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Cardiocentrism Aristotle and Alexander of Aphrodisias

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Plato, Aristotle, or Both ? Dialogues Between Platonism and Aristotelianism in Antiquity
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Edited by Thomas Bénatouïl, Emanuele Maffi, and Franco Trabattoni
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Hildesheim, GEORG OLMS VERLAG, 2011
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INTRODUCTION, by T. BÉNATOUÏL, E. MAFFI, F. TRABATTONI

1) FRANCO TRABATTONIBoeto di Sidone e l’immortalità dell’anima nel Fedone

2) CARLOS LÉVYL’aristotélisme, parent pauvre de la pensée philonienne ?

3) GEERT ROSKAMAristotle in Middle Platonism. The Case of Plutarch of Chaeronea

4) PIERRE-MARIE MORELCardiocentrisme et antiplatonisme chez Aristote et Alexandre d’Aphrodise

5) MARWAN RASHEDUn corpus de logique anti-platonicienne d’Alexandre d’Aphrodise

6) VALÉRIE CORDONIERDu moyen-platonisme au néo-platonisme :sources et postérité des arguments d’Alexandre d’Aphrodise contre la doctrine stoïcienne des mélanges

7) RICCARDO CHIARADONNAPlotino e la scienza dell’essere

8) DANIELA P. TAORMINADalla potenzialità all’attualità. Un’introduzione al problema della memoria in Plotino

9) PIETER D’HOINEForms of symbebèkota in the Neoplatonic Commentaries on Plato and Aristotle

10) GERD VAN RIELDamascius on Matter

11) FRANS A.J. DE HAASPrinciples, Conversion, and Circular Proof. The Reception of an Academic Debate in Proclus and Philoponus

BIBLIOGRAPHY

INDEX LOCORUM

INDEX NOMINUM

VII

1

17

35

63

85

95

117

139

161

189

215

241

263

275

TABLE OF CONTENTS

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Mon propos est de comparer le cardiocentrisme tel qu’il est élaborédans les traités psychologiques d’Aristote à celui qu’Alexandred’Aphrodise expose et défend dans son propre De anima. Prenant lasuite d’Aristote, Alexandre soutient que le cœur est le siège de la par-tie principale de l’âme et, comme le Stagirite, il le fait contre l’encé-phalocentrisme notamment défendu par les platoniciens. Il mènecependant la polémique par un biais original et nuancé : fidèle à l’as-pect proprement physiologique du cardiocentrisme d’Aristote, Alexan-dre le radicalise et l’enrichit dès lors qu’il l’envisage du point de vue desfacultés de l’âme.

Après avoir rappelé comment Aristote aborde et traite ce problème,je proposerai une analyse des arguments d’Alexandre, en me concen-trant plus particulièrement sur la section finale du traité. Mon approchene sera pas purement historique et je ne prétends nullement résoudre lesproblèmes de sources, problèmes fréquemment soulevés à propos de cespages. Il paraît à vrai dire difficile de trancher sans retour la question desavoir si l’encéphalocentrisme refusé à la fin du De anima d’Alexandreest encore celui de Platon ou s’il s’agit plutôt de celui de Galien1 ; siAlexandre a pour cible le Timée ou bien s’il s’adresse à des textes et àdes adversaires plus proches de lui dans le temps. J’aborderai néanmoinsde manière indirecte les aspects historiques de la question. Il apparaîten effet clairement qu’Alexandre inscrit son argumentation dans uncadre doctrinal directement hérité d’Aristote, même s’il déborde de cecadre en radicalisant la thèse initiale. Or, si l’on admet qu’Alexandre estglobalement fidèle à Aristote, et ainsi aux arguments déjà antiplatoni-

CARDIOCENTRISME ET ANTIPLATONISMECHEZ ARISTOTE ET ALEXANDRE D’APHRODISE

PIERRE-MARIE MOREL

(ENS de Lyon)

1 Comme l’a soutenu, notamment, TIELEMAN (1996). DONINI (1974), 148-156, dé-fend déjà la thèse selon laquelle le De anima d’Alexandre polémique implicitement avecGalien sur la conception même de l’âme. Pour Alexandre, l’âme n’est pas l’harmoniepropre au mélange qui la compose, position qu’il attribuerait implicitement à Galien(DONINI (1974), 152), mais la faculté ou puissance (dunamis), ou encore la forme (eidos),engendrée à partir de ce mélange. Voir Alexandre, De an. 24, 18-23. Pour une mise aupoint récente sur la conception de la communauté de l’âme et du corps selon Alexandre,voir SHARPLES (2006).

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ciens de ce dernier, le caractère antiplatonicien – au sens restreint duterme – de la thèse d’Alexandre est difficilement contestable.

J’insisterai enfin sur les enjeux pratiques de la polémique. Ce n’estpas le seul aspect du problème, car la thèse selon laquelle le cœur est lesiège de la partie principale de l’âme a de nombreuses implications, no-tamment psychologiques. Les implications éthiques, en tout cas, sont par-ticulièrement révélatrices du fond de la question : en situant la partiehégémonique dans le cœur, Alexandre montre que le désir, la faculté oupartie de l’âme qui est le plus étroitement associée au cœur, est proche del’hégémonique et qu’elle n’en est pas séparée. Or, selon Aristote, c’estsous l’effet du désir que l’agent se meut et réalise des actions. L’éthiquearistotélicienne est donc renforcée par la thèse de l’unité du désir et de lapartie rationnelle dominante. Dans le contexte spécifique de la penséed’Alexandre, l’argument permet de faire coïncider les deux dimensionsde l’hégémonique : sa partie théorique et sa partie pratique. Il conduitdonc à rejeter le modèle platonicien de la séparation des deux instances,l’instance rationnelle et l’instance désirante. La manière dont Alexandreprésente et organise les facultés de l’âme lui permet également, nous leverrons, de se démarquer des positions stoïciennes.

1) La thèse et les arguments cardiocentristes d’Aristote

Contre PlatonPour Aristote, l’organisme doit avoir, en tant que tel, un principe (archê).En toute rigueur, et en vertu de la thèse hylémorphiste, le premier prin-cipe du composé est l’âme, et non pas une partie du corps. Il est cepen-dant nécessaire qu’il y ait aussi dans le corps un organe qui joue le rôlede principe par rapport aux autres parties. Ce principe propre est chezl’animal le cœur (kardia) ou son équivalent. L’animal se caractérise, àl’exception de certains insectes, par le fait qu’il a un unique principe in-terne. De l’unicité de ce principe découlent son unité organique globaleet la cohérence de son développement : le cœur est le principe d’où dé-rive « l’ordonnancement du corps ».2 Alors que les plantes peuvent êtresectionnées puis survivre, comme le montre l’expérience des boutures,toutes les fonctions vitales de l’animal sont sous la dépendance d’un

2 hJ diakovsmhsiı tou swvmatoı. Gen. an. II 4, 740a8. Cela signifie qu’il commandele développement progressif de l’animal conformément au programme d’informationhérité de la semence mâle. Cette première partie fait la synthèse des arguments présen-tés dans MOREL (2007), 35-51.

