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Charlot, poète malgré lui

Date post: 17-Nov-2023
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Résumé Charlot est une figure de prédilection pour les poètes des années 1920 et 1930 qui le reconnaissent comme un des leurs. Dans le contexte particulier de la poésie moderniste, en guerre contre le logos et contre une idéologie élitiste de la littérature, faire d’un personnage de cinéma burlesque le poète moderne par excellence est un geste significatif. Quel sens conférer au mot « poète » appliqué à Charlot ? A partir d’exemples puisés chez Soupault, Cendrars et Aragon, cet article s’efforce de répondre à cette question. Est-ce par sa mélancolie native, par son humour corrosif qui remet en question l’ordre établi ou parce que, véritable « homme- image », il incarne une forme de pureté du cinéma muet ? Abstract Chaplin’s character, Charlie (or Charlot as the French call him) is highly valued by poets from the 1920s and 1930s, who regard him as a one of their own. Against the backdrop of modernist poetry, waging war against both the logos and an elitist conception of literature, it is a meaningful gesture to choose a comic hero as the epitome of the modern poet. What does the word “poet” mean when it applies to Charlie ? Using examples drawn from Soupault, Cendrars and Aragon, this article will try to answer this question. Is it because of Charlie’s na- tive melancholy, of his pungent humour that threatens the established order, or because, as an “image-man”, he embodies the essence of silent cinema ? Nadja COHEN Charlot, poète malgré lui Pour citer cet article : Nadja COHEN, « Charlot, poète malgré lui », à paraître dans Interférences littéraires/ Literaire interferenties, n° 18, mai 2016. Cet article constitue une prépublication. Sa pagination finale sera définitivement déterminée lorsqu’il sera intégré au numéro 18 de la revue, à paraître en mai 2016. http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790
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Résumé

Charlot est une figure de prédilection pour les poètes des années 1920 et 1930 qui le reconnaissent comme un des leurs. Dans le contexte particulier de la poésie moderniste, en guerre contre le logos et contre une idéologie élitiste de la littérature, faire d’un personnage de cinéma burlesque le poète moderne par excellence est un geste significatif. Quel sens conférer au mot « poète » appliqué à Charlot ? A partir d’exemples puisés chez Soupault, Cendrars et Aragon, cet article s’efforce de répondre à cette question. Est-ce par sa mélancolie native, par son humour corrosif qui remet en question l’ordre établi ou parce que, véritable « homme-image », il incarne une forme de pureté du cinéma muet ?

Abstract

Chaplin’s character, Charlie (or Charlot as the French call him) is highly valued by poets from the 1920s and 1930s, who regard him as a one of their own. Against the backdrop of modernist poetry, waging war against both the logos and an elitist conception of literature, it is a meaningful gesture to choose a comic hero as the epitome of the modern poet. What does the word “poet” mean when it applies to Charlie ? Using examples drawn from Soupault, Cendrars and Aragon, this article will try to answer this question. Is it because of Charlie’s na-tive melancholy, of his pungent humour that threatens the established order, or because, as an “image-man”, he embodies the essence of silent cinema ?

Nadja Cohen

Charlot, poète malgré lui

Pour citer cet article : Nadja Cohen, « Charlot, poète malgré lui », à paraître dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 18, mai 2016. Cet article constitue une prépublication. Sa pagination finale sera définitivement déterminée lorsqu’il sera intégré au numéro 18 de la revue, à paraître en mai 2016.

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

Geneviève Fabry (UCL)Anke Gilleir (KU Leuven)Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL)Ortwin de GraeF (Ku leuven)Jan herman (KU Leuven)Guido latré (UCL)Nadia lie (KU Leuven)

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Comité de direCtion – direCtieComité

Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 18, à paraître en mai 2016

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Charlot, poète malgré lui1

Charlot occupe une place unique dans le paysage cinéphilique des années 1920 par l’ampleur du consensus qui s’établit autour de lui. Jean Cocteau salue la puissance de son « rire esperanto » et se plaît à imaginer que « sans doute, avec son aide, on [eût] achevé la tour de Babel »2. S’il est un héros populaire, Charlot est aussi une icône pour les avant-gardes artistiques, qui ont pourtant la dent dure et taillent à la serpe dans la production filmique de leur temps pour y prélever leur menu butin. Plus particulièrement, les poètes de la mouvance dada ou surréaliste s’enthousias-ment pour la figure de Charlot qui, selon les cas, les amuse ou les émeut mais qu’ils investissent surtout de leurs propres préoccupations idéologiques et esthétiques du moment. Volontiers confondu avec son créateur, Chaplin, voire totalement éman-cipé de ce dernier, Charlot est considéré comme une figure autonome – avantage considérable car s’il n’est à personne, c’est qu’il est à tout le monde ! De fait, nombre d’auteurs rêvent leur Charlot. Dans le numéro 4-5 du Disque vert de 1924 qui lui est consacré, Henri Michaux énumère ainsi les différentes tentatives d’annexion dont ce personnage a fait l’objet : Charlot unanimiste, Charlot dadaïste, Charlot primitif etc…

