénale d’une inspiration différente,
celle de Hugo Grotius, nous entendons à présent montrer que la décision d’écarter
les circonstances, notamment une éducation défectueuse, ne va aucunement de soi,
même au XVIIe siècle, et que si Leibniz y fut conduit, ce fut contraint par la
logique de la théodicée. De plus, quoique rien n’autorise à le suspecter de ne pas
souscrire à l’absence de la responsabilité pénale en cas de folie comme l’avait fait
admettre le droit romain (insania), nous n’avons pas encore relevé, dans ses écrits,
de référence à une notion d’équité au sens d’une indulgence à l’égard des faiblesses
humaines, telle que caractérisée par Aristote dans la Rhétorique1.
Même s’il arrive que le terme même d’équité intervienne, ainsi dans cette
interrogation inaugurale par laquelle est remis en cause le bien-fondé des arrêts de
la jurisprudence divine :
« Comment donc de tels châtiments et récompenses peuvent-ils être conformes à
l’équité et exempts de partialité, si cet omniscient Souverain du monde fait en
sorte que l’étrange distribution de ses dons entraîne nécessairement le châtiment de
l’un, la récompense de l’autre, ou comme le nomment les chrétiens, la béatitude
de l’un et la damnation de l’autre ? »2.
S’il s’avère inévitable que le pécheur se trouve inséré dans des circonstances qui
lui furent défavorables, ne serait-il pas inéquitable de le punir pour un acte qu’il
n’aurait de toutes manières pas pu éviter ? Les con/damnés ne pourraient-ils avoir
dès lors raison de se plaindre de ces circonstances, justifiant par là même leur
plainte contre le jugement qui les opprime ?
1 Voir Rhétorique, I, 13, 1374
b, où sont avancés les principaux attendus relatifs à une
procédure équitable : la considération de l’intention du législateur plutôt que celle de la
lettre de la loi, de l’intention de l’action et non de l’action seule, non des seules
circonstances spécifiques du comportement du délinquant, mais ce qu’il a été le plus
souvent. La vertu d’équité (à la différence du livre V de l’Éthique à Nicomaque) est
attribuée ici non au juge, qui pense principalement à la loi, mais à un arbitre. S’il est
question d’atténuer les peines en tenant compte des facteurs qui ont pu altérer la bonne
volonté du malfaiteur, la notion d’équité peut être aussi relayée par des principes de
clémence tout en restant à notre avis conceptuellement distincte. Le prince, par sa clémence,
montre que telle est sa puissance, qu’il n’a pas besoin de recourir à une pleine rigueur pour
la conforter. Seul le puissant peut sans imprudence faire preuve de clémence. 2 De la toute puissance…, trad. Rosler, p. 71.
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Leibniz partageait avec Grotius les mêmes sentiments anti-volontaristes,
mais leur accord cessait en matière de philosophie pénale1. Lisant le chapitre XX
du second livre du De jure bellum ac paci (1625) entièrement consacré à cette
division du droit, on note que tout semble au départ reposer sur un principe de
proportionnalité des châtiments aux fautes. Mais Grotius procède ensuite à un bref
inventaire des divers motifs d’atténuation des peines, la raison principale des
châtiments elle-même étant référée à l’utilité. Se réclamant de Platon et de Sénèque,
Grotius rappelle qu’en bonne justice, à moins de se complaire dans le mal, toute
peine constitue un moyen en vue de quelque fin. Visant l’amendement du coupable,
le juge est donc rapproché du médecin.
La seconde utilité des peines, venant après cette fonction qualifiée de
médicinale, consiste en l’exemplarité, tandis que la troisième se rapporte à
l’apaisement de celui qui fut lésé, inquiet d’avoir à nouveau à pâtir d’un même
malfaiteur2.
Du côté leibnizien, ce type de problèmes est aussi traité, de manière plus
oblique, dans certains passages des Nouveaux essais sur l’entendement humain
(1703-1704). Leibniz, comme on l’a dit, suit la jurisprudence du droit romain.
L’insensé étant inaccessible aux menaces ne serait pas puni sans injustice : « Or un
fou peut être tel que les menaces et les promesses n’opèrent point assez sur lui, la
raison n’étant plus la maîtresse ; ainsi à mesure de la faiblesse la rigueur de la peine
doit cesser »3. Disposer de la raison expose ici la condition sine qua non de
l’accessibilité aux punitions, si bien qu’il serait insensé que de vouloir juger
l’insensé.
À côté de la folie, parmi les états où l’on est, pour ainsi dire, hors de soi,
Leibniz recense également, dans le même passage des Nouveaux essais, l’ivresse et
le somnambulisme. Dans le cas de l’ivrognerie, l’altération du discernement ne
suffit pas à épargner la punition, d’une part parce que l’ivrogne s’est mis
volontairement dans cet état, d’autre part parce que même au cœur de l’ivresse,
personne ne reste inaccessible au souvenir des peines et des châtiments. Quant au
somnambulisme, il s’apparente plus à la folie qu’à l’ivrognerie, parce que
semblablement, il n’est pas au pouvoir du noctambule de s’abstenir de sa
promenade nocturne. Mais Leibniz admet qu’il soit légitime de fouetter ce dernier
1 « Le droit naturel est tellement immuable, qu’il ne peut pas même être changé par Dieu.