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même principe organique.3 La tératologie donne également un bonexemple de la fonction individualisante qu’Aristote assigne à ce der-nier : pour savoir si un monstre est un composé de deux animaux ou s’ils’agit d’un unique animal, il faut se demander s’il a un seul ou plusieurscœurs. S’il n’a qu’un cœur, c’est qu’il forme un animal unique.4

Aristote n’a pas écrit de traité exclusivement consacré au cœur,comme le Peri kardiês hippocratique probablement postérieur,5 mais ilen parle à de très nombreuses reprises, sous la forme d’une doctrineassez cohérente. Celle-ci peut être reconstituée à partir de plusieurs pas-sages des traités zoologiques – Part. an., Gen. an., Hist. an. – et des trai-tés plus directement psychologiques que sont le De anima, les Parvanaturalia et le De motu animalium. Le cœur, dans la philosophie natu-relle du Stagirite, n’est pas un organe parmi d’autres : il est le principeunique de la vie, du mouvement et de la sensation.6

Bien que l’idée de diakosmêsis ait une très nette connotation plato-nicienne,7 Aristote s’oppose résolument à Platon lorsqu’il explique lamise en ordre organique dont le cœur est le principe. En effet, si l’on seréfère au Timée, on s’aperçoit que Platon a une vision essentiellementinstrumentale et réactive de l’activité cardiaque. Le cœur, bien qu’il par-ticipe du courage (andreia) et de l’ardeur (thumos) et qu’il soit ainsi liéaux vertus qui réalisent l’excellence de ces deux états, est malgré toutune instance belliqueuse et impulsive. Il doit donc être placé entre le dia-phragme et le cou, non seulement pour maîtriser l’appétit (epithumia),mais aussi pour ne pas être trop éloigné de la raison, à laquelle le cœurdoit obéir.8 Ses fonctions sont donc tout entières commandées par cemode de causalité second et instrumental que Platon assigne à la Né-cessité. Celle-ci, dans le Timée, doit se laisser persuader par la raison,c’est-à-dire également par la finalité. Platon se garde bien de faire de ce

3 Voir par exemple De long. 6, 467a6-b9.4 Gen. an. IV 4, 773a8-10.5 Voir sur ce point SALEM (2004) et la synthèse de OSER-GROTE (2004), 95-96, qui se

prononce en faveur d’une datation approximative dans la première moitié du IIIe s. Ellemontre que, malgré un certain nombre de divergences, Aristote et le traité hippocratiqueconvergent sur trois points principaux : le cœur est l’organe central, centre des vaisseauxet du mouvement sanguin ; le cœur est le siège des sensations, des émotions et des fa-cultés psychiques en général ; il contribue à l’équilibre thermique du corps.

6 Voir notamment Part. an. III 3, 665a11-13, où le cœur est présenté comme « leprincipe de la vie, de tout mouvement et de toute sensation ».

7 On pense notamment au Timée, où l’on trouve plusieurs des occurrences platoni-ciennes de cette notion : 23e ; 24c ; 37d ; 53a ; 75d.

8 Tim. 70a-b.

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cœur toujours suspect le véritable principe de l’activité de l’animal ou lefondement de son autonomie.9 C’est pour lui la tête, en tant que siège dela partie la plus divine de l’âme, qui est principe de tous les mouvementsdu corps. Ce dernier n’est lui-même que le véhicule (ochêma) de l’âme.10

Aristote opère d’ailleurs un déplacement métaphorique tout à fait signi-ficatif en parlant du cœur comme de la citadelle (akropolis) du corps,11

alors que Platon use du même terme pour désigner la tête, lieu de la fa-culté rationnelle.12 Aristote, dans le De motu animalium,13 parle d’ail-leurs du cœur comme d’un monarque exerçant son pouvoir sur le corpscomme sur une cité. Corrélativement, le cerveau n’a pas de rapport di-rect avec les fonctions cognitives et motrices, puisque sa principale fonc-tion est de compenser par sa froideur la chaleur interne.14

Aristote est donc clairement cardiocentriste et il l’est d’abord contrePlaton. De manière tout à fait significative, les témoignages de Galiendans le De Placitis Hippocratis et Platonis, opposent nettement les deuxcamps, le cardiocentrisme d’Aristote et de Chrysippe contre l’encépha-locentrisme de Platon et d’Hippocrate. J’en donnerai plus loin un exem-ple clair – voir [T8].

Il y a cependant des convergences. Pour Platon comme pour Aris-tote, le cœur est le point de départ du sang et du mouvement interne desimages laissées par les informations sensorielles. Comme chez Aristoteencore, son échauffement doit être compensé par la fonction « rafraî-chissante » que les poumons, comme ailleurs le cerveau, ont pour charged’assurer.15 De manière assez similaire à ce que l’on trouve chez Aris-tote, il reçoit et émet les mouvements qui constituent les passions,16 dontil est, en ce sens, le véritable siège. Ces similarités d’ordre physiolo-gique ne font que souligner ce point précis : l’enjeu de la querelle entrecardiocentrisme et encéphalocentrisme concerne principalement le rap-port entre les facultés de l’âme et traduit de manière seulement secon-

9 Sur la divergence entre Platon et Aristote concernant la fonction motrice du cœur,voir HARRIS (1973), 120-121.

10 Tim. 44d-e.11 Selon Part. an. III 7, 670a25-26, le cœur est un foyer qui est comme l’acropole du

corps.12 Tim. 70a.13 10, 703a29-b2.14 Part. an. II 7, 652a24-653b8. 15 70c-d. En 79a, le cœur est implicitement convoqué pour expliquer le passage de

la nourriture dans le sang, et par le sang dans l’ensemble de l’organisme. Nous retrou-verons cette idée chez Aristote.

16 Voir encore Tim. 69d-70d et Lg. VII, 790b-791b.

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daire et partielle un désaccord sur le plan anatomique et physiologique.Cet aspect de la querelle va prendre toute son importance dans le Deanima d’Alexandre d’Aphrodise, comme on va le voir.

Le cœur et les fonctions vitalesPour Aristote, le cœur est d’abord le principe du sang, et cela en un dou-ble sens : parce qu’il en permet la constitution et parce qu’il est le pointde départ des vaisseaux sanguins. Le sang est ainsi la nourriture ultimechez les animaux sanguins, parce qu’il est le résultat d’un processus decoction, sous l’effet du cœur, des éléments liquides contenus dans lesaliments. Ce processus est bien décrit dans les Parva naturalia :

[T1] Cette région <le siège de l’âme nutritive> est la région médianeentre ce qui reçoit la nourriture et l’endroit par lequel le résidu est ex-pulsé, et cette partie n’a pas de nom chez les animaux non sanguinstandis qu’il s’agit du cœur chez les animaux sanguins. L’élément nu-tritif, en effet, à partir duquel les parties sont finalement engendréeschez les animaux, c’est la nature du sang. D’autre part, le sang et lesveines ont nécessairement le même principe, puisque celles-ci existenten vue de celui-là, comme vase et récipient. Or le principe des veines,c’est le cœur chez les animaux sanguins. En effet, les veines ne tra-versent pas le cœur, mais toutes sont rattachées à lui, comme cela res-sort clairement des dissections.17

Le sang est donc la « matière » du corps,18 c’est-à-dire ce dont ses par-ties sont constituées. Il est également le principe de la semence, lesperme étant un résidu (perittôma) de la coction et de la purification dusang.19 De plus, le sang est chronologiquement premier dans l’orga-nisme, puisqu’il est présent dans le cœur avant même que les veinessoient formées. Le cœur sera donc le premier organe à se former dansl’embryon.20 D’une manière générale, bien qu’Aristote ne soit pas lui-même très clair sur ce point, le sang est le véhicule ou le substrat demouvements multiples, depuis le cœur aussi bien que vers lui, et il subitlui-même des flux dans les deux directions. Par retour, la pulsation car-

17 De resp. 8, 474b1-9.18 Part. an. III 5, 668a1-33 ; Gen. an. III 1, 751b1.19 Gen. an. I 19, 726b1-13.20 Gen. an. II 4, 740a3-b8 ; Part. an. III 4, 666a20-22. Sur l’anatomie et la posi-

tion du cœur, on se reportera à HARRIS (1973), 121-136 et à MANULI-VEGETTI (1977),115-126.