Quelles que soient ces nuances, Charlot est, de façon récurrente, qualifié de « poète » et son univers rattaché à la « poésie ». C’est sur l’emploi de ces termes que nous nous interrogerons plus particulièrement ici3. En quoi Charlot serait-il poète et pourquoi s’approprier un tel personnage ? Que projettent les poètes de l’époque, non, parfois, sans quelque mauvaise foi, sur la créature de Chaplin ? Nous exami-nerons tout d’abord quelques-unes de ces occurrences, notamment dans le Charlot de Soupault (1931), pour voir en quoi Charlot constitue une figure d’identification privilégiée. Nous verrons ensuite que l’humour grinçant du personnage joue un rôle important dans sa désignation comme « poète » par les avant-gardes, son irra-tionalité étant lue comme une forme de résistance à l’ordre établi de la société et du discours logique. Plus curieux, nous verrons enfin que Charlot semble parfois être considéré non seulement comme une incarnation du poète mais du poème lui-même. Véritable « homme-image »4 selon une formule suggestive de Fernand

1. Cet article s’inscrit dans le cadre du Pôle d’attraction interuniversitaire « Literature and Media Innovation » (http://lmi.arts.kuleuven.be) financé par la Politique scientifique fédérale belge (http://www.belspo.be).

2. Jean CoCteau, « Charlie Chaplin », dans Le Disque vert, n° 4-5, 1924, p. 48.3. Voir Nadja Cohen & Anne reVerseau, « Qu’est-ce qui est “poétique” ? Excursion dans les

discours contemporains sur le cinéma », dans Revue Critique de Fixxion Francaise Contemporaine, n° 7, 2013 pp. 173-186. [En ligne], URL : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx07.19. Sous la direction de ces mêmes auteurs, on pourra également se reporter à un numéro de revue en préparation : « Un je-ne-sais-quoi de poétique : l’idée de poésie hors du champ littéraire », à paraître dans Fabula LHT, n°20, 2017, et dont l’argumentaire est disponible en ligne : http://www.fabula.org/lht/index.php?id=527

4. Fernand léGer, Les Chroniques du jour, n° 7-8, 16-31 décembre 1926. Numéro double consacré à Charlot.

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Léger, il serait une figure possible du cinéma, medium éminemment moderne à l’en-seigne duquel plusieurs poètes de l’époque placent leur poésie.

1. Charlot « poète » : figure d’identifiCation privilégiée

Charlot constitue une figure d’identification privilégiée pour les poètes des années 1910 et 1920. Il n’est certes pas le seul personnage de celluloïd à les fasciner puisque Fantômas et Musidora, créatures immorales des films de Louis Feuillade, sont érigés en véritables héros d’une mythologie moderne5. Charlot se distingue toutefois de ces héros qui incarnent le Zeitgeist, sans doute parce que l’image qu’il véhicule transcende les époques et est perçue comme universelle. Ce héros, que tout un chacun a l’impression de posséder et de comprendre indépendamment de son créateur, favorise la projection des spectateurs et nul ne suscite autant d’empathie que lui. Jugeons-en par la façon dont Philippe Soupault évoque ses films. Pionnier de la « critique synthétique »6 aragonienne appliquée au cinéma, il écrit entre 1919 et 1922 de courts textes suggestifs consacrés aux œuvres de Chaplin où il délaisse les considérations techniques pour ne livrer que des bribes de film vécues par identification au héros. Ainsi dans son compte rendu de Charlot voyage (The Immigrant) :

Le roulis et l’ennui bercent les journées. Nous avons assez de ces promenades sur le pont : depuis le départ, la mer est incolore. Les dés que l’on jette ou les cartes ne peuvent même plus nous faire oublier cette ville que nous allons connaître : la vie est en jeu.C’est la pluie qui nous accueille dans ces rues désertes. Les oiseaux et l’espoir sont loin. Dans toutes les villes les salles de restaurant sont chaudes. On ne pense plus, on regarde les visages des clients, la porte ou la lumière. Est-ce que l’on sait maintenant qu’il faudra sortir et payer ? Est-ce que la minute qui est là ne nous suffit pas ? Il n’y a plus qu’à rire de toutes ces inquiétudes.Et nous rions tristement comme des bossus. 7

Le poème de Soupault évacue toute la partie anecdotique du film pour en

donner une épure mélancolique. Curieusement, le personnage de Charlot n’y appa-raît pas. Soupault fait plutôt le choix énonciatif de la première personne du pluriel pour témoigner de la profonde solidarité qui s’établit entre le poète et le person-nage du vagabond, même si le « nous » semble englober plus largement l’ensemble des spectateurs. L’inflexion personnelle que lui donne Soupault est sensible dans la proximité de ce billet avec ses textes automatiques et dans l’expression de pré-occupations existentielles qui caractériseront les futurs surréalistes. La clausule du premier paragraphe : « la vie est en jeu » annonce thématiquement l’importance que

5. Voir Louis araGon, « Du sujet », dans Le Film, 22 janvier 1919, repris dans Chroniques I, 1918-1932, édition établie par Bernard leuilliot, Paris, Stock, 1998. L’auteur y situe très bien ces personnages dans le contexte social et moral de l’époque.

6. L’objectif de la critique « synthétique » était de restituer poétiquement le sentiment éprouvé au contact d’une œuvre d’art. Voir par exemple à ce sujet Roger naVarri, « critique syn-thétique , critique surréaliste : aperçus sur la critique poétique », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 78, n° 2, mars-avril 1978, pp. 216-230. Pour la critique synthétique consacrée plus spécifiquement au cinéma, on pourra se reporter à Nadja Cohen, Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Paris, Garnier, « Classiques », 2014, notamment pp. 272-281.

7. Philippe soupault, « Charlot voyage », dans Littérature, n° 6, août 1919, repris dans Écrits de cinéma (1918-1938), textes réunis et présentés par Alain & Odette Virmaux, Paris, Plon, « Ramsay poche cinéma », 1988, pp. 44-45.