[…] De même donc que Dieu ne pourrait pas faire que deux et deux ne soient pas quatre, de
même il ne peut empêcher que ce qui est essentiellement mauvais ne soit mauvais » (Le
droit de la guerre et de la paix, livre I, chap. I, x, 5, 2005, p. 39). 2 Ces trois utilités des peines, amendement du coupable, exemplarité sociale et sécurité de
la victime, sont empruntées à Sénèque (De clementia, I, 22). 3 II, XXVII, § 20 (GP V, 224-225).
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quand il est surpris dans un tel état afin qu’il regagne le lit. Cependant il reste
entendu que le recours au fouet vaut dans pareil cas comme remède et non pas au
titre d’une punition.
Ce qui est avancé à propos des menaces, utiles pour prévenir l’ivrognerie,
inutiles dans le cas de la folie, montre qu’une justification utilitariste des
châtiments n’est pas demeurée étrangère à la philosophie pénale leibnizienne. Mais
accompagnait-elle le principe de proportionnalité des châtiments aux fautes,
éventuellement pour le corriger, l’assouplir, à la manière dont l’admettait Grotius ?
Rédigeant la Théodicée, non seulement Leibniz n’eut de cesse de rappeler
que la fonction médicinale de la peine ne devait en rien conduire à négliger une
fonction strictement vindicative, mais encore il défendait l’idée que cette dernière
était primordiale : la peine étant en quelque sorte analytiquement liée à la faute, la
fonction première du châtiment tient au rétablissement de l’harmonie universelle
lésée par la transgression des lois1. Mais cela ne signifie pas, si on a bien retenu la
leçon de la critique leibnizienne du normativisme de Pufendorf, que l’essence du
péché se trouve enfermée dans la transgression de la loi. Ne pas voir que le
caractère négatif des préceptes qui détournent du péché manifeste extrinsèquement
la nécessité, pour la créature, de contourner le mal pour autant qu’elle tient à la
réalisation de son propre bonheur, confond un trait certes inséparable du péché, de
sa nature profonde2. Mais cela n’implique pas que Dieu ou les hommes ne doivent
pas sévir quand bien même la peine ne serait d’aucune utilité. Une telle décision
théorique, on s’en doute, deviendra inassimilable pour les mouvements de pensée
dominés par les conceptions utilitaristes qui inspireront les réformes pénales à
l’époque du siècle des Lumières, telles que retracées par Michel Foucault3.
D’après Grotius, même au regard du droit naturel, la vengeance demeurait
illicite pour autant qu’elle ne participait pas à un dispositif d’amendement du
1 Chez Grotius, il est probable qu’un tel lien « analytique » reviendrait à confondre le droit
pénal avec la justice commutative (ou explétrice) qui préside aux contrats. Leibniz pouvait
apparaître à ce propos plus proche de Pufendorf que de Grotius, mais il convient de se
méfier. Pufendorf était volontariste, et telle fut justement la raison pour laquelle il admettait
que toute transgression de la loi relevait au fond du blasphème, position que ne pouvait être
celle soutenue par Leibniz, partisan d’un Dieu monarque raisonnable (et non despote). 2 Quant à la nature du péché, avant tout, impossibilité d’obtenir un bien intrinsèque à
l’agent moral à l’intérieur de l’ordre universel, R. Sève souligne une convergence entre
Leibniz et la doctrine de saint Thomas (Leibniz et l’école moderne du droit naturel, pp. 75-
76). En raisonnant autrement, et transposé à la justice humaine, toute infraction deviendrait
analogue à un crime de lèse-majesté. Leibniz rejette tout ce qui dans le jusnaturalisme
aboutit à cliver l’intérêt et le devoir, ce au nom de la réconciliation de la nature et de la
grâce. 3 Dans Surveiller et punir, 1975 (pp. 106-134, puis toute la quatrième partie).
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coupable ou de protection du lésé1. La loi divine proclamée par la nouvelle alliance
n’impliquait cependant pas à ses yeux que le christianisme devait pour autant
justifier l’excuse de toutes les fautes au nom de l’amour du prochain. Le Christ
n’avait prêché la patience envers ceux qui nous ont offensés (Matthieu, V, 44) que
dans la perspective de remettre le soin de leur punition au juge suprême en
personne, rappelait Grotius, et le repentir lui-même ne suffit pas à donner
l’assurance du pardon complet de nos péchés.
Grotius considérait que toute peine répugne à la charité sinon à la justice,
sauf si une charité plus grande ne le demande. Par conséquent il admettait un
certain nombre de motifs d’alléger et même de supprimer les peines, qui sont les
suivants2
. Les péchés qui tiennent à la nature inévitable d’un tempérament
particulier ne doivent pas être punis, recommandait-il3. Ne doivent pas non plus
être châtiés les comportements qui ne nuisent manifestement pas à autrui ou à la
société, ou qui consistent en un manquement à une vertu4. Grotius recevait
également l’excuse en cas de nécessité – que rejettera Kant –, soit l’action en soi
injuste qu’est le vol motivé par la misère, alors que la richesse accable au contraire
le riche coupable de vol, et constitue pour ainsi dire, une circonstance aggravante.