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diaque est un mouvement de soufflet provoqué par l’évaporation (pneu-matôsis) du sang.21

Le premier principe de la nutrition et de la préservation est donc lachaleur naturelle produite par le cœur. Le souffle connaturel (pneumasumphuton) interne,22 présent dans la semence et produit dans un secondtemps par l’évaporation,23 est en ce sens vital, sans que cela signifie né-cessairement qu’il soit en lui-même une « force » vitale, c’est-à-direqu’il soit autre chose qu’un simple facteur matériel et instrumental dumouvement animal.24 Certains textes25 désignent cependant le cœurcomme le point de départ des tendons ou nerfs (neura). Il ne s’agit pasnécessairement d’une explication concurrente du mouvement,26 d’autantque les neura, à la différence des veines, ne forment pas un système co-hérent et continu. L’évocation des neura introduit en tout cas une ap-proximation. Comme le montre Gen. an. II 3, 737a36-b4, neuron a chezAristote le sens large et assez vague de « ce qui relie les parties entreelles » du fait de son élasticité. Or ce dernier texte accorde la même« forme » (morphê) à la peau, aux vaisseaux et aux membranes. Cette ap-proximation, paradoxalement, tend à clarifier la fonction du SC, en sug-gérant qu’elle consiste essentiellement à relier les parties au cœur et àopérer leur traction et leur relâchement par simple transmission de l’im-pulsion cardiaque.27

Le SC, en effet, produit le mouvement, dont le cœur est le point d’ap-pui, conformément au principe du levier : il faut un point d’appui pourqu’il y ait poussée ou traction, les deux formes élémentaires, et partant lesdeux conditions mécaniques, de tout mouvement. Il faut donc une matièrequi puisse, sans se détruire, se condenser sous l’effet de la poussée et s’éti-

21 Voir De vit. 4.22 Ci-dessous : SC.23 Sur le SC dans le corpus aristotélicien voir : Part. an. II 16, 659b17-19 ; III 6,

668b36 ; Mot. an. 10, 703a10-19 ; Gen. an. II 6, 744a3 ; V 1, 781a24 ; De somn. 2,456a1-24 (voir aussi 456a11) ; De resp. 9, 475a8.

24 On sait que cette question a été abondamment débattue. Pour une présentation ré-cente de l’état de la question sur ce dossier et en faveur d’une interprétation non vitalistede la doctrine d’Aristote, je renvoie à MOREL (2007), loc. cit.

25 Voir par exemple Part. an. III 4, 666b14-17.26 Ainsi que l’a montré HARRIS (1973), 161.27 J’opte donc pour une interprétation minimaliste des fonctions du SC, conformément

du reste aux indications du De motu animalium. Récemment, à l’inverse, BOS (2003) aproposé une interprétation très ambitieuse du SC. Elle consiste à faire de ce dernier uncorps spécial et subtil (p. 12 : the subtle, fine-material physikon soma), dont la fonctionserait d’être le véhicule et l’authentique instrument de l’âme ou du désir, par oppositionau corps visible (the gross-material, visible body).

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rer sous l’effet de la traction. Or le souffle a précisément cette double ca-pacité de contraction et de dilatation, qui permet aussi bien la poussée quela traction.28 Il est donc l’instrument de tous les mouvements, qu’il s’agissede la procréation, de la nutrition, de la croissance ou des mouvements del’ensemble du corps. Les différentes parties du corps, par l’intermédiairedu pneuma, sont ainsi liées au cœur comme à un ultime point d’appui im-mobile et corporel. Le De motu animalium est le traité qui contient les in-formations les plus précises à ce sujet, en particulier au chapitre 10 :

[T2] Or il est manifeste que tous les animaux possèdent un souffleconnaturel et qu’ils tiennent leur force de lui. Comment s’opère lasauvegarde du souffle connaturel, on l’a dit en d’autres endroits. Ilsemble qu’il en aille ici à l’égard du principe propre à l’âme commedu point situé dans les articulations, à la fois moteur et mû, à l’égardde ce qui est immobile. Puisque, d’autre part, le principe se situe,chez les uns dans le cœur, chez les autres dans la partie qui lui est ana-logue, pour cette raison, le souffle qui est connaturel se situe mani-festement, lui aussi, dans cet endroit (…). Or sa nature le disposemanifestement à être ce qui meut et à communiquer de la force.29

Enfin, le cœur est responsable d’une autre fonction vitale, la respiration.La chaleur cardiaque soulève la poitrine et le poumon (ou bien les bran-chies), permettant ainsi l’entrée de l’air, ce qui, par retour, permet la ré-gulation thermique de la région cardiaque.30 De ce point de vue, le cœurn’est pas seulement cause motrice, mais aussi cause finale de la respira-tion, comme des autres fonctions qui relèvent de la faculté nutritive. Dèslors, il apparaît très clairement que la doctrine cardiocentriste excède lecadre de la physiologie et le problème de l’unité matérielle, et qu’ellerenvoie à l’unité formelle, c’est-à-dire à la question de l’économie desfacultés à l’intérieur de cette forme particulière qu’est l’âme. Le texte leplus instructif à cet égard figure dans les Parva naturalia. Il constitue lepremier élément du dossier qui nous intéresse :

[T3] Par ailleurs, nous avons dit précédemment, dans les Parties desanimaux, que le cœur était le point de départ des veines et que, chez

28 En ce sens, le mouvement du souffle, qu’il soit de traction ou de poussée, est tou-jours un mouvement naturel ou non violent.

29 Mot. an. 10, 703a10-19.30 Voir De vit. 5, 480a16-b12 ; De resp. 7, 474a11-15 ; 15, 478a11-25.

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les animaux sanguins, le sang était la nourriture ultime, à partir de la-quelle se développent les parties. Il est donc manifeste que, dans lanutrition, la faculté propre à la bouche accomplit un certain travail,que celle qui est propre au ventre en accomplit un autre, mais que lecœur est la partie la plus éminente et celle qui parachève <le proces-sus>. Aussi est-ce nécessairement dans le cœur que se trouvent, chezles animaux sanguins, à la fois l’âme sensitive et l’âme nutritive. Eneffet, les fonctions des autres parties relativement à la nutrition s’exer-cent en vue de la fonction qu’exerce le cœur, car l’organe principaldoit accomplir la fin visée – comme le médecin doit accomplir lasanté – et non pas les <opérations> qui sont en vue de la fin.31

Le cardiocentrisme n’est donc pas seulement une correction physiolo-gique, mais encore une réfutation fonctionnelle et psychologique de l’en-céphalocentrisme : alors que le Timée sépare le cœur de la partienutritive, qui relève de l’epithumêtikon et qui se situe sous le dia-phragme,32 Aristote assigne un même lieu à l’âme sensitive et à l’âme nu-tritive et voit dans le fonctionnement du cœur le véritable principe del’ensemble des facultés.

Le cœur et les fonctions cognitivesLa position éminente du cœur dans l’organisation des facultés et des par-ties justifie donc, aux yeux d’Aristote, qu’il soit aussi le principe desfonctions cognitives, et en particulier le premier principe de la sensa-tion. Cette nouvelle attribution n’est pas aussi arbitraire qu’il y paraîtd’abord. Il est en effet nécessaire que la sensibilité ne soit pas simple-ment contenue dans les organes sensoriels, parce que la sensation n’estpas réductible à la sensation propre (la vue en tant que telle, l’auditionen tant que telle, etc.) : il faut supposer une activité commune aux dif-férents sens, à savoir la sensibilité commune ou première.

C’est manifestement à cette nécessité que répond l’explication physio-logique de l’origine cardiaque de la sensibilité : le sang est en lui-même dé-pourvu de sensibilité,33 mais il est nécessairement présent dans toute partiesensible,34 sans doute parce qu’il est porteur du souffle, sans lequel il nepeut y avoir de mouvement. Or la sensation, dans la mesure où elle suppose

31 De juv. 3, 468b31-469a10.32 Tim.70d-71a.33 Voir Part. an. II 10, 656b19-22 ; III 4, 666a17.34 Part. an. II 10, 656b19-22.

