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Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội (Vietnam) : Villages de métier, pouvoir et...

Date post: 25-Nov-2023
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Thèse présentée et soutenue le 6 mars 2014 par Juliette Segard pour obtenir le grade de Docteur de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense Discipline : Géographie humaine, économique et régionale Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội (Vietnam) Villages de métiers, pouvoir et territoire Jury M. Charles Goldblum Professeur émérite ; Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et Institut Français d’Urbanisme Rapporteur M. Laurent Rieutort Professeur ; Université Blaise Pascal Rapporteur Mme Sylvie Fanchette Chargée de recherche à l'IRD ; UMR 196 CEPED Examinatrice M. Alain Dubresson Professeur émérite ; Université Paris Ouest Nanterre La Défense Directeur de thèse M. Philippe Gervais-Lambony Professeur ; Université Paris Ouest Nanterre La Défense Directeur de thèse Laboratoire Mosaïques – UMR 7218 LAVUE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 200 avenue de la république, bâtiment F 92001 Nanterre
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Thèse présentée et soutenue le 6 mars 2014 par

Juliette Segard

pour obtenir le grade de

Docteur de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Discipline : Géographie humaine, économique et régionale

Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội (Vietnam)

Villages de métiers, pouvoir et territoire

Jury

M. Charles Goldblum Professeur émérite ; Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et Institut Français d’Urbanisme

Rapporteur

M. Laurent Rieutort Professeur ; Université Blaise Pascal Rapporteur

Mme Sylvie Fanchette Chargée de recherche à l'IRD ; UMR 196 CEPED

Examinatrice

M. Alain Dubresson Professeur émérite ; Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Directeur de thèse

M. Philippe Gervais-Lambony Professeur ; Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Directeur de thèse

Laboratoire Mosaïques – UMR 7218 LAVUE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 200 avenue de la république, bâtiment F 92001 Nanterre

Remerciements

Tout d'abord, nous souhaitons exprimer toute notre gratitude à nos directeurs de thèse, Alain

Dubresson et Philippe Gervais-Lambony, pour nous avoir soutenue et encouragée dans la réalisation

de ce doctorat, pour nous avoir guidée dans la construction de notre réflexion et pour avoir partagé

leur regard, savoir et expérience avec bienveillance tout au long de ces années.

Notre profonde reconnaissance à Sylvie Fanchette, pour nous avoir accueillie et encadrée sur ses

terrains et à Paris, pour avoir partagé ses connaissances et ses données sur les villages de métier et

pour nous avoir transmis sa passion et sa conviction de géographe engagée.

Nos sincères remerciements également à nos partenaires de recherche au Vietnam, l'IRD et le

CASRAD, à son directeur Đào Thế Anh et ses chercheurs, Nguyễn Xuân Hoản et Bùi Kim Đồng,

qui nous ont offert d'excellentes conditions de travail sur le terrain et des échanges importants pour

notre compréhension locale.

Ce travail doit également beaucoup à nos amis et collègues au Vietnam, Danielle Labbé, Clément

Musil, Trần Thị Hương Giang, Sylvain Rodrigue, Nguyễn Thị Chi, Nguyễn Quỳnh Nga, Nguyễn

Cao Cường, Camille Moreau, Lisa Drummond, qui ont partagé leurs informations comme leurs

réflexions, nous ont permis d'élargir notre vision sur le Vietnam, d'approfondir notre connaissance

du pays et de ses pratiques et qui nous ont fait profondément aimer ces mois passés sur place.

Nous sommes également très reconnaissante envers notre famille et nos amis, dont le soutien sans

faille et la confiance nous ont permis de réaliser cette thèse dans les meilleures conditions et de

nous épanouir, intellectuellement comme personnellement, au fil de ces étapes.

Enfin, ce parcours et ce travail n'auraient pu être réalisés sans Đường Thu Minh, notre interprète et

amie, notre socle au Vietnam, qui a fait preuve d'un grand dévouement et enthousiasme pour nous

aider dans notre recherche, nous transmettre son savoir sur son pays, nous faire découvrir sa culture

et nous y intégrer.

Au-delà d'un travail personnel, cette thèse est le fruit de ces rencontres et soutiens, des chances et

opportunités qui nous ont été offertes tout au long de ce parcours. Trân trọng cảm ơn !

Cette thèse a été financée grâce à une allocation de recherche du ministère de l'Enseignement Supérieur et

de la recherche et a également reçu le soutien de l'IRD-Vietnam, à travers les fonds du programme de

recherche Périsud, attribués par l'Agence Nationale de la Recherche.

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Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội (Vietnam)

Villages de métier, pouvoir et territoire

Résumé

Inscrite dans une démarche pluridisciplinaire et multi-scalaire, cette recherche s'attache à étudier

l'évolution de la structure politique et gestionnaire vietnamienne locale, dans des villages de métier du delta

du Fleuve Rouge.

D'implantation millénaire, ces villages sont actuellement engagés dans un double mouvement, d'urbanisation

et de fort développement endogènes, d'une part, et d'urbanisation et d'influences exogènes, d'autre part.

Les modalités de leur résurgence, recomposition et adaptation sont ainsi bouleversées par l'étalement des

centres urbains limitrophes, Hà Nội et Bắc Ninh et par leur intégration progressive dans la nappe urbaine. Au

même moment se déploie au niveau central un processus de construction-déconstruction de l'État-Parti, dont

les manifestations concrètes se font sentir dans les villages de métier. En effet, à des politiques de

décentralisation-recentralisation de l'autorité s'ajoutent l'évolution du cadre légal, institutionnel et

gestionnaire national, qui remodèlent la gouvernance locale comme les rapports pouvoirs publics – habitants

au niveau des villages.

Les questions liées à l'aménagement du territoire, à la métropolisation d'Hà Nội, au foncier ou au

contrôle des richesses créent ainsi des dynamiques d'évolutions du régime et interrogent son modèle de

gestion, reposant largement sur la flexibilité, le pragmatisme et les échanges d’expérimentations entre les

échelons territoriaux.

Pourtant, la « permissivité » du pouvoir central et la marge de manœuvre déléguée aux autorités locales sont

menacées à mesure que les déviances liées à l’exploitation des ressources s'accroissent et que les conflits

locaux se multiplient.

De plus, le mode de gouvernance « rurale » est progressivement remis en cause par l'urbanisation

administrative, vue comme une réaffirmation de l'autorité réglementaire et comme une intégration à « l'ordre

urbain ».

En étudiant de façon approfondie le cas de deux villages de métier, Sơn Đồng, commune rurale

nouvellement intégrée à Hà Nội, et Đồng Kỵ, quartier urbain ayant récemment acquis ce statut administratif,

cette recherche vise à mettre en lumière les interactions entre acteurs et territoires et à montrer d'une part

comment ces communautés locales réagissent à leur captation dans la sphère urbaine et d'autre part comment

les pouvoirs publics, à tous les niveaux, gèrent cette transition.

Mots clés : villages de métier ; Hà Nội ; urbanisation ; administration territoriale ; gouvernance ; résistances

locales

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From rural to urban in Hà Nội's fringes (Vietnam).

Craft villages, power and territory

Abstract

Falling within a multidisciplinary and multiscalar approach, this research aims at studying the

evolution of Vietnam's local political and administrative structures in the Red River Delta's craft villages.

These villages, settled thousands of years ago, are now experiencing a dual process : on the one hand, strong

development and endogenous urbanisation and, on the other, an exogenous urbanisation.

In fact, the sprawl of adjacent urban cores, Hà Nội and Bắc Ninh, and their on-going integration into the

urban realm has disrupted modalities of their resurgence, internal structuring and adaptation to this new

context.

At the same time, the legal, institutional and administrative structures are evolving, nationwide – the

decentralisation/recentralisation being an aspect of it – and reshape the local governance as well as the

relationship between the public authorities and the inhabitants, at the village level.

Issues concerning urban planning, Hà Nội's metropolisation, land management or control over resources are

thus impacting the regime's evolution and challenging its modus operandi, based on flexibility, pragmatism

and sharing of experimentation conclusions between territorial levels.

Yet, the central « permissiveness » and leeway delegated to the local level are being reconsidered as

deviances in resources exploitation increase and local conflicts become more frequent.

Furthermore, the « rural » governance is gradually threatened by administrative urbanisation, considered as a

mean of reassertion of the regulatory authority and as an integration to the « urban order ».

By thoroughly analysing two case-studies, the newly hanoian rural commune of Sơn Đồng and the urban

ward of Đồng Kỵ, which recently gained this administrative status, this research exposes interactions

between stakeholders and territories, shows how these local communities react to their inclusion in the urban

realm and how the public authorities handle this transition.

Keywords: craft villages ; Hà Nội ; urbanisation ; territorial administration ; governance ; local resistances

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TABLE DES MATIÈRES

Glossaire des principaux termes en vietnamien ....................................................................... 15

INTRODUCTION ...............................................................................................17Construction de l'objet de recherche......................................................................................... 20Cadre théorique et inscription pluridisciplinaire : le croisement des approches, entre dimension politique et dimension spatiale................................................................................. 22Parcours de recherche, méthodologie et position de recherche ..............................................40

PREMIÈRE PARTIE ........................................................................................... 51

RUPTURES ET CONTINUITÉS DANS LA CONSTRUCTION DES VILLAGES DE MÉTIER DU DELTA DU FLEUVE ROUGE : ADAPTATION AUX RÉGIMES POLITIQUES, RECOMPOSITION DES STRUCTURES ÉCONOMIQUES ET ÉVOLUTIONS SOCIALES...........................................51

Chapitre 1..................................................................................................................................... 53Le village vietnamien pré-révolutionnaire : de l'image idéalisée des communautés villageoises à la critique d'un système inégalitaire et anti-démocratique...............................53

I. Prémices des villages de métier et organisation territoriale du delta du Fleuve Rouge à la veille de la révolution................................................................................................................53

1. Densité de peuplement, organisation économique et pluri-activité des villages..............532. La constitution des communautés villageoises : contrôle du territoire, mode d'habitat et suprématie du clan sur l'individu..........................................................................................563. Les liens entre l'hinterland du delta du Fleuve Rouge et la nouvelle capitale impériale, Hà Nội.................................................................................................................................. 57

II. La structure politique et sociale du village à l'époque féodale : régime gérontocratique et autogestion ............................................................................................................................... 58

1. Le conseil des notables : l'architecte du contrôle des communautés villageoises ...........592. La maison communale, symbole de la « démocratie » villageoise..................................623. Capacité de fédération des villageois et communauté d'intérêts...................................... 64

III. Déconstruction du mythe : un village extraverti, soumis au pouvoir central et aux pratiques gestionnaires perverties............................................................................................. 65

1. Alliances et solidarité inter-villageoises...........................................................................652. Oligarchie et cooptation des institutions : la démocratie villageoise mise à mal.............673. L'État central : contrôle des territoires et organisation du cadre général du pays............69

IV. Colonisation et adaptation du système : le maintien du compromis État central – communautés villageoises.........................................................................................................72Conclusion................................................................................................................................ 73

Chapitre 2..................................................................................................................................... 74Du communisme orthodoxe à l'abandon du système de planification centralisé : le village vietnamien post-révolutionnaire.................................................................................................74

I. L'établissement du régime communiste : réforme agraire, collectivisation de l'économie et réorganisation territoriale ......................................................................................................... 74

1. La refonte du cadre administratif et territorial: négation des spécificités locales et homogénéisation des territoires............................................................................................742. Réforme agraire et redistribution foncière....................................................................... 763. Collectivisation des moyens de production et instauration des coopératives..................77

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II. L'édification d'un « homme nouveau » et la politique d'acculturation du régime................791. Vertus révolutionnaires et interdiction des pratiques rituelles vernaculaires...................792. Assouplissement des interdits et résurgence des cultes....................................................82

III. Les échecs de la collectivisation et les prémices des réformes : stratégies villageoises et pragmatisme des pouvoirs publics............................................................................................ 83

1. Pha rào et « everyday politics » : les limites du système................................................. 832. Crise de confiance des coopérants et incompétences des cadres : les causes de l'échec de la collectivisation..................................................................................................................84

IV. Mise en place effective de la décollectivisation et du « Renouveau » : vers une économie de marché à orientation socialiste............................................................................................. 87Conclusion................................................................................................................................ 90

Chapitre 3..................................................................................................................................... 91Les villages de métier aujourd'hui: multiplicité des artisanats, pluralité des formes d'organisation territoriale et enjeux de développement...........................................................91

I. Redistribution foncière et reprise de l'économie familiale : résurgence du village pré-révolutionnaire et intégration à l'économie de marché............................................................. 91

1. La redistribution foncière et la ré-émergence de l'artisanat : le capital social et familial, source de développement du métier..................................................................................... 912. De l'artisanat familial aux villages de métier : l'organisation du travail au sein du village.............................................................................................................................................. 953. La constitution de clusters de métier et la polarisation de l'activité autour d'un village-source....................................................................................................................................984. Des villages de métier aux villages « urbains » : développement des services et petits commerces urbains............................................................................................................. 100

II. Les villages de métier du delta du Fleuve Rouge actuellement : des territoires et des activités différenciés................................................................................................................101

1.Typologie des villages de métier : du village d'art traditionnel au village industriel récent............................................................................................................................................ 1012. Les conséquences des types de métier sur les revenus des villageois............................1053. Des difficultés communes : cohabitation des activités, manque d'espace et tarissement des sources de matières premières......................................................................................105

III. L'urbanisation endogène : des villages « urbains » confrontés à de nouveaux enjeux spatiaux et environnementaux ................................................................................................107

1. Densification et saturation des cœurs villageois anciens...............................................1072. Renversement des lieux de pouvoirs et rentes de situation............................................ 1093. Des investissements publics insuffisants : dégradation des conditions de vie et de production et pollution environnementale..........................................................................110

IV. Les changements sociaux : décloisonnement des villages et résurgence de la culture pré-révolutionnaire........................................................................................................................ 113

1. L'attractivité des villages de métier les plus dynamiques : partenariats inter-villageois et migration.............................................................................................................................1132. Résurgence de l'identité villageoise et des pratiques communautaires..........................114

Conclusion ..............................................................................................................................118Chapitre 4................................................................................................................................... 119Deux provinces, deux districts : d'Hà Tây « l'ambitieuse » à Bắc Ninh « l'industrielle » .119

I. Hà Tây, du berceau artisanal et nourricier du delta à l'exploitation foncière « à outrance ».................................................................................................................................................120II. Hoài Đức, un district pluri-actif menacé par l'avancée du front urbain.............................122III. Bắc Ninh, une vocation industrielle précoce et un volontarisme public important .........124IV. Từ Sơn, district palier entre Hà Nội et Bắc Ninh.............................................................. 127

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V. Le classement d'Hà Tây-Hà Nội et de Bắc Ninh au sein des provinces vietnamiennes, témoin de politiques publiques différenciées et de temporalités décalées..............................130

Chapitre 5................................................................................................................................... 133Sơn Đồng, l'archétype du village de métier traditionnel : résurgence de l'artisanat et maintien du caractère rural ..................................................................................................... 133

I. Un village de métier millénaire soumis aux turpitudes historiques.....................................1331. Fondation du métier et prestige de Sơn Đồng à l'époque féodale .................................1332. Bannissement des activités de culte et disparition de l'artisanat sous la période collectiviste.........................................................................................................................1353. Le basculement des pouvoirs publics : le soutien au redémarrage du métier ...............135

II. Redéploiement de l'artisanat et organisation spatiale du métier : le monopole de Sơn Đồng .................................................................................................................................................136

1. Attractivité de Sơn Đồng et systèmes de production......................................................1372. Village mono-artisanal, artisans polyvalents..................................................................1383. Limitation des capacités commerciales du village et difficultés d'approvisionnement en bois..................................................................................................................................... 1404. Un espace productif insuffisant qui limite « l'envergure » du métier.............................142

III. L'évolution spatiale et morphologique du village : entre limitation de l’extension du territoire villageois et stratégies d'empiètement......................................................................145

1. Du cœur villageois ancien aux élargissements résidentiels légaux................................ 1452. Empiètements progressifs et usages abusifs des terres..................................................1463. Usages des terres rizicoles et stratégies d'appropriation des villageois..........................148

Conclusion ............................................................................................................................. 150Chapitre 6................................................................................................................................... 151Đồng Kỵ, du commerce de buffles à l'ébénisterie : un modèle de conversion industrielle et de préservation de la puissance villageoise..............................................................................151

I. Đồng Kỵ, le village de métier traditionnel du commerce....................................................1511. Un village ancien, combatif et « vertueux »...................................................................1512. Pouvoir commerçant et dynamisme économique de Đồng Kỵ à la période féodale......1523. Introduction du métier du bois et réorientation de l'économie villageoise.....................153

II. Le « village des directeurs, des milliardaires et de businessmen »....................................1541. Poids démographique et financier du village et prédominance de l'activité artisanale. .1542. L'ébénisterie de Đồng Kỵ: un artisanat coûteux et tourné vers l'exportation.................1573. Đồng Kỵ, tête de pont d'un cluster du bois à trois niveaux............................................ 159

III. Les zones industrielles du village de métier de Đồng Kỵ : de la co-production locale à la privatisation d'un territoire...................................................................................................... 161

1. La première zone industrielle, un élargissement intégré au village...............................1612. La zone ITD, modèle de zone exogène et conflit foncier..............................................174

IV. Du refus des expropriations au conflit culturel : la puissance villageoise de Đồng Kỵ ...180Conclusion.............................................................................................................................. 182

Conclusion de la première partie..............................................................................................183

DEUXIÈME PARTIE ....................................................................................... 185

STRUCTURE POLITIQUE ET GESTIONNAIRE DU TERRITOIRE VIETNAMIEN : DE L'INFRA-LOCAL À L'ÉTAT CENTRAL, MULTIPLICATION DES ACTEURS ET HYBRIDATION DE L'EXERCICE DE L'AUTORITÉ..............................................................................185

Chapitre 7................................................................................................................................... 187

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Des associations de masse aux associations de loisir : émergence de nouvelles formes d'organisation communale et diversification des acteurs locaux..........................................187

I. Des organisations « amphibiennes », intégrées au système, autonomes du système : éléments de cadrage théorique................................................................................................ 187II. Le Front de la Patrie et les associations de masse : mutation de l'héritage socialiste .......190

1. Le Front de la Patrie, organe de mobilisation et de contrôle des villageois...................1912. L'Association des femmes, vecteur d'intégration politique et délégation de compétences............................................................................................................................................ 194

III. La multiplication des associations volontaires : autonomisation du système et réinvestissement des rapports pré-socialistes..........................................................................198IV. Les associations professionnelles : une fédération des intérêts inachevée........................202

1. L'association des « Bons artisans de Sơn Đồng » : adhésion symbolique, résultats mitigés................................................................................................................................ 2022. Đồng Kỵ, conflits d'intérêts et méfiance des artisans.....................................................205

Conclusion ............................................................................................................................. 208Chapitre 8................................................................................................................................... 210Le chef de xóm, interface entre les pouvoirs publics et les villageois : « bras droit » du comité populaire, représentant des citoyens............................................................................210

I. Processus électoral et modalités de désignation des candidats ...........................................211II. La fonction des chefs de xóm : se substituer aux pouvoirs publics et assurer la médiation au niveau local............................................................................................................................. 215III. Le profil des chefs de xóm, figures traditionnelles de la petite notabilité villageoise .....222Conclusion.............................................................................................................................. 226

Chapitre 9................................................................................................................................... 227L'échelon local , « fondation de l'administration publique » vietnamienne.........................227

I. Le conseil populaire de commune : un pouvoir de papier menacé de suppression ............2281. Un processus électoral orchestré par les autorités publiques.........................................2282. De la loi à la pratique : l'adaptation locale du processus électoral................................. 2333. Les missions et attributions du conseil populaire : diriger et superviser l'exécutif........2354. De l'affichage législatif à la réalité de l'exercice de l'autorité: un pouvoir de papier.....2375. Une solution radicale : résoudre l'inefficacité du conseil populaire par sa suppression 240

II. Le comité populaire : la concentration des pouvoirs par l’exécutif, soumis aux niveaux supérieurs................................................................................................................................ 244

1. La composition des comités populaires : des élus et fonctionnaires locaux..................2442. La constitution du budget local...................................................................................... 2493. Responsabilités locales et missions des comités populaires de commune.....................2524. Gérer les personnes étrangères au village : l'action conjointe du comité populaire et de la police.................................................................................................................................. 257

Conclusion.............................................................................................................................. 258Chapitre 10................................................................................................................................. 260Organisation et structure hiérarchique des échelons administratifs supra-communaux : du district au niveau national, un pouvoir fragmenté et des compétences partagées...............260

I. Structure administrative et organisation des organes législatifs et exécutifs des districts et provinces................................................................................................................................. 261

1. Modalités d'élection et représentation de territoires duales : les conseils et comités populaires des échelons supérieurs.....................................................................................2612. La composition des comités populaires : fonctionnaires déconcentrés et représentants de l'État central........................................................................................................................2623. Le rapport district-province : subordination du district et limitation de ses prérogatives............................................................................................................................................ 265

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II. Planification, investissement et aménagement : compétences partagées, contradictions et concurrences entre niveaux local et central............................................................................ 267

1. Processus de planification et édification des schémas directeurs : plans asynchrones et dysfonctionnements organisationnels.................................................................................2672. L'approbation des projets : attributions partagées et fragmentation de l'autorité...........2703. Fixation des prix et changements de statuts des droits d'usages du sol : les outils de contrôle de la province ...................................................................................................... 2734. Le financement des opérations d'aménagement urbain : la multiplication de montages financiers multilatéraux et des partenariats public-privé...................................................274

III. Budgets et finances publiques : un important processus de décentralisation, source de différenciations locales............................................................................................................277IV. La gestion des villages de métier au niveau supra-communal : l'absence d'une autorité régulatrice, des compétences fragmentées. ............................................................................ 280

1. Un ministère de tutelle en perte de pouvoir : la diminution du rôle du Ministère de l'Agriculture et du développement rural.............................................................................2802. La création d'organismes transversaux : l'Agence vietnamienne de promotion du commerce (Vietrade) et l'Association vietnamienne des villages de métier (VietCraft) ....282

Conclusion.............................................................................................................................. 283Chapitre 11................................................................................................................................. 285Dysfonctionnements du système administratif vietnamien et réformes du cadre institutionnel : le mouvement itératif de production d'un « nouvel ordre politique »........285

I. De la complexité institutionnelle à la corruption généralisée : un système miné par des « dysfonctionnements » majeurs ............................................................................................285

1. Double subordination et faiblesse de l' « accountability » des pouvoirs publics : l'opacité du système administratif et politique vietnamien ..............................................................2852. Impuissance et passivité des échelons locaux................................................................ 2883. Des ressources humaines inégales : le manque de compétences et de professionnalisme de l'appareil public..............................................................................................................2894. Un système gangréné par la corruption : une « civilisation des enveloppes » ..............294

II. La réforme du système administratif : rationnaliser la structure institutionnelle et son fonctionnement et impliquer les citoyens............................................................................... 298

1. Le soulèvement de Thái Bình, élément déclencheur de la réaction des pouvoirs publics............................................................................................................................................ 2982. Le décret sur la démocratie locale : l'affichage public de la volonté d'implication des citoyens...............................................................................................................................3003. La lutte contre la corruption : l'ambivalence des pouvoirs publics ...............................3054. La réforme de l'administration publique: le programme PAR 2001-2010 et l'évolution de l'appareil d'État................................................................................................................... 309

Conclusion.............................................................................................................................. 312

TROISIÈME PARTIE........................................................................................ 313

URBANISATION EXOGÈNE ET CHANGEMENTS ADMINISTRATIFS : L'INTÉGRATION DES VILLAGES DE MÉTIER DANS LA SPHÈRE URBAINE, SOURCE D'ÉVOLUTION DU RAPPORT POUVOIRS PUBLICS – HABITANTS .................................................................... 313

Chapitre 12................................................................................................................................. 315Les effets de l'urbanisation exogène sur le périurbain du delta du Fleuve Rouge : la contrainte d'adaptation des communautés villageoises .........................................................315

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I. Les modes d'urbanisation du périurbain dans le delta du Fleuve Rouge : de l'urbanisation informelle à l'urbanisme de projets......................................................................................... 316

1. L'urbanisation in situ liée à la transition urbaine du Vietnam : accommoder les migrants, divertir les urbains.............................................................................................................. 3162. L'urbanisation à grande échelle : la multiplication des projets de zones industrielles et de zones urbaines nouvelles sur les terres villageoises...........................................................319

II. La « fièvre foncière », moteur de l'urbanisation du delta du Fleuve Rouge ......................3241. Faire fructifier la terre à tout prix : la prédation sur les terres agricoles .......................3242. Essoufflement et ralentissement des activités foncières et immobilières.......................326

III. Les conséquences de l'urbanisation exogène sur les villages : de la précarisation de l'économie à la dilution des communautés locales .................................................................328

1. Les impacts des grands projets : déstructuration des réseaux et crise environnementale ............................................................................................................................................ 3282. La conversion des terres agricoles en terres résidentielles ou industrielles : de l'essor du chômage au sous-emploi.................................................................................................... 3303. Arrivée de populations extérieures dans les villages et augmentation des inégalités locales: l'organisation communautaire en péril.................................................................. 333

Conclusion.............................................................................................................................. 336Chapitre 13................................................................................................................................. 338Le rural et l'urbain : évolution des représentations et dichotomie des images....................338

I. Changements idéologiques : du biais rural au biais urbain.................................................339II. Les représentations contemporaines : la dichotomie rurale-urbaine et l'ambiguité du périurbain ............................................................................................................................... 342

1. La ville, lieu de « civilisation »...................................................................................... 3422. La campagne, terreau de la société vietnamienne, symbole de la tradition et ressource nourricière du pays............................................................................................................. 3443. Le périurbain, quand la dichotomie rurale-urbaine s'efface devant les faits et les pratiques............................................................................................................................. 345

III. Préserver la pureté des catégories symboliques : la distinction rural-urbain comme outil de gouvernance ........................................................................................................................... 349

1. Lutter contre la ruralisation des villes et les usages « non-civilisés » des centres urbains : l'établissement d'un nouvel ordre urbain et la privatisation des espaces ...........................3492. Protéger la campagne des maux urbains: le recours à la culture et à la mobilisation des masses.................................................................................................................................3533. La stratégie de « soft-governance » des pouvoirs publics..............................................357

Conclusion.............................................................................................................................. 359Chapitre 14................................................................................................................................. 360L'urbanisation administrative : les stratégies du passage du rural à l'urbain ...................360

I. La définition administrative de l'urbain: des standards quantitatifs à l’interprétation des critères qualitatifs .................................................................................................................. 361II. Les différentes phases d'extension territoriale et de recomposition administrative d'Hà Nội : utiliser le périurbain au profit du développement de la ville et asseoir le pouvoir central.....365

1. Ajustement des limites territoriales et recomposition de la zone nội thị-urbaine d'Hà Nội : rendre la ville plus « gouvernable » et compétitive..................................................3662. La « nouvelle Hà Nội » et l'incorporation d'Hà Tây : maîtriser les ressources et asseoir le contrôle du pouvoir central.................................................................................................3673. L'intégration de territoires périurbains dans le périmètre de la capitale : l'alternative au changement administratif................................................................................................... 372

III. La procédure du changement administratif : quand le « haut » téléguide le « bas »........3731. Le processus de changement administratif : l'illustration de la démocratie procédurale à

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l'oeuvre .............................................................................................................................. 3742. La désignation d'un territoire au statut urbain : un outil stratégique et politique de développement....................................................................................................................378

IV. L'intégration dans la sphère de la ville : rentrer dans l'ordre urbain.................................3821. Régularisation des extensions résidentielles et formalisation des quartiers...................3832. Introduire de nouveaux modes de gouvernance, reprendre en main la gestion locale et homogénéiser le territoire : les effets politiques du changement de statut administratif. . .386

Conclusion.............................................................................................................................. 388Chapitre 15................................................................................................................................. 390Urbanisations exogène et administrative : les conditions d'évolution des rapports pouvoirs publics-habitants au niveau local ............................................................................................ 390

I. Conscience, bienveillance et souplesse: le modèle d'un dirigeant politique idéal menacé par les évolutions administratives et politiques............................................................................ 391II. Stratégies d'opposition et ressorts des résistances villageoises : les conflits fonciers comme source d'une dynamique de changement des rapports pouvoirs publics-habitants.................394

1. Arbitraire des décisions locales, montants d'expropriation et injustice des projets : les sources des contestations villageoises................................................................................3952. Les stratégies de résistance des villageois : de la rumeur à la confrontation physique..3993. La fédération des revendications, condition sine qua non du blocage des projets.........403

III. Les conflits fonciers, créateurs de dynamiques de changement dans la gouvernance locale.................................................................................................................................................405Conclusion...............................................................................................................................411

CONCLUSION................................................................................................ 413

BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................421

LISTE DES ABRÉVIATIONS................................................................................439

TABLE DES TABLEAUX, FIGURES, CARTES, ILLUSTRATIONS ET ENCARTS...................441

13

14

Glossaire des principaux termes en vietnamien

Considérant la spécificité du système administratif et territorial vietnamien, nous avons pris le parti de conserver les termes vietnamiens correspondant à ces catégories de gestion et d'organisation territoriale. De même, nous mentionnons la majorité des termes techniques ou propres au pays en vietnamien et proposons régulièrement des expressions ou mots utilisés dans nos entretiens dans cette langue. Bien que la traduction de tous ces termes figure dans le corps de notre texte, nous avons souhaité, pour faciliter la lecture, les expliciter en avant-propos et schématiser en particulier le système territorial vietnamien, rural et urbain.

Concernant l'usage des langues dans cette dissertation, précisons également que nous avons privilégié la langue d'origine des citations. Ainsi, nous avons conservé les citations « brutes » issues des travaux anglo-saxons dans le corps de notre texte, mais en avons proposé des traductions en notes de bas de page. Certains termes demeurent néanmoins exclusivement en anglais, lorsqu'il s'agit de termes académiques difficilement traduisibles en français et étant régulièrement conservés à l'identique dans les travaux francophones.

Hộ khâu : système de permis de résidence et de livret de famille, qui conditionne les possibilités migratoires et l'accès aux services publics dans le secteur de résidence officiel du foyer/de l'individu, école ou hôpital notamment

Huyện : district rural

Khu công nghiệp : zone industrielle ou parc industrielCụm công nghiệp : zone industrielle ou site industrielĐiểm công nghiệp : « point » industrielCes trois termes caractérisent les zones industrielles en fonction de leur superficie et envergure. Le terme khu công nghiệp est à la fois utilisé pour nommer les grands parcs industriels, accueillant des entreprises extérieures, parfois étrangères, ayant de fortes capacités productives et d'embauche de population souvent migrantes et pour caractériser les zones industrielles, de façon générique. Les cụm et điểm công nghiệp font référence à de plus petits sites industriels, sur quelques dizaines d'hectares, polarisant uniquement des entreprises domestiques, souvent locales, et embauchant une main-d'oeuvre moins nombreuse et « extérieure ». Dans notre dissertation, nous utiliserons le terme « parc industriel » pour les plus grandes zones internationales et « zone industrielle » pour évoquer les zones industrielles dans les villages étudiés. Plus précisément, nous ferons référence aux khu công nghiệp làng nghề pour parler des zones industrielles des villages de métier.

Làng et thôn : ces deux termes signifient « village ». Le làng est un village dans son ensemble, tandis que le thôn peut être utilisé soit pour caractériser un village au sein d'une commune, soit pour désigner un hameau sans reconnaissance administrative. Par exemple, lorsque Đồng Kỵ appartenait à la commune de Đồng Quang, existait le thôn Đồng Kỵ, avec un chef à sa tête. Maintenant que Đồng Kỵ est une entité administrative indépendante, le terme de thôn n'est plus utilisé et a été remplacé par le terme làng. Quant au làng de Sơn Đồng, il était auparavant divisé symboliquement, et non administrativement, en thôn intérieur et thôn extérieur.

Làng nghề, làng nghề truyền thống et lành có nghề : village de métier, village de métier traditionnel, village ayant un métier. De façon générique, les villages de métier sont appelés làng nghề en vietnamien. Il existe néanmoins une nuance liée à l'ancienneté du métier. Ainsi, làng nghề truyền thống – village de métier traditionnel fait référence aux villages d'artisanat séculaire, tandis que lành có nghề – village ayant un métier désigne les villages spécialisés dans un type d'artisanat plus récent.

Mặt trận Tổ quốc : Front de la Patrie, autrement appelé Front Populaire ou Front. Organisme « parapluie » des structures de mobilisation de masse et qui regroupe les associations suivantes : Confédération générale du travail, Association des femmes, Association de la jeunesse d'Hồ Chi Minh, Association des vétérans et

15

Association des paysans.

Phường : quartier urbain

Quận : arrondissement urbain

Sổ đo : les « carnets rouges », qui contiennent les certificats des droits d'usage des sols résidentiels et agricoles, ainsi que les certificats de propriété pour les bâtiments et constructions érigés sur ces terres.

Thị trấn : bourg de district

Thị xã : cité municipale

Tổ Liên Gia et Tổ Dân Phố : groupement de résidents ou groupement d'habitants. Bien qu'il n'existe pas de définition officielle de ces entités, nos entretiens ont montré que l’appellation tổ liên gia est plutôt réservée à ces groupements en milieu rural et tổ dân phố en milieu urbain

Xóm et khu phố : le terme xóm fait référence aux hameaux du niveau infra-communal, tandis que le terme khu phố est son pendant dans le statut urbain et fait référence aux subdivisions en « sous-quartiers »

Xã : commune rurale

Structures territoriales rurales et urbaines

16

INTRODUCTION

Les lois de l'empereur s'arrêtent

à la haie de bambou des villages.

Cet adage, érigé en symbole d'une autonomie des communautés villageoises rurales vis-à-vis

de l'État central impérial, demeure un argument de référence pour de nombreux chercheurs qui

étudient et analysent les rapports de pouvoirs contemporains et passés entre les collectivités locales

et l'État vietnamien.

Bien que la configuration politique locale ait changé, persiste dans de nombreux travaux et

réflexions sur le Vietnam cette idée que l'État, quelle que soit sa nature, ses inscriptions politiques et

ses modes de gouvernement, ne parvient pas à faire respecter et appliquer à l'échelle locale ses

décisions ou orientations, nuançant ainsi fortement l'idée d'un État fort, autoritaire et très centralisé.

L'État féodal s'y est confronté, l'État colonial soumis, tandis que l'État communiste, et ses

déclinaisons ultérieures, après avoir tenté de le supprimer, se trouve contraint à réorganiser son

fonctionnement et sa structure législative et administrative, tiraillé de toutes parts par de nouveaux

acteurs, locaux, provinciaux, internes ou externes.

Selon Papin (2003, p.76), « déclinée sur le mode du contemporain, c'est l'idée des autonomies

locales, du pouvoir tout-puissant des comités populaires1 et, en filigranes, celle d'un État central

incapable de maîtriser l'échelon local. D'une certaine image du village ancien, on passe ainsi à la

théorie de l'atomisation de l'autorité du Vietnam d'aujourd'hui ». Pourtant, l'autorité du local est

actuellement remise en question, à mesure que l'État central se recompose, certes en déléguant

certaines prérogatives aux échelons locaux, mais également en réaffirmant son pouvoir de direction

et de construction d'un nouveau cadre législatif et politique.

Engagé dans de nombreux processus évolutifs, connaissant un double mouvement de

transformation « of centrally planed economies into far less planned market-based ones, and the

transformation at the same time of impoverished agrarian societies into far less poor industrial

ones2 » (Woodside, 1998 p.9), le Vietnam rencontre actuellement de nouveaux défis entraînant, plus

qu'une transition, un processus d'hybridation de ses formes de gouvernement, de gestion,

1 Décliné aux trois échelons territoriaux, province, district et commune, les comités populaires sont des organes administratifs en charge de l'exécutif, pendants du gouvernement au niveau local.

2 « d'économies centralement planifiées en économies basées sur le marché et bien moins planifiées et la transformation au même moment de sociétés agraires s'appauvrissant en sociétés industrielles bien moins pauvres »

17

d'organisation territoriale, mêlant des éléments issus du passé, féodal comme communiste

« orthodoxe » à des exigences plus contemporaines. Au même moment apparaissent les signes d'une

influence croissante de la société sur l'État et une évolution des rapports entre les pouvoirs publics

et les habitants, laissant transparaître l'émergence d'une société civile protéiforme (Dalton et Ong,

2003 ; Norlund, 2007 ; Hannah, 2007 ; Thayer, 2009 ; Wells-Dang, 2010).

À ces mécanismes de déconstruction-reconstruction de l'État central et de ses déclinaisons

locales, largement encouragés par l'entrée du Vietnam dans l'économie mondialisée, s'ajoute une

évolution sensible des territoires et en particulier des espaces urbains et périurbains. La région du

delta du Fleuve Rouge, comprenant notamment la capitale Hà Nội et ses provinces limitrophes, dont

Bắc Ninh, est engagée dans un processus de métropolisation importante, qui se traduit à travers

l'étalement progressif des villes sur leurs espaces ruraux millénaires, aux logiques et dynamiques

internes propres, et qui sont menacés par cette périurbanisation3 rapide, mais également à travers

son développement et le renforcement de son pouvoir économique, son attractivité auprès des

investisseurs privés internationaux, la modernisation de ses infrastructures, ou encore

l'accroissement de son poids démographique.

D'une « 'people-led urbanisation’ in the urban areas in Vietnam and ‘invisible urbanisation’

in the urban margins4 » (McGee, 2009, p.232) dans les premières phases du post-socialisme,

l'urbanisation de cette région est en effet actuellement davantage encadrée et encouragée par les

pouvoirs publics et tend vers une trajectoire urbaine « that exhibit increasing control of the

government in the urbanisation process and a convergence of state vision that is designed to

produce ‘modern cities’ that can be part of ‘global metropolitanism’5 » (ibid.).

Cette extension de la ville sur ses marges s'effectue en outre selon le modèle imposé par les

pouvoirs publics de la ville zonée, aux usages différenciés, avec la multiplication de la construction

3 L'usage du terme périurbanisation dans le contexte vietnamien demande à être précisé. Il ne s'agit en effet pas d'une périurbanisation dans son acception occidentale, puisque les villes s'étalent non sur des espaces ruraux et peu peuplés, mais sur des espaces densément utilisés et très peuplés, depuis des siècles, qui connaissent déjà une évolution interne très importante, dont leur urbanisation endogène et leur recomposition économique sont les marqueurs principaux. Nous utilisons néanmoins ce terme, faute d'une terminologie propre au Vietnam. Il n'existe d'ailleurs pas de traduction établie pour le périurbain. Les vietnamiens font alors référence à plusieurs termes : ngoại thành, littéralement « à l'extérieur des murs » de la ville, ngoại ô, traduit de la même façon mais davantage utilisée par les villageois, ven thành phố, littéralement « autour de la ville » ou encore ven đô, « périurbain », mais qui sont des termes plus académiques et cherchant à traduire directement les termes francophones. Dans le cas de villages étudiés, les habitants les nomment plutôt làng nghề, village de métier, insistant ainsi davantage sur leur partage d'une activité économique et d'un territoire plutôt que sur leur rapport hiérarchique avec les centres urbains ou leur position géographique vis-à-vis des villes.

4 « d'une 'urbanisation populaire' dans les zones urbaines et d'une 'urbanisation invisible' dans les marges urbaines »

5 « qui montre le contrôle croissant du gouvernement dans le processus d'urbanisation et une convergence de la vision étatique, vouée à produire des 'villes modernes' qui pourraient faire partie du 'métropolitanisme global' »

18

de zones industrielles, de nouvelles zones urbaines et de villes satellites, ainsi que d'espaces

récréatifs de plus en plus commerciaux et privés (Douglass et Huang, 2007). Ce parti-pris, mêlant

utopisme et affairisme, néglige cependant l'existant. Or le delta du Fleuve Rouge, milieu naturel

vulnérable et régulièrement en proie à d'importantes inondations, est également un espace très

densément peuplé, caractérisé par la présence de villages millénaires pluri-actifs, de communautés

villageoises qui sont parvenues, malgré les turpitudes historiques que le Vietnam a connu, à

s'adapter à ces contextes, à se recréer et à maintenir des activités économiques porteuses de

croissance et de stabilité sociale.

Ce mode d'organisation du monde rural deltaïque, fondé sur des usages pluri-actifs des

espaces comme des populations, marqué par une organisation communautaire, est néanmoins

menacé actuellement puisque ces processus de métropolisation sont en rupture avec les processus

d'urbanisation in situ des villages et participent à l'affaiblissement du pouvoir local au profit de ce

modernisme urbain centralisé et de cette imposition d'un modèle de ville zonée, privatisée et

individualisée.

Se cristallisent donc sur ces territoires les enjeux majeurs auxquels sont confrontés les pouvoirs

publics vietnamiens : le choix d'un modèle de croissance, et d'exploitation de la ressource foncière à

ces fins, l'intégration de communautés villageoises anciennes et constituées dans la sphère urbaine,

ou la mise en place de modes de gestion correspondant davantage à cette nouvelle « concurrence

spatiale » (Quertamp, 2003, p.79) et aux aspirations de ces populations, qu'elles soient inédites ou

qu'elles découlent de réminiscences passées.

Notre recherche porte précisément sur l'articulation de ces questions et tente d'apporter un

éclairage nouveau sur ces processus en cours, en partant de situations locales circonscrites, mais

révélatrices de dynamiques plus importantes, connues par de nombreux territoires à l'échelle

nationale. Nous tentons, à partir de l'étude de villages de métier6 du delta du Fleuve Rouge,

d'identifier la constitution de nouveaux espaces périurbains, de définir et d'expliciter quels sont les

acteurs en présence sur ces territoires, et de comprendre comment évoluent, localement, ces

rapports État-Société, qui s'influencent mutuellement et entraînent de nouvelles dynamiques, à tous

les échelons du pays.

Cette recherche montre également comment, à l'échelle locale, des villages de métier,

auparavant relativement préservés des impacts d'une urbanisation exogène – l'étalement d'Hà Nội

sur ses franges rurales – connaissent à l'heure actuelle de profonds changements, tant économiques

6 Les villages de métier sont des villages caractérisés par la pratique d'un artisanat et par la pluri-activité qui marque leur structure économique, à la différence des villages strictement agricoles. À l'implantation et à l'activité parfois millénaires, ils ont activement contribué au développement de la région métropolitaine d'Hà Nội et au peuplement du delta du Fleuve Rouge.

19

que politiques. Il s'agit également de déterminer d’une part comment les relations politiques et

sociales du « village » vietnamien fonctionnent, et d’autre part quels sont les nouveaux enjeux, en

termes d’aménagement du territoire et de réinvention de l’exercice du centralisme démocratique au

niveau local, dans ce contexte d'une double urbanisation, endogène et exogène.

Nous nous intéressons également à un double mouvement, ascendant et descendant : d'une part, aux

stratégies mises en place par les villageois pour s'opposer aux changements imposés « par le haut »,

d'autre part, aux tentatives de reprise en main et d'imposition des décisions par le pouvoir central, à

travers une urbanisation concrète, la captation des ressources foncières rurales par les acteurs de

l'urbain et à travers une urbanisation administrative, qui se manifeste par un resserrement du

contrôle local par les autorités publiques de la ville-province.

Inscrit dans une démarche pluri-disciplinaire, empruntant aux sciences politiques comme à

la sociologie ou à l'économie et multi-scalaire, puisque nous nous intéressons tant au niveau central

qu'à ses déclinaisons locales – provinces, districts et communes – notre travail a pour objectif

d'analyser ce système dans son ensemble, d'en articuler les différentes composantes et d'examiner

les luttes de pouvoir, les enjeux et, modestement, les conséquences.

Cette introduction s'articule en plusieurs parties : tout d'abord, nous exposerons la démarche de

construction de notre objet de recherche, en présentant notre problématique, nos questionnements

ainsi que nos hypothèses, puis nous introduirons notre cadre théorique et, enfin, nous présenterons

notre méthodologie.

CONSTRUCTION DE L'OBJET DE RECHERCHE

Grâce à un mouvement itératif entre nos lectures et nos enquêtes se sont donc

progressivement dessinées nos hypothèses de recherche, nos questionnements, jusqu'à ce que notre

objet de recherche émerge réellement.

Nos interrogations initiales avaient trait à des points très concrets concernant nos terrains : qui

occupe les meilleurs postes sur la « place du village » ? Quelle est la structure politique dans les

villages de métier ? Où réside réellement le pouvoir décisionnaire ? Dans quelle mesure les

villageois ont voix au chapitre dans les décisions concernant leurs activités ou le territoire de leur

village? Comment s'articulent les différents échelons administratifs ? Les rapports entre les pouvoirs

publics et les habitants évoluent-ils dans ce contexte tendu d'avancée de la ville sur ses marges et de

20

pression foncière ? Comment les villages de métier réagissent-ils à cette « force prédatrice » qu'est

la ville dans le contexte vietnamien ? Quel peut-être le futur de ces villages, supposés autonomes et

protectionnistes, dans ce contexte de métropolisation et avec l'arrivée de nouveaux acteurs

extérieurs, habitants comme entrepreneurs ? Les transformations administratives concrètes, le

passage du statut rural au statut urbain en particulier, provoquent-elles des changements dans la

gestion des villages, dans sa structure politique et sociale et entraînent-elles de nouveaux rapports

entre les autorités locales et les villageois ?

D'autres interrogations se sont progressivement agrégées à ces questions préliminaires, sur

les modes de gouvernement et leur hybridation, les stratégies des villageois et sur les jeux de

pouvoirs entre les différents composantes de l'État-Parti et de la société vietnamienne.

Notre recherche s'organise autour de ces axes et tente d'articuler différents niveaux de gestion,

différents terrains, différents acteurs, et de comprendre comment cet ensemble d'acteurs et de

territoires interagissent, tendant vers une recréation constante des rapports.

Nous nous intéressons également à la question du renouvellement des stratégies de contrôle

social du gouvernement, à travers cette territorialisation de l'action publique et la multiplication

d'instances participatives, ou à défaut associatives et nous demandons si elles peuvent être le

vecteur d'un développement de l'autonomie des acteurs de la société civile, voire de l'empowerment

des habitants, villageois comme citadins.

Enfin, nous tentons de rompre avec les idées quelques peu préconçues sur les pays socialistes et

nous nous interrogeons sur le postulat d'absence de société civile antérieure à la transition et

considérons que ces nouveaux modes d'action publique permettent davantage de révéler une

remobilisation des masses citoyennes et une recomposition du « collectif », selon des formes

hybrides, que leur inexistence préalable.

À partir de ces hypothèses, de ces questions de recherche et de nos études de terrain, nous

développons la thèse suivante : les tensions entre les pouvoirs publics, à tous les échelons, et les

citoyens vietnamiens sont de plus en plus spatialisées et portent sur des choix stratégiques de

développement et d'usages des espaces, largement contradictoires. En se servant de « l'urbain », que

ce soit la ville concrète ou le statut administratif, les autorités publiques tentent d'affirmer, enfin, un

contrôle accru sur ses territoires comme sur ses habitants. Cette urbanisation réelle ou artificielle

offre néanmoins de nouvelles possibilités d'action pour les villageois et provoquent un

renouvellement des rapports avec les autorités locales, davantage marqué par le cadre de la loi et

21

par des rapports professionnels que par des liens interpersonnels, l'adaptation des politiques et

l'informalité.

CADRE THÉORIQUE ET INSCRIPTION PLURIDISCIPLINAIRE : LE CROISEMENT DES APPROCHES, ENTRE DIMENSION POLITIQUE ET DIMENSION SPATIALE

Notre sujet de thèse et nos objets de recherche ont évolué, tant à la faveur de nos partenariats

que grâce à la confrontation de nos hypothèses avec la réalité du terrain. Un glissement de nos

terrains d'études, du centre-ville ancien aux marges périurbaines d'Hà Nội et de Bắc Ninh, s'est donc

opéré, tandis que l'exploration de la littérature scientifique relative aux questions de gestion urbaine

dans les pays en transition, ou plus spécifiques au Vietnam, orientait différemment nos réflexions.

Cette introduction thématique vise à présenter les corpus scientifiques dans lesquels notre travail

s'inscrit et à offrir un cadre conceptuel à notre recherche.

Nos premières hypothèses de recherche découlaient principalement de notre mémoire de

recherche de master 2, intitulé Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine, de la

démocratie représentative à la démocratie participative locale : enjeux de la transition et qui

traitait, de façon bibliographique et analytique, de l'évolution des paradigmes de gestion urbaine et

d'implication de la sphère civile dans cette gouvernance.

Ce travail préliminaire a ainsi profondément contribué à construire à la fois notre positionnement

méthodologique, favorisant la pluridisciplinarité, et nos axes et cadre de recherches privilégiés.

Le concept de « gouvernance» permettait en effet de nous interroger tant sur les motifs de

remise en question de l'idée de gouvernement (remise en cause de l'État-Providence occidental 7,

crise de la démocratie représentative8, complexification et ingouvernabilité des sociétés9) que sur les

conséquences de ce nouveau paradigme d'action publique, en particulier sur la gestion des

territoires (nécessité de coordonner et d'établir des partenariats multi-acteurs et multi-scalaires 10,

implication de la société civile dans des formes de démocratie participative 11, désignation du niveau

local comme échelon pertinent d'élaboration d'un consensus politique et territorial12).

Ce concept offrait également la possibilité de créer un lien entre les thèses issues des sciences

7 Novarina (1998) : Merrien (1999) ; Guillaume (2001)8 Jouve et Lefèvre (1999) : Sintomer (2007) 9 Le Galès (1995) ; Bourdin (1998)10 Atkinson (1998) ; Dorier-Appril (2001), Burgel (2000)11 Bacqué (2000) ; Talpin (2006) ; Bacqué, Sintomer et Rey (2005)12 Genestier (1999) ; Osmont (2000) ; Blondiaux (2001) ; Blanc et Lévy (2003)

22

politiques, s'intéressant aux acteurs – l'axe gouvernance, et les réflexions sur la gestion et la

production des territoires – l'axe gouvernance territoriale. Dans ce contexte, l'espace est effet perçu

à la fois comme un outil et un enjeu de gouvernance, objet de reproduction du pouvoir établi,

d'émergence de nouveaux pouvoirs et de formation de contre-pouvoirs. Les formes de gestion et les

modalités d'aménagement du territoire sont ainsi considérées comme des déclencheurs de

réorganisation de l'autorité et porteurs de dynamiques de recomposition du pouvoir décisionnel.

Parée de ces concepts, nous souhaitions en étudier leur pertinence comme clés de lecture de la

société urbaine vietnamienne et envisagions la ville et ses aménagements comme terreaux potentiels

d’émergence d'une société civile urbaine.

Les recherches issues des pays de l'est depuis la chute des régimes socialistes exprimaient pourtant

principalement l'idée que l'autoritarisme de ces régimes avait entraîné une « culture de sujétion »

des sociétés, annihilant ainsi toutes velléités d'opposition et provoquant un déficit de culture civique

et démocratique.

Cette absence de société civile sous le communisme constituerait un frein à l'acclimatation ou

l'appropriation d'une culture démocratique, et en particulier d'une culture de la participation, ce qui

entraverait la capacité même des habitants à s’emparer de ces nouveaux espaces de parole et à se

constituer en tant qu'acteur autonome et légitime de la production urbaine.

Certains articles concernant le Vietnam avançaient cependant l'argument qu'une société

civile, composée d'intellectuels, de professionnels de l'aménagement et de l'urbanisme et de simples

habitants commençait à prendre forme et se constituait progressivement en opposition à des projets

d'investissements privés soutenues par les puissances publiques de la ville d'Hà Nội comme de l'État

(Pédelahore, 2006). Quelques grands projets, de construction d'un hôtel autour du lac Hoàn Kiếm

(Golden Hà Nội), ou de récupération d'une partie du parc Lénine pour la construction d'un autre

hôtel international (Wells-Dang, 2010; Digregorio, 2010) avaient en effet soulevé l'indignation de

certains citadins, soutenus dans leur combat par des intellectuels vietnamiens, relayés dans la

presse, et conduisant au blocage ou au moins au report de ces projets.

En parallèle, d'autres écrits dépeignaient une distanciation d'une frange de la population,

notamment des jeunes, du Parti et du système communiste (Thomas 2001 ; 2002) ou témoignaient

d'une gestion locale dans les quartiers faisant la part belle aux souhaits et revendications des

habitants, plutôt qu'au respect des lois (Koh, 2006; Hien, 2009).

Ainsi, nous souhaitions étudier cette « gouvernance locale », dans différents types de quartiers : un

îlot du cœur ancien d'Hà Nội, dans les 36 rues, un bloc d'appartements de la période collectiviste, à

Đống Đa ou à Hai Bà Trưng, et enfin un quartier plus moderne et internationalisé à Tây Hồ.

En choisissant cette typologie, nous émettions l'hypothèse que les catégories d'habitants représentés

23

différeraient, conduisant donc à des réactions hétéroclites vis-à-vis des changements vécus dans leur

quartier et entretenant des rapports avec leurs pouvoirs publics locaux potentiellement différents.

Plusieurs problèmes ont cependant surgi avant même le début de notre travail de terrain : la

difficulté à obtenir des autorisations de recherche et à travailler dans le centre-ville, et surtout

l'impossibilité d'importer directement ces paradigmes de recherche dans la situation vietnamienne.

Sans les considérer comme inopérants localement, puisqu'ils demeurent des outils de

compréhension enrichissants pour notre travail, nous nous sommes rendu compte qu'il était

nécessaire de prendre de la distance vis-à-vis de ces concepts et surtout d'élargir nos lectures à des

thèmes méconnus et à d'autres espaces de réflexion. Nous avons donc « délaissé » nos lectures sur

l'Europe de l'Est et les débats opposant les tenants de la transitologie aux penseurs de la « path

dependance », au profit de travaux plus axés sur l'Asie, en particulier sur la Chine, et avons élargi

nos lectures sur le Vietnam urbain aux travaux sur les milieux ruraux et périurbains.

La confrontation au terrain comme à une littérature plus centrée sur le Vietnam nous a ainsi permis

d'appréhender plus précisément les spécificités du pays, en particulier en ce qui concerne le rôle de

la gestion de l'espace et de l'aménagement du territoire dans l'établissement d'une gouvernance

territoriale, impliquant une hybridation des formes du pouvoir et la mise en œuvre de négociations

et de partenariats entre les différents acteurs composants puissance publique, sphère privée et

société.

Nos travaux et notre étude bibliographique se sont donc progressivement structurés autour de

plusieurs axes :

– sur la question de l'État vietnamien, de sa nature comme de ses contours et de son évolution

– sur les enjeux et mécanismes liés aux mouvements de décentralisation/recentralisation des

pouvoirs publics

– sur la société civile et sur les débats qui agitent la sphère universitaire sur ces questions au

Vietnam, entre émancipation et persécution

– sur les modes d'opposition des habitants, entre les tenants des formes quotidiennes de

résistance et les théoriciens des actions collectives et des protestations plus subversives et

revendicatrices

À ces grands thèmes de recherche se sont ajoutées des lectures sur les institutions vietnamiennes,

sur l'évolution des corpus législatifs, sur les phénomènes de métropolisation d'Hà Nội ou encore des

lectures bien plus éloignées de nos axes de recherche sur des questions culturelles notamment, mais

qui nous ont permis d'appréhender davantage la société vietnamienne, dans son ensemble. À travers

nos réflexions sur ces lectures, largement issues des sciences politiques, nous souhaitions interroger

24

ces concepts et théories à travers un prisme et un traitement spatial et ancrer ainsi notre démarche

dans une double inscription, sur les acteurs et sur les territoires.

Nos sources bibliographiques sont de nature variées, bien qu'elles empruntent largement à la

littérature anglo-saxonne, prolifique et qui domine les recherches au Vietnam. Outre les livres ou

articles scientifiques, notre recherche s'est également appuyée sur les articles de presse, locale

comme internationale, et sur les nombreux rapports financés par des grandes institutions

internationales ou par des bailleurs de fonds, de l'Agence Française de Développement (AFD), de la

Banque mondiale, ou de l'Agence Japonaise de Coopération Internationale (JICA) par exemple, et

sur les papiers issus de conférences ou de colloques.

En outre, nous avons eu la chance d'avoir accès à de nombreuses données et documents de

première main, fournies par les autorités publiques, alors que l'accès aux sources demeure

généralement un problème et une limitation dans le travail des chercheurs au Vietnam. Nous avons

néanmoins parfois été confronté à l'absence de sources, plus qu'à leur rétention. Ainsi, bien que

nous ayons pu collecter d'importantes informations sur le changement de statut administratif, nous

n'avons pas été en mesure d'obtenir un document établissant et synthétisant les transformations

concrètes de cette gestion transformée, qui n'existe manifestement pas. Dans ces cas de figure, c'est

à travers la multiplication des entretiens concrets et le recoupement d'autres sources que nous

sommes parvenu à ériger un savoir propre sur ces questions.

Du micro-local à l'État : l'articulation des échelons territoriaux et de gestion

Notre recherche articule ces grands axes de recherches, qui nous semblent tous pertinents

pour étudier et comprendre les jeux d'acteurs et d'échelles, et ainsi expliquer les dynamiques de

recomposition ou d'hybridation actuellement en cours au Vietnam.

Cette revue de la littérature académique vise donc à inscrire notre travail dans un cadre conceptuel

qui dépasse les limites de notre champ disciplinaire, et à articuler ses différents apports de la

recherche contemporaine sur le Vietnam, bien qu'elle soit marquée par la difficulté à « faire

système » et que les travaux se concentrent souvent, soit sur des acteurs, soit sur des échelons, ou

encore sur des disciplines.

Légitimité et nature du régime

Tout d'abord, une large partie de nos réflexions tient à l'articulation État-Société, à leur

définition, influence mutuelle et à leurs recompositions itératives. La façon dont se définit l'État et

25

dont il se positionne vis-à-vis de la société éclaire par conséquent ses modes de fonctionnement et

ses objectifs.

Tandis que plusieurs auteurs soulignent le caractère autoritaire du régime, la plupart relativisent cet

autoritarisme et cherchent à définir autrement l'État vietnamien, en se concentrant sur ses modalités

d'action, ses processus d'adaptation, et son interactivité avec la société.

Une question qui sous-tend ces recherches est, bien évidemment, le maintien de ce régime

politique à Parti unique dans le contexte d'ouverture économique et d'orientation vers l'économie de

marché, et d'une évolution majeure de la société vers davantage de pluralisme et l'émergence de

nouvelles classes sociales. En effet, comme le rappelle Pandolfi (2001, p.1), « contrairement aux

changements que connaissent les pays de l'Est depuis 1989, cette mutation économique n'implique

pas l'abandon de l'idéologie communiste et le ralliement à la démocratie libérale ». L'État, et à

travers lui le Parti communiste, est donc l'ouvrier de sa propre transformation et de sa pérennité.

Ce point est notamment abordé par Brocheux (in Gironde et Maurer, 2004, p.31), qui s'interroge :

« comment expliquer son maintien au pouvoir si l'on renonce à la notion de totalitarisme et si l'on

considère que la répression n'est pas son arme principale? ». En effet, la légitimité du régime était

auparavant assurée par sa victoire dans les guerres françaises et américaines, dans sa capacité à

libérer le pays donc, et à reconstituer une nation vietnamienne, patriote et unitaire. À cela s'ajoutait

à l'époque un discours communiste, prônant une réforme agraire majeure, la collectivisation de

l'agriculture et des moyens de production, et, globalement, une refondation complète de l'État. Cet

argument économique ne fonde plus actuellement la légitimité du régime, puisque ce dernier s'est

largement orienté vers une économie capitaliste, formellement depuis l'adoption d'un volet de

réformes, les politiques du Đổi mơi13 à partir de 1986, mais déjà entamée les années précédentes.

La légitimité économique du Parti serait néanmoins maintenue actuellement grâce à ses

succès économique. En effet, le Vietnam connaît depuis plusieurs décennies des taux de croissance

majeurs, en moyenne de 7,5% pour la période 2003-201214 qui, bien qu'en baisse (5% pour l'année

2012), bénéficient globalement au plus grand nombre et assurent le développement global du pays.

En mettant en place des politiques de développement à marche forcée, les autorités

publiques ont en effet réussi à transformer considérablement la structure économique du pays, ainsi

que son emprise spatiale et à passer du statut de « latecomer state » (Woodside, 1998) au statut de

« bébé tigre » asiatique, classé récemment comme pays à revenus intermédiaires, selon les barèmes

13 Ces politiques dites « du Renouveau » sont un ensemble de réformes mises en place à partir du 6ème congrès du Parti Communiste en 1986 et destinées officiellement à conduire le pays dans une transition vers une économie de marché à orientation socialiste.

14 Indicateurs du développement, Banque Mondiale (2013)

26

de la Banque Mondiale.

L'État continue, à travers ses entreprises publiques ou à travers la mise en place de nouvelles

coalitions de croissance dans lesquels ses agents, formellement ou indirectement, sont largement

impliqués, à conduire en bonne partie la transformation du pays, et l'exploitation de ses ressources

naturelles, dont la terre.

Actuellement, comme le souligne Thayer, « the legitimacy of Vietnam’s one-party state

largely rests on ‘performance legitimacy’, that is, success in delivering economic growth to society

at large15» (2009, p.21).

Et ce maintien de la main-mise de l'État sur la société et sur son développement économique n'est

pas uniquement une réminiscence du système collectiviste ou la volonté d'une caste de conserver le

pouvoir. Ce dirigisme est également le reflet de la vision qu'ont les pouvoirs publics et l'État de leur

rôle : le Vietnam demeure en effet un État « strongly paternalistic, which manifest itself in a strong

belief that 'party knows best'16 » (Gainsborough, 2010, p.165). De nombreux auteurs soulignent

cette tendance, et insistent, comme London (2009, p.380), sur la justification de ce système. Pour

cet auteur en effet, « the party justifies this dictatorship through its claims to be the vanguard party

of the proletariat and to have a superior understanding of societal needs17 ». Ainsi, pour le Parti, ce

dernier ne s’abrogerait pas le droit de gérer seul le pays pour des intérêts personnels ou d'un petit

nombre, et ne serait pas anti-démocratique, mais se considère comme le plus à même de penser des

modalités de développement, de forger des politiques, et de diriger le pays, selon les besoins des

citoyens.

Des citoyens qui sont perçus par les autorités selon Hien (2009, p.37), comme ayant « a

short vision (and) would be concerned only about their private benefits, not the common ones18 ».

Fritzen (2006, p.2) note également cette perception des habitants par les pouvoirs publics, en citant

un chef de service au sein du ministère des finances, déclarant les citoyens « unable to objectively

assess their own needs19 ».

Pour Gainsborough (2010, p.22), cette croyance des autorités qu'elles n'existent que pour servir le

peuple et l'élever, « is not just a crude defence of authoritarianism but represents heartfelt opinion

based on a very different view of state and opposition than that of the West20 ».

15 « la légitimité du Parti unique vietnamien repose largement sur la 'légitimité de la performance', c'est-à-dire la réussite à faire bénéficier l'ensemble de la société de la croissance économique »

16 « fortement paternaliste, ce qui se manifeste dans la forte croyance que 'le Parti sait' »17 « le Parti justifie cette dictature à travers son affirmation d'être le parti d'avant-garde du prolétariat et de détenir

une compréhension supérieure des besoins sociaux »18 « une vision à court terme (et) seraient uniquement concernés par leurs bénéfices privés, et non par le bien

commun »19 « incapables d'évaluer objectivement leurs propres besoins »20 « n'est pas uniquement une défense brute de leur autoritarisme mais représente une opinion sincère basée sur une

vision très différente de l'État et de l’opposition, par rapport à la vision occidentale »

27

Cette idée de « statecraft thinkers » (Woodside, 1998), c'est-à-dire de dirigeants à même de

penser l'État et de le réaliser, n'est pas un fait nouveau au Vietnam, mais prend tout son sens lorsque

l'on constate la façon dont les pouvoirs publics actuels tiennent un discours développementaliste

très pro-actif et volontaire, fixant des objectifs de croissance, de modernisation, d'industrialisation

ou d'urbanisation utopistes. Selon Woodside (1998, p.25) à nouveau, demeure ancré dans l'esprit

d'un certain nombre de dirigeants politiques actuels une croyance dans leur capacité « to skip

historical stages and to avoid the difficulties of countries which modernized earlier21 », et donc

d'orienter l'industrie vers la haute-technologie sans passer par le développement d'industries de

masse, ou de transformer l'armature des villes par une planification fondée sur des vœux plus que

sur des réalités, comme leur objectif de faire d'Hà Nội la « world-city » du Vietnam en le décidant

(Logan, 2009). Par leur maîtrise du temps et de l'espace, l'État et les élites vietnamiennes se

perçoivent donc comme les créateurs de leur territoire, de leur société, et de leur futur.

Les experts de la Banque Mondiale attestent également de cette inclinaison, qui s'affirme dans les

objectifs et les ambitions fixées par les autorités publiques en termes de développement,

d'industrialisation et d'urbanisation. Selon un rapport de cette institution, les schémas directeurs par

exemple « continue the tendency to create idealized rather than strategic and practical visions of the

future22 » (2006, p.36).

Cette caractéristique paternaliste et dominatrice est néanmoins nuancée dans les faits, et

nombreux chercheurs soulignent les processus itératifs entre État et Société, qui remodèlent sans

cesse l'organisation du pays et participent à l'hybridation des formes de gouvernement.

« Accommodating state » (Koh, 2006), « 'mass regarding' or 'quasi democratic' » (Womack, cité par

Koh), « infrastructural power-state » (McCormick, 1998), « post-socialist authoritarian regime »

(Hewinson, cité par Wells-Dang, 2010), « authoritarian pluralism, consultative authoritarianism, or

illiberal democracy» (Wells-Dang, 2010), autant de termes qui cherchent à définir et qualifier le

régime vietnamien, en prenant en compte les influences exogènes, des bailleurs de fonds ou des

États étrangers, les tensions internes au Parti et ses différents courants, l'impact des velléités

provinciales d'autonomisation, ou encore les pressions de la société vietnamienne, et de ses

composantes rurales comme urbaines.

La plupart des auteurs considèrent en effet que l'État-Parti vietnamien n'est pas un bloc

monolithique au fonctionnement autoritaire, mais qu'il est plutôt caractérisé par sa capacité

d'adaptation, et de cooptation ou d'intégration progressive des différents éléments ou conflits qui

21 « sauter des étapes historiques et éviter les difficultés rencontrées par les pays qui se sont modernisés plus tôt »22 « continuent cette tendance à créer des visions idéalisées du futur plutôt que des visions stratégiques et

pratiques »

28

pourraient menacer sa stabilité.

McCormick (1998, p.143) considère par exemple que le Vietnam est un pays plus progressiste que

la Chine et soutient que « the Vietnamese state may be better able to adapt to social change with

inclusive and adaptative strategies while China's leaders may be tempted toward more repressive

and authoritarian strategies23 ». Le régime gérerait donc ces bouleversements ou crises par des

réponses plurielles, entre prise en compte des divergences et limitation de leur expression. De

même, pour Kerkvliet (2001, p.249), « government responses (aux manifestations violentes) are

typically a combination of sending in the police to make arrests and attending to some of the

protesters' complaints24 ». En jouant sur deux volets, répression-complaisance, les pouvoirs publics

parviendraient donc à intégrer des revendications, sans pour autant remettre en cause son existence.

Décliné au niveau local, Koh (2006, p.5) soulève que ce fonctionnement « make the party-state

more accommodating to people at that level without challenging the structural or institutional

dominance by the party-state25 ».

Les velléités d'autonomie locale et les citoyens, agents du changement

Outre les influences extérieures, de la communauté internationale notamment, que nous

n'aborderons qu'à la marge, deux sources de changements sont principalement avancées pour

expliquer la poursuite de ce mode « adaptatif » de gouvernement, puisqu'à l'image de Gainsborough

(2010, p.21), nous considérons que le régime communiste ne périclite pas mais se recrée

constamment. Pour ce politologue en effet, il est important de « break free from a mindset that sees

Vietnam as necessarily embarked on a historical road that ends in Western-style liberal democracy »

et de s'intéresser à « the persistent, or reworking, of existing power structures26 », plutôt que de

tenter de percevoir des signes d'abandon du système.

Tout d'abord, les tensions anciennes mais sans cesse renouvelées entre l'État central et ses

déclinaisons locales conduisent à d'importantes adaptations. La question d'une décentralisation ou

recentralisation des pouvoirs est en effet au cœur de la littérature politique et économique sur le

23 « l'État vietnamien peut être plus à même de s'adapter au changement social avec des stratégies plus ouvertes et adaptatives, tandis que les leaders chinois peuvent être davantage tentés d'utiliser des stratégies plus autoritaires ou répressives »

24 « les réponses gouvernementales sont typiquement une combinaison entre le déploiement de la police pour procéder à des arrestations et le fait d'accéder à certaines réclamations des protestataires »

25 « rend l'État-Parti plus accommodant avec la population à ce niveau sans menacer la domination structurelle et institutionnelle de l'État-Parti »

26 « se libérer d'un état d'esprit qui considère le Vietnam comme nécessairement embarqué sur une trajectoire historique dont l'issue serait la démocratie libérale de type occidental » et « la persistance, ou la reprise, des structures de pouvoir existantes »

29

Vietnam, qui cherche à déterminer quels sont les acteurs du changement et de la prise de décisions

dans ce pays.

Ensuite, le rôle de la société vietnamienne dans les changements politiques ou gestionnaires du

régime est à prendre en compte pour expliquer ces processus évolutifs. Que ce soit à travers des

formes quotidiennes de résistance (Scott, 1985 ; Kerkvliet, 2001 ; Koh, 2006) ou à travers des

confrontations plus ouvertes et brutales (Popkin, 1979 ; Nguyen Van Suu, 2009) les sources

consultées sur le Vietnam s'accordent à constater l'influence grandissante de l'opinion publique et de

la sphère civile sur les choix politiques et les modes de gouvernement.

Officiellement, le Vietnam souscrit au mode d'organisation du centralisme démocratique,

que ce soit au sein du Parti ou au sein de l'appareil gouvernemental. Pour London (2009), le

caractère démocratique du régime tient au fait que chaque membre du Parti, ou chaque représentant

du peuple, à tous les niveaux, soit élu. En outre, pour Koh (2006), ce caractère démocratique tient

également à la prise en compte de la diversité des situations locales et à la remontée des besoins ou

souhaits par ces représentants, de l'échelon communal à l'échelon national.

Le deuxième volet de cette organisation concerne le centralisme, et l'idée que chaque décision doit

être approuvée et validée par le sommet de cette pyramide, dépositaire final du pouvoir.

Pour Marr (in Kerkvliet et Marr, 2004, p.28) en effet, « Vietnam's political culture has long

combined firm ideological dispositions towards centralization of power with practical recognition

of local particularities and responsibilities27 ».

Cependant, des tensions centre-périphéries, et des luttes d'influence entre ces différents

acteurs, ont conduit le Vietnam dans un double mouvement, de décentralisation d'une part, avec une

montée formelle et reconnue des autonomies provinciales, notamment sur des questions fiscales, et

d'autre part une recentralisation des pouvoirs, sur un plan plus politique et décisionnaire. Ces deux

processus, qui peuvent sembler de prime abord contradictoires, sont en fait complémentaires, et

témoignent de la recherche de réponses au cas par cas, qualifiée de « tâtonnements » par Mellac,

Fortunel et Tran Dac Dan (2010).

Concernant la décentralisation administrative, elle est clairement affichée par les autorités

publiques comme la voie suivie et à suivre pour maintenir la croissance du pays et son

développement. Ainsi, les PAR28 (Public Administration Reform) insistent sur cette nécessité de

27 « la culture politique vietnamienne combine depuis longtemps des dispositions idéologiques fermes pour la centralisation du pouvoir à la reconnaissance pragmatique de responsabilités et particularités locales »

28 Ces programmes de réformes administratives, pour les périodes 2001-2011 et 2011-2020 ont été décidés lors du 9ème congrès du Parti Communiste, en 2001. Ils visent à faire évoluer le fonctionnement institutionnel du pays, à

30

davantage déléguer des prérogatives aux niveaux sub-nationaux, en matière d'administration fiscale

comme de planification. Largement influencée par les discours internationaux sur la « bonne

gouvernance » et concrètement par les bailleurs de fonds, ces politiques participent à une certaine

déconcentration des pouvoirs, plus qu'à une décentralisation. Fritzen (2006, p.2) rappelle par

ailleurs que ces bailleurs, à travers la mise en place de projets pilotes accordant une large place aux

institutions locales, participent à « an incipient governmental 'decentralization policy', or hoping to

demonstrate the viability of decentralization29 » à travers ces subventions.

Nous reviendrons plus en détail sur le contenu de ces réformes dans notre seconde partie,

mais souhaitons d'ores et déjà aborder les motifs qui ont poussé les pouvoirs publics à engager ces

politiques.

Pour Passicousset et Papin (2010, p.138), « derrière les discours sur l'efficacité gestionnaire et la

démocratie de base », la fronde des provinces ne bénéficiant pas des ressources de la manne des

IDE par exemple, ou de l'exploitation de la ressource foncière est la première source de cette

politique de déconcentration des pouvoirs. Selon eux, ce desserrement des pouvoirs, de décisions

économiques par exemple, et ce débat, « n'est pas un débat technique mais plutôt une concession, au

sens économique du terme, que le sommet de la pyramide accorde à sa base pour la contenter et la

stabiliser ». En effet, ces dernières décennies ont été marquées par de nombreux entraves à la loi par

les pouvoirs publics provinciaux notamment, dont les velléités d'autonomie se sont accentuées et

par des « recurring struggle to define the distribution of power between the centre and the

provinces30 » (Woodside, 1998, p.12). Travaillant sur ces questions, Malesky (2004) nomme ces

pratiques de contournement des lois ou de prises de décision autonomes comme des actes de

« fence-breaking », particulièrement visibles dans les domaines fonciers et d'investissements privés.

En expérimentant des réformes localement, ou en innovant dans leurs pratiques de gestion, de

nombreuses provinces sont en effet parvenues à orienter les stratégies des pouvoirs publics

centraux, et à leur faire intégrer officiellement, et au plan national, certaines de leurs

expérimentations, « often only formalising changes that had already occurred31 » (Malesky, 2004,

p.310). Pour Vasavakul, Lê Viết Thái et Lê Thị Phi Vân (2009, p.4), « local initiatives and

mettre en place une réforme des finances publiques, et à accroître les compétences des fonctionnaires et des autorités publiques. Mis en place afin de permettre la réalisation du plan de développement socio-économique du pays sur dix ans, décidé la même année, la vocation de ces PAR est donc davantage à lier à la transition économique du Vietnam et ses nouveaux besoins, plutôt qu'à une véritable transition politique du régime.

29 « une politique naissante de décentralisation par le gouvernement, ou espérant démontrer la viabilité de la décentralisation »

30 « des luttes récurrentes pour définir la distribution du pouvoir entre le centre et les provinces »31 « ne faisant souvent que formaliser des changements qui s'étaient déjà produits »

31

experiments play an important role in shaping the Party-state' development strategies32 », puisque ce

dernier a parfois pris en compte le succès de ces tentatives en se les réappropriant.

Selon un rapport de la Banque Mondiale paru en 2006 (p.27), avec les politiques de décentralisation

fiscale, attestées par la majorité des chercheurs, « planning in Vietnam is in the process of slowly

evolving from a highly prescriptive model based on central control to a more flexible and adaptable

system with considerable authority delegated to local governments33 ».

Cette décentralisation, ou plutôt déconcentration des pouvoirs, reste néanmoins à mesurer,

puisque c'est le pouvoir central même qui accorde ces délégations de pouvoir, et les limites à des

domaines circonscrits. La décision finale demeure le fait des autorités nationales et la marge de

manoeuvre des provinces reste, dans les faits, dans le cadre fixé par le centre. De plus, au même

moment, un mouvement de recentralisation des pouvoirs est à l'oeuvre. Particulièrement visible

dans le cas de la région métropolitaine d'Hà Nội, nous y reviendrons, cette reprise en main du

pouvoir central sur des provinces « rebelles » se manifeste également de plusieurs façons, définies

notamment par Gainsborough (2010, p.56 et suivantes).

Tout d'abord, le poids et le renforcement de la bureaucratie, où chaque échelon inférieur doit

demander formellement l'approbation de ses plans, budgets ou politiques au niveau supérieur. Le

contrôle des décisions locales a en effet été renforcé, et la nécessité d'encadrer toutes formes

d'organisations sous un « parapluie », organisme de tutelle, s'est accentuée. L'établissement

d'institutions locales davantage soumises au contrôle central en est une conséquence. Ensuite, l'État-

Parti réaffirme régulièrement son pouvoir en annulant parfois, et de façon très médiatique, des

décisions prises au niveau provincial, rappelant ainsi son rôle prescripteur. Ces « periodic

clampdowns » (Gainsborough, 2010) vont également de pair avec la mise en cause, régulière, de

figures locales dans des affaires de corruption qui font les gros titres de la presse nationale34. En

laissant exposer ces affaires dans les médias, l'État central peut ainsi à la fois rappeler à d'importants

cadres qu'ils demeurent protégés ou à l'inverse exposés par ce dernier, mais vise également à laisser

32 « les initiatives locales et les expérimentations jouent un rôle important dans l'élaboration des stratégies de développement de l'État-Parti »

33 « la planification au Vietnam est entrée dans un processus d'évolution, d'un modèle très prescriptif basé sur le contrôle du centre à un système plus flexible et adaptable, avec une autorité considérable déléguée aux gouvernements locaux »

34 L'affaire du district de Tiên Lãng, province d'Hải Phòng, a par exemple récemment fait grand bruit dans la presse nationale. En janvier 2012, une centaine de policiers se sont rendus, sous les ordres du district, dans la commune de Vinh Quang pour récupérer, par la force, des terres à un villageois. Il s'avère que cette récupération était illégale et contraire à la loi foncière. Suite à l'emballement médiatique, le premier ministre Nguyễn Tấn Dũng a demandé au comité populaire d'Hải Phòng de régler ce conflit et de mener une investigation sur ses causes. Début août 2013, la court populaire d'Hải Phòng a tranché en faveur du villageois, et les présidents des comités populaires de commune et district ont été suspendus et condamnés à des peines de prison avec sursis. (VietnamNet, PM orders probe into coercive land seizure – 18.01.12 ; Former Tien Lang officials get final sentences » - 02.08.13).

32

penser à une opinion publique exaspérée par la corruption que le Parti central lutte contre ces maux

et en est exempte, puisque ce sont les autorités locales qui sont principalement corrompues. Pour

Mellac également (2009, p.4), cette réaffirmation par le centre de son pouvoir ultime passe

également par « la révocation des présidents de comités populaires qui s’éloignent trop de la ligne,

ou par le découpage des unités, provinces ou districts qui prennent trop de poids (réformes des

provinces en 1997 et en 2003 par exemple) ».

Enfin, c'est à travers la constitution d'un corpus législatif renouvelé, et abondant, dont les autorités

centrales se servent à leurs fins, que cette recentralisation se manifeste. En effet, en mettant en place

des textes de lois plus stricts et précis, le centre se prévaut de nouveaux outils pour contrôler ses

« périphéries ». Sikor (2012, p.8) constate également ces « efforts by the central political leadership

to establish and justify 'rule by law' as a way to reestablish state control over people and resources

on new foundations ». Selon lui, « law thus has emerged as an instrument by which central party-

state seeks to strengthen its hold over citizens and the other parts of the state alike, in an effort to

avoid the 'parcellization of sovereignty' observed in other post-socialist settings35 » (ibid.).

Parallèlement à ce mouvement de concentration des pouvoirs se dessine une évolution du

Parti, ou une affirmation de son rôle de force motrice et dirigeante du pays. Présenté auparavant

comme le « guide suprême » de la nation, le Parti s'affiche de plus en plus comme son dirigeant

officiel, et non plus seulement comme son prescripteur idéologique. Pour Papin (2003), le Parti se

distingue avant tout de l'État par son fonctionnement hiérarchique et son efficacité. Ainsi, « autant

les pouvoirs sont atomisés et parfois contradictoires, autant le Parti communiste présente une

structure unitaire et parfaitement pyramidale », et cette capacité lui donne un pouvoir important,

puisqu'il finit nécessairement par trancher les conflits ou luttes de pouvoirs au sein des différents

échelons administratifs. Dans un autre ouvrage, l'historien (Papin et Passicousset, 2010, p.175)

argue également que le Parti est de plus en plus en train de fusionner avec l'État, de façon officielle,

et d'admettre son implication majeure dans la conduite des affaires publiques. Ces politiques « ne

changent pas le fonctionnement réel des choses (…) elles en changent les apparences, donc le

message politique, en mettant fin à la fiction d'une administration autonome, au profit de l'affichage

public par le Parti de sa mainmise sur l'appareil d'État ».