Le tempérament, l’éducation, les circonstances de l’acte, les passions, s’il ne s’agit
pas d’un désir démesuré, figurent parmi les principales des circonstances qu’il faut
examiner avec indulgence au moment où l’on prononce une peine5 : « Car les
enfants, les femmes, les hommes d’un esprit grossier, et ceux qui ont été mal élevés,
connaissent moins les distinctions entre le juste et l’injuste, ce qui est licite et ce
qui est illicite »6. Dans toute sa généralité, la règle qui prévaut ici est que plus le
jugement a été altéré par ces facteurs, moins la faute fut grande.
Force est de reconnaître que nous sommes loin de trouver valorisés de tels
principes a priori d’atténuation d’une peine du côté de Leibniz et que nous nous
1 Op. cit., livre II, XX, viii, 2.
2 La possibilité du « relâchement » de la loi doit être distingué en principe de l’équité à
proprement parler, laquelle concerne pour Grotius le problème de l’interprétation de la loi. 3 Op. cit., livre II, XX, xix, 1-2.
4 Classiquement, il s’agit là de la question de l’ingratitude, qui tombait en droit romain sous
le coup de la loi, lorsque était mis en cause un manque de reconnaissance de l’affranchi à
l’égard de son ancien maître (Grotius, op. cit., livre II, XX, xx, 2, qui suit sur ce point
Sénèque). Le fait qu’une peine ne doive être infligée que lorsqu’il y a nuisance directe ou
indirecte faite à autrui n’est pas sans analogie avec les éthiques contemporaines dites
« minimales » où l’on polémique contre l’idée kantienne de préjudice infligé à soi-même,
parce que de tels dispositifs normatifs risquent du même coup de créer des criminels sans
qu’il y ait de crimes (voir les travaux récents de Ruwen Ogien, composés dans le style
contemporain de la philosophie analytique). 5 Op. cit., livre II, XX, xxxi, 1.
6 Ibid., trad. p. 483. Voir aussi livre II, XX, xliii, 2, p. 493.
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mouvons dans des régions de la pensée pénale fort disparates. Revenant à celle-ci,
nous ne disposons au mieux que de la jurisprudence des cas de folie, d’ivrognerie
et de noctambulisme. Dans quelle mesure cette jurisprudence pourrait-elle être
appliquée à la question du châtiment des damnés ?
Nous ne voyons pas comment ne pas rapprocher leur condamnation de
celle de l’ivrogne, puisque le fou et le somnambule se trouvent disculpés faute
d’être maîtres de leur volonté. En effet, le moment qui précède l’enchaînement
d’actions conduisant à l’ivresse échappe par principe au sortilège qu’elle va bientôt
exercer. Ayant donc choisi volontairement une conduite impliquant une défaillance
du discernement, l’ivrogne pouvait prévoir les conséquences de ses actes, et, étant
en outre accessible aux mises en garde, il reste donc un sujet d’imputation,
responsable de ce qu’il a commis.
Mais, pourrait-on objecter, est-il véritablement au pouvoir de l’ivrogne de
ne pas vouloir ne plus être un ivrogne ? Et n’en va-t-il pas de même à propos des
damnés, si tant est qu’ils ne peuvent maîtriser le fait de se représenter le péché
comme un bien qui a séduit leur volonté, laquelle, on s’en souvient, diffère pour
Leibniz d’un pouvoir de se déterminer absolument en faisant abstraction de toute
inclination extrinsèque ? Les damnés pourraient dès lors être fondés à se plaindre
d’être traités en ivrognes plutôt qu’en insensés ou en somnambules. Or dans la
Confessio philosophi, Leibniz soutenait la thèse qu’il reprendra ensuite
régulièrement, que nul ne peut « vouloir vouloir », possibilité qui serait impliquée
au contraire par la doctrine de la liberté d’indifférence, justifiant la science
moyenne du molinisme1. Mais si la volonté n’est pas absolument maîtresse
d’écarter les passions, elle peut du moins travailler sur les représentations que lui
offre l’entendement, de sorte à modifier l’aspect plaisant de l’objet d’addiction, ou
à profiter des phases de rémission, par exemple, pour rendre plus difficile l’accès
matériel à la boisson.
Toutefois, créés par Dieu, insérés dans la meilleure série compatible des
possibles passés à l’existence suite au décret de création, les damnés ne
sembleront-ils pas plus proches de l’obscurcissement sans remède de la folie que
de l’engourdissement temporaire du discernement chez l’ivrogne et le somnambule,
jouissant d’une existence diurne ? Ne peut-on reprocher à Dieu d’avoir en quelque
sorte, délibérément plongé le damné dans une nuit perpétuelle en l’amenant à
l’existence ? Et l’avocat soutenant que ces pénombres furent nécessaires pour faire
davantage resplendir l’éclat des bienheureux contribue-t-il réellement à faire
avancer la cause de Dieu, cet esthète un peu cruel ?