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un certain mouvement des organes sensoriels, est elle-même dépendante decette transmission de force. La sensation – ou tout au moins les mouve-ments physiques qui sont associés à l’activité sensorielle – a donc pourprincipe moteur le point de départ du sang, à savoir le cœur.35 Inversement,les stimuli sensoriels, conservés sous la forme d’impressions sensibles (ais-thêmata), atteignent le cœur parce qu’ils s’accompagnent d’un échauffe-ment qui se communique d’une partie à l’autre.36 Il faut reconnaître quenos textes ne sont pas très explicites sur les processus et les moyens phy-siologiques qui relient les organes sensoriels particuliers à l’organe senso-riel commun. L’essentiel est en tout cas de retenir ici deux choses.

En premier lieu, parce qu’elle définit l’animal,37 la sensation n’estpas réductible à la sensation en acte ou au premier stimulus d’une chaînede réactions internes. Comme on le sait, elle est même bien autre chosequ’un simple mode de connaissance ou une faculté périphérique : elleconstitue l’activité caractéristique de l’animal et sa manière de vivre, paropposition à la vie purement végétative que mènent les plantes. Il est dece point de vue parfaitement naturel que le principe physiologique de lasensation, le principe du mouvement et celui de la vie ne fassent qu’unet soient localisés dans un même organe, en l’occurrence le cœur.

En second lieu, en tant que principe de la faculté sensible commune oupremière, le cœur a une responsabilité de premier plan dans l’accomplis-sement des mouvements qui relèvent de l’imagination (phantasia). Celle-ci est en effet, pour nous en tenir à sa définition canonique et première, unmouvement qui se produit sous l’effet ou à partir de la sensation en acte,38

par l’intermédiaire de la conservation des impressions sensibles. Elle per-met donc que l’on ait une représentation de l’objet sensible en son absence,en particulier des souvenirs et des rêves. Le cœur assure précisément le« stockage » des images – en plus des traces laissées dans les organes sen-soriels – et les mouvements du sang en expliquent la rémanence ou les dé-formations. L’explication des rêves montre bien ce processus.39

35 Part. an. III 4, 666a16-18 ; a34-b1.36 De ins. 2, 459b2-3.37 De sens. 1, 436b10-12 ; De somn. 1, 454a8-10 ; b24 ; De juv. 3, 469a18-20 ;

De. an. II 2, 413b2 ; Part. an. II 1, 647a21 ; III 4, 666a34-35 ; Gen. an. I 23, 731a33 ;b4-5. Cette liste n’est pas exhaustive. Voir également Metaph. VII 10, 1035b16-18, quiindique qu’aucune partie du corps ne peut être définie sans la mention de sa fonction(ergon) qui, elle-même, ne serait rien sans la sensation.

38 De. an. III 3, 429a1-2 et De ins. 1, 459a17-18. Voir également De. an. III 3,428b11-12.

39 De ins. 3, 461b11-21.

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Corrélativement, le cœur est appelé à jouer un rôle dans l’ensembledes activités cognitives, y compris dans l’activité rationnelle, tout au moinsdans la mesure où elle est elle-même dépendante de la phantasia. Pourm’en tenir ici à l’essentiel sur ce point crucial et complexe, je rappelle lespistes qui peuvent être suivies pour comprendre le rapport entre l’activitécardiaque et les facultés rationnelles. Il faut d’une part prendre en compteles textes selon lesquels « on ne pense jamais sans image (phantasma) »de sorte que l’image apparaît comme la condition nécessaire de l’appré-hension et de l’utilisation des concepts.40 Cela ne signifie pas, pour au-tant, que les concepts soient en eux-mêmes des images. On peut égalementse référer, à titre de deuxième piste, à Part. an. III 10, 672b29-33, quiévoque de manière très imprécise une influence, par proximité, de la cha-leur contenue dans le diaphragme sur le raisonnement (dianoia) et la sen-sation. Cette indication laisse donc penser que la faculté rationnelle est enquelque manière située dans la région du cœur, mais ce passage reste trèsallusif. De toute évidence, une telle allusion ne peut en aucun cas repré-senter un élément doctrinal essentiel. Alexandre d’Aphrodise va sur cepoint apporter une clarification manifeste, à l’aide d’un argument nou-veau, comme nous allons le voir dans la seconde partie de mon analyse.

Le cœur et l’actionLes enjeux se dessinent pour la théorie de l’action. Le cœur est double-ment déterminant lorsque les représentations imaginatives ont une fonc-tion pratique, c’est-à-dire lorsqu’elles participent de l’activité et dudéplacement de l’animal. Le De motu animalium établit, dans ses deuxpremiers chapitres, que l’animal ne peut se mouvoir sans un point fixeinterne – comme le montre l’exemple de l’articulation, dont l’axe doitrester immobile – et sans points d’appui externes. Le cœur, on l’a vu, està l’ensemble de l’organisme ce que l’articulation est à la partie qui lui estrattachée. Il garantit donc les conditions mécaniques et physiologiquesnécessaires au mouvoir et à l’agir. Toutefois, cela ne suffit pas à expli-quer le comportement ou la conduite. Le propre de l’animal est de sen-tir, et donc de vivre, en fonction de représentations. Il vise en effet sonbien par l’intermédiaire de la représentation du bien : proie, cachette,partenaire pour l’accouplement, etc. Il se meut principalement en vued’une fin et, de ce fait, par désir (orexis). La représentation n’est pas eneffet par elle-même motrice : ce n’est pas le fait de voir la proie qui me

40 Voir en particulier De mem. 1, 450a12-13 ; De. an. III 7, 431a16-17.

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fait courir pour l’attraper, car si je suis repu, je peux la voir sans m’y in-téresser ; c’est le fait de la voir et de la désirer. Pour m’en tenir à l’es-sentiel dans l’évocation de cette fonction complexe, nous dirons quel’action, humaine ou animale, suppose toujours la coopération du désiret de la représentation41 – en entendant « représentation » au sens large :sensation, image ou pensée. Or le désir n’accomplit sa fonction dyna-mique que parce que le cœur est directement concerné. Il l’est d’ailleurspar un double mouvement : il est littéralement « ému » – par la repré-sentation ou par le bien ou le mal, par l’objet de désir ou de fuite, que ré-vèle la représentation – et il meut à son tour.42 En ce sens, le cœur semblebien être le siège de la partie désirante. Il devrait donc également êtreprincipe d’action, y compris en entendant « action » au sens étroit, c’est-à-dire au sens de la praxis humaine moralement significative.

Toutefois, et c’est ce qui doit ici retenir notre attention, Aristote nefait pas explicitement le lien entre les deux propositions qui résultent dece que l’on vient de dire, à savoir :

A. « Le cœur est le siège de la partie désirante »B. « Le cœur est principe de l’action morale »

Ce lien est implicite, notamment dans les chapitres 6-8 du De motu ani-malium et en De An. III 10-11. En tout cas, même si la conclusion s’im-pose – c’est le cœur qui est le principe organique de l’agir, parce qu’ilest l’organe de l’orexis, à savoir de ce qui meut l’animal en fonction decertaines représentations –, l’action morale requiert quelque chose deplus que la seule conjonction du désir et de la représentation : elle re-quiert la délibération ou le calcul pratique. Pour le dire plus précisé-ment : elle requiert la dimension rationnelle du désir pratique, puisquela décision (proairesis) qui résulte de la bouleusis doit être elle-mêmecomprise comme un désir délibératif.43 Or Aristote ne dit pas que si lecœur est principe d’action, c’est parce qu’il est absolument hégémo-nique et qu’il gouverne et unifie l’ensemble des facultés de l’âme sansexception. En d’autres termes, le point de vue cardiocentriste, tel qu’ilest défendu par Aristote, n’implique pas par lui-même l’unification de

41 Voir les deux séquences que forment Mot. an. 6-8 et De. an. III 9-11. Sur l’appli-cation du concept d’action aux mouvements naturels, voir MOREL (2007), 149 sq.

42 Mot. an. 10 ; De. an. III 10, 433b19-27.43 La décision peut être indifféremment qualifiée de désir délibératif (bouleutikê

orexis – Eth. Nic., III 5, 1113a11), d’intellection désirante (orektikos nous) ou de désirraisonnant (orexis dianoêtikê) (Eth. Nic. VI 2, 1139b4-5).