Les réformes envisagées actuellement vont en effet dans cette direction, et vers une simplification

35 « efforts du Parti central de mettre en place et de justifier le 'gouvernement par la loi' comme une façon de ré-établir sur de nouvelles fondations le contrôle de l'État sur la population et sur les ressources » et « la loi a ainsi émergé comme un instrument à travers lequel l'État-Parti central cherche à renforcer son pouvoir sur les citoyens et sur les autres sphères semblables à l'État, dans le but d'éviter la « parcellisation de la souveraineté » observée dans d'autres contextes post-socialistes »

33

de la structure administrative vietnamienne, caractérisée par sa dualité, les organes de l'État et ceux

du Parti se déclinant à tous les échelons administratifs, complexifiant la définition des prérogatives

de chacun, leurs sphères de compétences et leurs responsabilités. En envisageant de fusionner des

postes, notamment au niveau local, il s'agirait donc de limiter le nombre d'intermédiaires et de

rendre plus efficaces et réactives les structures administratives tout en affirmant le rôle du Parti

(Albrecht, Hocquard et Papin, 2010, p.21).

La seconde source de changement du régime et de son fonctionnement réside dans

l'évolution des attentes de la sphère civile, et donc des habitants, urbains comme ruraux. La plupart

des chercheurs s'accordent à dire que de nouvelles formes associatives et de nouveaux canaux

d'expression exercent des pressions sur les pouvoirs publics et influencent son organisation et sa

prise en compte des revendications citoyennes. Certains voient même dans cette évolution

l'émergence d'une société civile « à l'occidentale », ou en tous cas la constitution de contre-pouvoirs

citoyens, à même de peser sur les décisions publiques. Nous reviendrons davantage sur ces

questions dans la seconde partie de notre dissertation, mais tenons d'abord non à définir ce nouvel

acteur, mais plutôt à présenter le contexte de son émergence et ces modalités de constitution et

d'expression.

Dans un premier temps, il convient de distinguer la nature des sujets d'opposition, les

espaces touchés par ces revendications et le type d'acteurs concernés. Wells-Dang (2010) distingue

par exemple le types de résistances et leurs canaux d'action selon une dichotomie rurale-urbaine.

Selon lui, tandis que les revendications concerneraient en ville des personnalités « well-connected »

et des « respected people », intellectuels ou anciens haut-responsables de l'armée ou du Parti, qui

s’exprimeraient principalement à travers la presse, en milieu rural seraient plutôt concernés des

paysans, tentant d'agir à travers les structures officielles de l'État-Parti, et de plus en plus souvent

par des protestations publiques.

Cette opposition rural-urbain est néanmoins à nuancer. Certes, la ville, sa gestion et ses

aménagements cristallisent souvent une protestation protéiforme, agrégeant des acteurs variés, des

résidents du quartier concernés par un projet, des intellectuels vietnamiens, de hautes figures du

Parti, ou des usagers des espaces menacés, dans le cas de transformation des espaces publics, par

exemple. Ces coalitions demeurent néanmoins limitées à des cas particuliers, et symboliques,

comme l'opposition à la transformation d'une partie du parc de la Réunification- ancien parc Lénine,

en hôtel, au cœur de Hà Nội. En revanche, de nombreux conflits moins visibles ont lieu

régulièrement dans la capitale notamment, et concernent des évictions foncières d'habitants pour des

34

grands projets d'infrastructures ou pour la construction de zones urbaines nouvelles. Au jeu des

expropriations et relogements n'interviennent pas plus des personnalités phares, ou en tous cas pas

sur des conflits précis, et les habitants sont, dans ces cas également, seuls face aux promoteurs ou

aux pouvoirs publics de la ville.

En réorientant notre recherche sur des espaces périurbains, nous nous sommes donc éloignée

de l'étude de ces « mouvements urbains », en particulier les plus spécifiques sur des projets

circonscrits et ne les étudierons donc pas davantage. En revanche, la littérature sur les formes de

résistances paysannes ou sur les résistances très localisées, nous a permis d'améliorer et d'enrichir

notre compréhension des formes d'expression citoyennes.

Dans le cas vietnamien, les « open form of resistance and open collective actions from local riots to

transnational movement and advocacy networks36 », tels qu'analysés par Gramsci ou Polanyi (cités

par Turner et Caouette, 2009) sont donc très rares et ne sont que le dernier recours des habitants.

Les formes collectives de revendications et l'opposition frontale exprimée à l'encontre du régime

sont mêmes circonscrites à quelques groupes dissidents, implantés au Vietnam ou largement

organisés à l'étranger par les communautés vietnamiennes en exil, et sont largement réprimées par

les pouvoirs publics, à coup d'emprisonnements, de dissolution de ces groupes, ou de blocage de

l'accès aux sites internet à l'intérieur du pays.

Les résistances et conflits sont néanmoins fréquents et sont principalement des « everyday

forms of resistance », « the ordinary weapons of relatively powerless groups : foot dragging,

dissimulation, desertion, false compliance, pilfering, feigned ignorance, slander, arson, sabotage and

so on37 » (Scott, 1985, p.xvi). Pour Berstein et Byrs, cités par Turner et Caouette (2009, p.956),

« peasants (and others) who are subjected to social and cultural subordination create continuous,

mundane and hidden ways of resisting oppression (inequality, hierarchy) – in effect, through

avoidance, ridicule and acts of petty revenge38 ».

Quant à Kerkvliet (2006, p.291), il présente ces « everyday politics » de la façon suivante :

« (they) occurs where people live and work and involves people embracing, adjusting and/or

contesting norms and rules regarding authority over, production of, or allocation of resources. It

36 « les formes ouvertes de résistance et d'actions collectives, d'émeutes locales aux mouvement transnationaux et aux réseaux d'advocacy »

37 « formes quotidiennes de résistance » ; « les armes ordinaires des groupes relativement impuissants : atermoiement, dissimulation, désertion, fausse complaisance, chapardage, ignorance feinte, calomnie, incendie, sabotage et autres »

38 « les paysans (et autres) qui sont soumis à une subordination sociale et culturelle créent de façon continuelle, prosaïque et cachée, des moyens de résister à l'oppression (inégalité, hiérarchie) – en réalité, à travers l'évitement, la dérision et des actes mineurs de vengeance »

35

includes quiet, mundane and subtle expressions and acts that indirectly and usually privately

endorse, modify or resist prevailing procedures, rules, regulations or order. Everyday politics

involves little or no organization. It features activities of individuals and small groups as they make

a living, raise their families, wrestle with daily problems and deal with others like themselves who

are relatively powerless and with superiors and others who are powerful39 ». Ainsi, ces formes de

résistance ne requerraient ni organisation formelle, ni remise en question de l'État, ni engagement

dans des parti-pris politiques contestataires.

Enfin, Nguyen Van Suu (2009, p.109), étudiant les conflits liés aux expropriations, définit cette

résistance à la conversion et à la reprise des terres comme « a form of public protests, within and

outside farmers' home villages, involving discussion, petition, denunciation, gathering and

sometimes violent actions to voice their views and demand their wants40 ».

Pour Scott (1985, p. xvi), ces stratégies subversives, ces micro-processus concernant des

questions infra-politiques peuvent être à la source de véritables changements. Selon lui, « the

cumulative effects of these actions can at times be more effective than drastic, organised actions

might be ». Il ajoute d'ailleurs que « just such kinds of resistance are often the most significant and

the most effective over the long run41 ». En effet, en particulier dans le contexte vietnamien, où

l'État-Parti ne tolère pas de remise en question frontale de sa légitimité et de sa domination, ces

« rebellions » locales, et mesurées, sont probablement plus à même de faire évoluer la conduite des

affaires publiques sur le long terme.

Nguyen Van Suu (2007, p.6) voit également l'impact de ces formes de résistance qui créerait une

dynamique de changements : « in regards to the state, public resistance can affect the behaviour and

conduct of state policy and policy making at different levels, such as leading to a better regime of

land management and use, a more rational policy for land use rights compensation at national level,

and eliminating bad local cadres and reducing their corruption or misbehaviour towards villagers in

39 « politiques quotidiennes » ; « elles se produisent là où les gens travaillent et vivent, et impliquent des gens adoptant, ajustant et/ou contestant les normes et règles concernant l'autorité sur, la production de, ou l'allocation des ressources. Cela inclut des expressions discrètes, banales et subtiles et des actions qui, indirectement et normalement à titre individuel, soutiennent, modifient ou résistent aux procédures, lois, règles et ordres en vigueur. Les politiques quotidiennes impliquent peu ou pas d'organisation. Elles comprennent les activités d'individus ou de petits groupes qui, tandis qu'ils gagnent leur vie, élèvent leur famille, luttent contre des problèmes quotidiens et se débrouillent avec les autres comme eux, plutôt impuissants, et avec des supérieurs et d'autres qui ont des pouvoirs »

40 « une forme de protestation publique au sein et à l'extérieur des villages de résidence des agriculteurs, incluant discussion, pétition, dénonciation, rassemblement et parfois des actions violentes pour faire entendre leur voix ou faire valoir leurs besoins »

41 « les effets cumulatifs de ces actions peuvent parfois être plus efficaces que ne peuvent l'être des actions plus drastiques et organisées » … « ces types de résistance sont souvent plus significatives et plus efficaces à long terme »

36

local communities42 ». L'influence de ces actes concernerait à la fois la conduite des affaires locales

et le comportement des autorités publiques locales, mais également l'évolution des politiques

nationales.

Enfin, pour Malarney (1997, p.900), toutes ces formes de résistance ne seraient pas la seule source

de changements : les attentes des habitants et leurs perceptions des pouvoirs publics influenceraient

également les politiques. Ainsi, l'auteur s'intéresse à « how the people's conception of legitimate

leadership have begun to influence the content and direction of local politics43 », sans que ne soit

nécessaire de réelles confrontations.

De plus en plus d'actes d'opposition violente, frontale et fédérant les habitants contre les

pouvoirs publics se multiplient néanmoins, à la faveur de conflits fonciers principalement. En fait,

ces résistances « ouvertes » ne sont pas la première réponse des habitants, mais sont plutôt le

résultat final suivant d'autres tentatives de se faire entendre. Lorsque les canaux officiels ont été

épuisés, ou que les « everyday politics » ne suffisent plus, le conflit peut s'envenimer et l'injustice

ressentie par les populations peut conduire à cette dernière forme d'expression. Pour Scott (1985,

p.xvi) par exemple, lorsque ces stratégies de résistance locales sont abandonnées par les

populations, au profit « of quixotic action, it is usually a sign of great desperation44 ».

Nous reviendrons plus en détail sur ces questions dans notre dernière partie, mais tenons à

préciser que malgré la multiplication de ces conflits, la place conséquente qu'ils occupent dans la

presse et leur visibilité de plus en plus importante, il convient de ne pas les agréger arbitrairement,

et d'y voir le signe d'une remise en cause profonde du régime. Toutes ces pratiques de résistances,

qu'elles soient ostentatoires ou plus dissimulées, sont souvent contingentes d'affaires locales et ne

dépassent pas cette dimension. Ainsi qu'étudié par Annette Kim dans son article intitulé Talking

Back: The Role of Narrative in Vietnam’s Recent Land Compensation Changes (2011, p.503), la

plupart de ces revendications sont adressées à l'encontre des autorités publiques locales impliquées

dans ces projets auxquels les habitants sont opposés et contre les entrepreneurs privés concernés.

D'après elle, « there were two parts of society which are major constituencies structuring fiscal

socialism but about whom I could find no social narrative critiquing their role: consumers of urban

42 « Du point de vue de l'État, la résistance publique peut affecter le comportement et la conduite des politiques et de prise de décision à différents niveaux, en conduisant par exemple à un meilleur régime de gestion et d'utilisation des terres ou à la mise en œuvre d'une politique plus rationnelle de compensation des droits d'usage du sol au niveau national, en éliminant les mauvais cadres, en réduisant la corruption et les mauvais comportements envers les villageois dans la communauté locale »

43 « comment la conception d'un leadership légitime des gens a commencé à influencer le contenu et l'orientation des politiques locales »

44 « d'actions chimériques, c'est généralement le signe d'un grand désespoir »

37

real estate and the central government45 ». Les autorités centrales ne sont donc pas menacées, que ce

soit par crainte de s'exposer à davantage de répression, par stratégie politique – opposer un État

juste et incorruptible à des pouvoirs locaux iniques et corrompus – ou parce que le gouvernement

central continue de jouir d'un certain respect et demeure source de confiance.

Gainsborough (2010, p.14) partage également cette nuance, en rappelant que « beyond individual

instances of unrest, it would, however, be misleading to speak of a rural opposition in Vietnam

understood in terms of an organization with a common institutional base and a coherent critique of

party rules46 ».

Le maintien du régime : la familiarité d'un système

L'expression d'oppositions violentes à des décisions publiques, l'utilisation des discours

comme des outils législatifs fournis par le régime contre ce dernier, la gronde des paysans ou des

urbains, l'émergence d'une blogosphère engagée et d'une opinion publique critique, relayée par des

médias plus indépendants ne menacent pas encore réellement le régime.

Des éléments d'explication et de compréhension peuvent être trouvés dans l'ouvrage de Béatrice

Hibou, Anatomie politique de la domination (2011, p.24).

Dans son chapitre sur les processus de légitimation de la domination autoritaire, la politologue

soutient que :

« la recherche d'une vie « normale », le besoin de vivre « conformément » aux règles

établies en société compte parmi les ressorts les plus importants de l'acceptation ou de

l'accommodation à de tels modes de gouvernement. (…) Très majoritairement, les gens

cherchent à vivre sans heurt, dans les « règles », quelques qu'elles soient, et à ne pas se faire

remarquer. Ils assortissent sans aucune doute leur adhésion d'une dose de soumission

apparente, de cynisme, voire de scepticisme, mais le fait qu'un gouvernement véhicule une

image de tranquillité, de prévisibilité et de « normalité », surtout après des périodes

révolutionnaires ou perturbées, des crises économiques ou des périodes d'instabilité, lui

apporte incontestablement une certaine légitimité ».

45 « il y a deux pans de la société qui sont des groupes structurants majeurs du socialisme fiscal, mais dont je n'ai pu trouver aucun discours social critiquant leur rôle : les consommateurs de l'immobilier urbain et le gouvernement central »

46 « au-delà de cas individuels de soulèvement, il serait malgré tout trompeur de parler d'une opposition rurale au Vietnam, entendue comme une organisation disposant d'une base institutionnelle commune et d'une critique cohérente des règles du Parti »

38

Dans le contexte vietnamien, et tel que nous l'avons évoqué précédemment, le régime

maintient en effet en partie sa légitimité par la croissance du pays, son développement et le maintien

d'une certaine indépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds, des grandes institutions

internationales, ou même d'autre États. En outre les Vietnamiens, familiers du système et sachant

comment naviguer dans ses méandres où résident de nombreux interstices de liberté, savent ainsi

contourner une bonne partie des entraves. C'est ce qu'Hibou nomme le « biais de la prévisibilité et

de la familiarité ». Selon elle, « on préfère souvent un système établi de domination dont on

maîtrise les usages et connaît plus ou moins les façons d'en réduire les effets négatifs à un système

nouveau, prétendument moins inégalitaire ou plus ouvert mais dont on ne contrôle ni les rouages ni

les nouvelles règles » (Hibou, 2011, p.33).

Et pour Brocheux (in Gironde et Maurer 2004, p.37), c'est justement grâce à cette « aspiration de la

population à l'ordre et à la stabilité » que le Parti se prévaut de « maintenir le monopartisme et (d')

exercer son autorité à tous les niveaux ».

Ainsi, pour ces auteurs, la « ligne rouge » de l'intolérable ou de l'inacceptable n'a pas été franchie et

explique largement que le régime ne soit pas remis en cause en tant qu'entité dirigeante.

En outre, la croissance est maintenue, bien qu'elle soit créatrice d'importantes différenciations

sociales, et l'État-parti sait toujours comment se prévenir de toute contestation potentiellement

révolutionnaire, que ce soit par sa prise en compte des velléités provinciales et des attentes des

habitants, ou en réaffirmant son pouvoir régulièrement, en réprimant des revendications trop

subversives ou en limitant la liberté de parole.

Dans le cadre de nos réflexions et de la construction de notre objet de recherche, ces concepts

et théories nous ont donc permis d'appréhender davantage les acteurs politiques participant à la

refondation des pratiques gestionnaires des territoires, leur nature, leurs stratégies comme leurs

interactions, et à inscrire notre travail dans des échelles de pensée plus larges.

Notre travail de terrain et nos études de cas ont également nourri notre recherche, interrogeant ces

paradigmes ou ces thèses et les confrontant à une dimension concrète et spatiale plus importante.

La section suivante de cette introduction sera justement consacrée à notre méthodologie

personnelle, et à la façon dont notre travail a progressé et mûri grâce à ces terrains.

39

PARCOURS DE RECHERCHE, MÉTHODOLOGIE ET POSITION DE RECHERCHE

Ainsi qu'évoqué précédemment, notre travail de recherche devait initialement porter sur des

quartiers centraux d'Hà Nội et nous souhaitions nous interroger sur l'émergence de potentiels

mouvements urbains de contestation et sur l'évolution des rapports pouvoirs publics-habitants dans

le contexte de reconstruction rapide et des processus de métropolisation que la ville connaît

actuellement. Les notions de quartier, de démocratie locale, et de revendications citoyennes sur des

questions urbaines étaient donc au cœur de notre parcours de recherche.

Des rencontres et des contraintes matérielles nous ont cependant conduit à réorienter notre

sujet, et plus particulièrement nos terrains d'étude, sur des villages du périurbain hanoïen. Nos

objets d'étude et nos thèmes d'intérêt sont néanmoins restés similaires, bien qu'enrichis et adaptés

par ce glissement du centre-ville dense vers une périphérie en pleine recomposition, au croisement

du rural et de l'urbain.

Notre premier terrain exploratoire, d'une durée de deux mois, visait tout d'abord à

réactualiser nos connaissances d'Hà Nội, une ville soumise à des transformations rapides, deux ans

après y avoir effectué des enquêtes dans le cadre de notre master 1. Il s'agissait également de

rencontrer des chercheurs vietnamiens ou étrangers implantés localement, afin de trouver des

partenaires de recherche et une structure d'accueil.

Il est en effet primordial d'être intégré à ce type de réseaux pour mener à bien une recherche

au Vietnam, puis cet exercice n'est possible, dans de bonnes conditions, qu'avec des autorisations de

recherche, délivrées par les pouvoirs publics mais parrainées par des universités ou des instituts de

recherche locaux. En outre, il nous semblait essentiel de travailler en partenariat avec d'autres

institutions et chercheurs, et de trouver, localement, des personnes susceptibles de nous guider et de

nous encadrer sur ce terrain complexe.

Suite à notre participation à la grande conférence internationale organisée à Hồ Chi Minh

Ville en 2008, et qui avait pour thème « Les tendances de l’urbanisation et de la périurbanisation en

Asie du Sud-Est », nous avons eu l'opportunité de rencontrer et de prendre contact avec de

nombreux chercheurs, dont Sylvie Fanchette, chargée de recherche à l'IRD.

Sylvie Fanchette menait à cette époque une recherche sur les villages de métier du périurbain

hanoïen, dans le cadre d'un projet financé par l'Agence Nationale de la Recherche et nommé

Périsud, qui comparait les phénomènes de périurbanisation dans six capitales mondiales, dont Hà

Nội. Ce projet était mené localement avec la participation d'un institut de recherche vietnamien, le

CASRAD (Centre for agrarian systems research and development), implanté à An Khánh, dans le

40

district d'Hoài Đức, à la lisière d'Hà Nội.

Suite à notre rencontre, Sylvie Fanchette nous a proposé d'effectuer un stage de six mois au

sein de l'IRD et du CASRAD, lors de notre second séjour de terrain d'août 2009 à janvier 2010, en

nous proposant d'étudier le village de Sơn Đồng, ses transformations internes, dues au

développement économique et à l'évolution du métier, comme ses transformations provoquées par

sa proximité avec Hà Nội et l’extension de la ville sur ses marges. L'objectif était également

d'acquérir nos premières connaissances sur le fonctionnement politique et gestionnaire concret des

entités administratives vietnamiennes, et d'en percevoir les évolutions.

À la fin de ces six mois, nous avons souhaité poursuivre ce travail sur le périurbain et cette

collaboration scientifique et institutionnelle en introduisant un nouveau terrain de recherche, le

village de Đồng Kỵ. Ce périurbain en pleine mutation nous semblait en effet un terrain privilégié

d'étude des dynamiques spatiales et politiques du Vietnam.

Carte 1. Localisation des terrains d'étude

41

Nous présenterons et étudierons de façon plus approfondie ces deux terrains, mais il est

néanmoins important de préciser dès maintenant quelles raisons nous ont poussé à choisir ces deux

villages. De poids démographique et d'envergure comparables, Sơn Đồng et Đồng Kỵ sont

également tous deux des villages de métier spécialisés dans le travail du bois et connaissent une

croissance économique et des phénomènes d'urbanisation endogène similaires. Cependant, outre ces

ressemblances, deux différences notables ont guidé la sélection de ces cas. Tout d'abord, le fait que

ces deux villages n'appartiennent pas à la même province : tandis que Sơn Đồng appartenait à la

province de Hà Tây, intégrée au moment de notre étude à Hà Nội, Đồng Kỵ appartenait à la

province de Bắc Ninh. Nous souhaitions pouvoir comparer deux politiques provinciales, deux

stratégies de développement et ainsi jauger tant le degré d'autonomie des provinces dans les choix

politiques ou économiques par rapport au centre, que d'essayer de comprendre les spécificités de ces

territoires.

De plus, une différence majeure et particulièrement intéressante pour notre sujet, entre ces

deux villages, tient à leur statut administratif. Sơn Đồng est toujours une commune rurale, tandis

que Đồng Kỵ est passé en 2008 au statut de quartier urbain. En étudiant de manière approfondie et

en parallèle ces deux villages, nous souhaitions pouvoir comprendre tant les mécanismes

aboutissant à des changements administratifs, que leurs impacts concrets sur la gestion de ces

villages, sur les rapports entre les pouvoirs publics et les habitants dans ce contexte et sur

l'évolution potentielle des liens et du fonctionnement entre les pouvoirs publics locaux et leurs

déclinaisons aux échelons supérieurs.

Enfin, le choix d'étudier Đồng Kỵ s'inscrivait dans la continuité du travail de recherches

mené par Sylvie Fanchette, ses étudiants et des membres du CASRAD, qui avaient déjà étudiés

Đồng Kỵ, et nous permettait à ce titre d'avoir accès à des recherches antérieures et à des

interlocuteurs privilégiés localement.

Notre travail sur place s'est donc poursuivi sur deux périodes : huit mois, de juin 2010 à

février 2011, où nous avons continué à mener des enquêtes sur Sơn Đồng tout en consacrant une

large partie de notre travail à Đồng Kỵ, et sur trois mois, de juin 2011 à septembre 2011, où nous

avons mené des enquêtes dans les deux villages, puisqu'il s'agissait de réactualiser nos données mais

également de prendre connaissance des changements qui s'étaient opérés localement dans la

composition des pouvoirs publics locaux, suite aux grandes élections nationales du mois de mai de

la même année.

Pendant ces trois périodes de terrain, nous avons mené environ une centaine d'entretiens,

répartis également entre Sơn Đồng même ou auprès des autorités publiques de niveau supérieur, et

42

Đồng Kỵ ou auprès des pouvoirs publics du district ou de la province.

Nous avons également effectué des entretiens de façon plus ponctuelle dans d'autres villages, une

vingtaine au total, afin de permettre une incursion sur d'autres territoires, urbains notamment, et

pour nous permettre de prendre de la distance par rapport à nos terrains et de nous prévenir, dans la

mesure du possible, de tomber dans l'exceptionnalisme.

Enfin, des entretiens uniques ont été réalisés auprès de différents experts ou chercheurs

vietnamiens ou internationaux, et de nombreux échanges informels bien que très éclairants avec des

collègues doctorants, ou avec des amis vietnamiens, agissant ainsi comme des « passeurs

culturels ».

Pour revenir à nos entretiens formels et récurrents dans nos villages, au vu de notre sujet,

nous avons privilégié des entretiens auprès des habitants ayant une responsabilité politique,

gestionnaire ou associative locale, afin de pouvoir brosser un portrait fidèle de l'ensemble des

acteurs « revendiqués » ou officiels de ces villages. Nous avons interviewé certains d'entre eux de

façon systématique, à l'image des chefs de hameaux, afin de pouvoir comparer leur profil, leur

positionnement par rapport à leurs autorités de tutelle ou aux habitants, et également pour recueillir

des informations concrètes sur les sous-divisions qu'ils représentent.

Nous avons également cherché à rencontrer des responsables aux profils différents, et

notamment des femmes, bien que nos enquêtes aient été majoritairement effectuées auprès

d'hommes, beaucoup plus représentés dans les institutions publiques, malgré les politiques de quota

homme-femme imposées par les lois vietnamiennes.

Enfin, nous nous sommes néanmoins régulièrement entretenue avec des artisans n'ayant

aucune responsabilité publique, afin d'entendre la parole de ceux qui s'excluent volontairement, ou

qui sont exclus, de la vie politique ou associative locale. Ces entretiens nous ont permis, tant d'avoir

une meilleure connaissance de la vie économique de ces villages que de donner un contre-point aux

discours recueillis auprès des officiels et d'aborder la vision qu'ont ces villageois lambda de leurs

représentants.

Pour créer notre échantillon d'entretiens, nous avons procédé de deux manières : en

sélectionnant d'emblée des personnes clés de la structure politique locale, secrétaires du Parti

communiste ou présidents du comité populaire, et en sélectionnant des fonctions, sans avoir, a

priori, de noms connus. Nous souhaitions par exemple rencontrer des membres des conseils

populaires, organes législatifs locaux, sans nécessairement nous entretenir avec la trentaine de

membres qu'ils peuvent compter. Ainsi, nous sollicitions parfois des contacts directs auprès des

43

interlocuteurs avec lesquels notre échange avait été particulièrement intéressant, et « sincère », et

leur demandions de nous introduire.

Le déroulement de nos entretiens et leurs préparations ont évolué au cours de notre

recherche : tandis que nous tâtonnions aux prémices de nos études, et que nos échanges étaient

spontanés, parfois au gré des personnes rencontrées dans les maisons ou dans le café du village,

nous avons réorienté notre pratique au cours de nos différents terrains. Nous savions donc au

préalable qui nous souhaitions rencontrer et nous organisions un rendez-vous en fonction, afin de

disposer du temps nécessaire à la discussion, de prévoir nos questions, et parce qu'il nous semblait

que mettre en place ce fonctionnement plus professionnel donnait également plus de valeur à nos

entretiens et étaient plus respectueux de interlocuteurs. Ceci étant, d'autres entretiens fortuits se sont

déroulés à quelques occasions, les habitants des villages de métier étant généralement très bien

disposés à notre égard et nous accueillant volontiers pour des discussions non-planifiées.

Pour finir sur la dimension technique de nos entretiens, nous débutions la discussion par une

présentation de notre travail, de nos questions de recherche et de nos objectifs, afin, d'une part,

d'exposer nos intentions et d'autre part de faciliter l'échange, nos interlocuteurs sachant nos

préoccupations principales. Nous avions constamment nos autorisations de recherche à disposition,

bien que seuls de rares personnes, dans les comités populaires notamment, nous aient demandé à les

consulter. Nos entretiens n'étaient pas enregistrés, puisqu'il nous semblait que cela faciliterait la

parole et ne bloquerait pas certaines personnes, et ont donc été retranscrits au moment de la

traduction.

À ce sujet, nous avons été surprise de la liberté de ton qui a majoritairement caractérisé nos

échanges. En effet, la plupart de nos interlocuteurs, quelque soit leur statut social, leur fonction

officielle ou leur parcours, ont fréquemment abordé spontanément des questions qui nous

semblaient sensibles et que nous n'aurions pas nécessairement osé aborder. Ainsi nous ont été

rapporté aussi bien des malversations des pouvoirs publics ou des conflits locaux, que des éléments

plus personnels sur nos interlocuteurs, concernant aussi bien leurs revenus que leurs infractions aux

lois. Nous avons compris en progressant dans nos enquêtes que la plupart de nos interlocuteurs

savent très bien fixer eux-mêmes un cadre, jaugeant ce qui peut être dit de ce qui doit être tu. Tout

en pratiquant une forme d'auto-censure, ils pouvaient néanmoins aborder des sujets variés et

polémiques et semblaient maîtriser, intuitivement, les sujets à éviter, et à sous-entendre parfois plus

qu'à expliciter leurs points de vue. Cette perception du positionnement de nos interlocuteurs ou la

compréhension fine de leurs opinions n'ont d'ailleurs été rendues possibles que grâce au travail de

notre interprète, Thu Minh, qui nous a accompagnée en tant que traductrice mais également en tant

44

que consultante culturelle et « médiatrice » tout au long de nos terrains. Notre interprète est ainsi

devenue, selon les termes utilisés par l'anthropologue Turner, « part and parcel of the knowledge

production process47 » (Turner, 2010, p.216).

Enfin, nous n'avons jamais rémunéré nos interlocuteurs, bien que certains chercheurs le

fassent, surtout en ville où les habitants doivent parfois prendre du temps sur leur travail, alors qu'à

la campagne, les emplois du temps sont moins pressés et stricts. Nous avons cependant parfois

« remercié » des intervenants, notamment des autorités publiques par de petits présents, mais

uniquement a posteriori, puisque nous ne souhaitions pas que nos interlocuteurs se sentent obligés

de nous répondre ou à l'inverse qu'ils attendent quelque chose de matériel de nos échanges.

Concrètement, du point de vue des questions, nous avons opté pour des entretiens semi-

directifs, à partir d'une liste de questions engageant dans une réflexion et une discussion

progressives, en commençant par des questions de remise en contexte, avant d'entrer dans des

thèmes plus vastes, qui entraînaient souvent de nouvelles interrogations et un élargissement de

l'échange. Notre formulation des questions a également évolué au cours de notre terrain, puisque

nous nous sommes aperçue, avec l'aide de notre interprète, que tandis que le français utilise souvent

l'implicite ou les questions avec des sous-entendus, le vietnamien demande des questions beaucoup

plus directes, ne laissant pas de place à l'interprétation.

Ces entretiens prenaient en moyenne une heure trente, et avaient principalement lieu au domicile ou

sur le lieu de travail de nos interlocuteurs.

Indépendamment de cette dimension concrète et technique de notre méthodologie, notre

propre positionnement a été source d'interrogations au cours de nos enquêtes, et nous avons essayé

de comprendre quels étaient nos a priori, avant de venir sur notre terrain, ou ce qui aurait pu

entraver notre réflexion.

Tout d'abord, précisons que la phase préliminaire de notre travail, dans le continuité de notre

mémoire de recherche de master 2, était une phase de travail théorique, de lectures, et ainsi de

constitution d'hypothèses de travail. Nous sommes donc arrivée sur notre terrain avec un certain

nombre de concepts « arrêtés », de domaines sur lesquels nous souhaitions confronter la réalité à

nos lectures, avec tout un bagage de paradigmes qui ont pu, au début, enfermer notre recherche.

Après quelques enquêtes ou discussions avec des professeurs plus expérimentés, nous nous

47 « partie intégrante du processus de production du savoir »

45

sommes rendu compte de l'impossibilité de transférer directement ces concepts48 dans le contexte

vietnamien, et que s'enfermer dans cette rigidité théorique nous empêcherait de réellement

comprendre ce qui avait cours au Vietnam. Nous avons donc opté pour un fonctionnement plus

itératif entre terrain et théorie, en laissant notre terrain, nos enquêtes et nos rencontres faire émerger

d'autres questionnements, susciter d'autres réflexions et orienter nos lectures vers d'autres sphères.

De même, de nouveaux axes de recherche ont directement émergé de nos terrains, et sont

même devenus au cœur de notre recherche, comme le passage du rural à l'urbain, ses mécanismes

concrets comme ses conséquences sur la gestion locale ou les rapports pouvoirs publics-habitants.

Nous avons également réalisé, au cours de nos enquêtes, du risque inhérent au travail

monographique, bien qu'en partie comparatiste dans notre cas. En effet, nous nous sommes rendu

compte que nous avions tendance à faire de nos « découvertes » au Vietnam, et de notre perception

des choses, une exception. Nourri de lectures essentiellement portées sur le Vietnam, échangeant

avec des universitaires ou des amis vietnamiens ou spécialistes du Vietnam, et en prise

quotidiennement avec nos terrains, nous nous trouvions confrontée à la difficulté de prendre de la

distance par rapport à nos terrains, de relativiser leur dimension unique, de monter en généralité et

de dépasser la sphère vietnamo-vietnamienne. C'est à travers des échanges fortuits avec d'autres

chercheurs lors de colloques, à travers des lectures sur d'autres pays, la Chine par exemple ou l'Asie

du Sud-Est, ou à travers ces quelques incursions dans d'autres villages ou d'autres types d'espaces

que nous sommes parvenu, dans la mesure du possible, à délimiter ce qui est inhérent à la culture

vietnamienne et à l'organisation socio-politique du pays de processus plus universels ou de

tendances « mondiales ».

Un autre sujet de préoccupation et de réflexion de notre part tenait à notre positionnement

vis-à-vis de nos interlocuteurs. Spontanément, nous avions tendance au début de notre recherche à

nous positionner du côté des habitants, si nous les opposons aux représentants des pouvoirs publics

et généralement au Parti. Ce parti pris initial teintait par conséquent nos entretiens avec les pouvoirs

publics de suspicion : ces derniers ne nous racontaient pas la vérité, dissimulaient des faits, étaient

48 Le concept de « société civile » tel que défini dans le triptyque idéal, et occidental, de la « bonne gouvernance » en fait partie. Au Vietnam, il n'existe d'ailleurs pas d'expression officielle, entérinée par les pouvoirs publics, pour désigner la « société civile ». Deux termes peuvent ainsi être utilisés : xã hội dân sự (société civile) et xã hội công dân (société citoyenne). Pour Hannah (2007, p.13), ceci démontre à quel point le concept de société civile « … is truly a foreign concept in Vietnam, one that the vietnamese State is struggling to understand in the context of its political and ideological frameworks » (est vraiment un concept étranger au Vietnam, l'un de ceux que l'État vietnamien peine à comprendre dans le contexte de leurs systèmes politiques et idéologiques). Nous nous sommes par exemple éloigné de l'idée que la société civile devait être indépendante et autonome de l'État en considérant que les associations de masse, pourtant issues du système politique léniniste, peuvent parfois être des acteurs de la société civile. Le premier chapitre de notre seconde partie s'attachera d'ailleurs davantage à analyser ces questions.

46

probablement corrompus et n'avaient donc aucune raison de nous expliquer précisément les choses.

À l'inverse, les habitants nous semblaient donc être les « victimes » des décisions prises par ces

pouvoirs publics.

En outre, nous percevions toutes politiques mises en place localement, ou tous nouveaux plans

d'aménagement, comme étant contraires aux intérêts des habitants et pouvant mettre en péril ces

villages.

Cependant, à mesure que nos entretiens et notre réflexion progressaient, nous avons mesuré

nos jugements et tenté, dans la mesure du possible, d'avoir une position plus neutre vis-à-vis de nos

interlocuteurs, pouvoirs publics comme villageois. À nouveau, la pratique du terrain et

l'approfondissement de nos connaissances nous ont permis de relativiser les informations obtenues,

et à nuancer notre positionnement : des rencontres avec des autorités publiques « vertueuses »,

ayant à cœur le développement des villages, au contraire des entretiens avec des habitants se servant

du système à des fins très privées, ou une prise de recul et un changement d'échelle de notre

réflexion par rapport aux politiques nationales nous ont en effet permis de recontextualiser notre

étude et de la mener sur des bases plus « scientifiques », bien que notre recherche soit toujours, en

partie, engagée.

Notre attitude a par conséquent changé au cours de notre étude, et nous sommes passée de la

suspicion lors de nos entretiens à davantage d'ouverture d'esprit, cherchant à réellement entendre le

discours des autorités et à le comprendre, plutôt qu'à le mettre systématiquement en doute.

En outre, l'extension du spectre de nos lectures à d'autres pays, et nos échanges nous ont également

aidée à sortir du contexte exclusivement vietnamien, où toutes nos « découvertes » étaient donc

biaisées, ayant l'impression que ce à quoi nous assistions au Vietnam était exceptionnel.

Ce travail nous a également permis de nous détacher quelque peu de nos terrains, avec lesquels

nous avions tendance à entretenir une relation affective et de redonner à ces villages leur rôle

d'objets d'étude, plutôt que de lieux plus intimes.

Enfin, un dernier point important de nos interrogations tient à notre légitimité en tant que

chercheuse et à la finalité de notre thèse.

En effet, notre rôle en tant que doctorante, ayant à mener une recherche et produire un savoir, a été

difficile à définir. Tout d'abord, bien que la plupart des personnes que nous avons souhaité

rencontrer aient accepté de nous recevoir, nous avons plusieurs fois ressenti que des interlocuteurs

ne comprenaient pas réellement notre démarche, et étaient peu enclins à nous faire part de leurs

réflexions ou à échanger, parce que notre jeunesse, notre statut de doctorante – et non de chercheuse

expérimentée – et notre méconnaissance du Vietnam, au début de notre travail, ne les

47

encourageaient pas pas à nous prendre au sérieux ou à nous consacrer du temps49. Ensuite, les

autorités vietnamiennes, dans certains cas, attendent des chercheurs occidentaux, des compétences

et de l'expertise, posant ainsi le chercheur dans la situation de celui qui doit apporter quelque chose,

et non l'inverse, alors que nous étions plutôt dans une position de demande. Certains habitants quant

à eux fondaient des espoirs sur notre présence et notre action que nous n'étions pas en mesure de

satisfaire : des artisans souhaitaient que nous les aidions, concrètement ou par nos connaissances, à

pénétrer des marchés occidentaux, tandis que d'autres habitants pouvaient espérer, bien qu'ils ne

l'aient jamais clairement formulé, que notre recherche puisse les aider et les appuyer dans des

conflits avec les autorités publiques.

Ne pouvant concrètement pas agir « pour » ces villageois, nous nous sommes donc interrogé

sur la légitimité de cette recherche, et sur ses finalités. L'idée de produire un savoir nous a semblé

malaisé. D'une part parce que les découvertes que nous pensions avoir faite, ou certaines de nos

hypothèses, se sont révélées être des évidences pour des collègues ou amis vietnamiens et pour

certains de nos interlocuteurs. D'autre part parce que notre statut et notre expérience ne nous

semblaient pas nous donner la légitimité de formuler des points de vue et, d'une certaine façon, un

jugement et une expertise sur le Vietnam actuel, que nous ne maîtrisons malgré tout pas

complètement.

Cependant, à travers l'approfondissement de notre recherche, et notre double travail de

terrain et de lectures, nous sommes parvenu à élaborer une thèse et un savoir propre, qui, nous

l'espérons, participeront à la compréhension du Vietnam contemporain.

Pour conclure, l'ensemble des partis pris méthodologiques sous-tendants cette recherche et

notre démarche exploratoire, reposent sur l'idée fondamentale du croisement : des disciplines, des

échelles ou encore des terrains, en entrant sur ces thématiques selon deux angles principaux

d'approche, les acteurs et les territoires.

Notre démonstration s'articule en trois parties. La première est consacrée à la présentation de

nos terrains d'étude, les villages de métier, d'un point de vue géographique, économique et

démographique. Nous y étudierons leurs évolutions globales de la période féodale à la période

49 Précisons que notre statut de femme a parfois contribué à la qualité de nos entretiens mais nous a également parfois desservi. Ainsi, nous avons senti à plusieurs reprises que notre âge et notre genre nous a positionné, auprès de plusieurs intervenants, comme n'étant pas « menaçante » et nous a même fait bénéficier d'une certaine bienveillance de la part de nos interlocuteurs, qui avaient à cœur de nous expliquer clairement, longuement, le « Vietnam ». En revanche, nous n'avons pu avoir accès directement à tous les propos « en off » qui émergent souvent des dîners informels et alcoolisés entre hommes et qui permettent bien souvent d'éclaircir des situations compliquées et de faciliter la compréhension des histoires, en évoquant leurs « dessous ». Nous avons néanmoins pu avoir des échos indirects de certains de ces propos grâce à nos collègues et amis.

48

contemporaine, en insistant sur les ruptures ou continuités de leur mode de fonctionnement, sur leur

organisation et sur leur place dans le territoire du delta du Fleuve Rouge. Il s'agira en effet de

souligner des persistances politiques, spatiales et sociales qui éclairent la situation contemporaine

des villages de métier comme de la région métropolitaine d'Hà Nội. Nous exposerons également

plus en détail nos terrains de recherche, Sơn Đồng et Đồng Kỵ, et dépeindrons leurs situations

actuelles mais également les défis auxquels doivent faire face ces villages.

Notre seconde partie sera consacrée à la dimension plus politique et administrative de ces

villages et à l'organisation territoriale vietnamienne. Nous présenterons donc les acteurs officiels

intervenants dans la vie politique et gestionnaire locale, des associations aux pouvoirs publics. Puis

nous montrons de plusieurs échelons pour étudier les niveaux supérieurs de gestion et leurs

prérogatives, à savoir les niveaux des districts et des provinces. Enfin, les dysfonctionnements de ce

système administratif et territorial occuperont le dernier chapitre de cette partie, tout comme les

tentatives de réponses et de réformes avancées par le pouvoir central, pour y parer.

Notre dernière partie concerne quant à elle deux points majeurs. Tout d'abord, l'évolution des

rapports entre les pouvoirs publics et les habitants, provoquée tant par l'évolution des attentes de ces

habitants que par les pratiques décisionnaires des autorités, dans un contexte économique

concurrentiel et de pression foncière majeure. Ensuite, l'évolution de ces rapports et du

fonctionnement des villages de métier « rattrapés » par la ville, vue comme une puissance

prédatrice, menant un processus de colonisation urbaine, concret comme administratif50.

50 Chaque partie comportera une introduction, afin de présenter ses objectifs comme sa structure. En revanche, nous ne conclurons spécifiquement que la première partie, qui est plus diversifiée à la fois d'un point de vue thématique que du point de vue des sources mobilisées. Pour les deux parties suivantes, nous avons décidé de ne pas proposer de conclusions intermédiaires, afin d'éviter de trop nombreuses répétitions et de conserver une structure plus fluide de lecture et de raisonnement.

49

50

PREMIÈRE PARTIE

RUPTURES ET CONTINUITÉS DANS LA CONSTRUCTION DES VILLAGES DE MÉTIER DU DELTA DU FLEUVE ROUGE : ADAPTATION AUX RÉGIMES POLITIQUES, RECOMPOSITION DES

STRUCTURES ÉCONOMIQUES ET ÉVOLUTIONS SOCIALES

Cette partie vise tout d'abord à recontextualiser les villages de métier dans un temps long et

à montrer comment ces villages se sont adaptés à des régimes différents, à des structures

hiérarchiques de gestion diverses et à des organisations territoriales renouvelées. Il s'agit ainsi de

souligner la capacité de résilience de ces villages, qui se sont développés et même maintenus dans

des contextes politiques parfois très défavorables et de préciser leurs capacités d'autogestion, de

développement endogène et d’initiatives. En nous appuyant sur un travail bibliographique et sur nos

enquêtes de terrain, nous présenterons également les deux villages principaux dans lesquels nous

avons mené notre recherche.

Le premier chapitre est consacré au village nord-vietnamien en général, avec des éclairages

sur les cas plus spécifiques des villages de métier, à la période féodale puis coloniale. Nous

étudierons l'origine de la constitution de ces communautés, leur système socio-politique local et

leurs interactions externes, avec d'autres communautés comme avec les échelons administratifs et

politiques supérieurs. L'émergence du « mythe » du village vietnamien est ainsi le fil conducteur de

ce chapitre, mais nous chercherons à présenter une image plus nuancée de ces villages et à

déconstruire, en partie, ce mythe.

Le second chapitre s'attache à analyser les répercussions internes de la prise de pouvoir du

Parti communiste : la réforme agraire, la collectivisation de l'agriculture, la mise en place d'une

nouvelle structure de gestion et de mobilisation locale ainsi que l'établissement d'une « nouvelle

culture », visant à remodeler en profondeur les campagnes vietnamiennes.

Le troisième chapitre concerne quant à lui la situation économique et géographique

contemporaine des villages de métier, plus spécifiquement. Nous analyserons ainsi la résurgence de

l'économie familiale et de l'artisanat depuis l'ouverture économique, présenterons les dynamiques

internes qui ont permis cette réaffirmation des villages de métier en tant qu'entités productrices

« autonomes », et étudierons les effets du développement local sur l'urbanisation in situ des villages

et leur réorganisation géographique.

Le quatrième chapitre présente brièvement le cadre géographique et territorial plus large de

51

nos terrains de recherche : nous y présenterons les deux provinces dans lesquelles se situent les

villages étudiés, les provinces de Bắc Ninh et Hà Tây-Hà Nội, ainsi que les districts qui les

encadrent, Hoài Đức et Từ Sơn. À travers cette présentation, nous montrerons également

l'hétérogénéité qui caractérise les provinces vietnamiennes, en termes démographiques,

géographiques ou d'orientations politiques.

Les cinquième et sixième chapitres sont directement consacrés à la présentation de nos deux

terrains de recherche : la commune-xã de Sơn Đồng et le quartier-phường de Đồng Kỵ. À partir de

nos enquêtes, nous montrerons les trajectoires de développement de ces deux villages, de la période

féodale à la période contemporaine, en insistant sur leurs particularités, en termes d'artisanat, de

structure économique, de polarisation extérieure et d'urbanisation endogène. Le chapitre concernant

Đồng Kỵ sera à cet égard plus « fourni » puisqu'à la différence de Sơn Đồng, Đồng Kỵ accueille

déjà sur ses terres une zone industrielle du village de métier, dont nous analyserons l'origine comme

la mise en œuvre et la situation actuelle.

Cette partie a pour objectif d'inscrire le parcours de ces villages à la fois dans le temps et dans

l'espace et de poser ainsi les bases d'une compréhension de leurs traits communs comme de leurs

singularités.

52

CHAPITRE 1

LE VILLAGE VIETNAMIEN PRÉ-RÉVOLUTIONNAIRE : DE L'IMAGE IDÉALISÉE DES COMMUNAUTÉS VILLAGEOISES À LA CRITIQUE D'UN SYSTÈME INÉGALITAIRE ET ANTI-DÉMOCRATIQUE

L'idée d'autonomies locales, et de la difficulté de l'État central à imposer ses décisions et leur

application au niveau communal remonte à l'époque féodale, où le « village vietnamien » était

largement considéré comme un petit royaume, fonctionnant avec ses propres règles, son droit

coutumier et sa gestion interne des politiques comme de l'organisation économique. La

communauté villageoise était donc perçue comme le fondement de la société vietnamienne, le

principal référent territorial et politique des habitants, un échelon s'auto-gérant largement et

s'émancipant du pouvoir impérial. Cependant, plusieurs arguments et faits contrecarrent ce point de

vue et démontrent que la situation n'était pas si tranchée : les villages n'étaient pas totalement isolés,

fonctionnant en vase clos, leur système politique était très peu démocratique et servait surtout

l'intérêt d'une frange privilégiée de villageois et l'État central n'était pas dépourvu de tout pouvoir

sur ces communautés, fixant le cadre général des politiques et du développement du pays.

Ce chapitre présente les grandes caractéristiques du village nord-vietnamien : après une

introduction sur leur organisation territoriale et sur l'état des lieux des villages du delta du Fleuve

Rouge à la veille de la révolution, nous présenterons leur organisation politique, les arguments en

faveur de leur autonomie et du « mythe » du village vietnamien, puis nous montrerons les limites de

ce positionnement et terminerons pas une brève présentation de leur évolution sous la domination

coloniale.

I. Prémices des villages de métier et organisation territoriale du delta du Fleuve Rouge à la veille de la révolution

1. Densité de peuplement, organisation économique et pluri-activité des villages

Selon Gourou (1965), le delta tonkinois comptait déjà en 1936 une population d'environ 6,5

millions d'habitants, sur une superficie comptant 15 000km2, présentant ainsi une densité

« remarquablement élevée » de 430 habitants au km2. L'activité prédominante était l'agriculture, et

plus particulièrement la riziculture, bien que le géographe estime qu'à l'époque, environ 250 000

paysans consacraient une part plus ou moins importante à ce qu'il qualifie « d'occupations

53

industrielles » et qui concernaient 6,8% de la population active du delta.

Ces productions étaient principalement liées à des besoins en outillages de base, au textile ou à la

transformation des produits agricoles venus des montagnes, réalisés dans ces villages de métier

répartis le long des cours d'eau, voies de communication privilégiées à l'époque.

Carte 2. Répartition des « villages industriels » de Hà Ðông et Sơn Tây au début des années 30

Source : Gourou (figure 125, 1965). Pour information, les villes de Hà Ðông et Sơn Tây ont toutes deux été les

capitales provinciales de Hà Tây, à différentes périodes.

54

L'industrie du bois et de la laque, qui concerne plus particulièrement les villages étudiés,

fournissait du travail ponctuel à respectivement 32 000 menuisiers-charpentiers, les thợ mộc, et 3

700 laqueurs. Đồng Kỵ comme Sơn Đồng apparaissent notamment dans son étude, bien que Đồng

Kỵ soit cité comme un village actif dans le travail du coton et non comme un village du bois.

Gourou expose également le fonctionnement global de ces artisanats, caractérisé par un double

mouvement. D'une part, un fractionnement de la tâche et des matières premières entre différents

villages, prémices des clusters51 de métier qui marquent actuellement l'organisation des villages de

métier. Certains villages étaient spécialisés dans une étape de production, d'autres dans l'utilisation

et la transformation d'une partie des matières premières, ou encore dans la vente et le transport de la

production d'un autre village. Ainsi, cette organisation a crée une interdépendance des villages,

fonctionnant, dans une certaine mesure, en réseaux.

D'autre part, dès cette époque, un processus de spécialisation économique des villages et une

tendance à la création de monopoles productifs étaient déjà à l'oeuvre. Le géographe explique cette

spécialisation progressive par « la solidarité et l'imitation entre villageois, et probablement aussi des

habitudes ethniques très anciennes » (Gourou, 1965, p.528). Pour Gourou, un homme était

généralement à l'initiative de l'introduction d'un métier, l'enseignait et le développait auprès des

membres de son lignage, dans un premier temps, puis par effet de capillarité au reste des villageois.

Cette transmission ne dépassait cependant pas les limites du village et le monopole des savoir-faire

a été encouragé par la conservation au sein des village des techniques « secrètes », des procédés de

fabrication, notamment par la pratique de l'endogamie villageoise (Kleinen, 1999) ou par

l'interdiction faite aux femmes du village, mariées dans un autre lieu, de pratiquer cet artisanat dans

leur nouveau foyer.

Pourtant, malgré la présence de cet artisanat, le géographe précise que « les paysans du delta

tonkinois demandent à l'industrie un complément de ressources: ils peuvent, sans que l'agriculture

en souffre aucunement, se transformer en artisans pendant les loisirs forcés que leur donnent et la

surabondance de la main-d'oeuvre et les périodes d'inévitable chômage qui s'inscrivent au calendrier

agricole » (Gourou, 1965, p.449). Les villages de l'époque, bien que spécialisés dans une activité,

demeuraient des villages à dominante agricole et ne produisaient que lorsque le temps, ou le

51 Selon Fanchette et Nguyễn Xuân Hoản (2009, p.246), dans le cas vietnamien, « un cluster de villages de métier est un système productif localisé qui regroupe des industries rurales traditionnelles, au développement endogène ». Fauré et Labazée, dans une définition plus générale, considèrent que le terme de cluster « désigne(r) des concentrations spatiales de petites et moyennes entreprises, formalisées ou non, aux activités concurrentes ou complémentaires sur des segments plus ou moins spécialisés, et parvenant à des résultats eux aussi significatifs en terme de contribution à la production sectorielle nationale et aux exportations » (2005, p.273) Nous reviendrons plus précisément sur ces clusters et leur fonctionnement dans le troisième chapitre de cette partie.

55

contexte, le permettaient.

Ce mode de production agricole a par ailleurs contribué à fixer les paysans dans les campagnes, la

riziculture demandant une main-d'oeuvre importante et permettant, bon an mal an, de nourrir ces

populations.

En outre, précisons qu'il existait également, et existe toujours, un attachement à son village

natal, ou au village de sa famille, à son quê hương52 qui limitait, surtout à cette époque, les départs

dans d'autres villages ou régions et, ipso facto, l'installation de nouveaux venus extérieurs dans les

villages, contribuant à la stabilité démographique des implantations humaines du delta.

2. La constitution des communautés villageoises : contrôle du territoire, mode d'habitat et suprématie du clan sur l'individu

Le mode d'habitat de ces villages correspondait à un habitat groupé, et ce pour plusieurs

raisons stratégiques. Tout d'abord, ces villages se sont établis à proximité des fleuves et ruisseaux,

sur les terres les plus hautes et les moins soumises aux inondations. La rareté de ces terres a donc

conduit les populations à s'y installer préférentiellement et à se partager les espaces protégés

disponibles. Sans tomber dans un travers déterministe, force est de constater que ces conditions

naturelles préférentielles du delta, terres fertiles comme abondance des ressources hydrauliques, ont

largement encouragé le peuplement dense de cette région et ses modalités d'implantation. Ensuite,

la forte densité de ces implantations a permis de maintenir la plus grande surface rizicole ou

maraîchère possible : entourant les villages, ces terres agricoles permettaient donc d'assurer une

certaine cohérence spatiale, encerclant et abritant les populations, tout en leur assurant leurs moyens

de subsistance principaux.

Enfin, cet habitat concentré a permis l'établissement de relations de voisinage forts (Dô Hai

Dang, 1997) et la création des communautés villageoises, essentielles au fonctionnement même de

ces villages. En effet, la constitution de ces communautés a largement reposé sur la maîtrise de l'eau

et des ressources hydrauliques. Pour se développer, cultiver et nourrir ses populations, les villages

se devaient d'organiser collectivement le système d'irrigation, d'harmoniser les périodes de travail et

de récolte, et d'assurer de façon solidaire les différents travaux d'aménagements des digues ou

canaux. Cette solidarité autour de la gestion de l'eau a par conséquent contribué à l'établissement de

ces communautés d'intérêt et à leur fonctionnement en entité commune.

52 Quê hương peut être traduit en français de plusieurs façons: le sol natal, le village d'origine ou encore le berceau.

56

Concernant l'organisation des campagnes d'une façon plus générale, Trần Ngọc Thêm (2008)

rappelle que l'une des différences majeures entre les sociétés chinoise et vietnamienne tenait au

noyau fondateur de la communauté: selon lui, tandis que la Chine fondait sa communauté sur la

famille, le Vietnam se basait sur le clan. L'auteur explique cette différence par le type de société

agricole de ces deux pays et sur les modes de peuplement induits: alors que la Chine avait une

culture agricole d'origine pastorale, conduisant donc à d'importantes migrations familiales, le

Vietnam était une société purement agricole, par conséquent sédentaire et organisée en

communautés, issues de clans et de lignages. L'auteur indique par conséquent que « pour répondre

au besoin de faire face au milieu naturel, aux besoins de la riziculture en terrain inondé, de caractère

saisonnier, réclamant beaucoup de main-d'oeuvre, le paysan vietnamien a non seulement besoin

d'avoir une nombreuse descendance, mais encore de s'allier pour s'entraider mutuellement » (Trần

Ngọc Thêm, 2008, p.241).

En outre, selon Phan Dai Doan (1996)53, « western society places the individual at the centre, an

individual is an autonomous unit, whereas in Vietnam, especially in the rural areas, the individual is

not a full-fledged unit, but an entity within all his different objective relationship, above all the clan-

family54 ». Ces traits culturels, aux fondements néanmoins pragmatiques, expliqueraient donc le

mode d'organisation des communautés rurales et la constitution de villages.

3. Les liens entre l'hinterland du delta du Fleuve Rouge et la nouvelle capitale impériale, Hà Nội

Ces villages ne fonctionnaient néanmoins pas en vase clos, et il convient de noter

l'importance particulière des villages de métier dans la constitution d'Hà Nội, tant à sa fondation que

dans le millénaire qui a suivi et jusqu'à nos jours.

En effet, lorsque le choix a été fait d'établir la nouvelle capitale de l'État impérial à Hà Nội, en

1010, la région était déjà peuplée de nombreux villages, dont certains avaient développé un artisanat

de produits usuels servant la vie quotidienne, comme nous venons de le voir. Avec l'établissement

de la cour dans la citadelle nouvellement créée s'est développé un secteur marchand, le Ke Chợ, à

l'est de cette citadelle, chargé d'approvisionner et de fournir cet ensemble de notables, de

fonctionnaires ou d'érudits en vivres, en outils, en tissus ou autres objets, notamment en objets d'art.

C'est ainsi que l'actuel « quartier des 36 rues et corporations», l'un des plus anciens, touristiques et

53 cité par Hannah (2007, p.115)54 « la société occidentale place l'individu au centre - un individu est une entité autonome, tandis qu'au Vietnam, en

particulier dans les zones rurales, un individu n'est pas une entité à part entière, mais un élément au sein de ses différentes relations concrètes, dominées par le clan-famille »

57

vibrants de la capitale, a été établi et s'est développé. Ce nouveau marché s'est constitué en

corporations, ou guildes: à chaque rue correspondait un village de métier des campagnes

environnantes, dont certains membres étaient venus s'installer et vendre leurs produits,

principalement fabriqués dans les villages. Ces villages du centre avaient donc une tutelle rurale

forte, à la différence des villages immédiatement périphériques de cette ancienne Hà Nội, qui

fonctionnaient de façon beaucoup plus autonome et détachée de la ville comme de l'hinterland

hanoien (Papin, 1997).

Le développement et l'essor de ce quartier et des villages du delta se sont donc réalisés de

façon concomitante, participant au rayonnement de la nouvelle capitale et enrichissant les villages.

Tandis que les liens entre corporation et « village-source » étaient dans un premier temps très

étroits, les notables de ces rues se sont progressivement émancipés de la tutelle villageoise et sont

parvenus à acquérir une certaine autonomie de gestion, de fonctionnement et de pouvoir.

Papin, dans sa thèse d'histoire Des « villages dans la ville » aux « villages urbains », l'espace et les

formes du pouvoir à Ha Noi de 1805 à 1940 (1997) a justement étudié ce processus

d'autonomisation de ces satellites des villages et des villages progressivement intégrés à la ville.

Selon lui, « tous étaient des petits villages, des portions devenues indépendantes d'anciennes

communes qui s'étaient atomisées par le jeu des sécessions successives d'une fraction de leurs

finages et de leurs habitants, mais avec cette différence essentielle que les uns étaient encore liés à

leurs communes d'origine (villages urbains du centre commerçant) alors que les constantes

divisions des autres avaient conduit à l'abolition de celles-ci (villages péri-urbains) ».

Actuellement, les villages continuent d'entretenir des liens avec la capitale et des revendeurs

locaux, qui ne sont plus systématiquement implantés dans le vieux quartier, mais peuvent être

localisés, comme dans le cas des partenaires de Đồng Kỵ, le long de la grande avenue Lê Duân qui

longe la gare d'Hà Nội et suit la voie ferrée menant au sud.

II. La structure politique et sociale du village à l'époque féodale : régime gérontocratique et autogestion

Outre ces caractéristiques économiques et le lien des villages de métier avec Hà Nội, le

« village vietnamien », si tant est que l'on puisse généraliser ce terme, était marqué par son

organisation politique et sociale. De nombreux auteurs (Gourou, 1965 ; Kleinen, 1999 ; Endres,

2001 ; Marr, 2004) se sont en effet penchés sur ces questions de structure du pouvoir villageois, sur

l'organisation interne des villages et sur leurs interactions avec les pouvoirs publics de niveau

58

supérieur. C'est ainsi progressivement modelé un « mythe » du village vietnamien, en particulier des

villages du nord-Vietnam et du delta du Fleuve Rouge, véhiculant l'idée que ces villages étaient des

communautés autonomes s'auto-administrant, isolées et présentant une forte cohérence interne.

Cette idée est généralement résumée et justifiée par ce fameux adage, Phép vua thua lệ làng, qui

signifie que les lois du royaume s'arrêtent à la haie de bambou du village, autrement traduit par « les

lois du royaume cèdent à la coutume des villages ».

Naît donc un prototype du village vietnamien, « where 'locality' and 'community' easily merged into

the concept of « the village » as a place where community feelings could develop55 » (Kleinen,

1999, p.4).

1. Le conseil des notables : l'architecte du contrôle des communautés villageoises

Selon Marr pour les villageois à l'époque, l'autorité impériale, ou même mandarinale, était

peu perçue. L'historien souligne donc que « for them, the principal level of extra-family authority

was the village council of notables, composed of male elders who supervised internal affairs

according to customary rules and were expected to safeguard village interests vis-à-vis the world

outside56 » (in Kerkvliet et Marr, 2004, p.29). L'autorité était selon lui représentée davantage par les

anciens, les hommes âgés, que par les fonctionnaires locaux, fonctionnant ainsi selon un régime

gérontocratique. Ces anciens étaient d'ailleurs chargés de choisir le chef de la commune, avec

l'accord du magistrat du district, et fixaient ses émoluments.

Les responsabilités des notables et des fonctionnaires, organisés en conseil, étaient

nombreuses, et allaient de la collecte des taxes et impôts pour l'entretien des infrastructures locales

à l'organisation de la défense du village, au maintien d'une certaine paix sociale, à la résolution des

conflits internes grâce à leur médiation dans les disputes inter-villageoises, à la punition des crimes

mineurs, aux relations avec les échelons supérieurs ou avec les villages adjacents, ou encore à la

redistribution périodique des terres et rizières communales57 aux villageois (Marr, ibid.).

Concernant le contrôle du foncier et de sa propriété, deux formes de propriété collective principales

existaient, telles que présentées par Pandolfi (2001).

55 « où le territoire et la communauté se fondent aisément dans le concept de 'village', en tant que lieu où les sentiments communautaires peuvent s'épanouir »

56 « pour eux, le principal niveau d'autorité extra-familiale était le conseil des notables, composé d'hommes âgés qui supervisaient les affaires internes selon les règles coutumières et étaient censés protéger les intérêts du village vis-à-vis du monde extérieur »

57 công điền công thổ, les terres et rizières communales

59

Tout d'abord existait le domaine impérial, constitué des terres incultes ou abandonnées et

régulièrement attribuées à des paysans pour la fondation d'un nouveau village. Ensuite, le domaine

communal, constitué des terres publiques, restes des terres impériales données au village, et des

terres communales, dont le fond était nourri par l'achat propre des villages, pour élargir leur

territoire. La redistribution de ces terres communales se faisait de façon régulière, à différentes

entités : hameaux, familles ou institutions publiques, comme les écoles, mais non directement à des

individus. Pour Pandolfi (2001, p.28), « par ces distributions périodiques, les élites entretenaient des

relations de don avec les différentes communautés villageoises. Les notables tiraient ainsi une

grande part de leur pouvoir de la distribution des terres collectives. Une fonction essentielle de la

propriété collective était de leur permettre d'assurer un certain contrôle social sur la population ».

À cette maîtrise de la terre par les notables s'ajoutaient deux autres moyens de contrôle de la

population. Pour gérer la commune, contrôler ses habitants et ses ressources, les administrateurs

disposaient à l'époque de deux outils principaux: le sổ đinh, registre de la population ou du

contribuable et le sổ điền, le registre des terrains et de la propriété foncière.

En outre, chaque village disposait d'une convention villageoise, d'une charte dictant les

relations inter-villageoises, l'organisation des activités culturelles ou familiales58 et la préservation

de l’environnement, notamment. Les mœurs et coutumes étaient donc fixées localement, sans

intervention directe des autorités mandarinales.

Selon Hữu Ngọc (2008, p.383), ces règlements communaux se basaient sur un syncrétisme

pragmatique, entre « le bon sens, (de) la morale confucéenne et (…) sur les ordonnances royales ».

Pour cet auteur, confucianisme et bouddhisme se complétaient puisqu'ils répondaient aux deux

besoins principaux des hommes: ainsi, « le confucianisme, c'est le social et la raison, le

bouddhisme, l'individu et le sentiment » (2008, p.373). Déclinaison locale des règles nationales et

adaptation des principes spirituels ou religieux, les hương ươc occupaient donc une place majeure

dans la structuration de l'organisation villageoise et dans son fonctionnement, bien que Woodside

(1998, p.12) les considère comme des « more artificial 'community covenants' (...) that local gentry

and notables organized at the sub-county level to resolve disputes and to provide mutual aid59 », s'en

servant ainsi plus comme un outil de contrôle que comme un outil démocratique.

58 Les « normes » ou comportements adéquats pour l'organisation des cérémonies de mariage ou d'enterrement, leur durée, comme leur forme, y étaient par exemple consignés.

59 « des 'conventions communales' plus artificielles (…) que la bourgeoisie et les notables établissaient à l'échelon local pour résoudre les disputes et assurer l'aide mutuelle »

60

Comparant les cas chinois et vietnamien, Woodside (ibid.) considère d'ailleurs que « both

state combine such traditions of rural corporatism with traditions of agrarian managerialism »60.

Tandis que les villages vietnamiens fonctionnaient avec une certaine autonomie interne comme des

entités économiques et sociales, proches des corporations professionnelles, les pouvoirs publics de

tous les niveaux les géraient comme des entreprises, contrôlant leurs activités agricoles ou

artisanales, mais également leur démographie et des aspects plus personnels de la vie des villageois.

Localement, la stratification sociale du village et des pouvoirs à l'époque impériale, sous les

Nguyễn, était la suivante:

- au premier rang se trouvaient les notables et les mandarins, appelés hàng chức sắc61 (les personnes

titrées)

- les fonctionnaires du villages, appelés hàng chức dịch (les autorités de la commune)

- les lettrés, appelés tư văn62

- les anciens du village, les personnes les plus âgées donc, appelés lão hàng

- enfin, les simples habitants, bạch đinh (les gens du peuple)

Ces notables du village63 étaient, du point de vue de leur titre officiel, divisés en grands

notables64, en notables administrateurs (kì dịch) et en notables anciens (kì lão). Les « anciens »

n'avaient pas de statut administratif officiel et ne faisaient pas partie de la hiérarchie étatique

formelle, mais étaient d'importants conseillers auprès du hội đồng kì mục, le conseil des notables.

Ce conseil nommait à l'époque les administrateurs (kì dịch) en charge d'exécuter ses décisions. En

relation directe avec la population, ces administrateurs et notables étaient chargés de gérer le village

quotidiennement et, bien que ces postes étaient largement pourvus par les membres des lignages les

plus puissants, il s'agissait d'une forme de bureaucratie supra-lignagère.

À la tête de ces administrateurs se trouvait le lữ trưởng, chef du village ou « administrateur en

chef ».

60 « les deux États combinent ces traditions de corporatisme rural avec des traditions de 'managérialisme' agraire »61 La traduction littérale d'hàng chức sắc est « les personnes titrées » : les mandarins obtenaient différents types de

titres en fonction de leur classement lors des concours impériaux, tandis que les notables disposaient de titres administratifs officiels, comme « chef de village » par exemple.

62 Dans le Vietnam féodal, les lettrés sont l'une des quatre grandes catégories de population, avec les paysans, les artisans et les commerçants. Cette catégorie regroupe les personnes ayant fait des études ou étant détentrices de diplômes. Les mandarins occupaient par conséquent la place la plus élevée dans la hiérarchie des lettrés.

63 Quan viên hàng xã64 Kì mục, ce « kì » désignant une division territoriale

61

2. La maison communale, symbole de la « démocratie » villageoise

Cette structure de pouvoirs se manifestait physiquement au sein des đình, les maisons

communales des villages, en fonction de la place attribuée à chacun de ces notables sur la natte sur

laquelle ils s'asseyaient. Ainsi, le coin de la natte disposée sur le sol du đình, le góc chiếu, qui était

attribué aux hommes siégeant dans ce conseil, était révélateur de leur rang et de la hiérarchie sociale

du village. La position sociale et le statut étaient ainsi révélés par cet ordre de préséances.

La maison communale était l'un des éléments architecturaux les plus importants du village et

un lieu d'ancrage important de la vie villageoise, autour duquel le village était organisé et se

développait, puisqu'il s'agissait de son coeur politique et du lieu de conservation et vénération de la

divinité protectrice du village, en particulier durant la période féodale. Pour Trần Ngọc Thêm (2008,

p.254), le đình était « le symbole universel, le plus centralisé à tous points de vue ». Il s'agissait du

centre administratif concret, accueillant les réunions du conseil des notables, la collecte des impôts

et des taxes, du centre judiciaire, les tribunaux y siégeant et les condamnés y étant détenus en

attente de leur jugement, et du centre de prestige, hébergeant les mandarins de passage.

62

Illustration 1. Maisons communales de Sơn Đồng, Đồng Kỵ et Trang Liệt aujourd'hui

Source : auteur (2009, 2010). Ces maisons communales se distinguent actuellement tant par leur état de conservation que par leur usage. Tandis que les đình de Sơn Đồng et Đồng Kỵ ont récemment été restaurés, principalement grâce aux dotations des villageois, certains bâtiments composant le đình de Trang Liệt sont en décrépitude (des fonds publics devraient néanmoins être alloués au comité populaire pour effectuer ces réparations). En outre, bien que tous ces đình remplissent leur fonction communautaire, la cour du đình de Đồng Kỵ sert également à faire sécher le paddy et la cour de Trang Liệt accueille l'un des marchés du village.

Selon l'anthropologue Endres (2001, p.71), la maison communale était donc une « important

area for the ritual enactment of male prestige and power65 », le lieu où les pouvoirs, les inégalités

sociales, les décisions vues comme iniques par une partie des révolutionnaires se reproduisaient, ce

qui explique que la maison communale soit devenue l'une des cibles principales des communistes,

en tant que symbole du régime féodal et du régime agraire qui prévalaient.

Ainsi, Endres (2001, p.71) souligne que « communal house rituals were banned as manifestation of

superstition, feudalism, and social inequality effectively employed by the ruling class to maintain

and strengthen their power over the ignorant masses66 ». Nous reviendrons néanmoins plus en détail

dans le chapitre suivant sur ces changements majeurs opérés par les communistes à leur prise de

65 « une importante arène pour la représentation rituelle du pouvoir et du prestige masculins » 66 « les rituels qui avaient lieu dans les maisons communales furent bannis en tant que manifestations de la

superstition, de la féodalité et de l'inégalité sociale, utilisées par la classe dirigeante pour maintenir et renforcer leur pouvoir sur les masses ignorantes »

63

pouvoir et sur ses conséquences sur l'organisation politique des villages, qui passent en partie par

une annihilation des maisons communales et de leur fonctionnement.

Précisons tout de même qu'actuellement le đình a perdu de son importance en tant que lieu

de réunion ou du siège de pouvoir, au profit des maisons culturelles et surtout du siège du comité

populaire. On assiste à ces périodes et sous ces régimes différents à des glissements des lieux de

pouvoirs et des changements des lieux d'expression du pouvoir.

Outre l'impact des disparités sociales sur la possibilité de participer aux rituels culturels et

aux décisions politiques, le genre était également un critère de sélection majeur, puisque le đình

était le lieu réservé aux hommes, les femmes étant cantonnées aux pagodes, les chùa et, de fait,

rejetées des arènes officielles de la prise de décisions et du débat.

La division des rôles et l'implication dans les célébrations, fêtes ou rites religieux et profanes

découlaient directement de l'organisation politique des villages vietnamiens. En effet, comme le

note Endres (2001, p.76), « in Vietnam village ritual, the gender-based division of ritual obligation

clearly derived from the exclusive reserve of public power and societal leadership roles for men67 ».

3. Capacité de fédération des villageois et communauté d'intérêts

La création du « mythe » du village vietnamien a dans un premier temps été nourri par

l'étude des pratiques locales et de l'organisation interne de ces villages, qui, par leur fondement sur

la communauté villageoise, leur structure politique locale forte, et leur indépendance de

fonctionnement économique apparaissaient comme des entités autonomes cohérentes. Cette idée

d'autonomie a également été renforcée par l'analyse de leurs interactions avec les autorités

mandarinales et ses déclinaisons locales.

En effet, outre l'étude des « rebellions » ou des prises de distance avec les autorités impériales,

plusieurs auteurs ont souligné la capacité de ces villages, de ces communautés, à se fédérer contre

leurs échelons supérieurs, oubliant leurs querelles internes.

Ainsi, Gourou (1965, p.270) précise par exemple que « (…) la communauté villageoise

existe réellement, que, malgré les délations et les intrigues des partis, la solidarité communale n'est

pas un vain mot; les villageois sauront faire bloc contre l'autorité, ils sauront s'opposer aux

empiètements d'un grand propriétaire, ils n'ignorent pas l'entraide agricole ». Kleinen (1999, p.7)

ajoute que « traditionally, (north) Vietnamese villages opposed state intervention in terms of control

67 « dans la tradition du village vietnamien, la division des devoirs rituels basée sur le genre découlait clairement de la conservation exclusive du pouvoir public et des fonctions de leadership social par les hommes »

64

over their own resources like land and labour68 », insistant donc sur l'idée d'une communauté de

biens et d'intérêts qui lie les habitants et leur permet de s'unir en cas de pressions extérieures.

Ancrage territorial fort, construit sur des impératifs économiques et sur des mythes

fondateurs, protectionnisme des savoir-faire artisanaux, organisation interne « démocratique » et

émancipation de la tutelle impériale grâce à capacité de fédération de ces communautés villageoises

sont par conséquent autant de caractéristiques qui ont contribué à la création de ce mythe, et à la

perception de ces villages comme de petits royaumes indépendants.

III. Déconstruction du mythe : un village extraverti, soumis au pouvoir central et aux pratiques gestionnaires perverties

1. Alliances et solidarité inter-villageoises

Certains faits ou arguments s'opposent néanmoins à cette vision tranchée des villages du

delta du Fleuve Rouge en tant qu'entité harmonieuse et introvertie.

Tout d'abord, l'isolement supposé des villages et leur fonctionnement « autarcique » sont

contrecarrés, d'une part par les prémices de la constitution de clusters de métier, et d'autre part par

les nombreuses alliances, d'entraide notamment, qui existaient.

Du point de vue économique, la société rurale vietnamienne a en effet continué à évoluer, en

élargissant les liens à des relations extra-claniques, liées par la production et les relations

professionnelles, en particulier dans les villages de métier, où l'artisanat demandait diverses étapes

de production et compétences qu'un seul artisan ne maîtrisait pas nécessairement. Ainsi, pour la

sculpture des objets rituels ou religieux par exemple, à la sculpture du bois à proprement parler

s'ajoutaient la laque ou l'incrustement de nacre ou de pierres précieuses, pour ne citer que ce cas.

Les villages se sont donc progressivement organisés sous la forme de corporations professionnelles,

les phường, avec des villages limitrophes ou même avec des « rues » du quartier marchand de Hà

Nội.

Ces « alliances horizontales » (Trần Ngọc Thêm, 2008) entre corporations ou associations ont donc

participé au dépassement des limites villageoises et à l'instauration progressive de relations de

partenariats durables entre différentes communautés, non fondées sur un territoire, mais sur un

68 « traditionnellement, les villages vietnamiens (du Nord) se sont opposés à l'intervention de l'État sur le contrôle de leurs propres ressources comme la terre ou le travail »

65

intérêt et une activité partagée ou complémentaire.

À ces alliances motivées par le développement économique s'ajoutaient des alliances plus

politiques, culturelles ou sociales, contribuant également à rompre ou à invalider l'idée d'un

isolement des villages. Selon Gourou (1965, p.264), « cette indépendance des villages est tempérée

par des ententes entre villages voisins et parfois entre villages éloignés; elles ont pour origine soit

un fait de colonisation d'où est né un nouveau village resté étroitement uni au village d'origine, soit

un souci de sécurité (...) ».

La pratique du giao hiếu, les alliances d'amitié entre villages, était en effet souvent fondée sur des

raisons démographiques, un village souche et ses nouveaux satellites, ou sur des raisons culturelles,

les génies tutélaires des villages pouvant être liés dans leur mythe, parfois par le mariage (Hữu

Ngọc, 2008). Dang Thi Viet Phuong (2008), qui nomme quant à elle cette tradition Kết cha69, ajoute

également que cela permettait l'entraide dans la vie quotidienne des villages, par le prêt d'outils ou

le support ponctuel de main d'oeuvre. Dans son étude sur les associations volontaires à la

campagne, l'auteur précise que la commune de Đồng Quang entretenait par exemple depuis la

période impériale des échanges importants, aussi bien au sein du village qu'avec les villages voisins,

puisque Đồng Kỵ avait une alliance avec Trang Liệt, avant leur regroupement au sein d'une

commune, et Binh Hạ avec le village de Nhan Tho, qui appartient maintenant au thị xã Từ Sơn.

Enfin, le besoin de s'allier au sein de communes rurales se faisait également sentir pour se

protéger du brigandage, récurrent à cette époque. À cet égard, certains villages ont même créé

quelques siècles après la fondation de leur coeur villageois des hameaux supplémentaires, en amont

ou en aval du centre principal, véritables avant-postes pour défendre le village d'attaques. A Sơn

Đồng par exemple, le village s'est d'abord développé sur les terres les plus élevées de son territoire,

notamment dans les actuels xóm Đình et Thượng, tandis que presque deux cents ans après la

fondation du village, deux hameaux supplémentaires ont été créés (actuellement les xóm Xa, au

nord-ouest du village, et Chiêu, au sud-est), afin de protéger le village des attaques. Ces deux xóm,

construits sur des terres basses, sont d'ailleurs régulièrement inondés, expliquant que leur fondation

ultérieure ait été due à des considérations de défense et non à des critères économiques.

69 Ce terme est plus proche de l'idée d'alliance fraternelle que d'alliance d'amitié

66

2. Oligarchie et cooptation des institutions : la démocratie villageoise mise à mal

De plus, un autre pan du mythe du village vietnamien, à savoir son caractère démocratique,

est également mis à mal par les faits.

En effet, comme nous l'avons précédemment exposé, l'absence officielle des femmes de la vie

politique et la sélection des notables sur des critères d'âge, de ressources ou d'éducation

empêchaient de facto à tous de participer à la vie politique villageoise. Selon l'historien Marr (in

Kerkvliet et Marr, 2004, p.12), « […] it seems clear that democratic principles were far from the

minds of village elites as they put forth candidates for village heads, canvassed opinions on various

issues and made decisions70 ».

En outre, les caractéristiques démocratiques et égalitaires des villages vietnamiens ne

s'appliquaient que pour les natifs du lieu et non pour les résidents étrangers ou les migrants. Cette

distinction, entre nội tich (originaire du village) et les ngoài tich (extérieur au village) était très

importante à l'époque féodale et demeure significative actuellement, nous y reviendrons, puisque les

résidents venus de l'extérieur avaient des droits très limités, voire nuls si l'on se rapporte aux écrits

de Trần Ngọc Thêm (2008, p.248). L'auteur liste en effet les obligations ou interdictions que

connaissaient ces étrangers et qui ne s'appliquaient pas aux natifs: impossibilité de s'inscrire dans

les giáp, les hameaux donc, de participer à la vie sociale, culturelle et communautaire du village,

obligation de loger sur le pourtour du village, loin du coeur de la vie villageoise et davantage

exposé aux dangers du brigandage, obligation d'exercer des « métiers peu valorisants dédaignés par

les natifs », comme journalier ou crieur. Leurs devoirs étaient pourtant similaires à ceux des

villageois de souche, à savoir payer les taxes et impôts et se rendre disponible à la réquisition pour

le service public.

L'auteur n'attribue néanmoins pas ce rejet des étrangers à une quelconque xénophobie, mais

plutôt à la nécessité de fixer les habitants sur place pour assurer la stabilité des villages: en faisant

de la migration le début d'un rejet et de l'isolement d'un individu en dehors de sa communauté de

vie, les Vietnamiens prévenaient, à ce moment, des mouvements trop massifs de population qui

auraient pu mettre en péril leur organisation villageoise et leur pérennité économique.

70 « il apparaît clairement que les principes démocratiques étaient loin des préoccupations des élites du village lorsqu'ils mettaient en avant des candidats pour le poste de chef du village, sondaient les opinions sur différents problèmes et prenaient des décisions »

67

En outre, Hữu Ngọc (2008, p.376) rappelle que bien que le village vietnamien souscrivît à

une forme d'organisation politique collégiale, il n'était pas pour autant un modèle. En effet, l'auteur

souligne :

« au début du XXème siècle, il restait synonyme d'exaction et d'oppression, de retard

intellectuel, de stagnation matérielle et morale. La démocratie (...) n'était plus qu'un leurre.