1 Trad. Belaval, p. 67.
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Sans cesse prolongé par la suite, l’argument esthétique de l’ombre
indispensable à l’harmonie finale d’un tableau ou de la dissonance musicale avait
été raillé par Leibniz lui-même dans son tout premier travail de 1671, De la toute
puissance et omniscience de Dieu et de la liberté de l’homme : « On avance en
vérité des choses si boiteuses pour excuser Dieu, que l’avocat d’un inculpé aurait
honte de les présenter à un juge sensé »1. La robuste simplicité de l’argument, que
l’on lisait déjà chez les stoïciens, chez Plotin, avec la métaphore de la flûte de Pan
qui ne serait pas harmonieuse sans les diverses longueurs de ses tuyaux, opère,
comme l’écrit le sinologue François Jullien, une « transmutation esthétique de la
morale »2. Les théodicées transmutent le mal en négatif, et le mal coopère d’autant
pleinement à sa transmutation puisqu’il n’est qu’un défaut d’être, qu’il ne
représente qu’une ombre, qu’il ne relève pas d’un principe propre, jouissant d’un
statut simplement privatif.
On n’a peut-être pas assez remarqué que Leibniz apportait une solution
beaucoup plus radicale au problème du fondement du droit de punir, dans le sens
où il explique finalement dans la Théodicée (I, §§ 68-71) qu’il n’est même pas
nécessaire d’être assuré d’être libre pour être susceptible d’être puni et récompensé,
position qui rend pour le coup presque oiseuses la discussion des apories que nous
venons à peine de soulever.
Le sens où il entend ordinairement la liberté est compris à la lumière de la
notion logique modale de contingence, soit la non-contradiction dans la position
d’un événement contraire. Le christianisme impose que a contingence soit
inhérente à l’acte créateur divin : c’est librement que Dieu a porté à l’existence le
meilleur des mondes, tandis que d’autres mondes possibles auraient pu exister, tel
un monde où Judas n’aurait pas trahi le Christ et ou Pierre ne l’aurait jamais renié.
Judas trahissant et Pierre reniant faisant partie de la meilleure série compossible,
participent à la syntaxe qui renferme la plus grande quantité de perfection. Le
meilleur plan où aurait pu s’exercer la providence divine n’aurait pu être écarté
sans que Dieu ne se montrât inférieur à ce qu’il se devait à lui-même. Dieu n’a
donc pas choisi de créer en particulier Judas trahissant ou Pierre reniant, mais le
monde où Judas a trahi et où Pierre a renié. Se plaindre d’avoir été créé pécheur
reviendrait dès lors à se plaindre d’être né, et de surcroît né dans le meilleur des
mondes.
Ce qui garantit la contingence, nom modal de la liberté, est fondé sur la
virtualité de ces mondes possibles qui ne passent jamais à l’existence, mais
1 Trad. Rosler, Philosophie n°68, pp. 82-83.
2 Du mal/du négatif, 2004. S’en prenant au caractère « gourd », répétitif, du discours tenu
au nom des théodicées, l’auteur discerne néanmoins « recouvert sous l’appareil de la
philosophie, ce qui serait la voie européenne de la sagesse » (op. cit., p. 46).
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auxquels nous pouvons avoir accès grâce à l’imagination. Ainsi, les poètes et les
romanciers, soutenait Leibniz de façon très proustienne, donnent une
vraisemblance à de tels mondes possibles non actualisés. Défendre le
nécessitarisme, à la manière de Spinoza ou de Hobbes, c’est-à-dire estimer que
l’actuel étant le seul possible, est donc nécessaire, implique en retour de faire
perdre leur caractère virtuel aux mondes imaginaires des univers de fiction ; c’est-
à-dire que celui qui nie que le monde créé n’était pas le seul possible, doit en retour
admettre l’idée absurde que, dans un coin de l’univers, on pourrait rencontrer
Merlin l’enchanteur ou l’Amadis des Gaules.
On pourrait croire que toute cette construction s’avérait indispensable pour
fonder la contingence de la liberté humaine comme possibilité de pouvoir agir
autrement que l’on agit. L’imputabilité du malfaiteur ou du pécheur tenait dans ces
conditions à la seule possibilité d’imaginer qu’il n’était en rien contradictoire qu’ils
agissent autrement.
Or c’est cette position somme toute classique, qu’il fallait bien ici
remémorer, qui se trouve bousculée par une thèse beaucoup plus radicale avancée
dans la Théodicée, que Leibniz articule autour d’un « même si… » : même au cas
où la liberté n’existerait pas, même si l’on admettait une nécessité absolue de
l’action humaine à la manière de celle que Leibniz attribue à Spinoza ou Hobbes,
l’action humaine n’en resterait pas moins digne de blâme ou d’éloge, de peine ou
de récompense. Paradoxe glaçant ? Il nous est alors demandé de considérer cette
suite d’arguments :
(i) on détruit des animaux nuisibles quoiqu’ils soient au fond bien
innocents et on abat aussi les fous furieux quand leur comportement devient trop
dangereux (I, § 68).
Mais cet argument invoquant la légitime défense, très discuté et trop étendu
par les casuistes, est-il bien choisi, dans la mesure où il ne s’agit pas là de décider
d’infliger une peine, à proprement parler ? On peut en douter.