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toutes les facultés qui interviennent dans l’action morale. C’est un fait,de même qu’il est réticent à situer dans un lieu déterminé du corps lapartie rationnelle de l’âme, Aristote ne situe pas explicitement dans lecœur la partie responsable de la délibération. De ce point de vue, les im-plications éthiques du cardiocentrisme aristotélicien sont seulement in-directes et, tout au plus, implicites.

Entre les propositions A et B, il manque donc une proposition du type :

A’. « Le cœur est le siège de la faculté rationnelle pratique ».

Or c’est précisément cette proposition que la reprise du cardiocentrismearistotélicien dans le De anima d’Alexandre permet de produire.

2) Le cardiocentrisme dans le De anima d’Alexandre d’AphrodiseIl est frappant de constater à quel point Alexandre se montre fidèle àAristote sur la question du cardiocentrisme si on la considère du pointde vue physiologique. C’est en particulier le cas dans son propre Deanima, notamment à partir de la p. 94, qui reprend purement et simple-ment les arguments de certaines sections du De juventute d’Aristote etplusieurs passages du De motu animalium. Il s’agit alors de situer« l’hégémonique » dans le corps. Le terme n’est pas aristotélicien danscette acception, et il renvoie d’abord à la terminologie stoïcienne.44 Tou-tefois Alexandre, comme il le fait souvent, adopte cette dernière pourson propre usage, jusqu’à la retourner contre les stoïciens eux-mêmes.Nous le constaterons d’ailleurs in fine. Rappelons que l’hégémonique,chez Alexandre, désigne principalement trois choses45 : le centre quiunifie toutes les fonctions psychiques ; la seule âme rationnelle ; lesparties psychiques supérieures par opposition aux fonctions ancillaires– par exemple, la faculté rationnelle par rapport aux facultés sensitiveet imaginative.

On peut analyser sommairement l’argumentation de la façon suivante :Alexandre commence par formuler le problème (94, 7-8) : « où se

trouve l’hégémonique de l’âme et en quelle partie du corps cette partie

44 Même s’il n’est pas absent de la tradition aristotélicienne antérieure à Alexandre.Il désigne en effet la partie directrice de l’âme chez Straton de Lampsaque (fr. 110, 111,119a-b, 121 Wehrli), comme le rappellent BERGERON-DUFOUR (2008), 56. Ils y voient unargument supplémentaire pour admettre qu’Alexandre, dans toute cette section, loind’adopter les principes de la psychologie stoïcienne, se réfère directement aux traitéspsychologiques d’Aristote.

45 ACCATTINO-DONINI (1996), 301-303.

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se trouve-t-elle ? » À l’époque d’Alexandre, la question est devenue to-pique, et cela depuis longtemps, si l’on en voit l’origine dans lePeri psuchês de Chrysippe.46

Suivent six arguments (A 1-6), exposés aux lignes 94, 11-96, 10,que je propose de caractériser de la manière suivante : l’argument del’addition, l’argument de la distribution, l’argument de la priorité or-ganique ; l’argument de la préservation ; l’argument de l’équidistancemorphologique et fonctionnelle ; l’argument de la généralité zoolo-gique. Cet ensemble d’arguments, qui sont principalement d’ordre phy-siologique, aura trois conséquences qui sont essentielles pour le proposd’Alexandre.

A 1 (argument de l’addition : 94, 11-20). Puisque la perfectiond’une partie imparfaite se fait grâce à une addition, là où se trouvel’âme la moins parfaite se trouve aussi l’âme parfaite ; donc, là où setrouve l’âme nutritive se trouvent aussi les puissances plus parfaites. Orla première se trouve dans la région du cœur. Donc les fonctions plusparfaites s’y trouvent également. Cet argument est peut-être un déve-loppement de l’argument d’Aristote en faveur de l’unité des facultés del’âme dans son De anima, en II 3, 414b20 sq. : les différentes puis-sances de l’âme se succèdent comme les différentes figures qui sontcomprises dans l’analyse que l’on peut faire d’une figure géométriquecomplexe. Le sensitif implique le nutritif comme le quadrilatère im-plique le triangle. Toutefois, pour Aristote, le principe de cette thèse estque « le conséquent implique en puissance l’antécédent » (414b29-30). Or, ici, l’implication est actuelle et non pas « en puissance ». Deplus, elle fait argument en faveur d’une localisation organique iden-tique pour les différentes facultés, ce qui n’est pas explicitement le caschez Aristote.

Cet argument s’appuie sur la téléologie organique héritée du Stagi-rite : les parties et les fonctions inférieures sont en vue des parties etfonctions supérieures, et c’est pourquoi celles-ci sont les perfections decelles-là. Il constitue en ce sens une variante de [T1] et de [T3]. Toute-fois l’argument a ici une portée supérieure : Alexandre entend le géné-raliser et l’étendre à la partie rationnelle de l’âme. Pour ce faire, il établitclairement l’équivalence entre les trois relations que sont : « s’ajouter àx », « être la perfection de x » et « être dans le même lieu que x ». Leprincipe général est donc le suivant : dès lors que deux fonctions entre-

46 Voir notamment ACCATTINO-DONINI (1996), 301; MANSFELD (1990); GOURINAT

(2005).

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tiennent ces trois relations, elles ne doivent pas seulement coexister, maisréellement fonctionner ensemble, réaliser une action commune. L’argu-ment de l’addition confère donc à la thèse de la localisation une valeurdémonstrative nouvelle.

A 2 (argument de la distribution : 94, 20-95, 6). Le cœur est le prin-cipe de la distribution de la nourriture parce qu’il est le point de départdu sang, qui est, comme chez Aristote – voir [T1] ; [T3] –, la nourritureà son état ultime. Le cœur est donc le principe de la croissance.

A 3 (argument de la priorité organique : 95, 6-12). Le cœur est le pre-mier organe qui se forme dans l’organisme, ainsi que nous l’avons vuchez Aristote. Il est également, pour Alexandre, le dernier organe à mou-rir. Ces observations sont destinées à prouver qu’il est le siège de l’âmenutritive.

A 4 (argument de la préservation : 95, 12-19). La partie principale setrouve dans le lieu le plus sûr ; or cet endroit est le milieu, qui est préci-sément l’emplacement du cœur. C’est là l’énoncé du cardiocentrisme ausens littéral, élément clé de l’exposé des Part. an. d’Aristote (III 4) et dela doctrine du De motu animalium. Cet argument est repris et enrichiaux lignes 98, 7-24.

A 5 (argument de l’équidistance morphologique et fonctionnelle :95, 19-25). La localisation du cœur au centre de l’organisme se justifieégalement par rapport aux axes de distribution des parties (haut/bas ; de-vant/derrière ; gauche/droite) : le milieu est le lieu naturel ou logique dela réception et de l’émission de mouvements internes depuis et vers lapériphérie – voir [T1]. C’est d’ailleurs à ce propos qu’Alexandre men-tionne le De motu d’Aristote, quelques lignes plus bas.47 C’est donc éga-lement un corollaire de l’argument de la distribution, comme l’indiquela nouvelle mention de la distribution de la nourriture en 95, 21. L’es-sentiel est cependant, non pas que le cœur soit topologiquement à dis-tance égale des parties opposées – ce n’est de toute façon qu’uneapproximation –, mais qu’il ait le même rapport fonctionnel avec les dif-férentes parties. Celles-ci viennent s’ajouter « à la poitrine et à la puis-sance qui se trouve en elle » (95, 23), comme des organes à un corps. Onpeut même dire positivement, et non pas seulement par métaphore ouanalogie, que la poitrine « est le corps de l’animal » (95, 22-23).