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le groupe de Breton accordera au hasard et stylistiquement le goût des surréalistes pour les maximes et les sentences.

De façon récurrente, Soupault qualifie Charlot de « poète ». Dans un article intitulé « Le cinéma U.S.A », qui reprend en partie les textes parus dans Littérature, il utilise à plusieurs reprises ce terme :

Charlie Chaplin a réellement « découvert » le cinéma. Cela lui fut facile sans doute, mais parce qu’il était poète. Je pense qu’il est inutile d’insister sur ce fait que depuis longtemps tout le monde a compris la différence qui sépare tous les films de Charlot de presque tous les autres films. La poésie est un acide plus violent que tous les acides connus. Elle corrompt les combinaisons les plus riches, les plus puissantes, sa présence oblige à tout recommencer.8

Dans ce contexte, le terme « poète » est utilisé pour désigner une innovation radicale, tantôt présentée comme une invention (comme l’indique le verbe « décou-vrir » mis en valeur par les guillemets), tantôt comme une révolution, ce que suggère la violence de la métaphore chimique (l’acide), qui évoque une esthétique de la table rase. Toutefois, Soupault se garde bien de préciser la nature d’un tel bouleversement artistique, se retranchant derrière une pseudo évidence qui lui permet d’écarter, par deux formules rhétoriques (« il est inutile d’insister », « depuis longtemps tout le monde a compris »), un examen approfondi de l’art filmique, qui ne l’intéresse pas vraiment.

Mais c’est dans Charlot, libre recréation de l’univers chaplinien, écrit en 1931, que Soupault achève de portraiturer le célèbre vagabond en « poète ». Le terme et ses dérivés apparaissent à pas moins de cinq reprises dans les pages qui composent le court texte préfaciel du volume : il y est question de « la merveilleuse poésie qui anime Charlot », cette « poésie qui coule dans ses veines ». Le personnage est, quant à lui, « un poète au sens le plus pur et le plus fort du terme », tant sa vie « s’ali- « un poète au sens le plus pur et le plus fort du terme », tant sa vie « s’ali-, tant sa vie « s’ali-mente aux sources mêmes de la poésie ». Enfin, fidèle aux principes de la critique synthétique, Soupault affirme que pour rendre justice au personnage, il faudrait écrire non une biographie mais un « poème », ce qu’il fait ici dans une certaine mesure. Ce curieux opus est en effet une biographie fictive du personnage de Char-lot, une sorte de patchwork de bribes de films éparses qu’il se remémore librement. La façon dont Soupault justifie sa démarche ne manque pas d’intérêt : « Je n’aurais pas tenté cet essai si Charlie Chaplain [sic], lui-même, n’avait pas oublié Charlot », affirme-t-il, se présentant ainsi plus chaplinien que Chaplin, plus fidèle à la créature que son créateur lui-même. Il révèle ainsi une tendance plus générale de l’époque à s’approprier le personnage de Charlot, pour en dresser un portrait confinant parfois à l’autoportrait.

Dans les pages consacrées par Soupault à l’enfance – nécessairement inventée puisque le personnage naît chez Chaplin à l’âge adulte ! – et à la jeunesse de Charlot, le poète confère une dimension mythique à la genèse du vagabond. Passant sous silence les parents du héros, Soupault fait de lui une figure auto-engendrée aisément universalisable. Le motif insistant de la « source » (titre du premier chapitre) pour évoquer l’enfance revêt une évidente dimension symbolique et métapoétique. Ce début nous fait en effet remonter le cours du temps, effectuer un retour aux sources

8. id., « Le Cinéma U.S.A. », dans Films, 15 janvier 1924, repris dans Écrits de cinéma (1918-1938), op. cit., pp. 43-44. Je souligne.

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du personnage. De plus, comme nous l’a appris la préface, Charlot s’alimente à « la source même de la poésie ». Soupault fait ici du personnage « descendu des nuages », « distrait », une fi gure lunaire, conformément à une vision romantique du poète rê-, une figure lunaire, conformément à une vision romantique du poète rê-veur, incompris, épris de liberté, à l’écoute d’une nature animiste qui lui envoie des signes d’intelligence. Notons que cette évocation doit autant, sinon plus, à la poésie du xixe siècle qu’aux films de Chaplin, si l’on en juge par l’atmosphère romantique qui imprègne le récit de la nuit dans la forêt. Soupault y fait aussi référence à l’univers rimbaldien, dans une phrase qui semble tout droit sortie des Illuminations : « il assista aux miracles de l’aube ». La superposition de ces différentes figures culturelles, sou-vent incompatibles entre elles et assez mal ajustées au personnage de Charlot, est un exemple parlant des usages de Charlot par les poètes. Rien de moins rimbaldien qu’un film de Chaplin mais pour Soupault, comme pour tous les surréalistes, Rimbaud est évidemment une figure incontournable du panthéon littéraire. Détourné de son ori-gine, Charlot semble ici servir de porte-étendard au poète pour affirmer ses préfé-rences littéraires, tout en donnant à son discours une touche moderne.