(ii) L’argument qui suit prolonge la référence à l’animalité : lors du
dressage des animaux, êtres privés de libre-arbitre, les récompenses et les peines
offrent des moyens très efficaces pour obtenir le comportement souhaité (I, § 69).
Appliquée à l’homme, cette thèse aurait plus tard obtenu à coup sûr
l’approbation de psychologues behaviouristes, pour lesquels la liberté étant une
illusion, il serait légitime de canaliser le comportement humain par le biais de
renforcements négatifs ou positifs.
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Mais le raisonnement ne pourrait-il pas s’avérer complètement destructeur
pour l’idée leibnizienne d’une participation humaine à la République des esprits ?
Non pas autant que l’on pourrait le craindre, car si l’anthropologie leibnizienne
intègre, comme de juste, l’idée que la vocation essentielle de l’homme est
déterminée par une création à l’image de Dieu, elle se fait aussi volontiers
pascalienne en admettant le bien-fondé d’une thèse de l’autonomie du sens
pratique :
« Les hommes agissent comme les bêtes en tant que les conséquences de leurs
perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux
médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes
qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions »1.
Assurément, est donné ici libre cours à un principe de réalisme pénal au sens où
l’on nomme parfois « angélisme » son antonyme, fondé sur la notion d’une
empiricité foncière de l’humain, par où est justifié le parallèle avec le dressage des
animaux. Un tel argument ne peut que rejoindre une conception utilitariste, puisque
la peine sert à corriger le comportement à venir du malfaiteur pour le plus grand
bien de la société.
Pour notre propos, l’ennui est que cet argument échoue à étayer en quoi
que ce soit la légitimité des châtiments divins, étant donné qu’une fois intervenu le
jugement dernier, il serait bien entendu hors de propos de viser l’amélioration des
damnés2. Grotius fut bien conscient de cette difficulté, et c’était la raison pour
laquelle, dans Le droit de la guerre et de la paix, lorsque les principes de base de sa
philosophie pénale étaient énoncés, il devait être entendu que ceux-ci concernaient
la justice humaine et non la justice divine. Lorsque l’homme punit un autre homme,
il doit se proposer une fin, cela est vrai, écrivait en substance Grotius, qui ajoutait
aussitôt :
« La chose est autre en ce qui regarde Dieu […]. Les actions de Dieu peuvent, en
effet, avoir pour fondement son droit même de souveraineté absolue, surtout
lorsqu’un mérite spécial de l’homme vient s’y joindre, sans se proposer aucune fin
au-delà »3.
Grotius admettait une bifurcation entre les principes de la justice humaine et divine
et il fut critiqué par Leibniz pour cela au nom de l’univocité.
1 § 28 de la Monadologie (parallèlement au § 5 des Principes de la nature et de la grâce).
2 « C’est ainsi que les peines des damnés continuent, lors même qu’elles ne servent plus à
détourner du mal ; et que de même les récompenses des bienheureux continuent, lors même
qu’elles ne servent plus à confirmer dans le bien » (Théodicée, I, § 74). 3 Op. cit., II, XX, iv, 2, trad. cit., p. 453.
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(iii) Le cardinal Rorario est cité au titre de troisième appui à la thèse
radicale pour avoir rapporté dans un ouvrage consacré à la raison des bêtes, publié
en 1648, que l’on crucifiait les lions en Afrique afin d’éloigner les autres des
environnements humains (I, § 70) : Leibniz vise cette fois la fonction dissuasive de
la peine.
À sa suite, on pourrait distinguer la correction en tant que dissuasion à
l’échelle du coupable lui-même (pour éviter la récidive), de la dissuasion comme
message adressé aux autres, la punition – ce qui implique alors qu’une certaine
publicité lui soit conférée – revêtant alors un aspect dit exemplaire. Nous punissons
encore aujourd’hui en se réclamant de l’exemplarité, et il n’est pas rare que des
châtiments exemplaires soient réclamés par l’autorité politique avant même
l’exercice du pouvoir judiciaire. Certainement entre-t-il là aussi une considération
utilitariste, et c’est l’occasion de préciser que si Leibniz ne rejette pas une telle
dimension de sa philosophie pénale, il considère, comme on l’a indiqué, qu’elle ne
doit pas aboutir à masquer l’importance de la justice vindicative :
« Il est vray qu’Adam s’est determiné à pecher en suite de certaines inclinations
prevalentes : mais cette determination ne detruit point la contingence ny la liberté ;
et la determination certaine qu’il y a dans l’homme à pecher ne l’empêche point de
pouvoir ne point pecher (absolument parlant) ; et, puisqu’il peche, d’être coupable
et de meriter la punition ; d’autant que cette punition peut servir, à luy ou à
d’autres, pour contribuer à les determiner une autre fois à ne point pecher. Pour ne
point parler de la justice vindicative, qui va au delà du dedommagement et de
l’amendement, et dans laquelle il n’y a rien aussi qui soit choqué par la
determination certaine des résolutions contingentes de la volonté. L’on peut dire
au contraire que les peines et les recompenses seroient en partie inutiles, et
manqueroient d’un de leurs buts qui est l’amendement, si elles ne pouvoient point
contribuer à determiner la volonté à mieux faire une autre fois »1.