A 6 (argument de la généralité zoologique : 95, 25-96, 10). La puis-sance nutritive est commune à tous les animaux ; elle se situe donc lo-

47 97, 26. Sur les aspects topologiques et sur l’usage des schémas de représentationdu corps dans la biologie d’Aristote, je renvoie aux analyses de CARBONE (2011).

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giquement dans un « corps » qui appartient à tous, ce qui est le cas dela poitrine, par opposition à la tête aux mains, aux ailes ou aux pieds,parties que l’on ne trouve pas chez tous les animaux ; le principe vitalse trouve donc chez tous dans cette région.

De cet ensemble d’arguments, Alexandre tire trois conséquences ma-jeures pour l’explication des fonctions du cœur. Ces conséquences sontexposées dans la section suivante (96, 11-99, 30), elle-même suivie parla conclusion de la section et du traité tout entier, et du même coup parla conclusion sur la topologie des facultés : seul l’hégémonique, entenduau sens de partie rationnelle et dominante par rapport aux autres parties,est exclusivement localisé dans la région cardiaque.

Les trois conséquences (C 1-3) sont les suivantes.C 1 (la fonction sensitive : 96, 11-97, 11). Le cœur est le lieu de la

sensation, comme il est le lieu de la faculté sensible première chezAristote, ce qui explique qu’il soit également le siège des passions, etqu’il soit « la première partie à être mue et à pâtir » (97, 1-4).

C 2 (la fonction imaginative : 97, 11-98, 7). Il est le lieu de la fa-culté imaginative, qui s’exerce à partir des résidus de la sensation enacte. Il est donc également le lieu de l’assentiment et le principe del’impulsion et du mouvement local (97, 16-98, 1). Il vaut la peine, àce sujet, de citer le passage le plus décisif pour l’argumentationd’Alexandre :

[T4] Or là où se trouve la représentation, se trouvent également les as-sentiments, et là où se trouvent les assentiments, se trouvent aussi lesimpulsions et les désirs, qui sont précisément les principes du mouve-ment local. De sorte que la faculté à la fois impulsive et désirante del’âme sera également dans la région du cœur. Et c’est logique : le lieu,en effet, où aboutissent comme à leur principe les mouvements en pro-venance des choses extérieures est aussi, logiquement, ce d’où part leprincipe du mouvement qui va vers les choses extérieures.48

Bien que la thèse soit globalement celle d’Aristote, la présence de l’as-sentiment dans ce passage ne doit rien à celui-ci. Aristote, en effet,

48 ajlla; mh;n ejn w|/ hJ fantasiva, ejn touvtw/ kai; aiJ sugkataqevsei", ejn w|/ de; aiJsugkataqevsei", ejn touvtw/ kai; oJrmaiv te kai; ojrevxei", ai{tinev" eijsin ajrcai; th'" kata;tovpon kinhvsew". w{ste kai; hJ oJrmhtikhv te kai; ojrektikh; duvnami" th'" yuch'" ei[h a]nperi; kardivan. kai; eujlovgw": ejf j o} ga;r aiJ ajpo; tw'n e[xwqen kinhvsei" teleutw'sin wJ" ejpjajrchvn, ajpo; touvtou eu[logon givnesqai kai; th;n ajrch;n th'" ejpi; ta; e[xw kinhvsew".Alexandre, De an. 97, 16-97, 20.

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n’utilise pas le terme même d’« assentiment », ne faisant usage, dansun passage des Topiques,49 que du verbe correspondant : sunkatati-thêmi. Or ce passage ne se limite nullement au cas de l’assentimentmoral. Il ne justifie pas que l’on cherche chez Aristote l’origine de laproblématique stoïcienne de l’assentiment moral. Il n’y a pas, littéra-lement, de doctrine de l’assentiment chez Aristote. Alexandre, pour sapart, se réfère incontestablement à la problématique stoïcienne, mêmes’il le fait de manière polémique, quand il envisage la question de l’as-sentiment, que celui-ci soit moral ou théorique. Je reviendrai plus loinsur ce point.

Notons que la reprise de l’explication du mouvement local ne s’ins-pire pas seulement des acquis du De anima aristotélicien. Elle est as-sortie ici (97, 26-27) de la référence explicite au De motu animalium,ce qui ne saurait surprendre, au vu des arguments physiologiques pré-sentés dans la section précédente. Plusieurs d’entre eux, en effet, sonten conformité directe avec ce traité. On le constate en particulier pourl’argument A 5, qui fait très précisément écho au chapitre 9 du Demotu. La présence implicite de ce traité est d’ailleurs manifeste danstout ce qui précède. On le constate ainsi en 77, 5-20, où l’on retrouveclairement la doctrine du De motu à propos des facteurs physiologiquesde la locomotion. Dans ce passage, Alexandre mentionne en particu-lier la double capacité de contraction et dilatation du SC, capacité qui,nous avons vu, explique la thèse défendue par Aristote en [T2]. Il n’estdonc pas étonnant que l’on trouve également dans le traité d’Alexan-dre une reprise directe de De motu 7 et de la doctrine dite du « syllo-gisme pratique » :

[T5] Car il n’est d’aucune utilité de délibérer sur ce qui est à accom-plir, s’il n’en résulte pas encore un choix, qui est précisément un désirdélibératif. De même en effet que, dans le domaine de la connais-sance théorique, la conclusion établie à partir de ce qui a été posé estla connaissance de ce qui est en question, de même, dans le domainepratique, l’action est la conclusion du souhait.50

La doctrine générale, en un mot, est parfaitement conforme à celle duDe motu, le traité dans lequel Aristote a donné sa formulation la plus

49 Top. III 1, 116a11.50 Alexandre, De an. 80, 5-15.

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explicite et la plus directe du cardiocentrisme.C 3 (la faculté rationnelle : 98, 24-99, 15). Enfin, le cœur est le lieu

de la faculté rationnelle, faculté proprement hégémonique. Comme jel’ai rappelé, Aristote est très hésitant sur ce point. D’une part, l’intel-lect est pour lui séparé ou séparable, sous l’un de ses aspects au moins.D’autre part, le seul texte qui tende vers une localisation de la partierationnelle de l’âme, Part. an. III 10, est extrêmement allusif.

L’argument d’Alexandre est assez élaboré et l’on peut y discerner troisétapes :

[T6] a) En outre, que la partie rationnelle de l’âme, que l’on appelleproprement « hégémonique », se trouve elle aussi dans le cœur, onpourrait également le montrer en invoquant le fait que la partie ra-tionnelle possède d’une part une partie pratique, à laquelle partici-pent également en quelque manière certains animaux irrationnels, etd’autre part une partie théorique, qui est propre à l’homme. Parmielles, la partie pratique, que nous appelons aussi délibérative et ra-tionnelle, se trouve en conséquence là où se trouve la partie désiranteet motrice selon le lieu. Car là où se trouve la partie désirante, setrouve aussi la partie du souhait. Le souhait, en effet, est une sorte dedésir. Or là où se trouve la partie du souhait, se trouvent aussi la par-tie délibérative et la partie rationnelle. Car le souhait est un désir dé-libératif et rationnel. b) Mais en outre, là où se trouve la partie sensitive, se trouve éga-lement la partie capable d’assentiment. Or là où celle-ci se trouve,se trouve aussi ce par quoi nous supposons, formons des opinions,raisonnons et avons la science. Car toutes ces activités impliquentl’assentiment. Mais dans ce cas, là où se trouve ce par quoi nousavons la science, se trouve également l’intellect théorique.c) D’une manière générale, si la faculté rationnelle pouvait existerpar elle-même et séparément des parties qu’on a énumérées avantelle – nutritive, sensitive, imaginative, impulsive –, il serait alorspossible que cette faculté existe en nous en étant séparée par sonsubstrat de celles qui la précèdent. Dans ce cas, il faudrait nécessai-rement dire que nous avons plusieurs âmes et que chaque hommeest plusieurs animaux. Mais si cela est impossible – car il est né-cessaire que celui qui possède la faculté ultime de l’âme possèdeégalement celles qui la précèdent ; car cette faculté est en réalité laperfection de l’âme ; or la perfection s’ajoute et s’unit à ce dont elle