Si Soupault souligne la mélancolie du personnage, de façon à faire de Char-lot un poète selon son cœur, Cendrars choisit de mettre en avant d’autres traits discriminants du personnage. La maladresse de Charlot, qui fait de lui – à son insu – le clou du spectacle dans Le Cirque, est un autre trait distinctif autorisant le rap-prochement entre le poète et ce personnage. Pour Cendrars, en effet, « [Charlot] est gaucher et on se l’imagine bègue » 9, façon pour le poète, lui-même gaucher depuis l’amputation de sa main droite en 1916, de faire du vagabond son alter ego. Le bégaiement qu’il lui attribue achève de faire de Charlot un portrait chiffré de Cendrars, le prénom que ce dernier s’est choisi, « Blaise », venant étymologique-ment de l’épithète latine « blaesus » qui signifie « bègue ». En outre, ce défaut de prononciation accentue le caractère atypique du personnage et permet à Cendrars de creuser encore davantage le fossé qui sépare Charlot des normes sociales, tout en le rapprochant incidemment de la figure du poète. La poésie est en effet souvent décrite comme un écart par rapport aux usages conventionnels du langage. Cette valorisation de l’inadaptation vaut a fortiori à partir de dada. L’écriture de la main gauche et le bégaiement, qui s’écartent de la norme sociale et linguistique, sont réha-bilités, voire cultivés, par des poètes comme Tzara ou Gherasim Luca, pour sortir du ronron de l’éloquence et mettre en échec un langage préfabriqué. La maladresse de Charlot serait alors, sur le plan moteur et donc visuel, un analogon du bégaiement poétique, analysé par Deleuze comme une façon de tracer sa propre route, de faire bégayer la langue10, de creuser une langue dans la langue.

Enfin, plusieurs poètes11 relèvent le paradoxe d’un comique fondé sur la tris-tesse, à l’instar de René Crevel :

C’est ta tristesse, en effet, qui divertit. Charlot, avec la nostalgie de quel impos-sible paradis, ta canne à la main, vas-tu si pressé ; au réveil chaque matin les

9. Blaise Cendrars, Trop c’est trop (1957), dans Aujourd’hui, suivi de Jéroboam et La Sirène, Sous le signe de François Villon, Le Brésil et Trop c’est trop, textes présentés et annotés par Claude leroy, Paris, Denoël, « Tout autour d’aujourd’hui » tome 11, 2005, p. 443.

10. Gilles deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, « Paradoxes », 1993, p. 135.11. Voir aussi Aragon, pour lequel « seul, [Charlot] a cherché le sens intime du cinéma, et pour lequel « seul, [Charlot] a cherché le sens intime du cinéma, et

toujours persévérant dans ses tentatives, il a poussé le comique jusqu’à l’absurde et jusqu’au tragique, avec une veine égale. », Louis araGon, « Du décor », dans Le Film, 15 septembre 1918, repris dans Chroniques I, 1918-1932, édition établie par Bernard Leuilliot, Paris, Stock, 1998, pp. 23-28.

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barreaux du lit te rappellent ceux de la cage dont tu crus t’évader la veille au soir […] ceux qui savent à quoi s’en tenir parlent de l’humour de Charlot, jamais ils ne parlent de Charlot tout court. On énumère Lautréamont, Jarry, Rimbaud. Viens avec eux, tu feras la quatrième roue du carrosse, et fouette cocher !12

Si, comme l’affirme Baudelaire, « tout poète lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l’Eden perdu » 13, le Charlot de Crevel pourrait s’inscrire dans cette illustre lignée. A ce sentiment, poétique s’il en est, s’allie pour-tant une forme de dérision faisant de Charlot un personnage comique. Apostro-phant ce dernier, Crevel le place dans une lignée de poètes (Lautréamont, Jarry et Rimbaud) rappelant les généalogies idéales établies à la même époque par le groupe surréaliste. Le point commun à ces quatre figures si dissemblables pourrait bien être une forme de dérision ou d’humour noir corrosif qui semble aux poètes une des caractéristiques récurrentes de la « poésie » singulière de Charlot.

2. Charlot, « moraliste et poète »14 de son temps

Le lien entre humour et poésie est explicitement mis en évidence par Philippe Soupault dans un article de la revue Europe (15 novembre 1928) et c’est justement à partir du cas de Charlot qu’il établit cette liaison : « Son comique, pourrait-on dire, est d’essence supérieure. Remarquons à ce propos que le comique d’essence supérieure est très proche de ce que nous appelons aujourd’hui poésie ». En effet, le comique chaplinien permet de poser un regard critique sur la société. « Moraliste et poète » selon Desnos, son action ne s’est pas bornée à libérer le cinéma, elle s’est aussi exercée socialement :

Si Malec, Zigoto, Picratt, Ben Turpin sont des poètes, Charlot, leur maître, est un moraliste […] chacun au fond de l’âme doit reconnaître le pessimisme de son jugement sur la vie ridicule que nous menons.15

La collocation « moraliste et poète » pourrait sembler quelque peu étonnante. Elle perpétue pourtant le topos selon lequel le poète, en vertu de sa position margi-nale, jouirait d’un recul favorable à une réflexion lucide sur la société. Mais, loin de l’emphase du mage romantique, l’arme de Charlot est une forme corrosive de bur-une forme corrosive de bur-lesque. Il rappellerait en cela Jacques Vaché, proche ami d’André Breton, présenté par ce dernier comme un dandy hors norme opposant sa nonchalance et sa dérision au décervèlement et aux tueries de la Grande Guerre. L’auteur de L’Anthologie de l’humour noir a vu en lui à la fois un moraliste clairvoyant et un poète dada selon le modèle qu’il essayait alors de promouvoir. En effet, Vaché a représenté pour Breton un modèle de cette « poésie au besoin sans poèmes » 16 qu’il appelait de ses vœux

12. René CreVel, « Bonjour Charlot », dans Le Disque vert, n° 4-5, 1924, pp. 46-47.13. Charles baudelaire, « Réflexions sur mes contemporains. VII Théodore de Banville », re-», re-, re-

pris dans Curiosités esthétiques, L’Art romantique, éd. de Henri Lemaître, Paris, Garnier, « Classiques », 1971, p. 767.