Paradoxalement, Leibniz retrouve finalement les raisons classiques qui justifient
les châtiments humains, telles que Grotius les avaient produites à la suite
principalement de Sénèque, mais à travers des références au traitement des
animaux par l’homme. Il est par là suggéré que l’accessibilité à la pénalité relève
de ce qu’il y a de foncièrement empirique, pour ne pas dire de bestial en l’homme.
(iv) Un dernier argument récapitule le sens des propositions précédentes (I,
§ 71). La même nécessité qui pousse un homme (ou une bête) à mal agir, par le
mécanisme correctif et dissuasif des châtiments, peut également jouer contre la
reproduction du méfait. Leibniz ne saurait mieux s’exprimer qu’à la manière dont il
le fait dans la Monadologie : « Par exemple : quand on montre le bâton aux chiens,
1 Théodicée, III, § 369, GP VI, 334.
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ils se souviennent de la douleur qui leur a causée et crient et fuient »1. Mais s’agit-
il là d’une nécessité absolue, mathématique ou d’une nécessité hypothétique ? Si la
malice du chien était d’une inévitable nécessité, ce ne serait que comme en vertu
d’une cérémonie bien inutile qu’on lui montrerait le bâton. Il y a là une indécision
qui est prolongée quand Leibniz répond à une objection qu’il anticipe : « On
objectera que si le bien ou le mal est nécessaire, il est inutile de se servir des
moyens de l’obtenir ou de l’empêcher ; mais la réponse a déjà été donnée ci-dessus
contre le sophisme paresseux »2.
La réfutation du sophisme paresseux intervenait depuis longtemps dans les
écrits leibniziens consacrés aux thèmes de la liberté et du destin, en particulier dans
la Confessio philosophi de 1673, ce pour récuser toute forme de fatalisme, mais
spécialement celui qu’il prêtait aux musulmans, pour lesquels, s’il était déterminé
que l’on dusse périr dans un tremblement de terre, on mourrait quoique l’on fisse
pour éviter la chute des bâtiments autour de soi. Or un effet n’est pas nécessaire en
soi de façon absolue, de sorte que l’opposé implique contradiction, un effet n’est
nécessaire qu’à partir de l’hypothèse de sa cause. Finalement, l’argument (iv)
trouble le lecteur en ce qu’il mêle la nécessité hypothétique alors que l’on était
censé s’en tenir au plan de la nécessité brute.
Reproduisant l’argument qu sauve la liberté en opérant un clivage à
l’intérieur même de la nécessité, Leibniz n’innove pas beaucoup, du moins avant
qu’il n’y implique le modèle mathématique des nombres irrationnels, puisque cette
distinction entre la nécessité du conséquent et la nécessité de la conséquence, selon
les termes de l’École, est reprise à un fonds médiéval transmis à Calvin, à Pascal
dans la XVIIIe des Lettres provinciales, via Boèce, remontant de fait à Aristote, si
ce n’est qu’il attirait de plus l’attention sur la forme logique de la proposition
réfutant le raisonnement paresseux. Il ne convient pas d’affirmer que « ce qui est, il
est nécessaire qu’il soit », sans rétablir ce que les logiciens appelaient une
réduplication. Dans la Somme de logique, Guillaume d’Ockham rangeait parmi les
réduplications les expressions dont la pensée médiévale faisait alors grand usage,
telles celles-ci : « dans la mesure où » (secundum quod), « en tant que » (in
quantum), « comme » (ut), « sous la raison que » (sub ratione)3. Le rétablissement
de la réduplication donne une formule correctement réécrite : « tout ce qui est, il est
nécessaire, s’il est, qu’il soit ». Calvin se défendait déjà du reproche de
nécessitarisme quand il recommandait de ne pas confondre la nécessité du
conséquent « si p a lieu, alors il est nécessaire que p ait lieu », formule exprimant
une nécessité absolue, avec celle de la conséquence, « il est nécessaire que, si p a
1 § 26, Œuvres de Leibniz, éd. par L. Prenant, p. 400.
2 Théodicée, I, § 71.
3 II
a, cap. xvi (1996, p. 60).
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lieu, p a lieu », où la nécessité cette fois porte sur le lien entre p et l’hypothèse qui
pose p1.
Cette ellipse de la réduplication, qui conduit au sophisme de la raison
paresseuse, tient à une tension interne à une langue naturelle quand on s’efforce de
la ployer à un usage philosophique, avançait Leibniz, que l’on pourrait ici
commenter à l’aide de ses propres considérations relatives au style philosophique
dans sa préface à une réédition d’une œuvre essentielle de l’humaniste italien
Mario Nizolio2. C’est là où les précisions indispensables dans l’expression des
modalités rencontrent selon Leibniz le génie de la langue allemande. L’exigence de
l’elegentia préconise, pour des raisons stylistiques, que l’on ne se répète pas, mais
l’impératif de la claritas passe par le rétablissement de l’omission. Or il se trouve
que la langue allemande cumule les deux qualités, quand elle réserve le verbe
müssen à l’expression de la nécessité absolue, distinctement de sollen, convenant à
l’expression des nécessités morales ex hypothesi.