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est perfection –, nécessairement l’âme rationnelle est également dansla région du cœur. 51

La thèse de la localisation cardiaque s’appuie donc sur trois arguments :a) Le souhait, boulêsis, c’est-à-dire le type de désir impliqué dans

l’action, est lié à la délibération et, de ce fait, à la partie rationnelle.Ainsi, le cœur, en tant que siège du désir, est également le siège de la par-tie rationnelle dans son usage pratique. (98, 24-99, 3)

b) L’assentiment est le dénominateur commun des différentes fonc-tions cognitives (sensation, jugement, opinion, raisonnement, science) ;donc, là où se trouve la sensation, se trouve aussi la science ; or la sen-sation se trouve dans le cœur (au moins la faculté sensible première) ;donc la science s’y trouve également, et avec elle « l’intellect théo-rique ». (99, 3-99, 7)

c) Si la faculté rationnelle existait par soi et séparément des autresfacultés, il faudrait dire que nous possédons plusieurs âmes ; or c’est im-possible, en vertu de A 1, l’argument de l’addition : « la perfections’ajoute et s’unit à ce dont elle est perfection. » La puissance ultime del’âme, la faculté rationnelle, est en effet, non pas une faculté séparée,mais la perfection de toutes les autres. (99, 7-15)

Les arguments b) et c) ne sont pas une pure et simple reprise litté-rale des arguments d’Aristote, et ils répondent sans doute à des exi-gences dialectiques particulières. On peut donc supposer qu’ils visentdes adversaires platoniciens plus proches d’Alexandre dans le temps

51 o{ti de; kai; to; logistiko;n movrion th" yuch", o} kai; ijdivw" hJgemoniko;n kalei'tai,ejn th'/ kardiva/ kai; aujtov, deiknuvoito a]n tw'/ ei\nai me;n tou' logistikou' to; me;n prakti-kovn, ou| aJmh/gevph/ kai; tw'n ajlovgwn zwv/wn koinwnei' tina, to; de; qewrhtikovn, o} i[dionajnqrwvpou. w|n to; me;n praktikovn, o} kai; bouleutikovn te kai; logistiko;n kalou'men, aj-kovlouqon ei\nai, e[nqa to; ojrektikovn te kai; kata; tovpon kinhtikovn. e[nqa ga;r to; ojre-ktikovn, ejkei' kai; to; boulhtikovn. o[rexi" gavr ti" hJ bouvlhsi". o{pou de; to; boulhtikovn,ejkei' kai; to; bouleutikovn te kai; to; logistikovn. hJ ga;r bouvlhsi" o[rexi" bouleutikhv tekai; logistikhv. ajlla; kai; o{pou to; aijsqhtikovn, ejkei' kai; to; sugkataqetikovn. o{pou de;tou'to, ejkei' kai; w|/ uJpolambavnomen kai; w|/ doxavzomen kai; w|/ dianoouvmeqav te kai; ejpi-stavmeqa. pavnta ga;r tau'ta meta; sugkataqevsew". ajlla; mh;n w|/ ejpistavmeqa, ejn touvtw/kai; oJ qewrhtiko;" nou'". kaqovlou dev, eij me;n ejduvnato hJ logikh; duvnami" aujth; kaq jauJth;n ei\nai cwri;" tw'n pro; tauvth" eijrhmevnwn qreptikou' aijsqhtikou' fantastikou'oJrmhtikou', ejnedevceto me;n a]n kai; ejn hJmi'n ei\nai kecwrismevnhn kata; to; uJpokeivmenonthvnde th;n duvnamin tw'n pro; aujth'". ouj mh;n ajll j ajnagkai'on a]n h\n pleivou" levgein yuca;"hJma'" e[cein, kai; ei\nai e{kaston tw'n ajnqrwvpwn zw'/a pleivw. eij d j ajduvnaton tou'to ajnag-kai'on ga;r to;n th;n ejscavthn th'" yuch'" duvnamin e[conta kai; ta;" pro; tauvth" e[cein: te-leiovth" me;n ga;r th'" yuch'" h{de hJ duvnami", hJ de; teleiovth" ejp j ejkeivnw/ kai; su;n ejkeivnw/ejstivn, ou| ejsti teleiovth", ajnavgkh kai; th;n logistikh;n yuch;n ei\nai peri; kardivan.Alexandre, De an. 98, 24-99, 15.

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que ne l’est Platon.52 Quant à l’argument a), il conforte la thèse de l’unitédu désir raisonnable ou souhait (boulêsis) et de la faculté rationnelle cal-culatrice de l’âme, ce que confirme, comme [T5], le passage [T7], extraitdu De fato : « Le choix, en effet, est l’impulsion accompagnée de désir àl’égard de ce qui a été jugé préférable à la suite de la délibération. »53

Le premier des trois arguments porte donc clairement – sans exclurepar principe que d’autres cibles soient ici visées – contre la séparationinstituée par le Timée entre la partie rationnelle, seule capable d’ordon-ner une conduite raisonnable, et l’organe des passions et du désir, qui nepeut, au mieux, que lui obéir. Le texte [T6] dénonce d’ailleurs très ex-plicitement, en 99, 7, l’idée d’une séparation entre la faculté rationnelleet les autres facultés.

Conclusion : la radicalisation du cardiocentrisme chez Alexandred’Aphrodise et ses enjeux.Les enjeux de cette radicalisation sont d’abord psychologiques : ellerenforce la thèse aristotélicienne de l’unité des facultés de l’âme. Elleconcerne également la noétique : dans ce contexte, l’intellect est logi-quement incorporé. Sans qu’il soit réduit à une partie du corps, son ac-tivité est néanmoins localisée dans une partie du corps. Par ailleurs,étant donné que l’hégémonique est en un sens l’ensemble des facultés,le type de cardiocentrisme défendu par Alexandre s’oppose à la divi-sion stoïcienne des parties de l’âme, si l’on considère l’hégémoniquecomme une partie ou une fonction qui serait distincte des cinq sens, dela faculté reproductive et de la faculté d’énonciation.54

Toutefois, les enjeux sont également pratiques : il s’agit de mon-trer l’unité de la faculté rationnelle et de la faculté désirante, en tantque celle-ci appartient, en un sens, à la partie rationnelle pratique. Jedois dire « en un sens », car ce n’est pas exactement ce que dit Alexan-dre,55 qui insiste plus volontiers sur l’unité de lieu et sur l’addition

52 Alcinoos par exemple, selon ACCATTINO-DONINI (1996).53 hJ ga;r ejpi; to; prokriqe;n ejk th'" boulh'" meta; ojrevxew" oJrmh; proaivresi". Alexan-

dre, De fat. XII, 180, 8-9.54 ACCATTINO-DONINI (1996), 302. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un point de

psycho-physiologie, mais aussi d’une question touchant à la philosophie première :comme M. Rashed me l’a signalé, l’unification des différentes parties de la forme et del’essence, en l’occurrence l’unité des différentes facultés de l’âme, témoigne aussi de ladimension essentialiste de l’ontologie d’Alexandre d’Aphrodise. Sur la connexion entrela localisation de l’hégémonique dans le cœur et la thèse de l’unité de la forme, voir RA-SHED (2007), 163-164.