14. Robert desnos, « Les rêves de la nuit transportés sur l’écran », dans Le Soir, 5 février 1927, repris dans Les Rayons et les ombres, édition établie et présentée par Marie-Claire dumas avec la collaboration de Nicole CerVelle-zonCa, Paris, Gallimard, « NRF », p. 81.

15. Robert desnos, « Charlot », dans Journal littéraire, 13 juin 1925, repris dans Les Rayons et les ombres, op.cit., p. 76.

16. André breton, « La Confession dédaigneuse », dans Les Pas perdus (1924), repris dans Œuvres complètes, t. I, édition établie par Marguerite bonnet avec la collaboration de Philippe bernier,

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contre celle des professionnels de la plume. Comme Vaché, Charlot est un poète involontaire, un moraliste indolent, mais surtout une création des avant-gardes leur permettant de défendre une certaine vision de la poésie.

Deux ans avant le Charlot de Soupault, en 1929, Cendrars commence à rédiger la première version d’un texte intitulé Si j’étais Charlot. Comme le remarque Jean-Carlo Flückiger, « la mode est alors, si l’on peut dire, aux essais sur Chaplin », et de nombreux écrivains publient “leur” Charlot » 17. Cendrars y célèbre lui aussi « le rire réaliste et tout empreint de tristesse et de mélancolie natives » de celui qu’il qualifie de « roi-soleil de l’humour noir […] instable comme tous ceux de sa race, inquiet, fiévreux, nostalgique, somnambule, scrutateur, observateur, moqueur, le vagabond chassé de partout…»18. On retrouve certaines caractéristiques du Charlot de Sou-pault, comme sa mélancolie, mais la figure est ici plus ambivalente, plus fidèle aussi au Charlot amoral des tout débuts, « moqueur », voire franchement immoral. En décalage constant avec son environnement, dont il n’épouse ni la logique, ni les usages, ni la temporalité, Charlot porte un regard critique sur une société, à laquelle, contrairement à l’image qu’en donne Soupault19, il tente inlassablement – mais sans succès – de s’intégrer.

Engagé dans une usine, Charlot offre ainsi une caricature hilarante de l’effica-cité érigée en dogme par le taylorisme, dans Les Temps modernes (Modern Times, 1936). Vivante antithèse de cette doctrine, il la contre sans cesse par le geste inutile, l’ara-besque, la dépense gratuite. Comme le poète-danseur que Valéry oppose au prosa-teur-marcheur, Charlot semble toujours préférer la ligne courbe et les chemins de traverse. On observe en effet que l’énergie qu’il déploie est sans commune mesure avec les résultats obtenus. Qu’importe !

Que venons-nous chercher au cinéma ? Des modèles à notre gré et quelques motifs d’exaltation. Charlot, Rio Jim, beaux spécimens d’hommes modernes, c’est vous que notre sensibilité réclame, que notre esthétique exige. […] L’homme moderne exalte l’action, il trouve en elle-même sa récompense et se rit des fruits qu’elle peut porter 20

Cette exaltation de l’action, indépendamment des « fruits qu’elle peut por-ter », se traduit dans les films de Chaplin par une esthétique de la pirouette et l’élaboration de ruses inutilement compliquées. Dans The Immigrant (1917), on est ainsi frappé par la disproportion entre l’énergie dépensée pour lancer un dé et le résultat obtenu. L’effet comique est renforcé par le contraste entre la gesticulation de Charlot et l’impassibilité des deux autres personnages qui, comme le spectateur, observent, immobiles, la pantomime du héros.

Pour le critique de cinéma André Martin, « avec ses faux airs importants et ses moulinets de canne, Charlot est l’homme qui en fait trop » 2121, ce qui le distingue

Etienne-Alain hubert & José pierre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 198.17. Jean-Carlo FlüCKiGer, « Portrait de l’autre en Charlot », dans Blaise Cendrars, n° 5, « Portraits

de l’artiste », s. dir. Caude leroy, Paris, Minard, « Revue des Lettres modernes », 2003, p. 101.18. Blaise Cendrars, « Si j’étais Charlie Chaplin », dans Trop c’est trop, op. cit., p. 437. 19. Sans doute cet aspect là n’aurait-il pas cadré avec l’image du poète maudit qu’il veut don-

ner de Charlot.20. Louis araGon, « Du sujet », art.cit, p. 41.21. André martin, « Le mécano de la pantomime », dans Les Cahiers du cinéma, n° 86, août

1958, p. 22. Voir aussi sur cette question Francis ramirez, « Comique et beauté : la ligne Keaton », Le

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Charlie Chaplin, The Immigrant, 1917Film cinématographique, 35 mm, noir et blanc, muet (photogrammes)

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d’un autre burlesque de son temps, Buster Keaton, foncièrement droit, soucieux d’atteindre son but coûte que coûte, qui ne dévie de son chemin qu’à contre-cœur. On pourrait ainsi opposer le cercle chaplinien aux figures rectilignes omniprésentes chez Buster Keaton, l’homme des lignes droites et des trajectoires optimales. Charlot présente de nombreux points communs avec le poète, tel que le conçoivent les avant-gardes de l’époque. Par sa dérision teintée de mélancolie et sa maladresse contrôlée, il est le grain de sable qui enraye les mécanismes trop bien huilées d’une société dont il esquive constamment les contraintes avec l’élégance d’un danseur. Son jeu, éminemment physique, explique que par moments la compa-raison entre Charlot et le poète se mue en une autre. De « poète », il se voit parfois qualifier de « poème » d’un genre particulier, poème visuel, purement plastique, quintessence du cinéma muet. Ici se joue un autre aspect du rapport entre Charlot et les avant-gardes poétiques qu’il nous reste maintenant à exposer.