Les terres communales rétrécies ne jouaient plus leur rôle. La hiérarchie communale,

renforcée par le confucianisme, compartimentait la société en cinq classes dont la plus

nombreuse était astreinte à toutes les charges et corvées. Les coutumes relatives au boire et

au manger, les rivalités de clans, la quête de la vaine préséance causaient des ravages. Les

notables exerçaient leur tyrannie derrière le rideau de bambous ».

Ainsi, l'idée d'une « démocratie villageoise » est mise à mal par cette fragmentation de la société

locale, ces inégalités, et par la domination de groupes sur la majorité des villageois.

Selon la vision des chercheurs vietnamiens tenants du courant moderniste, exposée par Papin et

Tessier (2002, p.34), le système socio-politique du village a en effet été progressivement perverti

par les élites et est passé « d'institutions à vocation communautaire et égalitariste à des instruments

d'accaparement et de profits ».

Enfin, l'unité, ou la cohérence interne des villages, est remise en cause par l'existence de

conflits au sein même de ces villages, tant entre ses notables et le peuple villageois qu'entre

différents clans de notables, se disputant le pouvoir. Ainsi, pour Kleinen (1999, p.5), « in pre-

colonial Nguyen-Vietnam, villages were far from stable, co-operative, 'natural communities' where

locality and community overlapped, but microcosmic worlds, threatened by both internal and

external pressures71 ».

Gourou (1965, p.268) ajoute également que « bien entendu l'activité des notables, qu'elle

soit désintéressée ou concussionnaire, soulève le mécontentement d'un nombre plus ou moins grand

de villageois et des partis se forment dans la commune; des rivalités se déchaînent à propos des

événements les plus futiles, où chacun s'acharne à faire perdre la face à l'adversaire ». En effet, cette

élite gouvernante, bien que contribuant au développement du village dans son ensemble, tentait

malgré tout d'affirmer son pouvoir pour faire valoir ses intérêts et les sécuriser: en dissimulant un

certain nombre d'activités ou de faits aux autorités supérieures et en exploitant les ressources

villageoises pour leur propre bénéfice. Ainsi, la vie villageoise ne présentait pas l'harmonie souvent

dépeinte par les recherches et des conflits internes importants existaient. Pour Papin et Tessier

(2002, p.32), cette vision communautariste a en effet volontairement écarté « les contradictions

71 « dans le Vietnam pré-colonial des Nguyen, les villages étaient loin d'être des 'communautés naturelles', stables et coopératives, où le territoire et la communauté se chevauchaient, mais des microcosmes, menacés tant par des pressions internes qu'externes »

68

internes et les lignes de fractures à même de fissurer un si bel édifice conceptuel », pour préserver

cette image idéalisée des villages.

Cette image mythique a néanmoins perduré malgré les arguments que nous venons

d'exposer, et selon Papin et Tessier (ibid.), c'est la nature même des études qui ont été menées sur

ces villages qui a encouragé cette vision.

En effet, plusieurs études héritées de l'époque coloniale ont permis de réaliser de nombreuses

monographies et

« contribuèrent de façon décisive à hisser « le » village - désormais décliné au singulier – au

rang d’entité indépendante munie de ses propres structures de régulations. L’institution

villageoise apparut alors comme une totalité harmonieuse, close sur elle-même et que l’on

jugeait - et que l’on juge parfois encore -porteuse d’une tradition culturelle superbement

dégagée de la double contrainte des aléas de l’histoire et du jeu des formations sociales.

L’archétype du « village traditionnel » et de la « communauté villageoise » faisaient ses

premiers pas ».

Malgré cette autonomie de gestion des affaires courantes et la possibilité d'adapter

localement les édits impériaux, les villages étaient cependant soumis à l'autorité du système

impérial, de son dispositif mandarinal et de ses envoyés, localement.

3. L' État centr al : contrôle des territoires et organisation du cadre général du pays

Monarchie indépendante de 939 à 1885, dirigée par un empereur, des dynasties se

succédèrent au pouvoir, marquant différemment leur règne, en conquérant de nouveaux territoires,

en instaurant le confucianisme ou au contraire en introduisant le bouddhisme et en mettant en place

de nouveaux systèmes de gestion.

En effet, en fonction des périodes et de l'autorité des dynasties ou des empereurs, la centralisation

du pouvoir et l'affaiblissement des pouvoirs locaux différaient. Ainsi, Marr (ibid., p.29) rappelle que

« in period of dynastic vitality, the imperial authorities worked hard to eliminate or circumscribe the

power of clans or lineages. At other time there was no choice but to accept the existence of

substantial political alignments beyond imperial control72 ».

72 « en période de vitalité dynastique, les autorités impériales s'efforçaient d'éliminer ou de circonscrire le pouvoir des clans ou lignages. À d'autres moments, il n'y avait pas d'autres possibilités que d'accepter l'existence de

69

Mais de façon générale, l'historien rappelle que la géographie même du Vietnam, qui s'étend du

nord au sud sur 1 650 km et 3 260 km de côtes à partir du milieu du XVIIIe siècle, a expliqué

l'organisation politique et gestionnaire du pays, avec des régions relativement autonomes par

rapport au centre, les envoyés représentant l'empereur étant parfois hors de portée du pouvoir

central.

En effet, « the tyranny of Vietnam's geography determined that officials posted more than a hundred

kilometres or so from the royal capital possessed considerable administrative discretion73 » (ibid.,

p.29).

Les auteurs s'accordent généralement pour dire que, du point de vue des villageois, le

système mandarinal et ses différents échelons étaient assez éloignés et n'interféraient que très

rarement directement dans les affaires locales. Ainsi, pour Trần Ngọc Thêm (2008, p.267), tandis

que les niveaux nationaux et locaux étaient importants, les niveaux intermédiaires, qu'il s'agisse des

provinces, des districts, des bourgs ou autres, importaient peu, ayant été beaucoup plus remaniés et

réorganisés. Ainsi, ce niveau, « au cours de l'histoire, n'a jamais joué un rôle appréciable » et n'a

suscité par conséquent que peu d'attachement et de valeur.

Seul le niveau national, impérial, avait donc une importance tant symbolique que concrète.

Selon Trần Ngọc Thêm à nouveau (2008, p.270), « le pays est un agrandissement du village »,

puisque les fonctions assurées à ces deux niveaux étaient en fait assez similaires et variaient surtout

dans leur intensité et leur échelle, bien entendu. Ainsi, les autorités publiques étaient chargées dans

les deux cas de protéger les habitants d'attaques extérieures, d'invasions de pays voisins ou de

brigands, et de « contrôler » le milieu naturel, ou en tous cas de faire en sorte que les habitants

soient le moins possible sujets à des catastrophes naturelles et puissent exploiter les ressources du

pays pour leur développement, au niveau étatique en établissant un système hydraulique efficace, au

niveau local en mutualisant les forces pour la mise en culture de terres.

Pour Papin et Tessier (2002), les principaux contacts des villageois avec le pouvoir central et ses

ramifications locales tenaient au paiement des impôts, à la corvée et à la conscription.

Indépendamment de ces trois obligations, le pouvoir impérial était donc peu perçu directement par

les villageois, l'adaptation locale des directives centrales étant fréquente.

considérables alliances politiques hors du contrôle impérial »73 « la tyrannie de la géographie du Vietnam déterminait que des officiers basés à plus d'une centaine de kilomètres

de la capitale royale possédaient une considérable marge de manœuvre administrative »

70

Concrètement, les échelons supérieurs étaient d'abord composés du canton (tổng), dont les

chefs étaient désignés par le niveau du district ou de la préfecture, à partir d'une liste élaborée

localement. Ce qui fait dire à Marr (ibid., p.33) que cet échelon avait moins une valeur

administrative qu'un but d'être « a device to satisfy local elite desires for official titles and

favours74 ».

Le magistrat du district (tri huyện) ne disposait pas non plus de pouvoirs ou de prérogatives très

étendues ou autonomes. En charge d'appliquer les décisions de la préfecture, ce chef de district était

néanmoins supposé contrôler les activités locales, gérer les questions de sécurité ou effectuer des

rapports à ses autorités de tutelle sur la situation socio-économique locale. Selon l'historien, ce

magistrat est donc « at the coalface of Vietnam's monarchical system75 » (ibid.).

Le niveau supérieur, la préfecture (phủ) était composée et avait sous son autorité de trois à cinq

districts, en fonction de leur importance. Siège du pouvoir politique « provincial », elle en

accueillait les principaux symboles et bureaux: le palais du mandarin, les bâtiments logeant la cour,

les entrepôts stockant le riz payé comme impôt ou encore le marché.

Malgré une certaine autonomie dévolue par le pouvoir central aux villages, en particulier

pour la conduite de leurs affaires internes, l'État féodal fixait néanmoins le cadre global de la loi et

contrôlait, indirectement par les politiques d’exportation ou d'importation, ou directement par la

mise en place des taxes et impôts, le fonctionnement économique et le potentiel de développement

de ces villages. En outre, la société vietnamienne, profondément hydraulique, réclamait un État

central fort, en mesure d'orchestrer l'aménagement du territoire, de mener des grands travaux et

d'organiser le complexe système de digues, de canaux d'irrigation ou de bassins de rétention,

dépassant largement le niveau villageois mais réalisé et entretenu avec le soutien de ces

communautés.

L'État était donc présent, indirectement comme directement dans la vie interne des villages

et savait imposer, avec plus ou moins de succès en fonction des dynasties, ses décisions politiques.

À l'opposé de l'adage « les lois de l'empereur s'arrêtent à la haie de bambou des villages »

s'opposent d'autres proverbes, qui reflètent cette importance du niveau central : « il n'y a pas de

terres sous la voute céleste qui n'appartiennent au roi » (phổ thiên chi hạ, mạc phi vương thổ) ou

« sur cette terre un homme n'est que le vassal du roi » (suất thổ chi tân, mạc phi vương thần).

74 « un dispositif destiné à satisfaire les désirs de titres officiels et de faveurs de l'élite locale »75 « aux avants-postes du système monarchique vietnamien »

71

IV. Colonisation et adaptation du système : le maintien du compromis État central – communautés villageoises

À la prise de pouvoir des Français, le gouvernement colonial conserve, dans les grandes

lignes, le mode d'organisation et les échelons de gestion territoriale issus de la période féodale.

Cependant, ses « envoyés » ne descendent pas plus bas que le niveau du canton et l'attribution de

postes à des fonctionnaires fidèles, ou du moins complaisants avec l'administration française, prend

du temps. Afin de recruter plus facilement ou de fidéliser ses collaborateurs, la puissance publique

française leur a par exemple attribué officiellement les terres villageoises abandonnées ou non-

occupées.

Au niveau villageois, selon Marr (ibid.), le gouverneur général Doumer et ses successeurs ne

prétendent pas à réformer le mode de fonctionnement, mais plutôt à améliorer la gestion et le

professionnalisme en contraignant davantage à collecter les impôts, constituer des budgets officiels

ou fournir des rapports sur l'état des villages. En 1905, Doumer écrivait d'ailleurs dans ses

mémoires L'Indochine française que

« pour moi, maintenir l'intégralité, voire développer encore davantage l'organisation

vieillotte que nous avons vue est une bonne chose. Selon cette structure, chaque village sera

une petite république indépendante dans la limite des droits régionaux. C'est une collectivité

avec une organisation très stricte, ordonnée et vis-à-vis des instances supérieures,

responsable des individus qui la composent, individus que le pouvoir supérieur peut ne

pas connaître et cela sera une chose très commode pour le travail de l'administration »

(cité dans Trần Ngọc Thêm, 2008, p.253).

Selon Kleinen (1999, p.6), on voit donc émerger à cette époque de nouvelles élites, différentes dans

leur nature. Ainsi, « new village elites emerged whose status was again based on access to land, but

now also facilitated by new, more capitalist arrangements, while their proven loyalty to the french

colonial state became an asset76 ».

À l'échelon supérieur, chaque province avait donc un gouverneur français, en charge du

contrôle mandarinal. Pour Marr (ibid.), cette organisation était une importation du modèle de

centralisation jacobine, appliquée au Vietnam.

Le contrôle du territoire fut d'ailleurs facilité et renforcé à cette époque par le développement des

infrastructures de télécommunications, avec la mise en place d'un système de postes et de

76 « de nouvelles élites villageoises ont émergé, dont le statut était à nouveau basé sur l'accès au foncier, facilité par de nouveaux arrangements plus capitalistes, tandis que leur loyauté avérée à l'État colonial français devenait un atout »

72

télégraphes qui permettait aux informations de transiter plus rapidement sur l'ensemble du territoire,

ou presque.

Malgré cette présence assez discrète de la puissance coloniale dans les communes rurales,

l'historien constate que « the Vietnamese village of the 1930s has substantially less autonomy than a

century prior77 » (in Kerkvliet et Marr, 2004, p.38), le cadre de la loi coloniale et son application

étant plus rigides et laissant moins de place aux adaptations locales ou aux détournements.

Conclusion

Le village vietnamien se trouvait donc à l'époque à l'intersection des tentatives du pouvoir

central de le dominer et de le contrôler, et de la volonté des communautés villageoises et de leurs

notables de maintenir un certain libre-arbitre dans la gestion de leurs affaires internes, économiques

comme sociales. Bien que les différents régimes aient réussi à imposer un cadre institutionnel

commun et à organiser globalement la croissance du pays, les villages sont néanmoins parvenus, à

l'époque féodale comme coloniale, à naviguer dans ce cadre, s'en émancipant parfois, le contournant

souvent, maintenant ainsi une capacité d'adaptation locale.

Kleinen (1999, p.6) note d'ailleurs que les différents régimes qui se sont succédés au pouvoir ont

tous tenté de s’immiscer dans cette gestion locale. Pour cet historien, la continuité du

positionnement des pouvoirs centraux est remarquable et il convient de prendre en compte « how

the colonialist and the nationalist agendas vis-à-vis the supposedly closed character of the village

community often went in parallel with each other. (…) both used the village as the most important

arena to achieve their aims. Both failed in the long run78 ».

Avec un succès mitigé, le pouvoir communiste a en effet largement pris sous sa coupe tous les

échelons du territoire vietnamien, le remodelant profondément, en tentant de l’homogénéiser et de

le contrôler davantage.

77 « le village vietnamien des années 30 avait substantiellement moins d'autonomie qu'au siècle précédent »78 « comme les projets colonialiste et nationaliste coïncidèrent souvent, par rapport au caractère supposément clos

de la communauté villageoise, (…) les deux ont considéré le village comme l'arène la plus importante de réalisation de leurs objectifs. Les deux échouèrent à long terme »

73

CHAPITRE 2

DU COMMUNISME ORTHODOXE À L'ABANDON DU SYSTÈME DE PLANIFICATION CENTRALISÉ : LE VILLAGE VIETNAMIEN POST-RÉVOLUTIONNAIRE

La prise de pouvoir par les révolutionnaires marque un profond changement des orientations

politiques et développementalistes du pays, qui se manifestent tant au niveau national qu'au niveau

local. Le système de planification centralisée est mis en place, la réforme agraire est entreprise et la

collectivisation des moyens de production est instaurée. La structure territoriale évolue également,

tandis qu'est établi un système de contrôle des populations et des déplacements, visant à investir et à

exploiter l'ensemble du territoire nord-vietnamien de façon homogène, dans un premier temps. Au

même moment, les structures de mobilisation des masses sont instituées et de nouveaux systèmes de

valeurs sont imposés. Ce changement de régime totalisant a par conséquent des répercussions

directes sur l'ensemble des pans de la société, bien qu'il n'ait pas eu les effets instaurateurs d'un

ordre nouveau attendu et qu'il ne soit parvenu à faire table rase du passé.

Ce chapitre s'attache tout d'abord à présenter les principales mesures de transformation du pays,

d'un point de vue territorial, économique et social, puis à étudier les limites de ces politiques et leur

abandon progressif, au profit d'un desserrement du contrôle politique et d'une libéralisation

économique.

I. L'établissement du régime communiste : réforme agraire, collectivisation de l'économie et réorganisation territoriale

1. La refonte du cadre administratif et territorial: négation des spécificités locales et homogénéisation des territoires

Suite à la prise de pouvoir par les révolutionnaires, officiellement en 1954, l'organisation

territoriale et gestionnaire du Vietnam ne change pas immédiatement. Ainsi, les fonctionnaires

(công chức), bien qu'embauchés par les autorités coloniales, sont dans un premiers temps maintenus

à leur poste, faute de remplaçants suffisamment nombreux et compétents. Les mandarins sont en

revanche remplacés et des communistes installés à leurs postes.

Puis, progressivement, les autorités publiques introduisent de nouveaux échelons de gestion,

en éliminent d'autres, et mettent en place une nouvelle structure de gouvernement. Tandis que le

74

canton et la préfecture sont supprimés se met en place la même nomenclature administrative et

territoriale qu'actuellement: la commune (xã), le district (huyện) et la province (tỉnh), avec à chaque

niveau des conseils populaires, organes législatifs, et des comités populaires, organes exécutifs79.

Nous étudierons de façon détaillée ces instances dans notre seconde partie.

Souscrivant à l'idée du centralisme démocratique, la hiérarchie de gouvernement adoptée par

ce nouveau régime est donc verticale et pyramidale, avec à son sommet le Parti communiste

vietnamien.

Analysant l'évolution de la structure politique, gestionnaire et territoriale du Vietnam, Marr

(in Kerkvliet et Marr, 2004, p.48) rappelle que « as we look at the four-tier (centre, province,

district, commune) governing-system which has prevailed in Vietnam since 1945, it is easy to forget

the prior existence of prefectures, upland districts (châu), cantons, fishing villages (vạn), artisan

clusters (so) and the like80 ». Le parti-pris du nouveau régime a en effet été celui d'une

simplification de la structure de gouvernement, homogénéisant les catégories de territoires et leur

organisation en supprimant, administrativement, les particularités locales et géographiques des

communes, prises en compte sous la période féodale. Pour Quertamp (2003, p.85), ces changements

de découpages administratifs, et les changements de noms subséquents, font partie de la tentative

d'introduction de nouveaux rapports sociaux et témoignent d'une « tentation de nier la spécificité

des villages ». En effet, selon Phạm Quang Minh (in Kerkvliet et Marr, 2004, p .92), ces redivisions

ou créations de nouveaux xã ont été décidées par le gouvernement central « mechanically without

consideration of factors such as local history, culture or tradition, and without consultation with

inhabitants81 ».

En instaurant de nouveaux échelons, comme celui de la commune, le but des révolutionnaires était

ainsi de « casser » les villages et de tenter de décloisonner leur fonctionnement, tant économique

que politique.

À Đồng Kỵ par exemple, la commune de Đồng Quang a été fondée dès 1959, agrégeant les

villages de Đồng Kỵ, Trang Liệt et Binh Hạ au sein d'une même entité administrative, alors que ces

derniers appartenaient auparavant à d'autres types de groupements administratifs, appelés tổng.

L'agglomération de ces différents villages, làng, au sein de communes, xã, permettait donc à la fois

de créer des entités de gestion semblables, d'un point de vue démographique et territorial, et

79 Ủy ban nhân dân (comité populaire) et Hội đồng nhân dân (conseil populaire)80 « en étudiant le système de gestion à quatre niveaux (centre, province, district, commune) qui prévaut au Vietnam

depuis 1945, il est facile d'oublier l'existence antérieure des préfectures, districts de montagne, cantons, villages de pêcheurs, clusters d'artisans et autres »

81 « mécaniquement, sans prendre en considération des facteurs tels que l'histoire locale, la culture ou la tradition, et sans consultation avec les habitants »

75

également d'intégrer des villages plus autonomes à une structure commune de gestion.

La mise en place du régime et son implantation locale ont néanmoins été difficiles et Marr

(ibid., p.45) souligne que de 1953 à 1959, les élections et le travail des comités ont été suspendus,

bien qu'il précise que « villagers sustained some of their practices in confidence, like ' hidden

pulses '. Many villages that had formed their own revolutionary committees in 1945 apparently

managed to keep them going informally, whatever the repeated administrative alteration occurring

at communal level and above82 ». Localement, un « gouvernement » fut maintenu et se chargea ainsi

de préserver le fonctionnement des villages et leur organisation, avant que ne soit réellement établi

le système communiste.

La période collectiviste peut être vue comme une tentative de restructuration de la société

vietnamienne dans son ensemble et localement, dans les campagnes, comme une tentative de

décloisonnement et de réorganisation administrative, avec la mise en place de nouvelles hiérarchies,

sociales, territoriales et gestionnaires et, dans une certaine mesure, comme une tentative de

diminuer l'importance du niveau local pour « fondre » la campagne comme la ville dans une nation

vietnamienne, en cassant l'esprit de clocher, et en faisant d'importants efforts pour surpasser le

sentiment local, au profit d'un patriotisme national et d'une dynamique commune pour la nation.

Les objectifs du nouveau pouvoir communiste demeurent donc à cet égard dans la continuité des

politiques féodales et coloniales puisque ces différents régimes se sont tous attelés à tenter de

décloisonner les villages vietnamiens et à diminuer l'importance de cet échelon de gestion locale.

2. Réforme agraire et redistribution foncière

Concrètement, la prise de pouvoir des communistes s'est traduite par une refonte majeure des

campagnes vietnamiennes, qui commence à s'affirmer à partir de 1953, avec la mise en place d'une

réforme agraire qui s'achève en 1956. Cette réforme voit la réquisition et la confiscation des terres

des grands propriétaires terriens et leur redistribution à l'ensemble des villageois de façon égalitaire.

Cette réforme ne s'est pas faite sans douleur et, dans certains cas, une véritable « chasse aux

sorcières » a vu le jour contre les propriétaires fonciers et les notables, mais également contre

82 « les villageois maintinrent une partie de leurs pratiques en secret, comme des « pouls cachés ». De nombreux villages qui avaient formé leur propre comité révolutionnaire en 1945 réussirent apparemment à les conserver de façon informelle, quelques furent les transformations administratives récurrentes qui avaient lieu au niveau de la commune et aux échelons supérieurs »

76

certaines personnes accusées d'exploitation des pauvres ou d'accumulation malhonnête des

ressources.

À Đồng Kỵ par exemple, la réforme agraire a commencé à être mise en place en 1956, avec

un certain retard, jusqu'en à 1958. Les habitants se sont donc vus redistribuer à partir du début des

années 60 l'équivalent de deux sào de terres agricoles par personne et chaque couple pouvait

prétendre à l'obtention de quatre thươc de terres résidentielles83, à condition d'appartenir à la

coopérative agricole. Afin de pouvoir continuer ces redistributions à mesure que les villages

croissaient démographiquement, les autorités locales avaient conservé un certain nombre de terres

communales.

Cette politique appelée chính sách dân dấn, traduite littéralement par « politique au coup par

coup », avait pour but de redistribuer périodiquement des terres communales, devenues terres

résidentielles, à des jeunes couples pour permettre l'extension du village et pour que ces foyers

puissent construire une maison et fonder leur propre foyer détaché de leur famille.

Au même moment était mis en place un système de permis de résidence et de livrets de

famille, les hộ khâu, selon un modèle importé de Chine. Ces carnets, parfois qualifiés de passeports

intérieurs et toujours en vigueur actuellement, indiquaient la commune de résidence des foyers ainsi

que leur composition. Cette inscription permettait de participer à la coopérative, mais également

d'avoir accès aux services publics, soins de santé comme écoles. Ce système avait donc pour but de

ficher la population, mais surtout de maintenir ces populations sur place et d'en contrôler les

déplacements.

3. Collectivisation des moyens de production et instauration des coopératives

La collectivisation de l'agriculture a suivi cette réforme foncière, avec le lancement des

coopératives agricoles dès 1959. Ainsi, l'ensemble des terres agricoles est passé sous tutelle

collective, malgré ces redistributions, tandis que les moyens de production ont été collectivisés et le

travail organisé en brigade. Les buts affichés de ces politiques, outre la création d'une nouvelle

société, nous y reviendrons, étaient de rationnaliser et de moderniser l'agriculture, afin d'en accroître

les rendements.

83 Un sào équivaut à 360m2 et un thươc à 24m2

77

Dans certains villages, essentiellement ceux ayant déjà un métier artisanal ou des

compétences commerciales spécifiques, des coopératives artisanales ont été créées, dont les

productions trouvaient essentiellement leurs débouchés au sein du bloc soviétique et des pays de

l'Est.

Ainsi à Sơn Đồng, une coopérative multi-artisanale a été fondée en 1959, introduisant de nouveaux

métiers tout en conservant une partie des savoir-faire locaux. Dominée par le travail du rotin, tressé

pour faire des sièges ou des paniers, le tissage était également pratiqué tout comme la broderie.

Enfin, la laque, activité traditionnelle de Sơn Đồng, fut maintenue pour des objets usuels, comme

des bols, et non pour la statuaire religieuse.

Cette activité, guère florissante sous la période féodale et coloniale, faute de marché, avait en effet

été interdite pendant la période collectiviste, puisque les activités qualifiées de « superstitieuses »

furent interdites par le pouvoir communiste. Nous reviendrons d'ailleurs sur cette question dans la

suite de ce chapitre.

Toujours est-il que l'artisanat, sous différentes formes, fut maintenu à Sơn Đồng, bien qu'il

ait été totalement pris en charge par les pouvoirs publics, responsables, à travers la coopérative, de

fournir les artisans en matières premières, d'organiser la production et surtout de la vendre et de

l'exporter.

À Đồng Kỵ a également été créée une coopérative agricole, mais le village a surtout vu naître une

nouvelle forme de partenariat entre les pouvoirs publics et les habitants. En effet, des villageois de

Đồng Kỵ pratiquaient depuis plusieurs décennies le commerce de buffles, qui avait participé à la

création de l'image de Đồng Kỵ comme un village important de commerçants.

Cette activité a perduré durant la période collectiviste, de façon assez autonome, puisque les

pouvoirs publics voulaient maintenir cette activité sans disposer des connaissances ou des réseaux

nécessaires pour la faire vivre. Les pouvoirs publics ont donc sollicité les commerçants de Đồng Kỵ

pour qu'ils poursuivent cette activité et qu'ils apportent leur expertise en la matière, en échange d'un

encadrement officiel, avec factures et rapports.

La pluri-activité du village a également été maintenue, avec la coopérative artisanale du

village, où le travail du textile a été préservé, tout comme l'activité de charpentier et le débitage de

bois, notamment.

Pour Labbé (2011, p.46), « this so-called 'local' or 'regional' industry of the RRD region (which the

government ultimately hoped to replace with a modern centralized industrial structure) not only

persisted but expanded under the communist government. In 1962, this form of industry occupied

about 550 000 artisans (mainly in the cooperatives) and 40 000 workers, producing 63% of

78

consumer goods and 43% of the means of production. The value of this “local” industry (including

the artisan component) kept growing, reaching 55% of total industrial production in 1972 (Thrift

and Forbes, 1986)84 ».

Cependant, bien qu'une activité artisanale ait été largement maintenue dans ces villages, Douglass,

DiGregorio, Pichaya et Boonchuen (2002, p.3-35) rappelle que « the ideology and system of the

planned economy threatened the existence of craft villages and discouraged their development85 »,

puisque de nombreuses activités ont été bannies, abandonnées ou intégrées dans un système qui ne

respectait pas l'organisation des activités entre les villages en clusters par exemple.

D'une façon générale, la situation économique des artisans au sein des coopératives était

meilleure que celle des simples agriculteurs. En effet, selon Foissy (1997), leurs revenus étaient de

trois à quatre fois supérieurs à ceux des agriculteurs et pouvaient même être vingt fois supérieurs,

pour des artisans possédant des savoir-faire très pointus.

En outre, certains artisans ont été envoyés dans d'autres provinces et des ouvriers qualifiés ont ainsi

pu obtenir davantage de moyens, se forger de nouvelles connaissances et des réseaux nationaux,

qu'ils ont mis à profit au moment de la décollectivisation pour prospérer.

Enfin, la rémunération des « coopérants », de façon générale, était attribuée par un système

de points, convertis par la suite en quantité de riz, en aliments complémentaires et parfois en argent.

À Sơn Đồng par exemple, les villageois recevaient l'équivalent de 13 kilos de riz par mois et par

personne.

II. L'édification d'un « homme nouveau » et la politique d'acculturation du régime

1. Vertus révolutionnaires et interdiction des pratiques rituelles vernaculaires

Outre la réorganisation profonde de l'économie et de l'activité au sein des campagnes,

comme au sein des villes, la période collectiviste a également vu la tentative d'introduction d'une

nouvelle société, la promotion de nouvelles valeurs et la constitution d'une nouvelle communauté

84 « cette industrie du delta qualifiée de 'locale' ou de 'régionale' (que le gouvernement espérait remplacer par une structure industrielle moderne et centralisée, à long terme) s'est non seulement maintenue mais s'est développée sous le gouvernement communiste. En 1962, cette forme d'activité industrielle employait environ 550 000 artisans (principalement dans les coopératives) et 40 000 travailleurs et produisait 63% des biens de consommation et 43% des moyens de production. La valeur de cette industrie 'locale' (dont sa composante artisanale) continua à se développer, atteignant 55% de la production industrielle totale en 1972 »

85 « l'idéologie et le système économique centralisé menaça l'existence des villages de métier et découragea leur développement »

79

rurale.

Dès 1946 sont ainsi fondés des comités pour la propagande et la fondation de cette « nouvelle

voie » et de cette nouvelle vie (đổi sống mơi). Selon Malarney (2002, p.61), « the New Ways (nếp

sống mơi) directly engaged specific personal behaviours and were also the forum in which the party

described the intended reform of ritual practices. Indeed, although the 'cultural and ideological

revolution ' was included as one of Vietnam's «'three revolutions', the New Ways represented the

actual mechanisms for changing local social, cultural, and ritual life86 ».

Avec l'introduction de ce nouveau mode de vie et de ces nouvelles valeurs, l'idée sous-tendue est de

transformer la société vietnamienne dans son ensemble, de créer de nouveaux citoyens, un « homme

nouveau », aussi bien en ville que dans le monde rural. Et bien que la ville soit considérée comme le

lieu du capitalisme et que les politiques à l'époque aient été profondément anti-urbaines, la société

rurale et les campagnes devaient également être remodelées. La campagne, magnifiée dans le

discours de l'époque, était néanmoins le lieu où s'étaient exprimées de profondes inégalités et

l'exploitation de la masse par quelques uns. Le Parti communiste, dont le soutien principal était

justement dans ce vivier rural se devait donc de rétablir, à travers cette réforme agraire, l'équilibre et

l'égalité dans les campagnes.

Parmi ces réformes culturelles, les activités religieuses ou rituelles, qualifiées de

« superstitieuses », furent interdites. Ainsi, les rites bouddhistes qui avaient lieu dans les pagodes ou

la célébration des divinités protectrices et des génies tutélaires furent supprimés. De même, les

festivals, célébrations ou mêmes les repas de lignage ou de voisinage ont progressivement été

interdits par les pouvoirs publics et ce refus justifié par le fait que ces étalages de consommation et

de moyens « emphasiz(ed) social differences and forces less affluent villages to keep up the

practice87 » (Endres, 2001, p.95). Il s'agissait d'extraire les villageois de ces pratiques rétrogrades,

d'encourager de nouvelles valeurs et des comportements dictés par la raison, et non par la foi ou la

tradition.

Pour Endres, ces campagnes de propagande étaient d'ailleurs devenues «a substantial instrument of

the ideological liberation of the new person88 » (2001, p.82).

86 « la 'Nouvelle Voie' concernait directement des comportements personnels spécifiques et était également l'arène dans laquelle le Parti décrivait la réforme attendue des pratiques rituelles. En effet, bien que la 'révolution idéologique et culturelle' était incluse dans les 'trois révolutions', la Nouvelle Voie représentaient les mécanismes réels pour changer la vie sociale, culturelle et rituelle locale »

87 « renforç(aient) les différenciations sociales et pouss(aient) les villages les mieux lotis à se conformer à ces pratiques »

88 « un instrument considérable de la libération idéologique du nouvel homme »

80

Les activités de culte furent par conséquent interdites et accusées d'être des outils de

manipulation des habitants et de maintien dans des croyances irrationnelles, arriérées et empêchant

les citoyens de penser par eux-mêmes et d'agir en conséquence.

La révolution culturelle (cách mạng văn hóa) était ainsi nécessaire pour participer à l'édification

d'un homme nouveau, d'une société nouvelle et contribuer à la tentative d'homogénéisation de cette

société et au remplacement des valeurs « rétrogrades » au profit des valeurs socialistes.

Ces valeurs, énoncées par Hồ Chi Minh dès 1947 en tant que « vertus révolutionnaires »,

étaient au nombre de cinq: bienveillance, rectitude, savoir, courage et incorruptibilité.

Suite à la prise de pouvoir des communistes, de nouvelles valeurs sont introduites, « dedicated to

creating the proper attitudes toward economic and socialist development89 » (Malarney 1997,

p.908). Ainsi la diligence90, l'économie91, l'esprit public et l'impartialité furent ajoutés à l'ensemble

de valeurs éthiques précédemment énoncées.

Ces exigences morales demeurent par ailleurs toujours présentes, puisque le slogan cần, kiệm, liêm,

chính (diligence, économie, intégrité et rectitude) se trouve sur de nombreux édifices publics.

Adressées en priorité aux cadres du Parti, et devant dicter leur ligne de conduite, ces valeurs sont

néanmoins également dirigées vers les habitants, en « remplacement » de pratiques plus anciennes.

Pour le Parti, les emblèmes de ces pratiques, et de l'ancienne société, deviennent donc la

cible principale de changement et de transformation et doivent être détruits.

La maison communale, le đình, symbolisant l'ancien régime, revêt par conséquent une importance

particulière pour le nouveau pouvoir.

En effet, comme l'indique Endres (2001, p.78), « from a marxist point of view, communal house

rituals were condemned as instruments of the former ruling class92 ».

Ainsi, la maison communale est abandonnée comme lieu de la vie villageoise, politique comme

sociale, et se voit même, dans le pire des cas, réduite au simple rôle de bâtiment public accueillant

des activités profanes. De nombreuses maisons communales du delta du Fleuve Rouge ont par

exemple étaient utilisées pendant la période collectiviste en tant que lieu de stockage du riz,

marquant profondément les villageois, attachés à ce lieu.

89 « dédiées à la création d'attitudes appropriées vis-à-vis du développement économique et socialiste »90 industry en anglais91 dans le sens de la sobriété et de la frugalité92 « d'un point de vue marxiste, les rituels des maisons communales furent condamnés en tant qu'instruments de

domination de l'ancienne classe dirigeante »

81

Le Parti n'est cependant pas opposé à toutes formes d'activités culturelles, mais il s'agit de

les orienter vers d'autres pratiques et dans d'autres lieux. C'est ainsi qu'apparaissent les nhà văn hóa,

les maisons culturelles, qui existent toujours actuellement, et qui servaient à accueillir les activités

sportives et culturelles des villageois, quand elles n'étaient pas également utilisées comme siège des

réunions publiques.

2. Assouplissement des interdits et résurgence des cultes

Cependant, face à l'opposition des habitants et au maintien de pratiques rituelles dissimulées,

un assouplissement du contrôle des activités culturelles s'opère dès la fin des années 80 et certains

cultes sont réintroduits, quoique modifiés. Ainsi, tandis que la vénération des génies tutélaires ou

des divinités protectrices des villages demeure interdite, vouer un culte à des héros anciens ou aux

fondateurs de métier, dans les villages d'artisans, est re-autorisé.

Selon Endres (2001, p.88), ce glissement « reflects the impact of the confucian legacy inherent on

the party-state's pedagogical efforts: in the domain of public ritual, the former spirit world has been

successfully displaced by the ancestral spirits of (local and national) celebrities whose meritorious

deeds are convertible into socialist conception of virtue and heroism, and the veneration of whom is

in accordance with the party-approved adage 'when you drink water, think of the source93 ». Ainsi,

remercier le fondateur du métier, et souvent du village, est devenu progressivement acceptable aux

yeux des pouvoirs publics et des doctrines socialistes: il ne s'agit pas de révérer une divinité mais un

personnage historique, bien que son histoire soit souvent mythifiée.

Cette réaction des pouvoirs publics aux détournements ou à la gronde des villageois

témoigne de l'attention que le Parti portait, et porte toujours, malgré tout, à l'opinion publique. Et

ceci explique en partie également l'abandon progressif de la collectivisation et l'introduction de

nouvelles possibilités, ou libertés, pour les habitants.

93 « reflète l'impact de l'héritage confucianiste inhérent aux efforts pédagogiques de l'Etat-Parti : dans le domaine rituel public, le monde spirituel ancien a été déplacé avec succès par les esprits ancestraux des célébrités (locales et nationales) dont les faits méritants sont convertibles dans la conception sociale de la vertu et de l'héroïsme, et dont la vénération est en accord avec l'adage approuvé par le Parti 'lorsque tu bois de l'eau, pense à la source' »

82

III. Les échecs de la collectivisation et les prémices des réformes : stratégies villageoises et pragmatisme des pouvoirs publics

1. Pha rào et « everyday politics » : les limites du système

Ainsi, malgré l'idée généralement répandue que la période collectiviste était une période

d'interdictions, de contrôle serré des populations et des activités, de nombreux « écarts à la règle »

persistaient et des adaptations locales avaient lieu, souvent avec la complicité des autorités locales.

Un terme vietnamien, pha rào, signifiant littéralement « bris de barrière » a d'ailleurs été créé pour

qualifier ces prises de distance et détournements des habitants, échelons administratifs ou

entreprises d'État vis-à-vis du pouvoir central et de ses directives.

Ainsi, bien qu'officiellement toute activité foncière était interdite, des échanges ou des ventes de

terres résidentielles perduraient, entre particuliers, avec l'autorisation des autorités locales qui

pouvaient formaliser ces transactions avec l'attribution de pho, de contrats sur papier, ou parfois

seulement avec des accords oraux, comme à Đồng Kỵ94.

De même, des activités économiques ou commerciales demeuraient, en complément du travail à

la coopérative. Des artisans nous ont ainsi rapporté à Sơn Đồng qu'ils continuaient, en sous-main, à

sculpter et vendre ces sculptures, bien que de façon limitée, le marché étant très amoindri pour ce

type d'artisanats. D'autres auteurs rapportent que certaines femmes des villages parcouraient la route

jusqu'à Hà Nội de nuit pour écouler une partie de leur production maraîchère, alors que la

commercialisation privée était interdite.

Selon Kerkvliet (2006, p.291), ces formes quotidiennes de résistance sont en partie à

l'origine de l'échec de la collectivisation, ou du moins de son abandon progressif. Pour l'auteur,

« significantly influencing the evolution away from collective farming were villagers themselves.

Their bottom-up pressure, besides being powerful, is remarkable because it was unorganized and

silent. No sizeable violence, social upheaval or even organized opposition occurred95 ».

Ces pressions ou détournements mis en place par les habitants se manifestaient de différentes

façons: par l'appropriation des terres collectives pour des activités privées de maraîchage ou

d'élevage, par exemple, par l'utilisation du fourrage ou même du riz de la coopérative, ou encore par

94 Entretien auprès d'un ancien du village (Labbé, 2009)95 « influençant significativement l'évolution s'éloignant de l'agriculture collective étaient les villageois eux-mêmes.

Leur pression depuis la base, indépendamment d'être forte, est remarquable parce qu'elle était non-organisée et silencieuse. Ni violence perceptible, ni soulèvement social, ni même opposition organisée ne furent nécessaires »

83

le détournement d'une partie des graines.

L'efficacité de ces résistances, et leur rôle dans l'abandon des politiques collectivistes, est important

et explique en partie l'échec de ces politiques et leurs évolutions progressives vers davantage de

« marché », ou du moins de marge de manoeuvre.

D'autres facteurs ont néanmoins conduit les pouvoirs publics vietnamiens à réorienter leurs

politiques, jusqu'à la mise en place du Đổi mơi (le Renouveau ou la Nouvelle Voie), à partir de

1986.

2. Crise de confiance des coopérants et incompétences des cadres : les causes de l'échec de la collectivisation

Le premier argument avancé concerne l'échec de l'organisation économique des coopératives

et les résultats très négatifs de la collectivisation en terme de rendements agricoles. Ainsi, à la fin

des années 70, le delta du Fleuve Rouge est à la limite de la famine, avec une grave « crise des

disponibilités alimentaires » (Gironde, 2001, p.65), et la période du bao cấp96 est marquée par des

privations considérables pour les habitants, en ville comme à la campagne.

Cet échec est attribué à plusieurs facteurs. Tout d'abord, l'imposition d'une nouvelle organisation

économique et l'obligation faite aux villageois de travailler ensemble expliquent en partie les

insuccès de la collectivisation.

D'après Kerkvliet (1995, cité par Gironde, 2001, p.54) « people from different families and

neighbourhoods were required to work together in teams and production brigades and were

expected to cooperate. Such arrangements were quite alien and cut across kinship networks with

which people were more comfortable97 ».

En effet, cette organisation collective a rompu les systèmes économiques préalables, basés sur

du travail familial ou, du moins, sur un travail effectué en collaboration avec des villageois

appartenant au même làng, tandis qu'avec la collectivisation et la réorganisation territoriale des

villages les habitants se sont trouvés contraint de travailler, en commun, avec des personnes

extérieures, avec lesquelles la confiance faisait défaut. Ainsi plusieurs hameaux furent agglomérés

et regroupés au sein de coopératives, qui étaient auparavant parfois en concurrence ou qui n'avaient

que peu de liens entre eux.

96 Littéralement « économie subventionnée », qui débute à partir de la réunification du pays en 1975.97 « des gens de différentes familles ou voisinages furent obligés de travailler ensemble dans des équipes et brigades

de production et censés coopérer. De tels types d'arrangements étaient assez étrangers et rompaient les systèmes de parenté avec lesquels les gens étaient plus à l'aise »

84

Or, pour que ce système puisse fonctionner, il demandait à ce que tous les membres de la

coopérative travaillent autant et que la confiance existe entre ses membres. Pourtant, selon

Kerkvliet (2006, p.294), « people in these enlarged organizations, consisting of more than 200

households each, did not know each other well and could not develop confidence that everyone was

doing their share of the work or doing it well98 ». Ainsi fut encouragé le travail minimum, les

habitants ne voyant pas l'intérêt de travailler avec acharnement parfois, si les autres coopérants

n'assuraient pas la même charge de travail.

À part quelques coopératives modèles, le reste des coopératives avait donc des résultats

médiocres et la plupart des coopérants faisaient le minimum de travail collectif et, en revanche,

travaillaient activement pour leur production propre, sur leurs quelques parcelles. Ce « gaspillage

des forces productives » (Gironde, 2001, p.37) explique en partie les mesures et les réorientations

du modèle communiste, vers davantage d'autonomie de fonctionnement.

Pour DiGregorio (2001, p.24) enfin, les pouvoirs publics n'ont jamais été réellement en mesure

d'imposer la mise en place totale des coopératives de production. Pour cet auteur, alors que les

coopératives devaient être le lieu de contact entre les différentes strates administratives et de

pouvoir et auraient du être fermement imposées par le haut, « central Party leadership constantly

reiterated the need to rely on persuasion, sanction and material incentives – rather than direct

coercion - to encourage their formation99 », bien que ces stratégies n'aient pas conduit à leur succès

d'implantation et de fonctionnement local.

La seconde raison avancée pour expliquer les faiblesses de ce système collectiviste tient aux

cadres locaux du Parti, taxés d'incompétence ou de malhonnêteté.

En effet, comme le souligne Le Chau (1966, cité par Gironde, 2001, p.57), le niveau de compétence

des cadres fût rapidement considéré comme « la source des plus grandes difficultés de la

collectivisation ». Le système de gestion locale a en effet été profondément remanié pendant la

période collectiviste, avec l'envoi dans les localités de cadres venus de l'extérieur, qui connaissaient

mal les villageois comme le fonctionnement de ces villages, en remplacement des édiles antérieurs.

En outre, beaucoup n'étaient pas formés à la gestion d'une coopérative et manquaient des savoir-

faire essentiels pour la mobilisation des gens et l'organisation d'un tel groupe.

Faute d'autorité morale, qui s'acquière avec la connaissance et la confiance des villageois, et faute

d'autorité « intellectuelle », fruit de la reconnaissance des capacités et des compétences des

98 « les gens dans ces organisations étendues, qui chacune consistait de plus de deux cents foyers, se connaissaient peu et ne pouvaient développer la confiance que tout le monde faisait sa part du travail ou la faisait correctement »

99 « le leadership du Parti central devrait constamment s'appuyer sur la persuasion, la sanction ou des incitations matérielles - plutôt que sur la coercition – pour encourager leur formation »

85

hommes, nombre de ces cadres furent rejetés et non suivis par les villageois.

La question de la volonté des cadres à faire appliquer localement les décisions nationales se

pose néanmoins. En effet, certains cadres issus des villages ou venus de l'extérieur prenaient des

arrangements avec les lois ou leurs obligations, ou du moins fermaient les yeux sur des pratiques

illicites des villageois.

Pour Gironde (2001, p.58), il convient de s'interroger sur la part de responsabilité à attribuer à ces

cadres quant à l'échec du système des coopératives et donc de « savoir si les autorités furent

incapables, ou ne souhaitaient pas, utiliser les mesures adéquates pour faire fonctionner l'entreprise

collectiviste comme prévu ».

La question se pose ici de la continuité, entre la période féodale, la période coloniale et la période

collectiviste, sur cette capacité, ou incapacité, des pouvoirs publics à imposer localement leur

politiques et sur le rôle des cadres locaux agissant, d'une certaine manière, comme des « filtres ».

Pour Labbé (2011, p.43), le pouvoir national est en large partie responsable de ces difficultés,

faute d'une ligne politique claire et, d'une certaine façon, de volontarisme. Ainsi, « overlaps and

contradictions in the state's rules created opportunities for local populations to navigate between the

rules, notably through the use of personal relationships to informally access the required

services100 ». En laissant cette marge de manoeuvre aux pouvoirs publics locaux, afin de ne pas

braquer la population locale contre les politiques du Parti, le pouvoir central aurait ainsi créé les

conditions favorables pour une application limitée des directives et leur contournement.

Cependant, cette marge de manoeuvre n'assurait pas nécessairement la stabilité dans les

villages puisque certains cadres locaux utilisaient ces libertés à leur profit, en favorisant leur propre

enrichissement, ou celui de leurs proches, en leur attribuant des terres de façon préférentielle ou en

fermant les yeux sur leurs malversations. La droiture morale, l'intégrité et l'incorruptibilité, valeurs

morales cadre des principes communistes, ne dirigeaient donc pas nécessairement les actions et les

décisions des autorités locales, conduisant à des situations de tension et à un rejet de la puissance

publique, dans certains cas.

À ce sujet, Kerkvliet (2006, p.294) considère que la corruption et les malversations des cadres

locaux a en partie causé la perte du système, les plaintes des habitants se multipliant. Selon lui,

« chief among their complaints was that too often officials misused their positions to benefit

themselves, their close relatives and friends, and to engage in corruption, including stealing money,

100 « les chevauchements et contradictions dans les règles étatiques créent de opportunités, pour les populations locales, de naviguer entre les règles, notamment à travers l'utilisation des relations personnelles pour accéder, de façon informelle, aux services nécessaires »

86

grain and other resources belonging to the collective101 ». Ces situations d'abus, récurrentes dans les

villages comme dans les villes, étaient en effet un sujet de revendication des habitants, conduisant

les autorités nationales à réévaluer leur gestion locale, notamment.

Pour Kolko (2001, p.437) également, comparant les cas chinois et vietnamien, « pervasive

corruption, touching all aspects of the people's daily life, is one malaise that has characterized the

final stages of all the communist regimes, leading to the dissolution of the essential myth of

socialism as superior social ethics and basis of society102 », expliquant ainsi la chute de ce système

et du communisme orthodoxe.

Ainsi, à la fin des années 80, la situation dans les campagnes vietnamiennes comme dans les

villes est caractérisée par une forte tension: le modèle productiviste et collectiviste est exsangue et

les pouvoirs publics, locaux comme nationaux, sont remis en question par les populations, le

soutien au régime s'amenuisant progressivement.

IV. Mise en place effective de la décollectivisation et du « Renouveau » : vers une économie de marché à orientation socialiste

La décollectivisation s'amorce ainsi progressivement, dans un premier temps de façon limitée.

Des « contrats secrets », les khoán chui, entre les coopératives et les villageois se multiplient dès la

seconde moitié des années 70 pour pallier les dysfonctionnements du système. Concrètement, les

coopératives octroyaient des parcelles agricoles à des familles, leur laissant le soin de les cultiver

librement, contre la remise d'un quota fixé de produits, les rendements restants demeurant en

possession des villageois (Gironde, 2001).

Ces arrangements se sont formalisés par la suite grâce à la directive 100 du PCV du 13 janvier 1981

qui a officiellement mis en place ce travail forfaitaire. Les coopératives attribuaient donc des terres

annuellement aux paysans, fournissaient semences et engrais en échange d'un montant de

productions à reverser périodiquement par les familles. Les effets sur le redressement productif se

firent sentir dès les premières récoltes suivant l'adoption de ces mesures103.

101 « la complainte la plus importante était que trop souvent les officiels exploitaient leur position pour leur propre bénéfice, pour leurs proches et amis, et étaient impliqués dans la corruption, dont le vol d'argent, de grains ou d'autres ressources collectives »

102 « la corruption généralisée, affectant tous les aspects de la vie quotidienne des gens, est un malaise qui a marqué les derniers moments de tous les régimes communistes, conduisant à la dissolution du mythe essentiel du communisme en tant qu'éthique sociale supérieure et base de la société »

103 Gironde (2001, p.72) rapporte par exemple que la production vivrière passe de 12 793 milliers de tonnes en 1978 à près de 17 652 milliers de tonnes en 1987. Le rendement en paddy passe quant à lui de 1,98 tonne par hectare en 1978 à 2,53 tonnes par hectare en 1987.

87

Un pas supplémentaire vers une libéralisation de la production est ensuite franchi avec la

résolution 10 du bureau politique du Parti, en 1988, qui stipule que « l'État reconnaît l'existence

durable et l'effet positif de l'économie individuelle et privée dans le processus d'édification du

socialisme, reconnaît sa personne juridique, lui assure l'égalité en droits et obligations devant la

justice, protège le droit au travail légal et les revenus légitimes des foyers privés et des individus

ainsi que leur droit de leurs enfants à l'héritage ».

Au même moment, les coopératives agricoles comme artisanales sont progressivement dissoutes ou

sont réorganisées en tant qu'organismes de soutien à l'agriculture, en particulier, et en fournisseurs

de services.

À Sơn Đồng par exemple, la coopérative artisanale est abandonnée avant même la mise en place des

réformes du Đổi mơi, dès 1981, et l'activité de sculpture et de laque - dans un premier temps non

religieuse – est réintroduite avec l'aide des pouvoirs publics de la province dès 1985, grâce à

l'ouverture d'une classe de formation à destination des villageois et accueillant une trentaine d'entre

eux.

Outre ces politiques concernant directement les paysans et les ruraux, de nombreuses mesures

de libéralisation économique, de reconnaissance de l'activité familiale privée ou de desserrement

global du contrôle public sur les habitants sont mises formellement en place dans le cadre des

politiques du Đổi mơi, le Renouveau, à partir de 1986 et du VIe congrès du Parti, qui visent à

réorienter le pays vers une économie de marché à orientation socialiste.

Cependant, nous avons pu voir que plusieurs décisions antérieures avaient d'ores et déjà mis à mal

l'organisation collectiviste et l'économie planifiée et conduit à l'abandon progressif de ce système

totalement administré par l'État.

Pour Kerkvliet (2006, p.290), « a more reasonable date is the late 1970s, when collective farming in

much of the north was collapsing from within, morphing into family farming, and when

collectivization in the Mekong delta had virtually stopped after barely starting 104 ».

Enfin, l'organisation des terres et le système foncier furent profondément remaniés avec des

politiques de redistribution des terres agricoles dès 1991 et surtout avec la promulgation de la loi

foncière de 1993, qui précise les usages des terres et leurs « usagers ». Ces terres avaient néanmoins

déjà commencé à être redistribuées dès le début des années 90. Ainsi à Sơn Đồng, une large

proportion des terres communales avaient été attribuées à de jeunes foyers en 1991 par le comité

104 « une date plus raisonnable est la fin des années 70, quand l'agriculture collective dans la plupart du nord-Vietnam s'effondrait de l'intérieur, se transformant en agriculture familiale, et quand la collectivisation dans le delta du Mékong avait virtuellement arrêté après avoir à peine démarré »

88

populaire de commune. À cette date, tous les habitants nés avant 1991 avaient obtenu des terres

agricoles qu'ils pouvaient cultiver librement. C'est ainsi que le xóm Ngã Tư, littéralement le hameau

du carrefour, entre les routes menant à Cát Quế, Kim Chung, Đức Giang et Song Phương, a été

fondé. Ces terres, laissées en jachère suite à la décollectivisation de l’agriculture et composées de

nombreux étangs ont donc été attribuées à de jeunes familles, afin d'encourager « leur

développement » et leurs activités, nous y reviendrons dans un chapitre ultérieur.

La délivrance des certificats de droits d'usage des sols est alors orchestrée par les pouvoirs

publics, afin de formaliser les usages des terres et de préciser leurs destinataires. Des « carnets

rouges », les sổ đo, sont progressivement émis et contiennent les certificats des droits d'usage des

sols résidentiels et agricoles, ainsi que les certificats de propriété pour les bâtiments et constructions

érigés sur ces terres. Les terres agricoles sont régies par des baux emphytéotiques attribués pour une

durée n'excédant pas 20 ans pour les cultures annuelles et 50 ans pour les cultures pérennes.

Trois types de « droit » sur le foncier existent depuis cette date au Vietnam. Le droit de propriété,

quyền sở hữu, appartenant au peuple, le droit de gestion du foncier, quyền quản lý, délégué à l'État,

et enfin le droit d'usage, quyền sử dụng, attribué aux foyers, individus ou autres entités, comme les

entreprises publiques.

L'État demeure néanmoins implicitement seul propriétaire des terres, en tant que représentant

du peuple, ne fait qu'accorder des droits ponctuels pour l'utilisation de terres et est l'unique

détenteur du pouvoir de changer leurs usages, leur destination et leur redistribution. Kerkvliet et

Selden (1998, p.51) voient d'ailleurs dans cette pratique redistributive « a pattern with roots in pre-

revolutionary village praxis105 », où les terres communales étaient régulièrement allouées à des

groupes locaux, familles, coopératives d'agriculteurs ou associations, par exemple.

Avec cette loi foncière de 1993 néanmoins, le champ des possibilités d'utilisation individuelle des

terres est élargi et les habitants acquièrent cinq nouveaux droits fondamentaux: céder leurs droits

d'usage du sol, les transférer, les échanger, les léguer et, enfin, les hypothéquer.

Un marché foncier se met ainsi progressivement en place à travers le transfert contre argent

des droits d'usage des sols et les terres, résidentielles comme agricoles, deviennent dans les villages

de métier comme en ville source d'enrichissement, de différenciations sociales et, nous le verrons,

de tensions.

105 « un modèle avec des racines dans la praxis du village pré-révolutionnaire »

89

Conclusion

Au début des années 90, les villages de métier se trouvent donc confrontés à des choix :

reprendre le métier, délaisser l'agriculture, réorganiser un réseau économique en mesure de favoriser

le développement de l'artisanat, investir dans leur habitat et, globalement, transformer leur village.

Malgré les tentatives du nouveau pouvoir communiste de faire table-rase du passé féodal, de son

mode d'organisation territoriale et économique comme de sa culture vernaculaire, resurgissent dès

l'ouverture économique et l'instauration d'une certaine « décompression autoritaire » (Bayard, 1991)

réseaux antérieurs d'activités artisanales, anciennes élites et rites villageois, réinvestissant ainsi les

ressources pré-révolutionnaires.

Notre chapitre suivant fait un état des lieux de ces transformations internes et nous y détaillerons les

dynamiques endogènes de ces villages, tant d'un point de vue géographique qu'économique. Les

changements provoqués par les phénomènes de périurbanisation et par l'étalement urbain seront

quant à eux abordés dans notre dernière partie.

90

CHAPITRE 3

LES VILLAGES DE MÉTIER AUJOURD'HUI: MULTIPLICITÉ DES ARTISANATS, PLURALITÉ DES FORMES D'ORGANISATION TERRITORIALE ET ENJEUX DE DÉVELOPPEMENT

À partir de la fin des années 70 et du début des années 80, les villages de métier du delta du

Fleuve Rouge retrouvent une certaine marge de manœuvre dans la conduite de leurs affaires

économiques, et plus généralement de leurs affaires internes, avec la disparition progressive des

coopératives de production et du système collectiviste. Les premières mesures de libéralisation de

l'activité agricole et artisanale entraînent très rapidement une reprise de l'économie villageoise,

basée essentiellement sur l'économie familiale et une privatisation des moyens de production. S'en

suivent trois décennies de croissance majeure, qui ont profondément remodelé tant l'organisation

villageoise que la géographique concrète de ces villages, et qui ont conduit à la « reassertion of the

craft villages as a form of production» (DiGregorio, 2001, p.9) et à ce que McGee (2009, p.243)

qualifie d'« invisible urbanisation106 » des marges périurbaines.

I. Redistribution foncière et reprise de l'économie familiale : résurgence du village pré-révolutionnaire et intégration à l'économie de marché

1. La redistribution foncière et la ré-émergence de l'artisanat : le capital social et familial, source de développement du métier

Au sortir de la période collectiviste, tous les villageois nés avant 1993 obtiennent donc

chacun douze thươc de terres agricoles, 288m2, puisqu'un thươc équivaut à 24m2. Ces terres

rizicoles sont réparties dans plusieurs zones du village, en fonction de leur qualité, conduisant ainsi

à un morcellement des parcelles, bien que des regroupements familiaux soient effectués. Quant aux

terres résidentielles, elles ne sont pas redistribuées et correspondent, peu ou prou dans un premier

temps, à la même configuration qu'auparavant.

La riziculture privée reprend par conséquent, avec le soutien logistique et technique des

coopératives, et connaît des hausses de productions majeures. Les activités de maraîchage et

d'élevage reprennent également, essentiellement sur les terres considérées comme résidentielles,

dans les jardins des foyers, ou sur les terres dites « de 5% », les terres de maraîchage entourant

106 « réaffirmation des villages de métier comme forme de production » … « urbanisation invisible »

91

directement les zones résidentielles.

Enfin, certaines terres communales sont attribuées à de jeunes foyers, transformées pour un usage

résidentiel et sont ainsi fondés de nouveaux hameaux d'habitation.

À cette époque, les terres ont été uniquement redistribuées aux natifs du village, principe toujours

largement maintenu actuellement. Ainsi, selon Kerkvliet (2006, p.289) « many villages, although

certainly not all, also have regulation against land use rights being transferred to people not living

there. Such stipulation resonate with long-standing community customs in many parts of the

country that land is for the benefit of only village residents, not outsiders107 ».

Dans les villages de métier néanmoins, l'activité agricole est actuellement en forte

diminution et n'occupe que partiellement le temps de travail des villageois, bien qu'à l'échelle du

delta du Fleuve Rouge, la région fournissait toujours en 2002 19,6% de la production en riz du pays,

sur 16% de sa surface rizicole (Dao The Anh et Fanchette, 2008). À l'exception des foyers pauvres,

qui ne peuvent participer à l'artisanat ou seulement en tant que « petite-main », la plupart des

artisans louent actuellement leurs terres à des proches ou à ces foyers pauvres, souvent en échange

de riz, tandis qu'une part de ces terres n'est tout simplement plus exploitée, les rendements dans ces

villages étant faibles et ne permettant de toutes façons pas de nourrir les foyers et encore moins de

dégager un surplus pour la vente.

La décapitalisation foncière est néanmoins rare (Gironde, 2008): ces locations ou prêts n'impliquent

aucun renoncement aux droits d'usage des terres et la grande majorité des villageois conserve au

contraire ce capital, considéré comme le plus sûr.

En revanche, l'activité artisanale a largement repris, souvent à l'initiative des villageois les

plus dynamiques, épaulés dans certains cas par les pouvoirs publics ou en tous cas par leur famille.

En effet, la réintroduction du métier a souvent été le fait soit des nouvelles élites issues de la

période collectiviste, les cadres des coopératives ou les vétérans de retour au village, soit des

anciennes élites, issues des périodes féodales et coloniales, qui ont réussi à maintenir un capital

financier important et des connaissances techniques.

Gironde (2001, p.341) estime par exemple que pour les foyers non-agricoles, « trois foyers sur

quatre de ce groupe comptent une personne ayant, à l'époque des coopératives, exercé régulièrement

une activité professionnelle non-agricole, le plus souvent en dehors de la commune. Ces individus

se distinguent des paysans par des compétences techniques, et plus encore par leurs savoir-faire, en

107 « de nombreux villages, bien que pas tous, avaient également mis e place des régulations contre le transfert de droit d'usage du sol à des personnes extérieures. Ces précisions/stipulations font écho aux coutumes communautaires anciennes, dans plusieurs parties du pays, que la terre doit bénéficier aux résidents, et non aux étrangers »

92

l'occurrence « savoir faire des affaires », et leur réseau de partenaires en dehors du village ».

Certains vétérans de retour des différentes guerres ou cadres envoyés dans d'autres provinces sont

en effet devenus d'importants entrepreneurs. Ces derniers ont parfois pu acquérir de précieuses

connaissances et savoir-faire pendant la guerre, qu'ils s'agissent de qualités de gestion ou

d'encadrement, ou qu'ils aient établi des contacts ou partenariats dans d'autres régions du Vietnam,

voire même de l'Asie du sud-est, au Cambodge notamment, leur permettant d'établir dès leur retour

au village des partenariats et d'accéder à un marché plus large et porteur.

Les cadres des anciennes coopératives artisanales ont également pu bénéficier de leurs

connaissances acquises lorsqu'ils travaillaient en leur sein et sont parvenus à maintenir des liens

avec les clients de l'État, à réactiver des réseaux ou à trouver plus facilement un capital pour

relancer leur production personnelle. En outre, ces cadres locaux ont largement bénéficié des

politiques d'adjudication des terres, puisque les chefs de village et les comités populaires, toujours

contrôlés par le Parti, étaient en charge de ces redistributions. Et bien que certains critères devaient

prévaloir pour l'attribution de ces terres, la marge de manœuvre des pouvoirs publics restait

importante. Ainsi, pour Gironde (2001, p.361), « les autorités invoquent pour leur décision

d'attribuer les jardins ou les étangs, la « capacité » des familles à les mettre en valeur; c'est en fait la

capacité de les demander, entendons l'état des relations avec les décideurs, qui détermine

l'accumulation foncière ». L'appartenance aux réseaux de pouvoirs et les connections de ces foyers

ont donc largement contribué au développement de l'activité de ces foyers, mieux pourvus en terres

et soutenus dans leur entreprise. Ce capital social n'est néanmoins pas le seul capital ayant permis la

reprise de l'activité privée et cet « entregent » du système local est actuellement également menacé

par l'émergence, et la re-émergence, de nouveaux acteurs.

Enfin, plusieurs artisans prospères actuellement appartiennent aux lignages les plus

puissants et ont comme parents ou grands-parents des notables ou des grands propriétaires de

l'époque féodale ou coloniale, reproduisant ainsi la structure socio-économique antérieure à la

réforme agraire et à la collectivisation. Ainsi, bien que cette réforme ait entraîné une perte de capital

foncier, de terres agricoles comme résidentielles pour ces familles, nombre d'entre elles ont pu

conserver une partie de leur pouvoir et ont pu « rebondir » suite à l'ouverture économique et aux

réformes, puisqu'elles continuaient à disposer d'un capital et de possibilités d'investissements plus

importants. En effet, les biens ou l'or n'avaient pas été saisis à ce moment, à Đồng Kỵ par exemple,

si bien que certains en avaient stocké une quantité considérable qui a leur permis de développer une

activité privée dès que cela a été officiellement autorisé.

93

Gironde (2001, p.354) note cependant que l'ouverture économique et la croissance ont

également été porteuses de « changements dans l'ordre économique et social, à l'image des foyers

spécialisés dans les activités non-agricoles qui ne sont pas tous issus de la notabilité traditionnelle

ou du cercle des autorités locales ». En effet, certains artisans ont pu faire renaître leurs activités

progressivement en s’appuyant sur leurs propres ressources, matérielles comme immatérielles, et

avec l'aide de leur famille notamment, qui demeure une source importante de soutien, en prêtant des

terres, en cédant une partie de leur capital ou en investissant en commun.

La place de la famille reste néanmoins à l'heure actuelle à mesurer. Soutien aux prémices de

l'ouverture économique, son rôle peut évoluer dans certains cas, surtout dans les nouvelles

structures de production. En effet, nos travaux et enquêtes nous ont permis de voir qu'un certain

nombre d'artisans ne se sent plus obligé de travailler uniquement avec leur famille ou au sein de leur

lignage, et préfèrent même éviter, autant que faire se peut, d'embaucher, de sous-traiter ou de co-

produire avec des membres de leur famille. Ils favorisent donc des partenariats fondés sur la

compétence, la confiance réciproque et le professionnalisme, plutôt que sur les liens du sang.

Certains nous ont même dit qu'ils écartaient volontairement le fait de travailler avec des proches,

bien que qualifiés, simplement pour travailler dans une atmosphère plus neutre et s'extraire du

carcan des conventions familiales. Fauré et Labazée (2005, p.274) soulignent d'ailleurs que la

coopération entre entreprises et partenaires ne se fonde pas uniquement sur l'unité familiale, mais

sur « (...) la communauté humaine et culturelle ainsi que le milieu socio-professionnel (qui) sont vus

comme support de la confiance entre agents, comme cadre de la diffusion des connaissances et des

échanges des compétences, comme moteur de l'efficience collective, comme élément clé de la

construction du «dedans» et du «dehors» de ces concentrations d'activités ».

Les villageois les plus isolés, les moins connectés aux pouvoirs publics ou aux réseaux

marchands et disposant d'un capital social, foncier et financier moindres, ont bien entendu eu

davantage de difficultés à reprendre une activité privée et sont souvent devenus des foyers satellites

de production d'un plus grand atelier, d'un patron ayant développé son activité et ayant besoin de

main-d'oeuvre extra-familiale.

Malgré la reprise, de nombreux artisans, ayant une activité florissante ou non, pointent un

certain nombre de difficultés, conséquentes à la période collectiviste. La question des « traces » de

cette période et de ce mode d'organisation et de production se pose toujours à l'heure actuelle. Ainsi

certains chercheurs, dont Fanchette (in Fanchette et Segard, 2010), estiment que la mise en place de

coopératives artisanales a pu, dans certains villages, briser l'esprit d'initiative et d'investissement des

94

artisans. Suite à des décennies où l'activité artisanale était globalement prise en charge par les

pouvoirs publics, de l'approvisionnement en matières premières à la commercialisation des produits,

à l'export notamment, les villageois auraient en partie perdu leur savoir-faire et leurs compétences

« annexes », restant ainsi assez désarmés pour relancer leur activité de façon autonome. Certains

artisans nous ont en effet fait part de leur difficulté à gérer toutes ces obligations parallèles au

métier: ces derniers savent produire, mais ont eu des difficultés, ou en connaissent toujours, pour

s'insérer dans des réseaux plus larges, de vente, de transport ou d'accès aux ressources.

Ceci explique d'ailleurs que des villages limitrophes des villages les plus développés, n'ayant pas de

métier, se soient orientés au service de ces villages, en s'occupant des questions logistiques :

fourniture de matière première, recyclage des déchets de production, transport des marchandises ou

même vente de ces marchandises.

Des artisans nous ont également confié leur difficulté à avoir une vision à long terme de

leurs activités, ce qui est confirmé par nos propres enquêtes. Le marché évolue, la concurrence

asiatique et mondiale s'accroît, l'offre est parfois saturée et il apparaît donc que certains artisans

auraient intérêt à diversifier leur production ou à s'ouvrir à d'autres marchés. Or la majorité des

artisans n'a pas les clés ou les outils pour mettre en place cette évolution et continue de penser que

c'est à l'État qu'incombe cette tâche de les épauler et de les conseiller. En outre, le problème de la

qualité des produits demeure, de l'image par conséquent véhiculée par ces villages, au Vietnam

comme à l'étranger, et leur pérennité en est par conséquent compromise.

2. De l'artisanat familial aux villages de métier : l'organisation du travail au sein du village

Certains artisans parviennent néanmoins à développer l'envergure de leur production et leur

marché, qu'ils bénéficient d'un sens du commerce « inné » ou qu'ils aient fait des études supérieures

en ville avant de ne revenir au village reprendre l'entreprise familiale, en lui insufflant d'autres

méthodes de gestion, de commercialisation ou même de production. En effet, certains enfants

d'artisans des villages que nous avons étudiés ont pu suivre des études aux beaux-arts de Hà Nội par

exemple, puis sont revenus exercer dans l'atelier familial et ont pu proposer de nouveaux types de

sculpture, tandis que d'autres ont obtenu un diplôme dans des écoles de commerces et parviennent à

re-orienter l'entreprise familiale vers l'exportation ou des productions plus « mondialisées ». Enfin,

lorsque les artisans eux-mêmes, ou leurs enfants, ne possèdent pas ces connaissances, il est de plus

en plus fréquent qu'ils embauchent des personnes extérieures, et en particulier des comptables,

toutes les questions relatives au passage à une SARL et aux obligations subséquentes leur étant

95

largement inconnues.

Dans un premier temps purement familiale, la production s'est donc progressivement

étendue à d'autres sphères, avec la mise en place de réseaux de sous-traitance, de partenariats avec

des foyers « satellites » du village ou de villages limitrophes et avec l'embauche d'ouvriers

extérieurs, qualifiés ou non. Les modes d'organisation de l'artisanat dans les villages de métier sont

en effet marqués par leur fragmentation et par la spécialisation des foyers, ou ateliers, dans une

étape de la chaîne de production. La division de la production, « fordisme à l'échelle d'un ou

plusieurs villages » (Dubiez et Hamel, 2008, p.11) s'accroît en effet, en particulier avec la

mécanisation de l'artisanat, certains foyers possédant une machine-outil et se spécialisant donc dans

une étape.

Concrètement, au sein des villages, deux systèmes dominent : les coopératives privées,

constituées de plusieurs ateliers qui se répartissent le travail en fonction des domaines de

compétence des artisans, et les gros ateliers, dont le patron délègue une partie des tâches à une

kyrielle de foyers producteurs, donc chacun s'occupe d'une étape.

À Đồng Kỵ par exemple, Dubiez et Hamel (2008) estiment que le production d'un meuble demande

six étapes essentielles, réalisées dans différents ateliers : l'achat de bois brut, souvent le fait de

commerçants spécialisés, le débitage, la sculpture grossière des pièces, l’incrustation de nacre,

effectuée par des artisans spécialisés venant d'autres villages de métier, l'assemblage et les finitions,

qui comprennent la sculpture plus fine des produits, le ponçage et le vernissage, et enfin l'exposition

et la vente du produit. Tandis que les grands patrons de Đồng Kỵ108 sont principalement en charge

de la commercialisation de ces produits et peuvent parfois accueillir au sein de leurs ateliers les

activités demandant le plus d'espace, étant plus mécanisées, le reste des tâches est assuré par des

foyers satellites, embauchés à la commande.

La croissance de l'activité de ces villages provoque de nouveaux besoins d'embauche, les

compétences, ou la volonté locale, faisant parfois défaut. Ces villages fournissent donc des emplois

et des revenus très inégaux: tandis que certains villages d'art attirent des artisans de l'ensemble du

pays et les rémunèrent de façon conséquente, d'autres villages n'embauchent que des « petites

mains » de façon saisonnière. Certains de ces emplois saisonniers sont stables et sont reconduits

d'une année sur l'autre, tandis que d'autres sont créés selon des besoins ponctuels, conjoncturels,

variant d'une année sur l'autre à une semaine sur l'autre. En effet, dans les villages les plus aisés, une

108 Par « grands patrons », nous entendons les patrons disposant d'un capital financier, et souvent foncier, important, embauchant une main-d'oeuvre extra-familiale et sous-traitant à d'autres ateliers, et dont les bénéfices leur permettent d'accumuler du capital.

96

partie des étapes de production est de moins en moins effectuée par les habitants locaux qui se

détournent de ces tâches ingrates et peu rémunératrices. Ainsi, de nombreuses « petites mains »

peuvent être embauchées de façon plus ou moins pérennes pour remplir ces fonctions et viennent

généralement de villages éloignés, parfois de provinces différentes, où les opportunités d'emplois

sont limitées. En outre, dans les villages les plus dynamiques économiquement et qui fonctionnent

en flux tendus existent également des « marchés » d'employés potentiels, qui chaque matin

attendent un éventuel employeur pour la journée. Ces travailleurs, essentiellement des hommes

d'âge moyen venus de communes ou de districts limitrophes, cherchent à être employés à la journée

et à réaliser de menus travaux peu rémunérateurs. Malgré la précarité dans laquelle ces ouvriers se

trouvent, ce système d'embauche à la journée permet le maintien de la flexibilité des villages de

métier et participe à leur capacité à faire face à de fortes commandes ou au contraire à une

diminution de la demande.

La situation de ces petites mains est bien différente de celles des bons artisans qui offrent un

savoir-faire particulier, parfois non disponible localement, et qui sont par conséquent choyés par

leur employeur, soucieux de les conserver dans leur entreprise et de sécuriser leur participation à

leur atelier. La concurrence pour les artisans expérimentés est en effet importante, la réputation d'un

atelier et d'un patron s'établissant rapidement, se défaisant tout aussi rapidement, dans un domaine

où les contacts et les ventes se font en fonction du bouche à oreille, des relations et des contacts. Il

est donc important pour les patrons de parvenir à se démarquer des dizaines d'autres ateliers

proposant, pour les profanes, des productions sensiblement identiques. Les meilleurs artisans

reçoivent ainsi un salaire confortable, surtout si on le compare aux revenus des fonctionnaires, par

exemple, et sont logés et nourris par leur patron lorsqu'ils ne sont pas originaires du village, ce qui

arrive en fait assez rarement, les artisans les plus talentueux étant généralement eux-mêmes à la tête

d'un atelier et leur propre patron.

Outre ces artisans spécialisés dans le métier local sont également « débauchés » des artisans

travaillant dans un autre domaine de compétence, complémentaire ou spécifique. Par exemple,

selon Fanchette et Nguyễn Xuân Hoản (2009, p.252), « les entreprises de Đồng Kỵ font travailler

dans leurs ateliers des artisans spécialisés originaires de villages éloignés : les menuisiers qualifiés

de La Xuyên (Nam Dinh), le berceau de la fabrication des copies de meubles de type ancien et les

incrusteurs de nacre du village de Chuyên My (district Phú Xuyên, Hà Tây). (…) Depuis le début

des années 2000, cinq cents incrusteurs de nacre vivent à Đồng Kỵ et louent des ateliers pour y

exécuter les commandes en sous-traitance ».

97

Cet apport de population extérieure, dans son intensité et sa diversité, est une nouveauté

majeure et potentiellement très « perturbante » pour les villages de métier. Ce décloisonnement de

la société villageoise est en effet à la fois volontaire et subi. Volontaire puisque les artisans ont

besoin de main-d'oeuvre, qualifiée ou non, et cherchent à attirer des artisans et travailleurs dans leur

atelier. Subi lorsqu'il s'agit de l'implantation de zones urbaines nouvelles sur les terres anciennement

rizicoles des villages, de parcs industriels nécessitant une main-d'oeuvre abondante, ou même

d'universités, nous y reviendrons dans notre dernière partie.

3. La constitution de clusters de métier et la polarisation de l'activité autour d'un village-source

Enfin, l'organisation économique des villages de métier repose également sur la constitution

de clusters de métier. Ces clusters s'organisent globalement sans l'intervention des pouvoirs publics

de communes comme de districts, puisque leur périmètre dépasse les compétences administratives

de ces entités de gestion. L'intercommunalité n'existant pas au Vietnam, aucune instance officielle

n'encadre leurs activités et ne soutient leur développement.

Concrètement, un village moteur organise un groupement de villages proches opérant dans

une même branche d'activités, connecte les entreprises et divise le travail entre ces différentes

entités. Des liens de sous-traitance, d'embauches, ou simplement d'achats de produits finis se font

donc, le village-source et organisateur dominant cette structure de production.

Fanchette et Nguyễn Xuân Hoản (2010) considèrent d'ailleurs que ce système de clusters fonctionne

selon trois niveaux et modalités : à une échelle inter-villageoise, avec un village moteur et des

villages satellites, à l'échelle intra-villageoise, avec un atelier principal sous-traitant à plusieurs

ateliers secondaires et, enfin, à cette même échelle communale, entre les gros producteurs des zones

industrielles et les ateliers du cœur villageois, qui effectuent une partie du travail commandité par

les entreprises formelles de ces zones.

Ces systèmes économiques sont donc marqués par l'allongement de la chaîne de production et par

des glissements des activités ou des décalages de ces activités sur différentes sites.

Cependant, en fonctionnant en clusters territoriaux proches et en concentrant les activités,

ces villages de métier mettent en place des processus d'agglomération qui leur permettent de réaliser

des économies d'échelle, de fonctionner de façon flexible et de devenir progressivement des pôles

d'attractivité, pour une main-d'oeuvre proche comme lointaine, sur un espace déterminé. Outre leur

proximité spatiale, la « densité des relations sociales et professionnelles » (Fauré et Labazée, 2005,

p.273) participe également à favoriser les coopérations entre ces établissements productifs et à

98

fédérer ces clusters.

Les villages de métier sont donc marqués par la complexité de leurs systèmes économiques et par la

superposition des structures productives, allant de la micro-unité familiale à l'entreprise moteur

fédérant une kyrielle d'ateliers, dans ou à l'extérieur du village et ayant des stratégies de

développement variées.

Enfin, précisons que la plupart de ces organisations économiques et de ces relations de

travail sont largement marquées par leur informalité, bien que les pouvoirs publics locaux exercent

de plus en plus de pression pour que ces activités soient plus encadrées, l'artisanat formalisé au sein

d'entreprises déclarées, les travailleurs migrants déclarés et l'emploi salarié. Ces processus

demeurent récents et l'artisanat en milieu rural reste largement informel, « la plupart des contrats

économiques entre les acteurs sont oraux, mais avec une garantie très forte qui est la confiance

mutuelle » (Nguyễn Xuân Hoản, 2004, p.78).

La formalisation de l'activité et l'accroissement du contrôle des autorités locales se

renforcent néanmoins, notamment grâce à la construction de zones industrielles des villages de

métier. En effet, officiellement, l'accès à ces zones pour les artisans des villages concernés est

conditionnée, entre autres, par le statut des organismes de production. Ainsi, seuls les foyers

producteurs déclarés, les coopératives légales ou les entreprises constituées en SARL peuvent

déposer des dossiers pour obtenir des parcelles dans ces zones. Des détournements existent bien

entendu, grâce à des prête-noms, à la constitution de fausses entreprises ou par les jeux de rachat de

parcelles, plusieurs fois, mais cette politique a tout de même permis une certaine régularisation de

l'activité dans ces villages.

Il ne s'agit cependant pas de l'unique raison qui a poussé les pouvoirs publics à imposer cette

« règle ». En exigeant cette formalisation de l'activité, les autorités locales éliminent, de fait, la

possibilité que les foyers les plus pauvres ou à l'activité la moins développée prétendent à s'installer

dans ces zones, puisque la régularisation de leur production exige des coûts supplémentaires que ces

foyers ne peuvent se permettre. En effet, selon la « Loi sur les entreprises », une entreprise déclarée

doit embaucher un comptable diplômé, payer une TVA de 10%, des impôts sur leurs revenus à

hauteur de 28% et contractualiser leur main d’œuvre avec 20% de taxes et d'assurance (Fanchette et

Nguyễn Xuân Hoản, 2009). Sont ainsi favorisés ceux qui disposent d'un capital financier important,

de contacts et de réseaux les informant de ces nouvelles opportunités d'implantation, et les foyers

les plus florissants. Ces politiques sélectives visent à favoriser progressivement les acteurs

économiques les plus à même de développer leur activité et qui, selon le point de vue des autorités,

seront capables de correspondre aux idéaux de modernité et d'industrialisation des pouvoirs publics.

99

4. Des villages de métier aux villages « urbains » : développement des services et petits commerces urbains

À cette croissance de l'activité artisanale s'ajoute le développement des services dans les

villages de métier les plus dynamiques. Ainsi la multiplication des commerces commence à

modifier la structure économique de ces villages, orientant une partie des villageois ou des plus

pauvres vers de petites activités d'économie urbaine, de réparation de motos, de restauration ou de

ventes de téléphones portables par exemple. De même, dans les villages les plus développés, des

commerces à destination des acheteurs sont établis, comme des hôtels par exemple.