55 Voir par exemple, Alexandre, De an. 74, 8-9.

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des parties que sur l’inclusion à proprement parler de l’une dans l’au-tre. On trouve par ailleurs une confirmation très claire des enjeuxéthiques de la querelle dans un texte de Galien qui oppose les deuxdoctrines. Il défend l’encéphalocentrisme de Platon et d’Hippocratecontre Aristote et Chrysippe en arguant du fait que le choix délibéré,la proairesis, ne peut pas résulter d’un mouvement du cœur, car celui-ci n’est précisément pas délibéré :

[T8] Il est établi que <le cœur> est principe de mouvement, non pascependant de tout mouvement, mais seulement de la pulsation, qui estd’un autre genre que celui qui s’accomplit selon le choix. On peuten effet montrer que le cœur n’est ni le premier point de départ de cedernier mouvement, ni son ultime point d’accomplissement. On dé-duira donc précisément de cette assertion, non pas ce que soutien-nent à la fois Aristote et Chrysippe, mais ce que pensent Platon etHippocrate, à savoir que le mouvement qui s’accomplit en nous selonle choix a son principe dans le cerveau, tandis que le cœur est prin-cipe d’un mouvement distinct de celui-ci et non choisi.56

Quoi qu’il en soit de l’éventuelle présence cachée de Galien dans letraité, Alexandre est en tout cas assez fidèle à Aristote sur le point es-sentiel. La partie désirante ne reçoit pas ses ordres d’une partie ration-nelle supérieure et séparée, parce que la délibération et la décision sonten elles-mêmes des formes de désir, ou sont intimement liées au désir.Ce qui est cependant nouveau, c’est l’utilisation du cardiocentrisme pourfaire de la localisation de l’intellect pratique un argument explicite en fa-veur de l’unité du désir et de la pensée dans la délibération.

Enfin, cette radicalisation est une façon d’unifier ce qu’Alexandre apar ailleurs séparé, ou tout au moins distingué, dans le cadre de la polé-mique anti-stoïcienne. Partons de la séparation. L’assentiment est dis-tinct à la fois de la représentation et de l’impulsion pratique. Le Deanima d’Alexandre insiste clairement sur la distinction qu’il faut faireentre l’assentiment à proprement parler et la hormê, comprise comme

56 ejndeivknutai ga;r ajrch;n ei\nai kinhvsew" aujthvn, ouj mh;n aJpavsh" ge, ajlla; movnh"th'" kata; tou;" sfugmouv", h{ti" eJtevrou gevnou" ejsti; th'" kata; proaivresin: ejkeivnh" dæ ou[tæa[rcesqai prwvthn ou[qæ uJstavthn pauvesqai th;n kardivan e[cei ti" dei'xai. peraivnoitæ a]nou\n kajk touvtou tou' lhvmmato" oujc o{per !Aristotevlh" te kai; Cruvsippo" uJpolambav-nousin, ajllæ o} Plavtwni kai; ÔIppokravtei dokei', th'" me;n kata; proaivresin ejn hJmi'n ki-nhvsew" ajrch;n ei\nai to;n ejgkevfalon, eJtevra" dev tino" ajproairevtou th;n kardivan.Galien, De Plac. Hipp. et Plat. II, 8, 25.

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impulsion pratique, qui le suit et qui est, elle, réellement productriced’action. L’un des passages qui me paraissent sur ce point les plus si-gnificatifs, est le suivant :

[T9] il semble que l’impulsion suive l’assentiment donné aux repré-sentations, comme si elle en était la fin, parce qu’elle n’est plus unefaculté capable de juger, mais une faculté de l’autre partie de l’âme,la partie pratique.57

Plus haut dans le texte, Alexandre avait déjà insisté sur la successionchronologique et l’ordre sériel qui caractérisent la chaîne causale condui-sant de la sensation à l’action 58:

[T10] ces choses-là se succèdent dans l’animal, car elles se présententpar ordre : sensation, représentation, assentiment, impulsion, action.

L’ampleur des enjeux pratiques apparaît clairement si l’on replace cettesérie dans le contexte du De fato d’Alexandre. Dans le cadre de la po-lémique anti-stoïcienne sur le destin et ce qui dépend de nous, c’est eneffet un point essentiel : la faculté de donner notre assentiment, facultégrâce à laquelle il dépend de nous de choisir A ou non-A, est libre parrapport aux causes antécédentes et par rapport aux représentations. Leconcept stoïcien d’assentiment n’est donc ici convoqué que pour mieuxrejeter la notion stoïcienne d’assentiment.59 Alexandre fait pour sa partun usage positif et même central du terme, estimant que le propre del’homme est précisément de ne pas être soumis à ses représentations et

57 dokei' ga;r e{pesqai meta; th;n ejpi; tai'" fantasivai" sugkatavqesin oJrmh; w{sperou\sa tevlo" aujth'", oujkevt j ou\sa kritikhv, ajlla; tou' eJtevrou mevrou" th'" yuch'", tou'praktikou'. Alexandre, De an. 73, 20-22.

58 kai; e[stin ejfexh'" tau'ta ejn tw'/ zwv/w/ th;n tavxin e[conta: ai[sqhsi" fantasiva sug-katavqesi" oJrmh; pra'xi". Alexandre, De an. 72, 15-16. Voir aussi Mantissa, I, 105, 30-31 ; 119, 6-9. La série ‘sensation / représentation / assentiment / impulsion / action’s’inspire du dispositif stoïcien, bien qu’elle soit utilisée pour s’y opposer. Cette succes-sion, en effet, n’est pas nécessairement déterminante sur le plan causal aux yeuxd’Alexandre, les conséquents présupposant les antécédents sans être absolument déter-minés par eux. Voir en ce sens ACCATTINO-DONINI (1996), 251-252.

59 BONAZZI (2007) parle à juste titre de « polemic resemantization » à propos de cetaspect de l’argumentation antistoïcienne, dont il montre qu’il est commun aux platoni-ciens et aux aristotéliciens. Je me permets également de renvoyer à mon article à paraî-tre « Inclination et décision. Le problème de l’assentiment chez Aristote et Alexandred’Aphrodise ».

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de pouvoir leur donner ou refuser son assentiment rationnel pour orien-ter volontairement la conduite.60 L’homme peut toujours décider parraison, à l’occasion de la représentation, ce qui n’est pas le cas de l’ani-mal. Celui-ci cède à la représentation, parce qu’il agit uniquement par« tendance » ou « impulsion » (hormê), tandis que l’homme « juge »ses propres représentations et peut décider ainsi de ce qu’il convient ounon de faire. C’est pourquoi [T9] sépare l’assentiment rationnel del’impulsion en les plaçant respectivement dans la partie judicative etdans la partie pratique – ce qui n’est d’ailleurs pas sans produire un cer-tain embarras par comparaison avec [T6], qui place la partie pratiquedans la partie rationnelle –, d’où l’impression de discontinuité quedonne la succession exposée en [T10].

Or ce schéma de succession, mal compris, pourrait donner de l’âmeune image erronée : l’image d’une âme dispersée en de multiples facul-tés séparées. C’est peut-être ce qui conduit Alexandre d’Aphrodise àpréciser, à la fin de son De anima, que l’assentiment – théorique, maisaussi par extension pratique – est commun à toutes les formes deconnaissance et qu’il relève fondamentalement de la même faculté quele désir pratique.

Qu’il y ait sur certains points une forme de contamination platoni-cienne dans la polémique d’Alexandre contre l’éthique stoïcienne sem-ble être une chose désormais bien établie.61 Le type de cardiocentrismequ’il élabore renvoie en tout cas dos-à-dos stoïciens et platoniciens, ré-vélant ainsi sa réelle originalité. D’Aristote à Alexandre d’Aphrodise,il y a, tout à la fois, continuité et radicalisation. On voit ainsi se dessi-ner un lien, que les textes d’Aristote n’établissent pas explicitement,entre la physiologie, la théorie des facultés psychiques et l’éthique : àla faveur de la polémique sur la localisation de l’hégémonique, Alexan-dre produit un argument nouveau et radical à l’appui de la conceptionaristotélicienne de l’action morale.

60 Alexandre, De fat. XI, 178.17-24. Voir également Mantissa, XXIII 172, 25-28 etla Quaestio III, 13.

61 Voir DONINI (1974), 63 sq., qui montre du reste que la contamination est mutuelle,en prenant comme exemple le traité de Plutarque De virtute morali, dont il analyse, avecbeaucoup de précautions, les traits aristotéliciens.

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