3. Charlot : un poème moderne

Convaincue que la vie moderne a créé un nouveau rapport au monde, brutal, rapide et saturé d’images, la poésie des premières décennies du xxe siècle s’est cher-ché de nouveaux modèles pour repenser ses formes et son rôle. Dans ce contexte, le cinéma a constitué un alter ego précieux pour les poètes modernes, leur permettant d’affirmer leur désir de renouveau esthétique mais aussi parfois de rappeler leur singularité. Cette modernité, ardemment recherchée, s’est incarnée dans certains personnages parmi lesquels Charlot, dont la nervosité, le mouvement perpétuel et l’amoralité sont jugés emblématiques de l’époque.

Pris dans un mouvement perpétuel, le héros de cinéma n’a pas de temps pour les atermoiements. D’un point de vue moral, on peut y voir une conséquence du mode de vie moderne ; d’un point de vue esthétique, une contrainte technique du muet. Cette absence de réflexion des personnages, imposée par le medium même, expliquerait le lien établi spontanément par Aragon entre leur suractivité et leur amoralisme :

Je songe à Charlot étranglant Carmen, à Charlot musicien, s’écriant : Moi aussi, je suis peintre, et pour se faire aimer comme l’artiste son rival, dessinant une cari-cature pitoyable sur la roulotte. Rien n’asservit l’homme moderne ni les cadres établis de la vie ni les contingences. Voyez Lafcadio en marge de la morale […] Charlot en marge de tous les métiers […] Il faut à l’homme moderne la vie mo-derne, vie de libre concurrence, où les faibles périssent et les forts demeurent. La sentimentalité s’y punit de mort […] Charlot bouscule les vieillards.22

Comparer Charlot à Lafcadio, l’inventeur du meurtre gratuit des Caves du Vatican, est loin d’aller de soi pour les spectateurs modernes que nous sommes. Pour justifier ce curieux rapprochement, on pourrait arguer que la créature de Chaplin a considérablement évolué au fil du temps : du pauvre hère sans foi ni loi, qu’il était à l’époque où écrit Aragon, au clown au grand cœur qui soustrait vaillam-ment son « kid » aux griffes de l’assistance publique, la réception du personnage a

Genre comique, textes réunis par Christian rolot & Francis ramirez, Montpellier, Montpellier, Centre d’étude du xxe siècle, Université Paul Valéry, 1997.

22. Louis araGon, « Du sujet », art. cit., p. 42.

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bien changé. En 1919, les contemporains de Charlot soulignent souvent l’amora-lisme du personnage, comme en témoignent d’ailleurs les affiches d’époque qui le montrent grimaçant. Malgré tout, le rapprochement avec Lafcadio reste forcé et in-vite à la même remarque que précédemment s’agissant de Rimbaud. Charlot semble fonctionner ici plus comme un signe de ralliement à la modernité que pour ce qu’il est vraiment. Il permettrait ici en quelque sorte d’actualiser le Lafcadio de Gide.

Dans un numéro du Disque vert entièrement consacré à Charlot, Henri Mi-chaux s’émerveille d’ailleurs de la possibilité qu’offre la créature de Chaplin d’incar-ner en un seul personnage l’essence de l’époque moderne, sans qu’aucune médiation artistique soit nécessaire. Mentionnant des artistes ayant « l’âme moderne » (Picasso, Tzara ou encore Satie), Michaux constate que, dans leurs œuvres, « la révélation de l’âme moderne par ces signes est indirecte, embarrassante » et se prend à rêver :

Que ne peut-on prendre une âme moderne, l’installer dans un maçon ou un policeman et la faire agir, moderne, comme maçon, comme policeman, sans l’intermédiaire des fatals pinceaux ou porte-plume !C’est fait ! Il vit ! C’est Charlie ! […]Les unanimistes le réclament. Il serait un des leurs. Il serait aussi dadaïste, une réaction contre la sensibilité romantique, un sujet de psychanalyse, un clas-sique, un primitif.23

Présupposé pour le moins problématique : le cinéma ne serait pas une média-tion mais offrirait une image brute et directe de cette âme moderne à travers la figure de Charlot. Dans la suite de l’article, Michaux détaille les différentes interprétations qui ont été faites du personnage. Il développe notamment l’idée que la figure de Charlot constituerait une réaction contre le romantisme :

Nous n’avons plus d’émotions. Mais on agit encore.Charlie, c’est nous. Il tue un policeman. C’est fait. Il le tire par les bottes jusqu’à la rivière. Il ne se retourne pas. À la rivière, il le pousse du pied.Le cadavre et Charlie, chacun va de son côté. […]Charlie a faim. Il lui faudra aller chercher des cakes au café de l’ « écluse ».Charlie va au pantalon du cadavre, retire le porte-monnaie. Puis il va chercher des cakes.Et le cadavre va de son côté ; il va à la morgue.