L’ordre pratique des raisons juridiques se doit, pour établir son autonomie
et fonder le droit de punir, d’éviter soigneusement d’entrer dans le labyrinthe infini
des motifs. Il est vital, pour la compréhension du méfait qui suffit au métier de juge,
de limiter la régression de causes en causes à la cause révélatrice de la volonté
mauvaise. Aller au-delà, en appeler à l’éducation, au milieu social, fournirait
l’impression que la compréhension dégénère en excuse, avance-t-on encore
couramment même de nos jours. Or c’est précisément à un tel mouvement
d’analyse considérant l’au-delà de l’acte brut couplé à ses motifs isolés les plus
prochains, coupés de l’interconnexion universelle, auquel convie cependant la
notion leibnizienne de vérités contingentes, où l’enveloppement des raisons à
l’infini est modélisé par l’incommensurabilité des nombres irrationnels.
« Dans les propositions nécessaires, on parvient à une équation identique lorsque
l’analyse est poursuivie jusqu’à un certain point ; et c’est là démontrer une vérité
selon la rigueur géométrique ; mais dans les contingentes le progrès de l’analyse
va à l’infini, de raison en raison, de sorte que l’on n’obtient jamais de
démonstration achevée ; la raison de la vérité subsiste toutefois toujours, bien
1 Quelques références : Jean Calvin, Scripta Ecclesiastica, vol. I, édités par Wilhelm H.
Neuser, De aeterna Dei praedestinatione (1552), trad. par O. Fatio, 1998, pp. 238-239.
Leibniz, Sur la contingence (in Grua, Textes inédits, p. 306, traduit par M. Fichant in G. W.
Leibniz. Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, 1998, p. 327. J.
Vuillemin, Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques,
1984, p. 162. 2
Marii Nizolii de Veris Principiis et Vera Ratione Philosophandi contra Pseudo-
philosophos libri IV (GP IV, 127-176).
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qu’elle soit parfaitement comprise uniquement de Dieu, qui seul pénètre la série
infinie en une seule percée de l’esprit »1.
Dès lors, la métaphysique leibnizienne enferme bien de quoi opposer à l’autonomie
de la raison pratique juridique la considération du global, de
l’« entr’empêchement » de toutes choses, si bien qu’elle nous semble inviter à
concevoir que c’est la saisie des motifs les plus prochains de l’acte délictueux qui
reste elle-même, bien que légitimement visée par le juge dont l’entendement fini ne
peut effectuer cette « seule percée de l’esprit » divin, une butée idéale à postuler en
vue d’une régulation harmonieuse des sociétés humaines, ce qui, conformément à
ce que nous appellerions volontiers un optimisme pénal, ne devrait pas pour autant
conduire à sacrifier une intelligibilité de l’acte condamnable au-delà de ses motifs
les plus prochains apparents.
*
* *
On avait averti que notre propos n’avait pas l’ambition de reconstituer dans
toute sa complexité la machinerie de la Théodicée, de sorte à disculper
définitivement Dieu d’être ni auteur ni même complice du péché. On a cependant
indiqué que l’essentiel reposait sur la greffe de l’outil logique que l’on a finalement
mentionné sur la distinction entre l’entendement et la volonté divine. Dès lors que
les notions d’Adam, de Pierre ou de Judas apparaissent de toute éternité dans
l’entendement divin, indépendamment de sa volonté, avec leur inclination à pécher,
et dès lors qu’elles sont incluses mécaniquement dans le calcul du meilleur des
mondes, Dieu n’est pas plus imputable de leur péché que ne l’est le coutelier quand
il façonne l’arme d’un crime, Dieu se bornant à fournir cette arme, si l’on ose dire,
une fois Ève extraite de la côte adamique.
Faute de cette distinction, le jeune Leibniz (1671) échouait dans ses
premières tentatives de théodicée, mais cet échec du moins lui avait donné la
satisfaction de pouvoir mépriser les arguties des avocats. Du temps où il s’initiait
au droit, n’affectait-il pas de préférer de loin la rédaction des arrêts des juges à
celle des plaidoiries2 ? S’il accepta de plaider la cause de Dieu, à l’évidence était-ce
pour rendre plus incontestables aussi bien les arrêts de la justice humaine comme
ceux, plus définitifs, de la jurisprudence divine : l’avocat travaillait en fait pour le
juge.
1 Sur la contingence (in Grua, Textes inédits, p. 306).
2 G. Grua, La justice humaine selon Leibniz, p. 105
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Déboutés de leur plainte, les damnés forment le bataillon non négligeable
des exclus de la charité du sage. À qui ne peut s’empêcher, avec une charité mal
placée, soit lorsque le charitable oublie d’être sage, d’éprouver de la pitié envers
ceux-ci, il faut lui représenter que ce sont les damnés qui se damnent eux-mêmes
en haïssant Dieu, et même qu’ils jouissent de leur haine1. N’importe quel damné
peut librement renoncer à sa damnation, il n’est pas nécessaire qu’il reste damné, et
en ceci reste-t-il plus à proprement parler damnable que damné, mais il est
cependant certain qu’il n’y renoncera jamais2. Alors il ne reste plus au damné qu’à
faire entendre la plainte interminable du ressentiment contre l’harmonie universelle,
composant l’« immense rumeur des âmes malheureuses », cette clameur funèbre
qui s’élève, comme l’avaient su déjà exprimer les vers de Virgile, depuis le
tréfonds des enfers3.