En outre, des services liés aux besoins du métier se développent également, comme nous l'avons

précédemment évoqué : des comptables ou architectes apparaissent par exemple dans ces villages,

la plupart du temps des jeunes du village ayant suivi des études supérieures et s'implantant

localement.

La situation des jeunes dans ces villages est d'ailleurs intéressante et révèle d'importants défis pour

la poursuite du métier et de l'activité artisanale.

En effet, de migrations provoquées par la recherche de débouchés, la mobilité principale des

villageois dans les villages de métier est actuellement liée aux études. Ainsi, la majorité des foyers

que nous avons rencontré nous ont indiqué que leurs enfants, en âge de faire des études, étaient

partis à Hà Nội ou à Bắc Ninh pour intégrer des universités locales et qu'une partie d'entre eux y

était restée, afin d'y travailler. Ceci ne concerne bien évidemment pas les foyers les plus pauvres,

mais les deux villages que nous avons principalement étudiés étant assez riches, les parents

consacrent une part très importante de leurs revenus à l'éducation de leurs enfants. Et leur

investissement est d'autant plus conséquent qu'ils ne souhaitent pas que leurs enfants reprennent leur

entreprise et poursuivent le métier. En effet, bien que l'artisanat leur ait permis de considérablement

s'enrichir, les artisans continuent de penser que le métier est très dur, fatiguant, et demande

beaucoup d'investissements. Selon l'Association des villages de métier vietnamien, cette

désaffection des jeunes pour le métier est bien réelle, puisqu'elle estime que seuls 30% des enfants

d'artisans reprennent l'artisanat et l'atelier familial109.

En outre, certains évoquent leur crainte pour l'avenir de leur activité: baisse des ressources en

matières premières, évolution du marché, pénurie de terres pour le développement de l'activité sont

autant de raisons qui inquiètent les artisans et les font douter de la pérennité de leur métier et de la

pertinence de transmettre cet héritage à leur enfants, lorsque ceux-ci ont d'autres opportunités

d'avenir.

109 Selon l'article d'Hoang Khanh Van, The price of urbanization, Journal Outlook (2009)

100

Pour conclure, l'évolution de ces villages, leur capacité à se restructurer économiquement, à

développer leur activité, le dynamisme entrepreneurial des villageois, leur capacité à faire preuve de

flexibilité et d'adaptation à de nombreuses et nouvelles contraintes sont autant d'arguments pour

réfuter l'idée que les ruraux du delta du Fleuve Rouge ne savent pas prendre de risque et préfèrent

une précarité « connue » à un enrichissement incertain.

Pour Gironde (2001, p.378) en effet, « les stratégies déployées par les foyers, la diversité de leurs

activités, les innovations et leur diffusion, le capital investi et les montants empruntés, constituent

un démenti, s'il en était encore besoin, à la thèse de l'attitude passive et attentiste des paysans ».

II. Les villages de métier du delta du Fleuve Rouge actuellement : des territoires et des activités différenciés

1.Typologie des villages de métier : du village d'art traditionnel au village industriel récent

Malgré le développement économique et la croissance globale des villages de métier, il

serait incorrect de les agglomérer au sein d'une seule catégorie, puisque la nature de leur artisanat et

de leur production, ainsi que leur localisation, les rendent plus ou moins compétitifs et aptes à

s'intégrer dans l'économie de marché.

Tout d'abord, il convient de rappeler que les villages de métier appartiennent à une catégorie

différente du reste des villages vietnamiens. En effet, selon Hy Van Luong et Unger (1998, p.72),

les villages « market-oriented villages », les villages de métier notamment, où la production

artisanale est majoritairement destinée à l'exportation au sein du pays comme à l'international sont

à distinguer des villages « subsistence-oriented110 », où l'activité agricole, de riziculture comme de

maraîchage, est essentiellement à destination des agriculteurs et où une faible part des rendements

est destinée à la vente.

En outre, pour Digregorio (2001, p.30), la caractéristique majeure de ces villages de métier est

le fait qu'ils « merge occupational and territorial communities111 » et qu'ils ont donc un ancrage

territorial fort : à un territoire villageois circonscrit est en effet associée une occupation, un métier

spécifique et généralement ancien, créant des unités différenciées, à l'inverse des villages

strictement agricoles.

D'importances différences sont néanmoins introduites par le type de métier pratiqué et par

110 « villages orientés vers la commercialisation », « villages orientés vers l'économie de subsistance » 111 « fusionnent les communautés territoriales et occupationnelles »

101

l'ancienneté de ses savoir-faire.

Douglass, DiGregorio, Pichaya et Boonchuen (2002, p.3-36) proposent par exemple une typologie

des villages de métier en fonction de leur type de production :

– les « handicraft villages », où chaque ménage exerce un métier différent

– les « art craft villages », spécialisés dans l'artisanat d'art, comme la laque, la sculpture, la

poterie ou encore l’orfèvrerie

– les « service and trading villages », villages souvent dédiés aux services d'autres villages de

métier, comme la fourniture de matières premières et à la vente des produits finis

– les « industrial villages », dont le métier artisanal s'est progressivement mué en activité

industrielle, comme les villages spécialisés dans le papier, le tissu ou l'acier

– les « food-processing villages », qui peuvent cultiver puis transformer localement des

produits agricoles, ou simplement les transformer

– enfin, les « material supply and processing villages », spécialisés dans la fourniture de

matériaux de construction et dans le recyclage principalement

Ainsi, certains villages produisent pour répondre à des besoins quotidiens – l'outillage de base,

l'agro-alimentaire, la production de chapeaux coniques ou même les plantes médicinales – d'autres

pour des besoins plus rares – bijoux, décoration ou objets précieux, tandis que certains villages de

métier n'existent que pour servir le développement des autres villages de métier, en s'occupant

davantage des services liés au métier et à la logistique générale.

Cette distinction des types de production implique également des usages différenciés des espaces.

En effet, certains types de production demandent un espace limité, qui peut se résumer à la cour

d'une maison, comme la broderie, alors que d'autres artisanats exigent actuellement des surfaces

beaucoup plus imposantes pour accueillir des machines ou des chaînes de production. Les villages

de l'acier par exemple sont beaucoup plus demandeurs d'espaces, et surtout d'espaces exclusivement

consacrés à ce travail, la cohabitation avec les fours étant impossible. De même, tandis que certains

villages fonctionnent selon une division du travail importante et ont une chaîne de production

longue, d'autres villages sont principalement organisés autour d'ateliers-producteurs, qui ne

pratiquent que peu la sous-traitance, comme le village de Sơn Đồng, où l'intégralité du processus de

fabrication des objets rituels et religieux est le fait d'un artisan et de ses employés, à demeure.

L'impact territorial de ces types d'artisanat est donc varié et illustre également la diversité des

morphologies villageoises et des usages des terres.

102

Il convient également de distinguer les villages de métier traditionnels des villages de métier

s'étant spécialisés plus récemment dans un type de production ou d'artisanat. Les pouvoirs publics

vietnamiens ont établi des critères légaux pour distinguer ces deux types de villages: les villages de

métier traditionnels (làng nghề truyền thống) doivent par exemple pouvoir justifier d'un passé dans

cette activité, de l'ancienneté de leur artisanat ou du fait que plus de 50% de la population participe

au métier. D'autres classifications existent néanmoins, en fonction des provinces ou des études

réalisées sur ces villages, qui expliquent les différences de leur dénombrement et de leur

qualification. Les villages ayant un métier (làng có nghề) fonctionnent la plupart du temps

exactement comme un village de métier traditionnel, sont parfois plus dynamiques qu'eux mais ne

peuvent prouver l'ancienneté de leur métier, qu'il ait été introduit récemment, souvent à l'occasion

de la constitution d'une coopérative artisanale sous la période collectiviste, ou que le métier

ancestral ait été abandonné, faute de marché, les modes et les goûts changeants, ou en raison d'une

interdiction de produire. C'est ainsi que des villages ayant une spécialité ancienne, comme la

fabrication des pétards, interdits en 1994, ou la fabrication de papiers votifs, peu rentable et

abandonnée au profit de la fabrication de papier toilette, ont perdu ce titre de villages de métier

traditionnels.

Concrètement, les villages de métier traditionnels sont généralement spécialisés dans des

métiers d'art, un artisanat considéré comme étant noble, requérant un savoir-faire particulier, tandis

que les villages ayant un métier fonctionnent certes autour d'une mono-activité, mais soit plus

triviale (dans la transformation des produits agricoles par exemple) soit ne demandant pas de savoir-

faire spécifique.

103

Carte 3. Répartition des villages de métier dans les provinces de Hà Tây, Hà Nội et Bắc Ninh en 2006

Source : Fanchette et Stedman (2009)

Dans le delta du Fleuve Rouge par exemple, dans son acception la plus large, 342 villages de

métier traditionnels sont répertoriés. Les provinces possédant le plus grand nombre de ces villages

sont l'ancienne Hà Tây avec 240 villages, Thái Bình avec 40 villages, ou Hà Nội avec 11 villages112.

Bắc Ninh répertoriait quant à elle 62 villages de métier en 2000113 et n'a pas évolué depuis cette

date.

La nouvelle province d'Hà Nội, suite à l'intégration de la province d'Hà Tây, riche en villages de

métier traditionnels, répertoriait donc en 2009, 272 villages de métier officiels, dont 241 reconnus

comme étant des villages traditionnels.

112 Rapport du service de l'industrie et du commerce du comité populaire d'Hanoi (2010), « Quy hoạch tổng thể phát triển nghề, làng nghề Thành phố Hà Nội đến năm 2020 tầm nhìn đến năm » (schéma directeur pour le développement des métiers, villages de métier de la ville d'Hanoi à l'horizon 2020 et prévisions pour 2030)

113 Rapport du comité populaire de Bắc Ninh (2002)

104

2. Les conséquences des types de métier sur les revenus des villageois

Une grande enquête, effectuée par le service de l'Industrie et du Commerce d'Hà Nội élargie,

dans vingt arrondissements et districts autour de la ville-province révèle d'importantes différences

entre ces deux types de village, en matière de revenus par exemple. En effet, tandis qu'un artisan

embauché dans un atelier d'un village traditionnel gagne en moyenne 15,2 millions de đồng par an

(715 USD), un artisan dans un village de métier « de base » ne reçoit qu'un salaire de 12,1 millions

de đồng (570 USD), sachant qu'un artisan particulièrement talentueux et compétent peut gagner

jusqu'à 5 fois le salaire d'une « petite main », bien que spécialisée. Précisons également qu'en

moyenne, les villages de métier ont des revenus quatre fois supérieurs aux revenus des villages

n'ayant qu'une activité agricole.

En outre, au sein même des catégories de villages de métier, qu'ils soient d'art ou non,

existent des différences conséquentes en termes de développement économique, de revenus ou

d'attraction pour les populations extérieures, par exemple. En effet, outre la distinction

« historique » résultant de l'ancienneté du métier, d'autres écarts s'expliquent par différents

gradients: spatiaux – l'éloignement du centre-ville d'Hà Nội ou d'axes de circulation majeurs, de

production – tandis qu'un artisan spécialisé dans la céramique peut gagner 40 millions de đồng par

an (1 884 USD), un artisan produisant des chapeaux coniques ne gagne « que » 12 millions par an

(570 USD).

Dès 1999, la Banque mondiale estimait que les villages de métier fournissait déjà 41% du PIB

industriel du pays et employait 64% de la main-d'oeuvre de production industrielle non-

gouvernementale114.

Actuellement on estime qu'environ 11 millions de Vietnamiens travaillent dans des villages de

métier, dans le secteur de l'artisanat et de la petite industrie, et que ces 2 790 villages de métier

répertoriés fournissent 24% de l'emploi pour les travailleurs ruraux115.

3. Des difficultés communes : cohabitation des activités, manque d'espace et tarissement des sources de matières premières

En revanche les villages de métier, quels qu'ils soient, sont égaux face à l'adversité. En effet,

tous font face aux mêmes difficultés: pour l'approvisionnement en matières premières, l'évolution

du marché, domestique comme international, le recrutement et la désaffection des jeunes pour ces

114 Banque mondiale, Vietnam Devlopment report - Attacking poverty (1999). 115 Chiffres de l'Association nationale des villages de métier, dans Le Courrier du Vietnam (17.07.10).

105

métiers, l'absence ou l'accès très limité à des capitaux pour l'investissement, le manque criant

d'espace pour la production, les compétences limitées des artisans en matières de législation, de

marketing ou de business en général.

La même enquête estime que 70% des ateliers ne répondent pas aux besoins des artisans concernant

l'espace de production. Cela limite donc le volume de la production, mais oblige également à ne

pouvoir produire qu'en fonction de la demande, sans avoir de stock, ou à renoncer à des procédés de

fabrication ancestraux et gages d'une qualité spéciale, comme dans le cas de la laque naturelle, qui

demande des mois de séchage et donc d'entrepôt, alors que la laque artificielle sèche dans des délais

sans commune mesure. De nombreux ateliers sont donc « condamnés » à ne travailler qu'en sous-

traitance, ou alors ne prendre que de petites commandes avec des délais de livraison courts, afin de

ne pas encombrer une surface de production déjà très limitée.

Quant aux matières premières, seules 20% sont fournies ou cultivées directement dans le

village de métier concerné, dans le cas de la transformation de produits agricoles. 80% doivent donc

être achetées et acheminées, soit du pays, soit de l'étranger. Ceci implique une vulnérabilité des

villages de métier, dépendant de l'importation et par conséquent des cours mondiaux des matières

premières, mais également de l'évolution des lois internes au pays.

La situation économique des villages dépend également de considérations géopolitiques, comme

des relations politiques et commerciales entretenues par les autorités publiques avec les pays voisins

du Vietnam. L'approvisionnement en bois du Vietnam, par exemple, repose actuellement largement

sur le partenariat mis en place avec le Laos, qui exporte une grande quantité de bois au Vietnam, en

échange de l'aide au développement d'infrastructures hydrauliques par le gouvernement vietnamien.

Les villages de métier sont certes marqués par leur diversité, mais ils connaissent également

des processus de développement commun et de nouveaux défis pour maintenir leur croissance.

Un autre trait caractéristique partagé de ces villages tient à leur réorganisation géographique et à

l'évolution concrète de leur morphologie, de leur architecture et de leurs usages.

106

III. L'urbanisation endogène : des villages « urbains » confrontés à de nouveaux enjeux spatiaux et environnementaux

1. Densification et saturation des cœurs villageois anciens

Depuis le début des années 90, les villages de métier sont en effet marqués par une

reconfiguration de leur territoire et par des processus d'urbanisation endogène, qui se traduisent

concrètement de plusieurs façons :

– par une évolution architecturale importante, avec le remplacement progressif des maisons

traditionnelles par des maisons urbaines

– par une densification du coeur villageois, avec le découpage des parcelles existantes,

l'abandon des jardins ou étangs privés au profit d'une seconde maison

– par une extension de leurs limites bâties, légalement à l'occasion des élargissements

résidentiels, ou illégalement, par occupation des terres agricoles et transformation de leurs

usages, et ce en particulier le long des routes inter-districts.

Tout d'abord, les cœurs villageois, principalement fondés le long des cours d'eau, et par

conséquent caractérisés par leur ancienneté et par la présence de tous les édifices publics ou

religieux majeurs, maison communales, pagodes ou temples, ont vu leur population et leur bâti se

densifier intensément. En effet, les terres résidentielles étant très limitées, les villageois ont

progressivement détruit leur maison traditionnelle, correspondant au même modèle : des maisons de

plain-pied à toit plat, composées de plusieurs pièces, en l’occurrence d'une cuisine, d'une pièce à

vivre accueillant l'autel des ancêtres et d'une ou plusieurs chambres, au sein d'une cour, où l'élevage

pouvait être pratiqué, et souvent d'un jardin et d'un étang. En remplacement se sont progressivement

érigées des maisons plus spacieuses, en béton, et non en brique, l'étape suivante étant la

construction de maisons « de ville », sur plusieurs étages, s'inspirant des maisons-tubes

hanoiennes116 ou des villas coloniales. Cet attrait pour des formes architecturales plus « urbaines »

s'explique tant par une recherche de confort des habitants que par une volonté de modernisation de

leur habitat, qui demeure un important marqueur du statut social de ses occupants, et qui doit

témoigner du succès de ses propriétaires.

116 Les maisons-tubes hanoiennes, nhà ống, sont en fait la traduction urbaine des maisons rurales. Il s'agit de maisons oblongues sur deux ou trois étages, aux façades étroites, s'étendant en longueur parfois sur plusieurs dizaines de mètres et comprenant un système de cours intérieures permettant une ventilation et un éclairage naturels. Visant l'optimisation du sol, elles sont maintenant de plus en plus construites dans les zones rurales, afin de permettre l'utilisation maximale des terres résidentielles des foyers.

107

Illustration 2. Évolution des formes architecturales dans les villages

Source : Fanchette (2009), Vergnes (2004) et auteur (2010)

À cette densification verticale s'ajoute une densification « au sol » puisque de nombreux

foyers au même moment ont comblé leur étang, diminué leur jardin ou empiété sur leur cour pour y

construire une seconde maison, léguée au fils ainé de la famille. La densification concrète de ce

cœur villageois a conduit à une densification de la population : ainsi, à Đồng Kỵ, on estime que 2

500 habitants vivent au km2 et que 70% des constructions du cœur historique ont moins de dix ans,

traduisant ainsi un renouvellement continuel de l'habitat (Dubiez et Hamel, 2008).

Les conditions de vie dans ces cœurs villageois s'en trouvent largement dégradées, l'espace

se faisant de plus en plus restreint, tandis que les quelques interstices disponibles -les cours des

maisons ou les espaces publics, en l’occurrence les rues, sont de plus en plus utilisés pour

l'artisanat, l'entrepôt de produits ou de matières premières, provoquant bruit, pollution et

congestion.

La trame villageoise ancienne est en effet marquée par des systèmes d'impasses et de ruelles

et par une imbrication des fonctions qui rendent la circulation malaisée et la promiscuité importante.

Malgré la bétonnisation progressive des voies de circulation, qu'elle soit le fait des pouvoirs publics

ou des villageois des îlots, les cœurs villageois ont progressivement perdu leurs caractéristiques

rurales et se trouvent largement saturés.

L'activité artisanale y survit néanmoins, bien que l'on observe dans de nombreux villages

une diminution de l'activité et une paupérisation de ces centres au profit des marges des villages ou

des hameaux situés le long des routes. Cependant, ce maintien de l'artisanat ne se fait pas sans

changement : l'activité y demeure, mais elle est plus résiduelle et concerne les maillons les moins

techniques et requérant le moins d'espace. Ainsi, de plus petites étapes du processus de fabrication y

sont effectuées, qu'il s'agisse du tri, du ponçage, de la récupération des déchets de production, tandis

108

que le gros oeuvre est produit dans les nouveaux ateliers des zones industrielles ou des nouveaux

hameaux, par exemple.

En effet, ces cœurs villageois sont à l'heure actuelle très enclavés, puisque le système de

communication du delta s'est affranchi de la contrainte géographique naturelle et s'est orienté d'un

transport fluvial à un transport routier, faisant perdre à ces centres leur caractère stratégique pour

leur développement.

2. Renversement des lieux de pouvoirs et rentes de situation

On assiste en effet actuellement à un renversement des lieux de pouvoirs et du

dynamisme économique: tandis que le centre perd de son influence, les hameaux éloignés du centre

économique et décisionnel voient leurs activités fleurir. Ces espaces, auparavant négligés, beaucoup

plus pauvres et davantage exposés au brigandage, bénéficient maintenant de leur localisation le long

des routes pour développer des activités de production comme des activités commerciales.

D'un système introverti, les villages de métier sont actuellement en train de passer à un système plus

ouvert, où ce sont les périphéries villageoises et les hameaux situés le long des routes qui s'intègrent

le mieux aux nouvelles dynamiques économiques et aux flux de plus en plus nombreux qui

traversent leur territoire. La haie de bambou a disparu et les portes d'entrée du village ont

progressivement été détruites, ouvrant le village sur ces nouvelles extensions.

Cette évolution est d'autant plus intéressante que les villages établissaient déjà auparavant cette

distinction, entre le centre du village (nội, qui signifie l'intérieur, mais qui est également l'adjectif

pour caractériser la branche paternelle d'une famille) et ses marges (ngoài, l'extérieur, et qui

caractérise la branche maternelle de la famille).

Outre cette localisation propice au développement commercial, les franges de ces villages

bénéficient également des politiques d'élargissement résidentiel, que nous avons précédemment

abordées. Les anciennes terres agricoles, entourant le village, sont en effet progressivement

transformées pour accueillir de nouveaux hameaux ou même des « zones industrielles des villages

de métier », le long des routes, participant ainsi à une urbanisation linéaire de ces villages.

Enfin, outre ces extensions légales, de nombreux villageois constatant l'intérêt de vivre et produire à

proximité des routes se sont progressivement installés, illégalement, sur leurs parcelles agricoles ou

sur des terres communales pour construire dans un premier temps un atelier précaire, puis

progressivement de véritables maisons. Bénéficiant ainsi de « rentes de situation », les villageois

109

situés dans ces zones s'enrichissent considérablement et leur réussite encourage la multiplication de

ces installations. Ces empiètements et ces morsures successives sur le domaine public ou rizicole

connaissent des situations variées par la suite : souvent régularisés a posteriori et devenant

officiellement de nouveaux hameaux administratifs, ces extensions sont parfois néanmoins

détruites, que les pouvoirs publics décident de reprendre le contrôle du développement du village ou

que ces terres « squattées » soient destinées à des projets d'aménagement, nous y reviendrons

ultérieurement.

Ces mouvements de population et ces stratégies foncières ont en outre favorisé les

différenciations sociales que nous avons précédemment évoquées. Ainsi, à la possession d'un capital

économique et d'ateliers développés s'ajoutent des processus d'accumulation foncière de quelques

uns, qui, à la faveur de l'emplacement de leurs terres et de leurs contacts, ont pu acquérir et racheter

progressivement des terres rizicoles, résidentielles ou industrielles et se constituer un domaine

foncier important. Le parcours d'une femme patron à Đồng Kỵ, l'un des rares cas de femmes

entièrement dirigeante et autonome, est à cet égard éclairant. À 45 ans, et suite à des problèmes de

santé, cette femme a été contrainte de renoncer à son métier de réparatrice de vélos et motos et a dû

réorienter son activité professionnelle. Vivant près de la route principale dans une grande maison de

quatre étages, Mme Han a décidé d'exploiter cette localisation préférentielle pour ouvrir une petite

boutique d'artisanat. Grâce à son sens du commerce et à ses capacités d'adaptation, cette femme a

pu développer son activité et acquérir un capital suffisant pour acheter une première parcelle de

180m2 dans la première zone industrielle puis une seconde de 300m2, avant d'investir à nouveau

dans la seconde zone industrielle du village, celle d'ITD et d'acquérir cette fois une parcelle de

480m2. Et nombreux sont les grands patrons qui sont parvenus, dans les villages métier, à se

constituer un capital foncier de la sorte, en étalant progressivement leur emprise territoriale, parfois

grâce à une petite spéculation foncière locale.

Les enjeux fonciers sont donc déjà bien présents au sein même des villages, participant également à

la raréfaction des terres disponibles et à l'accroissement des concurrences et des inégalités locales.

3. Des investissements publics insuffisants : dégradation des conditions de vie et de production et pollution environnementale

Cette urbanisation endogène, spontanée et non-maîtrisée pose de nombreux problèmes tant

gestionnaires qu'économiques ou environnementaux.

110

Tout d'abord, du point de vue des pratiques gestionnaires et du rôle des pouvoirs publics

dans l'accompagnement de ces processus d'urbanisation in situ, les villages de métier sont

actuellement marqués par des insuffisances criantes de moyens. En effet, tandis que les habitants

développent leur habitat et leurs activités économiques, contribuant ainsi à l'évolution architecturale

et morphologique de leur village, les infrastructures publiques sont en décalage avec ces nouveaux

besoins et exigences. Ainsi, les routes sont trop étroites ou détériorées par la circulation intense des

véhicules, le réseau électrique vétuste et souvent soumis à des coupures, le traitement des déchets

familiaux comme de production peu pris en compte et polluant ruelles et canaux, tandis que

l'approvisionnement en eau potable est de mauvaise qualité et oblige de nombreux artisans à

s'approvisionner individuellement grâce à des puits personnels. Les aménités de base, écoles,

dispensaires ou centres sportifs et culturels sont également insuffisantes pour une population

croissante et de plus en plus soucieuse de son bien-être physique et intellectuel, comme de celui de

ses enfants. Les pouvoirs publics, faute de moyens ou de compétences techniques, peinent donc à

suivre ce développement rapide, créant ainsi une rupture dans la cohérence des villages et dans leur

fonctionnement.

Ensuite, d'un point de vue économique, le manque de place et d'espace de production est l'un

des principaux arguments avancés pour expliquer les difficultés de développement de l'activité des

villages de métier. Les artisans sont en effet limités dans leur envergure de production par l'absence

de superficie pour installer des machines-outils, pour accueillir des travailleurs ou pour stocker

matières premières et marchandises. En outre, cette concurrence pour l'espace, les usages illégaux

des terres publiques ou l'empiètement de certains sur l'espace partagé provoquent des conflits de

voisinage, rompant ainsi la supposé harmonie des rapports entre les villageois.

111

Illustration 3. L'utilisation de l'espace public pour l'entrepôt des matières premières et des matériaux de construction

Source : auteur (2009 ; 2011)

Enfin, d'un point de vue environnemental, la cohabitation entre lieu d'habitat et lieu de

production créée une pollution protéiforme, quel que soit le type d'artisanat pratiqué : le bruit est

constant, la poussière envahit chaque interstice, tandis que des odeurs souvent toxiques se dégagent

et que les sols et cours d'eau sont souillés par le rejet de produits chimiques.

La situation est bien entendu à nuancer en fonction des villages : la pollution est sans commune

mesure dans les villages fabriquant des éventails ou pratiquant la broderie que dans les villages

spécialisés dans la sidérurgie ou dans l'agro-alimentaire117. Il n'en demeure pas moins que la densité

de ces villages de métier dans le delta du Fleuve Rouge entraîne une pollution globale de ce

territoire, l'activité des plus pollueurs influençant en amont les autres villages, en se répandant à

travers le système complexe d'irrigation, de canaux ou d'arroyos.

Par exemple, le village de Sơn Đồng connaît une pollution limitée, bien que les médecins du

dispensaire local notent l'apparition de nouvelles maladies, de maux de tête ou la multiplication des

troubles respiratoires, qu'ils lient à la poussière et à l'utilisation de laque chimique. Pourtant les eaux

du village sont extrêmement polluées, puisque ce village se situe en aval de la commune de Dương

Liễu, un village d'agro-alimentaire spécialisé dans la transformation du manioc, pour la production

des vermicelles appelés miến. Lors des trois derniers mois de l'année lunaire, la production s'accroît

à l'approche du Tết et certains habitants de cette commune ont pris l'habitude de déverser leurs

déchets dans le canal T2, issu de la rivière Nhuệ. Suivant le cours de ce canal, ces déchets,

organiques ou non, se répandent à Sơn Đồng à l'occasion d'une « butée » contre un pont. Il nous a

été rapporté qu'à cette période de l'année, l'odeur est tellement pestilentielle que certains habitants, à

proximité du pont, doivent porter des masques. Et la situation à la période estivale n'est guère

117 Une pollution « invisible » peut néanmoins exister, comme à Đồng Kỵ, où la teneur en poussières dues au ponçage dépasse de 1,5 à 3,6 fois les limites autorisées (Thiếu chế tài xử phạt – Manque de sanction et de contravention, article de VOV, 01.08.10)

112

meilleure, puisque le canal est largement asséché et que les sacs de détritus stagnent sur place, sous

un soleil écrasant.

Outre cette pollution directement « visible », ces déchets, par infiltration ou ruissellement,

influencent également les cours d'eau secondaires, les étangs, voire les nappes phréatiques. Les

habitants considèrent d'ailleurs que la pollution de ce canal est responsable de la contamination des

étangs – où les poissons subsistent, mais sont aux yeux des habitants dorénavant non-comestibles –

et de leurs champs.

Ainsi, les réseaux hydrauliques sont autant de vecteurs pour que la pollution se répande et affecte

tant les villageois du delta que les consommateurs urbains.

Les villages métiers sont donc, spatialement, en mutation, et voient leur organisation rurale

largement modifiée par des processus d'urbanisation endogène, et par des phénomènes

d'urbanisation exogène, très perturbatrice du relatif équilibre de ces entités, que nous analyserons

davantage dans notre dernière partie.

IV. Les changements sociaux : décloisonnement des villages et résurgence de la culture pré-révolutionnaire

1. L'attractivité des villages de métier les plus dynamiques : partenariats inter-villageois et migration

Enfin, à ces processus de transformation économique et géographique des villages de métier

s'ajoutent plusieurs changements sociaux importants, qui concernent des acteurs individuels, avec la

reproduction des inégalités pré-révolutionnaires, l'émergence de nouvelles élites et d'un milieu

associatif dynamique, ou encore l'accroissement des inégalités entre les villageois.

En effet, les écarts de revenus et de pouvoir économique varient considérablement entre un patron à

la tête de plusieurs ateliers et embauchant des centaines d'ouvriers et un villageois n'exerçant qu'une

activité agricole, en louant sa force de travail. Ainsi, pour Gironde (2008, p.122), « le phénomène

n’épargne pas les campagnes où, aux extrêmes de l’ordre social, l’accumulation des uns contraste

avec la prolétarisation et les migrations des autres ».

En outre, l'unité supposée de ces villages, leur cohérence interne et leur relative homogénéité

culturelle sont actuellement remis en question, ou sont du moins réappropriés.

113

En effet, selon Nguyễn Qúy Nghi (2006), l'un des changements majeurs connus par les villages de

métier depuis quelques décennies est leur passage d'une société fermée sur elle-même, d'un point de

vue démographique et même commercial, à une société ouverte sur l'extérieur. Les sociétés rurales

étaient en effet caractérisées par leur fermeture sur les autres villages ou régions, avec des mariages

organisés essentiellement au sein du village, ce qui permettait entre autres d'éviter tout transfert de

connaissances ou de savoir-faire d'un village à un autre, par le biais de l'épouse comme par le biais

des partenariats de production ou commerciaux. Ainsi, selon Nguyễn Xuân Hoản (2004, p.67), « les

villages de métier peuvent fonctionner en cluster, mais à condition qu'un d'entre eux soit la tête de

pont de l'artisanat, et en gère les « secrets de fabrication », l'image, ou la primauté des réseaux de

vente ». En n'enseignant à ses ouvriers qu'une partie de l'étape de production, en contrôlant

l'approvisionnement en matières premières ou en conservant les contacts nécessaires au

développement du métier, le village-source et ses grands patrons continuent néanmoins de

cloisonner l'activité et de s'en assurer la domination.

Le risque de se faire « voler » son métier est cependant réel. Ainsi, tandis que Đồng Kỵ est

actuellement considéré comme l'un des principaux villages de bois du delta du Fleuve Rouge, un

village ancien et traditionnel, la visibilité et l'image de Phù Khê, pourtant à l'origine du métier, est

méconnu des profanes. Ayant davantage le sens du commerce, les réseaux et les fonds nécessaires,

des artisans de Đồng Kỵ, charpentiers en général, se sont donc rapprochés des artisans de Phù Khê

pour en apprendre les techniques et savoir-faire, avant de les « importer » à Đồng Kỵ et de se les

attribuer.

Malgré une ouverture de ces villages à des populations migrantes et la recrudescence de

clusters de métier, l'esprit de conservation et de protectionnisme maintient malgré tout une certaine

méfiance, entre différents villages, et au sein même des villages.

2. Résurgence de l'identité villageoise et des pratiques communautaires

Le second changement culturel majeur tient à l'identité villageoise et à sa reconstruction.

Kleinen (1999, p.2) identifie également ces « processes of rural social differentiation within a single

community and changing lifestyles118 », où se mêlent réminiscences du passé et diffusion de modes

de vie urbains.

Tandis que la période collectiviste avait eu pour but d'annihiler tous marqueurs sociaux et culturels

des villages, afin de rendre le milieu rural homogène et égalitaire, la période contemporaine est

118 « ces processus de différenciation sociale du rural au sein d'une seule communauté et les changements de mode de vie »

114

marquée par des velléités de démarcation des autres villages, qui se traduisent notamment par la

réactivation de rites pré-révolutionnaires, en lien avec le métier, notamment.

En effet, l'image et la renommée des villages métier sont construites sur des référents

culturels, des mythes fondateurs qui marquent le caractère exceptionnel, unique, de ces villages. Or

ces mythes et les rituels qui les vénèrent avaient été interdits pendant la période collectiviste,

accusés de soumettre les populations à des superstitions.

Les traditions orales ou écrites évoquent des créations ex-nihilo de ces villages ou l'introduction

d'un type d'artisanat par un homme, un artisan particulièrement talentueux, qui décida un jour de

s'établir dans un village existant, ou non. Qu'un signe divin ou non lui ait été envoyé pour expliquer

le choix de cet emplacement, il n'en demeure pas moins que son arrivée, en tous cas dans les

mythes, révolutionne totalement l'organisation du village, ou évidement sa création.

En inculquant un métier aux paysans locaux, le fondateur du métier avait donc permis le

développement de village-corporation, ouvert sur l'extérieur, et en particulier sur Hà Nội et le

quartier des 36 rues, appelé à l'époque Ke Chợ, liant chaque village à une rue.

Dans le cas de Sơn Đồng par exemple, la tradition orale et les écrits conservés dans le

temple Thuong du village indiquent que sa fondation a été antérieure à la création de Thăng Long,

ancien nom d'Hà Nội, en 1010. Ces récits, en nôm, indiquent que le métier fut introduit par Đào

Trực, un jeune artisan talentueux, dès 981. Orphelin dès sa naissance, âgé d'à peine vingt ans, Đào

Trực serait venu à Sơn Đồng, y aurait ouvert une classe et formé des villageois à la sculpture

religieuse et à la laque. Son talent fut ensuite reconnu par l'empereur, qui lui demanda de quitter

Sơn Đồng pour rejoindre la cour royale de l'époque, dans l'ancienne capitale de Hoa Lư, sous le

règne de Lê Đai Hành. Revenant au village quelques années plus tard, la légende raconte qu'une

nuit d'orage, le ciel se serait fendu pour l'emmener, à l'aide d'un grand foulard blanc.

C'est l'existence de ce fondateur et sa filiation qui expliquent, pour les habitants, leur talent

particulier et le fait qu'ils maîtrisent davantage qu'un autre village leur métier, en particulier lorsqu'il

s'agit d'un artisanat d'art.

La constitution de cette niche et ce positionnement compétitif semblent néanmoins davantage le fait

de la construction d'un mythe et d'un discours, fondatrice d'une identité collective que d'une réelle

tradition, concrète, historique. Les arguments prônant leur aptitude unique à la sculpture et à la

laque d'objets de culte – la connexion avec Bouddha, un talent inné et exceptionnel, à Sơn Đồng par

exemple – semblent être en partie des arguments « marketing » qui visent à justifier la

prédominance et la supériorité des artisans du village sur les autres, du delta comme du pays.

115

Ces fondateurs du métier continuent actuellement d'être révérés et célébrés par les habitants,

à l'occasion de la fête annuelle de sa disparition. Une procession est organisée, où la statue du

fondateur est portée en triomphe par les habitants, avant que ne soient déposées de nombreuses

offrandes à ces pieds et que les villageois ne se recueillent et ne le remercient d'avoir changé la

destinée du village et de ses habitants. Folklore local, certes, mais également l'occasion de célébrer

ce qui unit le village, de l'inscrire dans la durée, de rappeler ce qui constitue son identité unique et

de tenter de fédérer toutes les générations autour d'une fête, préparée des mois à l'avance par le

comité d'organisation des fêtes, groupe de quelques personnes plus ou moins auto-proclamées, qui

se charge d'organiser la procession, de choisir quels seront les heureux élus porteurs de la statue et

d'installer les tables et chaises nécessaires pour le repas commun. L'organisation de la cuisine, où

des brigades de femmes se réunissent à l'aube pour préparer les multiples plats composants ce

festin, demeure le fait de l'association des femmes.

Illustration 4. Festival du fondateur du métier de Sơn Đồng

Source : Fanchette (2009)

116

Actuellement ce sont les comités culturels présents dans chaque village qui organisent les

festivités ou célébrations annuelles et gèrent la restauration des édifices historiques. Selon Endres

(2001, p.91), « the local leadership's unofficial task in ritual organization is therefore to reconcile

the ideology of the 'civilized way of life' (…) with the dictates of traditional morality and belief 119 ».

Il s'agit donc de lier les aspirations des villageois à de nouvelles valeurs ou modes de vie tout en

conservant des traditions séculaires, qui demeurent d'importants repères pour la conduite de la vie

villageoise et pour son organisation. Kleinen (1999, p.11) voit également dans ces résurgences des

rituels locaux une « restructuration of local culture, in which old and new elements constitute a new

local discourse120 ».

Enfin, il s'agit également, pour DiGregorio (2001, p.16) de participer ainsi à maintenir une certaine

unité dans ces villages, « tiraillés » de toute part et en proie à des changements sociaux intenses,

parfois brutaux, grâce à ce « cult of craft founders links members of many craft villages to a

common occupation and place121 ».

Le chercheur ajoute (2001, p.109):

« (…) recuperation of rituals has been deployed as a means of re-confirming aspects of

household, lineage and village solidarity centered on moral obligations and shared

identities. These bases of sentiment have been recalled from a pre-revolution world as a

mean of countering social fragmentation perceived to have been brought about by an

increasingly competitive local business environment. These same sources of social

solidarity, submerged within the institutions of revolutionary socialism, had served as

alternatives to the collectivist and class-based ethics of the state and Party, offering in their

place a space of limited autonomy within the multiple and overlapping relationships of

village life in which households could carry out their life work. Ironically, as the institutions

and ideology of revolutionary socialism have collapsed, the state and Party have called on

elements of this alternative- the family economy and positive elements of traditional culture-

as a means of mobilizing the full resources of the people and maintaining social stability122»

119 « la tâche non-officielle du pouvoir local dans l'organisation de rituels est pas conséquent de réconcilier l'idéologie d'une 'mode de vie civilisé' avec les diktats de la moralité et de croyances traditionnelles »

120 « restructuration de la culture locale, dans laquelle anciens et nouveaux éléments constituent un nouveau discours local »

121 « le culte du fondateur de métier (qui) lient les membres de nombreux villages à une activité et un lieu commun/partagé »

122 « la récupération des rituels a été déployée comme un moyen de reconfirmer des aspects du foyer, du lignage et de la solidarité villageoise centrée sur des obligations morales et des identités partagées. Ces bases de sentiment ont été convoquées du monde pré-révolutionnaire comme des moyens de contrecarrer la fragmentation sociale, perçue comme étant provoquée par une environnement de business local de plus en plus compétitif. Ces mêmes sources de solidarité sociale, submergées par les institutions du socialisme révolutionnaire, ont servi d'alternatives à l'éthique collectiviste et de classe de l'Etat-Parti, offrant à leur place un espace d'autonomie limitée au sein des multiples relations qui se chevauchent et de la vie du village dans laquelle les foyers pourraient continuer à mener

117

La revalorisation des cultures villageoises dans leur ensemble vise donc à la fois à assurer une

certaine paix sociale localement, ressort de la performance économique, mais participe également à

retenir les populations dans leur village d’origine et à promouvoir le développement local, qui

rentrent dans le discours de la « modernisation et industrialisation des campagnes ».

Conclusion

Pour conclure, les processus de recomposition que connaissent actuellement les villages de

métier, qu'il s'agisse de la reprise de l'artisanat et de l'évolution des structures de production, de

l'urbanisation endogène et de l’extension du périmètre villageois, ou encore des différenciations

sociales et des tentatives de maintenir un esprit communautaire via la reprise de rituels religieux ou

historiques, sont autant de changements qui interrogent sur l'avenir de ces villages.

Malgré leur importance, ces évolutions ne demeurent qu'une petite partie des dynamiques vécues et

appréhendées par ces villages.

Avant d'en étudier la dimension plus politique, dans notre seconde partie, et d'aborder le poids de

l'urbanisation sur ces reconfigurations internes dans notre dernière partie, notre prochain chapitre

sera consacré à la présentation de nos terrains de recherches principaux, les villages de métier de

Sơn Đồng et Đồng Kỵ. Il s'agira donc de passer de cette approche générale à des exemples plus

concrets et d'analyser les différentes dynamiques qu'ont connu ces villages depuis deux décennies.

leur vie. Ironiquement, tandis que les institutions et l'idéologie communiste s'effondraient, l'Etat et e Parti se sont appuyés sur des éléments de cette alternative – l'économie familiale et les éléments positifs de la culture traditionnelle – comme de moyens de mobiliser les ressources entières des populations et maintenir la stabilité sociale »

118

CHAPITRE 4

DEUX PROVINCES, DEUX DISTRICTS : D'HÀ TÂY « L'AMBITIEUSE » À BẮC NINH « L'INDUSTRIELLE »

Les deux terrains principaux de notre recherche sont deux villages de métier spécialisés dans

le travail du bois : la commune rurale – xã de Sơn Đồng, district d'Hoài Đức, province de Hà Nội123,

et le quartier urbain – phường de Đồng Kỵ, thị xã Từ Sơn, province de Bắc Ninh.

Précisons tout d'abord qu'il s'agit de deux communes-villages, c'est-à-dire qu'un seul village, un seul

làng, correspond à cette circonscription territoriale et administrative de la commune. Dans d'autres

cas, des villages peuvent en effet être agglomérés au sein d'une seule entité administrative, lorsque

leur poids démographique est faible et leur proximité géographique importante.

Cette distinction est importante puisque cette fusion du statut administratif et du territoire vécu

permet d'être géré par des autorités publiques locales ne représentant qu'un seul village, donc qu'un

seul « intérêt », et que les difficultés inhérentes aux communes pluri-villageoises, comme les

conflits inter-villageois, sont absentes.

Ces deux villages connaissent depuis plusieurs décennies des processus de développement

économique et d'urbanisation « par le bas ». Ce chapitre, et les suivants, se proposent tout d'abord

de les recontextualiser dans leurs territoires provinciaux respectifs, avant d'en étudier les

dynamiques internes, sources d'une évolution rapide de leur morphologie comme de leur structure

économique.

Il convient de préciser avant tout que nous n’étudierons pas dans ces pages les différences

introduites par le statut administratif de nos villages : la distinction rurale-urbain sera en effet

exploitée dans notre dernière partie.

De même, nous n'aborderons qu'à la marge l’absorption de la province de Hà Tây, à laquelle

appartenait Sơn Đồng, par Hà Nội en 2008 et analyserons davantage ultérieurement les raisons de

cet élargissement administratif et ses conséquences.

Nos villages d'étude sont situés dans deux provinces différentes du delta du Fleuve Rouge.

Selon l’arrêté n° 92/2006/ND-CP, le delta du Fleuve Rouge est en effet composé de douze provinces

123 Le 1er août 2008, les limites administratives et territoriales de Hanoi ont été étendues, suite à la décision du 1er

ministre et au vote de l'Assemblée Nationale, triplant sa superficie et doublant sa population. À cette occasion, l'intégralité de la province de Hà Tây a été intégrée à ce nouveau territoire métropolitain. Nous reviendrons dans notre dernière partie sur les enjeux et conséquences de cet élargissement.

119

et villes : Hà Nội, Hải Phòng, Hà Tây (devenue Hà Nội à partir du 1er août 2008), Hải Dương, Hưng

Yên, Ninh Bình, Thái Bình, Hà Nam, Nam Định, Bắc Ninh, Vĩnh Phúc et Quảng Ninh. Cette région

occupe en outre 6,3% de la superficie totale du Vietnam et 23,7% de sa population (Hoàng Mai et

Lê Toàn Thắng, 2009).

L'annexion d'Hà Tây à Hà Nội étant récente, nous nous proposons d'introduire essentiellement cette

province, mais présenterons néanmoins certaines caractéristiques actuelles de la nouvelle Hà Nội.

I. Hà Tây, du berceau artisanal et nourricier du delta à l'exploitation foncière « à outrance »

La province de Hà Tây, qui partageait ses frontières avec les provinces d'Hà Nội, Hưng Yên,

Hà Nam, Hòa Bình et Phú Thọ, comptait en 2007 avant son annexion, une population totale

d'environ 2,5 millions d'habitants, dont 10,5% de population urbaine et 89,5% de population rurale

(GSO, 2009). Sa superficie s’étendait sur 2 193km2 et la province connaissait une densité de

population de 1 165 habitants par km2.

Du fait de son territoire très étendu, la géographie de cette province est assez diversifiée,

comporte tant des plaines que des parties plus montagneuses et est traversée par de nombreux cours

d'eau, dont le Fleuve Rouge, la rivière Đáy et la rivière Đà. Cette présence de cours d'eau majeurs,

ainsi que d'un réseau de rivières secondaires très développé explique d'ailleurs le peuplement ancien

de cette province. Le transport fluvial était en effet le principal moyen de communication avant la

création d'un réseau routier important. Les villages s'implantèrent donc à proximité de ces voies

d'eau, par lesquelles transitaient les productions agricoles ou maraîchères cultivées dans les

montagnes, avant d'être transformées dans ces villages de métier naissants, ou ré-acheminées

« brutes » vers Hà Nội et sa région. En outre, bien que très majoritairement composée de Kinh, Hà

Tây accueillait également les minorités ethniques Mường et Dao, vivant essentiellement à l'ouest de

la province, à la frontière d'Hòa Bình.

En outre, avec plus de 82% de la population active travaillant dans le secteur agricole en

2008, cette province était caractérisée par une dominante rurale et par une structure économique peu

diversifiée. Malgré cela, Hà Tây se développait rapidement et la croissance de son PIB cette même

année atteignait 8% (GSO, 2009). En effet, jouant de sa proximité avec Hà Nội, étant située dans

l'axe « naturel » de croissance de la capitale et disposant de ressources foncières importantes, cette

province a pu bénéficier de la croissance globale de la région du delta du Fleuve Rouge, attirant des

120

investisseurs à la recherche de terres et de conditions d'accès à cette ressource facilitées et de

procédures d'investissements simplifiées. L'attractivité d'Hà Tây résidait justement dans cette

proximité et dans ces conditions préférentielles d'investissement, comme les propos d'un urbaniste

vietnamien le souligne : « à Hà Tây, les procédures étaient beaucoup plus simples, la terre était très

bon marché et il y a avait moins de problèmes de libération des terres. Ce qui prenait un mois à Hà

Tây prenait un an à Hà Nội » (Labbé et Musil, 2011, p.10). Cette province a en effet décidé au début

des années 2000 d'exploiter son patrimoine foncier important et de multiplier l'acceptation de

projets de zones industrielles ou de nouvelles zones résidentielles sur son territoire. Ces politiques

et leurs conséquences sont d'ailleurs largement à l'origine de son intégration à Hà Nội, qui voyait

dans ce voisin un concurrent de plus en plus important.

Avant son intégration à Hà Nội, Hà Tây connaissait ainsi une transition importante de

province rurale à province « de peuplement » à vocation industrielle, en particulier sur ses territoires

et districts limitrophes de la capitale. Il serait néanmoins incorrect de considérer l'activité de cette

province d'une façon monolithique. En effet, l'agriculture était dominante, mais de nombreux

districts étaient marqués par leur pluri-activité et par la présence de nombreux villages de métier

très dynamiques. Comptant environ 240 villages de métier, dont 84 villages de métier traditionnels,

sur l'ensemble de son territoire124, la province de Hà Tây était donc connue pour être l'un des

berceaux principaux de l'artisanat au Vietnam et l'un des centres de production majeurs d'objets en

bambou et rotin, de transformation agro-alimentaire ou encore de textile et broderie.

La prise en compte de ce potentiel d'industrialisation artisanale a néanmoins été tardive,

puisque des mesures favorables à ces villages n'ont commencé à être adoptées localement qu'à partir

des années 2000, avec par exemple la décision n°635/QĐ/UB du comité populaire de Hà Tây en

2003, qui attribuait un budget de cinq milliards de đồng (240 000 USD) pour l’ouverture de classes

d'apprentissage, pour la préservation et le développement des villages traditionnels, pour soutenir la

création d'associations ou encore pour la formation d'artisans au management de la petite industrie.

D'autres recherches et mutualisations d'expériences ont également été menées les années suivantes,

conduisant à l'adoption en janvier 2008 d'un plan pour le développement de l'artisanat, qui visait à

accroître son rôle dans la structure économique de la province. L'objectif était en effet de faire

passer la part des villages de métier dans les revenus industriels de la province de 16%, telle

qu'estimée en 2008 et représentant environ 4,000 milliards de đồng (près de 190 millions USD), à

124 Rapport du service de l'industrie et du commerce du comité populaire d'Hanoi (2010), « Quy hoạch tổng thể phát triển nghề, làng nghề Thành phố Hà Nội đến năm 2020 tầm nhìn đến năm » (schéma directeur pour le développement des métiers, villages de métier de la ville d'Hanoi à l'horizon 2020 et prévisions pour 2030)

121

30% à l'horizon 2015 (Mekong economics, 2008).

À ce moment-là commencent donc à être envisagées et acceptées des constructions de zones

industrielles ou de cụm (îlot) et điểm (point) industriels pour ces villages de métier, afin d'accroître

les surfaces de production disponibles et d'encourager la mécanisation et le développement de ces

artisanats. À Hoài Đức par exemple, avaient été acceptés six projets de cụm industriels et douze de

điểm industriels, dont la majorité n'a jamais vu le jour, suite à l'opposition des habitants ou à la

suspension des projets validés par l'ancien comité populaire, après l'intégration à Hà Nội.

II. Hoài Đức, un district pluri-actif menacé par l'avancée du front urbain

Ce district d'Hoài Đức, dans lequel nous avons particulièrement travaillé, est en effet le siège

de plus de cinquante villages ayant un métier (làng có nghề) et de douze villages de métier

traditionnels (làng nghề truyền thống). Avec une population d'environ 188 000 habitants, répartis

dans 19 communes (xã) et un bourg (thị trấn), sur une superficie de 82,46 km2 en 2010, ce district

est l'un des plus dynamiques de la province : tandis que la zone « intérieure » accueille des villages

de métier en forte croissance, la zone hors-digue de la rivière Đáy est un lieu important de culture

maraîchère, notamment125. Enfin, tandis que la densité de population dans le district est de 2 200

personnes par km2 en moyenne, elle peut atteindre jusqu'à 3 638 habitants au km2 dans les villages

de métier126.

Enfin, bien que la surface de terres agricoles soit importante, la forte densité de population explique

que la surface cultivée par personne soit assez faible, avec environ 324m2 par personne. En outre,

dès 2006, cette superficie de terres pour la production agricole était en baisse et ne comptait plus

que 467 hectares, soit 57% de la superficie totale du district127.

Malgré ces activités artisanales florissantes, l'avenir de cette structure économique était au

début de nos enquêtes menacé par la multiplication de projets industriels ou résidentiels, qui

auraient du en 2010 faire perdre 50% des terres agricoles du district et exproprier environ 13 000

habitants128.

125 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2010a) Tình hình phát triển công nghiệp – TTCN – TM – DV huyện đến năm 2010 và phương hương nhiệm vụ đến năm 2015 (Situation du développement de l’Industrie, de la petite industrie artisanale, du commerce, des services du district jusqu’en 2010 – Orientation et missions jusqu’en 2015)

126 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2010b), Thực trạng công tác bảo vệ môi trường tại các cụm. điểm công nghiệp và các làng nghệ trong huyện (Situation de la protection de l'environnement dans les cụm/îlots, điểm/points industriels et les villages de métier du district)

127 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2006), Tổng quan về địa bàn Hoài Đức (aperçu sur la localité d'Hoài Đức)

128 Entretien au service de l'agriculture et de l'industrie d'Hoài Đức (2009)

122

En effet, Hà Tây avait approuvé, avant l'élargissement d'Hà Nội, près de quinze projets de nouvelles

zones urbaines (khu đô thị mơi) sur les terres d'Hoài Đức, faisant passer 2 372 hectares de terres

agricoles en terres résidentielles, 508 hectares en terres de services, 436 hectares en terres pour les

infrastructures routières et près de 400 hectares en terres industrielles129.

Carte 4. Projets urbains, récréatifs, industriels et d'infrastructures routières dans le district d'Hoài Đức acceptés par la province d'Hà Tây pré-élargissement (début 2008)

Source : Fanchette (Ed., à paraître). Cette carte révèle l'envergure des différents projets urbains sur les terres agricoles du district, en particulier entre les deux futures autoroutes ainsi que l'enclavement projeté des villages (représentés en vert).

Avant son annexion, Hà Tây était donc entrée dans une nouvelle phase de sa stratégie de

développement, axée sur une utilisation accrue de son foncier, au profit d'investissements

129 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2010a)

123

résidentiels et industriels majeurs, au détriment de son mode d'occupation et d'organisation duale,

alliant cultures agricoles et artisanats. Suite à son intégration à Hà Nội, les interrogations sur le

devenir de cette province demeurent importantes et questionnent les choix de développement que

les autorités municipales, et à travers elles le pouvoir central, vont opérer.

III. Bắc Ninh, une vocation industrielle précoce et un volontarisme public important

En comparaison, la province de Bắc Ninh comptait en 2007 quant à elle une population

totale d'un million d'habitants, dont 13,2% de population urbaine et 86,8% de population rurale, sur

une superficie de 823 km2, avec une densité de population de 1 250 habitants au km2 (GSO, 2009).

Bien que cette province ait depuis cette date connu une croissance démographique limitée, son taux

d'urbanisation est passé en 2009 à 23,5%, ce qui s'explique par la réorganisation administrative de

cette province, où plusieurs communes rurales ont été transformées en quartiers urbains, faisant

évoluer artificiellement ces statistiques.

Localisée dans le triangle de croissance du Nord-Vietnam, composé d'Hà Nội, Hải Phòng et Quảng

Ninh, cette province partage ses frontières avec Bắc Giang au nord, Hưng Yên et Hà Nội au sud,

Hải Dương à l'est et Hà Nội à l'ouest.

En outre, elle est traversée par certains axes de circulation majeurs, dont l'autoroute 1A ou la voie

de chemin de fer reliant Lạng Sơn. Cette localisation avantageuse cumulée à des infrastructures

relativement bien développées depuis la fin des années 90 ont permis à Bắc Ninh de bénéficier de

ce couloir de croissance et de se développer rapidement. Cette province, bien que dynamique du

point de vue de l'agriculture, s'est néanmoins assez tôt orientée vers un développement industriel.

Tableau 1. Principaux indicateurs socio-économiques des provinces comparés en 2007

Source : Cục Thống Kê tỉnh Hà Tây (2008) et Cục Thống Kê tỉnh Bắc Ninh (2008). Malgré une superficie et une

population environ 2,5 fois inférieures par rapport à Hà Tây, Bắc Ninh connaît une croissance de son PIB supérieure et

est proportionnellement beaucoup plus créatrice de richesses qu'Hà Tây, révélant ainsi son dynamique économique et

traduisant ses politiques de développement volontaristes.

124

En effet, dès 2000, la province identifie un certain nombre de problèmes qui limitent son

développement et sa croissance économique et sur lesquels le comité populaire décide de travailler

et d'investir. Le manque de compétitivité des produits, des infrastructures insuffisantes et des

structures productives ou administratives engoncées dans un fonctionnement lent sont notamment

présentés comme des entraves à l'investissement privé ou étranger et à l'emploi, le chômage étant

élevé à cette époque. Le 3 février 2000, le comité permanent du Parti de la province émet donc la

résolution 12/NQ-TU et la décision 02/NQ-TU, qui posent comme objectif d'atteindre la

transformation de la province en une province industrielle à l'horizon 2015 et d'établir « Bac Ninh

(as) a pilot province nationwide with experimental development of craft villages industrial

complexes » (UBND Bắc Ninh, 2002, p.27)130.

La décision 60/QD-UB est quant à elle émise en juin 2001 et met en place de nouvelles

procédures d'investissement et de nouvelles modalités d'action pour soutenir les investissements

dans le secteur industriel. Ainsi, il y est décidé que tout investisseur souhaitant louer des terres dans

l'une des zones industrielles de la province n'aura pas à payer de loyers sur la terre pendant les dix

premières années de son exploitation du site et bénéficiera toujours de 50% de réduction sur ces

locations pendant les années suivantes.

De plus, les autorités publiques s'engagent à financer à hauteur de 10 à 30% le montant des

compensations pour la libération des terres et de supprimer, ou baisser fortement, de nombreuses

taxes, sur la construction notamment.

En outre, les procédures administratives pour investir sont facilitées, tant par la mise en

place d'un « guichet unique » qu'en établissant des documents officiels présentant et guidant ces

procédures. Cette politique de guichet unique, appelée « un arrêt, un tampon », a pour but de

simplifier les procédures administratives et de diminuer le nombre de personnes à contacter et fait

partie des réformes entreprises au plan national dans le cadre du PAR (Public Administration

Reform), que nous détaillerons dans notre seconde partie.

L'objectif de ces résolutions et de cette orientation de développement était d'atteindre une hausse de

12 à 15% des investissements en 2015, et d'atteindre un taux d'occupation des zones industrielles de

la province de 50 à 60%.

Les deux premières zones industrielles de la province construites ont été celle de Tiên Sơn,

approuvée par le Premier ministre en 1998, comprenant 135 hectares, et celle de Quế Võ, approuvée

par le ministre de la Construction en 2001, sur 130 hectares. Pour illustrer les conditions

130 « Bắc Ninh (comme) une province pilote au plan national avec un développement expérimental des complexes industriels pour les villages de métier ».

125

extrêmement préférentielles auxquelles les investisseurs pouvaient prétendre pour s'installer dans

ces zones, les loyers allaient de 100 đồng par m2 et par an à Quế Võ, jusqu'à 150 đồng par m2 et par

an à Tiên Sơn, c'est-à-dire de 0,017 cents ($) à 0,01 cents par m2 et par an en 2001.

En outre Bắc Ninh s'est dotée dès 1999 d'une branche locale du fond d'assistance au

développement (development assistance fund), qui reçoit des fonds de la part du budget d'État et du

fond central de développement. Son but est toujours de fournir des prêts aux entreprises désireuses

d'investir dans des zones industrielles, aux sociétés souhaitant moderniser leur système de

production ou leurs ateliers, de soutenir l'exportation des produits de la province ou encore d'aider

les entreprises ayant contracté des prêts auprès de banque à payer leurs intérêts. Deux ans après sa

création ce fonds avait déjà « distribué » 300 milliards de đồng (environ 14 millions USD).

La province a également beaucoup investi avec son budget propre pour le développement de

son territoire et son aménagement, en finançant la construction de ponts, l'élargissement de routes

ou la bétonnisation des chemins dans les hameaux et villages. En 2001, le comité populaire estimait

que de 80 à 90% des infrastructures routières avaient été reconstruites, réhabilitées ou améliorées.

Les districts et communes ont également été sollicitées pour réaliser ces grands plans: dans le cas de

la bétonnisation des routes inter et intra-villageoises par exemple, la province a appliqué la doctrine

de « l'État et les habitants font en commun » (nhà nươc và nhân dân cùng làm), fournissant 81

milliards pour ce projet (3,8 millions USD), tandis que les communes ont contribué à hauteur de 78

milliards de đồng (3,7 millions USD) et ont fourni la main d'oeuvre, puisque dans ces cas-là, ce sont

surtout les villageois qui bétonnent ou pavent eux-mêmes les rues.

Sur la période 1996-2000, le PIB de la province a augmenté de 12,4%, et de 14% pour la

seule année 2001, tandis que le PIB par habitant passait à la même période de 256$ par personne en

1996 à 380$ en 2001 (UBND Bắc Ninh, 2002).

La production industrielle ou artisanale a quant à elle cru de plus de 42,5% de 1996 à 2000, et avec

une hausse de plus de 23,3% pour la seule année 2001.

Selon cette étude, «in the meantime, the provincial occupational villages have gradually shifted into

a commodity production and achieved a healthy growth, significantly contributed to successful

implementation of industrialisation and modernisation cause of the province131 » (UBND Bắc Ninh,

2002, p.32).

131 « dans cette intervalle, les villages de métier de la province ont progressivement évolué vers des produits de consommation et ont connu une saine croissance, participant de façon significative à la mise en œuvre de l'objectif d'industrialisation et de modernisation de la province »

126

La province s'est en effet largement appuyée sur ses villages de métier pour mener cette

industrialisation générale, en encourageant la mécanisation de la production artisanale, et en créant

des conditions favorables à leur transition vers une activité de petite industrie rurale.

Dès 2000, les villages de métier étaient estimés par les autorités publiques à 62, dont 30 villages de

métier traditionnels, fournissant de l'emploi à environ 60 000 travailleurs et 12 000 foyers et

produisant de l'artisanat pour une valeur de 560 milliards de đồng par an (26,5 millions USD). En

outre, ces villages participaient à hauteur de 75% à la production industrielle non-étatique de la

province et à 28% du total de la production industrielle. Enfin, en 2000, les autorités publiques

estimaient que 50% du taux de croissance de la province provenait de ces villages métier. Précisons

que les artisanats des villages de métier de Bắc Ninh, la métallurgie, la papeterie ou le travail du

bois notamment, en raison de leur nature, sont plus facilement mécanisables et industrialisables, ce

qui explique leur croissance et leur part importante dans la structure économique de la province.

La résolution 4 du Parti communiste de la province, adoptée en 1998, a participé au développement

de ces activités, à travers la constitution de « multi-functional industrial complexes » notamment,

les zones industrielles des villages de métier, qui conjuguent production artisanale, commerce et

habitat.

En 2009, Bắc Ninh comptait donc 15 zones industrielles « concentrées », 27 îlots industriels,

parmi lesquels sont incluses les zones industrielles des villages de métier et une zone industrielle

des technologies de l'information (Khu Công nghiệp công nghệ thông tin).

Cette réorganisation et transition des activités économiques rurales ont également permis de

maintenir la population locale sur « ses » terres et de permettre une reconversion précoce des

villageois de la province. S'appuyant sur l'idée illustrée dans le proverbe « quitter l'agriculture sans

quitter sa terre natale » (ly nông bất ly hương), les autorités provinciales ont ainsi encouragé la

progressive domination de l'emploi et des sources de revenus des habitants de l'agriculture à

l'artisanat ou à la petite industrie rurale.

IV. Từ Sơn, district palier entre Hà Nội et Bắc Ninh

Au sein de cette province, nous avons étudié plus précisément le district de Từ Sơn, dans

lequel est situé Đồng Kỵ. District artisanal, Từ Sơn accueille de nombreux villages de métier, aux

spécialités différentes: tandis que le bois est principalement travaillé et sculpté à Đồng Kỵ, Phù Khê

et Hương Mạc, l'acier prédomine à Châu Khê et Đình Bảng, la laque à Tân Hồng et Đình Bảng, et

enfin l'agro-alimentaire à Tân Hồng et Đồng Nguyên.

127

Entre 1996-2000, plus de 40.6% de la valeur de la production industrielle de Từ Sơn provenait

d'ailleurs de la production artisanale, qui fournissait du travail à 30 000 actifs sur les 47 000 actifs

que comptaient le district. D'après les autorités provinciales, l'importance de cette petite industrie

rurale explique le fait que les villageois aient peu de temps à consacrer à l'agriculture et pourquoi

Từ Sơn « has a highest mechanisation rate among other northern provinces » et que « the machines

have taken place of human in 80% of field area 132» (UBND Bắc Ninh, 2002, p.68).

Ce district et sa capitale, son « bourg » (thị trấn) de Từ Sơn sont d'ailleurs passés en 2008 du

statut de district rural (huyện) au statut de thị xã, « cité » urbaine de catégorie 4. Nous reviendrons

largement dans notre dernière partie sur ce changement de statut, le processus conduisant à cette

transformation et ses conséquences.

Il s'agit ici de présenter succinctement ce district, essentiellement à partir de nos entretiens et des

études qui ont été menées par le bureau de la gestion urbaine de Từ Sơn afin, justement, de

constituer un dossier de demande de changement administratif. Cette étude est donc

particulièrement complète, et dresse un large portrait du district et des communes qui le

constituaient, avant 2008.

Sur la période 2001-2006, les pouvoirs publics estiment que le district a connu une

croissance de son PIB de 18,5% en moyenne. En 2006, le revenu moyen annuel des habitants avait

déjà atteint 856$ par personne alors qu'il n'était que de 360$ par personne en 2002133(UBND Bắc

Ninh, 2002, p.67).

En 2005, les autorités locales comptabilisaient environ 300 sociétés (doanh nghiệp) et coopératives

sur le territoire et environ 7 000 foyers travaillant dans l'artisanat, la production industrielle ou le

commerce des ces produits.

La structure économique en 2007 était répartie de la façon suivante: 67,6% pour l'industrie et la

construction, 22,1% pour les services et commerces et, enfin, 10,3% pour l'agriculture.

En 2006, la part de travailleurs non-agricoles était déjà de 83,22%. Nuançons tout de même cette

statistique, qui est fournie dans un dossier visant à promouvoir l'idée de la transformation

administrative au statut urbain. On peut ainsi penser que ce chiffre est un peu exagéré, ou du moins

qu'il ne prend pas en compte la pluri-activité des foyers, et que les autorités publiques ont opté pour

132 « a le taux de mécanisation le plus élevé parmi les provinces du Nord », « les machines ont remplacé les humains dans 80% des champs »

133 UBND Bắc Ninh (2010), Sở công thương, Đánh giá hiệu quả và giải pháp quản lý nhà nươc đối vơi các KCN nho và vừa, cụm công nghiệp làng nghề tỉnh Bắc Ninh từ 2006-2010 (Comité populaire de Bắc Ninh, service du commerce et de l'industrie, Estimation des résultats et des solutions de la gestion publique concernant les zones industrielles et points artisano-industriels de la province de Bắc Ninh de 2006-2010)

128

une simplification de ces résultats.

En 2005, la contribution de Từ Sơn au budget de l'État était de 142,5 milliards de đồng (6,76

millions USD), un montant qui a, depuis, augmenté de 64% en 2009 par exemple. Au même

moment, les dépenses du district avoisinaient les 138 milliards de đồng (6,5 millions USD), dont

42% consacrés aux investissements pour le développement du district, le reste étant principalement

consacré aux dépenses de fonctionnement.

À cette époque, Từ Sơn avait une zone industrielle que les Vietnamiens qualifient de

« concentrée », celle de Tiên Sơn, sur une superficie de 300 hectares et cinq cụm industriels d'une

superficie totale de 73,1 hectares et dont la zone de Đồng Kỵ fait partie.

Huit autres projets de petites zones industrielles étaient également à l'étude, sur une surface totale

de 178,12 hectares, dont la seconde zone de Đồng Kỵ, financée et gérée par l'entreprise ITD, et

partiellement construite.

Avant le passage à l'urbain du district, Từ Sơn était divisé en deux zones: une zone nội thị, la

zone intérieure, composée de cinq communes rurales (Đồng Quang, Đồng Nguyên, Đình Bảng, Tân

Hồng et Châu Khê) et du bourg de Từ Sơn d'environ 92 000 habitants et une zone ngoại thị, zone

extérieure, composés de cinq autres communes rurales (Tam Sơn, Tương Giang, Hương Mạc, Phù

Khê, Phù Chân), d'environ 52 000 habitants.

Suite à cette transformation administrative, les cinq communes de la zone intérieure ont été

transformées en sept arrondissements urbains, tandis que les cinq communes de la zone extérieure

sont demeurées rurales.

Pour les autorités publiques du district comme de la province, Từ Sơn doit devenir un

« palier » liant la banlieue de la capitale Hà Nội à la ville de Bắc Ninh et a ainsi vocation à être une

étape entre ces deux pôles économiques majeurs, le siège d'entreprises opérant dans ces deux villes,

ou de services performants pour créer un lien entre ces villes.

En effet, la localisation de Từ Sơn, le district le plus limitrophe des districts hanoiens de Đông Anh

et Gia Lâm, sur la route menant d'Hà Nội à la ville de Bắc Ninh est évidemment très propice à son

développement, au coeur d'un noeud de circulation.

Từ Sơn connaît donc actuellement d'importantes transformations, nourries tant par sa

situation et ses avantages historiques, que par les politiques mises en place par les pouvoirs publics

des différents échelons, qui ont largement investi dans ses infrastructures et ses conditions de

développement depuis deux décennies.

129

V. Le classement d'Hà Tây-Hà Nội et de Bắc Ninh au sein des provinces vietnamiennes, témoin de politiques publiques différenciées et de temporalités décalées

Les politiques très volontaristes des pouvoirs publics de Bắc Ninh que nous venons de

décrire, visant le développement réel de la province, contrastent avec la façon dont étaient perçus

les pouvoirs publics de Hà Tây, souvent accusés de corruption et de faire des choix économiques et

politiques favorisant ses dirigeants, et non la province-même.

Le classement de ces deux provinces selon l'index de compétitivité provinciale (PCI,

Provincial Competitiveness Index), créé en 2005 grâce à la mise en place d'un partenariat de

recherche entre la Chambre vietnamienne du commerce et de l'industrie (VCCI) et l'agence

américaine pour le développement international (USAID) souligne d'ailleurs ces différences.

Selon ses responsables, le but de l'établissement de cet index est de fournir « a critical tool for

measuring and assessing the standards of economic governance in Vietnam’s 63 provinces from the

perspective of private sector businesses, covering business-critical issues of entry costs, compliance

costs, land access, informal charges and governance qualities on pro-activity, transparency, labor

development and legal institutions. The PCI also includes an index assessing quality of provinces’

infrastructure as one of the most critical barriers to investment and growth in the country134 ». Il est

également précisé par les auteurs dans l'introduction du rapport de 2011 que cet outil a vocation à

aider les investisseurs à « repérer » les provinces les plus dynamiques ou les plus favorables à

l'investissement, mais également à aider les provinces à mieux assimiler leurs points faibles, les

secteurs à développer ou réformer ou leurs différents retards, afin d'être plus attractives et d'essayer

de bénéficier davantage de la manne des IDE.

La septième édition de cet index, de 2011, a été établie à la suite d'enquêtes et de

questionnaires menés auprès de 6 922 entreprises vietnamiennes et de 1 970 entreprises étrangères.

Comme indiqué dans le tableau ci-dessous, les « qualités » requises pour obtenir de bons résultats et

une place en haut du classement doivent être d'avoir des coûts d'investissement bas, un accès aisé à

la terre et à des permis officiels, un environnement d'investissement transparent, un accès aux

informations, des charges « informelles » faibles, des procédures d'investissements et d'inspections

134 « un outil primordial pour mesurer et évaluer les standards de gouvernance économique dans les 63 provinces vietnamiennes, en partant de la perspective des entreprises du secteur privé, couvrant les sujets cruciaux pour ces entreprises que sont les coûts d'entrée, les coûts de mise en conformité, l'accès au foncier, les charges informelles et les qualités de gouvernance en termes de pro-activité, de transparence, de développement du travail et des institutions légales. Le PCI intègre également un index évaluant la qualité des infrastructures provinciales, considérée comme l'une des barrières les plus importantes pour les investissements et la croissance du pays »

130

réduites et moins chronophages, des autorités provinciales dynamiques, réactives et à l'écoute des

difficultés émises par les entreprises, un secteur des services développé et compétent, qui puisse

appuyer les entreprises localement, une main d'oeuvre formée et la poursuite des efforts de

formation et, enfin, des procédures légales justes et efficaces en cas de conflits.

Tableau 2. Indices de la performance des provinces en matière de gouvernance économique (notés sur 10)135

Source : PCI 2011

Tandis que Bắc Ninh obtenait un score de 59,57 en 2008 et était considérée comme une

« mid-high province », Hà Tây n'obtenait que 45,09 points et se retrouvait dans la catégorie « mid-

low province».

Le rapport de 2011 précise quant à lui que Bắc Ninh, actuellement au deuxième rang des provinces

les plus compétitives, a progressivement grimpé dans ce classement, à la faveur d'« heavy

investment in governance improvements136 », tandis qu'Hà Nội « nouvelle » n'était classée qu'à la

36ème position, sur 63 provinces.

135 « coûts d'entrée, accès au foncier, transparence et accès à l'information, temps nécessaire à la mise en conformité, charges informelles, pro-activité de la direction provinciale, service de soutien au commerce, formation professionnelle, institution légale »

136 « lourd investissement dans les améliorations de la gouvernance »

131

Tableau 3. Classement des provinces de Bắc Ninh et Hà Nội en fonction de leur compétitivité137

Source : PCI (2011)

Ces résultats traduisent donc la différenciation entre les provinces et les territoires et

l'accroissement des inégalités de développement, résultant de conditions géographiques ou

démographiques mais également du mouvement de décentralisation en cours au Vietnam, qui

accroît la marge de manœuvre des pouvoirs publics locaux dans l'aménagement de leur province et

la mise en place de réformes ou de politiques plus spécifiques et adaptées localement. Cet index

traduit également les efforts de certaines provinces, dont Bắc Ninh, pour devenir plus compétitives

dans un contexte de concurrence accru entre les provinces du pays.

Soulignons néanmoins que la province de Bắc Ninh dispose d'atouts géographiques importants, qui

sont liés à sa taille, à son homogénéité, ainsi qu'à sa localisation sur la route de la Chine, tandis

qu'Hà Nội, dans sa forme actuelle, est beaucoup plus étendue et hétérogène et doit de plus assimiler

sa nouvelle configuration territoriale.

Cependant, malgré ces différences de classement, d'appréciation des degrés de

développement et d'attractivité des investissements, ces deux provinces, Hà Nội élargie et Bắc Ninh,

font partie des provinces les plus dynamiques du Vietnam, connaissant d'importants taux de

croissance, une urbanisation et industrialisation conséquentes, qui influent sur le développement de

leur territoire et sur leurs reconfigurations économiques et géographiques locales.

Nos chapitres suivants seront consacrés à la présentation fine de nos cas d'étude et viseront à

montrer la pluralité des villages de métier dans le delta du Fleuve Rouge, dépendante tant des

politiques provinciales que des configurations locales.

137 Sont indiqués le rang de la province sur les 63 provinces que compte le pays, et entre parenthèses sa note sur 100. De 2009 à 2011, les résultats pour Hanoi intègrent également les performances de Hà Tây, puisque l'indice prend en compte l'élargissement du périmètre administratif de la capitale.

132

CHAPITRE 5

SƠN ĐỒNG, L'ARCHÉTYPE DU VILLAGE DE MÉTIER TRADITIONNEL : RÉSURGENCE DE L'ARTISANAT ET MAINTIEN DU CARACTÈRE RURAL

Notre premier terrain d'étude est le village de Sơn Đồng, district d'Hoài Đức, actuellement

province de Hà Nội. Sơn Đồng est situé dans une zone de fortes activités artisanales, depuis des

siècles, à proximité d'importantes voies fluviales, comme la rivière Đáy, et dans l'une des

principales zones d'extension de la capitale à l'ouest, en direction de la future ville-satellite de Hòa

Lạc. Caractérisé par une mono-activité artisanale d'art, la statuaire religieuse, Sơn Đồng est

également depuis toujours une commune-village, à l'organisation politique et économique plus

autonome. Cette stabilité gestionnaire et territoriale est néanmoins actuellement menacée tant par

des évolutions internes que par l'avancée du front urbain sur ses terres. Sơn Đồng appartient en effet

à un district stratégique pour l'extension de la ville d'Hà Nội, dont la majorité des terres rizicoles

sont vouées à disparaître dans les années à venir. Bien que l'influence de ces projets et les

conséquences de la pression foncière sur ce village soient majeures, ce chapitre se concentrera sur

les dynamiques endogènes qui marquent Sơn Đồng : la restauration du métier et l'organisation de

l'activité et les processus d'urbanisation in situ qui modifient progressivement la morphologie du

village.

Les impacts de l'urbanisation exogène et les conflits subséquents seront étudiés dans notre dernière

partie.

I. Un village de métier millénaire soumis aux turpitudes historiques

1. Fondation du métier et prestige de Sơn Đồng à l'époque féodale

La constitution de la communauté villageoise de Sơn Đồng est très ancienne et remonte à la

fin du Xe siècle. L'histoire de la fondation de Sơn Đồng est en effet antérieure à la fondation de

Thăng Long, le nom originel de Hà Nội, en 1010, selon des écrits conservés dans le temple Thuong,

qui citent l'année 981 comme date de création du village par le fondateur du métier Đào Trực.

Marqué dès les premières années de son existence par ce métier de statuaire religieuse, ce village

fut à la fois influencé par la situation économique et par la situation religieuse des siècles traversés.

133

L'histoire du village est en effet extrêmement liée et marquée par le contexte politique et les

soubresauts historiques. Avec l'essor du bouddhisme impulsé par la dynastie des Lý au XIe siècle et

la création de Thăng Long par exemple, ce métier d'art « spirituel » se développe fortement et

l'artisanat de Sơn Đồng s'oriente principalement vers la sculpture de statues de Bouddha ou sur les

différents ornements des pagodes.

À partir de la dynastie des Lê (1428) en revanche et jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'influence du

bouddhisme décroît et les artisans de Sơn Đồng orientent leur artisanat vers d'autres types de

production : les autels des ancêtres (bàn thờ), liés au confucianisme, les sentences parallèles de

tradition chinoise ou encore la sculpture de statues représentants les génies tutélaires, issus de la

culture vietnamienne vernaculaire.

Le rayonnement du village et de son artisanat dépassait même la région du delta du Fleuve

Rouge, puisque la statuaire de Sơn Đồng était exportée dans d'autres provinces, tandis que certains

artisans du village exerçaient leur métier de façon itinérante, participant à la construction, sur place,

des pagodes (chùa), des temples (miếu) ou encore des maison de culte des ancêtres (nhà thờ họ).

Dans son livre intitulé « À la découverte de la culture vietnamienne », Hữu Ngọc (2008, p.93)

consacre d'ailleurs l'un de ses chapitres à Sơn Đồng, en rappelant que « ce village très ancien se fait

un nom par le nombre de ses lettrés, lauréats de concours triennaux et par un métier transmis de

génération en génération depuis des centaines d'années: la fabrication de statues et d'objets de culte

en bois laqué » et souligne que « les magnifiques statues des fameuses pagodes de Hà Tây

provenaient, dit-on, du ciseau des maîtres du village ».

De nombreuses œuvres auxquelles ont participé des artisans de Sơn Đồng directement, en se

rendant sur ces sites, ou indirectement, en sculptant des objets religieux décorant ces édifices, sont

toujours visibles dans plusieurs sites historiques majeurs du pays: à la pagode du Maître (Chùa

Thầy) à Hà Tây, à la pagode Mia à Sơn Tây, à la pagode Đỏ à Hải Phòng, à la pagode des Parfums

(Chùa Hương) à Hà Tây, au temple de la littérature (Văn Miếu) à Hà Nội ou encore à la cité

impériale de Huế.

L'histoire du métier de Sơn Đồng est donc très ancienne et explique à la fois le classement de

ce village en tant que village de métier traditionnel (làng nghề) et sa réputation, qui lui confère un

accès privilégié au marché domestique. Cet artisanat, malgré les évolutions du type de sculptures et

des techniques, a néanmoins perduré tout au long de l'histoire du village, à l’exception de la période

collectiviste qui marque un arrêt de cet art millénaire.

134

2. Bannissement des activités de culte et disparition de l'artisanat sous la période collectiviste

Ainsi que nous l'avons abordé dans notre second chapitre, les activités religieuses ou de cultes

en général, considérées comme des pratiques superstitieuses et rétrogrades, ont été interdites à la

prise de pouvoir des communistes, conduisant de fait, à la disparition d'un marché pour les produits

de Sơn Đồng et à une interdiction de cet artisanat. Bien que quelques artisans nous aient confié que

leurs parents continuaient à sculpter illégalement, à leurs risques et périls, l'activité périclite au

profit d'un artisanat multiple, encadré par la coopérative artisanale, de fabrique d'objets usuels, bols

ou sièges en rotin, ou de broderie. Ces artisanats étaient organisés en trois sous-coopératives

jusqu'en 1975, date à laquelle toutes ces activités furent regroupées au sein d'une unique

coopérative, comprenant 400 membres et environ 380 enfants, qui « aidaient » leur famille.

La production de l'époque était orientée vers l'exportation, principalement à destination de

l'Europe de l'Est et des pays du bloc soviétique. Cependant, la diminution progressive des

commandes et la situation intérieure du pays devenant de plus en plus précaire, la coopérative

artisanale fut progressivement dissoute dès 1981 puis ferma définitivement en 1990. La production

cessa par conséquent et les nouvelles activités introduites et orchestrées par les pouvoirs publics

furent abandonnées. À ce moment-là, la majorité des habitants sont redevenus dans un premier

temps agriculteurs, même si certains artisans sont partis s'installer à Hà Nội, dans la rue Hàng

Đường notamment, pour continuer à fabriquer des sièges en rotin.