Forcé par une société violemment inégalitaire d’enfreindre ses lois, Charlot, homme moderne prend toutes les libertés et pourrait sembler à certains égards hermétique aux émotions. C’est en effet le cas dans certains courts-métrages des années 1910 mais tous ne sont pas toujours exempts de pathos. Toutefois, il est notable que Michaux, comme Aragon, tire Charlot du côté de l’amoralisme, dans le cadre du procès qu’ils intentent au sentimentalisme.

Outre son supposé amoralisme, c’est sa nervosité qui frappe la plupart de ses contemporains. Il inspire ainsi à Franz Hellens le personnage de Locharlochi, dont le rire est qualifié d’ « amer, sec, bref, saccadé, détonnant, d’une époque affairée » et témoigne du « trépignement rapide d’une humanité positive et désabusée [...]. Au-jourd’hui toute action se mesure en vitesse […] Le corps humain formé de pièces

23. Henri miChaux, « Notre frère Charlie », dans Le Disque vert, n° 4-5, 1924, pp. 17-23.

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ajustées se meut selon un plan d’ensemble où chaque partie a son rôle et l’exécute sans se soucier des autres »24, loin de l’image mélancolique voire christique créée par Soupault dans son Charlot.

La nervosité du personnage, dépeinte par Hellens, présente le double avan-tage d’incarner une époque trépidante tout en perpétuant un certain imaginaire du poète, dans la lignée du je lyrique « crispé comme un extravagant » que Baudelaire met en scène dans « À une passante ». Cendrars fait de Charlot un personnage qui semble sorti d’un tableau de Chagall et il lui prête d’ailleurs imaginairement une ascendance russe justement du fait de sa nervosité : « Charlot n’a rien d’un Anglais. Il est beaucoup plus proche de Tchékov que de Dickens ». Il voit en lui « un être chimérique, acrobatique, instable, déséquilibré, insaisissable, en voie de lévi-tation »25. Homme du mouvement mécanique, Charlot est un personnage tout en tensions, dont les nerfs sont mis à rude épreuve. Chez Aragon, Pol, le personnage d’Anicet 26 inspiré par la créature de Chaplin, est également marqué par cette nervo-sité de la vie moderne qui trahit jusque dans ses gestes l’empreinte de la machine :

Tout dans sa démarche était mécanique, il y paraissait plusieurs volontés qui mouvaient séparément les parties de son corps de façon à faire valoir chacune […]. Le sens aigu du ridicule et l’impossibilité d’y échapper rendaient en lui le moindre mouvement ridicule et si, au premier coup d’œil, Anicet avait éprouvé l’envie de se moquer de cette marionnette, il dut très vite s’avouer qu’un émoi singulier l’étreignait à la vue de ce personnage toujours angoissé.27

Jean Epstein, qui s’intéresse aux modifications psycho-physiologiques de l’homme moderne et à leur incidence sur l’art, trouve aussi en lui un exemple parfait des mutations anthropologiques engendrées par la vie moderne : « Chaplin a créé le héros surmené. Tout son jeu est en réflexes de nerveux fatigué. Une sonnette ou un klakson le font sursauter, le dressent debout et inquiet, la main sur le cœur »28. Pour expliquer l’incroyable fortune du personnage, Epstein commence par expli-quer que, paradoxalement, le « nervosisme qui exagère souvent les réactions » est photogénique, alors que « l’écran est impitoyable pour les gestes le moins du monde forcés »29. Le cinéma donnant à voir « le drame au microscope », cette « énergie ner-veuse » irradie si bien que « la salle respire son rayonnement ». Or, le personnage de Charlot, qui porte dans son corps les stigmates de la modernité, est le type même du héros nerveux et « surmené », ce qui fait de lui le personnage photogénique par excellence et donc le parfait héros de cinéma.

Pour beaucoup, il est même une incarnation du septième art. Le peintre Fer-nand Léger, qui découvrit Charlot pendant une permission du Front, lors de laquelle

24. Franz hellens, « L’École du mouvement », dans Le Disque vert, n° 4-5, 1924, pp. 82-90.25. Blaise Cendrars, Trop c’est trop, op. cit., p. 443.26. Anicet ou Le Panorama, roman (1921) d’Aragon est un roman de jeunesse dont les « clés »

sont à la fois exhibées et reniées par Aragon qui s’en explique ainsi : « Il s’agissait pour l’auteur, non de mettre en scène Picasso ou Chaplin mais de se servir d’eux comme d’un lieu commun, pour exprimer des choses peu communes. [...] Mes personnages n’étaient point des symboles à mes yeux mais le guignol de mes idées » (Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 17).

27. Ibid., p. 45.28. Jean epstein, Bonjour cinéma, Paris, La Sirène, 1921, p. 97. Sauf mention contraire, les cita-

tions suivantes proviennent du même passage.29. Cette étonnante alliance de considérations médicales savantes et de jugement esthétique

est caractéristique du style des essais d’Epstein. Dans le même ordre d’idée, il écrit aussi, en une formule saisissante, que l’actrice russe Nazimova est « trépidante et exothermique ».