Œuvres de Leibniz :
[GP]: Philosophischen Schriften, 7 vol., herausgegeben von C. I. Gerhardt, 7 vols.,
1875, repr. G. Olms, Hildesheim, 1968 (suivi de la tomaison et de la pagination).
[Grua] Gaston Grua, Textes inédits d’après les manuscrits de la Bibliothèque
provinciale de Hanovre, Paris, P.U.F., 1948.
La profession de foi du philosophe, Paris, Vrin, 1970, traduit par Yvon Belaval.
Œuvres de Leibniz, Paris, Aubier, 1972, éditées par Lucy Prenant.
Leibniz. Political Writings, Cambridge University Press, 1972, éd. par Patrick
Riley, 2cde
édition de 1988.
1 « Mais la douleur se change en quelque sorte en plaisir, et les damnés se réjouissent de
trouver par quoi être torturés » (Profession de foi du philosophe, pp. 93-95). 2 « […] personne à moins qu’il ne le veuille, je ne dirai pas seulement, n’est damné, mais,
personne ne reste damné s’il ne se damne lui-même, les damnés ne sont jamais absolument
damnés, ils demeurent toujours damnables ; ils sont damnés par cette opiniâtreté, cette
perversion de l’instinct, cette aversion de dieu (a deo aversione), en telle sorte que rien ne
les réjouit davantage que d’avoir de quoi se plaindre » (Profession de foi du philosophe, p.
95). Deleuze évoquait à ce propos le ressentiment nietzschéen, mais considérer la notion
psychanalytique de jouissance du symptôme ne serait peut-être pas non plus ici
complètement déplacé. 3 « Mais par tout l’enfer surgit l’immense rumeur des âmes malheureuses, comme si elles
venaient seulement d’être damnées […] » (Sur la liberté, le destin la grâce de Dieu, 1685-
1687, trad. par E. Cattin, in Leibniz. Discours de métaphysique, 1993, p. 112).
P a g e | 35
Leibniz. Discours de métaphysique, introduction et notes par J.-B. Rauzy, Paris,
Agora, 1993.
Le droit de la raison, textes présentés et annotés par René Sève, Paris, Vrin, 1994.
G. W. Leibniz. Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités,
introduction et notes par J.-B. Rauzy, Paris, P.U.F., 1998.
De la toute puissance et omniscience de Dieu et de la liberté humaine, traduit de
l’allemand, présenté et annoté par Claire Rosler, paru dans Philosophie, n°68,
décembre 2000, pp. 66-88.
Conversation avec Sténon sur la liberté, 1677, traduit et annoté par Christiane
Frémont, Paris, Flammarion, 2001.
Autres références :
ALCANTARA Jean-Pascal : « Pascal et Calvin », paru dans Pascal auteur
spirituel, textes réunis par Dominique Descotes, Paris, Champion, 2006, pp. 113-
142.
ARISTOTE : Éthique à Nicomaque , traduction de Jean Tricot, Paris, Vrin, 1979.
Rhétorique, traduction par Mérédic Dufour et André Wartelle, Paris, Gallimard,
1980-1991.
BARUZI Jean, Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre, 1907, réimpression
Scientia Verlag Aalen, 1975.
CALVIN Jean : Scripta Ecclesiastica, vol. I, édités par Wilhelm H. Neuser, De
aeterna Dei praedestinatione (1552), traduit par Olivier Fatio, Genève, Droz, 1998.
La confession d’Augsbourg, traduction française publiée par l’Alliance Nationale
des Églises Luthériennes de France, introduction et notes de Pierre Jundt, Le
Centurion, Labor et Fides, Paris, 1979.
FOUCAULT Michel : Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
GROTIUS Hugo : Le droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradié-Fodéré, Paris,
P.U.F., 2005.
GRUA Gaston : La justice humaine selon Leibniz, Paris, P.U.F., 1956.
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JULLIEN François : Du mal/du négatif, Paris, Seuil, 2004 (paru initialement sous
le titre de L’ombre au tableau).
LÉONARD Émile : Histoire générale du protestantisme, Paris, P.U.F., 1988.
MAY Gaston : Éléments de droit romain, Paris, Larose et Tenin, 1904.
OCKHAM Guillaume (d’) : Somme de logique trad. Joël Biard, éd. T.E.R.,
Mauvezin, 1996.
PASCAL Blaise : Pensées et opuscules, éd. Léon Brunchvigc, Paris, Hachette,
1897.
RILEY Patrick : Leibniz’s Universal Jurisprudence. Justice as the Charity of the
Wise, Harvard University Press, 1996
SÈVE René : Leibniz et l’école moderne du droit naturel, Paris, P.U.F., 1989.
SOULEZ Antonia : Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, Paris, P.U.F.,
1985,
VUILLEMIN Jules : Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les
systèmes philosophiques, Paris, Minuit, 1984.