3. Le basculement des pouvoirs publics : le soutien au redémarrage du métier

Cependant, dès 1981, lorsque le district d'Hoài Đức fut intégré à Hà Nội, une première classe

de sculpture et de laque a été ouverte par les autorités publiques de la ville, à l'emplacement de

l'ancienne coopérative artisanale. Environ cinquante jeunes villageois furent ainsi formés au métier

traditionnel, principalement par trois professeurs, des artisans reconnus de la période pré-

révolutionnaire: Nguyễn Đức Dậu, spécialisé dans les statues dites « vivantes », c'est-à-dire des

statues expressives, Nguyễn Đức Tường, spécialisé dans les statues du Bouddha, et enfin Trần Đình

Thủy particulièrement aguerri aux techniques de la laque. Cette formation, d'une durée de quatre

ans, a permis de former la majorité des artisans-patrons de Sơn Đồng, âgés actuellement d'une

quarantaine d'années. Une fête de ces anciens étudiants continue d'ailleurs toujours d'avoir lieu tous

les 6 février lunaire, autour d'un grand repas.

135

Malgré cet encouragement des pouvoirs publics de Hà Tây pour la réhabilitation du métier,

l'activité est restée marginale jusqu'au début des années 90, où n'étaient répertoriés qu'une demi-

douzaine d'ateliers. En effet, à cette époque, l'investissement public de restauration du patrimoine

religieux et culturel était limité, tandis que les particuliers ne disposaient que d'un faible capital à

investir dans ces objets d'art. En outre, les capacités d'embauche étaient réduites puisque peu

d'artisans étaient formés à cet artisanat exigeant. En 1995, une nouvelle classe fut donc ouverte en

partenariat avec l'école d'artisanat de Hà Tây pour une durée de 18 mois. Enfin en 2001, une

dernière classe fut mise en place avec l'appui d'une fondation américaine: cent jeunes issus de

familles pauvres y furent formés, cinquante d'entre eux se spécialisant dans la sculpture des statues,

les autres dans les sentences parallèles. Cette formation, d'orientation professionnelle, était dirigée

pour les aspects techniques et pratiques par les artisans de Sơn Đồng, tandis que l'apprentissage

théorique était assuré par des professeurs de l'école des Beaux-Arts de Hà Nội.

Malgré l'essor du marché et une croissance de besoin en ouvriers qualifiés depuis le début des

années 2000, ces classes de formation n'ont pas été renouvelées. D'une part, leur coût important est

mis en cause, chaque apprenti requérant un investissement de dix millions de đồng (475 USD) que

les pouvoirs publics ne veulent assumer. D'autre part, l'organisation du travail local s'est mise à

privilégier l'apprentissage direct dans les ateliers et une formation continue au sein des familles,

notamment.

II. Redéploiement de l'artisanat et organisation spatiale du métier : le monopole de Sơn Đồng

Depuis la fin des années 90, le redéploiement du métier s'est essentiellement fait à la faveur

tant du renouveau religieux qu'aux politiques publiques volontaristes, au dynamisme des habitants

et à la « niche » que représente ce métier.

Au dernier recensement de 2009138, Sơn Đồng comptait une population totale de 8 551 habitants et 2

032 foyers. La population active était de 4 159 personnes, originaires du village, dont 18%

continuait à pratiquer principalement l'agriculture, 54% la petite industrie ou l'artisanat, 16% les

services ou le commerce et 12% des emplois « autres », essentiellement des fonctionnaires,

médecins ou professeurs.

Quant à la structure économique du village, 9% des revenus provenaient de l’agriculture-

138 UBND Sơn Đồng (2010), Biểu tổng hợp phiếu điều tra nghề, làng nghề trên địa bàn Thành phố Hà Nội có đến tháng 12/2009 (Comité populaire de Sơn Đồng, Tableau de synthèse des fiches d'enquêtes sur les métiers et villages de métier du territoire de la ville d'Hanoi en décembre 2009)

136

pisciculture-élevage, 49% de la petite industrie artisanale, 36% des services et commerces et enfin

6% de ces activités « autres ». Ces revenus globaux atteignaient pour 2008 environ 58,4 milliards de

đồng (2,7 millions USD) dont 28,5 milliards pour l'industrie artisanale (1,3 millions USD),19,5

milliards pour le commerce et les services (925 000 USD), et 10,4 milliards pour l'agriculture (493

000 USD).

1. Attractivité de Sơn Đồng et systèmes de production

Outre cette population « autochtone », environ 300 ouvriers étaient déclarés officiellement

auprès de la police du village et disposaient de permis de séjour de longue durée, tandis qu'environ

500 autres travaillaient à Sơn Đồng de façon plus occasionnelle, sans s'installer sur place139. La

provenance de ces artisans est diverse, bien que la plupart de ces artisans viennent de villages

pratiquant déjà le travail du bois et profitent ainsi de leur séjour au village de Sơn Đồng pour

apprendre de nouvelles techniques. Ainsi, de nombreux artisans viennent de la commune de Sài

Sơn, où se situe la pagode du Maître, dans le district de Quốc Oai, ou de la commune de Canh Nậu,

du district de Thạch Thất. En outre, les villageois de Sơn Đồng sont également liés à ces communes

et districts puisqu'ils s'y fournissent en bois, des marchés y étant hebdomadairement tenus. Malgré

ces liens commerciaux, Sơn Đồng n'est pas organisé en cluster territorial, en raison de la

particularité de son artisanat d'art et de son monopole productif. Le village est ainsi davantage

préservé des effets de l'urbanisation et surtout de la construction des grandes infrastructures

routières, qui déstructurent fortement les réseaux de transports et d'échanges entre les villages des

clusters, nous y reviendrons.

Malgré cette attractivité de Sơn Đồng et la présence de travailleurs extérieurs, l'activité du

village reste d'envergure limitée: un foyer-producteur compte entre cinq et quinze artisans, tandis

que les plus grands patrons peuvent embaucher directement ou par la sous-traitance jusqu'à une

quarantaine d'ouvriers.

Les ouvriers qualifiés sont généralement rémunérés à hauteur de deux millions de đồng par mois

(84 USD) et sont nourris et logés s'ils viennent de districts ou provinces lointains, tandis qu'un

apprenti touche plutôt entre 800 000 à un million de đồng (de 38 USD à 47 USD), en fonction du

stade de sa formation.

Un système de sous-traitance existe également, bien que la chaîne de production et la division du

139 Entretiens au comité populaire et à la police de Sơn Đồng (2009)

137

travail soient assez limitées : les patrons les plus importants peuvent travailler en réseau avec de

petits ateliers, surtout lorsqu'ils reçoivent des commandes conséquentes. Ainsi, un des ateliers les

plus florissants nous a rapporté travailler régulièrement avec sept foyers « satellites », comptant

eux-mêmes trois ou quatre ouvriers, auxquels il délègue de plus petites tâches, de fabrication d'une

partie des statues, les mains par exemple, ou de ponçage.

2. Village mono-artisanal, artisans polyvalents

Bien que le village dans son ensemble soit spécialisé dans un type d'artisanat, les artisans de

Sơn Đồng font preuve d'une grande polyvalence de leurs compétences et savoir-faire. En effet, la

plupart des ateliers sont capables de sculpter aussi bien de grands animaux rituels pour les pagodes

que des bouddhas ou des sentences parallèles. En outre, tous sont rompus à l'art de la laque, bien

qu'elle ne soit plus naturelle mais chimique, et peuvent donc assurer l'ensemble des étapes de

production au sein de leur atelier. Enfin, bien que ces objets d'art suivent certains codes traditionnels

et laissent donc peu d'espace pour la créativité des artisans, la pluralité des modèles et des types de

sculpture permet aux artisans de se renouveler régulièrement, rompant ainsi la monotonie du travail.

Le choix des objets pour les clients venus à Sơn Đồng se fait en effet sur photographies, soit de

modèles déjà sculptés par les artisans, soit de produits que les clients souhaitent faire « dupliquer »

localement. Ainsi, les artisans de Sơn Đồng font preuve de beaucoup de réactivité, ne se figeant pas

sur un modèle unique, mais s'adaptant davantage aux demandes. Un bon artisan connaît d'ailleurs

déjà plus d'une cinquantaine de modèles de Bouddha.

Enfin, certains sont passés à l'étape supérieure en commençant à fabriquer des objets

purement décoratifs, sans connotation rituelle ou religieuse, à destination du marché intérieur

comme extérieur. Pipes, vases ou tableaux sculptés sont progressivement devenus d'autres options

pour les artisans qui cherchent à diversifier leur activité.

138

Illustration 5. Diversité de la statuaire rituelle et religieuse de Sơn Đồng

Source : Fanchette (2009 ; 2010)

Cette diversification des produits marque la certaine ambivalence qui caractérise les artisans

de Sơn Đồng. D'un côté, ils pratiquent un art en lien avec les religions ou cultes, qui se doit de

respecter des règles et qui n'est possible, selon la tradition, que lorsque les artisans ont un « lien »

139

avec le Bouddha. Aucun objet n'est d'ailleurs signé ou gravé, puisque l'artisan se met en retrait par

rapport à la divinité ou au personnage représentés. En outre, certains artisans s'opposent à

l'adaptation du type de sculptures effectuées, par respect pour cette tradition.

Mais d'un autre côté, ces nouvelles productions existent et délaissent, au profit de revenus plus

importants, un art ancestral perçu comme un don pour les habitants. D'autres artisans ne s'opposent

en effet pas à l'adaptation des types de sculpture ou des techniques. Ainsi, certains seraient prêts à

renoncer à peindre les statues de couleurs chatoyantes au profit de sculptures de bois brut,

simplement protégées par une laque transparente. Ces derniers perçoivent leur métier de façon plus

prosaïque et ne considèrent pas la tradition comme une entrave à la diversification de leur

production.

3. Limitation des capacités commerciales du village et difficultés d'approvisionnement en bois

La situation de l'artisanat de Sơn Đồng est globalement positive et connaît une importante

croissance qui favorise le développement du métier comme du village dans son ensemble. Sơn

Đồng n'est cependant pas comparable à des villages de métier plus dynamiques, qui se sont

progressivement modernisés et industrialisés, et dont la structure économique comme géographique

est de plus en plus « urbaine ».

Tout d'abord, l'activité est répartie dans de nombreux ateliers de petite et moyenne taille, du

point de vue de leur surface de production, qui ne disposent pas d'un capital financier très important

ou de capacité majeure de commercialisation. Les boutiques sont par exemple très rares à Sơn Đồng

et la majorité des ventes se font directement dans les ateliers, résultant soit du « bouche à oreille »,

soit de la déambulation des acheteurs. En outre, les ateliers travaillent peu en lien direct avec des

boutiques d'Hà Nội et aucune de leur production n'est vendue dans le quartier des 36 rues et

corporations de la capitale. En effet, ces sculptures traditionnelles, de par leur taille imposante et

leur prix, n'attirent de toutes façons pas les touristes et acheteurs étrangers. En outre, les techniques

de séchage appliquées localement ne permettent pas d'assurer la résistance du bois à l'exportation

directe et aux climats plus secs d'Europe ou d'Amérique du Nord.

De plus, selon un rapport de Mekong economics (2008) sur les villages de métier à Hà Tây

qui a sélectionné, entre autres, Sơn Đồng comme cas d'étude, 67% de la production était destinée au

marché domestique et seulement 33% à l'exportation, essentiellement vers la Chine, la Corée du

Sud ou les pays accueillant une communauté importante de Việt Kiều – vietnamiens de l'étranger,

140

comme les États-Unis. Au moment de leur enquête, seule la société Viet Design était habilitée à

exporter directement à l'étranger, les autres ateliers devant passer par des intermédiaires locaux,

disposant d'un tampon officiel pour ces ventes. En outre, seuls trois ateliers locaux avaient été

constitués en tant qu'entreprises formelles, sous forme de SARL. À la fin de nos enquêtes, la société

Viet Design avait cependant déménagé, ne laissant plus aucune structure locale et autonome en

mesure de commercer directement avec l'étranger.

À la différence d'autres villages de métier plus commerçants et développés, les bénéfices tirés

de cet artisanat sont assez faibles, au vu de la technicité des produits et du temps nécessaire à leur

exécution. Tout d'abord, le coût de la matière première est important et son accès de plus en plus

difficile. En effet, les pouvoirs publics vietnamiens, face à la déforestation massive du pays, ont

décidé en 2004 de contrôler beaucoup plus sévèrement l'exploitation forestière et le commerce du

bois à travers la loi foncière de 2003 et la loi n°25/2004/L-CTN sur la protection et le

développement des forêts, promulguée la même année. Les catégories de forêt ont par conséquent

évolué et se sont multipliées les forêts classées et les forêts dites « de protection », où les activités

productives sont interdites. Seules les forêts de production peuvent continuer à être exploitées mais

demeurent très contrôlées, dans les Hauts-Plateaux notamment, dans la province de Đắk Lắk par

exemple (Mellac, 2009). Les artisans sont donc actuellement contraints de se fournir à l'étranger, au

Laos essentiellement et en Asie du Sud-est, et de plus en plus en Afrique. La rareté de ces grumes et

les frais supplémentaires liés au transport augmentent considérablement les coûts de productions.

En 2009 par exemple, le jacquier (mít), bois privilégié à Sơn Đồng car souple et plus facilement

sculptable, pouvait coûter de 7 à 20 millions de đồng par m3 (entre 330 USD et 950 USD). Le đổi

coûtait quant à lui 15 millions de đồng par m3 (712 USD) et le vàng tâm (manglietia à bois jaune)

17 millions (807 USD). En outre, le marché du bois est marqué par son manque de transparence,

tandis que la corruption d'officiels pour faire entrer illicitement du bois est monnaie courante. Ainsi,

en 2012, le rapport annuel de Transparency International (2012, p.5) révélait que « bribery of

officials has become routine and logging quotas have been awarded through an opaque process

where preference is given to well-connected individuals and companies, including the Vietnamese

military140 ». La capacité d'approvisionnement en bois n'est donc pas anodine et explique en partie

le fait que les « droits d'entrée » pour cet artisanat soient élevés et inaccessibles à de nombreux

villageois.

140 « la corruption des officiels est devenue une routine et les quotas d'abattage sont accordés selon un processus opaque où la préférence est donnée aux individus et entreprises bien connectés, dont l'Armée vietnamienne »

141

À ces frais initiaux s'ajoutent l'achat de laque, le coût de la main-d'oeuvre et la livraison des

sculptures, prise en charge au sein du pays ou jusqu'aux ports, en cas d'exportation.

Une sculpture de Bouddha « standard », d'environ 80cm sur 50cm, entièrement laquée et dorée,

nécessite deux mois de travail, en comptant le temps de séchage des produits qui demeure très long,

malgré l'utilisation de laque artificielle. Ce type de statue revient à environ cinq ou six millions de

đồng (de 237 à 284 USD) et n'est revendue que six ou sept millions de đồng (de 284 à 330 USD).

Le bénéfice est donc assez faible et limite la possibilité d'accumulation d'un capital financier et les

possibilités d'investissement dans l'achat de nouvelles terres ou de machines. Précisons d'ailleurs

que malgré tout, ce type d'artisanat est peu mécanisable et industrialisable, les étapes les plus

importantes étant toujours réalisées uniquement au burin par les artisans.

4. Un espace productif insuffisant qui limite « l'envergure » du métier

De plus, les lieux de production sont insuffisants, n'offrent pas de bonnes conditions de travail

et limitent les possibilités d'accroissement des volumes de production. Deux principaux cas de

figure existent à Sơn Đồng.

Dans un premier cas, les artisans produisent dans leur maison du cœur villageois, en

particulier dans leur cour. La surface disponible n'excède jamais 200m2, pour un métier qui

demande des capacités de stockage importantes, de matières premières comme de produits « finis »,

en phase de séchage. En outre, les conditions des vies des habitants, partageant lieu de vie et de

production en sont détériorées, la poussière et les odeurs chimiques s'infiltrant dans toute la maison.

Les médecins du dispensaire de Sơn Đồng et les infirmières de xóm ont d'ailleurs constaté une

augmentation des problèmes respiratoires dans le village et quelques mesures ont été mises en place

par les pouvoirs publics pour faire face à ces problèmes. Par exemple, l'étape de dorure et

d'argentage des sculptures, qui consiste à coller de fines feuilles d'or ou d'argent sur les statues ou

objets, doit maintenant être réalisée sous une moustiquaire, afin d'éviter que de petites particules ne

s'envolent et ne se dispersent dans le village.

Dans le second cas, les artisans possèdent un atelier plus récent, construit le long des routes

essentiellement. Certains d'entre eux y sont installés de façon officielle et autorisée et ont ainsi pu

investir davantage ces espaces plus importants, comme au Ngã Tư, mais nombreux sont ceux qui se

sont installés sur leurs terres de maraîchage, illégalement, et sont menacés d’expulsion. Ces derniers

investissent par conséquent peu dans leur atelier, de crainte de tout perdre, et n'installent ni

machines ni équipements en dur, laissant souvent leur atelier précairement construit.

142

En revanche, ils bénéficient largement de cette proximité de la route, puisque plusieurs artisans

nous ont confirmé que le prix de vente d'une sculpture doublait entre un petit atelier du cœur

villageois et un grand atelier de bord de route.

Illustration 6. Répartition des ateliers et des commerces dans la commune de Sơn Đồng

Source : Fanchette et Casrad (2012)

Cette répartition de l'activité différenciée, ainsi que la pluralité des formes d'organisation de

l'espace et des activités, sont illustrées par cette carte. Tandis que les commerces de produits

143

artisanaux prédominent dans le hameau du carrefour, les résidences-ateliers et les ateliers de

production sont plus importants dans le cœur villageois. Les emplacements les plus stratégiques, le

long des routes inter-districts, sont donc réservés à l'exposition des produits et à leur vente, tandis

que la production demeure conséquente dans le centre plus ancien du village. En outre, tous les

commerces de proximité sont implantés dans la partie la plus densément peuplée du centre, répartis

le long des rues villageoises principales ou secondaires.

Pour parer à cette difficulté de manque d'espace, soulignée par l'ensemble des artisans et des

villageois qui souffrent de cette cohabitation forcée travail-habitat, le comité populaire de Sơn Đồng

a commencé à avancer la piste de la construction d'une zone industrielle du village de métier à partir

de 2006, sur 47 hectares. Approuvée par la province d'Hà Tây en 2008, puis validée à nouveau par

la province de Hà Nội suite à l'élargissement de la capitale fin 2008, cette zone n'a néanmoins

jamais été mise en chantier, suite à l'opposition des villageois sur le montant des expropriations, le

caractère privé de cette zone et le coût de revente après viabilisation, inaccessible pour de nombreux

artisans. Nous détaillerons et analyserons davantage ce conflit majeur dans notre dernière partie,

mais il convient tout de même de noter que, sur le principe, les habitants de Sơn Đồng sont très

favorables à la construction d'une telle zone. Environ 400 foyers ont d'ailleurs fait une demande

d'obtention de parcelle auprès du comité populaire, dès l'annonce du projet, et tous s'accordent à

dire qu'une telle zone est nécessaire tant pour l'amélioration des conditions de vie que pour

l'épanouissement du métier.

Une seconde zone avait également été acceptée par la province de Hà Tây sur huit hectares et

avait la particularité d'être une zone à l'usage unique de la société « Viet Design », appelée

formellement Viet Design Joint Stock Company et dont le siège était à Hà Nội. Fondée par un jeune

architecte de la capitale, cette société s'était spécialisée dans la fabrication de sculptures ou d'objets

de décoration au design plus moderne et international, en sous-traitant une vingtaine d'ateliers,

principalement dans le xóm Hàn. Nous avons déjà précédemment évoqué que seule cette entreprise

avait la possibilité juridique d'exporter directement ses produits. La procédure d'obtention des

terrains et de la licence d'investissement avait débuté en 2007 et devait coûter environ 6 millions

USD à l'entreprise. Outre des ateliers de production, une salle d'exposition était prévue, ainsi qu'un

centre d'accueil des touristes et une auberge. Le but de cette zone était donc plus international et

devait s'adresser à un public plus large. En outre, Viet Design avait opté pour des produits de haute

qualité et avait d'ailleurs obtenu un prix d'excellence de la part de l'UNESCO en 2007, pour un objet

non-traditionnel du village : des plaques de brique peintes et laquées. Cette société était également

144

en lien avec l'ONG américaine Aid To Artisan, basée à Washington, et espérait intégrer le réseau

d'artisans de l'organisation et pouvoir être présentée dans ses foires, notamment. L'implantation de

cette société n'a néanmoins pas été aisée, puisque son patron était originaire d'Hà Nội et n'avait

aucun lien familial avec le village. Ainsi, plusieurs artisans l'ont accusée dès le début de vouloir

exploiter et « voler » la réputation et l'image de Sơn Đồng, sans connaître le village, son artisanat et

ses traditions. Malgré l'alliance de Viet Design avec un notable du village, le chef de l'association

des vétérans, également responsable du métier au sein du Parti, cette société s'est attirée les foudres

de l'association du village de métier de Sơn Đồng, soucieuse de conserver le monopole de l'artisanat

et de défendre les artisans locaux. Suite à ces conflits et à la difficulté à s'insérer dans la

communauté villageoise, la société Viet Design a finalement décidé de déménager et de s'installer

dans un autre village proche d'Hà Nội, d'autant plus que la licence d'investissement pour son projet

de zone multi-fonctionnelle de huit hectares avait été suspendue par la capitale et était en attente de

vérification et d'évaluation par le Premier ministre.

Ainsi, à l'inverse d'autres villages, Sơn Đồng ne dispose pas de zone industrielle et les artisans

demeurent contraints de travailler dans de difficiles conditions et de tenter, par de multiples

stratégies, de développer leurs activités individuellement.

III. L'évolution spatiale et morphologique du village : entre limitation de l’extension du territoire villageois et stratégies d'empiètement

1. Du cœur villageois ancien aux élargissements résidentiels légaux

À l'origine, le village est divisé en deux thôn-hameaux: le thôn intérieur et le thôn extérieur.

Cette distinction, abandonnée au moment de la création des xóm, une appellation plus récente et

administrative qui se traduit également par hameau, mais dont la taille est inférieure au thôn,

continue d'être opérée par les habitants, bien qu'elle ne semble pas avoir d'autre valeur

qu'informative. Le village s'est d'abord développé sur les terres les plus élevées de son territoire,

notamment dans les actuels xóm Đình et Thượng, tandis que presque deux cents ans après la

fondation du village, deux hameaux supplémentaires ont été créés - actuellement les xóm Xa, au

nord-ouest du village, et Chiêu, au sud-est, afin de protéger le village des attaques de brigands.

Ces deux xóm, créés sur des terres basses, sont d'ailleurs régulièrement inondés. Le village

comprenait à l'époque cinq portes, dont seules deux subsistent actuellement.

145

L'élargissement résidentiel du village s'est poursuivi d'abord en 1985, avec la location de

terres aux habitants du xóm Rảnh, au bord de la route, puis avec l'extension des terres résidentielles

du xóm Hàn, en 1988. En 1991, à l'occasion d'une nouvelle redistribution de terres résidentielles, le

xóm Ngã Tư - le hameau du carrefour, actuellement le xóm le plus dynamique et économiquement

développé, est créé le long des routes menant de la commune de Kim Chung à la commune de Cát

Quế, et de la commune de Lại Yên à la commune de Đức Giang. Les ménages prioritairement

éligibles pour obtenir de la terre étaient théoriquement les foyers pauvres, les familles de vétérans

ou les familles nombreuses. Cependant, une large proportion de lots a été acquise aux enchères par

de jeunes foyers ou couples possédant déjà un capital de départ, d'origine familiale essentiellement.

La création de ce nouveau xóm, la libéralisation de l'économie, ainsi que l'amélioration des

infrastructures routières inter-districts ont entrainé un basculement de l'activité, de la richesse et des

valeurs foncières du centre du village à ses franges extérieures, le long des routes. Ainsi des xóm

anciennement pauvres comme le xóm Rô, auparavant isolé par rapport au centre du pouvoir

économique, politique et culturel, ont connu depuis deux décennies une amélioration de leur

situation économique et une réduction de la pauvreté, puisqu'ils bordent actuellement largement la

route menant de la commune de Kim Chung à la commune de Cát Quế.

2. Empiètements progressifs et usages abusifs des terres

D'autres modifications ont été opérées progressivement depuis le début des années 2000.

Ainsi, la densification et l'étalement du bâti sont particulièrement importants dans les zones jouxtant

des voies de communication : le xóm Xa s'est rapproché de la route, l'angle sud-ouest du xóm Ngã

Tư s'est également développé, tandis que plusieurs ateliers se sont implantés au niveau du xóm

Chiêu et que le côté nord de la route menant à la rivière Đáy s'est progressivement doté de

nouvelles infrastructures. Une partie des terres maraîchères de cet axe avaient déjà été transformées

pendant la période collectiviste pour accueillir les coopératives artisanales. Suite à leur dissolution,

le bâtiment avait été loué à une usine très polluante, fabriquant divers objets en plastique. Lors de

nos dernières enquêtes, en 2011, cette société avait déménagé et le bâtiment avait été sommairement

subdivisé en lots pour accueillir différents ateliers, en location.

En outre un peu plus loin, en direction de la route-digue, un fonctionnaire du cadastre du comité

populaire de Hoài Đức a demandé la transformation d'une parcelle agricole pour construire une

station service puis a utilisé, en contradiction avec son permis de construire, la moitié de cette

grande parcelle pour construire une maison. Le fils du président du comité populaire du district a

146

également obtenu une parcelle sur ces terres, afin d'y construire une autre maison. Ces deux

personnes, bénéficiant sans aucun doute de l'avantage de leur position, ont d'ailleurs obtenu ce

changement d'usage de terres à un prix dérisoire, au vu de la localisation de ces terres : 40 millions

de đồng pour les 60m2 de la station-service-maison (1 898 USD), avec au passage un empiètement

illégal sur les terres limitrophes, et 11 millions de đồng (522 USD) pour un sào, 360m2 donc, pour

la maison individuelle. Les habitants des hameaux concernés par ces expropriations, des xóm Xa et

Rảnh particulièrement, constatant ces malversations et les passe-droits accordés à certains

privilégiés, ont donc décidé depuis quelques années d'utiliser leurs terres agricoles à d'autres fins.

Plusieurs ateliers illégaux s'y sont par conséquent installés, ainsi qu'un marché de bois. Ces diverses

constructions villageoises ont néanmoins été détruites récemment, nous y reviendrons

ultérieurement.

Un autre cas de récupération ou d'usage abusif de terres a eu lieu au niveau du xóm Ngã Tư et

a également conduit à la construction et la densification de cette zone. Au nord-ouest du carrefour

était auparavant situé le stade de Hoài Đức, sur des terres communales, dont l'usufruit avait été

accordé au district. Suite à son usure et à sa dégradation progressive, ce stade a finalement été

abandonné et les terres laissées en l'état. Légalement, ces terres auraient dû revenir dans la réserve

foncière du comité populaire de la commune mais, à la place, le district a décidé de diviser le terrain

disponible en plusieurs parcelles résidentielles et de les mettre aux enchères. Soixante-trois lots de

plusieurs tailles, 60m2, 65m2 ou 72m2 ont ainsi été constitués. Théoriquement, chaque acheteur ne

pouvait acquérir qu'une seule parcelle, mais certains ont réussi à obtenir jusqu'à neuf parcelles. Les

premières maisons ont commencé à être construites à partir de 2007 et neuf parcelles sont

actuellement occupées. Les autres sont toujours en attente de construction et plusieurs lots ont été

revendus, par des acheteurs de Hà Nội ou de Cát Quế notamment.

Dans ce cas également, les villageois de Sơn Đồng se sont opposés à cette découpe et à cette

revente qui, par son système d'enchères, les excluaient largement de la possibilité d'achat de terres

qu'ils considéraient, à juste titre, être des propriétés du village. Pour « adoucir la colère des

villageois »141, le district de Hoài Đức a tout de même décidé de conserver une large parcelle à

destination du village et y a construit une grande maison culturelle pour le xóm Ngã Tư, où des

activités sportives et musicales sont régulièrement organisées.

En outre, le centre villageois s'est densifié, notamment grâce à la reconstruction de nouvelles

maisons en hauteur ou au comblement de certains étangs et lacs, et quelques petits commerces s'y

141 « làm nhân dân bơt giận », entretien auprès d'un secrétaire du Parti d'un xóm de Sơn Đồng (2009)

147

sont installés.

3. Usages des terres rizicoles et stratégies d'appropriation des villageois

Du point de vue des surfaces agricoles, suite aux différentes phases de redistribution, tous

les habitants de Sơn Đồng disposent actuellement de terres rizicoles : environ un sào, ou 360m2 par

membre du foyer né avant 1991, qui correspondent à environ douze thươc de terres rizicoles et deux

thươc de terres de maraîchage, réparties équitablement autour du village, en fonction de la qualité

des sols. Cependant, les usages de ces terres varient considérablement d'un foyer à l'autre. Quatre

principaux cas de figure existent:

– certains foyers ne font que cultiver leurs terres et dépendent de ce moyen de subsistance. Il

s'agit généralement des foyers les plus pauvres, puisqu'en fonction des récoltes, la quantité

de riz récoltée peut ne pas être suffisante pour subvenir aux besoins personnels des familles.

– d'autres foyers continuent de pratiquer des activités agricoles, dont s'occupent

essentiellement les femmes et les personnes âgées, mais il ne s'agit plus de riziculture. Il

nous a en effet été rapporté plusieurs fois que la riziculture n'était pas assez rentable,

contrairement à d'autres cultures. Ainsi certaines terres, destinées officiellement à la culture

du riz, ont été affectées à l'arboriculture fruitière, de pamplemousses essentiellement, ou à

l'horticulture maraîchère, plus rémunératrice et destinée au marché du village ou du district.

Ces changements ne sont d'ailleurs pas ponctuels, étant donné la nature de ces cultures,

d'une part, mais également des investissements réalisés par les habitants sur ces terres avec

la construction de petites maisons pour la surveillance, d'autre part.

– la plupart des foyers d'artisans, plus aisés, embauchent des ouvriers du village ou de la

région pour s'occuper de la culture de leurs champs, ou un membre de leur famille élargie.

Cela leur permet à la fois de continuer à obtenir du riz et de conserver leur droit d'usage des

terres et de cumuler ainsi ces activités, artisanales et agricoles.

Dans la plupart des cas, les terres agricoles sont en effet considérées comme une assurance sociale,

une garantie d'avoir toujours une activité potentielle fournissant la base de l'alimentation. Il s'agit de

la principale raison qui explique que les artisans de Sơn Đồng ne revendent pas leurs terres et

souhaitent la garder, même s’ils ne la cultivent pas personnellement. La poursuite de quelques

activités agricoles permet en effet de conserver ces terres. De plus, la possession de carnets rouges –

titres de propriété foncière officiels – pour ces terres permet toujours de contracter des prêts à la

banque grâce à l'hypothèque des parcelles, d'être administrativement considéré comme des ménages

148

ruraux, et par conséquent d'avoir accès à des aides publiques différentes et plus avantageuses qu'en

tant que foyers artisans.

– Enfin, certains foyers conservent leurs terres mais ne les cultivent plus.

Ce dernier cas de figure est le plus intéressant et soulève un certain nombre de questions. Les

arguments avancés par ces foyers pour expliquer l'arrêt des cultures est que le système hydraulique

ne fonctionne plus et ne permet donc plus l'irrigation des parcelles. Ainsi, ces friches ne seraient

pas volontaires, mais résulteraient de facteurs extérieurs. Cependant, même s'il est vrai que le

système d'irrigation a parfois été endommagé par de nouvelles constructions, dans d'autres cas,

l'irrigation ne fonctionne plus uniquement parce que les habitants ont cessé de payer la coopérative

agricole, en charge de fournir des services hydrauliques. En outre, il apparaît que ces zones non-

cultivées sont essentiellement situées le long des voies de communication principales. Il semblerait

que ce choix de ne plus cultiver puisse également résulter d'une stratégie de la part des habitants,

qui demandent depuis des années le changement d'usage de ces terres, d'agricole à résidentiel.

L'obtention de ce changement pourrait donc être facilitée grâce à ce constat de terres impropres à la

culture, puisque non-irriguées et très polluées. La transformation de leur usage semblerait par

conséquent le choix le plus rationnel et adapté à cette situation.

Cependant, ces terres ne sont pas totalement laissées en friche. Ainsi, les terres de riziculture

contiguës aux routes des xóm Xa, Chiêu ou Rô sont occupées par de nouvelles constructions

illégales d'ateliers, allant de 200m2 à quelques mètres carrés uniquement. Dans le xóm Chiêu par

exemple, un artisan nous a expliqué qu'il occupait ces terres depuis 1998, après les avoir louées à

deux familles pour trente ans, sans changement de statut. Ce même artisan nous a confirmé qu'il

était tout à fait conscient de l'illégalité de son installation, mais qu'il ne craignait pas de sanctions

puisque le comité populaire avait entériné, officieusement, cet usage. Il semblerait que ces

autorisations officieuses du comité populaire soient à la fois dues au fait que les pouvoirs publics

comprennent le problème du manque d'espaces de production, et tolèrent donc un certain flou dans

l'utilisation des terres, et au fait que ces usages, illégaux, peuvent bénéficier à certains

fonctionnaires qui reçoivent une certaine somme d'argent tous les ans, pour « fermer les yeux ».

Cette production volontaire de la confusion dans la gestion foncière arrange ainsi pouvoirs publics

comme habitants.

Bien que l'usage des terres et l'occupation des espaces évoluent considérablement avec le

temps, les pratiques villageoises comme les décisions publiques, à la fin de l'année 2009, Sơn Đồng

comptait 51 hectares de terres résidentielles et toujours 203 hectares de terres rizicoles et était

149

composée de onze xóm, ou hameaux.

Malgré cette évolution morphologique, Sơn Đồng correspond toujours en partie à l'image

bucolique du rural vietnamien, présentant un patrimoine culturel et religieux préservé ou restauré, et

un artisanat beaucoup plus attractif que d'autres. Les attraits du village ont d'ailleurs été plusieurs

fois soulignés et reconnus pas les pouvoirs publics. Ainsi, Sơn Đồng a été choisi tout d'abord par la

province de Hà Tây pour promouvoir le tourisme dans les villages de métier, aux côtés de Phú

Nghĩa dans le district de Chương Mỹ, et de Chuông, par exemple, puis a été sélectionné par le

service du Commerce et de l'Industrie de Hà Nội pour organiser des excursions dans plusieurs

villages de la ville-province élargie, avec Bát Tràng ou Phú Vĩnh.

Conclusion

Sơn Đồng est donc actuellement marqué par un faisceau d'influences, endogènes comme

exogènes. Bien que le métier traditionnel ait repris et participe au développement du village dans

son ensemble, son organisation, son fonctionnement, son envergure comme son immobilisme font

craindre que cette activité ne puisse survivre à une économie de plus en plus libérale et à une

concurrence mondialisée. En outre, le village dans son ensemble est menacé par l'avancée de la ville

de Hà Nội, dont l'étalement a déjà auparavant détruit des communautés villageoises et leur artisanat,

transformant ces villages de métier en nouveaux quartiers urbains.

Cependant, malgré ces difficultés, les habitants de Sơn Đồng ont fait preuve, dans certains cas,

d'une capacité de résistance à des projets perçus comme injustes et dangereux, menaçant la survie

de leurs activités, et ont ainsi témoigné d'une réelle perception de leurs intérêts communs, qui

pourront lui être utiles dans cet avenir urbain promis.

150

CHAPITRE 6

ĐỒNG KỴ, DU COMMERCE DE BUFFLES À L'ÉBÉNISTERIE : UN MODÈLE DE CONVERSION INDUSTRIELLE ET DE PRÉSERVATION DE LA PUISSANCE VILLAGEOISE

À la différence de Sơn Đồng, le village de Đồng Kỵ s'est mué en village de métier à une

période récente. Entamée sous la période collectiviste, cette transition vers le métier d'ébénisterie

s'est principalement opérée depuis l'ouverture économique. Les succès de cette entreprise sont

néanmoins très importants et ont profondément remanié la structure tant économique que

morphologique du village. S'appuyant sur une tradition commerciale forte et sur des réseaux

politiques étendus, les villageois de Đồng Kỵ sont donc rapidement parvenus à reconvertir leur

capital commercial en capital artisanal, à prendre la tête du cluster du bois et à polariser emplois et

revenus d'un métier qui ne leur « appartenait » pourtant pas.

En outre, cet artisanat s'est progressivement industrialisé et mécanisé, grâce aux deux zones

industrielles du village, accroissant ainsi davantage le pouvoir économique, et par conséquent

politique, du village.

Ce chapitre vise à exposer cette évolution du village, d'un point de vue économique, avec ce

glissement des activités et la mise en place d'un cluster du bois à trois niveaux, d'un point de vue

morphologique et d'utilisation des espaces, avec la création des zones industrielles et de montrer

comment Đồng Kỵ est parvenu à conserver son pouvoir villageois et à demeurer le « village des

directeurs », au cours du temps.

I. Đồng Kỵ, le village de métier traditionnel du commerce

1. Un village ancien, combatif et « vertueux »

Đồng Kỵ, anciennement connu sous le nom de Cối, a officiellement pris ce nom pour la

première fois en 1435, dans le district de Đông Ngàn, province de Bắc Ninh sous l'empereur Lê Hy

Tông. Le village de Đồng Kỵ apparaît pour la première fois dans des textes anciens au XVe siècle,

dans les écrits de Nguyễn Trãi (Lê Hồng Lý 2000, cité par Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly, 2008).

D'autres recueils évoquent également la vie du génie tutélaire officiel du village, Thiên Cương De,

qui aurait vécu dans cette région durant le règne de la dynastie mythique des rois Hùng à la

151

préhistoire et aurait aidé à vaincre les envahisseurs Xich Guy, venus du nord de la Chine. Le 4

janvier lunaire célèbre d'ailleurs cet évènement et un festival des pétards est organisé, connu dans

toute la région pour son faste et son animation.

Le 4ème empereur de la dynastie des Nguyễn, Tự Đức (1829-1883) lui attribua durant son

règne le titre de village « de bonnes traditions », mỹ tục khả phong. La réputation de vertu et du

caractère spécial de Đồng Kỵ s'est poursuivi sous la révolution, où la pagode de Đồng Kỵ fut l'un

des refuges d'importants dirigeants du Parti et de la révolution, comme Trường Chinh, qui fut

Premier secrétaire du Parti et président du conseil d'État, Lê Quang Đạo, futur lieutenant général de

l'armée, président de l'Assemblée nationale, puis vice-président du Vietnam, ou encore Hoàng Quốc

Việt, l'un des fondateurs du Việt Minh, devenu par la suite président du Front de la Patrie du pays.

2. Pouvoir commerçant et dynamisme économique de Đồng Kỵ à la période féodale

Dès 1927, Đồng Kỵ était déjà peuplé par 2 049 personnes, la surface cultivée était de 154.2

hectares et les terres résidentielles de plus de 11 hectares.

Selon Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly (2008), avant la révolution de 1945, Đồng Kỵ était un village

prospère, avec des rues pavées, des maisons aux toits de tuile et des cours carrelées, à la différence

d'autres villages, aux maisons de bois et aux ruelles en terre. En outre, fondé au bord de la

rivière Ngũ Huyện Khê, un axe de communication important, les auteurs précisent qu'un marché

était déjà organisé six jours par mois et connaissait une activité animée, dans une région à l'époque

dominée par l'agriculture de subsistance.

Đồng Kỵ, à la différence de Sơn Đồng, était donc davantage caractérisé par son dynamisme

commerçant que par la présence d'un métier traditionnel, bien que des traces d'une activité

artisanale de tissage de coton existent dans plusieurs écrits, dont ceux de Gourou (1965) et qu'il est

avéré que certains hommes pratiquaient le métier de charpentier, parfois itinérant.

En outre, selon les enquêtes de Fanchette réalisées en 2006 et 2007142, un quart des foyers pratiquait

directement l'activité du commerce de buffles, utilisés comme bêtes de somme et pour la traction

attelée, tandis que d'autres villageois avaient développé une activité complémentaire

142 Nous tenons à remercier à nouveau Sylvie Fanchette de nous avoir transmis ses enquêtes de terrain brutes et de nous avoir autorisé à nous en servir.

152

d’affouragement pour le bétail ou de vente du fumier à destination des agriculteurs. Les

commerçants de Đồng Kỵ allaient acheter ces buffles dans les régions montagneuses du Nord

Vietnam143 puis les revendaient principalement au marché de Giau, dans la commune de Tân Hồng,

district de Từ Sơn.

Cette activité, rare dans la région, a permis un enrichissement important de plusieurs villageois, une

accumulation marchande et l'insertion de Đồng Kỵ dans des réseaux marchands dès la période

féodale.

À la période collectiviste, ce commerce privé est formellement interdit dans un premier

temps, puis réactivé par les pouvoirs publics, comme nous l'avons précédemment exposé, avec une

activité contrôlée par le comité populaire, mais organisée par les villageois.

3. Introduction du métier du bois et réorientation de l'économie villageoise

Dès 1968 cependant, deux anciens commerçants de buffles, Monsieur Quang et Monsieur

Ty, se mirent à acheter illégalement du mobilier en bois et des objets antiques à de riches hanoiens

et à les revendre à d'autres acheteurs. Puis, ces deux hommes se mirent à démonter ces armoires ou

meubles et à en faire localement des copies. Ne disposant pas des savoir-faire nécessaires à ce

travail d'ébénisterie, ils embauchèrent des artisans de Phù Khê et Thiết Úng notamment, dont le

métier traditionnel était justement le travail du bois, et commencèrent à former des villageois de

Đồng Kỵ à ce travail. En 1979, une centaine de producteurs de meubles d'art oeuvraient déjà dans le

village et certains étaient même partis exercer à Saigon, suite à la réunification du pays en 1975.

Cette activité du bois, bien qu'interdite à ces prémices, fut néanmoins formellement autorisée et

intégrée au sein de la coopérative artisanale à partir des années 70.

L'essor de ce nouveau métier ne se réalise néanmoins qu'au milieu des années 80, à la faveur des

mesures de libéralisation de l'activité domestique privée. On estime ainsi qu'en 1985, environ mille

villageois de Đồng Kỵ travaillaient dans ce secteur et étaient de plus en plus formés et capables de

produire par eux-mêmes, sans avoir besoin d'embaucher des artisans venus des villages traditionnels

du bois.

143 Provinces de Bắc Kạn, Cao Bằng, Lạng Sơn, Nghệ An et Thanh Hóa principalement

153

II. Le « village des directeurs, des milliardaires et de businessmen »144

1. Poids démographique et financier du village et prédominance de l'activité artisanale

Actuellement, Đồng Kỵ fait partie des villages de métier les plus riches et les plus

développés du delta du Fleuve Rouge. Fort d'une population de 14 126 habitants et 3 426 foyers lors

du dernier recensement en 2010, Đồng Kỵ est le cinquième phường le plus peuplé de la province de

Bắc Ninh, après Đình Bảng (17 209 habitants), Võ Cường (15 177 habitants), Đồng Nguyên (14

496 habitants), et Đại Phúc (14 235 habitants). Outre cette population locale, de nombreux ouvriers

ou artisans extérieurs viennent travailler à Đồng Kỵ : ainsi, selon la police locale, 230 cas de

travailleurs déclarés et possédant un permis de séjour de longue durée vivent et travaillent à Đồng

Kỵ, et environ mille travailleurs ponctuels ou réguliers viennent quotidiennement exercer dans le

village145. Enfin, Đồng Kỵ accueille régulièrement des acheteurs venus d'autres provinces ou d'Hà

Nội, non-répertoriés par la police locale, mais également des acheteurs chinois, demeurant souvent

une nuit sur place et qui sont par conséquent déclarés. À titre d'exemple, pour le seul mois de

novembre 2010, 176 client chinois étaient venus faire des affaires directement à Đồng Kỵ et étaient

restés plusieurs jours sur place.

Composé de sept khu phố et de deux zones industrielles, le village s'étend sur 330 hectares,

dont 212 hectares de terres agricoles146. Sa densité de population est très élevée pour un village qui

était toujours considéré comme rural jusqu'en 2008, avec 2 500 habitants au km2 (Dubiez et Hamel,

2009). En outre, le village bénéficie d'une localisation avantageuse puisqu'il est situé à proximité de

la route nationale 1A, au sud du village, du chemin de fer liant Hà Nội à Lạng Sơn et de la route

Nguyễn Văn Cừ, qui traverse le village du Nord au Sud et longe les nouvelles zones industrielles.

En 2010 , 2 216 entreprises étaient répertoriées à Đồng Kỵ, dont 74% étaient actives dans le

secteur de l'artisanat de production, 20% dans la vente de ces productions ou de matières premières,

de détail comme de gros, les 16% restants concernant l'hôtellerie-restauration, le transport ou la

144 Ce sont par ces termes que le village est décrit par les villageois d'autres communes, et par certains habitants de Đồng Kỵ eux-mêmes. La réputation de la puissance commerciale du village est ainsi reconnue par ces qualificatifs, tandis que l'absence de références à l'artisanat insiste sur l'inexistence d'ancrage historique et culturel du métier.

145 Entretien au comité populaire de Đồng Kỵ (2010)146 UBND Đồng Kỵ (2009), Báo cáo. Tình hình kinh tế - xã hội 6 tháng đầu năm nhiệm vụ giải pháp thực hiện 6

tháng cuối năm 2009 (comité populaire de Đồng Kỵ, Rapport sur la situation économique et sociale des 6 premiers mois de l'année, missions et solutions à réaliser pour les 6 derniers mois de l'année 2009)

154

construction147.

Les revenus globaux du village étaient en outre estimés à 700 milliards de đồng (33 millions USD)

pour la seule année 2009 et le PIB moyen par habitant de 50 millions de đồng par an, soit environ 2

372 USD148.

En conséquence, le budget du comité populaire de Đồng Kỵ est important : concernant les six

premiers mois de l'année 2009 par exemple, les recettes du phường ont été de 9,8 milliards de đồng

(environ 465 000 USD) et les dépenses de 3,6 milliards de đồng (171 000 USD).

Quant aux six derniers mois de l'année 2009, le conseil populaire estimait que les recettes seraient

en hausse, avec 11 milliards de đồng attendus (environ 522 000 USD), et prévoyait une

augmentation conséquente des dépenses du comité avec 10,2 milliards de đồng (484 000 USD), afin

de construire deux nouvelles maisons culturelles dans les khu phố Tư et Đồng Tiến notamment.

L'activité artisanale concerne directement, ou indirectement, environ 95% du village et

l'activité agricole y est donc très faible, en matière de revenus comme d'emplois. La plupart des

villageois de Đồng Kỵ louent en effet leurs terres agricoles et rares sont ceux qui la cultivent

directement, d'autant que les terres de Đồng Kỵ sont de qualité moyenne et que les dernières

récoltes ont été très mauvaises149, passant de 180kg de riz récoltés par sào à moins de 130 kilos. À

la location à des parents ou à des foyers extérieurs au village s'ajoute également l'embauche

d'ouvriers agricoles pour les récoltes, pour 150 000 đồng par sào récoltés (7 USD), ou pour le

désherbage d'une parcelle, rémunéré 80 000 đồng la journée (3,8 USD).

En outre, suite aux différentes extensions villageoises et à la construction des zones industrielles, la

surface de terres agricoles a fortement réduit et, actuellement, la coopérative estime que chaque

habitant ne dispose plus que de 140m2 de terres. Les terres de maraîchages ont quant à elle

quasiment disparu, transformées par les habitants en ateliers ou en nouvelles maisons, et l'élevage

est presque inexistant dans le village.

147 Rapport du comité populaire de Từ Sơn, bureau des statistiques, Tổng hợp số lượng cơ sở SXKD cá thể trên địa bàn xã phường (Synthèse du nombre d'établissements de production ou entreprises selon les différents secteurs d'activités) au 01/07/2010

148 Entretien avec le secrétaire général du Parti Communiste de Đồng Kỵ (2010)149 Récoltes de 2009 et 2010

155

Illustration 7. Images satellites de 2002 et 2008 de Đồng Kỵ

Source : Images Google Earth (2002 et 2008). Outre l'étalement des constructions résidentielles sur les terres de maraîchage des khu phố Tân Thành et Đồng Tiến et la construction de la 1ère zone industrielle, les khu phố historiques du village se sont également densifiés, tant par comblement des espaces interstitiels que par reconstruction des habitations, de maisons « rurales » à maisons « urbaines »

Enfin, les eaux étant extrêmement polluées, la qualité des récoltes est compromise, et plusieurs

habitants nous ont rapporté se fournir en riz dans d'autres villages, et revendre intégralement leur

production propre.

Ainsi, bien que 3 000 membres soient toujours inscrits au sein de la coopérative, l'activité artisanale

domine largement la structure économique du village150.

150 Entretien auprès du sous-chef de la coopérative agricole (2010)

156

2. L'ébénisterie de Đồng Kỵ: un artisanat coûteux et tourné vers l'exportation

Concrètement, les artisans de Đồng Kỵ produisent actuellement principalement du mobilier

d'inspiration chinoise, réalisé en bois précieux. Le bois utilisé à Đồng Kỵ diffère en effet de celui de

Sơn Đồng, puisque les meubles produits à Đồng Kỵ nécessitent un bois beaucoup plus dense, dur et

résistant. Les deux types privilégiés, et très coûteux, sont le palissandre (trắc), qui coûte 40 millions

de đồng par m3 (1 900 USD) ou l'ébène (mun), acheté 30 millions (1 425 USD). Sa provenance est

également diverse, certaines essences étant importées du Laos, d'autres de Malaisie, d'Indonésie ou

de certaines régions du Vietnam.

L'artisanat de Đồng Kỵ est en général très coûteux, ce qui explique que les particuliers soient assez

rares à se fournir en mobilier localement. En outre, le style de meubles produits, chaises, armoires,

lits, horloges ou vases, correspondent à des goûts particuliers, peu adaptés aux goûts des plus jeunes

ou des urbains. Le marché visé par Đồng Kỵ est donc davantage celui des administrations

publiques, pour les ensembles de chaises et tables, des particuliers fortunés, souvent ruraux, qui

continuent à vouloir des meubles « traditionnels », ou des clients étrangers. Cet artisanat est en effet

largement tourné à l'exportation, notamment à destination de la Chine, de la Thaïlande, du Japon et

encore de Singapour. Selon des chiffres de l'Asean Furniture Industries Council151, le Vietnam a

d'ailleurs exporté en 2012 pour environ 4,67 milliards de dollars de meubles, un chiffre en hausse de

19% par rapport à 2011, devenant ainsi le second pays de l'ASEAN en matière d'exportation pour

ces produits et le 6ème dans le monde. L'artisanat du bois, particulièrement mondialisé, est

néanmoins actuellement affaibli par la crise économique mondiale et par la baisse des commandes

chinoises, notamment. Ainsi, un article du journal Thanh Niên, très pessimiste, rapportait à la fin de

l'année 2009 que cinq millions d'emplois dans les villages de métier étaient menacés, suite aux

répercussions de la crise économique mondiale, selon l'Association des villages de métier du

Vietnam. En outre, le journal précisait que les villages de Bắc Ninh étaient particulièrement touchés

et que selon le service de l'Industrie et du Commerce de la province, des dizaines de milliers

d'artisans avaient perdu ou risquaient de perdre leur travail à Phong Khê, Đa Hội et Đồng Kỵ. À

Phong Khê uniquement, 500 entreprises avaient fermé cette année et l'article souligne que les

artisans de Đồng Kỵ ne parviennent plus à signer des contrats à l'exportation, avec la Chine et les

États-Unis principalement152.

151 Rapportés dans l'article « Vietnam among leading furniture exporters in ASEAN group » (le Vietnam parmi les principaux exportateurs de meubles des pays de l'ASEAN), in Saigon GPDaily (10.03.13)

152 Rapportés dans l'article « Five million craft-village employees could lose jobs: conference » (5 millions de travailleurs dans les villages de métier pourraient perdre leur emploi : conférence), in Thanh Nhiên, 14.02.09

157

Illustration 8. L'artisanat de Đồng Kỵ, ébénisterie et incrustation de nacre

Source : Fanchette (2006 ; 2009)

La fourchette de prix de ces produits est très étendue et dépend de la qualité du bois choisi,

de l'incrustation ou non des meubles en nacre, de la difficulté de la sculpture des décors et du type

de meubles.

Ainsi, un salon en bois de casse (muồng đen), comprenant quatre fauteuils, deux canapés et deux

158

petites tables coûte environ 20 millions de đồng, soit 950 USD153, mais peut atteindre actuellement

près de 150 millions de đồng (7 120 USD).

Un siège unique coûte quant à lui environ douze millions de đồng, dont dix millions pour le bois

(475 USD), un million pour la main-d'oeuvre (47 USD), un million de bénéfice net (47 USD) et

demande deux mois de travail.

Selon les estimations et les enquêtes de Fanchette, le prix des meubles décorés de nacre est

bien plus important et le coût de production de meubles est répartie d'une autre façon: 25% pour

l'achat du bois, 50% pour l'achat de nacre, venue de Chương Mỹ principalement, et les 25% restants

pour la main-d'oeuvre.

Quant aux vases, leur coût est d'environ 25 millions pour une paire (1 200 USD), engendrant un

bénéfice d'environ 5 millions de đồng, soit 240 USD (Hamel et Dubiez, 2008).

Bien que les ateliers les plus importants sachent produire l'ensemble de ces catégories de meubles,

ils ne connaissent et ne se spécialisent généralement que dans cinq à sept modèles.

La diversité de ces modèles, la spécialisation qu'elle requiert, ainsi que la multitude des

étapes nécessaires expliquent largement le modèle de production adopté à Đồng Kỵ, qui fonctionne

en cluster à plusieurs niveaux, selon le principe de sous-traitances multiples.

3. Đồng Kỵ, tête de pont d'un cluster du bois à trois niveaux

Au sein du village, de grands patrons propriétaires d'ateliers dans la zone industrielle ou le

long des routes principales embauchent et font travailler de multiples ateliers, dans le cœur

villageois par exemple, pour différentes étapes de la production : les étapes préliminaires, de

découpe grossière des morceaux de bois, ou des étapes finales, de ponçage par exemple. Le gros

œuvre, requérant des machine-outils imposantes, est surtout effectué dans leurs grands ateliers, ainsi

que les étapes plus techniques, demandant des savoir-faire spécifiques, ou que l'assemblage final et

la vente, dans leurs boutiques de bord de rue.

À l'échelle du district, Đồng Kỵ sous-traite certaines étapes ou achète directement des

produits finis aux proches villages, dont la spécialisation dans les métiers de la menuiserie et de

l'ébénisterie est antérieure. Ainsi, Đồng Kỵ se fournit à Phù Khê pour les lits, à Đông Anh et Mai

Động pour les armoires, à Kim Bảng et Kim Thiều pour les canapés, et à Tam Sơn pour les

tableaux. D'après les recherches de Fanchette, ce cluster de Đồng Kỵ fournissait déjà en 2002 près

153 Enquêtes Fanchette (2007)

159

de 4 000 emplois à ces villages, regroupait 1 805 entreprises et 109 établissements de fabrication de

meubles dont 14 compagnies privées, 30 SARL et 65 coopératives. À ces activités d’ébénisterie et

de commercialisation s'ajoute une intense activité de services au métier, à Đồng Kỵ principalement,

mais également à Trang Hạ, regroupé administrativement avec Đồng Kỵ dans la commune de Đông

Quang jusqu'en 2008, avec une centaine de magasins spécialisés dans la fourniture de matières

premières et de nombreux particuliers ou sociétés spécialisés dans le transport des marchandises.

Avec près de 250 structures de vente en 2010154, Trang Hạ continue donc, malgré la séparation

administrative, à participer au métier grâce à cette fourniture de services. Ceci montre la

perpétuation d'un système de production du temps de la commune, où Trang Hạ, produisant peu,

avait réussi à bénéficier de l'essor de Đồng Kỵ en lui fournissant du bois et en s'occupant en partie

de ces questions logistiques. Les chiffres sur le transport et le stockage renforcent d'autant plus cette

idée, avec 72 entreprises concernées à Trang Hạ, contre seulement 49 à Đồng Kỵ.

Carte 5. Relations au sein du cluster des meubles en bois de Bắc Ninh

Source : Dubiez et Hamel (2008)

154 Rapport du comité populaire de Từ Sơn, bureau des statistiques, Tổng hợp số lượng cơ sở SXKD cá thể trên địa bàn xã phường (Synthèse du nombre d'établissements de production ou entreprises selon les différents secteurs d'activités) au 01/07/2010

160

Enfin, le cluster de Đồng Kỵ a une dimension nationale et internationale rare pour un village

de métier. En effet, le village possède une annexe au Nord-Vietnam, une extension du village à la

frontière chinoise, dans le village de Pò Chài, véritable « village-marché » établi en 1991 où les

habitants de Đồng Kỵ possèdent des boutiques et vendent des meubles entiers ou des pièces

détachées. Les acheteurs chinois, qui sont généralement des commerçants et non des particuliers,

achètent ces produits bruts, sans vernis, les montent, les sèchent grâce à des machines coûteuses,

puis les exportent dans les pays tempérés. Dès sa fondation, plus de deux cent boutiques ont ainsi

été créées à Pò Chài par des artisans de Đồng Kỵ, qui sont généralement gérées par un membre de

la famille installé sur place. Cependant, depuis quelques années, des artisans de Phù Khê

notamment ont commencé à s'installer à Pò Chài et à prendre des contacts directs avec des clients

chinois. Ces derniers, comprenant que les véritables artisans sont dans ce village – Đồng Kỵ étant

davantage un village de commerçants – vont maintenant de plus en plus directement dans les

villages du cluster, afin d'éviter les coups supplémentaires liés aux bénéfices de « l'intermédiaire »

que représente Đồng Kỵ (Dubiez et Hamel, 2008). À terme, ces nouveaux réseaux pourraient être

préjudiciables à Đồng Kỵ, dont la Chine reste le marché principal.

Le village bénéficie néanmoins toujours d'une part de ses savoir-faire commerçants et de son capital

financier important, et d'autre part de conditions de production beaucoup plus favorables que les

autres villages du cluster. En effet, avec deux zones industrielles, Đồng Kỵ a largement pu

accroître son volume de production et mettre en place des systèmes plus mécanisés et modernes.

III. Les zones industrielles du village de métier de Đồng Kỵ : de la co-production locale à la privatisation d'un territoire

Malgré le dynamisme des entrepreneurs de Đồng Kỵ et leur capital financier et politique

important, le développement du métier demeure limité par de mauvaises conditions de production et

des espaces disponibles insuffisants. Le besoin en terres et en infrastructures, permettant

l'accroissement du volume de production et sa mécanisation, explique l'origine de la fondation des

deux zones industrielles du village.

1. La première zone industrielle, un élargissement intégré au village

La première zone industrielle de Đồng Kỵ, dont on peut voir les prémices sur l'image

satellite de 2002, correspond à cette première génération de zone d'élargissement villageois

161

coordonnée et appelée « zone industrielle du village de métier » (Khu công nghiệp Làng Nghề).

Précisons qu'au même moment étaient lancés les travaux d'élargissement de la route provinciale à

deux voies, longeant cette zone industrielle, et la construction du pont traversant la rivière Ngũ

Huyện Khê. Avant cette construction, Đồng Kỵ ne disposait pas d'un accès routier direct et était par

conséquent assez enclavé : à l'époque, les camions de marchandises ou de matières premières

comme les clients devaient passer par le district de Đông Anh et la commune de Vân Hà,

complexifiant et rallongeant ainsi les déplacements.

Quelques unes de ces zones ont été réalisées au début des années 2000 suivant les politiques

d'industrialisation de Bắc Ninh, avec l'accord des autorités supérieures, pour développer et

moderniser les villages de métier, sans que la puissance publique n'ait à financer directement ces

installations et sans avoir recours à des financements privés, à travers des entreprises. Il s'agissait

d'une version rurale, et d'envergure limitée, de l'idée « de l’État et du peuple qui travaillent

ensemble »155, c'est-à-dire que l’État, ici ses déclinaisons locales via les comités populaires,

fournissait les terres et contribuait administrativement, tandis que les habitants finançaient les

constructions, apportaient leurs fonds propres et leur force de travail. En outre, l'absence

d'investisseurs privés intéressés par ces projets à l'époque contraignait les autorités publiques, de

province notamment, à prendre largement en charge ces constructions. Avec la croissance

économique générale du pays et l'émergence de plus en plus d'entreprises privées, ces montages

financiers pour les zones industrielles n'ont plus cours et l'État s'est progressivement désengagé de

ces aménagements, au profit du privé156.

Afin de comprendre la démarche de la construction de cette zone et ses étapes, nous avons,

entre autres, conduits deux entretiens avec l'ancien président du comité populaire de Đồng Kỵ à

l'origine du projet et avec l'actuel chef du comité de gestion de cette zone, qui a également participé

à sa fondation.

La chronologie des événements suivante et les explications sur les objectifs de cette zone sont

principalement extraits de ces entretiens.

L'origine de cette zone et la mise en place du projet

Le but originel de cette zone était de permettre d'augmenter, pour certains foyers, la surface

155 Nhà nươc và nhân dân cùng làm156 Entretien au service de l'Industrie de Bắc Ninh (2010).

162

de production disponible, d'obtenir des ateliers plus adaptés, de moderniser leur activité, de dé-

densifier le cœur villageois et, en tous cas officiellement, de décloisonner les lieux d'habitat et de

production.

En effet, la majeure partie des artisans produisaient à cette époque dans leur cour, dans leur maison,

et leurs activités empiétaient largement sur les trottoirs. Nos intervenants ont cité l'année 1994

comme point de départ de cette utilisation massive des cours et espaces publics pour l'artisanat, sans

que nous n'ayons pu savoir si cela correspondait à un changement de politique quelconque. En tous

cas, suite à ce constat de mauvaises conditions de production, d'étroitesse et de pollution du lieu de

vie et d'entrave au développement économique, les pouvoirs publics commencèrent à envisager dès

1998 de transformer une vaste surface agricole en surface industrielle.

C'est à cette date que le président du comité populaire de Đồng Quang organisa une

première réunion de consultation et d'information, attirant environ 200 foyers, et proposa

l'établissement d'une première zone industrielle de 14 hectares, au sud du village. Cette réunion

avait également été l'occasion de consulter les artisans et de leur demander d'évaluer leurs besoins

en matière d'espaces de production, afin de calculer plus précisément quelle superficie globale était

nécessaire. Ces demandes n'ont cependant pas été totalement prises en compte, les pouvoirs publics

estimant que certains habitants avaient largement surestimé leurs véritables besoins, en demandant

par exemple 1 000m2.

Les autorités publiques se sont finalement arrêtées sur une superficie de douze hectares: d'après eux,

en créant une zone beaucoup plus grande les foyers n'auraient osé y participer, ne se sentant pas la

capacité financière ou productive pour y être « légitimes » et, en construisant une zone plus petite,

elle aurait été bien insuffisante.

Lors de la seconde réunion, afin de s'assurer du sérieux des artisans demandant de la terre et

de constituer un premier pécule pour lancer les travaux, il a été demandé aux foyers de fournir

des arrhes d'un montant de 20 millions de đồng (950 USD). Un premier écrémage s'est fait à cette

occasion, faute de capital pour certains et surtout par manque de confiance en ce projet. En effet, à

cette époque, le principe de louer de la terre résidentielle pendant une durée déterminée – ici 50 ans

– à l’État était très novateur. Les gens avaient l'habitude de ce procédé pour les terres agricoles, non

pour les terres résidentielles, qui, bien que propriétés officielles de l’État, sont de facto,davantage

perçues comme la propriété des habitants, hors gros projets nécessitant des expropriations. Selon

l'ancien président du comité populaire, la mentalité des gens était à ce moment différente et l'achat

était largement privilégié à la location, considérée comme plus versatile et facilement récupérable,

tandis qu'actuellement, les gens comprennent davantage la valeur réelle de la location officielle des

terres à l’État, quels que soient leurs usages.

163

En plus de cette somme d'enregistrement, les foyers ayant obtenu des parcelles ont du verser 250

000 đồng par m2 (12 USD), afin de dédommager les foyers expropriés de leurs terres rizicoles et de

contribuer à la viabilisation des terres et au financement des infrastructures. D'autres frais annexes

nous ont été rapportés pour de menus travaux et concernant des sommes bien moindres.

Concernant ces expropriations, certains habitants ont été dédommagés uniquement en argent, tandis

que d'autres foyers ont négocié l'obtention de parcelles équivalentes dans d'autres parties du village.

La « libération des terres », selon le vocable utilisé par les pouvoirs publics vietnamiens,

s'est apparemment plutôt bien déroulée et n'a pas généré de conflits, malgré des montants

d'indemnisation moyens, puisque ce projet avait un but collectif. En effet, cette zone concernait

potentiellement l'ensemble du village et de son développement, visant ainsi le bien commun. En

outre, il s'agissait d'un projet public, piloté par les pouvoirs publics, n'intégrant par conséquent

aucune visée commerciale ou privée. Nous reviendrons ultérieurement, dans notre troisième partie,

sur cette négociation et sur ce qu'elle révèle des partis pris des villageois et de leurs convictions.

La préparation du terrain a donc débuté en 2000 : les terres ont été remblayées, le système

d'irrigation réorganisé et les principales infrastructures, routières notamment, ont globalement été

achevées en 2002, date à laquelle les habitants ont commencé la construction de leurs ateliers sur

leur parcelle, avec leurs propres fonds.

Les loyers pour cette zone ont du à l'époque être payés en une fois, pour les cinquante ans,

représentant environ 400 000 đồng par m2 (19 USD). En revanche, les habitants ont pu choisir le

mode de paiement de leur taxe foncière, en versant l'intégralité de la somme pour le bail ou en n'en

payant que 50% à sa signature et la suite annuellement. A posteriori, ceux qui avaient fait le choix

de tout régler dès le début ont été avantagés, vu l'augmentation régulière de ces taxes foncières.

Typologie des foyers et organisation spatiale de la zone

La sélection des foyers éligibles s'est faite sur une question de moyens et de besoins mais

également sur des critères légaux et de formalisation de leurs activités. Ainsi ont été privilégiés en

priorité les entreprises constituées, les coopératives et les foyers de production officiellement

déclarés qui payaient leurs impôts. Le directeur du service de l'Industrie de Bắc Ninh nous a en effet

expliqué qu'il s'agissait d'un stratégie volontaire pour favoriser des acteurs économiques formels par

les pouvoirs publics. En pratiquant cette « sélection naturelle », il s'agissait d'encourager les

entreprises ou foyers ayant les meilleures capacités d'adaptation à un marché de plus en plus

concurrentiel, pouvant d'ores et déjà investir dans le développement de leurs activités, disposant de

164

réseaux commerciaux et d'une clientèle établie. Les plus petits artisans, au capital limité, à l'activité

informelle et aux perspectives de développement moindres ont donc été largement découragés,

voire interdits, de participer à cette zone industrielle.

Ainsi, sur les 235 « entités » sélectionnées, 165 sont des foyers de production déclarés et les

70 restantes sont des entreprises de type SARL. Cette zone a d'ailleurs été surnommée par plusieurs

artisans comme le village des giám đốc, c'est-à-dire le village des directeurs.

La typologie des artisans s'étant installés dans cette zone est assez simple: il s'agit

principalement de couples d'une trentaine ou quarantaine d'années avec enfants qui viennent d'une

famille d'artisans ayant réussi à développer leur capital économique et qui, avec l'aide de cette

famille, ont vu dans cette occasion l'opportunité de développer et de moderniser leur activité,

d'accroître leur visibilité grâce à la proximité de la route et de décohabiter de leurs parents ou autres

frères et sœurs, tout en gagnant un confort de vie non-négligeable, les maisons étant plus grandes,

plus modernes et correspondant davantage aux aspirations de vie de ces foyers.

Leurs usages de ces nouvelles parcelles ou bâtiments peuvent néanmoins différer: tandis que

certains ont totalement déménagé et se sont installés dans cette zone157, d'autres ont continué à

occuper leur ancienne maison comme lieu de stockage ou comme lieu de production de plus petites

étapes ou ont maintenu leur lieu de vie dans l'ancien village.

La provenance géographique de ces artisans est assez variée158, bien qu'elle révèle une

prédominance de foyers venant des xóm initialement les plus développés, majoritairement le long

des routes. Ainsi, sur les 235 entités sélectionnées, un certain nombre venait du xóm Bằng,

actuellement khu phố Thanh Bình, un des xóm les plus dynamiques et prospères puisque situé le

long de la route principale nord-sud, dans le prolongement de la route de la future zone industrielle.

Les habitants avaient donc déjà bien perçu les bénéfices de cette localisation et avaient pu s'enrichir

grâce à ces ateliers-boutiques: ils ont par conséquent été dans les premiers à faire savoir leur intérêt

pour cette zone.

Comme nous l'avons précédemment évoqué, les aménagements de cette zone industrielle ont

donc été entièrement financés par la cotisation des habitants ayant obtenu des parcelles, les pouvoirs

publics n'ayant investi que leur temps, leur capacité organisationnelle et leur soutien dans ce projet.

La participation des pouvoirs publics, en l'occurrence du comité populaire, a finalement été limitée

157 30% des foyers ont ainsi totalement déménagé, prêtant leur maison du coeur villageois à leur famille ou la louant à des ouvriers et foyers extérieurs (entretien auprès du chef du comité de gestion de la zone industrielle, 2010).

158 Entretiens auprès de quatre chefs de tổ liên gia de la zone industrielle de Đồng Kỵ (2010)

165

à la gestion et à l'organisation du projet, puisque aucun fond public n'a été engagé, autrement qu'à

travers les salaires des fonctionnaires ou des élus. Ainsi, le plan formel de la zone a été rédigé et

constitué par les services du district, tandis que le comité populaire de la commune a créée un

comité de gestion du projet, piloté par le président du comité populaire.

Enfin, le comité de gestion de la zone industrielle, tel qu'il existe à l'heure actuel, n'a été constitué

qu'en 2005.

La conception de ce plan a donc été faite conjointement, sans que les modalités exactes ne

nous soient connues, par les autorités de la commune, de district et par les habitants concernés.

Il apparaît néanmoins que le plan initial ait été commandé par le comité populaire de commune à un

cabinet d'architectes, contrôlé et validé par les services de la Construction du district, puis envoyé

au comité populaire de province, où les services de la Construction, du Cadastre et de l'Industrie ont

été chargés de le vérifier et de transmettre leur recommandation au président du comité populaire de

la province, signataire de cette autorisation et de la licence d'investissement. Le district a quant à lui

également été chargé de signer la décision de récupération des terres concernées.

Puisque l'un des objectifs principaux étaient initialement de séparer lieu de vie et lieu de

production, d'offrir plus de visibilité aux meubles et d'élargir la surface de production disponible, il

a été décidé de conserver le bord de route pour l'établissement de maisons de trois étages, dont le

rez-de-chaussée serait occupé par des boutiques d'exposition et les étages par le lieu de vie et de

reléguer les ateliers à l'arrière de cette zone. Les artisans avaient donc la possibilité de demander

deux parcelles: l'une pour la commercialisation, l'autre pour la production.

L'usage de cette zone en tant que lieu de vie n'a jamais été véritablement évoqué puisqu'il semblait

apparemment naturel, pour les artisans, de vivre à proximité de leur atelier ou dans leur boutique,

afin de surveiller leur production. Ces derniers se sont manifestement appropriés cette zone et son

usage en s'y installant d'office, profitant du flou laissé par les plans et par l'attitude passive des

pouvoirs publics sur cette question. Il ne s'agit donc pas d'une zone industrielle comme nous

pourrions l'entendre dans l'acception occidentale du terme, mais plutôt d'un élargissement du

village, où les pratiques sont finalement assez similaires à celles du cœur villageois ancien.

En outre, la qualification même de ces zones en vietnamien, Cụm/Khu công nghiệp Làng Nghề,

signifiant zone industrielle des villages de métier, fait référence au làng, au village donc, sous-

entendant que ces zones sont des extensions villageoises, des composantes de ces villages. À

l'inverse, les parcs et zones industriels, correspondant davantage à l'acceptation occidentale, sont

nommées différemment : cụm công nghiệp - « site » industriel, pour les petites zones, ou khu công

166

nghiệp- zone industrielle, lorsque leur envergure est plus importante. Il existe donc une distinction

de termes concernant ces zones, qui soulignent et révèlent leur distinction d'usages et de

fonctionnement159.

Enfin, davantage de « laissez-faire » quant à cette occupation résidentielle de certaines zones

industrielles peut être constaté dans les villages aux activités moins polluantes et nocives pour la

santé, comme l'artisanat du bois.

Cette zone industrielle est également divisée en fonction du type de structures de production:

ainsi, les entreprises sont principalement situées le long de la route, emplacement le plus favorable,

tandis que les foyers producteurs sont relégués en arrière plan.

L'attribution des parcelles a été faite en fonction de la nature des producteurs et, ensuite, par tirage

au sort dans les zones concernées.

Il est par conséquent arrivé qu'un foyer obtienne une parcelle de vente-habitation dans une sous-

division de la zone et une parcelle de production dans une autre, rendant ce système peu efficace.

Quelques échanges ont cependant été effectués afin de rapprocher ces deux parcelles,

essentiellement au sein de familles ou de lignages.

Les parcelles réservées aux foyers avaient une dimension standard: 45 mètres de long pour 6

à 8 mètres de façade, rappelant dans cette forme les maisons tubes vietnamiennes plutôt que les

villas occidentales. Ces lots pouvaient cependant être divisées en deux, avec une cour centrale

séparant lieu de vie et lieu de production. Ces parcelles, en longueur, avaient ainsi pour objectif de

permettre d'avoir deux entrées distinctes, sur deux rues, permettant un accès plus aisé et une plus

grande visibilité.

Afin de réduire le coût total de construction de cette zone, les ateliers ont été construits et

payés par les artisans eux-mêmes. Ceci avait également pour objectif de les laisser choisir de façon

autonome une construction, atelier ou maison-commerce correspondant à leurs besoins réels, plutôt

que d'imposer un modèle unique. Cependant, la régularité et l'harmonie de cette zone industrielle, et

surtout de sa façade sur la route principale, sont frappantes. Il semblerait que le président du comité

populaire de l'époque ait proposé un modèle de maison sur quatre à cinq étages, avec un rez-de-

chaussée consacré à l'exposition des produits, et que la majorité des artisans s'en soit inspirée pour

159 Dans la suite de notre dissertation, nous utiliserons le terme de zone industrielle pour faire références à ces zones industrielles des villages de métier, aux usages mixtes, et utiliserons le terme parc industriel pour nous référer aux « véritables » zones industrielles, d'une grande superficie, accueillant de plus grosses entreprises, parfois internationales, embauchant des ouvriers extérieurs et n'ayant pas de lien direct de production avec les villages de métier.

167

leurs constructions. De plus, ces plans avaient été établis pour correspondre aux exigences de la

province, afin de faciliter l'obtention du permis de construire. Ainsi, d'un bâtiment à un autre varient

la décoration de la façade, parfois très chargée, ou la couleur des murs, bariolés et qui participent, à

Đồng Kỵ comme à Hà Nội, à la disneylandisation du bâti et de « la ville ».

Le fait de laisser les habitants construire eux-mêmes leur atelier leur a également permis de

gérer leur capital, leur budget, et de ne pas avoir à subir la pression financière des échéances de

paiement, indépendamment de la diminution des coûts, gagnés sur la qualité des bâtiments, ou sur

l'aide d'une main-d’œuvre familiale.

Le maintien de la production dans le cœur villageois pendant la construction de ces ateliers a donc

été rendu possible par ce mode de financement et par l'étalement de la durée des constructions: les

artisans, en fonction de leur revenus, de leur besoin de mobiliser leur capital pour l'achat de bois et

la réponse à des commandes, entre autres, ont ainsi différé les investissements dans la zone

industrielle selon leurs capacités. En outre, il était très difficile d'emprunter à la banque à l'époque et

les artisans ne pouvaient que mobiliser leur épargne ou des fonds familiaux.

Les limites de cette action d'aménagement : de nombreux exclus et son caractère exceptionnel

Enfin, bien que cette zone soit actuellement bien perçue de tous, pouvoirs publics comme

habitants, certains points de vue contradictoires et tensions nous ont néanmoins été rapportés.

Tandis que les responsables actuels ou passés de cette zone nous ont indiqué le succès de ce projet,

le fait qu'il ait satisfait la grande majorité des artisans intéressés et que l'information ainsi que la

mise en place du projet aient été très démocratiques, publiques, claires et respectueuses des

habitants, appliquant ainsi une certaine forme de démocratie procédurale, d'autres personnes

rencontrées ont souligné le fait que plusieurs artisans n'aient pu obtenir de terres, et surtout que

l'information ait été dissimulée excluant, de fait, les « non-informés ». L'idée sous-tendue ici est que

certains artisans aient été favorisés pour l'obtention de ces terres, sans que nous sachions

précisément sur quels critères, et que d'autres aient été volontairement exclus du projet. Ainsi, aux

foyers les plus pauvres exclus d'office de cette zone s'ajoutent un certain nombre d'artisans, moins

connectés aux sphères du pouvoir politique comme économique, qui n'ont été informés qu'a

posteriori de la constitution d'une telle zone.

Les justifications avancées par les responsables de cette zone face à ces critiques s'appuient

sur la jalousie et les regrets qu'ont pu ressentir, selon eux, les artisans qui se sont retirés du projet

lors de la demande du versement des premières arrhes ou qui ne se sont jamais vraiment renseignés

sur ce projet. Les regrets viendraient donc du constat de l'activité florissante des artisans implantés

168

dans la zone et également de la hausse majeure du prix des terrains et du bâti sur place, qui serait

passé de cent millions de đồng (4 745 USD) pour une parcelle au moment de la construction à trois

ou quatre milliards de đồng en 2010 (de 142 000 à 189 000 USD).

La plupart des villageois s'accordent néanmoins pour dire que cette zone a eu des effets

bénéfiques sur l'ensemble du village et sur son développement, cœur ancien comme élargissements

périphériques extérieurs plus récents. En effet, beaucoup reconnaissent que l'activité du village s'est

développée, modernisée et internationalisée grâce à cette zone, qui a permis d'accroître la

production et de lui donner davantage de visibilité. En outre, le caractère public de cette zone, sa

gestion similaire à un khu phố et son intégration au village renforcent l'idée d'une extension du

village, plutôt que d'une zone marginalisée, extérieure et privée, comme la zone ITD peut être

perçue.

Les reproches ou regrets principaux, largement partagés par les habitants comme par les pouvoirs

publics, sont une superficie qui s'est révélée bien inférieure aux besoins, des routes trop étroites, un

manque d'espaces verts et des structures de service encore limitées160.

Enfin, ce compromis entre zone de production et lieu de vie, accepté à l'époque, est de plus

en plus remis en question actuellement, puisque les pouvoirs publics nationaux préfèrent séparer ces

deux activités, avec d'un côté des zones industrielles modernes et closes, et de l'autre de nouvelles

zones résidentielles.

Évolution actuelle de la zone et organisation politique et gestionnaire

Actuellement, d'après le rapport sur le « résultat de la gestion du cụm công nghiệp de

production des produits en bois et des objets d'art pour 2009 », la zone industrielle de Đồng Kỵ,

d'une superficie de 12,26 ha dont 96% occupés et bâtis, hébergent 71 entreprises (doanh nghiệp) et

178 foyers.

Par conséquent, 1 200 personnes y séjournent de façon légale, régulière et à long terme, et 924

personnes ont un titre de séjour provisoire, essentiellement des ouvriers venant d'autres districts ou

provinces. Enfin, environ 300 artisans viennent y travailler quotidiennement, avant de repartir dans

leur village la nuit venue, et ne sont donc pas formellement enregistrés auprès de la police locale.

En outre, le nombre de visiteurs étrangers a largement progressé, notamment les visiteurs chinois,

qui ont augmenté de près de 60% par rapport à l'année 2008, confirmant l'orientation du marché

vers l'exportation et la diminution de la part du marché domestique dans les ventes du village.

160 Les habitants regrettent par exemple de ne pas avoir de marché alimentaire à proximité.

169

L'organisation administrative de cette zone est globalement calquée sur l'organisation des

communes villageoises. Ainsi, cette zone est composée de plusieurs tổ liền già (littéralement groupe

de foyers contiguës), sept au total, constitués en 2006 par le cadastre du district en coordination

avec la commune qui sont soit composés d'entreprises, dans les zones réservées à celles-ci,

notamment au bord de la route, soit de foyers, à l'arrière de cette zone.

Les foyers sont ainsi essentiellement répartis dans les zones B1 et B2/3, tandis que les entreprises

de plus grande envergure sont davantage localisées dans les zones « A », A1 et A2 en particulier. Le

tổ liền già A1 comprend par exemple 27 foyers-entreprises, constitués en SARL, installés le long de

la route provinciale, l'axe principal de circulation de Đồng Kỵ et occupent les emplacements les

plus favorables pour le commerce et la visibilité.