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Apollinaire l’emmena au cinéma, résume brillamment cette adéquation établie par ses contemporains entre Charlot et le cinéma :

Ce « petit bonhomme » qui a réussi à ne plus être un « petit bonhomme », mais une espèce d’objet vivant, sec, mobile, blanc et noir, c’était nouveau [...] L’Homme-image c’était le premier Homme-image tellement qu’on était persuadé qu’il avait été inventé en même temps que l’appareil de projection, ils étaient nés en-semble, fabriqués ensemble [...].30

Incarnation du cinéma, Charlot est salué pour sa maîtrise du rythme, ce qui explique que certains poètes se placent sous son patronage. À lui seul, il serait un poème moderne. « Jadis, il circulait dans son film comme l’électricité dans une usine, comme un thème de fugue »31, écrit ainsi Cocteau qui convoque significativement le modèle musical. Cendrars, quant à lui, place ses Sonnets dénaturés de 1916 sous le signe du petit vagabond qui « apparaît sur la pointe des pieds dans le premier et le deuxième poème, [pour devenir] chef d’orchestre dans le troisième sonnet, auquel il communique sa science du rythme moderne » 32. « OpOetic » 33 fait de lui « le clown anglais », dans un poème qui revêt une évidente dimension métapoétique puisque Cendrars y tourne en dérision la poésie du « ô ! » lyrique.

Choisir Charlot comme figure tutélaire participe de la revendication d’une poésie plus prosaïque, non dénuée de dérision. Dans « Le musickissime », Charlot se voit conférer un rôle important :

Thème : CHARLOT chef d’orchestre bat la mesureDevantL’européen chapeauté et sa femme en corsetContrepoint : DanseDevant l’européen ahuri et sa femme Aussi34

Tel un poète dada scandalisant le bourgeois dans les soirées orchestrées à Paris par Tzara35, il offre ici à un public décontenancé une poésie en acte, rythmée et dislo-quée, comme ces « sonnets » méconnaissables que propose Cendrars dans ce recueil.

** *

L’étude des diverses occurrences du terme « poète », à laquelle nous avons ici procédé, a permis de mettre au jour les différents visages, parfois contradictoires, de

30. Ibidem.31. Jean CoCteau, entretien avec Frédéric Lefèvre du 24 mars 1923 pour Les Nouvelles Lit-

téraires, repris dans Entretiens sur le cinématographe, intervieweur ?, Paris, Belfond, « Ramsay poche cinéma », 1986, p. 137.

32. Jean-Carlo Jean-Carlo FlüCKiGer, art. cit., p 98.33. Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes (1944), éd. Claude leroy,

Paris, Gallimard, « Poésie », 2006, p. 133.34. Ibid., p. 135.35. « Charlie Chaplin nous a annoncé son adhésion au mouvement Dada », lit-on dans « Charlie Chaplin nous a annoncé son adhésion au mouvement Dada », lit-on dans Charlie Chaplin nous a annoncé son adhésion au mouvement Dada », lit-on dans », lit-on dans , lit-on dans Dada

4-5, 15 mai 1919, p. 30. La revue est accessible en mode texte sur http://melusine.univ-paris3.fr/Dada-revue/Dada_4.htm

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cette figure centrale de l’histoire culturelle du premier xxe siècle qu’est Charlot, dont la réception a évolué au cours du temps. De la figure lunaire et lyrique à celle de l’homme moderne impitoyablement anti-romantique, il incarne aussi une mutation des idées de poésie propre aux avant-gardes de l’époque. Entre Charlot et les dif-férents personnages ou poètes auxquels on le compare, la distance semble souvent infranchissable, celle de Lafcadio constituant à cet égard un exemple emblématique. Ces différentes figures, parfois convergentes, parfois concurrentes, semblent sou-vent fonctionner comme des signes de ralliement, des gestes d’affirmation de soi pour les poètes qui s’en réclament. S’agissant de Charlot, l’effet de mode est ici une composante non négligeable. Faire de Charlot un poète serait peut-être alors, pour des poètes en mal de reconnaissance, une façon de récupérer à leur profit un peu de cette aura du roi du muet et de s’inscrire de plain pied dans une modernité qu’ils reconnaissent en lui.

En outre, dans le contexte particulier de la poésie moderniste, en guerre contre le logos et contre une idéologie élitiste de la littérature, faire d’un personnage de cinéma burlesque le poète moderne par excellence est en soi un geste significa-tif. A cet égard, si nous avons laissé de côté le caractère extrêmement populaire de Charlot dans la mesure où il n’était pas spécifiquement associé à son caractère poé-tique, cette composante ne doit pas pour autant être ignorée. Elle constitue assuré-ment une raison supplémentaire pour arraisonner un tel personnage. Les poètes de l’époque qui affirment vouloir faire descendre la poésie dans la rue, la rendre plus concrète, quotidienne, voire prosaïque, ont en effet tout intérêt à revendiquer une parenté avec Charlot, personnage populaire et ce dans toutes les classes sociales. C’est sans doute là un des enjeux de l’appropriation de Charlot par les poètes.

Enfin, il est révélateur que Charlot ne soit désigné comme poète que tant qu’il reste muet et qu’il ne se place donc pas sur le même terrain – celui du langage – que celui des poètes. Pour ne citer qu’un exemple, Cendrars affirme que « le véritable prodige de Charlot, c’est qu’il soit muet »36 et il s’en désintéressera par la suite. D’ail-leurs, le même Cendrars n’évoquera plus le personnage créé par Chaplin pendant la période où il s’essaiera lui-même à la réalisation. Charlot et, au-delà, la référence au cinéma, serviraient donc d’alter ego au poète et à la poésie, mais doivent aussi, pour cela être tenus à distance.

Nadja Cohen

KU Leuven - MDRN & FWO - Fonds de la recherche scientifique, [email protected]

36. Blaise Cendrars, Trop c’est trop, op. cit., p. 444.


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