Le tổ liền già A3-A4 accueille quant à lui 45 foyers, tandis que 54 foyers vivent dans le tổ liền già

B1. Ces derniers ne se sont pas constitués en entreprises, mais sont déclarés en tant que foyers-

producteurs.

Suivant les principes gestionnaires du cœur villageois, tous les tổ liền già ont a leur tête un chef élu,

chargé de gérer les tracas quotidiens - assurer le changement des ampoules défectueuses par

exemple, et veiller au bon fonctionnement de leur îlot.

Enfin, des repas communs sont organisés chaque année au sein des tổ liền già, afin de faire en sorte

que les voisins se rencontrent davantage et puissent tisser des liens, comme dans les khu phố du

village ancien.

Outre ces ateliers, boutiques et maisons, de petits emplacements servant à la vente de bois

ou à des petits commerces, d'outillage par exemple, ont été autorisés dans cette zone: appelés cầu

chợ, ces 45 lieux de vente avaient obtenu une autorisation d'exploitation renouvelables de six mois,

en attendant la pérennisation d'un marché, en échange d'un loyer de 20 000 đồng (environ 1 USD)

par mois.

D'autres petites parcelles vacantes ou jamais construites et occupées avaient également été

provisoirement louées à des habitants pour fournir des services jusqu'à la fin de l'année 2010 sans

que nous ne sachions si ces autorisations ont été renouvelées: 50m2 consacrés à la création d'une

station de pompage, pour 6 millions de đồng annuels (284 USD), 70m2 avec un usage inconnu pour

5 millions de đồng (237 USD) et, enfin, une petite banque installée sur 23m2 pour 1,5 millions de

đồng par an (71 USD).

Un marché de bois, informel mais toléré par les autorités publiques comme par le comité de gestion,

a lieu tous les jours dans le tổ liền già B1 à partir de 16h30.

Du point de vue des futurs aménagements de la zone, le comité de gestion a fait une demande

170

auprès du comité populaire pour la création d'un parking de 50m2, en récupérant la surface occupée

actuellement par deux cầu chợ.

D'autres parcelles sont également occupées, mais leur usage travesti ne respecte pas « l'objectif

fixé » pour les pouvoirs publics et le plan de cette zone. Ainsi, quatre personnes sont mises en cause

dans ce rapport, qui exploitent leurs parcelles pour y établir une auberge (nhà nghỉ), un hôtel, un

café et, enfin, un terrain de badminton.

Ces activités sont cependant tolérées puisqu'elles répondent à des besoins et des services réclamés

par les habitants pour faciliter leur vie et leur activité commerciale. Le comité de gestion a par

conséquent fermé les yeux sur ces usages et est en train d'aider à mettre en place une procédure de

régularisation, pour que ces services puissent obtenir un permis officiel d'activité.

Globalement, d'après nos entretiens, l'occupation de cette zone est assez stable, et les

artisans restent dans leurs ateliers, revendent peu leurs parcelles, à moins de problèmes financiers

importants et d'être contraints à vendre et déménager. Le chef de gestion de cette zone estime à

environ 10% le nombre de revente ou location.

La revente peut cependant être très avantageuse pour des artisans à l'activité peu florissante, puisque

le mètre carré en bord de route en 2009 était estimé à 40 millions de đồng (1 898 USD), tandis que

les ateliers en arrière-plan atteignaient tout de même 15 millions/m 2 (712 USD).

Outre l'échelon de gestion des tổ liền già, l'administration de la zone est principalement

assurée par un comité de gestion. Fondé en 2005 par le comité populaire de Đồng Quang, ce comité,

comme la zone qu'il gère, est officiellement sous la direction du Comité de gestion des zones

industrielles de Từ Sơn. Néanmoins, afin de faciliter les échanges et le contrôle quotidien des

activités, c'est principalement le comité populaire du phường qui gère cette zone, surtout que son

siège est actuellement au cœur de la zone industrielle, rendant plus pertinente l'attribution de cette

charge de surveillance à cet échelon.

Ce comité de gestion comprenait à l'origine cinq membres, bien qu'il ne soit actuellement composé

que de trois membres, deux ayant démissionné. Le comité explique d'ailleurs ses échecs ou

difficultés par ce manque de personnel, estimant que leur efficacité s'en trouve ainsi limitée.

Ce comité n'est pas rémunéré sur le budget d’État, mais dispose de plusieurs sources de revenus,

dont la cotisation des habitants et les taxes de 50 000 đồng prélevées sur chaque camion entrant et

transportant du bois (2,4 USD), qui permettent de récolter environ 600 000 đồng par mois (28

USD). En outre, sachant que ce budget vise principalement à couvrir les salaires des membres du

comité, et non à réaliser des investissement ou à rendre des services publics, absents de la zone, le

171

comité populaire de Đồng Kỵ ne lui verse aucun budget.

Le chef du comité est quant à lui rémunéré à hauteur de 540 000 đồng par mois (26 USD) et les

deux autres membres à 456 000 đồng (22 USD).

Ce comité s'occupe de la gestion de base de la zone, des questions relatives à l'hygiène, à la

sécurité, à l'entretien et à l'amélioration des infrastructures ainsi qu'à différents services de base,

l'eau et l'électricité notamment.

Sur la question des infrastructures justement, l'eau est principalement fournie grâce à l'installation

d'une pompe et d'un filtre pour les nappes phréatiques, à 60 mètres de profondeur. Cette station de

pompage ne répond cependant pas aux besoins des habitants, en particulier en terme de qualité.

Trente-cinq familles ont donc cessé de s'approvisionner avec cette eau et sont passées à « l'eau

propre », autrement dit au forage de puits particuliers et à l'achat de bidons d'eau potable. Le

volume d'eau utilisé et payé par les habitants a ainsi diminué de 40% pour la seule année 2008,

posant la question de la pérennité et de la viabilité de cette station de pompage et de filtrage locale.

Au moment de la rédaction de ce rapport, des solutions d'approvisionnement alternatives étaient

envisagées avec l'aide du district et de la société de filtrage de Từ Sơn.

Quant à l'électricité, elle est depuis récemment fournie par une entreprise semi-publique de Từ Sơn,

plus fiable et efficace que l'électricité villageoise161. Le cœur villageois est en effet soumis à de très

régulières coupures d'électricité, parfois pour plusieurs matinées d'affilée, entravant donc largement

l'activité de sculpture du bois, qui requiert l'utilisation de machine-outils.

Et bien que les coupures soient tout de même fréquentes, au plan national comme local, ce nouveau

contrat avec une société de Từ Sơn a permis l'amélioration de l’approvisionnement en électricité.

De même, le comité de gestion de la zone a contracté un nouveau contrat avec une société

de nettoyage du district, la société de l'environnement de Từ Sơn, une entreprise publique, puisque

la société précédente ne remplissait pas son contrat et que les ordures s'amoncelaient régulièrement.

Les autres problèmes liés au dépôt sauvage de déchets de toute sorte sur les trottoirs ou dans les

rues sont également évoqués et placés sous la responsabilité des chefs de tổ liền già, le comité de

gestion de la zone ne pouvant pas s'en charger, occupé ailleurs.

Ce rapport mentionne également les réparations effectuées par le comité de gestion, avec la

réparation de poteaux électriques ou le nettoyage de la station de pompage par exemple.

161 Dans le centre villageois, l'électricité est fournie par les réseaux de distribution gérés et entretenus par le comité populaire de Đồng Kỵ. De nombreux villageois sont également équipés de générateurs, afin de pallier les nombreuses coupures de courant. En souscrivant un contrat directement à cette compagnie de Từ Sơn, l’électricité est directement acheminée par les réseaux du thị xã et la maintenance est également opérée par cette entreprise, plus « professionnelle » et fiable.

172

Enfin, concernant les questions de sécurité et les problèmes de circulation, le comité de

gestion souligne que quelques foyers demeurent récalcitrants et continuent d'occuper l'espace public

pour l'entrepôt de bois ou pour les activités de ponçage des meubles, alors que ces usages sont

interdits. Dix-huit procès verbaux ont ainsi été établis par le comité, qui sembleraient avoir dissuadé

certains habitants de se livrer à ces pratiques, puisque l'appropriation des trottoirs pour une

utilisation privée a fortement diminué, de moitié, en 2008.

D'autres infractions sont répertoriées, dont des vols, en baisse cependant depuis le changement de

statut administratif et l'arrivée de policiers professionnels.

Toutes utilisations illégales ou hors usage des terrains ne sont cependant pas sanctionnées:

en témoignent ces petits cầu chợ que nous avons précédemment évoqués, qui visent à palier le

manque d'aménités de base de la zone industrielle, dépourvue de marché alimentaire, de petites

épiceries ou de petits services, ou encore le parking situé en face de l'actuel siège du comité

populaire, libéré le matin pour permettre aux habitants de faire leur gymnastique quotidienne.

Pour conclure, cette « zone industrielle du village de métier » est donc largement assimilable

à une zone d'extension villageoise, puisque ses usages, son fonctionnement, sa gestion

administrative et mêmes ses évolutions la rapprochent progressivement des khu phố du village

ancien.

173

Illustration 9. Les deux « zones industrielles » de Đồng Kỵ, des extensions résidentielles du village de métier

Source : Fanchette (2009; 2010), auteur (2011)

2. La zone ITD, modèle de zone exogène et conflit foncier

La seconde zone industrielle de Đồng Kỵ, appelée « zone ITD », du nom de son investisseur,

est perçue comme étant très différente.

Bien que toujours en cours de construction, une partie de cette zone est néanmoins déjà aménagée,

ce qui nous a permis de mener des enquêtes auprès de certains de ses habitants, de la société ITD,

ainsi que des pouvoirs publics des deux phường concernés par cette zone, Đồng Kỵ et Trang Hạ.

L'opposition des habitants et le blocage des expropriations

L'origine de cette zone remonte à l'année 2003, bien que la constitution du projet, son

acceptation et sa mise en œuvre ont connu d'importantes difficultés et retards, expliquant son

inachèvement actuel.

174

Dans ce cas également, la chronologie des événements et les faits rapportés découlent uniquement

de nos entretiens, aucune étude ou rapport n'ayant été mené sur cette zone.

À l’initiative de cette zone était l'ancien président du comité populaire de Đồng Quang, également

responsable de la première zone industrielle. Fort du succès de cette première expérience, mais

conscient de son emprise spatiale limitée, ce président a ainsi décidé d'établir un nouveau plan pour

transformer cette fois 29,5 hectares de terres agricoles, situées en face de la première zone.

Sur cette superficie totale, 20 hectares empiétaient sur le territoire de l'actuel phường Trang Hạ et

les 9,5 hectares restants se trouvaient dans les limites administratives de Đồng Kỵ.

À cette annonce, une société hanoienne, ITD, a contacté le comité populaire de la commune,

et, suite à une étude menée par un cabinet d'architectes et d'urbanistes canadiens, a formulé un

projet. Celui-ci proposait une autre zone industrielle mixte, mêlant artisanat et habitat, avec des

parcelles de plus grande taille, de 480m2 au minimum. En outre, cette compagnie évoquait une

dimension plus environnementale et sociale visant à aider à combattre la pollution du village de

métier et à soutenir le développement de ce village. Ainsi, tandis que 65% de la superficie totale de

la zone devait être consacrée aux ateliers, maisons ou boutiques, les 35% restants devaient être

réservés aux espaces verts et aux routes. La zone étant inachevée, il nous est impossible de savoir si

ce plan sera respecté dans le futur. Mais selon nos premières observations, les espaces verts ou

publics sont très rares et les routes sont en général trop étroites pour une zone industrielle et pour

permettre le transport des marchandises ou matières premières, donnant à cette zone un caractère

bien plus résidentiel qu'industriel.

Malgré cette volonté affichée et le discours teinté de philanthropie avancé par cette société,

la zone ITD a immédiatement attiré la colère des habitants.

Le premier argument opposé est qu'il s'agissait d'un projet privé, à but lucratif et commercial, érigé

par certains membres du comité populaire sans consultation ou implication des habitants.

Le second argument tenait à la faiblesse du montant des expropriations proposées, et en particulier à

la distorsion flagrante entre le tarif du dédommagement et celui de la revente. Ainsi, suivant la grille

de prix fixée par la province de Bắc Ninh, ces terres devaient être expropriées à hauteur de 28

millions de đồng par sào (1 326 USD pour 360m2). Les chiffres avancés étant souvent sujets à

caution ou à des variations, nous pouvons néanmoins estimer qu'à cette époque étaient proposés

environ 80 000 đồng (3,80 USD) par m2 expropriés. Or les premiers tarifs de revente évoquaient un

prix de 2,3 millions à 5 millions de đồng par m2 (109 à 237 USD) pour le sol « nu ». Ce prix

comprenait des terres à l'usage administrativement modifié et viabilisées par les travaux

d'aménagement de la société.

175

De nombreux habitants se sont donc opposés au projet, au motif qu'il ne visait pas à soutenir

le développement du village, de très nombreux artisans ne pouvant absolument pas envisager de

louer de la terre dans cette zone, mais avait pour unique but d’enrichir l'investisseur sous des

prétextes fallacieux. Cet investissement a ainsi été perçu comme un commerce de terres et non

comme un projet de développement.

En outre les personnes directement concernées par les expropriations ne voulaient pas être

dépossédées de leurs terres, qui continuaient à être cultivées et à leur assurer subsistance alimentaire

et sécurité financière.

Des « terres de 10% » ont néanmoins été accordées, sans que nous ne sachions réellement à

qui elles ont été attribuées162. Dans de nombreux projets en effet, et avant le changement de loi

nationale et la résolution 69, 10% de la superficie d'un projet industriel ou résidentiel devait être

conservé et donné à louer aux habitants expropriés, sous la forme de petites parcelles non bâties

mais avec un statut de terres résidentielles, et non agricoles. Dans le cas de cette zone, la province a

décidé de transformer l'équivalent de 10% des terres expropriées aux villageois de Trang Hạ, deux

hectares, sur des terres communales faisant face à l'université du sport, le long de la route principale

et non sur les terres de la zone industrielle. Ces parcelles sont actuellement majoritairement

occupées par des artisans de Đồng Kỵ, qui y ont implanté des ateliers et des boutiques, dans le

prolongement de la première zone industrielle. Nous pouvons donc supposer que les villageois

expropriés ont préféré vendre ces parcelles à des artisans de Đồng Kỵ, faisant une plus-value

importante puisque ces terres, avantageusement situées, peuvent se vendre jusqu'à 20 millions par

m2 (950 USD).

Outre ces conflits liés aux expropriations, la méthode employée pour mettre en place ce

projet a été très critiquée. En effet, plusieurs personnes nous ont rapporté que l'attitude du président

du comité populaire de l'époque avait cristallisé le mécontentement populaire. Critiqué pour son

autoritarisme et son paternalisme163, l'ancien président a apparemment décidé ce projet sans

consultation, en refusant même d'organiser une réunion d'information, et de très forts soupçons de

corruption ont pesé sur lui. En effet, afin de convaincre les autorités populaires du niveau supérieur

d'accepter ce projet, il aurait sciemment menti sur la qualité des terres à transformer, arguant que

162 Le foncier et l'attribution des terres sont des sujets particulièrement sensibles, soulevant des problèmes de corruption, de favoritisme et d'injustice. Dans ce cas précis, nous n'avons été en mesure d'obtenir des réponses précises lors de nos enquêtes.

163 En vietnamien, l'adjectif utilisé est « gia trưởng » qui signifie à la fois autoritaire et patriarche, et qui est utilisé pour qualifier un père de famille strict et non consensuel.

176

leur rendement agricole était très faible, alors que plusieurs personnes nous ont affirmé que ces

terres faisaient partie des plus fertiles de la commune et permettaient jusqu'à trois récoltes par an.

Face à la colère des villageois, ce président a d'ailleurs été licencié pour faute grave et demeure

dans l'esprit de nombreuses personnes comme quelqu'un de compétent et visionnaire, mais qui a

cédé au chant des sirènes de l'argent et surtout de l'autoritarisme.

L'attitude du président, qui semblait considérer les villageois comme incapables de voir

l'intérêt d'une telle zone, est en cohérence avec des critiques formulées par la société ITD pour

expliquer les retards de construction et les ratés de leur zone industrielle, à vocation « écologique ».

En effet, la directrice de cette société a insisté sur l'incompétence du comité populaire remplaçant,

peu efficace et d'un niveau d'éducation « moyen » et sur l'entêtement des habitants à construire des

maisons selon leurs propres plans, ne respectant pas leurs idées de circulation de l'air, ou leur

utilisation abusive des routes, certaines étant réservées au transport de matières premières et

marchandises, d'autres à la circulation des habitants uniquement.

Finalement, cette opposition des habitants a conduit le projet dans une situation de blocage,

et dans une situation paradoxale. En effet, après l'approbation de la licence d'investissement par le

comité populaire de Bắc Ninh et la délivrance d'une autorisation de récupération et transformation

des terres, que le niveau du district a été chargé d'appliquer, seules les terres des habitants de Trang

Hạ ont été récupérées ainsi que les quelques parcelles appartenant aux membres du Parti

communiste de Đồng Kỵ, obligés de montrer l'exemple. Il semblerait que sous pression des

autorités supérieures, les villageois de Trang Hạ, moins concernés par cette zone industrielle car

rarement engagés dans l'artisanat, aient fini par céder et accepter les indemnités proposées par ITD.

Cela leur a permis d'obtenir rapidement un capital pour investir dans d'autres activités, les services

se développant fortement dans ce village, tandis que d'après un fonctionnaire du comité populaire

de Bắc Ninh, les habitants de Đồng Kỵ sont riches et ont par conséquent moins besoin de liquidité

pour vivre et faire fonctionner leurs activités.

Un effet d'entraînement s'est par ailleurs fait sentir : tandis que se montait une coalition de

villageois de Đồng Kỵ opposés à l'expropriation faisait front commun, quelques habitants de Trang

Hạ ont tout d'abord cédé, fragilisant les possibilités d'action collective et conduisant à ce que tous,

progressivement, acceptent la récupération de leurs terres.

En outre, les villageois de Trang Hạ n'ont pas les mêmes moyens de pression que Đồng Kỵ ,

dont le poids démographique, économique et politique est bien plus important. De plus, plusieurs

fonctionnaires nous ont expliqué que la suspension des expropriations avait également été liée à un

calendrier sensible. En effet, le plus gros de cette crise s'est déroulée en 2009, peu de temps avant

177

que ne soient organisées des élections, pour l'Assemblée Nationale comme pour les conseils

populaires à tous les échelons. Devant l'opposition des habitants et l'absence d'urgence de

réalisation du projet, il a été décidé de ne pas faire usage de la force publique pour la libération des

terres, qui aurait pu aboutir à un conflit violent, potentiellement médiatique, et peu flatteur pour les

autorités publiques dans ce contexte électoral.

En outre, le comité populaire de l'époque était un comité populaire provisoire et incomplet,

puisque la séparation administrative de la commune de Đồng Quang en deux phường, Đồng Kỵ et

Trang Hạ, venait d'avoir lieu. La mise en place de mesures fortes, comme la reprise de terres, dans

ce contexte était par conséquent difficilement envisageable, la légitimité des prises de décisions de

ce comité amputé d'une bonne partie de ces membres n'étant plus assurée.

Du rejet de la zone à son utilisation

Le dernier « paradoxe apparent » est que, bien que les habitants de Đồng Kỵ se soient très

largement mobilisés contre la construction de cette zone, ils sont les seuls à y avoir acheté des

parcelles et à s'y être installés à partir de 2009. En effet, aucun habitant de Trang Hạ y n'y a investi,

faute de moyens ou d'intérêts, et seules quelques personnes venues d'autres villages s'y sont

implantése, mais en ayant de la proche famille à Đồng Kỵ ou étant originaire, sur plusieurs

générations, du village. Quant à des artisans venant d'autres districts ou provinces, dont Hà Nội, ils

sont absents de cette zone, puisqu'il est toujours essentiel de faire partie de la communauté pour

pouvoir produire et faire fonctionner son activité dans de nombreux villages de métier.

Ainsi, les parcelles ont toutes trouvé acquéreur, pour des montants atteignant 1,5 milliard de đồng

aux prémices du projet (environ 71 000 USD), et beaucoup plus par la suite, les prix ayant déjà

quasiment doublé en quelques années.

Outre ce prix de location pour 50 ans, des frais annexes nous ont été rapportés. Tout d'abord,

les locataires ont dû s'acquitter du paiement des impôts fonciers pour l'intégralité des années

d'occupation, à hauteur de 73 millions de đồng (3 464 USD) et doivent cotiser annuellement pour

l'entretien des infrastructures à raison d'un dollar par m2 et par an.

L'opposition des gens ne relevait donc pas de cette zone même, et de sa pertinence, mais plutôt de

son appropriation par une entreprise privée, extérieure au village et à des questions liées aux

objectifs de cette zone et à sa mise en place. Nous reviendrons davantage sur ces motifs de refus et

de mobilisation dans notre troisième partie, largement consacrée à cette analyse.

178

Un projet incomplet : la dénonciation des lacunes de la gestion d'ITD

Ainsi, la zone ITD n'a été que partiellement aménagée et de nombreuses infrastructures lui

font toujours défaut. Devant les difficultés financières de la société et le manque de solvabilité d'une

partie des acquéreurs de parcelles, plusieurs maisons, qui devaient être dupliquées et construites à

l'identique par ITD, n'ont pas été construites. Certains habitants ont donc bâti par eux-mêmes,

rompant l'harmonie souhaitée de la zone, tandis que des maisons entièrement construites sont

actuellement vides de tout occupant. Certaines routes n'ont pas non plus été achevées ou ont été

fortement détériorées, laissant place à des chemins boueux et défoncés. D'après la compagnie ITD,

la bétonnisation de ces routes a été repoussée jusqu'à ce que les habitants mitoyens aient terminé

leur construction et que le balai des camions chargés de béton ou autres matériaux cesse. Trois ans

se sont pourtant écoulés et la livraison des infrastructures de base est toujours incomplète, tandis

que les habitants continuent de payer pour l'accès à ces infrastructures et subissent cette lenteur. En

outre, plusieurs maisons n'ont toujours pas été achevées, puisque la société ITD a subi la crise et n'a

pu investir suffisamment dans cette zone, laissant à certains artisans le soin de bâtir sur leurs

propres fonds le reste de leur maison.

Enfin, face à ces difficultés financières, pour les habitants comme pour la société, plusieurs

parcelles ont été subdivisées par les propriétaires et louées à d'autres artisans ou à des membres de

leur famille, ne pouvant plus payer de front l'entretien de la zone, les taxes, la construction de leur

maison et les matières premières pour leurs activités.

Et bien que l'eau soit fournie par une société du thị xã Từ Sơn, ainsi que l’électricité, aucun système

de ramassage des déchets n'a été mis en place, conduisant les habitants à se cotiser pour embaucher

une personne en charge de ce ramassage.

D'un point de vue administratif, la zone ITD attire également les critiques et son

fonctionnement est assez complexe et morcelé. Seule la partie appartenant au territoire appartenant

à Trang Hạ ayant été construite, c'est le comité populaire de cette commune qui est en charge de la

gestion administrative, des impôts notamment, et de la sécurité. En revanche, la majorité des

habitants implantés sur place relevant de Đồng Kỵ, c'est le comité populaire de ce phường qui gère

leurs formalités administratives pour les mariages, naissances ou autres, et qui « surveille » la

production. Quant à le gestion quotidienne et la fourniture d'aménités de base, elles sont assurées

par ce comité de gestion privé, dirigé par les employés locaux d'ITD.

Enfin, théoriquement, cette zone est sous le contrôle direct du Comité de gestion des zones

industrielles de Từ Sơn, bien que ce comité ait largement délégué ses responsabilités aux échelons

179

inférieurs ou à ITD et ne vienne jamais mener d'enquêtes ou intervenir localement.

Il n'existe donc pas, contrairement à la première zone, un mode d'organisation et de contrôle social

similaire à celui des villages : aucune association de masse spécifique n'y existe, aucun tổ liền già

n'a été formé, il n'y a pas de « chef de zone », un équivalent du chef de xóm/khu phố, et aucune

activité sociale n'est mise en place.

Peu d'activités culturelles ou sportives nous ont été rapportées dans cette zone et, bien que les

modes de vie, us ou coutumes, soient similaires à ceux pratiqués dans le cœur villageois ancien, les

habitants se sentent plus libres dans cette zone, moins soumis au contrôle social fort qui peut être

perçu dans les parties les plus anciennes et denses du village.

Cependant, et à l'image du fonctionnement du cœur villageois, la provenance étrangère des

gestionnaires demeure un problème pour plusieurs artisans de cette zone, puisqu'ils ne seraient pas

en mesure de comprendre les habitants et leurs besoins, leurs priorités étant de gérer la zone, sans

faire preuve de la souplesse ou des capacités d’adaptation des pouvoirs publics attendues par les

villageois.

IV. Du refus des expropriations au conflit culturel : la puissance villageoise de Đồng Kỵ

Cette capacité d'opposition à la construction de la seconde zone industrielle et l'absence

d'intervention coercitive des pouvoirs publics témoignent de la force du village et de son influence.

Nous reviendrons plus en détail sur ce conflit dans notre dernière partie, mais une seconde discorde

souligne également la spécificité de Đồng Kỵ par rapport à d'autres villages de métier plus soumis

aux pouvoirs publics ou sans réelle possibilité de pression.

Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly dans leur article The Revenge of the Object Villagers and

Ethnographers in Ðồng Kỵ Village (2008) narrent un conflit qui a débuté en 1995 entre certains

habitants de Đồng Kỵ et des chercheurs, suite à la publication d'un livre. Selon ces auteurs, cette

histoire souligne plusieurs problèmes et interrogations. En effet,

« woven into this tale are several strands: relations between the state, scholars, and peasants;

relations between observers and observed; and competing visions of modernity and tradition.

The story of the villagers’ conflict with the scholars also highlights the search for usable

antecedents for present policies and the constant recycling of the past in late Socialist

Vietnam. It also raises the question of who owns a community’s history and who has the

right to tell it164 » (ibid., p.324)

164 « plusieurs brins sont tissés dans ce conte : les relations entre l'État, les intellectuels et les paysans ; les relations entre les observateurs et les observés ; et des visions concurrentes de la modernité et de la tradition. L'histoire du

180

Les deux chercheurs vietnamiens incriminés, Messieurs Lê Trung Vu et Đạng Văn Lung, des

ethnologues spécialisés en études culturelles, ont en effet suscité la colère des habitants suite à la

publication d'ouvrages où le festival de Đồng Kỵ était présenté, en particulier ses pratiques et sa

perception par les villages voisins. L'une des critiques formulées par les villageois d'autres

communes et rapportées dans ces livres était le caractère « m'as-tu vu » de ce festival et la volonté

des habitants de Đồng Kỵ d'exhiber, à travers cette organisation, leur supériorité et leur richesse.

Étaient également décrits dans ces études certains rituels accomplis lors de ce festival, liés à

l'arrivée du printemps et aux questions de fertilité de la terre comme des hommes, avec des

simulations d'actes sexuels, par exemple.

Enfin, les villageois de Đồng Kỵ ont également vivement critiqué la description de leur fondateur

du métier, décrit selon eux comme un « ramasseur de purin », puisque lui-même était marchand de

buffles, entre autres.

Ces faits évoqués ont donc révolté certains habitants de Đồng Kỵ, qui se sont empressés

d'écrire aux autorités supérieures et au Parti, notamment au Secrétaire général du Parti et au

directeur de l'Institut de recherche accueillant ces deux chercheurs. Suite à ces pressions, ce dernier

a fini par indiquer qu'il avait demandé à ces chercheurs d'organiser « a meeting with representatives

of Đồng Kỵ in order to clarify the matter, apologize to the elders and promise to correct the errors

contained in the two books165 » (ibid., p.336).

Selon Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly (2008, p.325), les habitants ont ainsi « refused to

accept the passive role of objects of study. Claiming to possess a heroic history to counteract images

of a fertility-obsessed unchanging village culture, they were able to force its ethnographers to give

up their privileged perch as observers and instead assume the far more humble role of recorders in

the villagers’ quest for self-representation166 ». En faisant appel à des références au passé glorieux

du village, notamment à la période de la guerre contre les français et au fait qu'ils aient caché

d'importants révolutionnaires, à son dynamisme économique actuel et à sa force commerciale, les

villageois sont parvenus à faire modifier, officiellement, leur passé et à se créer une histoire plus

conforme à leur volonté.

conflit des villageois avec les chercheurs souligne également la recherche d'antécédents utilisables pour les politiques actuelles et le recyclage constant du passé dans le Vietnam du 'late socialism'. Cela soulève également la question de qui possède l'histoire d'une communauté et qui a le droit de la raconter »

165 « une réunion avec les représentants de Đồng Kỵ dans le but de clarifier le problème, de s'excuser auprès des personnes âgées et de promettre de corriger les erreurs contenues dans ces deux livres »

166 « refusé d'accepter le rôle passif d'objets d'étude. Affirmant posséder une histoire héroïque pour contrecarrer l'image d'une culture villageoise inchangée et obsédée par des questions de fertilité, ils furent capables de forcer ces ethnographes à abandonner leur position privilégiée d'observateurs et, à la place, à endosser le rôle bien plus modeste d'archivistes de la quête des villageois pour leur propre image »

181

Cette anecdote confirme également le pouvoir des habitants de Đồng Kỵ dans tous les

domaines. Comme le soulignent Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly (2008, p.328), « in its religious

and commemorative landscape, Đồng Kỵ displays the same agility as it does in the political and

economic fields. Proud of their village’s long history, the villagers also consider themselves

forward-looking. Politically connected and economically successful, they are a far cry from

voiceless subalterns, and refuse to be patronized by scholars167 ».

Conclusion

Ainsi, à travers ce conflit apparaissent des traits caractéristiques de Đồng Kỵ, à savoir sa fierté

villageoise, sa confiance et sa capacité à mobiliser ses réseaux lorsque ses activités économiques

sont en berne, que son patrimoine foncier est menacé ou que son histoire ne correspond pas à

l'image que les habitants souhaitent véhiculer.

En outre, le dynamisme des villageois et leur capacité d'adaptation en font un modèle de

reconversion réussie et d'intégration à une économie de marché internationale.

Ces succès ont néanmoins provoqué les critiques de certains villages limitrophes, qui ont mal vécu

le « vol » de leur métier et l'accaparement de leurs savoir-faire et qui méprisent l'orientation prise

par Đồng Kỵ, où l'étalage de la richesse et de la puissance est contraire aux valeurs traditionnelles

vietnamiennes, comme aux vertus prônées par le régime communiste.

Le village continue néanmoins, pragmatiquement, à attirer les convoitises et les travailleurs et à

accroître son insertion, tant dans des réseaux internationaux que dans la sphère urbaine, en

transformant progressivement sa ruralité en urbanité.

167 « concernant son paysage commémoratif et religieux, Đồng Kỵ déploie la même agilité que dans les champs économiques et politiques. Fiers de la longue histoire de leur village, les villageois se considèrent également comme tournés vers l'avenir. Politiquement connectés et ayant réussi sur le plan économique, ils sont bien loin d'être des subalternes sans voix et refusent d'être traités avec condescendance »

182

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Malgré les récentes turpitudes de l'histoire vietnamienne et les changements majeurs de

régime politique, les villages de métier du delta du Fleuve Rouge ont réussi à d'adapter, à se

reconvertir, à évoluer et à investir progressivement les nouvelles opportunités de développement qui

leur étaient offertes ou qu'ils se sont créées.

D'un point de vue économique, les années suivant les réformes du Đổi Mơi ont vu la reprise

de l'économie familiale et privée, qui s'est traduite dans les villages de métier par la résurgence de

l'artisanat, la constitution de nouveaux partenariats au sein de villages comme au sein de clusters et

l'émergence de nouveaux acteurs économiques locaux, en mesure d'accumuler patrimoines fonciers

et financiers. Bien que les communautés villageoises soient actuellement marquées par leur

hétérogénéisation sociale, l'ouverture économique et la libéralisation des activités ont néanmoins

bénéficié aux villages, dans leur ensemble, créant un enrichissement général et une forte

amélioration des conditions de vie. Or ce redéveloppement est essentiellement le fait des acteurs

locaux, d'initiatives villageoises, s'autonomisant du contrôle collectif et étatique de l'activité

économique, révélant ainsi la forte capacité de résilience de ces communautés.

Ce développement des entités territoriales a également eu d'importants impacts sur la

structure morphologique des villages et sur leur organisation géographique interne : en densifiant et

optimisant les espaces existants ou disponibles, les villages de métier se sont en effet urbanisés in

situ et ont également réinvesti des espaces auparavant négligés, le long des voies de communication

notamment, pour bénéficier des flux d'hommes et de marchandises de plus en plus importants dans

la région. En outre, ce mouvement d'extraversion des villages a contribué à l'apparition d'une

économie « urbaine » et à la tertiarisation des activités, entraînant dans leur sillage de nouveaux

modes de consommation. Ce développement commence néanmoins à être limité par la raréfaction

d'espaces disponibles pour la modernisation et l'industrialisation de l'artisanat comme pour la

reproduction sociale, interrogeant ainsi l'avenir de ces villages et leur capacité à se « maintenir »

dans le contexte d'étalement urbain, de pression sur les terres et de concurrence accrue.

Malgré cette ouverture, les villages de métier continuent à fonctionner selon un mode

corporatiste et à largement organiser, en interne, leur vie économique et sociale. Le réinvestissement

dans des rapports sociaux pré-socialistes et la re-émergence d'une vie culturelle et rituelle antérieure

à la révolution peuvent ainsi être perçus à la fois comme une volonté de recréer du lien localement

et comme une volonté de différenciation par rapport aux autres villages de métier ou communautés

locales, en affirmant une identité propre.

183

Pourtant, ces villages ne fonctionnent pas uniquement de façon autonome, déconnectée de

considérations politiques ou des effets des stratégiques nationales. De même, l'autorité communale,

les acteurs clés de la gestion locale et les structures de mobilisation villageoise continuent à tenir un

rôle important dans l'organisation de ces villages et dans l'établissement de conditions favorables à

leur développement. Notre prochaine partie vise par conséquent à présenter et analyser de façon

plus approfondie le fonctionnement politique des villages de métier ainsi que leur intégration au

sein d'un système territorial et gestionnaire hiérarchique, lui-même en cours de recomposition.

184

DEUXIÈME PARTIE

STRUCTURE POLITIQUE ET GESTIONNAIRE DU TERRITOIRE VIETNAMIEN : DE L'INFRA-LOCAL À L'ÉTAT CENTRAL, MULTIPLICATION DES ACTEURS ET HYBRIDATION DE

L'EXERCICE DE L'AUTORITÉ

Malgré l'autonomie, voire l'ostracisme mythique du village nord-vietnamien, ces derniers ne

se sont pas développés sur un terrain politique « neutre », déconnectés des considérations politiques

nationales ou mettant en place des structures de gestion locales propres et particulières. Ainsi

qu'évoqué dans notre première partie, l'État central, bien qu'attribuant une certaine marge de

manœuvre dans la gestion des affaires locales, demeure l'unique prescripteur du cadre législatif et la

figure d'autorité décisive.

Avec la prise de pouvoir des communistes a été instauré un nouveau système politique et

territorial, fonctionnant sur le principe du centralisme démocratique. Ce système est actuellement

toujours en place, même s'il connaît des évolutions récentes importantes et contradictoires,

déléguant certaines prérogatives aux niveaux dits « locaux », en fait essentiellement aux provinces,

et réaffirmant au même moment son pouvoir central.

Cette seconde partie s'attache ainsi à montrer à la fois comment fonctionne concrètement la

gestion locale aux niveaux des communes et comment l'autorité et le pouvoir décisionnel

s'articulent hiérarchiquement.

Le premier chapitre présente tout d'abord la structure associative présente dans les villages,

le rôle des associations de masse traditionnelles dans la mobilisation des villageois comme

l'émergence de nouvelles formes associatives « hors-Parti », vectrices de fédérations plus

autonomes des habitants et de leurs intérêts.

Le second chapitre s'attache à montrer l'importance du niveau infra-communal dans la

gestion quotidienne des villages, à travers l'étude des chefs de hameau, figures semi-officielles de la

vie politique locale, à l'intersection des pouvoirs publics et des habitants.

Le troisième chapitre décrit ensuite les acteurs officiels du gouvernement local : le conseil

populaire, organe législatif, et le comité populaire, organe exécutif. Il s'agit ici d'insister sur la

déconnexion entre les textes de lois qui leur délèguent un pouvoir conséquent et la réalité de leurs

prérogatives sur le terrain, limitant ainsi leurs capacités de gestion ou d'intervention sur le devenir

de leurs circonscriptions.

185

Le quatrième chapitre dépasse le niveau local et présente les autorités publiques de niveau

supérieur, des districts jusqu'à l'État central. En nous basant sur des domaines concrets de

compétence, comme le foncier et l'aménagement du territoire, nous cherchons à montrer les

mécanismes de prise de décision, la fragmentation de l'autorité au sein de ces différents échelons

ainsi que les récentes évolutions de ces niveaux « locaux », qui se voient dévolus de plus en plus de

responsabilités.

Le dernier chapitre vise enfin à étudier ce système politique et territorial dans son ensemble,

en montrant les principaux dysfonctionnements qui entravent tant son fonctionnement concret que

son efficience et qui ont conduit à la mise en place de réformes administratives d'envergure, afin de

pallier ces obstacles.

Cette partie s'inscrit par conséquent dans une dimension politique importante : en étudiant

finement les acteurs publics et territoriaux à différents niveaux, nous cherchons à recontextualiser

les villages de métier étudiés dans l'échelle nationale. Appréhender ainsi les rouages du régime

vietnamien et le mouvement d'hybridation dans lequel il est engagé nous semble en effet essentiel

avant d'étudier, dans notre dernière partie, les répercussions concrètes de ces évolutions dans

l'aménagement des villages de métier comme dans l'évolution des rapports pouvoirs publics-

habitants, au niveau local.

186

CHAPITRE 7

DES ASSOCIATIONS DE MASSE AUX ASSOCIATIONS DE LOISIR : ÉMERGENCE DE NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION COMMUNALE ET DIVERSIFICATION DES ACTEURS LOCAUX

Comme nous avons pu le voir dans la partie précédente, les villages de métier connaissent

une diversification majeure de leur activité économique, une réorganisation de leurs structures et de

leurs types de production, et connaissent d'importants bouleversements sociétaux, dont

l'augmentation des inégalités et l'apparition de « nouvelles » catégories sociales.

De nouveaux systèmes d'acteurs émergent également, qui concernent tant les activités économiques

que la vie de la commune, des habitants et la structure socio-politique de ces villages. Au même

moment, les structures associatives d'orientation socio-politique, les associations de masse ou les

organismes communautaires importants, comme les lignages, évoluent, tant du point de vue de leurs

objectifs que de leur fonctionnement.

En effet, pour Dô Hai Dang (1997), la diminution du rôle des associations de masse,

associée au déclin des systèmes d'organisation collective supra-villageoise, comme les coopératives,

expliquent le dynamisme de ces nouveaux groupes ou associations locales, qui visent à combler ce

vide dans l'encadrement de la vie économique et sociale des villages.

Parmi ces nouveaux acteurs figurent les associations: aux associations de masse fondées dès 1954

s'ajoutent de nouvelles associations, apparues progressivement depuis le Đổi mơi.

Et ces associations jouent un rôle important dans l'organisation de la production des villages de

métier, à travers les associations professionnelles ou les coopératives de production, et dans la vie

sociale, culturelle et sportive des villages, via la multiplication d'associations de loisirs notamment.

La structure sociale évolue par conséquent, rendant en partie obsolètes les anciennes institutions

associatives (Nguyễn Qúy Nghi, 2006).

I. Des organisations « amphibiennes », intégrées au système, autonomes du système : éléments de cadrage théorique

Une mutation d'une partie des organisations, des associations locales, des groupements,

s'opère donc, vers d'autres formes, au sein de nouveaux interstices. Cette ouverture à d'autres

domaines, d'autres sphères et d'autres modes de fonctionnement marque une importante évolution

de la structure socio-politique locale, des rapports entre les habitants et les organismes de

187

représentation ou de mobilisation existants. Pour Gainsborough (2010, p.167), « the proliferation of

a wide variety of non-governmental organizations- albeit under an uncertain legal framework-

further suggests that there are an increasing number of individuals and groups which fall outside

party-sanctioned organisational structures168 ». Bien que les considérations du politologue s'appuient

sur l'étude du niveau national, localement, les villageois s'autonomisent également progressivement

des structures associatives héritées de la période communiste et se rejoignent sur d'autres terrains,

en apparence apolitiques. Pour London (2009, p.393) également, même si « truly independent civil

society organizations do not exist in Vietnam, though other forms of quasi-autonomous

organizations are certainly thriving169 » et ces dernières représentent un défi d'intégration ou de rejet

pour les pouvoirs publics.

D'autres recherches ont porté sur le rôle de ces associations non-gouvernementales au niveau

national, mais nous n'aborderons pas dans notre étude le travail des ONG internationales ou

vietnamiennes qui, bien qu'en constante évolution, ne sont pas présentes dans les villages que nous

avons étudiés. Précisons cependant que les ONG vietnamiennes se multiplient, qu'elles aient une

visée sociale, en palliant les failles du système, pour les personnes pauvres par exemple, ou qu'elles

aient davantage comme objectifs sous-jacents le lobbying politique et un positionnement en tant que

force de changement et plaident pour l'évolution des pratiques, dans tous les domaines. La thèse de

Hannah170 est une source d'informations et d'analyses précieuse pour comprendre le fonctionnement

de ces organisations, leurs moyens d'action, la façon dont elles se perçoivent et se situent dans la

sphère de la société vietnamienne et leurs interactions avec les pouvoirs publics vietnamiens, qui

peinent à définir leur rôle et leur statut légal. La loi sur les ONG fait en effet partie des serpents de

mer législatifs des pouvoirs publics vietnamiens, évoquée depuis des dizaines d'années, débattue au

sein du Comité central du Parti Communiste, de l'Assemblée Nationale, mais dont l'adoption est

sans cesse reportée.

Pour ce chercheur, les organisations non-gouvernementales vietnamiennes171 sont des

organisations amphibiennes, marquées par leur hybridité. Ainsi, elles pourraient « maintain

independent operations while having structural ties to the state172 » (Hannah, 2007, p.16). En effet,

Hannah souligne que la plupart des ONGV sont liées au système politique et administratif

168 « la prolifération d'une large variété d'organisations non-gouvernementales – bien que dans un certain cadre légal – suggère en outre qu'il y a un nombre croissant d'individus et de groupes qui tombent hors des structures organisationnelles approuvées par le Parti »

169 « de véritables organisations de la société civile n'existent pas au Vietnam, mais d'autres formes d'organisations quasi-autonomes sont certainement florissantes »

170 Local non-governement organizations in Vietnam : development, civil society and state-society relations (2007)171 Ci-après ONGV172 « mener des opérations indépendantes tout en ayant des liens structurels avec l'État »

188

vietnamien, qu'elles collaborent officiellement avec les pouvoirs publics ou que ses membres soient

étroitement connectés au Parti et à la sphère administrative, leur permettant ainsi d'exploiter « the

insider's connection or familiarity with the system in order to challenge the system... (this) form of

activism to challenge the state agenda is actually sustained by connection with the state or

identification with state goals173 ». Kerkvliet (2001, p.243-244) confirme également cette idée que

« forces in society can influence policy through organizations that the state itself dominates. (…)

The interactions between leadership and citizens through state-instigated and state-managed

organizations also helps to perpetuate the political system174 ». Les associations cooptées, et en

particulier les associations de masse, ne peuvent donc être uniquement considérées comme des

courroies de transmission du régime, simples organes de propagande, tandis que les nouvelles

organisations non-gouvernementales et autonomes de l'État n'ont pas le monopole d'un discours

critique ou se situant à la marge de la rhétorique officielle.

Ces liens avec le système permettent d'ailleurs de fonctionner grâce à une approche

caractérisée par « the non-confrontational pressure for change that comes through cooperative and

mutual influencing activities involving state and non-state actors175 » (Hannah, 2007, p.16).

Pourtant, malgré cette capacité à influencer les politiques publiques, Hannah se positionne du côté

de ceux qui pensent que ces ONGV ne représentent pas une menace pour la stabilité politique du

pays et ne visent pas à renverser le régime, puisque « they are not a radicalizing force, promoting

opposition to state ideology or state policy. Rather, they work in conjunction with state officials

toward fulfilling state development goals and policies176 » (2007, p.135) et optent donc pour une

évolution progressive. Ces associations ne sont par conséquent pas une source de déstabilisation du

régime actuellement, puisqu'elles sont canalisées par les pouvoirs publics, qui leur imposent des

organismes de tutelle publics et cooptent, en interne, leurs membres.

Ces ONGV se multiplient néanmoins, se diversifient, se professionnalisent et se saisissent de

nouveaux champs d'action, afin de « fulfil social needs from which the Vietnamese state is

retreating and to play some research and advocacy roles in Vietnamese society177 » (Sidel, 2010,

173 « la connexion ou la familiarité de l'initié avec le système dans le but de défier ce système … (cette) forme d'activisme pour contester le projet étatique est en fait rendue possible par la connexion à l'État ou par la reconnaissance des objectifs de l'État ». Hannah (2007, p.182), citant Heng R. H.-K. (2001)

174 « des forces dans la société peuvent influencer la politique à travers des organisations que l'État domine lui-même. Les interactions entre le leadership et les citoyens à travers des organisations initiées et gérées par l'État aident également à perpétuer le système »

175 « la pression non-confrontationnelle pour le changement, qui par des activités coopératives et s'influençant mutuellement et qui impliquent des acteurs étatiques et non-étatiques »

176 « elles ne sont pas des forces radicalisantes, promouvant l'opposition à l'idéologie d'État ou à la politique d'État . Au contraire, elles travaillent conjointement avec les officiels d'État pour remplir les objectifs étatiques de développement et leurs politiques »

177 « répondre aux besoins sociaux desquels l'État vietnamien se désengage et jouer un rôle de chercheur et d'advocacy dans la société vietnamienne »

189

p.52). Ainsi, dans certains cas, ces nouvelles formes associatives supplantent l'État et remplissent

des fonctions qui lui sont normalement dévolues, ouvrant ainsi jeu politique comme sphère d'action

sociale.

Bien que ces ONG soient peu présentes dans les villages que nous avons étudiés, plusieurs

types d'organisations existent dans les villages de métier: les associations de masse (hội),

regroupées sous la tutelle du Front de la Patrie, qui ont été créées en même temps que le pouvoir

communiste se mettait en place et qui sont considérées dans les textes législatifs comme des

organisations socio-politiques, les associations socio-politiques professionnelles, comme les

associations d'artisans et, enfin, les associations à but non-lucratif, que Dang Thi Viet Phuong,

travaillant justement sur la commune de Đồng Quang, nomme les « organisations sociales

volontaires » (hội ou câu lạc bộ).

Ces organisations fonctionnent essentiellement au niveau communal, où leurs activités ne sont pas

enregistrées auprès des autorités locales; en outre, elles sont financièrement indépendantes.

II. Le Front de la Patrie178 et les associations de masse : mutation de l'héritage socialiste

Bien que « concurrencées » par ces nouvelles organisations, les associations de masse

demeurent néanmoins une composante majeure de la structure politique vietnamienne et du système

socialiste et représentent un poids quantitatif important, avec 74% de la population appartenant à au

moins l'une d'entre elles (Norlund, 2007).

Les devoirs ou responsabilités attribués aux associations de masse sont majeures. Ainsi, elles se

doivent de participer à l'édification de la société vietnamienne, de mobiliser les masses pour mener

à bien les directives et les plans de développement des pouvoirs publics, mais également de

contribuer à l'unité nationale.

De plus, depuis l'accession du Parti au pouvoir et avant les réformes du Đổi mơi, les

relations entre l'État et ses citoyens s'étaient nouées au sein des associations de masse, ces dernières

devant, selon Gainsborough (2010, p.164), « mediate the interests of various different social groups,

such as farmers, women and youth179 », moins accessibles autrement.

178 Le Mặt trận Tổ quốc est principalement traduit par « Front de la Patrie », mais il peut également être appelé « Front Populaire » ou simplement abrégé en « Front »

179 « servir de médiatrices des intérêts de différents groupes sociaux comme les agriculteurs, les femmes et les jeunes »

190

Dans ses recherches sur la société civile au Vietnam, Norlund (2007) considère les associations de

masse comme des éléments de société civile, ne suivant pas systématiquement les préconisations du

Parti et s'en autonomisant financièrement. Ces associations sont donc d'après elle essentielles dans

tous les aspects sociaux et quotidiens des Vietnamiens et peuvent « potentially (they may) become a

more powerful force of change180 » (2007, p.75).

1. Le Front de la Patrie, organe de mobilisation et de contrôle des villageois

Le Front, tutelle de toutes les associations, est donc présent dans chaque domaine de la vie

des habitants, puisque même les activités spirituelles ou religieuses tombent « sous la coupe » de

ces associations. Ce Front populaire est par conséquent composé des secrétaires (chi hội trưởng) des

associations de masse: la Confédération générale du travail, l’Association des femmes,

l’Association de la jeunesse d'Hồ Chi Minh, l’Association des vétérans, l’Association des paysans.

Le chef de Front, qui dispose d'un mandat de deux ans et demi, est proposé par le Parti, et doit

répondre à des critères de moralité révolutionnaire et posséder des compétences spécifiques : un

niveau d'instruction supérieur ou égal au bac, être « compétent », respecté des habitants, savoir

communiquer et persuader les habitants, etc.

Ses objectifs sont de maintenir la solidarité entre les habitants, de préserver les moeurs et

coutumes, de maintenir de « bonnes » conditions de vie et « ambiance » de vie en encourageant les

hameaux ou villages « beaux, verts et sains »181. La connotation morale de l'activité du Front est

donc très importante et « justifie » cette intrusion dans chaque interstice, à la fois de la vie publique,

mais également privée des habitants. Drummond (2000), dans un article portant sur les espaces

publics et privés au Vietnam, aborde justement cette question de l'interférence de l'État, à travers ses

différentes campagnes de propagande et les associations de masse, dans la vie quotidienne des

habitants et dans l'espace privé, de la maison et de la famille, en l'occurrence à Hà Nội. Selon la

géographe (2000, p.2378), « from the outside-in, the state’s interventions in so-called ‘private’

space, particularly in the organisation of domestic life, are so invasive and so wide-ranging as to

negate or seriously compromise a conceptualisation of ‘private’ space182 ». Cette affirmation trouve

écho dans les villages vietnamiens, où le contrôle social est très important et où la sphère

180 « potentiellement devenir une puissante force de changement »181 Selon les propos d'un chef de Front dans un khu phố de Đồng Kỵ (2010)182 « de l'extérieur vers l'intérieur, les interventions de l'État dans l'espace supposément 'privé', en particulier dans

l'organisation de la vie domestique, sont tellement invasives et couvrent une telle variété de domaines qu'elles nient ou compromettent sérieusement une conceptualisation de l'espace 'privé' »

191

domestique privée et le noyau familial sont largement exposés aux yeux des voisins, des lignages,

des collaborateurs, des représentants plus ou moins officiels des pouvoirs publics, la vie se

déroulant de toute façon à l'extérieur, dans la cour des maisons, ouvertes sur la rue, ou dans les

maisons, toutes fenêtres ouvertes.

En outre, selon McCormick (1998, p.126), cette profusion d'associations de masse et leur

infiltration dans chaque couche ou classe de la société vietnamienne expliquent largement la

distinction à opérer dans les moyens de contrôle du Vietnam par rapport à d'autres pays du bloc

soviétique, et notamment des pays de l'Est. En effet, pour ce politologue, « the mobilization and

supervisory functions that were assigned to separate organizations such as secret police and censors

in the Soviet Union and eastern Europe were more effectively managed by grassroots organizations

in China and Vietnam. The result was that it has been much harder to separate society from the state

in those two countries, which in turn provided the state institutions and the official ideology with a

more secure foundation183 ». Le rôle des organisations de masse est ainsi beaucoup plus politique et

instrumental que sa présentation ne le laisse supposer.

Organisme « parapluie » des autres associations, en charge de mutualiser leurs actions et

d'assurer la cohérence de leurs missions, le Front rencontre le comité populaire de la commune de

façon hebdomadaire. À l'occasion de cette réunion, les nouveaux documents de lois ou missions lui

sont transmis, afin que le Front puisse par la suite communiquer ces informations aux habitants.

Le Front fait donc également office de courroie de transmission à destination des habitants et, à

l'inverse, est chargé de faire remonter les opinions ou besoins des habitants auprès des autorités

publiques. En ce sens, son rôle se rapproche de celui du conseil populaire ou du chef de khu phố,

que nous étudierons dans notre prochain chapitre.

Cette multiplicité des organismes, politiques, associatifs ou administratifs, peut laisser croire

que les villageois disposent d'une myriade d'interlocuteurs et de représentants potentiels, et sont

ainsi en mesure de faire entendre leur opinion, au moins à travers l'une de ces structures. La réalité

des faits et des pratiques nuance néanmoins cette idée : bien que ce « millefeuille » socio-politique

existe et que les fonctions de représentation soient nombreuses, ces postes sont occupés par les

mêmes élites villageoises. Ainsi, une seule personne peut être à la fois membre du Parti, chef d'une

association de masse et représentant du conseil populaire, limitant ainsi, de fait, le nombre

183 « la mobilisation et les fonctions de supervision qui étaient dévolues à des organisations séparées en Union soviétique ou en Europe de l'est, comme la police secrète ou les censeurs, étaient plus efficacement gérées par les organisations locales en Chine et au Vietnam. Le résultat est qu'il était beaucoup plus difficile de séparer l'État de la société dans ces deux pays, ce qui, en retour, a donné aux institutions d'État et à l'idéologie officielle un fondement plus sûr »

192

d'interlocuteurs et de « médiateurs ».

Ces différentes instances travaillent de toute façon ensemble, de façon plus ou moins collégiale, en

fonction des contextes et des affinités locales, pour régler les problèmes ou les sujets délicats. En

effet, tous sont regroupés dans les comités de conciliation, que nous présenterons ultérieurement.

Il peut dès lors être compliqué de comprendre quelles organisations s'occupent de quels domaines,

et de savoir quel est l'interlocuteur privilégié pour un sujet donné.

Théoriquement, le Front de la Patrie devrait surtout être sollicité pour des questions

politiques et sociales, et non pour des questions administratives ou liées à la gestion quotidienne.

Selon certains secrétaires ou membres du Front rencontrés, leur rôle se complexifie d'ailleurs à

mesure que leur village s'urbanise, s'industrialise, se recompose. En effet, les points de tension entre

les habitants sont plus nombreux, les enjeux fonciers, environnementaux, d'occupation des espaces

accrus, les nouveaux venus dans les villages sont plus nombreux et les habitants ont, de toute façon,

moins de temps à consacrer à toutes les activités politiques ou sociales.

Le travail de persuasion et de mobilisation des habitants est donc complexifié et demande davantage

d'investissement et de travail, puisque le nombre d'habitants est croissant, les problèmes en hausse

et les demandes des autorités publiques, en l'occurrence des comités populaires de phường-urbain,

sont plus exigeantes, pour les rapports notamment. Nous reviendrons néanmoins davantage sur

l'évolution du rôle de ces associations de masse dans notre dernière partie et sur ces difficultés

consécutives au passage à l'urbain ou, de façon plus générale, à l'urbanisation de ces villages.

Chaque association de masse a donc pour vocation de « coopter » des représentants de la

société vietnamienne, d'où ces distinctions de genre, d'âge ou d'occupation, puisqu'il s'agit

théoriquement de représenter et d'intégrer toutes les composantes de la société vietnamienne.

À Sơn Đồng, l'association des jeunes, par exemple, est forte d'environ 200 membres, âgés de 15 à

30 ans. Cette organisation à vocation politique est, selon son président, le « bras droit du Parti ».

Les activités sociales, culturelles et sportives sont plutôt prises en charge par d'autres associations

de jeunes, plus spécialisées. Aux Jeunesses d'Hồ Chi Minh, l'objectif est plutôt de former des jeunes

à leur future intégration au sein du Parti. Toujours selon son président, ce sont donc les éléments les

plus actifs et les « meilleurs » jeunes qui participent à cette association, ce qui explique, d'après lui,

la non-représentation de l'ensemble des jeunes.

Les activités de l'association sont cependant assez limitées: elle participe à l'organisation de

journées commémoratives, comme le jour de la fondation de l'armée ou de l'indépendance

193

vietnamienne, et est également impliquée lors des journées de mobilisation spéciales, nettoyage des

canaux par les jeunes du village par exemple. Des réunions entre membres sont également

organisées ponctuellement.

Enfin, les jeunes ouvriers, artisans ou travailleurs extérieurs ne peuvent adhérer à

l'association de Sơn Đồng, étant donné qu'ils ne sont pas rattachés administrativement, de façon

pérenne, au village. Ainsi, ils peuvent participer à l'association de leur village d'origine, mais pas à

celle de leur village d'accueil. Il en est de même pour toutes les autres associations de masse et

révèle la faible volonté intégrative de ces villages, et leur désir de « préservation », en particulier

vis-à-vis des migrants les moins qualifiés, les artisans talentueux étant mieux accueillis localement.

Tous les migrants sont néanmoins faiblement représentés localement, au niveau politique comme

associatif, et ne peuvent donc participer ni à la structure politique des villages, ni à la vie culturelle

locale.

2. L'Association des femmes, vecteur d'intégration politique et délégation de compétences

Parmi les associations socio-politiques, l'association des femmes joue un rôle prépondérant,

notamment dans la mise en place de projets de développement ou de soutien aux initiatives locales,

par les aides ou prêts. Comme le rappellent Carpenter, Daniere et Takehoshi (2004, p.868),

« women have been targeted historically by the communist party in Vietnam to mark on communal

projects and are supposed to be treated, in law anyway, as being equal to men. There is an

impressive legacy of rhetoric in Vietnam extolling gender equality and the active participation of

women in the economic and community184 ». Ainsi, c'est à travers l'association des femmes que de

nombreuses campagnes de propagande sont menées ou des projets de développement mis en place.

L'association des femmes de Sơn Đồng comprend par exemple environ 1 600 membres, sur

les 2 400 femmes constituant la population active de Sơn Đồng. Sur ces 1 600 membres, 1 200 ont

un travail en rapport avec le métier, bien qu'aucune d'entre elles ne soit patronne, les 400 membres

restants étant fonctionnaires ou apparentés.

La vocation de cette association est dans un premier temps politique: il s'agit d'informer ses

membres sur les nouvelles politiques ou décisions de l'État. Dans un second temps, l'association

fournit également de l'aide à ses membres, sur des questions économiques : en octobre 2009,

184 « historiquement, les femmes ont été ciblées par le Parti communiste au Vietnam pour participer à des projets communaux et sont censées être considérées, au moins dans la loi, comme égales aux hommes. Au Vietnam, il existe un héritage frappant de la rhétorique louant l'égalité des genres et la participation active des femmes dans l'économie et la communauté »

194

l'association a par exemple cotisé 60 millions de đồng (2 835 USD), auxquels s'ajoutent 15 millions

de đồng (710 USD) attribués par le comité populaire, pour pouvoir accorder des prêts avec des taux

d'intérêt très bas - inférieurs à ceux pratiqués dans les banques, aux femmes. Trente-six femmes ont

à cette occasion emprunté de l'argent pour développer leurs activités d'élevage ou de services.

De même, au début de l'année 2010, il était prévu que le district prête 700 millions de đồng

(33 060 USD) pour contribuer au développement du village et les verse à l'association des femmes,

en charge de la redistribution, sous forme de prêts entre 5 et 20 millions de đồng (de 235 à 945

USD).

En outre, le comité populaire délègue à l'association des femmes certaines activités de propagande,

concernant les politiques de planning familial pour l'essentiel.

Enfin, depuis 2003, certaines membres de l'association ont été sélectionnées pour être des

« infirmières de xóm », rémunérées. À l'époque, cinq femmes ont été formées pendant trois mois à

cette fonction, puis six autres femmes ont été recrutées en 2007. Ces femmes travaillent sous la

direction du dispensaire, rendent de petits services sanitaires aux habitants, possèdent une trousse de

secours en cas de besoin - depuis 2008, et participent aux diverses campagnes de vaccinations ou de

distribution de vitamines pour les enfants, par exemple.

À Đồng Kỵ, l'association des femmes a été restructurée suite à la division de la commune de

Đồng Quang, à l'image de la réorganisation du Front de la Patrie et des autres associations. Tandis

que ces associations n'étaient présentes précédemment qu'au niveau du village, du thôn/làng, elles

sont dorénavant constituées et présentes au niveau des khu phố. D'une association commune au

village, Đồng Kỵ est donc passé à sept associations locales.

Les dernières estimations de juin 2010 avançaient le chiffre de 4 200 membres de l'association à

l'échelle du phường, le nombre de membres variant d'un khu phố à un autre. Ainsi, 569 membres

sont répertoriés au khu phố Thanh Nhàn, tandis qu'aucun membre n'est déclaré pour la zone

artisanale du village de métier, où les subdivisons d'association n'ont pas encore été établies,

puisque cette zone n'a pas d'existence administrative fixée et officielle et n'est pas reconnue comme

un khu phố.

Ses membres sont donc les femmes du village, âgées de plus de 18 ans, et sont acceptées les

habitantes « de souche » comme les épouses venues d'autres villages mais résidant sur place. En

revanche, les ouvrières travaillant à Đồng Kỵ dans la journée n'y participent pas, ni celles ayant des

permis de séjour plus long.

195

La réunion la plus importante de cette association a lieu tous les 8 mars, journée

internationale des femmes: à cette occasion, les différentes branches se réunissent et déterminent les

missions et objectifs pour l'année à venir. À ce moment-là, certaines femmes peuvent présenter leur

famille pour obtenir trois certificats différents: celui de « famille heureuse » (gia đình hạnh phúc),

de « famille de bonne mentalité » (gia đình có ý thức) et de « famille auto-suffisante

économiquement » (gia đình đủ điều kiện kinh tế). Une seconde réunion est organisée le 20 octobre,

journée des femmes vietnamiennes, pour faire le bilan de l'association et établir son rapport

financier.

Pour pouvoir remplir ses missions, qui demandent parfois des connaissances particulières, le

thị xã de Từ Sơn organise parfois des formations pour les présidentes d'association, qui forment les

autres membres par la suite.

L'association des femmes y est en effet, comme à Sơn Đồng, en charge d'attribuer les aides

financières et les prêts, versées à l'association par la banque des politiques sociales du thị xã.

700 millions de đồng (33 060 USD) lui ont par exemple été attribués en 2010, divisés en prêts d'un

montant maximum de 10 millions de đồng, remboursables au taux de 0,65%. Ces aides sont

également un soutien à des initiatives commerciales ou artisanales et n'ont pas vocation à aider les

foyers pauvres, concernés par d'autres types d'aides. L'attribution de ces prêts se fait après étude des

demandes et de leurs finalités, et suite à un vote des membres de l'association.

Une différence notable entre l'association de Sơn Đồng et de Đồng Kỵ tient à une

expérimentation mise en place par le thị xã dans deux khu phố en particulier, le khu phố Nghè et le

khu phố Thanh Nhàn : la constitution de sous-groupes au sein de l'association, en fonction de l'âge

des membres. Ainsi, trois « clubs » ont été formés: pour les femmes de 18 à 34 ans, où la priorité est

donnée à l'encouragement de la planification familiale et à ne pas avoir de troisième enfant, un

second pour les femmes de 25 à 49 ans, où les efforts se concentrent sur le maintien d'une famille

« heureuse et épanouie » et, enfin, un club pour les femmes de 50 ans et plus, les « femmes âgées ».

Dans le cas du khu phố Thanh Nhàn, seuls les clubs des « jeunes » et des « femmes âgées » ont pu

être constitués et font preuve d'un certain dynamisme. Le club « mixte » est le plus difficile à

organiser, ses membres étant essentiellement des femmes actives et étant trop occupées par leurs

métiers.

196

Cette expérimentation confirme un certain décalage ou inadéquation des institutions de

masse classiques, qui ont besoin de se renouveler et de s'adapter au contexte changeant pour

redynamiser leurs activités, étendre leur influence et être attractives pour les jeunes. Cette division

sur des critères d'âge et de statut familial vise ici à mutualiser d'autres types d'associations – d'âge

justement – et à stimuler la participation des jeunes, parfois rebutés par le caractère conservateur et

dépassé de ces associations.

Comme le note Gainsborough (2010, p.167), « the mass organizations are creaking at the

seams, primarily because they appear rather out of date in the context of the rapid social change that

has accompanied the reform era185 » et cela exige donc un renouvellement de ces associations et de

leur fonctionnement et objectifs, vers des activités plus ludiques, ou en favorisant le rapprochement

de personnes davantage liées par un vécu partagé.

Ces associations de masse sont regroupées sous le patronage du Front de la Patrie et, bien

entendu, du Parti communiste. Mais elles se trouvent également associées sur une base plus

irrégulière dans les comités de conciliation des hameaux, les tổ hòa giải, créés à la fin des années 90

et qui comprennent sept membres : les président(e)s du Front de la Patrie, des associations des

personnes âgées, des agriculteurs, des vétérans, des femmes, des jeunesses d'Hồ Chi Minh et enfin

le chef de xóm.

Le rôle de ce comité est de résoudre les conflits, discussions ou bagarres qui se déroulent dans les

xóm, lorsque l'intervention seule du président du Front ou du chef de xóm a échoué.

En cas d'échec de la médiation, le comité de conciliation rédige un procès-verbal envoyé au Front

de la Patrie de la commune, qui prendra les mesures nécessaires ou redirigera le problème sur des

bureaux compétents au comité populaire, comme le bureau du cadastre en cas de litiges fonciers par

exemple. Enfin, en cas de conflit impliquant deux xóm différents, les deux présidents du Front

concernés interviennent, parfois avec le soutien de leur comité de conciliation respectif.

Chargées de mobiliser les villageois, de leur faire accepter et appliquer les politiques

nationales comme communales, les associations de masse conservent un pouvoir important,

essentiellement de persuasion, au niveau local. Leur rôle de médiation entre les pouvoirs publics et

les habitants demeure également majeur et elles sont, dans certains cas, de plus en plus sollicitées

pour parvenir à maintenir la « paix sociale » localement. Outils de maîtrise du Parti, les associations

185 « les organisations de masse sont en train de péricliter, principalement parce qu'elles apparaissent obsolètes dans le contexte de rapide changement social qui a accompagné la période de réformes »

197

de masse sont néanmoins victimes du désintérêt croissant des villageois, qui se détournent de ces

structures rigides et datées pour s'impliquer davantage dans d'autres formes associatives,

volontaires.

III. La multiplication des associations volontaires : autonomisation du système et réinvestissement des rapports pré-socialistes

Outre ces associations de masse, émanations du système socialiste et du Parti, ces dernières

décennies ont donc vu l'émergence d'une kyrielle de nouvelles associations culturelles, sociales ou

sportives.

L'organisation, le fonctionnement et la gestion des associations sont présentés dans le décret n°

88/2003/ND-CP du 30 juillet 2003. Ce décret ne s'applique ni au Front de la Patrie et aux

associations de masse, ni aux congrégations, autrement dit aux associations professionnelles. Selon

ce décret sont donc concernées les associations à but non-lucratif fondées volontairement « par des

citoyens ou organismes vietnamiens ayant la même profession, les mêmes goûts, le même sexe ou

les mêmes objectifs afin de mener, de manière permanente, des actions visant à protéger les droits et

intérêts légitimes des sociétaires et à s’entraider ». Ces associations sont également différenciées en

fonction de leur portée territoriale: associations nationales ou inter-provinciales, provinciales, de

district et enfin communales. En effet, les associations peuvent exister à différents échelons et avoir

des déclinaisons locales, ou alors exister uniquement à de très fines échelles, avec des associations

au niveau villageois (làng) dans une commune (xã) ou même dans des hameaux (xóm).

Plusieurs termes sont utilisés en vietnamien pour nommer ces associations: de câu lạc bộ (club) à

hội (association), terme générique, qui peut être utilisé pour désigner toutes les organisations

sociales.

Ce décret définit également les autorités publiques habilitées à autoriser la fondation ou la

dissolution de ces associations et chargées de leur surveillance et gestion. Dans l'article 15, il est

rappelé que le ministère des Affaires Intérieures est l'organisme compétent pour les associations

nationales ou inter-provinciales, tandis que le président du comité populaire de province est

l'autorité publique légitime concernant les associations opérant dans les limites du territoire de sa

province. L'article 34 précise néanmoins que le comité populaire de province est chargé de « diriger

les services techniques et les comités populaires de district et de commune subordonnés dans leur

travail de gestion des associations », ce qui implique que la gestion des associations de district et de

198

commune soit gérée concrètement par le comité populaire de même niveau, qui doit cependant

rapporter la situation locale au niveau provincial. Le niveau provincial étant lui-même tenu de

« faire des rapports annuels au ministère des Affaires Intérieures sur les activités associatives et la

gestion des associations dans la province », respectant ainsi la hiérarchie pyramidale du système

vietnamien.

L'étude de Dang Thi Viet Phuong sur les associations volontaires de la commune de Đồng

Quang, présentée en 2008 lors des doctoriales de l'IRD, permet de différencier les types

d'associations volontaires et d'expliquer les motivations qui poussent les villageois à y participer.

Tout d'abord, l'auteur considère que plus de vingt types d'organisations existent à Đồng Quang, qui

se distinguent par le sexe des participants, leur année de naissance, leur niveau d'éducation ou leur

participation à une activité commune. Ainsi peuvent exister des associations de classe au lycée, des

associations de femmes nées la même année ou de vétérans revenus au même moment au village.

En ajoutant à cela les clubs de loisirs, culturels ou sportifs, l'auteur estime à une centaine le nombre

d'associations, en prenant en compte les trois villages formant Đồng Quang à l'époque186.

Tableau 4. Liste des types d'associations volontaires à Đồng Quang

Source : Dang Thi Viet Phuong (2008)

186 Pour rappel, la commune-xã de Đồng Quang comprenait les villages de Đồng Kỵ, Trang Liệt et Binh Hạ jusqu'en 2008.

199

L'auteur dresse également une typologie des associations de la commune:

- les organisations ayant une existence légale, étant enregistrées, qui regroupent principalement les

associations sportives, culturelles et artistiques et les « clubs » (câu lạc bộ). Nombre des ces

associations ont été patronnées par les associations de masse, qui ont participé ou aidé à leur

fondation et à leur enregistrement. Ainsi, elles doivent disposer d'un règlement, d'un siège social et

d'un nombre suffisant de membres.

- les associations dont les activités ne sont pas enregistrées auprès des autorités publiques, qui n'ont

donc pas d'existence légale et dont le fonctionnement reste très informel. L'auteur souligne d'ailleurs

que les membres de ces organisations ne se considèrent pas comme appartenant à une association,

vu leur dimension informelle et spontanée. Ces associations sont généralement de plus petite

envergure et plus restrictive concernant leurs membres: association des personnes du même âge,

association des camarades d’une même classe, association des joueurs d'échecs traditionnels,

association de coqs de combat, association d’oiseaux, association de buffles, etc.

Les motivations qui poussent les habitants à joindre ces associations sont diverses: du plaisir

lié à la pratique d'un sport à la volonté de participer à des organisations sociales et de s'investir dans

une association, en passant par la reprise obligatoire du statut de membre d'un parent décédé, ou la

pression sociale à participer au moins aux associations les plus informelles, de sa classe au lycée ou

de son âge, les raisons ne manquent pas.

En outre, comme le rappelle l'auteur, l'absence de participation à une association, quelle qu'elle soit,

peut être très mal perçue par l'ensemble de la communauté, comme un signe d'exclusion volontaire

de la vie villageoise, de rejet des autres et donc de la manifestation de la morgue, de l'avarice ou du

sentiment de supériorité de celui qui ne participe pas. Les exclus volontaires de ces associations se

retrouvent implicitement rejetés de l'ensemble de la vie sociale ou même politique du village, étant

privés d'accès à la maison communale ou à la pagode, aux postes à responsabilités ou aux multiples

comités existants.

Cependant les habitants font preuve de compréhension et d'empathie lorsque certains habitants ne

peuvent participer, faute de moyens. Les plus pauvres ne sont pas blâmés, puisqu'ils n'ont ni le

temps, trop occupés à tenter de vivre, ni l'argent, alloué à la vie quotidienne, à consacrer aux

associations.

L'adhésion et la participation à ces associations peuvent en effet engendrer des dépenses

conséquentes: aux cotisations initiales ou annuelles s'ajoutent en effet des contributions plus

ponctuelles, mais néanmoins récurrentes, pour l'organisation d'activités, de fêtes ou du traditionnel

200

et immanquable repas annuel.

Tous s'acquittent de ces droits, certains probablement avec plus d'enthousiasme, puisque la

participation à plusieurs associations signifie le développement de son réseau, amical ou même

professionnel, et par conséquent la constitution ou l'entretien de son capital social. Dans certains

clubs les hommes d'affaires et les patrons sont bien davantage représentés et voient dans cette

participation une façon de nouer de nouveaux liens, pouvant mener à de nouveaux partenariats,

contrats, à des mises en relation avec d'autres clients, à l'échange d'informations sur le climat

d'affaires ou sur les futures politiques.

Les repas sont les moments les plus propices à ces rencontres et à ces échanges d'ailleurs,

l'ambiance, et l'alcool souvent, pouvant aider à délier les langues et rapprocher les gens. Outre le

plaisir de la fête et la gaieté du partage, le repas revêt également une dimension sociale importante,

d'intégration et de participation à la vie villageoise.

Les villages de métier sont également pourvus de cette profusion d'associations sportives ou

culturelles, pour les jeunes comme pour les personnes âgées. Leur nombre est d'ailleurs en

augmentation. Ainsi, à Sơn Đồng, on trouve onze associations de football – une par hameau – qui

organisent régulièrement des tournois, mais également des associations de gymnastique pour les

personnes âgées et autres. Bien que ces associations soient apolitiques et ne participent pas du

système politico-administratif des villages, les jeunes artisans venus d'autres provinces ou districts

ne sont pas non plus acceptés dans ces clubs, pour éviter les tensions. En effet, les responsables de

ces associations sportives et des associations des jeunes sont réticents à l'idée de laisser ces jeunes

venus « de l'extérieur » constituer une équipe de football, puisqu'ils craignent que des conflits

surviennent dans le cas d'une victoire sur l'équipe locale. Ces associations, qui ont pour vocation

d'encourager les gens à participer à la communauté, peuvent par conséquent être également un lieu

d'exclusion.

Une autre association, non-officielle, et qui correspond davantage à un regroupement

ponctuel, est composée de sept personnes âgées, exclusivement des hommes, et a été constituée en

octobre 2009 à Sơn Đồng. Son objectif était d'écrire un nouveau règlement pour le village, basé sur

le droit coutumier, qui statuerait sur quatre points : les relations entre les habitants, les cérémonies

de mariage, les enterrements et, enfin, les questions relatives au culte des ancêtres et à l'usage de la

pagode. Il s'agissait donc de réactualiser le hương ươc (règlement intérieur) du village, qui vise à

régenter la vie quotidienne du village, dans tous les aspects extérieurs aux pouvoirs publics.

À l'époque de nos enquêtes, ce document était en cours de rédaction et devait par la suite être

201

envoyé à tous les xóm, avant l'organisation d'une réunion au đình pour recueillir l'opinion des gens

et le valider.

À Trang Hạ, ce document est appelé « convention du village » (quy ươc). Il existe depuis

plus de 50 ans mais a été remanié à quatre reprises pour s'adapter à la loi et à l'évolution du contexte

social et culturel. Tous les habitants disposent d'un exemplaire, et décident « librement » d'y

souscrire, bien que son rôle prescripteur ait diminué et que les gens, même à la campagne,

s'éloignent parfois des préconisations de cette convention pour organiser des cérémonies familiales

et publiques plus fastes que prévues, l'image et le statut social l'emportant sur les coutumes.

La participation à ces associations peut donc être bénéfique, voire nécessaire, pour qui

souhaite occuper une position respectable, ou simplement être visible, au sein d'un village.

En outre, ces associations peuvent être le siège de discussions à caractère plus politique et devenir

ainsi un lieu d'échanges hors du contrôle officiel des autorités publiques. Comme nous l'avons

évoqué précédemment, plusieurs auteurs voient en effet dans la multiplication de ces formes

associatives l'indice de l'émergence d'une société civile au Vietnam, hors des structures étatiques de

représentation et leur attribuent des capacités accrues d'influencer l'État. Pour Dalton et Ong

notamment (2003, p.9), « since opposition political parties are prohibited, these non-political groups

might serve as outlets for casual political discussion with fewer chances of being accused of law-

breaking », et ces groupes plus autonomes vis-à-vis de l'État-Parti, « seem to be increasing and size

and social impact187 ».

IV. Les associations professionnelles : une fédération des intérêts inachevée

1. L'association des « Bons artisans de Sơn Đồng » : adhésion symbolique, résultats mitigés

Enfin, un autre type d'associations en fort développement, à tous les échelons, dont celui des

villages de métier, sont les associations professionnelles, regroupant les artisans du village désireux

de s'impliquer.

À Sơn Đồng existe ainsi une « association des bons artisans », créée en 2001, à l'initiative de

quelques artisans quadragénaires. Son objectif était de jouer le rôle d'intermédiaire entre les artisans

187 « puisque les partis d'opposition sont interdits, ces groupes non-politiques peuvent servir d'exutoires pour des discussions politiques informelles avec moins de chances d'être accusés d'entorse à la loi », « semblent augmenter en taille comme dans leur impact social »

202

et les pouvoirs publics, et de les conseiller pour la future zone artisanale, notamment. Il apparaît par

ailleurs que son rôle ne s'est pas limité aux conseils concernant ce projet, mais que l'association, ou

tout du moins ses dirigeants, aient pratiqué un certain lobbyisme pour obtenir la construction d'une

telle zone, nous y reviendrons ultérieurement.

D'après la direction de cette association, plus de 70 % des artisans de Sơn Đồng y sont représentés,

et plus de 300 membres répertoriés, en fonction de leur spécialité, laque ou sculpture.

Cette association fonctionne sans aides publiques, grâce aux cotisations de ses membres. Cet

argent sert aux dépenses de gestion, et aucun fond n'est constitué pour venir en aide à certains

artisans, puisque, d'après sa direction, ses membres n'en ont pas besoin, étant principalement de

« bons artisans », ayant réussi.

Les activités actuelles de l'association sont très limitées. Quelques rencontres ponctuelles sont

organisées, si une nouvelle loi concernant les villages de métier ou le commerce est adoptée, mais la

plupart des rencontres sont informelles, et ne concernent que quelques membres, qui se retrouvent

« pour boire ».

Et même si le but annoncé de cette association est de promouvoir l'artisanat du village, tant sur des

questions d'image qu'en gérant la concurrence entre les artisans, en échelonnant les prix, et en

assurant une bonne qualité des produits, les actions concrètes étaient jusqu'à récemment absentes.

Selon certains des 18 membres du comité de direction, l'association n'aurait même « aucun intérêt ».

Précisons d'ailleurs que cette association n'a rien de collégiale, puisque son chef et vice-chef n'ont

pas été élus, et se sont autoproclamés à ces postes, lorsqu'ils l'ont fondée.

Quant aux artisans membres de l'association, il semblerait qu'ils s'y soient inscrits sans réelle

attente, essentiellement parce qu'elle existait. Certains ont néanmoins refusé d'y participer, puisqu'ils

considèrent qu'il s'agit d'une « mascarade », qui a pour but d'avantager ses fondateurs, et non le

village dans son ensemble.

Illustration 10. Siège de l'association du village de métier traditionnel de Sơn Đồng, des « bons artisans »

Source : auteur (2009)

203

Ceci étant, l'association semble vouloir « défendre » la tradition de l'artisanat, et fait preuve

d'une certaine virulence à l'égard des sociétés extérieures qui se sont implantées à Sơn Đồng,

intéressées uniquement par l'argent, sans compréhension du fonctionnement et du caractère du

village et hostiles à la préservation de la morale et de la tradition de Sơn Đồng188. Suivant une

logique corporatiste, l'association vise en effet à maintenir le monopole des artisans de Sơn Đồng au

sein du village-même. Cette critique concernait par conséquent manifestement la société

VietDesign, que nous avons précédent présentée, et a finalement porté ses fruits. En effet, le projet

de zone industrielle a fini par être abandonné et son dirigeant, lassé de l'opposition vive au sein du

village, a pris la décision de déménager son entreprise dans un autre village du district, où la fronde

était moins forte.

Tandis que l'association était critiquée pour son manque d'activités, et par la même d'intérêt,

il nous a été rapporté lors d'entretiens complémentaires menés en 2010 que depuis nos enquêtes

précédentes, le rôle de l'association et ses activités s'étaient développés. Une coupure et une vraie

transformation ont apparemment été opérées, dont l'un des résultats fut la participation de plusieurs

artisans du village à un concours national d'artisanat, récompensant les plus belles réalisations,

exposées par la suite pendant quelques jours au jardin botanique d'Hà Nội, dans le cadre des

célébrations du millénaire de la ville.

L'association a clairement été dans ce cas à l'initiative du projet et sa force motrice. Les artisans

primés nous ont expliqué qu'il s'agissait de leur première participation, puisqu'ils n'étaient pas

informés auparavant de ce type de concours. Cette fois-ci, l'association les a avertis, avec un certain

retard néanmoins, ce qui les a contraints à présenter des objets commandés par des clients, et non

des créations spécifiques.

Cette participation visait à promouvoir le village, bien entendu, et correspondait à l'objectif de

l'association, de bâtir ou renforcer l'identité de Sơn Đồng et, à travers cela, l'excellence de leurs

productions, en comparaison avec d'autres villages.

Parmi les dix produits proposés, tous ont d'ailleurs obtenu un prix. Ceci s'explique en partie par le

talent des artisans de Sơn Đồng, mais également par la sélection réalisée en amont par l'association:

en effet, bien que tous les artisans aient pu postuler, les oeuvres présentées ont été choisies par la

direction de l'association, selon elle pour montrer des produits typiques et représentatifs du village,

en fonction de critères esthétiques et techniques, et pour éviter les doublons.

Il semblerait également que l'association commence à réfléchir à la mise en place d'un label pour

Sơn Đồng et pour faciliter l'exportation des sculptures, rendue difficile à l'heure actuelle à cause du

188 Entretien avec l'Association des bons artisans (2009)

204

manque de connaissances et de ressources concrètes et par des problèmes techniques, comme le

séchage du bois.

Cependant, les capacités de cette association demeurent limitées, puisqu'elle ne représente

qu'une partie des artisans et demeure même assez sectaire, que son professionnalisme fait défaut189,

et que ses fonds sont limités.

En outre, la concrétisation des actions de cette association à travers la création d'une zone

industrielle, pour laquelle l'association pourrait se constituer en investisseur et maître d'ouvrage,

semble peu réalisable, considérant la pression majeure exercée sur le foncier « disponible » de Sơn

Đồng.

2. Đồng Kỵ, conflits d'intérêts et méfiance des artisans

À Đồng Kỵ en revanche, et malgré le poids économique du village, la constitution d'une

association d'artisans n'a toujours pas été réalisée. Différentes raisons nous ont été apportées pour

expliquer la difficulté de constitution d'une telle association, à laquelle le Parti comme le comité

populaire du phường sont pourtant très favorables.

La première tient aux inégalités ou aux divergences d'envergure, de statut, de moyen, de structures

ou d'organisations des différentes unités de production. En effet, des nombreuses SARL puissantes

et économiquement très développées, qui exportent directement, aux petits artisans produisant dans

la cour de leur maison, avec une main-d'oeuvre exclusivement familiale, un fossé existe, bien que

chacun participe, à sa façon, au même artisanat du bois. Regrouper l'ensemble de ces unités de

production est très difficile dans ce contexte, puisque leurs objectifs ou leurs attentes vis-à-vis d'une

association professionnelle diffèrent grandement.

La constitution d'une association d'un village de métier implique que chacun soit libre d'y participer,

à condition qu'il appartienne à ce village et qu'il produise le type d'artisanat promu, ou en tout cas y

participe étroitement – on pourrait ainsi envisager que les incrusteurs de nacre, ou même les

fournisseurs de matières premières y adhèrent également.

Or de telles disparités pourraient créer une véritable inégalité de pouvoirs au sein de cette

association, chacun ayant les mêmes devoirs, mais pas nécessairement les mêmes droits, puisque

nous pouvons penser qu'une grosse entreprise exportant, employant des centaines d'ouvriers

extérieurs, et ayant un chiffre d'affaires de plusieurs milliards de đồng n'ait pas le même poids dans

189 Bien qu'enregistrée, l'association ne dispose ni d'employés, ni de bureaux, par exemple. Son siège est en fait l'atelier - maison du fondateur et président de l'association.

205

la prise de décision ou dans l'orientation de l'association, qu'un foyer « indépendant ».

L'absence d'égalité entre les membres d'une potentielle association a donc plusieurs fois constitué

un motif de rejet, surtout du côté des plus « petits », qui craignent de se retrouver noyés dans la

masse, ou écrasés par les entreprises motrices.

Du côté des sociétés les plus puissantes, l'absence d'intérêt ou de bénéfices d'une telle association, et

le regroupement avec des producteurs mineurs, peu « flatteur » pour elles, constituent le principal

motif du refus d'adhérer, ou d'aider à la constitution d'une telle association.

En outre, les raisons qui pourraient pousser les entreprises motrices à participer à

l'association sont les suivantes: un accès facilité aux matières premières de qualité, la

« labellisation » des produits, la constitution d'une marque du village, qui pourrait permettre de

donner une plus grande visibilité à l'artisanat local de Đồng Kỵ, notamment à l'export, à condition

que ces critères ne soient pas trop contraignants. Ces conditions ne sont pourtant pas réunies, étant

donné les faibles prérogatives légales des associations locales et leur marge de manœuvre limitée.

De plus, de nombreux artisans, qu'ils soient grands patrons ou à la tête d'un atelier spécialisé

dans un seul maillon de la chaîne de production, ne souhaitent pas adhérer à une association

potentiellement contraignante, et qui limiterait leur initiative, leur droit, ou leur pouvoir de décision.

Être parvenu à travailler de façon autonome, « être son propre patron », ne dépendre, en tout cas à la

marge, de personne, demeurent d'importantes raisons de s'abstenir de participer, à nouveau, à une

structure « collective ». De plus, les patrons les plus dynamiques sont déjà à la tête d'un réseau

d'ateliers ou d'artisans, ont déjà développé leur filière d'approvisionnement en bois, ont les moyens

et les connaissances pour développer leur activité et élargir leur clientèle et développent de plus en

plus de stratégies marketing pour s'affirmer comme des sociétés de pointe et de qualité. Ils ont par

conséquent déjà constitué une sorte d'association à leur échelle, dont ils déterminent les tenants et

les aboutissants. En l'absence d'autres bénéfices, qui découleraient d'une implication plus forte des

pouvoirs publics, leur participation à une association professionnelle ne leur semble pas pertinente.

Les plus petites unités de production artisanale, autrement dit les familles produisant, ne perçoivent

pas non plus les avantages à tirer d'une telle association, puisque leurs patrons considèrent, au bout

du compte, qu'ils devront toujours « se débrouiller seuls ». Ils considèrent par conséquent qu'il vaut

mieux ne pas participer à une telle association, qui entraverait leur marge de manœuvre sans leur

apporter de bénéfices.

206

En outre, les mauvaises expériences d'adhésions passées à des associations et la présence

justement de nombreuses associations déjà existantes, à différents échelons ou sur différents

secteurs, semblent avoir largement rebuté les artisans de Đồng Kỵ.

En faisant abstraction des multiples associations nationales qui pourraient intéresser les artisans de

Đồng Kỵ, d'autres associations professionnelles plus proches les concernent: l'association du bois et

du traitement du bois de la province de Bắc Ninh et l'association des PME fondée par le thị xã Từ

Sơn. Bien que quelques sociétés aient participé à l'association provinciale, au moment de sa

fondation, la plupart d'entre elles s'en sont retirées, devant l'absence d'activités concrètes, outre la

rédaction du règlement.

Quant à l'association des PME, après avoir cotisé pour y adhérer, les artisans de Đồng Kỵ ont

également été déçus, puisqu'à part quelques réunions et « l'aide morale » des autorités publiques,

peu d'activités étaient organisées et aucun bénéfice n'a pu en être retiré.

Par conséquent, beaucoup d'habitants initialement favorables à la participation à une association se

sont trouvés échaudés suite à ces expériences, et ne souhaitent pas la réitérer, même au niveau local

et même si cela les concerne plus directement.

Le comité populaire de Đồng Kỵ a pourtant poussé les artisans à constituer une association,

et continue de le faire, pour « favoriser l'entraide » et réunir habitants et producteurs.

De plus, les pouvoirs publics considèrent que la formalisation d'une association permettrait à cette

dernière de pouvoir prétendre à des aides étatiques complémentaires et à des politiques

d'encouragement de la part des pouvoirs publics provinciaux ou nationaux. Il pourrait s'agir d'aides

ponctuelles, pour la logistique de la participation à une foire ou à une exposition, ou de mesures

plus pérennes, pour l'importation du bois ou l'exportation des produits. Aider à la visibilité et au

rayonnement du village et de son artisanat pourrait également être soutenu par les pouvoirs publics,

de façon plus officielle.

Cependant, le comité populaire de Đồng Kỵ s'est résigné à attendre que les choses évoluent et que

les habitants changent de point de vue, puisqu'en tant qu'entité administrative, il ne peut fonder une

association: l'initiative comme la gestion doit être le fait des artisans.

Enfin, les artisans ont conscience que dans la plupart des cas, les associations sont fondées

pour favoriser et soutenir ses fondateurs, pour faciliter leur accès aux matières premières, à des

réseaux de distribution ou à de nouveaux marchés, et que les artisans lambdas n'en bénéficient pas.

207

L'absence d'association peut néanmoins être pénalisante, surtout pour les foyers producteurs

les plus fragiles, mais peut également limiter, de façon plus générale, la capacité des artisans de

Đồng Kỵ, quelque soit leur taille, à faire valoir leurs besoins, leurs demandes auprès des pouvoirs

publics, notamment de district ou de province, et à tenter d'influencer les décisions en matière

d'aménagement de zones résidentielles ou industrielles, par exemple, ou, de façon plus générale, les

choix de développement mis en place.

En effet, l'absence d'associations d'artisans fortes peut priver ces derniers d'importants

leviers de lobbyisme et d'instrumentalisation de ces associations afin de promouvoir des objectifs

plus larges, et pour qu'ils puissent être réellement partie prenante des orientations politiques les

concernant.

Conclusion

En conclusion, le système associatif et collectif local témoigne actuellement de cette

multiplication des acteurs locaux, et de la surimposition de nouvelles structures, répondant à de

nouveaux besoins ou concurrençant les structures de l'ancien système collectiviste. Outre les

différents types d'association que nous venons de présenter s'ajoute pléthore d'autres comités et

groupements auto-gérés, dont l'encadrement administratif et légal n'est pas formel. Ainsi, le groupe

de gestion du marché du village, celui chargé d'assurer la sécurité de la circulation au carrefour de

Sơn Đồng, ou le comité chargé de l'organisation des activités culturelles ne sont qu'une partie de la

multitude de ces groupes composés de volontaires, qui ne disposent ni de budget, ni de prérogatives

ou de pouvoirs coercitifs, mais qui veillent au bon fonctionnement quotidien du village.

Ainsi, à l'encadrement des rapports sociaux issu de la période socialiste s'ajoutent de

nouvelles formes d'associations ou d'auto-gestions locales, tandis qu'au même moment re-émergent

des coutumes ou rites pré-socialistes, qui sont « réinvestis » par les communautés villageoises,

comme nous l'avons montré dans notre première partie.

Selon Thayer (2009, p.4), la diversité et l'envergure de ces formes associatives plus ou moins

autonomes de l'État-Parti nuancent donc fortement l'idée d'un « mono-organizational socialism ».

Enfin, pour Malarney (1997, p.917), ce renouveau des associations « indicate that the state no

longer has exclusive control over the range of social organizations in Vietnamese society190 »,

190 « indique que l'État n'a plus le contrôle exclusif sur l'éventail des organisations sociales de la société

208

arguant ainsi que les sociétés villageoises locales, notamment, sont entrées dans un processus

d'autonomisation par rapport aux structures de mobilisation collectives traditionnelles.

vietnamienne »

209

CHAPITRE 8

LE CHEF DE XÓM, INTERFACE ENTRE LES POUVOIRS PUBLICS ET LES VILLAGEOIS : « BRAS DROIT » DU COMITÉ POPULAIRE, REPRÉSENTANT DES CITOYENS

La vie locale des villages est également gérée quotidiennement au sein des découpages

territoriaux infra-communaux, au niveau des hameaux ruraux, les xóm, de leur équivalent en milieu

urbain, les khu phố, et de leurs propres subdivisions, les tổ dân phố ou tổ liên gia, groupements

résidentiels comprenant généralement une trentaine de foyers.

Bien que ces ensembles ne soient pas considérés comme des entités administratives et territoriales

officielles, ils demeurent des échelons importants d'autogestion des populations et un point de

contact majeur entre les autorités de la commune et les habitants. Comme évoqué précédemment,

les associations de masse sont par exemple présentes dans chaque xóm, territoire de leurs actions.

Ces entités sont gérées par des chefs de xóm, élus, dont la mission première est d'assurer tant

l'application des directives publiques que le contrôle des populations et de leurs activités. Acteurs

semi-officiels de la structure administrative et politique vietnamienne, Koh considèrent qu'ils sont

« the only states agents in Vietnam that reach right into homes. They can mobilize people

personally, and, in this sense, the state in not 'faceless'191 » (2006, p.49), mais est représenté par ces

chefs, membres actifs de la communauté locale. Pour le politologue, ces agents sont

instrumentalisés par les pouvoirs publics afin de « promote community spirit and ideology as well

as to perform administrative duties192 » (Ibid, p.48). Hayton (2010, p.69) considère également que

ces chefs sont d'importants outils de régulation politique et sociale et « a very flexible form of very

local control193 », sur lesquels les pouvoirs publics locaux s'appuient lourdement.

Cependant, leur loyauté et leur obédience ne sont pas uniquement orientées vers le comité

populaire, ses élus comme ses fonctionnaires, puisque les chefs de xóm se perçoivent également

comme les porte-paroles de leur communauté.

Leur position est ainsi à l'interface entre les villageois, leurs voisins et proches, et les

pouvoirs publics. Effectuant un travail important en tant qu'envoyé du comité populaire d'une part,

et étant investi d'une mission de représentation de plus en plus importante, d'autre part, les chefs de

xóm sont actuellement tiraillés par ce positionnement dual. Pour Nguyen Thi Tan Binh (in Culas et

Nguyen Van Suu, 2004, p.99), « as a result, they confront a major challenge on how to be

191 « les seuls agents de l'État qui peuvent entrer directement dans les maisons. Ils peuvent mobiliser les gens personnellement et, en ce sens, l'État n'est pas 'anonyme' »

192 « promouvoir l'esprit communautaire et l'idéologie ainsi que remplir des fonctions administratives »193 « une forme très flexible de contrôle très local »

210

accountable to both local people and the state194 », tandis que leur rôle est souvent résumé par

l'expression révélatrice, « powers light like straws but responsibilities heavy like stones » (quyền

rơm vạ đá)195, puisque leur statut semi-officiel leur confère de très faibles prérogatives.

Ce chapitre vise ainsi à présenter tant le rôle et les missions concrètes de ces chefs de xóm que leur

profil, et leurs modalités d'élection. Nous montrerons ainsi l'ambivalence de leur fonction, avant

d'aborder, dans notre dernière partie, l'évolution de leur positionnement, tant vis-à-vis des villageois

que des autorités locales.

I. Processus électoral et modalités de désignation des candidats

Les chefs de xóm, ou de khu phố, sont officiellement élus pour un mandat de deux ans et

demi, bien qu'il arrive que ce mandat soit écourté, en cas de démission ou de conflits majeurs avec

les habitants du xóm, ou prolongé, pour correspondre davantage à l'agenda politique national. Ainsi,

les dernières élections à Đồng Kỵ ont eu lieu en novembre 2010, et non en novembre 2009, afin

qu'elles se déroulent après la grande conférence du Parti, organisée en mai 2010. Les autorités

publiques de la province Bắc Ninh ont en effet considéré qu'il était préférable d'attendre la fin de ce

congrès, moment phare de la vie politique vietnamienne, qui pose les bases des nouvelles

orientations politiques du pays et désigne en interne les candidats aux postes aux plus hautes

responsabilités. En outre, le décalage de ce moment électoral correspondait également à la volonté

de créer un mouvement de mobilisation politique fort, puisque les élections de chefs de xóm ont été

finalement organisées au même moment que les élections des conseils populaires de tous niveaux et

des députés de l'Assemblée Nationale.

Concrètement, les élections organisées dans chaque xóm se déroulent sur plusieurs jours,

quatre dans le cas de Đồng Kỵ. Les lieux de vote ou de réunion préalable dépendent des

infrastructures disponibles dans le xóm concerné: dans la maison culturelle (nhà văn hóa) si celle-ci

existe, au siège du comité populaire, dans l'école municipale ou encore, dans le cas des xóm les

moins bien équipés, dans la maison d'un « officiel », un chef d'association de masse par exemple, à

condition qu'elle soit suffisamment grande pour accueillir les votants.

Des réunions d'information sont normalement tenues quelques jours avant l'élection, ou le jour-

194 « par conséquent, ils sont confrontés au défi majeur d'être à la fois responsables devant les habitants locaux et devant l'État »

195 « des pouvoirs légers comme de la paille, des responsabilités lourdes comme des pierres », expression citée par Koh (2006, p. 49).

211

même dans certains cas, lors desquelles les candidats sont présentés, introduisent leur

« programme » ou leur bilan, s'il s'agit du candidat sortant.

Les élections se déroulent en présence d'un certain nombre de membres du Parti

communiste, de fonctionnaires, d'élus ou de notables du village, en charge de veiller au bon

déroulement du vote. De même, plusieurs personnes sont choisies pour vérifier les fiches

d'élections, faire le décompte des voix et annoncer le résultat. Pour le xóm Thượng de Sơn Đồng par

exemple, tandis que le secrétaire du Parti et les représentants du comité populaire étaient présents

lors du vote, sept personnes, dont cinq membres du Parti, avaient été choisies pour assurer la

fonction de scrutateur. Au xóm Rảnh, trois personnes ont occupé cette fonction: l'infirmière du xóm,

un membre du Front de la Patrie et une dernière personne non-identifiée.

Le vote en lui-même se fait normalement grâce à des fiches d'élection, sur lesquelles les

votants rayent les noms des candidats rejetés avant de les déposer dans une urne scellée. Ces fiches

sont établies par le comité populaire de la commune ou du quartier, qui est en charge de répertorier

et de valider les différentes candidatures. Le vote à main levée, bien que toujours pratiqué dans les

villages étudiés, lors des prises de décisions relatives à la vie économique du xóm, à des choix

d'infrastructures ou à l'approbation des foyers pauvres désignés, n'a pas été pratiqué pour ces

dernières élections. En revanche, cette méthode de vote a été maintenue dans certains tổ liên gia,

surtout lorsqu'il s'agit d'approuver ou de rejeter une candidature unique. Plus qu'une élection entre

plusieurs candidats, cette méthode est appliquée lors des « plébiscites » en faveur d'un candidat,

pour des élections de moindre enjeu.

Selon la Constitution de 1992, chaque citoyen de plus de 18 ans peut voter aux élections de

tous les niveaux, « sans distinction de race, de sexe, d’appartenance sociale, de croyance, de

religion, de niveau d’instruction, de métier et de durée de résidence ».

Enfin, même si les élections à ce niveau ne sont pas régies par une loi particulière, puisque

le xóm rural ou le khu phố urbain ne sont pas considérés comme des échelons administratifs

officiels, elles suivent néanmoins les règles qui s'appliquent aux élections des conseils populaires,

telles que définies dans la loi n°12/2003/QH11 « Sur l'élection des représentants des conseils

populaires », datant de novembre 2003. Nous reviendrons ultérieurement sur les dispositions de

cette loi et sur l'organisation des élections à ce niveau, mais il important de souligner

qu'officiellement, le vote par procuration est interdit au Vietnam.

212

En effet, il est indiqué dans le chapitre V de cette loi sur l'organisation des élections que les citoyens

doivent voter par eux-mêmes, doivent présenter leur propre carte d'électeur (article 49) à l'exception

de deux cas de figure: si le votant n'est pas en mesure d'écrire son vote ou de mettre son bulletin

dans l'enveloppe, il peut demander l'aide d'une tierce personne. Enfin, dans le cas où l'électeur ne

serait en mesure de se déplacer, en raison de son état de santé, c'est la « brigade électorale » qui

doit se déplacer au domicile du votant pour recevoir son bulletin et enregistrer son vote (article 50).

Or la grande majorité des chefs de xóm ou de khu phố que nous avons rencontrés nous ont indiqué

que ce sont les chefs de foyer, les pères de famille dans la plupart des cas qui, munis des cartes

d'électeurs des membres de leur foyer, viennent voter pour l'ensemble de leur famille. En cas de

non-participation, l'électeur n'est pas pris en compte.

La dernière étape, en fin de la journée, est le décompte des votes effectué par les scrutateurs

désignés, en charge de vérifier la validité des votes et l'exactitude des fiches d'élections. Dans

certains cas, comme au xóm Thượng de Sơn Đồng, des fiches ont été considérées comme mauvaises

et un nouveau tour a par conséquent été organisé. Un autre tour peut également être organisé

lorsqu'aucun candidat n'obtient pas la majorité des voix nécessaires à son élection. Dans le xóm

Thượng à nouveau, les trois candidats avaient reçu respectivement 33 voix, 30 voix et 10 voix. Au

second tour, la candidate en tête a finalement obtenu 44 voix, lui permettant ainsi de devenir la

nouvelle chef de xóm.

Toutes les élections ne sont cependant pas aussi serrées et peuvent se transformer en

véritable plébiscite, en particulier lorsqu'il s'agit de la réélection d'un chef. Ainsi, dans le cas du xóm

Hàn à Sơn Đồng, la chef de xóm a été reconduite avec 87 voix sur 95 votants. Véritable adhésion à

sa façon de gérer et de représenter les habitants, nous reviendrons ultérieurement sur le cas de ce

xóm, particulièrement intéressant pour illustrer les rapports entre les chefs de xóm et leurs

« administrés ».

Le choix des candidats est donc une question centrale pour comprendre ces élections, ce

qu'elles révèlent, et pour expliquer leur issue, entre résultats potentiellement contestables, lors

d'écarts très faibles ou à l'inverse lorsqu'une majorité écrasante de votes l'emporte.

Dans le cas des élections de chef de xóm, les choix des candidatures ne suivent pas de règles

précises: la majorité des candidats sont « présentés » par une association de masse, un groupe de

résidents ou par la branche locale de la coopérative agricole par exemple, et on trouve peu de

213

candidats « indépendants » ou auto-proclamés.

Les candidats sont choisis selon des critères différents et cette sélection dépend également de la

situation politique locale ou du contexte politique du moment. Sont généralement désignées des

personnes ayant déjà eu une expérience dans les affaires publiques, occupant une position

économique favorable dans le village ou disposant d'une certaine aura morale, comme les retraités

ou les vétérans par exemple. Le nombre total de candidats présentés dépend des sessions et, à

nouveau, du contexte politique local à ce moment-là: de deux candidats lors de sessions

« normales » et sans grand enjeu, à trois ou quatre lors de sessions plus tendues, où l'enjeu de

l'élection est plus pointu.

Dans la plupart des cas, l'un des candidats est le chef de xóm sortant et, à moins de conflits

importants ayant eu lieu dans sa mandature précédente, est réélu. C'est ainsi qu'un grand nombre de

chefs de xóm de Sơn Đồng ont occupé cette fonction pendant plusieurs mandats et ont été chefs

pendant une décennie, voire davantage. Cependant, ces mandatures à rallonge risquent de se

marginaliser progressivement, les attentes des habitants, nous y reviendrons ultérieurement,

évoluant et devenant de plus en plus exigeantes vis-à-vis de leurs représentants les plus directs.

Dans le cas de Sơn Đồng à nouveau, les dernières élections ont profondément bouleversé la

physionomie du groupe des chefs de xóm, avec un renouvellement majeur des chefs après des

années de statu quo.

Les personnes approchées ont la possibilité de refuser de présenter leur candidature, bien

qu'il soit délicat de décliner cette offre, au risque d'être perçu comme égoïste, en refusant de

s'impliquer dans la vie sociale de son xóm. Cependant, il semble que ce rejet soit de plus en plus

fréquent, qu'il soit motivé par la charge de travail incombant, considérée comme trop lourde pour

des personnes travaillant en parallèle, ou qu'il s'explique par le contexte de tensions entre les

pouvoirs publics et les habitants, les candidats potentiels ne souhaitant pas être directement

impliqués dans ces relations conflictuelles. Ce dernier point explique d'ailleurs le nombre important

de démissions des chefs de xóm ayant fait suite au conflit opposant certains habitants et le comité

populaire de Sơn Đồng en 2008, sur lequel nous reviendrons dans notre dernière partie.

Dans le cas du xóm Đình par exemple, quatre candidats avaient été désignés par les habitants suite à

la démission de l'ancien chef de xóm, mais deux ont décliné cette offre, l'un arguant qu'il était trop

occupé pour assurer cette fonction, le second qu'il ne disposait pas des compétences nécessaires

pour être un bon chef de xóm.

Au niveau des tổ dân phố ou tổ liên gia, les modalités de désignation des candidats,

d'élections ou la durée des mandats sont encore moins officielles: dans les tổ liên gia que nous

214

avons étudié, principalement à Đồng Kỵ, seul un candidat était présenté et sa désignation était

entérinée soit par cette désignation informelle, soit par un vote à main levée. Quant à la durée de

mandat, elle semble davantage déterminée par la « satisfaction » des habitants, ou surtout par

l'absence d'insatisfaction: sauf démission de la part du chef ou faute grave, le chef de tổ liên gia

peut rester en place pendant des années.

Enfin, dans le cas de la zone industrielle du village de métier de Đồng Kỵ, des élections ont

également été organisées pour désigner un gestionnaire de même zone, aux responsabilités

similaires à celles des chefs de xóm. En effet, bien que cette zone n'ait pas d'existence légale en

termes de statut administratif, en tout cas pour l'instant, elle est similaire, du point de vue de sa

taille, de son fonctionnement et de ses activités, à un autre khu phố, et demande donc une structure

de gestion similaire. Cette zone est néanmoins composée de sept tổ liên gia, qui proposent des

candidats - les associations de masse n'ayant pas encore été formellement constituées dans cette

nouvelle zone, au poste de chef de la gestion de cette zone. S'en suit une élection et la prise de

fonction en tant que chef, assisté, comme dans les khu phố officiels, d'un secrétaire et d'un trésorier-

comptable.

Suite au déroulement de ce processus électoral, le vote doit être validé par le comité populaire,

puisque les chefs de xóm sont considérés comme les « mains » des autorités publiques dans le

village et qu'ils doivent donc, théoriquement, satisfaire les « représentés ».

II. La fonction des chefs de xóm : se substituer aux pouvoirs publics et assurer la médiation au niveau local

La périodicité des réunions entre les chefs de xóm et leurs administrés ne répond pas non

plus à un calendrier officiel, précis et obligatoire. Dans leur majorité, les chefs nous ont expliqué

qu'ils adaptaient l'organisation de ces rencontres en fonction des besoins, de la nécessité de débattre

de sujets pressants, des demandes des habitants ou de « circonstances particulières ». Cependant, il

semble qu'un rythme de deux réunions par an, organisées au même moment que les réunions du

conseil populaire, soit le minimum, respecté par tous les chefs de xóm ou khu phố. De nombreux

chefs nous ont néanmoins indiqué organiser des rencontres mensuelles, suite aux réunions

organisées par le comité populaire, afin de transmettre les nouvelles informations aux habitants. Des

215

réunions beaucoup plus spontanées ou des transmissions d'informations informelles ont également

lieu de façon hebdomadaire, sur un pas-de-porte ou lors d'autres rendez-vous, d'associations de

masse, sportives, de célébrations ou d'activités sociales diverses.

Les chefs de xóm sont cependant sollicités beaucoup plus régulièrement par les autres

réunions, plus organisées et formelles, notamment avec le comité populaire. À Sơn Đồng comme à

Đồng Kỵ, nos entretiens ont montré qu'une réunion mensuelle minimum était tenue, rassemblant

l'ensemble des chefs de xóm, les membres prééminents du comité populaire ainsi que la tête du Parti

communiste de la commune. Ces rencontres semblent d'ailleurs souvent plus fréquentes, pouvant

avoir lieu lors des temps « clés » de la vie politique locale, toutes les semaines. Y sont expliquées

les nouvelles politiques nationales concernant la vie villageoise, transmis les nouveaux règlements,

et, en sens inverse, rapportée la situation locale de chaque xóm.

Ce travail en commun et cette rencontre de l'ensemble des chefs de xóm n'arrivent que lors de ces

réunions, ces derniers ne se retrouvant manifestement jamais sans la présence de représentants du

comité populaire. Il n'existe donc pas, du moins dans nos villages étudiés, de discussions, débats,

prises de position ou d'initiatives propres aux chefs de xóm.

Suite à ces réunions, les chefs de xóm prennent le parti de transmettre les informations à

leurs administrés de façon différente: tandis que certains organisent directement une réunion avec

les habitants, d'autres choisissent de rassembler les chefs de tổ liên gia de leur xóm, eux-mêmes

chargés par la suite d'informer les habitants. Ces chefs de tổ liên gia ou de tổ dân phố196 gèrent donc

ces subdivisions des xóm ou de khu phố et assistent les chefs dans leurs actions et missions, et

participent à la régulation de la vie sociale à l'échelle d'un bloc de maisons ou d'une ruelle.

Pour résumer, les réunions les plus régulières qui concernent les chefs de xóm ont lieu avec

le comité populaire, avec la cellule du Parti communiste de leur xóm, et avec le Front de la Patrie,

rassemblant toutes les associations de masse. Cette flexibilité de l'agenda politique local permet

donc une adaptation aux enjeux du moment, les habitants pouvant solliciter des rencontres plus ou

moins régulières, au moins avec leurs chefs de xóm ou d'association. La multiplication des

rencontres et réunions entre structures, comme les différents comités (de gestion du marché, de la

circulation, de conciliation) impliquent que les rendez-vous politiques soient très fréquents et soient

autant de moments de discussion potentiels, ou en tout cas d'échanges entre les habitants, leurs

196 Les appellations « tổ liên gia » et « tổ dân phố » font référence à ces groupements de résidents, ou groupements d'habitants. Bien qu'il n'existe pas de définition officielle de ces entités, nos entretiens ont montré que l’appellation tổ liên gia est plutôt réservée à ces groupements en milieu rural, et tổ dân phố en milieu urbain.

216

voisins, leurs associations et leurs « représentants » au niveau du xóm, quel qu'ils soient.

Les réunions liées à des circonstances particulières varient dans leur importance: tandis que

des réunions peuvent être soudainement organisées pour discuter d'expropriations ou de conflits liés

à la corruption, d'autres sont planifiées à l'avance, comme à Đồng Kỵ, pour informer les habitants

que les pétards, en particulier ceux en provenance de Chine, seront interdits pour la prochaine fête

du Tết197, pour récupérer les pétards déjà achetés et faire signer un engagement aux habitants.

Les chefs de xóm agissent également en tant qu'organisateurs des fêtes nationales, sociales

ou culturelles annuelles, en collaboration avec les comités officiellement en charge de ces

célébrations: journée des soldats blessés du 27 juillet, fête de la mi-automne, considérée comme le

jour des enfants, fête nationale du 2 septembre. Et bien que ces journées ne soient pas officiellement

consacrées à la vie villageoise ou aux échanges d'informations, elles sont néanmoins d'autres

occasions de se rencontrer et d'avoir accès, de façon moins conventionnelle, à des figures publiques.

Le chef de xóm ou de khu phố est donc un point nodal majeur dans la structure politique d'un

village, puisqu'il est à l'interface de toutes les sphères composant cette société villageoise: le comité

populaire, les habitants, les associations de masse, le Parti et toutes autres organisations constituées

plus ou moins formellement, les comités auto-gérés, les associations de loisirs, professionnelles, etc.

Les chefs de xóm peuvent être particulièrement sollicités en temps de crises ou de conflits, ou lors

de temps forts de la vie politique vietnamienne, comme les élections nationales ou les congrès du

Parti communiste. Relais de l'échelon supérieur à l'échelle du quartier, ils officient donc comme des

« porte-paroles », selon la définition initiale de leur fonction, des pouvoirs publics locaux.

Officiellement, ces réunions ont pour but de transmettre les nouvelles politiques nationales

aux habitants, les directives prises par le niveau provincial ou du district, les projets ou futures

actions du comité populaire local. Considérés traditionnellement comme « le bras long » du comité

populaire dans le village, les chefs de xóm se doivent donc de communiquer la parole et d'expliquer

les décisions des pouvoirs publics aux habitants, étant donné que ces derniers, même dans des

villages toujours considérés comme ruraux, ne « descendent plus dans le village »198, au contact

direct avec les habitants, bien qu'ils y vivent toujours avec leur famille.

La présence de l'ensemble des villageois est néanmoins rare et un certain nombre de chefs de xóm

déplorent la diminution de la participation des habitants à ses réunions, qu'ils attribuent tant à un

197 Nouvel an lunaire vietnamien 198 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng (2009)

217

manque d'intérêt pour la politique des gens qu'à leur métier, de plus en plus prenant.

Cependant, la définition de leurs devoirs et responsabilités dépendent des villages, des

communes, étant donné que le niveau du xóm ou du khu phố n'a pas d'existence administrative

concrète et n'est donc pas soumis à des lois ou règlements nationaux. La délégation de

responsabilités et de missions dépend de l'appréciation des comités populaires d'une part, et des

habitants, d'autre part, qui sollicitent plus ou moins leur chef. Leur rôle est également modifié par la

présence plus ou moins forte d'autres acteurs politiques ou associatifs locaux, qui peuvent prendre le

relais des chefs de xóm dans certains cas et assurer une partie de leurs missions: en effet, si la

cellule du Parti communiste est particulièrement forte et active localement, s'il existe un lignage

prédominant et dynamique, ou si les associations de masse sont très impliquées dans l'organisation

locale, certaines fonctions dévolues ailleurs aux chefs de xóm sont dans ces cas redistribuées

localement.

Malgré ces différences, une large proportion des chefs rencontrés, en commune rurale ou

arrondissement urbain s'accorde pour dire qu'ils sont très occupés et sollicités, et que leur position

se résume à avoir une variété de devoirs qui ne sont contrebalancées ni par des droits ni par des

prérogatives.

Quant à la compensation financière, elle est minime, à l'image des salaires versés aux

fonctionnaires ou aux élus locaux. Variant selon le nombre d'habitants administrés, selon le statut

administratif du village, urbain ou rural, et selon la province à laquelle le village appartient, la

rémunération des chefs oscille entre environ 300 000 đồng par mois en 2009 (14 USD) à 760 000

đồng en août 2010 (36 USD). Les chefs ne peuvent donc pas vivre uniquement grâce à ce salaire,

qui ne permet que de couvrir des dépenses minimes dans des lieux où le niveau de vie, et les prix,

ne cessent d'augmenter. Il s'agit donc que d'un faible apport, ce qui explique que tous les chefs

rencontrés ont soit une autre activité, d'artisanat par exemple, soit sont à la retraite et ne dépendent

pas non plus de ce salaire pour vivre. Certains avantages « en nature » existent cependant, ou de

petits revenus complémentaires, d'enveloppes, versés par l'entrepreneur chargé de bétonner une

route, dont la construction est surveillée par le chef, ou même par les habitants, à l'occasion de la

fête du Tết.

Outre ces réunions, les chefs de xóm ont donc une multitude de responsabilités, d'officielles,

déléguées par le comité populaire, à officieuses, résultant de problèmes concrets au sein du xóm.

218

Concernant leurs devoirs, les comités populaires leur confient annuellement la réalisation du

recensement et le dénombrement des foyers pauvres vivant dans leur xóm, tâches parfois assistées

par le responsable des statistiques du comité populaire de commune ou de district, lorsque des

enquêtes plus spécifiques sont organisées.

À ces enquêtes plus ponctuelles s'ajoutent l'établissement de rapports sur la bonne marche du xóm,

beaucoup plus réguliers, qu'ils soient oraux, lors des rencontres hebdomadaires, ou écrits, plusieurs

fois dans l'année.

Les chefs ont également un rôle de surveillance de la vie sociale locale, du respect des lois

ou des politiques et de maintien d'un certain « ordre ». Ainsi, ils sont chargés de veiller à ce que les

habitants n'abusent pas de la complaisance des autorités publiques, sur la question de l'empiètement

sur l'espace public, pour l'entrepôt de matières premières par exemple, et doivent tenter de dissuader

certains habitants de construire une extension illégale de leur maison, le comblement d'un étang

public ou le recouvrement d'égouts pour gagner de l'espace sur la rue. Cependant, ne disposant que

d'un pouvoir de persuasion, les chefs de xóm n'arrivent que rarement à régler ce type de violations et

doivent souvent faire appel, en cas d'échec de la discussion, au comité de conciliation, dans un

premier temps, puis au comité populaire ou au responsable du cadastre, en dernier recours, seuls

détenteurs de véritables prérogatives localement, amendes ou usages de la force publique.

Leur parole n'est donc pas « de grande valeur »199 bien qu'ils continuent d'être sollicités par

les pouvoirs publics pour expliquer les décisions conflictuelles et « encourager » les gens à accepter

les choix du comité populaire. Et une façon d'encourager les gens à respecter les décisions

publiques est, pour les chefs de xóm, de s'y soumettre en premier et ainsi de montrer l'exemple.

C'est ainsi que le chef du xóm Rảnh, vivant le long d'une des rues du Ngã Tư a dû accepter fin 2009

de voir sa maison amputée d'une partie de sa façade, de son trottoir et de son auvent, suite à la

décision du comité populaire du district d'Hoài Đức de financer l'élargissement du pont enjambant

la rivière Nhuệ.

Le travail de persuasion s'est poursuivi en accompagnant le représentant du cadastre de la

commune, du district et les constructeurs du pont lors de la remise du procès verbal détaillant la

récupération des terres et les destructions à venir.

En charge de montrer l'exemple, les chefs de xóm, et les membres du Parti communiste également

sont donc généralement les premiers, voire dans certains cas les seuls, à accepter l'expropriation et à

« libérer » leurs terres, comme c'est le cas à Đồng Kỵ, pour les quelques parcelles récupérées par la

199 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng (2009)

219

société ITD, dans la seconde zone industrielle.

Outre ce rôle de guide, voire de « modèle » à suivre, les chefs font également office de

garants, ou de cautions morales, sur un certain nombre de sujets: les attestations sur l'existence

réelle d'une activité et d'un projet pour obtenir un prêt de la Banque du développement rural, les

lettres déclarant officiellement qu'un jeune ne s'est jamais marié, en vue d'un premier mariage, ou

encore, et il s'agit là d'une responsabilité majeure, l'attestation d'occupation de terres, sans qu'elle ne

nuise à la collectivité ou ne contrevienne à la vie locale, pour obtenir une régularisation et

l'obtention d'un carnet rouge.

Bien entendu, n'ayant pas d'existence administrative, ou de « tampon rouge », les chefs ne peuvent

délivrer des documents officiels, mais ils font en revanche ces attestations à destination du comité

populaire qui, s'il décide de se fier aux recommandations des chefs, peut délivrer ces documents

majeurs, ces certificats, réels sésames pour les habitants dans certains cas.

Une autre dimension majeure du rôle des chefs de xóm tient à la collecte des taxes foncières

et à l'organisation de cotisation pour des oeuvres de charité ou des projets villageois locaux. Assistés

dans ces tâches par deux adjoints, un trésorier et un secrétaire-comptable, non-élus mais désignés

localement dans chaque xóm, les chefs ont en effet la responsabilité de recouvrer les taxes foncières,

selon une liste pré-établie par le comité populaire et de lui transmettre ces fonds. Vivant au milieu

des contribuables et connaissant parfaitement leurs revenus, possessions et leur patrimoine foncier,

les chefs semblent, du point de vue du comité populaire, les plus à mêmes de réclamer cet argent.

Au niveau des xóm sont également organisées des collectes de fonds annuelles, pour

organiser les fêtes religieuses ou autres manifestations culturelles locales, et des levées de fonds

plus exceptionnelles, pour aider les pauvres ou pour envoyer de l'argent aux sinistrés d'inondations,

qui ont lieu chaque année, notamment dans le centre du pays. D'autres collectes répondant à des

besoins plus spécifiques sont également organisées, lorsque les habitants, lassés d'attendre les fonds

publics, décident de prendre eux-mêmes en charge un aménagement: dans certains xóm étudiés, les

chefs et leurs collaborateurs ont été chargés de fédérer les bonnes volontés et les ressources locales

pour organiser le bétonnage de ruelles, la construction d'un terrain de badminton provisoire ou, dans

le cas rare du xóm Hàn à Sơn Đồng, pour financer la construction d'une maison culturelle qui se

faisait particulièrement attendre.

Ceci étant, ces projets autogérés et ces initiatives locales doivent obtenir l'assentiment du

comité populaire, au moins de façon orale, à défaut d'autorisation écrite.

Malgré l'importance de cet échelon, les xóm ne disposent pas de fonds propres annuels ou de

dotations régulières par le comité populaire. Des ressources ponctuelles leur sont allouées, pour

220

financer la construction de petites infrastructures par exemple, ou pour verser une subvention à une

cérémonie ou célébration, mais il ne s'agit pas de dotations obligatoires et fixes. Seul un chef de khu

phố, à Đồng Kỵ en l'occurrence, a évoqué un budget officiel attribué par le comité populaire, dont

l'utilisation serait laissée au bon vouloir du hameau. Cependant, selon ces informations, ce budget

aurait été amputé de moitié entre 2009 et 2010, passant de 10 à 5 millions de đồng (de 474 à 237

USD), sans réelle explication. En croisant ces informations avec celles d'autres chefs, il semblerait

qu'un pourcentage du budget officiel du comité populaire puisse être ponctuellement reversé aux

xóm ou khu phố. Il ne s'agit cependant pas d'une pratique systématique, régulière, et ces dotations

varient selon les années et répondent davantage à du cas par cas, lorsqu'un xóm est concerné par la

construction de nouvelles infrastructures routières, de rénovations ou de la construction d'une

nouvelle maison culturelle, par exemple.

Enfin, dans le cas de Đồng Kỵ, les chefs de xóm sont chargés de récolter les taxes destinées au

ramassage des poubelles et de gérer les factures directement avec la société embauchée pour cette

tâche.

Outre ces prélèvements ou quêtes, aux visées collectives, les chefs sont également chargés,

implicitement, d'organiser des « activités sociales » communes et de motiver les habitants à y

participer. Curage des canaux, devenus de véritables dépotoirs serpentant dans chaque ruelle,

débroussaillage des herbes sur les terres communales ou dans les champs laissés en friche,

nettoyage des étangs ou balayage des rues, autant d'activités censées encourager le sens

d'appartenance au xóm, l'implication dans la vie locale et la fédération des habitants autour

d'objectifs communs. Ceci étant, plusieurs chefs nous ont indiqué qu'il était de plus en plus difficile

de mobiliser les habitants, déjà fortement sollicités toute l'année pour d'autres réunions, célébrations

ou activités, pris par un métier de plus en plus exigeant et chronophage et, probablement, lassés de

devoir participer à ces activités qui, de fait, ne font que pallier les insuffisances publiques.

Enfin, les chefs se doivent d'assister aux nombreuses fêtes ou célébrations organisées dans

leur xóm: cérémonies de mariage, anniversaires des personnes âgées ou enterrements, leur présence

est attendue et implicitement exigée. La présence des chefs lors de ces moments privés semble

tellement acquise, logique, qu'elle révèle la proximité, au moins théorique, des habitants et de leur

chef. De la même façon, ces derniers sont très sollicités en tant que médiateurs, lors de conflits entre

voisins, mais également pour arbitrer et tenter d'apaiser des disputes familiales, dont des divorces.

Dans le cas de disputes entre voisins, qui concernent bien souvent l'appropriation par l'un de

terres revendiquées par l'autre, les chefs de xóm sont néanmoins assez impuissants, puisqu'ils ne

221

peuvent compter que sur le dialogue pour régler les conflits. Cependant, il existe des exemples où

leur médiation peut aider à dénouer les tensions. Le cas de deux familles du xóm Đình, à Sơn Đồng,

cohabitant depuis 1953 sur une même parcelle illustre ce cas de figure: chaque famille avait sa

propre maison, mais partageait la cour et un portail commun. Les deux personnes à l'origine de ce

partage étant décédées depuis quelques années, les seconde et troisième générations ont commencé

à se disputer, chaque famille revendiquant la propriété de ces espaces communs. Devant

l'impossibilité de s'accorder et de trouver un terrain d'entente, pour la construction d'une seconde

porte et la subdivision de la cour par exemple, l'une des familles a envoyé une pétition à la chef de

ce xóm, pour qu'elle la transmette au comité populaire. La chef nous a cependant expliqué qu'avant

d'impliquer le comité populaire, déclenchant ainsi une procédure et un potentiel règlement du

conflit plus long, plus compliqué et potentiellement plus « destructeur », elle a préféré se rendre sur

place suite à la réception de ce courrier et tenter de négocier une solution entre ces familles. Selon

nos dernières informations, après plusieurs échecs de cette intervention, une solution était en passe

d'être trouvée sans que le comité populaire n'ait à intervenir, bien qu'il ait sans aucun doute été

informé de cette affaire.

Réel succès de la médiation, ou volonté commune d'éviter de faire appel aux pouvoirs

publics et à la police et de les impliquer dans une procédure administrative sur les questions

troubles de foncier et de droit d'usage du sol, certains problèmes parviennent ainsi à se régler au

niveau micro-local et « s'arrêtent » au niveau du xóm.

Quant à l'intervention des chefs dans des disputes familiales, liées à des « fléaux sociaux », comme

l'alcoolisme, le jeu ou l'infidélité, l'efficacité et le résultat de leur médiation dépendent davantage

des chefs concernés, des habitants, de la confiance réciproque ou de la proximité.

La personnalité et l'influence des chefs de xóm sont par conséquent des prérequis essentiels pour

accomplir leurs missions et réguler, localement, la vie des villageois.

III. Le profil des chefs de xóm, figures traditionnelles de la petite notabilité villageoise

Personnage central de la vie locale du village et référent important de la structure politique

villageoise pour les habitants, les chefs de xóm présentent, globalement, un profil similaire. Ceci

était particulièrement le cas ces dernières années, tant que les villages fonctionnaient de façon

relativement autonome et demeuraient davantage préservés des influences extérieures, de

l'urbanisation comme de l'intrusion plus fréquente des échelons administratifs supérieurs dans la

222

gestion locale. Le profil des chefs de xóm commence cependant à évoluer, en tous cas dans les

villages que nous avions étudié, et en particulier à Sơn Đồng, qui a connu des conflits récurrents

entre les habitants et les pouvoirs publics200.

Le profil « type », très stéréotypé mais néanmoins très fréquemment rencontré dans nos

études des chef de xóm, est le suivant: une homme né dans les années 50, vétéran retourné au

village à la fin des années 80, suite au conflit opposant le Vietnam à la Chine et au départ des

troupes vietnamiennes du Cambodge, reconverti dans l'artisanat, à un niveau « familial » plus qu'en

tant qu'entrepreneur ayant une grande entreprise, et occupant une fonction officielle au sein du

village, policier, chef d'association, membre du Parti communiste. Arrivé à l'âge de la retraite, ou

lorsque sa santé ne lui permet plus de travailler autant, son nom est proposé pour cette fonction et il

est généralement élu. Au moment de nos enquêtes, cet homme a déjà plusieurs mandats derrière lui,

mais commence à ressentir une certaine lassitude par rapport à cette fonction, de plus en plus

exigeante, chronophage et difficile, vu les nouveaux enjeux qui opposent les habitants et leurs

pouvoirs publics, créant autant de tensions qui se cristallisent parfois, nous l'étudierons

ultérieurement, sur la figure de pont, de lien, qu'est le chef de xóm.

Secrétaire du Parti communiste du xóm, ex-fonctionnaire du comité populaire, membre du

conseil populaire, chef de thôn, secrétaire d'une association de masse, sur les vingt chefs

interviewés de façon approfondie, toutes générations, mandats ou villages confondus, au moins

treize avait occupé de façon certaine d'autres positions au sein de la structure politique ou

associative locale201.

Cette appartenance à des associations ou des entités politiques explique en partie le fait que

les chefs aient accepté d'occuper cette fonction qui, comme nous l'avons exposé, peut être assez

ingrate, prenante et peu compensée financièrement. Ainsi un certain nombre d'entre eux évoque leur

sens des responsabilités vis-à-vis de leur communauté, leur volonté de participer à un « échange

social », mais également l'évidence d'accepter ce rôle, qui découle logiquement de l’adhésion au

Parti.

200 Nous n'aborderons cette question de façon plus approfondie que dans la dernière partie de notre travail, et ne présenterons dans ce chapitre que l'ancienne, bien que toujours active, génération de chefs.

201 Nos entretiens ne nous ont pas permis d'aborder systématiquement cette question, ou de retracer l'histoire et la trajectoire de vie de tous les chefs de xóm rencontrés. Si nous avions pu le faire, nous ne doutons pas que la quasi totalité aurait déjà au minimum participé activement à une association de masse, étant donné qu'elles sont grandes pourvoyeuses de candidats et occupent un rôle majeur dans leur désignation, puisant souvent dans leur propre « vivier » pour ces postes.

223

Indépendamment de ces raisons, les chefs avancent leurs caractéristiques morales pour

expliquer leur recommandation à ce poste. Être dynamique, audacieux, entreprenant, avoir une

vision à long terme, comprendre les politiques nationales, sont autant de critères avancés qui

définiraient un bon chef de xóm et le distingueraient du reste des habitants. Les compétences sont

donc importantes, mais la morale l'est également. Ainsi, les chefs doivent être respectés par les

habitants, s'ils veulent pouvoir être en mesure d'être écoutés et suivis, puisque leur principal pouvoir

réside dans leur parole, leur capacité à persuader et leur aura. Un chef qui ne possède pas de

constructions illégales, qui ne fraude pas et qui respecte les règlements, tacites comme explicites, a

par conséquent une légitimité accrue à convaincre et influencer les villageois. Avoir une bonne

réputation et une certaine droiture, voire une certaine sévérité, est donc essentiel pour recevoir

l'assentiment des habitants.

Cependant, les chefs doivent être en mesure de comprendre les difficultés des habitants, et

savoir par conséquent être flexibles ou compréhensifs en fonction du contexte local. En effet, bien

qu'ils soient chargés de vérifier l'application locale des lois ou décisions, les habitants attendent

d'eux qu'ils ferment parfois les yeux sur certaines contraventions, jugées inévitables par les

villageois. Par exemple, les villages de métier étant tous confrontés au problème commun de

manque d'espace, notamment pour le stockage des matières premières, la plupart des habitants

entreposent, de façon provisoire, et dans le cas des villages étudiés, du bois sur la chaussée, des

sculptures en attente de livraison ou occupent le pavé pour poncer des meubles. Bien que cela ne

soit pas formellement autorisé, la pratique demeure tolérée, à condition qu'elle ne dépasse pas une

limite, de temps, d'envergure ou de fréquence. Les chefs de xóm ne s'impliquent donc pas sur ces

questions, à moins qu'un excès ne leur soit signalé par des voisins, ou que ce stockage n'entrave pas

totalement la circulation et ne créé pas de danger.

Puisque les chefs sont considérés comme plus proches de la réalité et du quotidien des gens, vivant

à leur côté et exerçant souvent le même métier, il peut leur être plus aisé de comprendre les besoins

des gens et les entorses aux réglementations nécessaires.

Les Vietnamiens font souvent référence aux termes tình cảm-sentiment et lương tâm-conscience,

pour décrire ce qu'ils attendent de leurs autorités, et notamment de leur chef de xóm. Ces derniers

doivent à la fois être guidés par leur conscience, pour prendre des décisions justes, équitables et

non-arbitraires et « développer des sentiments » à l'égard des villageois, faisant ainsi preuve

d'empathie et de compréhension.

Les habitants attendent donc de leur chef une certaine flexibilité, de la même façon qu'ils

attendent une certaine flexibilité de leur comité populaire, sur laquelle nous reviendrons

224

ultérieurement.

Pour être légitime, les habitants considèrent également qu'ils doivent pouvoir compter sur

leurs chefs et que ces derniers doivent être en mesure de les aider ou de les conseiller, même sur des

questions privées, de disputes familiales ou de difficultés financières.

Enfin, de façon plus triviale, plusieurs chefs nous ont expliqué qu'il fallait avoir une bonne santé,

pour pouvoir répondre à toutes les sollicitions, du comité populaire comme des habitants, et certains

nous ont exprimé leur souhait de se retirer de cette fonction, à l'occasion des nouvelles élections,

leur âge ou leur fatigue ne leur permettant plus d'assumer ce rôle.

Les chefs de xóm que nous avons rencontrés présentent également une dernière

caractéristique commune: leur situation financière les place dans les franges moyennes ou

supérieures de la population villageoise et leurs enfants font majoritairement des études en ville, à

Hà Nội ou à Bắc Ninh, parfois dans des universités et écoles prestigieuses, ou occupent des postes

dans des administrations nationales, dans le secteur du tertiaire supérieur, comme dans les banques

ou les cabinets d'architectes. Cela ne signifie pas que les chefs aient nécessairement bénéficié de

leur statut pour s'enrichir ou s'élever sur l'échelle sociale, vu les faibles pouvoirs dont ils disposent,

mais est davantage à lier aux attentes des habitants. Les « compétences » exigées d'un chef de xóm

sont jugées ou découlent souvent de leur occupation, leur statut et l'éducation de leurs enfants: un

chef ayant réussi sa vie, selon les critères des villageois, est plus à même d'être élu qu'un candidat

étant particulièrement pauvre, mauvais entrepreneur ou ayant une famille disloquée et des enfants

affectés par des « fléaux sociaux ».

Enfin, il apparaît que ces compétences commencent à surpasser l'importance du nom du

chef, et par conséquent de son lignage. Bien que l'appartenance à un lignage économiquement plus

prospère et politiquement actif puisse jouer en la faveur d'un candidat, au même titre que son statut

socio-économique, il nous a été rapporté que l'origine et la famille des chefs avaient maintenant

moins de valeur que ses aptitudes à exercer le rôle de chef. Cependant, il est statistiquement plus

probable qu'un chef de xóm appartenant à un lignage conséquent soit élu, ne serait-ce que par la

capacité de vote de ces familles, démographiquement importantes.

225

Conclusion

Acteurs semi-officiels du système administratif et territorial vietnamien, figure d'autorité

morale auprès des villageois, les chefs de xóm voient leur rôle évoluer, vers une augmentation de

leur charge de travail et une certaine professionnalisation d'une part, et vers un rôle de

représentativité et de défense des habitants, d'autre part. Leur position, au contact entre les pouvoirs

publics et les citoyens les met dans une situation inconfortable, en particulier lorsque la confiance

envers les autorités locales est rompue.

La personnalité du chef de xóm devient, dans ces cas de figure, un critère d'élection

important et de définition intime de son rôle : tandis que certains restent dans le cadre implicite de

leur fonction, et jouent le rôle de courroie de transmission du comité populaire, d'autres se

positionnent « du côté » des habitants, et se font les porte-paroles du mécontentement local.

Bien que cette fonction se complexifie, à mesure que ces villages s'extravertissent et

s'urbanisent et que les chefs de xóm puissent commencer à être identifiés comme des menaces par le

comité populaire, leur existence n'est pas remise en cause, puisqu'ils continuent, malgré tout, de

permettre un véritable quadrillage du territoire, une implication dans toutes les sphères d'activités,

publiques comme privées, et qu'ils demeurent des outils de contrôle majeurs pour le système.

226

CHAPITRE 9

L'ÉCHELON LOCAL , « FONDATION DE L'ADMINISTRATION PUBLIQUE » VIETNAMIENNE

Le premier échelon administratif et territorial officiel vietnamien est celui de la commune

rurale (xã), du quartier urbain (phường) et du bourg (thị trấn). Il s'agit, dans le jargon de la structure

administrative du Vietnam, de l'autorité locale basique (chính quyền cơ số) ou de l'unité

administrative de base (đơn vị hành chính cơ số). En revanche le village, le làng ou thôn, n'a pas

d’existence juridique et est simplement considéré comme une réalité sociale.

Selon Hồ Chi Minh, cet échelon, « the commune level, being closest to the people, is the

foundation of our public administration. If the commune level works, then all our work will proceed

smoothly »202. L'importance de ce niveau, en tous cas dans le discours des pouvoirs publics

vietnamiens, est donc essentielle. Lieu de vie des habitants, de reproduction sociale,

d'épanouissement d'une communauté et lieu d'interactions et de contacts directs avec les pouvoirs

publics, ce niveau est néanmoins critiqué pour son inefficacité du point de vue administratif et pour

son étroitesse ou son inadéquation avec la réalité du point de vue territorial. Remis en question et

souvent remodelé, le niveau local demeure néanmoins essentiel pour les habitants, en particulier en

milieu rural, où cette entité administrative a davantage de sens et d'importance en termes de

représentation et de cohérence territoriale.

Nous reviendrons ultérieurement, dans notre troisième partie, sur la distinction à opérer

entre xã-rural et phường-urbain qui, bien que considérées comme des entités administratives et

territoriales équivalentes, présentes de nombreuses différences, tant en matière de gestion que de

« découpage ».

Dans ce chapitre nous présenterons les deux pendants principaux de l'administration

vietnamienne à cet échelon: le conseil populaire, organe législatif, émanation de l'Assemblée

Nationale, et le comité populaire, organe exécutif, représentant du gouvernement central au niveau

local. Nous introduirons les modalités d'élection de ces deux organes, puis nous présenterons leur

fonctionnement et leurs prérogatives et, enfin, nous mettrons l'accent sur les critiques qu'ils

soulèvent.

202 « l'échelon communal, étant le plus proche des gens, est la fondation de notre administration publique. Si l'échelon communal fonctionne, alors tout notre travail se déroulera sans incident », dans Ho Chi Minh Toan Tap, Volume 5, p. 371, cité par Fritzen (2006, p.2)

227

I. Le conseil populaire de commune : un pouvoir de papier menacé de suppression

1. Un processus électoral orchestré par les autorités publiques

Les modalités d'élections du conseil populaire des trois niveaux administratifs,

commune/quartier, district/arrondissement et province, sont définies dans la loi n°12/2003/QH11 du

26 novembre 2003, « Loi sur l'élection des représentants des conseils populaires », de l'Assemblée

Nationale.

Cette loi fixe le processus électoral, du calendrier à la constitution de conseils électoraux

chargés de leur organisation, en passant par la composition idéale du conseil populaire et au choix

des candidats. Très détaillée sur certains points, comme le nombre de représentants en fonction de la

démographie et de la localisation de ces circonscriptions, beaucoup plus floue et parfois laissant

place à interprétation, cette loi reflète bien le type de documents législatifs que l'on retrouve

fréquemment au Vietnam : leur objectif n'est pas tant de mettre en place un État de droit que de se

donner l'apparence d'un État de droit, de fixer des grandes lignes directrices et d'avoir une valeur

prescriptive plus que fonctionnelle ou technique.

Elle indique cependant, dès les premiers articles, ce que les candidats à la représentation

populaire, à travers le conseil, devraient être et à quels critères ils devraient répondre.

Ainsi, à la fidélité à la Nation et au Front de la Patrie du Vietnam s'ajoutent des qualités morales, le

respect des lois, la lutte contre la corruption, l'autoritarisme, la bureaucratie, le gaspillage des

ressources, les atteintes à l’État et aux droits et intérêts légitimes des citoyens. D'autres exigences en

matière de compétences et de qualifications sont avancées, les candidats, ou futurs élus, devant être

capables de comprendre les politiques nationales, de cerner les difficultés spécifiques de leur

localité et être en mesure de mobiliser, via la propagande, leurs administrés.

Seuls des candidats présentant ces qualités doivent donc pouvoir se présenter et ces critères

sont censés être vérifiés lors de la sélection des candidats par le conseil des élections qui, après

plusieurs tours de réunions et de consultations, détermine les candidats éligibles.

C'est ce que l'expression populaire « le Parti sélectionne, le peuple vote » (Dan bau dong cu)

souligne ironiquement, puisque la marge de manœuvre et la liberté de choix des électeurs est

limitée.

228

L'expression de la démocratie locale est censée se réaliser à travers cette sélection des candidats:

bien que tous ne puissent se présenter jusqu'au bout du processus, la validation ou le rejet de leur

candidature sont le fait d'organisations représentant le peuple dans son ensemble.

Selon Koh, travaillant sur les quartiers d'Hà Nội (2006, p.13), ces élections, bien que

tronquées, fait bien perçu par les électeurs, « feel(s) the need for popular endorsement, no matter

how artificially that endorsement is obtained203 » et permettent malgré tout d'intégrer les citoyens

dans le fonctionnement du régime et de la communauté en générale. Le politologue considère par

ailleurs qu'en votant, « people showed, at least superficially, that they accepted the political system,

no matter how authoritarian it is204 » (ibid.). Les citoyens participent ainsi à ce que d'aucun pourrait

considérer comme une mascarade, sans nécessairement cautionner le régime: beaucoup votent parce

qu'ils doivent le faire, sans se poser d'autres questions, certains parce qu'ils souhaitent tout de même

choisir et influencer le résultat, et les derniers parce que le choix de voter ou non ne leur est pas

laissé.

En effet, le déroulement d'une journée d'élections est ponctué de nombreuses visites des

autorités locales, des membres des associations de masse, des chefs de xóm ou de tổ dân phố et tổ

liên gia, pour encourager les foyers à voter, ou même pour venir chercher et convaincre ceux qui

n'auraient pas encore voté. Ainsi, la pression « sociale » est forte pour accomplir ce devoir et pour

laisser effectivement penser que les gens adhèrent au système en place.

Cependant, tous les habitants ne sont pas convaincus par ce raisonnement et ne voient dans

ces élections qu'un simulacre de démocratie, le vote servant davantage à valider des choix effectués

ailleurs, en l'occurrence en amont ou au sein des multiples ramifications du Parti.

Certes, il arrive que des candidats largement favorisés par le pouvoir ne soient pas élus,

puisque le ratio candidats-postes à pourvoir a été récemment augmenté afin, justement, de se

rapprocher de réelles élections. L'article 42 précise d'ailleurs que deux candidats de plus que de

postes à pourvoir doivent être présentés dans toutes les circonscriptions. Cependant, les autorités

organisatrices des scrutins tentent de mettre en place des conditions favorables à l'élection de leurs

candidats, en leur attribuant des circonscriptions favorables, en présentant face à eux de mauvais

candidats, en affichant un soutien ostensible ou, dans les situations les plus tendues, en les évinçant

de la course, avant l'organisation même du scrutin, afin de ne pas « perdre la face » au cas où

l'annonce de leur candidature aurait déjà provoqué des remous au sein de l'opinion publique locale.

203 « satisfont le besoin d'un soutien populaire, peu importe qu'il soit obtenu artificiellement »204 « gens montrent, au moins superficiellement, qu'ils ont accepté le système politique, peu importe à quel point il

est autoritaire »

229

En effet, en cas de désapprobation générale, de rumeurs persistantes sur une figure politique locale

ou d'expressions plus frontales d'opposition à un candidat, ce dernier peut être retiré de la sélection

en amont, souvent sous des prétextes politiquement neutres, familiaux ou liés au travail par

exemple.

Ce cas de figure est néanmoins assez rare et ne se présente essentiellement que dans le cas

des candidats indépendants, puisque, selon Koh (2006, p.112), « the possibility of party-sponsored

candidates being defeated is severely circumscribed or even eradicated205 », par cette sélection

préalable.

Koh qualifie ainsi ces élections « d'élections sans choix », qui servent essentiellement à entériner la

sélection du système, en amont.

Concrètement, les élections du conseil populaire se déroulent en plusieurs phases.

La première est la définition du nombre de postes de représentants à pourvoir. Dans le cas des xã,

phường et thị trấn des deltas de moins de 4 000 habitants, 25 représentants sont au maximum

autorisés. Si ces communes, quartiers ou villes sont plus peuplés, chaque tranche de 2 000 habitants

pourvoit un nouveau poste de représentant. Cependant, quelque soit le nombre d'habitants, le

conseil ne peut excéder 35 membres.

Pour les phường de plus de 8 000 habitants, dans les deltas à nouveau, 25 membres peuvent être

élus et chaque tranche de population de 4 000 personnes déclenche un nouveau poste de

représentant. Le total des membres du conseil ne peut pas non plus dépasser 35 personnes, qui ne

peuvent prétendre à plus de deux mandats consécutifs.

Au niveau communal, une fois ce nombre de représentants possibles établi, la composition

idéale de cette assemblée est proposée par le comité permanent du conseil populaire à renouveler,

après consultation du comité permanent du Front de la Patrie et du comité populaire de même

niveau, au minimum 95 jours avant l'élection (article 14).

Cette composition prend en compte le nombre de députés qui devraient être élus en fonction de leur

appartenance:

– aux organisations politiques, en l'occurrence au Parti

– aux organisations socio-politiques, autrement dit aux associations de masse

– aux organisations économiques, qu'il s'agisse d'associations artisanales dans nos cas ou de

coopératives de production

– à l'armée ou à la police

205 « la possibilité que des candidats soutenus par le Parti soient battus est strictement limitée ou même éliminée »

230

– à des entreprises d'État du même niveau,

– et, enfin, dans le cas des communes uniquement, aux hameaux composant la commune

concernée ainsi qu'aux groupes de résidents, les tổ liên gia ou tổ dân phố.

La composition du conseil populaire doit également comporter un certain nombre de femmes et de

membres issus de minorités ethniques, surtout dans les zones montagneuses.

Cette composition idéale fonctionne d'ailleurs sur le même modèle que celle de l'Assemblée

Nationale.

Cette représentation sectorielle demeure, selon Koh (2006, p.133), une pierre angulaire des

élections au Vietnam, qui souligne le fait que « the party-state still believes it must screen nominees

to ensure that elections unite, not divide, the country206 » en représentant équitablement les

différentes composantes de la société vietnamienne, bien que les candidats indépendants soient par

exemple très peu représentés, à la différence des entrepreneurs et businessmen qui, au moins au

niveau de l'Assemblée Nationale, sont de plus en plus nombreux.

Localement cependant, la représentation ne répond pas à cette structure « parfaite », faute de

candidats, dans certains cas, et notamment de jeunes. En effet, bien que la provenance géographique

soit respectée, surtout en ce qui concerne les xóm et que les candidats soient effectivement issus de

différentes composantes de la structure socio-politique villageoise, le conseil est majoritairement

composé de personnes d'une cinquantaine d'années ou plus. Ce déséquilibre démographique est à

lier aux mêmes raisons qui expliquent la prédominance de personnes plus âgées chez les chefs de

xóm que de jeunes: ces derniers s'investissent globalement moins dans les associations de masse, au

sein du Parti et souhaitent préserver leur temps pour développer leurs activités économiques ou ne

veulent pas s'embarrasser de ces fonctions prenantes.

En effet, bien que le conseil ne se réunisse officiellement que deux fois par an, ses membres

peuvent être davantage sollicités à travers les « comités permanents » en charge d'un thème,

circulation, sécurité ou agriculture, et sont de toutes façons occupés par leur fonction initiale, au

sein d'associations par exemple.

Suite à la définition de cette assemblée idéale est donc organisée la proposition des

candidats, puis leur sélection. Officiellement, et selon la loi, tous les citoyens de plus de 21 ans

répondant aux critères moraux ou de compétences que nous avons précédemment énoncés peuvent

se présenter à la candidature, dans un premier temps. Une limitation existe tout de même: les

206 « l'État-Parti considère toujours qu'il doit sélectionner les candidats pour s'assurer que les élections unissent, et ne divisent pas, le pays »

231

candidats doivent vivre ou travailler à temps plein dans la circonscription qu'ils convoitent, quel que

soit l'échelon territorial concerné.

Le dossier du candidat, comprenant sa biographie et son curriculum vitae attesté par le

comité populaire de sa commune de résidence, est déposé au conseil électoral, composé de neuf à

dix membres issus du comité populaire, du Front de la Patrie et d'autres organisations socio-

politiques. Précisons que le choix des membres de ce comité est le fait du comité populaire, du

conseil en poste et du Front populaire et est laissé à la discrétion des différents corps ou associations

concernés, en interne.

Après avoir parcouru dans un premier temps les dossiers et donné son avis sur les différents

candidats, le conseil doit les transmettre au Front de la Patrie de même niveau, dans notre cas de la

commune. Le Front, associé aux organisations de masse, organise une première réunion qui vise à

écrémer éventuellement une première fois les candidatures déposées. Suite à cette réunion, les

opinions des collègues du candidat, au sein de son lieu de travail et auprès de ses voisins, dans son

quartier, sont recueillies: les gens sont, par ce biais-là, censés donner leur avis sur les compétences

des candidats, sur leur moralité et sur la pertinence de leur candidature.

Après cette collecte d'opinions, une seconde réunion est organisée avec le conseil permanent du

Front populaire, qui désigne alors les candidats acceptés et officiels.

Cette liste est ensuite transmise au conseil électoral, chargé de la publier officiellement. Comme

nous le rappelions précédemment, il doit y avoir au moins deux candidats de plus que de postes de

représentants. Ainsi, à Đồng Kỵ, il nous a été rapporté que pour trois postes par circonscription,

quatre ou cinq candidats avaient été présentés.

Le nombre de circonscriptions d'une commune est déterminé par le comité populaire de

même niveau et est validé par le comité populaire de niveau supérieur. Chaque circonscription est

ensuite subdivisée en plusieurs bureaux de vote, comprenant de 300 à 4 000 votants, gérés par les

comités électoraux, composés de sept à neuf personnes, représentantes des agences d'État, des

organisations politiques et socio-politiques et des votants locaux, via les chefs de xóm par exemple.

Ces bureaux de vote sont ensuite concrètement gérés et tenus par la base de cette pyramide

organisatrice: les groupes ou « brigades » électorales, composés de cinq à six personnes, qui

tiennent les bureaux de vote le jour de l'élection, vérifient l'identité des électeurs, comptent les

bulletins, transmettent les résultats, etc. Ces brigades sont quant à elle composées de membres

d'associations de masse et de représentants des votants, dans la plupart des cas des chefs de xóm ou

de tổ liên gia.

232

Un dernier point est à souligner concernant ces élections: à l'image des élections des chefs

de xóm, le vote par procuration est officiellement illégal mais, afin de rendre possible l'exercice de

ce droit citoyen à l'ensemble des habitants, les autorités publiques, à travers ces brigades électorales,

sont tenues de mettre en place des bureaux dans les hôpitaux par exemple ou de se déplacer au

domicile des personnes âgées ou invalides pour recueillir leur voix. La différence entre la loi et la

réalité est cependant particulièrement marquée sur cette question, puisqu'une large part des foyers

vote via l'un de ses membres, sans que cela ne pose problème aux organisateurs du scrutin. Étudiant

les élections dans certains quartiers d'Hà Nội, Koh (2006) attribue ces pratiques à deux raisons

principales: la première est qu'en autorisant ce vote par procuration, les pouvoirs publics semblent

faire preuve d'empathie et de compréhension pour les habitants trop faibles et trop occupés. La

seconde étant qu'en tolérant cette pratique, les autorités locales s'assurent d'obtenir un taux de

participation très élevé et ainsi de pouvoir s'enorgueillir d'avoir une capacité très forte à mobiliser

les gens.

L'intégralité de ce processus électoral est donc dirigée, gérée, organisée, modifiée ou adaptée

par le Front populaire, les associations de masse, toutes les structures officielles, qu'elles soient

économiques ou territoriales, et à travers elles par le Parti. Cette mainmise du Parti, associée à la

machine étatique, questionne bien évidemment la liberté de choix des habitants et l'existence d'une

véritable démocratie locale, en tous cas sur la question des élections.

2. De la loi à la pratique : l'adaptation locale du processus électoral

Les grandes lignes de l'organisation des élections au Vietnam et le déroulement officiel des

scrutins sont ainsi censés correspondre à la loi. Cependant, certaines adaptations locales sont à

prendre en compte et existent, en fonction du contexte, des réalités locales et des rapports politiques

différents au sein de la commune ou du district.

Tout d'abord, les dernières élections des conseils populaires ont eu lieu en mai 2011, alors qu'elles

auraient dû être organisées, selon la loi, en novembre 2009. Cependant, il a été décidé au niveau

national que ces élections seraient repoussées pour être organisées au même moment que les

élections de l'Assemblée Nationale. Ainsi, les citoyens vietnamiens ont élu au même moment leurs

députés au plan national et leurs représentants au niveau local, lors d'un mois de mai

particulièrement actif d'un point de vue politique. Que cette décision soit le fait de calculs

pragmatiques – mobiliser toutes les ressources nécessaires au processus électoral une fois pour ces

233

deux élections, ou politiques – pour créer un temps politique fort et mettre en place une dynamique

commune aux différents échelons administratifs, elle a néanmoins contourné et adapté la loi.

Ainsi, les derniers conseils, élus en 2004, sont restés à Đồng Kỵ comme à Sơn Đồng en

poste pour sept ans au lieu des cinq prévus. De plus, dans le cas de Đồng Kỵ, ce conseil est même

resté incomplet pendant près de 3 ans, suite à la division de la commune-xã de Đồng Quang en deux

arrondissements-phường en 2008. En effet, ce conseil populaire comportait initialement vingt-six

membres, dix-sept venants de Đồng Kỵ et neuf de Trang Liệt et Binh Hạ, selon le respect de la

représentation des différents villages administrativement regroupés.

Suite à la division et au changement administratif, le conseil populaire du nouveau phường Đồng

Kỵ est resté composé de dix-sept membres, en attendant les futures élections.

À Sơn Đồng, ce sont trente députés qui représentaient les habitants, soit un peu moins de trois élus

par xóm.

Dans le cas de ces villages, les élections ont été organisées dans chaque xóm ou chaque khu

phố. Chacun d'entre eux y est considéré comme une circonscription, avec plusieurs postes à

pourvoir. Cependant chaque xóm ou khu phố n'obtient pas le même nombre de sièges, étant donné le

déséquilibre démographique d'une sous-unité territoriale à une autre.

Suivant les mêmes principes que ceux définis par la loi, les différentes associations de masse

locales, le Front populaire et les « unités de production » (đơn vị sản xuất) ont proposé des

candidats, choisis en interne. Puis une réunion a été organisée, à Đồng Kỵ par exemple, par le Front

de la Patrie, en présence du Parti, des organisations, associations et autres pour « se mettre

d'accord » et sélectionner les candidats.

Ainsi, dans le khu phố Đại Đình par exemple, les trois personnes élues en tant que représentants au

conseil populaire sont respectivement chef de l'association des personnes âgées, chef du groupe de

production du khu phố et le futur vice-président du comité populaire207.

207 À titre d'information, les membres du conseil reçoivent une compensation financière pour ce rôle, qui est plus élevée pour les membres d'un conseil populaire de phường que de xã, de 57 000 đồng par mois en rural (2,7 USD) à 211 000 đồng par mois (10 USD), en milieu urbain (novembre 2010). En outre il nous a été rapporté que les membres du conseil avaient également droit à des primes annuelles, pour l'achat de vêtements (un million de đồng en 2009 pour un xã, 47,5 USD), et des aides ponctuelles en cas de maladie (200 000 đồng - 9,5 USD), d'hospitalisation (500 000 đồng – 23,7 USD) ou de décès d'un proche (300 000 đồng – 14 USD).

234

Selon nos entretiens, les mêmes qualités sont attendues d'un représentant du conseil

populaire que des chefs de xóm: la fiabilité qui permet la confiance des habitants, des aptitudes à

comprendre les politiques nationales et leurs finalités, et la capacité à exprimer des positions

autonomes et personnelles, ne suivant pas systématiquement l'opinion générale.

Globalement, les élections organisées localement respectent les grandes règles édictées par

la loi, même si le processus de sélection des candidats et l'organisation du scrutin sont largement

simplifiés, les mêmes corps politiques, économiques et sociaux étant systématiquement impliqués à

tous les stades. En interne, et dans les villages étudiés, les élections sont généralement moins

disputées ou attirent moins d'attention que dans des quartiers urbains moins homogènes ou qu'au

niveau national, pour les députés. Certaines élections ont néanmoins révélé d'autres logiques et une

implication différente des habitants, mais nous reviendrons davantage sur ces cas dans notre

dernière partie.

3. Les missions et attributions du conseil populaire : diriger et superviser l'exécutif

Les missions et attributions de ces conseils locaux sont consignées dans la loi sur

l'Organisation des conseils populaires et des comités populaires en date du 26 novembre 2003,

amendement de l'ordonnance sur les missions et attributions précises des conseils et des comités

populaires des collectivités locales de 1996.

Des amendements ultérieurs ont précisé ou modifié légèrement cette loi, sans en changer réellement

la substance, tandis que de nouvelles lois, ne portant pas spécifiquement sur l'organisation des

conseils et comités populaires, ont pu indirectement modifier leurs prérogatives, nous y

reviendrons.

Bien que cette loi soit également très générale dans sa formulation et qu'elle ne fixe pas les

modalités concrètes d'action, elle nous permet néanmoins de voir les grandes lignes directrices de

l'organisation « idéale » des pouvoirs publics vietnamiens et la division supposée des pouvoirs au

niveau local, entre le conseil populaire, organe législatif, et le comité populaire, pouvoir exécutif.

Division supposée puisque, nous l'étudierons dans ce chapitre, la subordination du pouvoir exécutif

235

au pouvoir législatif est très relative au niveau local, et les pouvoirs du conseil populaire,

légalement très étendus, sont dans la réalité bien limités.

Après avoir rappelé dans le premier article que le conseil populaire est le détenteur local de

la puissance publique, qu'il « représente la volonté, les aspirations et les droits souverains de la

population locale qui l’élit », et qu'il est responsable devant cette dernière et les autorités

supérieures, la loi définit les secteurs dans lesquels le conseil populaire est compétent et quels sont

ses « moyens d'action ».

Du point de vue économique (article 29), le conseil est par exemple chargé d'élaborer et

d'adopter le budget local ou d'adopter les plans locaux d’aménagement territorial et d’occupation

des sols. Bien que le comité populaire ait le droit de décider des dépenses budgétaires, et de

proposer des dépenses, il ne peut le faire qu'avec l'accord préalable du conseil populaire. Le conseil

est également chargé de « prendre les mesures adéquates », termes laissant place à interprétation,

dans des domaines aussi variés que l'agriculture, le développement de coopératives, la protection

des ressources en eaux ou des ouvrages hydrauliques ou encore pour encourager la lutte contre la

corruption.

L'article 30 concerne quant à lui les domaines culturels et éducatifs et attribue au conseil le

droit de « prendre les mesures nécessaires » pour améliorer la scolarisation des enfants, éduquer les

jeunes, développer les œuvres culturelles et « construire un mode de vie organisé et un modèle de

civilité familiale ; éduquer les habitants locaux aux traditions et aux bonnes mœurs nationales ;

empêcher la diffusion de la culture réactionnaire, obscène ; promouvoir la lutte contre les fléaux

sociaux et les pratiques malsaines dans la vie en société », sans que des modalités concrètes d'action

ou des mesures ne soient précisées.

Enfin, sans rentrer dans de plus amples détails, les articles suivants donnent compétence au conseil

populaire dans les domaines de la sécurité et de l'ordre public, ainsi que dans les domaines

religieux.

Le conseil populaire est également légalement considéré comme un « garde-fou du régime »,

qui a comme mission de surveiller le respect des lois, de la Constitution et de « prendre les mesures

nécessaires pour garantir le règlement des plaintes et des dénonciations faites par les citoyens

conformément à la loi », sans qu'il ne soit précisé, dans ce texte, de plaintes ou dénonciations à

l'usage de qui.

236

Enfin, l'une des missions majeures, dans « l’organisation du pouvoir local et la gestion des

circonscriptions administratives locales » (article 51) du conseil populaire est l'élection, ou la

révocation, du Président, du Vice-président et des autres membres du comité populaire de leur

commune. Le conseil peut également théoriquement annuler des décisions illégales ou

anticonstitutionnelles prises par le comité populaire du même niveau.

Sur le plan administratif, le conseil est également chargé « d'adopter le projet de division ou de

réajustement des circonscriptions administratives de la commune qui doit être soumis aux autorités

supérieures pour approbation », comme la division d'une commune en plusieurs entités

administratives distinctes ou le passage du statut rural au statut urbain.

Pour finir, la dimension de « contrôle » du conseil populaire est normalement assez étendue,

comme l'indiquent les articles 74 à 81, qui rappellent que le conseil peut contrôler à tout moment les

directives du comité populaire, examiner les rapports produits voire même, dans un cas extrême, se

substituer à ce comité en la personne du président du conseil. L'article 64 précise d'ailleurs que sur

la base de ces résultats de surveillance, le conseil peut annuler les documents juridiques ou

résolutions du comité populaire contrevenant à la loi ou aux décisions du conseil, engager la

responsabilité du comité populaire en cas d'échec ou de délais non-respectés dans la mise en place

de projets ou de politiques et révoquer les membres du comité populaire, dont le président et ses

vice-présidents.

Officiellement, les conseils populaires, à tous les niveaux, ont donc théoriquement l'autorité

pour « decide on plans (quyết định kế hoạch) and policy lines (quyết định chủ trương) as well as to

supervise (giám sát)208 » (Fforde, 2003, p.14).

Ces différentes missions montrent l'étendue des prérogatives et des pouvoirs du conseil, tant

sur la commune en elle-même que sur le comité populaire. Cependant, il existe une grande

différence entre cette loi et la réalité telle qu'elle est vécue et pratiquée localement.

4. De l'affichage législatif à la réalité de l'exercice de l'autorité: un pouvoir de papier

Concrètement, le conseil populaire se réunit officiellement deux fois par an, lors de réunions

appelées « conférences » (hội nghị). Lors de la première réunion suivant l'élection du conseil, les

nouveaux membres élisent leur président, qui propose alors son adjoint, le vice-président, puis vient

208 « décider des plans et des lignes politiques comme de superviser »

237

l'élection du président du comité populaire et, normalement, du vice-président et des autres

membres du comité populaire, conformément à la loi.

En outre, lors de cette première conférence, chaque circonscription constitue un « groupe de

représentants », équivalent d'un comité permanent, composé de ces élus, dirigé par un chef et qui

doit se réunir régulièrement, environ tous les trois mois, pour discuter de ses missions. L'activité du

groupe des représentants est dirigée par un chef qui gère la répartition du travail et la désignation

d'un représentant pour la réception des habitants, puisque les membres du conseil populaire sont

censés tenir une permanence pour accueillir les citoyens.

Chaque représentant du conseil est en outre théoriquement membre de comités de surveillance

spécifiques à des domaines, agriculture, sécurité, éducation ou autres. Ainsi, de petits groupes sont

formés au sein du conseil, non en fonction de leur circonscription mais des compétences de chacun,

pour mener davantage d'études ou d'inspections. Ils doivent être actifs dans la surveillance et

participer à ces groupes selon les domaines et les missions attribuées par le conseil.

Selon nos enquêtes auprès de membres des conseils populaires, l'une de leurs premières

missions est d'exprimer les « aspirations » (nguyện vọng) des habitants au comité populaire, de

transmettre l'opinion des habitants via l'adresse de questions et de surveiller les activités des

fonctionnaires du comité. Cependant, ces représentants se trouvent limités dans leurs prérogatives,

puisqu'ils estiment de pas avoir de moyens de régler directement le problème ou de mettre

réellement en place ou d'imposer un projet, bien que la loi les y autorise. Une représentante nous a

d'ailleurs confié qu'en cas de problème avec le comité populaire, les membres ne pouvaient que

passer par le comité-même, en la personne de son président ou de son vice-président, ou encore

soumettre ce problème au secrétaire général du Parti, qui est d'ailleurs presque toujours le vice-

secrétaire du comité populaire.

Ces conférences bi-annuelles sont donc normalement un moment fort de la démocratie

locale, où la parole devrait être libre puisqu'il s'agit, entre autres, d'évaluer le travail du comité

populaire, sa probité, l'efficacité de ses actions ou encore son respect des lois. Or, outre les dix-sept

membres restants au conseil populaire de Đồng Kỵ, il nous a été rapporté que le représentant

permanent du Parti était présent, ainsi que le président du comité populaire, le chef du bureau du

comité populaire, un représentant de l'échelon supérieur, dans ce cas du thị xã Từ Sơn, ainsi que les

chefs de bureaux et le secrétaire du Parti de chaque khu phố. La liberté de paroles et de débat des

238

membres du conseil est donc limitée puisque tous les responsables politiques, gestionnaires et

sociaux dont les actions sont censées être jugées et potentiellement critiquables sont présents.

Et, bien qu'à l'issue de cette réunion seuls les membres élus du conseil puissent voter, cette

conférence n'est clairement pas celle des représentants du peuple, et d'eux-seuls, puisque le Parti y

est largement inclus, officiellement par ses représentants et de façon indirecte puisque la plupart des

membres du conseil sont, de toutes façons, membres du Parti.

Suite à cette réunion, un rapport est rédigé, contenant les questions adressées au comité

populaire par les représentants des habitants et les conclusions du conseil à faire appliquer par le

comité populaire, qui est ensuite envoyé au conseil populaire de niveau supérieur, du thị xã ou du

huyện, pour approbation et validation.

Ce document établit également les priorités du conseil pour les six mois suivants de sa mandature,

organise le travail à fournir, en matière de surveillance, d'organisations de réunions ou de rencontres

dans les xóm ou khu phố avec les habitants en vue des conférences ultérieures. Les décisions du

conseil populaire sur les questions relevant de sa compétence sont prises sous forme de résolutions

(nghị quyết) consignées dans des procès-verbaux (biên bản).

En outre, les représentants sont chargés de contacter les responsables du Front et les chefs de

xóm pour organiser une réunion avec les habitants et leur présenter leurs conclusions, exposer

clairement les opinions et propositions énoncées et encourager les habitants à réaliser les

conclusions du conseil.

Précisons également que les réunions préalables aux conférences connaissent ce même problème de

liberté de discussion. En effet, ces réunions préalables, organisées à l'échelle du xóm et du khu phố,

qui visent à recueillir les griefs ou opinions des habitants, accueillent bien entendu les membres du

conseil populaire représentant cette « circonscription », mais également le chef de khu phố, le chef

du Front et le secrétaire du parti du xóm ou du khu phố, dont la présence entrave potentiellement

l'expression des divergences.

Le problème auquel se trouvent confrontés les conseils populaires, en tous cas ceux qui

souhaiteraient avoir un rôle réel, tient à leur manque de moyens pour imposer leurs décisions et les

faire appliquer localement. Sans véritables moyens de sanction ou de coercition, ils ne peuvent que

se contenter de poser des questions, qui peuvent être très critiques, directes et sévères, et demander

239

des réponses par écrit, sans aucune garantie de retour néanmoins.

Ainsi, bien que les dernières conférences à Đồng Kỵ par exemple aient clairement été un moment

d'expression, de revendications, de questionnements importants, nous savons également qu'elles ne

furent pas suivies d'effets et que les réponses et demandes sont restées largement lettres mortes. Ces

conférences semblent en fait être seulement un exutoire du mécontentement des habitants et une

façon d'apaiser les tensions et de donner l'apparence de pratiques démocratiques, même s'il ne s'agit

que d'exprimer des critiques.

Le conseil populaire se trouve donc globalement assez faible vis-à-vis de son exécutif, mais

il l'est également vis-à-vis des habitants, dont il parvient difficilement à faire appliquer ses

décisions. Seule la persuasion est à leur portée, étant donné que tous moyens d’action concrets

demeurent entre les mains du comité populaire, à travers le recours à la force publique ou aux

amendes.

L'un des membres du conseil populaire de Đồng Kỵ nous a par exemple rapporté le cas de la

construction d'un parking et d'un marché de bois, entériné lors d'une précédente conférence et

approuvé à la fois par le niveau du thị xã et le niveau de la province, mais jamais réalisé par le

comité populaire. Les arguments avancés pour ce « retard » étaient un budget insuffisant et la

nécessité, par conséquent, d'avoir recours à une société privée en charge de construire puis

d'exploiter ces équipements. Le conseil s'était pourtant opposé à cette solution, arguant que le

comité populaire devait en être maître d'ouvrage. Ainsi, une décision débattue et approuvée par le

conseil peut être négligée par le comité populaire, sous des prétextes plus ou moins fallacieux,

contrevenant ainsi à la loi.

De même, le comité populaire outrepasse souvent ses droits, mettant en place des politiques,

décisions ou engageant le budget municipal sans consulter le conseil et sans obtenir son accord

préalable, ce qui devrait normalement être la procédure.

5. Une solution radicale : résoudre l'inefficacité du conseil populaire par sa suppression

Face à ce constat de mauvais fonctionnement et d'inefficacité, la question de la suppression

du conseil populaire à certains niveaux est un serpent de mer depuis de nombreuses années au

Vietnam. En effet, bien que la loi attribue de nombreuses responsabilités et pouvoirs au conseil,

dans la réalité, nous avons pu voir que leur rôle est limité et est plus symbolique que réel, surtout au

240

niveau local.

L'un des arguments en faveur de cette suppression tient à la meilleure efficacité et rapidité

supposée d'un comité populaire « débarrassé » de son pendant législatif direct, qui se réunit

rarement. Ceci permettrait donc de pallier le décalage quasi-systématique entre les décisions ou

directives adoptées, les plans d'aménagement ou de développement économique et la réalité, les

besoins concrets, actuels, des territoires concernés. Et par conséquent de rationaliser les politiques,

de les faire davantage coïncider avec la situation des districts ou quartiers concernés, tout en

assouplissant la prise de décision.

Ce mouvement de réforme s'est accéléré depuis 2008, lorsqu'a été mise en place une

expérimentation concernant dix provinces: les conseils populaires du niveau du district (huyện), du

quartier (phường) et de l'arrondissement (quận) ont été supprimés et leurs droits et devoirs partagés

entre le conseil populaire de niveau supérieur, à savoir la province, et le comité populaire de même

niveau.

Cette expérimentation vise en fait en partie à reconnaître un état de fait, tout en l'encadrant plus

officiellement. En effet, l'écart majeur entre les missions du conseil populaire dans les textes de loi

et la réalité est largement mis en avant pour justifier sa suppression. Le conseil, au niveau local ou

médian, serait tout simplement inutile et par conséquent « effaçable »209.

Selon le décret n°26/2008/QH12 adopté en novembre 2008 par l'Assemblée Nationale, 67

districts, 32 arrondissements et 483 quartiers ont ainsi vu leur conseil populaire supprimé.

En 2010, le journal du gouvernement210 faisait état de cette expérimentation et des premières

retombées de cette expérience. L'article souligne l'efficacité de cette mesure, arguant que les

comités populaires étaient plus efficaces, réactifs, pouvaient davantage s'adapter à la situation locale

et faire preuve de plus de flexibilité depuis la suppression du conseil, puisqu'ils étaient davantage

maîtres de leurs décisions. La lourdeur administrative serait donc, par le biais de cette suppression,

allégée.

En septembre 2010, un autre article « People's Councils come under axe » du journal

VietNamNews se faisait l'écho des discussions et débats des membres de la commission chargés de

la rédaction des lois, dont le ministère des Affaires Intérieures, le président du comité législatif et

d'autres membres du gouvernement, et confirmait cette idée.

Selon les propos rapportés du ministre des Affaires Intérieures, « the trial project helped tidy up

209 Entretien au comité populaire de Từ Sơn (2010)210 Article « Nhìn lại 1 năm thi điểm không tổ chức HĐND huyện, quận, phường » (Retour sur l'année pilote sans

les organisations des conseils populaires de district, arrondissement et quartier), in Chinh Phủ, 30.06.10

241

governmental bureaucracy and prevent overlapping in the function and operation of different

bodies211 »: la suppression du conseil permettrait donc de fluidifier le fonctionnement des

institutions publiques et de mieux définir les responsabilités de chacun, leurs prérogatives ou leur

tutelle.

D'après ces articles, la communication avec les habitants, le recueil de leur opinions ou souhaits

étaient assurés par les conseils populaires du niveau provincial, qui ont multiplié les réunions, les

lieux de rencontre, augmenté le nombre d'habitants participant à ces réunions et leur ont donné

davantage d'opportunités de prendre la parole.

Quant à la question de la représentation populaire locale, en cas de suppression du conseil dans les

communes rurales, elle n'est pas censée poser problème: les habitants pourront s'adresser au niveau

provincial ou transmettre leur point de vue à travers les canaux d'expression déjà existants au niveau

local, les associations de masse et les chefs de xóm et khu phố par exemple.

Cependant, le fonctionnement de ce système réformé ne fonctionne pas parfaitement et la

presse souligne que certaines localités ont demandé une augmentation du nombre d'adjoints du

président du comité populaire pour pouvoir répondre à leurs nouveaux devoirs, en particulier dans

les branches et les domaines où le comité populaire devait prendre de nouvelles décisions et

assumer de nouvelles prérogatives.

Avec cette expérimentation, les nouveaux comités populaires semblaient néanmoins plus actifs pour

rédiger les plans, ainsi que dans leur gestion du budget. Ils pouvaient ainsi modifier les prévisions

budgétaires en cas de besoin, plus rapidement.

Malgré les premiers « succès » de cette expérimentation, l'adoption de cette réforme au plan

national ou l'extension du nombre de collectivités concernées ont été repoussées puisque, d'une part,

l'expérience reste courte et limitée dans son ampleur et que, d'autre part, certains problèmes

demeurent, notamment concernant l'absence d'entités légitimes pour surveiller les comités

populaires locaux.

Un autre argument en faveur de cette suppression abordé lors de nos entretiens concerne les

cas de relations conflictuelles entre le conseil et le comité populaire de même niveau, qui peuvent

211 « ce projet pilote a aidé à mettre en ordre la bureaucratie gouvernementale et à éviter l'empilement dans le fonctionnement et la conduite des affaires des différents organismes »

242

aboutir à des situations de blocage et de paralysie de l'action publique, les deux institutions ne

cessant de rejeter ou de ne pas appliquer les décisions prises par l'autre. Le conseil serait par

conséquent en mesure d'entraver l'action du comité populaire et cela poserait problème, bien que la

loi lui accorde cette prérogative. Enfin, ces situations de blocage seraient évidemment la source de

tensions, mais mettraient également à mal la collaboration entre ces institutions publiques,

législatives comme exécutives, menaçant ainsi la solidarité qui doit prévaloir au sein de la nation

vietnamienne.

En outre, cette inefficacité s'expliquerait en partie par le fonctionnement du conseil, qui se

réunit peu, et dont le rôle n'est pas respecté par les autres institutions, mais également par

l'incompétence de ses membres, qui ne seraient pas en mesure de définir de bonnes orientations

politiques, de mettre en place les « mesures nécessaires » énoncées dans la loi pour le

développement local, l'éducation ou le respect de l'environnement. Ainsi, Kerkvliet (2004, p.7)

souligne que le mécanisme-même du conseil le rend inefficace et faible, puisque « .. convene only a

couple times a year, and then only for a day or two. And a considerable portion of that time, said

one observer wryly, is ceremonial, leaving little time for serious deliberation and debate.

Consequently, the councils in most places govern primarily by endorsing whatever is put before

them212».

Enfin, la dernière raison invoquée et qui explique la paralysie du conseil populaire tient à la

pluri-activité ou la multiple appartenance des membres qualifiés du conseil populaire. En effet,

lorsque ses membres sont compétents, ils sont souvent employés ailleurs, ne peuvent pas réellement

assurer leurs missions de surveillance fine des actions du comité populaire et recevoir les citoyens

pour recueillir leurs opinions. De plus, ils occupent souvent des postes ou fonctions importantes,

dans les associations de masse, les associations professionnelles ou peuvent être des fonctionnaires

employés du comité populaire du même niveau. La surveillance et l'évaluation potentiellement

critique du président du comité populaire qui vous emploie est donc malaisé, et ce conflit d'intérêts

conduit ainsi ces membres du conseil au mieux à la retenue, au pire au silence.

212 « ne se réunit qu'une ou deux fois par an, et uniquement pour un jour ou deux. Et une portion considérable de ce temps est cérémonielle, comme le note un observateur avec ironie, laissant peu de place aux débats et délibérations sérieux. En conséquence, dans la plupart des cas, les conseils gouvernent principalement an approuvant tout ce qui leur est soumis »

243

En conclusion, le conseil populaire, qui devrait être le témoin et le transmetteur des opinions

des villageois, se trouve largement impuissant, par sa nature-même et son fonctionnement interne et

en raison des entraves multipliées par l'exécutif local, le comité populaire, comme par les échelons

administratifs et législatifs supérieurs. Plusieurs expressions vietnamiennes soulignent d'ailleurs

cette situation paradoxale : « les conseils populaires ont les droits mais non le pouvoir » (Hội đồng

nhân dân là cơ quan có quyền mà không có lực) ou « les conseils populaires gouvernent avec une

épée sans lame » (giáo gươm mà không có lưỡi). Ne remplissant donc pas sa fonction initiale, ce

niveau est menacé de disparition, bien que n'aient été trouvées à l'heure actuelle de solutions

pleinement satisfaisantes pour assurer ses missions et compenser sa disparition.

II. Le comité populaire : la concentration des pouvoirs par l’exécutif, soumis aux niveaux supérieurs

Le second acteur majeur à tous les échelons de l'État vietnamien est le comité populaire,

dont nous avons déjà pu entrapercevoir le pouvoir et l'influence.

Il existe certaines différences entre les comités de différents niveaux, bien évidemment, du point de

vue de leurs prérogatives et de leurs responsabilités, mais également entre les comités populaires de

statut rural et ceux de statut urbain. Dans ce chapitre nous présenterons essentiellement les comités

populaires de commune rurale (xã). Les différences introduites par le changement de statut seront

définies et explicitées dans notre dernière partie, qui aura trait aux changements consécutifs à la

transformation administrative des unités territoriales et de gestion.

1. La composition des comités populaires : des élus et fonctionnaires locaux

Le comité populaire est le pendant exécutif du conseil populaire à tous les échelons : ses

fonctions et son organisation sont également définies principalement dans la Loi sur l'Organisation

des conseils populaires et des comités populaires en date du 26 novembre 2003.

Il y est indiqué que le comité populaire « est chargé de l’administration publique au niveau local, de

l’application de la Constitution, des lois, des textes des autorités supérieures et des résolutions du

conseil populaire ». Il est ainsi le représentant local de l'autorité nationale, l’organe administratif de

l’État au niveau local. Les décisions prises par ce comité le sont sous forme d'arrêtés (nghị định) et

de directives (quy định).

244

Les modalités d'élection de ce comité populaire sont définies dans la section 5 de cette loi, à

l'article 51. Il y est précisé que lors de la première session de réunion du conseil populaire, ses

membres doivent élire le président du comité populaire sur recommandation du président du conseil

populaire, son vice-président et les autres membres (thành viên) sous recommandation cette fois du

président du comité populaire.

Dans le cas de la suppression des conseils populaires au niveau local, dans les phường notamment,

l'idée d'un vote direct des habitants, après une sélection des candidats par le Front populaire et le

Parti fait partie des pistes évoquées.

La désignation du président du comité populaire et des membres restants par le comité populaire du

niveau supérieur semble peu probable légalement, bien qu'il se produise déjà dans la réalité, nous y

reviendrons. En revanche, l'élection de ces membres par le conseil populaire du niveau du district

est une seconde option envisageable.

Le comité populaire est composé d'un président, nécessairement issu du conseil populaire,

d'un ou plusieurs vice-présidents, et de ses membres élus, en fait principalement des cadres envoyés

par le Parti (les « cán bộ ») et étant originaires du village. Ces derniers sont généralement en charge

du secrétariat, de la comptabilité, de l'accueil ou encore de la sécurité de la commune.

La loi fixe une fourchette pour le nombre total de fonctionnaires composant le comité populaire, qui

est compris entre cinq et neuf au niveau communal et conditionne donc le nombre de « bureaux »

(bàn) existants.

Le nombre de vice-présidents dépend bien souvent de la composition de la commune concernée:

dans le cas d'une commune composée de plusieurs villages, on trouve généralement un président

venu d'un des villages, souvent le plus puissant, et un nombre de vice-présidents équivalent au

nombre de villages restants. Ainsi à Đồng Quang, avant sa division en deux phường, le comité

populaire était dirigé par un président originaire de Đồng Kỵ, assisté de deux adjoints, le premier

venu de Trang Liệt et le second de Binh Hạ. Enfin, le comité populaire du niveau supérieur, le

district, doit approuver et valider ces élections et désignations.

245

Illustration 11. Nouveau siège du comité populaire du phường Đồng Kỵ, situé dans la première zone industrielle

Source : Fanchette (2010)

Ce comité est en outre composé de fonctionnaires d'État, « envoyés » par les ministères et en

charge de domaines plus spécialisés – les domaines judiciaires, le cadastre, l'environnement par

exemple – qui doivent théoriquement passer des concours au niveau du district et qui sont des

contractuels de ce district. La police et les forces armées font également partie de ce contingent. Ces

fonctionnaires peuvent être extérieurs au village, bien que cela soit encore rarement le cas en milieu

rural, où le recrutement se fait principalement localement, parfois grâce à l'achat de postes, pratique

assez courante au Vietnam, ce que nous étudierons davantage ultérieurement.

Cependant, une autre façon de sélectionner localement les fonctionnaires peut être de laisser le

comité populaire de la commune recruter lui-même ses fonctionnaires, avant de faire valider ces

embauches par le niveau supérieur qui officialisera ces nominations par des contrats, a posteriori.

Concrètement, ces membres du comité populaire se réunissent officiellement de façon mensuelle,

bien qu'ils travaillent tous au sein du même siège et se rencontrent ainsi de façon quotidienne et plus

informelle.

246

La caractéristique des comités populaires tient donc à leur subordination multiple et à la

diversité officielle, ou officieuse, de leur organisme de tutelle. En effet, cette distinction des

membres du comité populaire entre élus et fonctionnaires introduit une distinction dans leur

direction. L'article 54 de la Loi sur l'Organisation des conseils et des comités populaires rappelle en

effet que « the specialized agencies under the People's Committee are subject to the direction and

management of the People's Committee of their level in matters of organization, personnel and

work. At the same time, in their professional matters, they are subject to the direction of the

professional agency of the high level213 ». Ainsi, la loi précise que les fonctionnaires dépendent des

comités populaires de même niveau pour fixer le travail à fournir et des questions plus

administratives, tandis qu'ils sont redevables à leur pendant au niveau supérieur pour des questions

« professionnelles », davantage liées à la conformité de leur travail par rapport aux directives

supérieures ou aux grandes orientations mises en place par leurs ministères de tutelle.

Tandis que les élus sont responsables devant leur conseil populaire, au niveau local, les

fonctionnaires sont quant à eux sous la direction de leur ministère de tutelle à travers leurs

représentants aux niveaux supérieurs, dans les services provinciaux ou les bureaux de district,

employés au sein des comités populaires de ces échelons. En outre, les comités populaires de

commune sont également soumis à l'autorité des comités populaires des niveaux supérieurs, de

district comme de province, qui fixent les redistributions budgétaires et peuvent, nous le verrons

ultérieurement, annuler des décisions prises localement ou intervenir très directement dans la

conduite des affaires locales, notamment politiques.

À cette double subordination, horizontale comme verticale s'en ajoute une autre, présente

dans les textes de lois mais non définie précisément: la subordination au Parti et à ses différents

échelons.

Les salaires des membres du comité populaire sont fixés dans le décret n°204/2004/ND-CP,

du 14 décembre 2004, fixant « le régime de salaire pour les cadres, les fonctionnaires, les officiels

et le personnel des forces armées ». Sans entrer dans les détails de ce décret, précisons tout de

même qu'il définit à l'article 6 des marges de manoeuvre par rapport aux grilles salariales jointes au

décret, en fonction de l'ancienneté (+ 5%), des compétences plus ou moins spécifiques (de + 5% à +

50%), de la situation géographique (dans des régions isolées, sur des îles ou le long des frontières)

ou des heures supplémentaires effectuées (+ 10%).

213 « les agences spécialisées au sein du comité populaire sont sujettes à la direction et à la gestion du comité populaire de leur niveau en matière d'organisation, de personnel et de travail. Au même moment, sur des questions professionnelles, elles sont sujettes à la direction de l'agence professionnelle de niveau supérieur »

247

Bien que ces grilles salariales aient été revalorisées depuis la parution de ce décret, elles définissent

néanmoins la hiérarchie des revenus au niveau communal, révélatrice de la hiérarchie des fonctions

et de la structure politique locale des villages. Ainsi, le secrétaire du Parti communiste local est le

mieux rémunéré avec un salaire, à l'époque, de 680 000 đồng (32 USD). Viennent ensuite le vice-

secrétaire du Parti et les présidents du conseil populaire et du comité populaire rémunérés 623 000

đồng (30 USD). Le président du Front de la Patrie et les vice-présidents du comité populaire et du

conseil occupent la troisième place sur cette grille salariale avec 565 000 đồng (27 USD) mensuels.

Enfin les chefs d'associations sont rémunérés à hauteur de 507 000 đồng (24 USD), tout comme les

membres restants du comité populaire214.

Les autorités responsables de ces salaires, des potentielles revalorisations ou de l'augmentation

des indemnités sont les services du ministère des Affaires Intérieures et du ministère des Finances

au niveau provincial, ainsi que leur déclinaison locale, ou la direction des services d'État pour des

secteurs plus spécifiques comme l'armée ou les instituts de recherche (article 10).

Selon nos entretiens, ces salaires ont été revus à la hausse, sans toutefois suivre l'inflation et

sans permettre aux cadres et aux élus de ne vivre que de cette activité. Ainsi, en 2010, un vice-

président de comité populaire de phường gagnait un million de đồng par mois (47,5 USD). Disposer

d'une activité complémentaire ou avoir d'autres revenus plus lucratifs dans le foyer est essentiel,

d'autant qu'à la différence des élus français, ils ne se voient pas attribuer de logement de fonction.

Bien entendu, ce salaire ne constitue pas le seul poste de « recette » des membres du comité

populaire et certains arrangements locaux existent. Comme les chefs de xóm, le fait de contracter

une entreprise particulière pour effectuer des travaux peut permettre de récupérer quelques deniers,

des procédures administratives ou l'obtention des papiers peuvent être facilités ou accélérées grâce à

des enveloppes. Sans compter les primes spéciales, les avantages en nature, cigarettes ou déjeuners

copieux, qui améliorent le quotidien.

Quant à la corruption beaucoup plus massive, qui touche davantage au foncier, à l'accès à la

terre pour des entreprises ou au fait de fermer les yeux sur des malversations ou des utilisations

totalement illégales de terres publiques, elle touche davantage les échelons supérieurs aux pouvoirs

décisionnaires et à la capacité d'approbation de projets et de transformation du statut des terres plus

étendus, bien que certaines retombées locales soient possibles.

214 Nous citons ici uniquement les salaires de grade 1, pour un poste à temps complet au niveau de la commune, à titre indicatif.

248

Ces salaires demeurent malgré tout extrêmement faibles, favorisant cette petite corruption et

n'attirant pas les talents, les jeunes diplômés notamment, qui préfèrent travailler dans le commerce

ou dans l'artisanat, des emplois beaucoup plus rémunérateurs. Nous reviendrons ultérieurement sur

cette question de la « gangrène » de la corruption, qui fait les gros titres de la presse vietnamienne

ces dernières années, menace la légitimité du Parti et mobilise le gouvernement central comme le

Politburo.

2. La constitution du budget local

Concernant le budget des comités populaires, Kerkvliet (2004, p.13) estime que 66% des

dépenses annuelles des gouvernements locaux, de commune, sont consacrées au financement de

l'éducation, essentiellement des écoles primaires, puisque peu de communes ont des collèges ou

lycées et à la santé, avec les dépenses liées aux dispensaires, aux infirmières de xóm et aux activités

sociales.

Les comités populaires de commune sont chargés de percevoir une bonne partie des taxes et

impôts auxquels sont soumis les habitants ou entreprises locales déclarées.

Ainsi, les autorités publiques locales perçoivent les taxes foncières, en gardent un certain

pourcentage, variable en fonction des communes et des contextes, et remettent la somme restante au

comité populaire du niveau supérieur. Les communes215 collectent également certaines taxes, sur la

production agricole ou les étals des marchés par exemple, puis transmettent ces fonds au district.

Outre ces quelques fonds conservés, la principale source du budget local vient de la

redistribution des fonds par les autorités supérieures, qui adaptent leurs versements selon les

localités et en fonction de leur santé financière. En effet, le Vietnam a une politique de

redistribution fiscale importante et transfère aux comités populaires locaux des budgets dépendant

de leurs besoins et de leur budget propre. Nous présenterons davantage ce système de péréquation

fiscale dans le chapitre suivant, concernant les districts et provinces, qui sont largement

responsables du budget des communes.

En complément de ces budgets fixes, d'autres fonds leur sont également alloués par le

district ou la province, lors de la construction d'infrastructures conséquentes ou coûteuses, ou lors

215 Précisons que la collecte « officieuse » des taxes ou impôts est généralement organisée par les chefs de xóm, dans de nombreux villages, qui transfèrent ensuite ces fonds aux comités populaires, qui les « perçoivent » officiellement.

249

de la mise en place de nouveaux projets. Ces aides ponctuelles dépendent donc de la situation locale

et des besoins présents. Selon ce principe de redistribution, les communes les plus pauvres, qui

perçoivent peu d'impôts, reçoivent le plus d'aides exceptionnelles de la part des pouvoirs publics

supérieurs.

Les revenus des taxes foncières ne suffisant pas, des subventions annuelles sont versées par la

province ou le district et des aides plus spécifiques sont attribuées, lors de la mise en place de

campagne contre la délinquance sociale ou l'accès à l'eau potable dans les villages ruraux par

exemple. Ces transferts conditionnels existent à tous les échelons et visent à remplir localement les

programmes nationaux ciblés, les « national target program ».

Les échelons supérieurs peuvent également participer de façon exceptionnelle au budget

local lorsque des terres agricoles sont converties pour un usage résidentiel ou industriel. En effet, la

province tire d'importants revenus de la transformation de ce statut des terres et en conserve

théoriquement une partie pour investir dans de nouvelles infrastructures dans le xã ou le phường

concernés par ces expropriations et changements.

Ainsi il nous a été rapporté par le comité populaire de Trang Hạ que dans le cas de la construction

de la seconde « zone industrielle » de la compagnie ITD, une partie des revenus tirés de la location

des terres agricoles, une fois transformées, avait été consacrée à des investissements dans les

infrastructures de Trang Liệt et Binh Hạ, seuls villages à avoir accepté de rendre leurs terres.

Enfin, vu le faible budget global dont disposent ces comités, les autorités locales tentent de

lever des fonds par d'autres moyens, en imposant de nouvelles taxes, sur le passage des camions de

livraison de matières premières par exemple, qu'ils conservent intégralement.

Ces différentes méthodes de collecte de fonds permettent aux comités populaires de couvrir environ

¼ de leurs dépenses totales.

De même, les comités populaires peuvent également augmenter leurs revenus grâce à des

taxes mises en place sur les constructions illégales. Non-encadrées par la loi, Koh (2006, p.209)

nomme ces amendes « fine for existence » (phạt cho tồn tại). De cette façon, les extensions des

maisons ou des cours illégales, suite au remblaiement d'un étang ou à l'empiètement progressif sur

les terres agricoles limitrophes, ou même l'implantation totalement ex nihilo d'ateliers sur des terres

agricoles le long des routes, sont taxées par les autorités publiques locales de façon annuelle, dans

250

certains cas, ou de façon exceptionnelle.

Ainsi, toute une portion du xóm Chiêu de Sơn Đồng, initialement totalement déconnectée de la

route inter-district menant vers la route digue, a été construite par les artisans du xóm, sans l'accord

des autorités de commune, mais sans qu'elles n'interviennent pour empêcher ces destructions, les

interdire ou les détruire.

Certains de ces artisans nous ont confié être parfaitement au courant de l'illégalité de leur

construction, mais ne pas se sentir menacés par la destruction de leur atelier, comme cela a pu

arriver dans d'autres xóm puisque grâce à leur « taxe », ou amende, ils se savent protégés, au moins

pour l'instant, par le comité populaire de la commune.

Ce qui fait dire à certains habitants du village que les autorités sont injustes dans leur traitement des

constructions illégales ou bien qu'elles encouragent ces constructions, puisqu'elles en tirent des

revenus substantiels. Pour des raisons évidentes, nous ne sommes pas en mesure de dire quel usage

est fait de ces « revenus complémentaires »: s'ils intègrent intégralement le budget communal, si

une seule partie est utilisée pour financer des dépenses supplémentaires du comité ou si ces fonds

disparaissent complètement.

Précisons que les comités populaires ont néanmoins la possibilité de mettre de véritables

amendes, officielles, aux foyers ou entreprises ayant des constructions ou des extensions illégales.

Le montant de cette amende est pourtant minime, d'un maximum de 2 millions de đồng (95 USD)

au niveau local. Le comité populaire de district peut quant à lui imposer des amendes plus

conséquentes, de 5 millions de đồng (240 USD), et surtout avoir recours à la force publique si les

contrevenants refusent de détruire eux-mêmes leur construction216.

Une dernière source de revenus, ou plutôt d'absence de dépenses pour les comités populaires

de commune, concerne les services publics comme le ramassage des déchets, l'accès à l'eau potable

ou à l'électricité, pris en charge par les usagers.

Ce « financement par l’usager »217 ne permet cependant pas de payer totalement ces services

puisque les tarifs en vigueur ne correspondent pas du tout au coût réel du service, ce qui explique

largement leur mauvais état, leur manque de fiabilité ou la mise en place locale de services

concurrents pour pallier ces manques. Ainsi, les habitants des villages de métier sont nombreux à

être équipés de générateurs, les coupures de courant étant quasiment quotidiennes en été, à installer

216 Entretien Fanchette au comité populaire de La Phù (décembre 2009)217 Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.37)

251

un système de récupération des eaux de pluie, à creuser des puits ou, souvent, à se débarrasser de

leurs ordures ou de leurs « encombrants » dans les rivières des villages ou au bord des routes.

3. Responsabilités locales et missions des comités populaires de commune

Les comités populaires sont chargés d'élaborer trois types de plans, qui différent en fonction

de leurs objectifs: ainsi, les plans de développement socio-économiques sont préparés à tous les

échelons administratifs, les schémas directeurs d'aménagement du territoire et les plans de

développement sectoriel également.

Ces plans sont également différenciés par l'horizon de leur « réalisation ». Tandis que le terme de

quy hoạch est réservé à des projets de long terme, et donc principalement aux plans de

développement socio-économique ou aux plans d'aménagement, le terme de kế hoạch est utilisé

pour des plans à plus courte échéance, de quelques années, et sont généralement plus pratiques et

plus appliqués que les quy hoạch, qui doivent s'étaler sur des décennies et sont davantage des guides

ou des instruments de marketing urbain, que de véritables plans visant à être mis en oeuvre, nous y

reviendrons.

Les prérogatives des comités populaires au niveau local, de la commune ou du quartier, sont

malgré tout très limitées. En effet, toute décision d'importance doit être validée par le comité

populaire de niveau directement supérieur, le district, et souvent même par le comité populaire de

province, lorsqu'il s'agit de l'acceptation d'un projet de zone industrielle (khu công nghiệp), de zone

industrielle du village de métier (khu công nghiệp làng nghề) ou de zone résidentielle, les khu đô thị

mơi. La coordination entre ces échelons se fait directement d'un comité populaire à un autre, mais

également via les fonctionnaires plus spécialisés et présents à tous les niveaux de la pyramide

administrative. Ainsi le bàn de commune (cellule) est sous la direction du phòng du district

(bureau), lui-même sous la tutelle du sở (service) de la province, dépendant du bộ concerné

(ministère).

Dans le cas de Xuân Đỉnh218 par exemple, le comité populaire nous a expliqué avoir fait des

demandes réitérées, argumentées, officielles depuis des années pour obtenir la transformation de

quelques hectares de terres rizicoles, trois en l'occurrence, pour pouvoir aménager une petite zone

218 Xuân Đỉnh est une commune rurale appartenant au district de Từ Liêm, province de Hà Nội. Cette commune, forte de près de 40 000 habitants, est accolée aux quartiers urbains les plus denses de la capitale, et présente elle-même des caractéristiques urbaines importantes, en termes d'activités comme d’architecture. Nous détaillerons et analyserons davantage cette situation paradoxale, d'un espace clairement urbain au statut néanmoins rural dans la dernière partie de notre dissertation.

252

industrielle, afin de permettre aux artisans de gâteaux et de fruits confits de délocaliser leur lieu de

production hors de leur maison, de moderniser leurs installations et d'améliorer leur production, tant

du point de vue de la qualité que de la quantité.

Cette demande a néanmoins été systématiquement ignorée tant par le district de Từ Liêm que par la

ville d'Hà Nội puisque ce projet, si petit soit-il, aurait occupé des terres précieuses et chères pour les

autorités supérieures, qui ont déjà prévu la transformation et l'occupation de toutes les parcelles

disponibles et même de celles qui ne le sont pas219.

Nos interlocuteurs ont largement insisté sur les efforts fournis par le comité populaire dans

leur travail de persuasion, reflet des demandes des habitants, mais qui se sont heurtés à la vision

plus globale que les autorités de Hà Nội ont de la ville, de son futur et des orientations de son

aménagement.

De la même façon, les autorités locales de Xuân Đỉnh, très actives dans leur représentation des

habitants et dans leur défense, ont plusieurs fois effectué des demandes auprès du ministère de

l'Agriculture pour le classement de leur village comme village de métier traditionnel. Le comité

populaire de commune ne peut pas s'arroger ce titre arbitrairement, bien qu'il considère le village

comme un village de métier, et doit obtenir le soutien et l'aval des autorités supérieures. Ce titre leur

a néanmoins été refusé à chaque fois, Xuân Đỉnh ne répondant pas aux critères définissants un

village traditionnel, l'activité artisanale y étant trop récente, « importée » de l'extérieur et n'émanant

pas d'un fondateur de métier, à l'époque féodale.

Accentuant cette impuissance, la marge de manœuvre des autorités publiques locales, surtout

en matière de planification et d'aménagement, a considérablement évolué depuis la fin des années

90 et le début des années 2000.

En effet, à ce moment-là, le foncier et les terres agricoles des villages de métier relativement

éloignés du centre-ville d'Hà Nội ou des capitales provinciales attiraient peu d'investisseurs.

Pourtant, à cette même époque, les artisans voyaient déjà leurs commerces fleurir et leurs besoins

en matière d'espaces et d'infrastructures augmenter. Ainsi, dans certaines localités dynamiques et

assez entreprenantes, les comités populaires locaux, en accord avec les habitants, ont commencé à

concevoir des plans et projets de création de « zones industrielles de village de métier », se

rapprochant cependant davantage de zones d'extension résidentielle, et à les soumettre à leurs

comités populaires de tutelle, au niveau du district comme de la province.

C'est donc dans ce contexte que la zone industrielle de Đồng Kỵ a été construite et aménagée. La

219 Un stade doit par exemple être récupéré pour le transformer en hôtel pour les visiteurs étrangers, qui seront nombreux dans la zone vu la construction du « Diplomatic compound » de la zone Tây Hồ Tây, en cours de construction au sud de la commune.

253

même chose s'est produite à Bát Tràng, district de Gia Lâm, un village de métier aux franges d'Hà

Nội, très développé et spécialisé dans la céramique, selon Nguyen Quy Nghi dans sa thèse La

reconfiguration des districts industriels au Vietnam (2009). L'auteur prend exemple sur le comité

populaire de Bát Tràng qui, constatant l'accélération de l'industrie artisanale en cours dans son

village, a élaboré à la fin des années 90 un plan d'aménagement favorisant ce développement puis

l'a soumis aux autorités supérieures. Les niveaux du district et de la commune ont ainsi collaboré

pour la mise en oeuvre de ce projet, comprenant une zone de production concentrée et un « centre

commercial » à ciel ouvert, en fait des rues comprenant toutes les boutiques des artisans, des deux

côtés.

Dans les deux cas, les comités populaires locaux étaient à initiative de ces projets et en étaient

finalement devenus les maîtres d'ouvrage, en gérant la libération des terres facilitée par la nature du

projet, bénéfique au « bien commun » du village, et en gérant les fonds pour la construction de cette

zone, provenant des artisans ayant obtenu des parcelles et des aides versées par les niveaux

supérieurs.

Un fonctionnaire spécialisé dans la gestion des zones industrielles d'un district nous a en effet

expliqué la distinction entre cette période et maintenant. Selon lui, à la fin des années 90, constatant

l'absence de sociétés prêtes à investir dans ce type de zone, les comités populaires locaux s'y sont

substitués, dépassant ainsi leurs prérogatives officielles. En revanche, depuis que l'urbanisation

progresse à grande vitesse et que les villages autrefois éloignés et peu attractifs sont actuellement

aux portes de la ville, les investisseurs se pressent pour avoir accès à leur terre. Le comité populaire,

entité administrative, n'a par conséquent plus de raisons d'endosser ce rôle de maître d'ouvrage, qui

théoriquement n'aurait jamais du lui être dévolu.

Enfin, pragmatiquement, le comité populaire bénéficie financièrement maintenant de

l'existence de ce type de projets, à la fois par les versements supplémentaires potentiels donc nous

avons déjà parlé, mais également pour « récompenser » leur rôle facilitateur pour l'obtention des

terres, tant auprès des autorités supérieures que des habitants.

En matière de planification du développement économique ou de l'aménagement, les marges

de manoeuvre et d'initiatives des comités populaires demeurent assez faibles, se limitant davantage

à des propositions au niveau supérieur qu'à un réel pouvoir décisionnaire. Ainsi, DiGregorio (2009,

p.25) souligne que « (…) communes have little capacity to engage in proactive, commune level

254

planning in advance of the changes. As a result, they are forced into reactive planning220 ». On

retrouve ici l'une des principales critiques adressées à ce système et aux comités populaires locaux,

qui seraient davantage là pour mettre un tampon local sur des décisions prises au niveau supérieur,

perpétuant ainsi un mode top-down de planification, nous y reviendrons.

Les autorités de la commune sont ainsi davantage des autorités exécutives des directives ou

décisions prises au niveau supérieur et sont rarement à l'instigation de projets d'envergure ou de

nature à réellement changer la physionomie des villages.

Elles coordonnent néanmoins localement l'application des plans décidés par le district ou la

province et assistent ces derniers pour la mise en place de projets parfois sensibles. Ainsi, lors de la

décision de récupération de terres pour un projet de zone industrielle ou de zone résidentielle, les

autorités locales se voient demander d'assister la société sélectionnée par les comités populaires de

niveau supérieur, de les aider pour la libération des terres et de faciliter le processus d'expropriation.

Les comités populaires sont donc en charge de convaincre ou persuader les habitants de la nécessité

de renoncer à l'usage de leurs terres, d'accepter les compensations et de ne pas trop « faire de

vague ». Il s'agit de la mission la plus délicate des comités, qui se trouvent en première ligne face à

la désapprobation ou à la colère des habitants, qui se sentent de plus trahis par des autorités censées

les représenter et oeuvrer pour le développement de la localité et de ses habitants, et non

d'entreprises extérieures, souvent taxées de vouloir uniquement faire du profit et exploiter des terres

villageoises, au détriment des habitants. Nous reviendrons sur ces tensions et ces sujets très

conflictuels, de nature à changer les relations entre les pouvoirs publics locaux et les habitants dans

notre dernière partie.

Dans des cas moins sensibles, comme la construction d'un équipement public, une école, un

marché ou une maison culturelle, les comités populaires sont également chargés de mettre en

oeuvre ces projets, de veiller à la libération de terres et à la bonne marche des travaux.

Outre ces prérogatives, ou limites, concernant des questions d'aménagement et de foncier,

les comités populaires locaux sont chargés de délivrer un nombre important de certificats, puisqu'à

la différence des chefs de xóm, bien souvent sollicités pour « attester », ils disposent du fameux

tampon rouge officiel. Ainsi, qu'il s'agisse de certifier de la possession de droits d'usage du sol

officiels pour obtenir un prêt de la banque, d'attester du célibat d'une future mariée ou de

220 « (…) les communes ont peu de possibilités de mettre en oeuvre une planification pro-active du niveau communal, en amont des changements. Par conséquent, elles sont contraintes à des aménagements 'réactifs' »

255

reconnaître l'usage prolongé et ancien de terres, sans conflit avec les voisins ou la collectivité, pour

obtenir une régularisation et un carnet rouge, les comités populaires de commune ont un rôle

important à jouer.

Les comités populaires peuvent également délivrer un certain nombre d'attestations, mais qui ne

correspondent pas à des certificats ou à des autorisations. Ainsi, les foyers d'artisans non constitués

en entreprises doivent faire une demande au district pour obtenir un permis de construction pour un

atelier, tandis que les entreprises officielles, dont les SARL, doivent faire leur demande auprès du

comité populaire de province221. Sera néanmoins joint au dossier de demande l'attestation du comité

populaire de commune.

Quant aux tâches plus administratives, elles sont largement dévolues aux comités populaires

locaux et vont de l'organisation des élections au recensement des foyers pauvres, en passant par les

enregistrements de naissance, décès ou mariage, ou la délivrance de certificats pour la constitution

d'une entreprise.

Malgré ce large panel de responsabilités et domaines de compétences énoncés dans la loi, la

liberté d'initiatives des comités populaires de commune demeure limitée.

Il existe cependant quelques espaces d'action possibles, en particulier en ce qui concerne des

questions infra-locales, sans véritables enjeux pour les pouvoirs publics des échelons supérieurs.

En effet, les comités populaires sont censés, selon la loi et son « flou », favoriser le développement

des métiers traditionnels dans la commune, en créant de bonnes conditions de production et « aider

à appliquer des progrès scientifiques et technologiques pour développer de nouveaux métiers afin

de créer des emplois, améliorer les conditions de travail et de vie de la population dans la

commune ».

Cela se traduit concrètement par l'amélioration des infrastructures dans la localité, routières

notamment, pour faciliter le transport des matières premières et des marchandises, par des

formations organisées ponctuellement ou des classes de professionnalisation ouvertes comme à Sơn

Đồng, par le développement des services de la localité, avec le soutien du comité populaire de Đồng

Kỵ pour la construction d'un hôtel, afin d'accueillir et d'héberger le nombre croissant d'acheteurs

étrangers, notamment chinois.

La mise en oeuvre de ces projets se fait donc, à petite échelle, par les autorités publiques locales

après l'accord du conseil populaire de commune et la validation du comité populaire de district.

Enfin, les comités populaires peuvent tenter de favoriser l'organisation du métier à travers

221 Entretien Fanchette, comité populaire de La Phù (2009)

256

l'encouragement à la constitution d'associations professionnelles, avec un succès mitigé, comme

nous avons pu le voir précédemment.

4. Gérer les personnes étrangères au village : l'action conjointe du comité populaire et de la police

Enfin, la sécurité et le contrôle de l'immigration de personnes venant d'autres villages ou

districts font partie des domaines de compétence du comité populaire. En fait, ce dernier délègue ce

pouvoir à la police qui gère directement ces questions et en rend compte au comité.

Concrètement, les personnes venues de l'extérieur, qu'il s'agisse d'artisans, de « simples » habitants

ou d'étudiants, comme dans le cas de l'université du sport de Trang Hạ, sont gérées conjointement

par le comité populaire et par l'entreprise les embauchant ou les habitants les hébergeant.

Mais c'est surtout la police qui se charge d'assurer la légalité du séjour provisoire de ces habitants, à

travers leur enregistrement. En effet, le système des permis de résidence, les Hộ khâu, est toujours

en vigueur au Vietnam et le déplacement des populations est toujours restreint par la détention de

ces carnets « roses », sur lequel figure le lieu de résidence des habitants et qui conditionne leur

accès aux services publics de la localité.

Les mouvements sont néanmoins autorisés pour les travailleurs comme pour les étudiants,

grâce à des permis spéciaux, qui leur permettent donc de bénéficier également des services publics

dans leur localité d'implantation.

Dans le cas des artisans migrants, nombreux dans les villages de métier, ils doivent se faire

enregistrer formellement auprès de la police locale s'ils dorment dans le village.

Le nombre de policiers dépend de la population de la commune concernée et évolue en

fonction de la démographie ou de l'attractivité du lieu pour les migrants. Quant au niveau de

professionnalisation et à l'origine de ces policiers, les faits changent en fonction du statut de la

localité, rurale ou urbaine, nous y reviendrons ultérieurement.

A Đồng Kỵ par exemple, 231 cas de travailleurs extérieurs ont été déclarés pour le mois de

novembre 2010, venant de l'ex-Hà Tây, de Bắc Giang, de Lạng Sơn ou des districts de Ứng Hòa et

Phú Xuyên. À Sơn Đồng, en décembre 2009, ce sont près de 300 ouvriers qui travaillaient et

demeuraient de façon durable dans le village en ayant un permis de séjour provisoire.

La déclaration s'effectue ainsi auprès de la police, qui fournit un carnet de séjour provisoire sans

durée fixe et qui permet à ces artisans ou ouvriers d'avoir accès aux prestations publiques. Cette

déclaration est entérinée en présence du patron embauchant l'artisan « migrant », qui s'engage par la

même à gérer cet ouvrier et à ce qu'il ne contrevienne pas à la loi ou aux us et coutumes du village.

257

Tous les patrons ne déclarent cependant pas leurs ouvriers et c'est la raison pour laquelle les

policiers sont tenus de mener des contrôles réguliers dans les ateliers et de mettre des amendes de

100 000 đồng (4,7 USD) en cas de séjour illégal.

La police est également chargée de gérer l'entrée de toutes personnes extérieures au village,

étrangères en particulier, surtout si ces dernières passent une nuit dans la localité, tant pour « assurer

leur sécurité » que pour surveiller leurs activités. En ce cas, les passeports des touristes ou des

acheteurs étrangers doivent normalement être conservés au poste.

La police gère également la circulation, officiellement uniquement sur les routes intra-communales,

la sécurité sur les routes inter-districts ou provinciales étant assurée par les policiers du district.

Enfin, la police est responsable de faire régner un certain ordre dans le village et de veiller par

exemple à ce que les restaurants, karaokés ou les bars, de plus en plus nombreux dans les villages

« urbanisés », ferment à 23h et ne provoquent aucun trouble.

Les prérogatives et les moyens concrets d'action des policiers sont également limités: ainsi,

ils ne peuvent mettre d'amendes pour l'entrepôt illégal de matériaux de construction ou de matières

premières et doivent faire appel aux policiers du district pour cela.

Les policiers au niveau communal sont assistés dans les xóm ou les khu phố par deux ou trois

« protecteurs de hameau », bảo vệ dân xóm/phố222, qui ne sont pas des policiers officiels mais des

habitants chargés de la sécurité et que l'on appelle pour de petits problèmes, un habitant ivre sur la

voie publique ou des voisins trop bruyants par exemple. Ces protecteurs reçoivent une petite

indemnité et sont désignés par les habitants eux-mêmes, avec l'accord de toute la structure politique

ou associative locale, évidemment.

Conclusion

Les comités populaires au niveau communal sont par conséquent assistés dans leurs

missions par une kyrielle d'acteurs, répartis aux plus petits échelons du territoire. Les chefs de xóm,

les membres du conseil populaire, les chefs d'association de masse, les « protecteurs de hameau »

222 Littéralement « défenseur des gens du hameau »

258

contribuent tous, tant à la gestion interne de ces communautés qu'à leur surveillance étroite par les

pouvoirs publics, en particulier dans les villages du périurbain, quel que soit leur statut.

Malgré ces nombreux « outils » de gestion et des prérogatives légales étendues, la distance

entre la définition officielle de ces deux organes, législatif et exécutif, et leur fonctionnement sur le

terrain est majeure. En effet, comme le note Koh (2006) dans le cas des quartiers d'Hà Nội, « the

people's councils and people's committees of the wards may only alter Ha Noi' policies at the

margins and decide on purely local matters, usually on unusual matters within their locality or

authority (such as helping to organize an election, a donation campaign for natural disasters, or

campaigns to solve social problems)223 ». La marge de manœuvre des conseils et comités populaires

locaux est en effe, faible, et ces entités sont souvent cantonnées à des activités purement

administratives, à la gestion quotidienne de petites contraventions à la loi, à l'organisation d'activités

sociales ou politiques régulières et, enfin, au soutien avec de faibles moyens des habitants et de

l'activité économique du village.

Ce niveau communal est donc le plus discuté, qu'il soit taxé de non-efficacité et d'inutilité, ou

qu'il soit considéré comme un échelon non-approprié à la situation du périurbain ou de la

campagne, résultat de l'agglomération de plusieurs villages, potentiellement antagonistes et par

conséquent trop compliqués à gérer.

Néanmoins, la situation dépeinte ici ne saurait décrire fidèlement et totalement le rôle des pouvoirs

publics locaux et l'importance du niveau communal qui demeure, pour les habitants, un échelon

important, lieu de contacts avec les autorités publiques et d'expression de leurs revendications.

223 « les conseils et comités populaires d'arrondissement peuvent uniquement modifier à la marge les politiques d'Hanoi et décider sur des sujets purement locaux, généralement sur des questions inhabituelles au sein de leur localité et sous leur autorité (par exemple, en aidant à organiser une élection, une collecte de dons pour des désastres naturels ou des campagnes pour résoudre des problèmes sociaux »

259

CHAPITRE 10

ORGANISATION ET STRUCTURE HIÉRARCHIQUE DES ÉCHELONS ADMINISTRATIFS SUPRA-COMMUNAUX : DU DISTRICT AU NIVEAU NATIONAL, UN POUVOIR FRAGMENTÉ ET DES

COMPÉTENCES PARTAGÉES

En gravissant les échelons de la pyramide administrative et territoriale vietnamienne, de

nouveaux acteurs publics, aux prérogatives officielles et légales plus étendues se retrouvent : le

niveau du district224, le niveau provincial (tỉnh) et le niveau national, comprenant le gouvernement

central et ses ministères et l'Assemblée Nationale.

Les échelons dits « locaux », dont nous avons rappelé en première partie l'importance mineure aux

yeux des villageois notamment, acquièrent cependant depuis les réformes du Renouveau de plus en

plus de pouvoirs, d'autorité et de contrôle sur le développement des territoires et sur les politiques

mises en œuvre localement. Sans être exhaustif, ce chapitre vise à montrer, en s'appuyant sur des

exemples concrets et des domaines circonscrits, comment ces niveaux d'autorité interagissent et

s'articulent, et à souligner la fragmentation des pouvoirs et la concurrence qui prévalent dans les

rapports inter-échelons.

Après avoir brièvement exposé les modalités d'élection et la composition concrète de ces

pouvoirs publics, nous développerons plus précisément le rapport district-province, puis prendrons

l'exemple concret de la planification pour montrer l'articulation des prérogatives de ces trois

niveaux. Enfin, après avoir donné des éléments de compréhension sur le fonctionnement financier

des pouvoirs publics et leur budget, nous présenterons les autorités compétentes pour la gestion des

villages de métier, révélatrice de la fragmentation des responsabilités dans le système administratif

vietnamien.

224 Dans ce chapitre, nous choisissons d'utiliser le terme de district pour désigner ce niveau médian, entre commune et province. Ce niveau regroupe officiellement plusieurs entités au statut administratif différent: le district rural (huyện), l'arrondissement urbain (quận) et la cité municipale (Thị xã)

260

I. Structure administrative et organisation des organes législatifs et exécutifs des districts et provinces

1. Modalités d'élection et représentation de territoires duales : les conseils et comités populaires des échelons supérieurs

L'organisation des élections des conseils populaires aux niveaux des districts et provinces est

sensiblement la même que celle des conseils populaires du niveau communal. La structure

organisatrice de ces élections, la sélection des candidats ou encore la pratique du vote par

procuration sont en effet équivalentes à tous les échelons. De la même façon, les habitants votent

pour le conseil populaire du district ou de la province, qui sera lui-même en charge de désigner la

présidence du comité populaire de même niveau.

Quelques points méritent néanmoins des éclaircissements et précisions.

Tout d'abord, les conseils populaires de districts comme de provinces sont à la fois chargés

d'administrer et de gérer la ville de leur siège, mais également le territoire plus large de leur district

ou province. Ainsi, le comité populaire de Bắc Ninh est responsable tant de la ville de Bắc Ninh

(thành phố) que de la province dans son ensemble (tỉnh). Le thị xã de Từ Sơn est quant à lui chargé

d'orchestrer directement la gestion du territoire de la ville de Từ Sơn et de superviser en même

temps l'action des comités populaires des xã ou phường qui composent cet ensemble administratif et

territorial.

Les élections des membres des conseils populaires de ces deux échelons concernent donc à

la fois les habitants de la ville-centre et les habitants des communes, quartiers ou districts de ces

territoires. Selon le décret n°19/2004/ND-CP du 10 janvier 2004, qui détaille et précise certains

articles de la loi sur les élections de 2003, chaque circonscription électorale élit au maximum cinq

représentants. Dans le cas des districts par exemple, chaque commune, quartier ou bourg de district

(thị trấn) représente une circonscription et peut élire jusqu'à cinq représentants. Lors des dernières

élections du conseil populaire du thị xã Từ Sơn, s'éloignant ainsi quelque peu de la loi, les membres

du comité populaire de même niveau ont proposé deux à trois candidats par circonscription225. Les

habitants ont du, non pas voter pour un candidat, mais entériner son élection, en approuvant ou

désapprouvant sa nomination. Les candidats ayant recueillis plus de 50% des voix ont obtenu

officiellement un poste de représentant au sein de ce conseil populaire226. Dans le cas de la

225 Pour rappel, les candidats doivent normalement être proposés par le Front de la Patrie, ou par d'autres organismes socio-politiques locaux, comme les coopératives. Dans le cas de Từ Sơn, non seulement les candidats ont été désignés par le comité populaire, mais le vote a davantage correspondu à un référendum qu'à une élection plurielle.

226 Entretien avec le vice-président du comité populaire de Trang Hạ (2010)

261

suppression du conseil populaire à ce niveau médian du huyện, du thị trấn ou du thị xã, il est

envisagé d'organiser une élection directe du comité populaire par les citoyens, après approbation des

candidats par cette même structure mixte de membres du Parti, d'élus de la mandature précédente, et

d'associations de masse.

Dans le cas des provinces ou des villes sous gestion directe du gouvernement, les districts ruraux

(huyện), les arrondissements urbains (quận), les villes provinciales (thị xã) et les villes (thành phố)

sont les circonscriptions votantes pour la composition du conseil populaire.

La révocation d'un président de comité populaire ou sa dissolution peuvent être le fait du conseil

populaire de district ou du comité populaire de province, pour le niveau du district, ou du conseil

populaire de province ou du Premier ministre, pour le niveau provincial.

Selon la décision n° 215/QD-TTg du 16 février 2011, sur la structure, la composition et le

nombre de membres du conseil populaire à tous les niveaux pour la période 2011-2016, promulguée

par le Premier ministre, la composition de ces conseils doit comprendre 15% de moins de 35 ans,

30% de femmes, 10% de non-membres du Parti et une représentation dite « raisonnable » de

membres de l'Armée, des organisations de masse, etc. Les conseils, à ces deux niveaux, ne peuvent

excéder 40 représentants à l'exception d'Hà Nội, qui peut en compter jusqu'à 95. En outre, cette

nouvelle décision insiste particulièrement sur les nouvelles qualités requises pour ces futurs élus,

très liées à leur dimension représentative. Ainsi, ils doivent garder un contact proche et constant

avec les habitants, écouter et respecter leurs opinons, être incorruptibles, toujours protéger leurs

droits et intérêts et, enfin, gagner leur confiance (article 1).

Suite à ces élections, le comité populaire de même niveau est donc constitué et sont élus ses

président et vice-présidents. Le conseil populaire se structure quant à lui de la même façon qu'au

niveau communal, chaque membre appartenant à un ou plusieurs comités permanents en charge de

la surveillance d'un domaine en particulier et ses conférences sont également bi-annuelles.

2. La composition des comités populaires : fonctionnaires déconcentrés et représentants de l'État central

Ces comités sont également constitués d'élus et de fonctionnaires déconcentrés, sous la

double direction de leur ministère de tutelle et de la présidence du comité populaire. Au niveau

provincial, ces départements sont généralement au nombre de seize et comprennent : les services

262

des affaires intérieures, de la justice, du plan et de l'investissement, des finances, de l'industrie et du

commerce, de l'agriculture et du développement rural, des transports, de la construction, des

ressources naturelles et de l'environnement, de l'information et des communications, du travail, des

invalides de guerre et des affaires sociales, de la culture, des sports et du tourisme, des sciences et

technologies, de l'éducation et de la formation, de la santé et, enfin, de l'inspection provinciale 227.

Dans quelques cas de figure, un service des minorités ethniques est constitué ou est établi un service

des affaires étrangères, pour les provinces frontalières.

Ces « corps spécialisés », tels que nommés dans cette loi, sont donc officiellement chargés

d'assister et de conseiller le comité populaire dans la mise en place de mesures ou décisions de leur

champ de compétences, mais également de veiller à ce que ces décisions soient en conformité avec

les lois nationales et avec les directives de leur ministère de tutelle.

Ces départements ont la responsabilité de mener des études préalables à la rédaction de directives

provinciales, à la réalisation des plans d'aménagement ou de développement socio-économique, à la

mise en place de programmes spécifiques, qu'ils soumettent par la suite à l'approbation et à la

promulgation par le président du comité populaire. Enfin, ces services sont également chargés de

gérer la composition de leur branche au niveau du district et doivent définir les critères légaux de

qualification et d'embauche pour ces fonctionnaires, sous leur supervision228.

À titre d'exemple, la définition des tâches du service de la construction dans ce décret est la

suivante : « conseiller et assister le comité populaire de province à accomplir la gestion d'État dans

la construction ; les matériaux de construction ; les maisons d'habitation et bureaux ; l'architecture ;

les plans de construction ; les infrastructures techniques des centres urbains, parcs industriels, zones

d'exportation, zones économiques, parcs de haute-technologie (dont les infrastructures urbaines ;

l'alimentation en eau et le drainage ; le traitement des eaux usées ; l'éclairage public, les espaces

verts, les cimetières, les déchets provenant des zones urbaines) ; le développement urbain ;

l'immobilier ». Dans les cas spécifiques d'Hà Nội et Hồ Chi Minh Ville, ces prérogatives sont

regroupées au sein du département spécial de l'Aménagement et de l'architecture.

Nous détaillerons plus tard les responsabilités concrètes de ce département, en développant dans la

suite de ce chapitre les autorités compétentes en matière d'aménagement.

227 Décret n°13/2008/ND-CP, sur l'organisation des « corps spécialisés » des comités populaires de provinces et de villes.

228 Ces services, qualifiés au niveau de la province de sở, sont également présents au niveau du district, sous le terme de phòng ou bureaux.

263

Pour finir, précisons les responsabilités du service de l'Inspection provinciale, qui existe également

au niveau communal sous l’appellation d'« inspecteur du peuple ». Ses missions principales tiennent

à la supervision globale du travail du comité populaire, à la réception et au règlement des plaintes et

dénonciations des citoyens, et à la prévention et lutte contre la corruption.

Au sein du siège de ces comités populaires provinciaux se trouvent également les bureaux

des députés et des délégations de l'Assemblée Nationale représentant ces territoires ainsi que leur

permanence229. Certains députés sont en effet constamment en poste au sein de leur circonscription,

animent ces bureaux et ne participent aux travaux de l'Assemblée Nationale que lors des deux

sessions parlementaires annuelles, tandis que d'autres sont membres du comité permanent de

l'Assemblée à Hà Nội et ne reviennent que rarement dans leur circonscription (Malesky et Schuler,

2010).

Outre ces directions provinciales et ces représentations locales, des fonctionnaires sont également

embauchés pour gérer les bureaux du comité populaire de province, en charge de l'organisation de

ces comités et de leur fonctionnement. Selon le décret gouvernemental n°136/2005/ND-CP du 08

novembre 2005, sur la définition des fonctions, mandats, autorités et sur la structure

organisationnelle des bureaux des comités populaires, quatre membres au maximum peuvent

composer ces bureaux : un chef et trois adjoints. Désignés par le président du comité populaire, ils

sont plus particulièrement responsables de l'administration et organisation du comité, du

« management » et des finances et, enfin, de l'accueil des citoyens.

Les comités populaires sont également composés de cadres, qui tiennent le secrétariat ou assurent la

sécurité, comme au niveau des communes.

Enfin, les conseils et comités populaires des districts et provinces ont également des comités

permanents, chargés de surveiller quotidiennement les activités de ces organes exécutifs et de

recevoir les doléances des habitants, les 1er et 15 du mois au thị xã Từ Sơn par exemple.

229 Résolution n° 545/2007/UBTVQH12 du comité permanent de l'Assemblée Nationale, établissant et définissant la fonction, les tâches, les pouvoirs et la structure organisationnelle des bureaux de délégation de l'Assemblée Nationale.

264

3. Le rapport district-province : subordination du district et limitation de ses prérogatives

Bien que le niveau médian soit le principal interlocuteur et intermédiaire pour les pouvoirs

publics de commune, ses prérogatives et capacités d'action sont très limitées. Selon Albrecht,

Hocquard et Papin (2010, p.19) en effet, la province « cantonne le plus souvent les échelons

inférieurs à des interventions de proximité », puisque les véritables décisions sont prises à l'échelle

provinciale et que le niveau du district doit systématiquement faire vérifier et approuver ses plans et

projets au niveau supérieur. Le rôle du district est par conséquent principalement celui d'orchestrer

et de mettre en place les politiques nationales et provinciales au niveau local, sans véritable

autonomie. Organe exécutif des niveaux supérieurs, seuls quelques domaines d'importance mineure

sont sous sa gestion plus directe, bien que l'approbation de la province soit toujours nécessaire. Son

véritable pouvoir réside donc plutôt dans son contrôle des communes ou quartiers sous sa

responsabilité et dans ses quelques attributs coercitifs.

Concrètement, le district est surtout chargé de la gestion des services publics de base :

l'entretien des routes inter-districts, la construction de nouvelles routes ou leur réhabilitation,

l'entretien des bâtiments publics, des maisons culturelles, des sièges de comités populaires ou des

bâtiments administratifs, l'entretien des canaux d'irrigation, la collecte des impôts perçus par les

comités populaires locaux, ou encore la gestion des écoles primaires et secondaires et des hôpitaux

ou dispensaires. En outre, de plus en plus de districts ont fondé des compagnies des eaux, de

l’électricité ou des URENCO (Urban Environment Compagny) en charge du ramassage des déchets,

qui oeuvrent dans la ville du district mais peuvent également être contractés par les autres

communes et quartiers présents dans cette zone. C'est ainsi que la première zone industrielle de

Đồng Kỵ, comme nous l'avons précédemment évoqué, a progressivement souscrit des contrats

auprès de ces entreprises de Từ Sơn pour la fourniture de services.

Les districts sont également chargés de redistribuer les budgets publics aux niveaux inférieurs, qu'il

s'agisse des budgets de fonctionnement des comités populaires de xã, des fonds spéciaux pour la

réalisation de certains projets, comme l'aide à la reconversion des paysans expropriés ou, à travers

leurs associations de masse, des prêts aux associations communales.

Concernant les questions foncières, les prérogatives des comités populaires de district sont

faibles, puisqu'ils ne peuvent ni changer le statut des terres ni décider unilatéralement d'attribuer des

licences d'investissement ou de récupérer ces terres. En revanche, ils peuvent gérer des petits

265

conflits fonciers locaux dans les entités administratives inférieures, diviser en deux des carnets

rouges et donc constituer de nouvelles parcelles, par exemple.

Enfin, officiellement, les comités populaires de district sont supposés gérer les problèmes

inter-districts, qu'il s'agisse de problématiques communes à ces territoires, en matière hydraulique

par exemple ou de voies de communication, ou arbitrer des différents entre communes, comme nous

l'avons montré avec l'exemple de la pollution de la rivière Nhuệ, à Sơn Đồng230. Dans ce cas précis,

les habitants et le comité populaire de la commune se sont plaints à de multiples reprises auprès du

comité populaire d'Hoài Đức puisque la tentative de gestion directe du conflit entre les deux xã

avait échoué. Finalement, le comité populaire d'Hoài Đức a décidé de financer le nettoyage de ce

canal et de contracter les services d'une société des eaux (mát trời xanh) pour tenter de mettre en

place un système de traitement des déchets directement sur place, à Dương Liễu231. Cependant,

malgré l'implication du district dans ces tensions, la situation n'était toujours pas réglée lors de nos

dernières enquêtes, montrant les difficultés que ce niveau rencontre dans la gestion des conflits

inter-communaux.

Le pouvoir s'exerce donc principalement sur les communes ou quartiers de son territoire

administratif et sur ses capacités coercitives. En effet, le comité populaire peut faire appel à la force

publique, l'armée comme la police pour la destruction de constructions illégales ou pour l'éviction

forcée de villageois refusant les expropriations. En général, le district tente dans un premier temps

d'utiliser son pouvoir de persuasion pour encourager les habitants à détruire d'eux-mêmes ces

constructions, après avoir dressé des procès verbaux, mis des amendes et menacé ces récalcitrants

ou, dans le cas de résistances aux expropriations, en constituant des « comités de libération des

terres et compensations », chargés justement de tenter de rendre ce processus plus pacifique et

rapide. Bien que le recours à la force publique demeure l'ultime solution, Sơn Đồng a malgré tout

connu en janvier 2010 l'intervention de cent policiers du district et de deux cents militaires,

dépêchés sur place pour détruire les ateliers illégaux construits sur la portion nord de la route

menant à la route-digue de la rivière Đáy. Nous reviendrons ultérieurement sur cet événement et sur

les causes qui ont motivé cette intervention, qui peut sembler disproportionnée au vu du faible

nombre de villageois concernés.

230 Pour rappel, Sơn Đồng se situe en aval de la commune de Dương Liễu, un village d'agro-alimentaire spécialisé dans la transformation du manioc, pour la production des vermicelles appelés « miến ». Lors des trois derniers mois de l'année lunaire, la production s'accroît, à l'approche du Tết, et certains habitants de cette commune ont pris l'habitude de déverser leurs déchets dans le canal T2, issu de la rivière Nhuệ. Suivant le cours de ce canal, ces déchets, qu'ils soient organiques ou non, se répandent à Sơn Đồng, à l'occasion d'une « butée » contre un pont.

231 Entretien au dispensaire de Sơn Đồng (2009)

266

Enfin, les policiers de district peuvent également être sollicités par les pouvoirs publics pour mettre

des amendes aux occupants illégaux des espaces publics ou pour faire fermer des ateliers polluants

ostensiblement les ressources naturelles locales.

Tandis que dans ces cas précis, la commune ne peut mettre des amendes que de 2 millions de đồng

(95 USD), le district peut quant à lui mettre des amendes atteignant 5 millions de đồng (240 USD)

et imposer la fermeture de l'atelier232.

Pris entre des provinces aux pouvoirs étendus, dominant largement les politiques et

décisions de ses déclinaisons locales d'un côté, et de l'autre par des communes qui sont souvent

récalcitrantes à appliquer localement les décisions nationales ou provinciales et tentent de se

soustraire au contrôle du district, ce niveau administratif est largement affaibli par ces tiraillements

et par son manque de prérogatives concrètes et de moyens. L'autonomie des pouvoirs publics de

district est donc davantage une autonomie de gestion qu'une autonomie de décision. Seule une

faible marge de manœuvre est laissée par les autorités provinciales, faute de contrôle ou de volonté

de contrôle, ainsi qu'à travers les dysfonctionnements inhérents au système administratif

vietnamien, où le « flou réglementaire » continue de prévaloir, autorisant les autorités des plus

faibles échelons, notamment, à adapter localement ces décisions. La pertinence de cet échelon est

d'ailleurs remise en cause et certains experts vietnamiens estiment qu'il devrait disparaître, laissant

place à un système à deux échelons, le niveau local et le niveau provincial.

II. Planification, investissement et aménagement : compétences partagées, contradictions et concurrences entre niveaux local et central

1. Processus de planification et édification des schémas directeurs : plans asynchrones et dysfonctionnements organisationnels

En matière d'approbation de licences d'investissement, de transformation d'usages des terres

et de cessions des droits d'usages du sol, les pouvoirs résident essentiellement entre les mains des

comités populaires de provinces et, au niveau central, des ministères comme du Premier ministre.

Tout d'abord, le gouvernement central, à travers le ministère du Plan et de l'Investissement (MPI),

élabore tous les cinq ans des plans de développement socio-économiques (SEDP) qui servent de

cadre à tout autre plan, notamment les plans spatiaux. Une fois approuvés, ces plans conditionnent

232 Entretien au comité populaire de la commune de La Phù, district d'Hoài Đức (Fanchette 2009)

267

également les budgets des ministères et les dotations aux gouvernements locaux, sur lesquels nous

reviendrons dans la suite de ce chapitre.

Des déclinaisons de ces plans sont ensuite réalisées plus en détails à chaque échelon administratif,

validées par le niveau supérieur et aux échéances plus courtes. Ainsi, les SEDP de communes et

districts sont réalisés annuellement.

Deux autres types de plans existent : les plans spatiaux ou « schémas d'aménagement », édifiés par

le MOC (ministère de la Construction) et ses services aux niveaux locaux, et les plans de

développement sectoriels, préparés par les ministères concernés.

Nombre de ces plans se surimposent et sont porteurs d'injonctions souvent contradictoires,

puisqu'une réalisation cohérente et harmonieuse demanderait un travail interministériel qui n'existe

pas au Vietnam. Fritzen (2005, p.17) souligne en effet que cette « poor multi-sectoral (or horizontal)

coordination is in part a legacy of the former system of command and control, when each ministry

developed powerful interests in managing economic activities233 ». De même, Fforde (2003)

rappelle que la contrainte d'une coordination inter-départementale, nécessaire pour développer ces

plans multi-sectoriels, est peu remplie.

Ainsi, il arrive que les plans d'occupation des sols érigés par le MONRE (ministère des Ressources

naturelles et de l'environnement) ne correspondent pas aux schémas directeurs du MOC (ministère

de la Construction) ou à la planification des transports du MOT (ministère des Transports). En

outre, au niveau provincial, la Banque mondiale estime que les comités populaires « do not have

sufficient power to efficiently fulfill this coordination and management234 », entre les départements

concernés.

En outre, tandis que les quy hoạch couvrent des périodes de 20 à 30 ans et sont rarement suivis

d'effets et réalisés, les kế hoạch, de court ou moyen termes, ont davantage de chances d'être, au

minimum, d'utiles outils à la prise de décisions. Les plans de plus long terme sont généralement très

rapidement obsolètes, ne correspondent plus aux besoins et contextes locaux, et sont donc ignorés.

Concernant l'aménagement urbain, la loi n°16/2003/QH11 du 26 novembre 2003 sur la

Construction, sous l’égide du MOC, est prescriptrice en la matière.

Cette loi définit quatre types de schémas directeurs ou masterplan : les schémas directeurs

régionaux ou inter-provinciaux introduits en 2005, les schémas directeurs urbains, au niveau des

233 « faible coordination multi-sectorielle (ou horizontale) est en partie un héritage de l'ancien système de commandement et de contrôle, dans lequel chaque ministère développait de puissants intérêts à diriger des activités économiques »

234 « n'ont pas suffisamment de pouvoir pour remplir efficacement cette exigence de coordination et gestion »

268

villes, les plans urbains détaillés, concernant les zones à urbaniser et, enfin, les plans concernant les

zones résidentielles en milieu rural (Albrecht, Hocquard et Papin, 2010).

Ces plans sont élaborés par le ministère de la Construction au niveau national, en ce qui concerne

les schémas directeurs régionaux, ou au niveau provincial par les services de la construction,

appuyés par l'Institut national de planification urbaine et rurale (INPUR), à l'exception d'Hà Nội et

Hồ Chi Minh Ville, qui disposent d'instituts dépendant directement de leur comité populaire. Ainsi,

à Hà Nội, c'est l'HUPI qui en est en charge (Institut de Planification urbaine d'Hà Nội).

Ces schémas doivent normalement être réalisés en collaboration avec d'autres ministères et

directions provinciales, notamment avec le MONRE, qui fixe l'usage du foncier.

Ces plans sont cependant également peu appliqués et les licences d'investissement ou d'approbation

de constructions de zones industrielles ou résidentielles entrent souvent en contradiction. Pour la

Banque Mondiale en effet (2006, p.27), « it is widely acknowledge that the current spatial, or

master, plans of Vietnam's cities are not effective. There is a large disconnect between the

beautifully drafter idealized master plans, that hang in the offices of people's committee and the

reality of urban development on the ground235 ».

Jusqu'en 2003, la possibilité d'amender ces plans était possible, afin de faire correspondre de

nouveaux projets privés avec le cadre officiel de la planification. Les autorités publiques de

province, notamment, se servaient largement de cette possibilité de révision et de cette flexibilité

pour attirer des investisseurs et multiplier les projets. Ces changements et adaptations étaient

d'ailleurs particulièrement utilisés pour les plans les plus détaillés, les plus rigides pour «

accommodate new, market driven proposals where development occurs on a more flexible and

dynamic basis governed by the availability of land on the market, and capital to the developer 236 »

(Banque Mondiale, 2006, p.32). Avec la loi 30/2009/QH12 du 17 juin 2009 sur la Planification

urbaine, cette option a finalement été abandonnée, afin de rendre ces plans plus effectifs et de

promouvoir leur réalisation.

Enfin, pour Mellac, Fontanel et Tran Dac Dan (2010, p.63), outre le décalage des plans et de

leur horizon temporel existe un phénomène de désynchronisation entre le temps de la rédaction du

plan et son temps d’acceptation par les niveaux supérieurs. Selon ces auteurs, les districts sont ainsi

souvent contraints de réaliser des plans transitoires informels puisqu'« une sorte d'autonomie est

donc laissée de fait aux unités administratives inférieures et aux départements pour structurer leurs

235 « il est de notoriété publique que les schémas directeurs ou les plans d'aménagement actuels des villes vietnamiennes ne sont pas effectifs. Il y a une importante déconnexion entre les schémas directeurs idéalisés et magnifiques, qui sont suspendus dans les bureaux des comités populaires et la réalité du développement urbain sur le terrain »

236 « (les) adapter à des nouveaux projets conduits par le marché, où le développement se produit sur des bases plus flexibles et dynamiques, dirigé par les disponibilités foncières sur le marché, et un capital pour l'exploiter »

269

actions dans l'attente des directives officielles qui n'ont dès lors qu'une valeur indicative ». Dans

l'attente de cadres globaux pour définir leurs programmes de développement et définir leur

planification, les autorités locales sont souvent contraintes de mettre en place leurs propres plans,

invalidés, modifiés ou parfois appliqués en contradiction avec les orientations futures émanant de la

province ou du niveau national.

L'urbanisation « non-cartographiée » (Musil, 2013, p.210) demeure ainsi toujours la norme et

s'explique en partie par la multiplication des autorités compétentes en matière d'approbation de

projets et les toujours multiples possibilités de contourner ces plans.

2. L'approbation des projets : attributions partagées et fragmentation de l'autorité

Indépendamment de ces cadres formels de planification, le décret gouvernemental

n°37/2010/ND-CP du 7 avril 2010 sur la formulation, l'évaluation, l'approbation et la gestion de la

planification urbaine, précisent les autorités compétentes qui accordent ces autorisations, en

fonction des catégories urbaines concernées237. Ainsi, le Premier ministre approuve les schémas

directeurs d'aménagement pour les villes « spéciales » et pour les villes de catégories I et II. En

outre, le décret n°08/2004/NQ-CP du 30 juin 2004 fixe l'approbation du schéma d'aménagement

général de la région du delta du Fleuve Rouge par le Premier ministre. Quant aux schémas

directeurs des villes des autres catégories, ils sont approuvés par les comités populaires de province

après consultation du MOC et validation par le conseil populaire de même niveau.

Outre cette segmentation des prérogatives en fonction des catégories urbaines, l'approbation

des projets et la délivrance des permis d'investissement dépendent également de la taille de ces

projets, de leur coût, de leur nature, comme du statut des investisseurs concernés (entreprises

privées, entreprises d'État, investisseurs internationaux via les investissements directs étrangers,

aides publiques au développement, etc.). Par exemple, seul le gouvernement central, à travers le

Premier ministre, peut approuver les projets d'infrastructures impliquant des investisseurs étrangers

ou qui bénéficient d'aides publiques au développement (APD). De même, le niveau central est

compétent dans les cas de projets requérant un changement d'usage des terrains de plus de 5

237 Les villes vietnamiennes sont en effet classées en différentes catégories urbaines, selon le décret gouvernemental n°42/2009/ND-CP du 07 mai 2009. La première catégorie regroupe les « villes spéciales », Hanoi et Hồ Chi Minh Ville, la seconde les centres urbains de catégorie I et II, qui regroupe les villes sous la direction du gouvernement central (Hải Phòng, Đà Nẵng et Cần Thơ) et les capitales provinciales, et les dernières catégories, III, IV et V, de plus petits centres urbains, dont les thị xã ou les thị trấn. Ce classement, que nous détaillerons davantage dans notre troisième partie, dépend à la fois de critères quantitatifs, nombre d'habitants et densité de population par exemple, et de critères « qualitatifs » (Albrecht, Hocquard et Papin, 2010) comme le rayonnement de ces centres urbains sur les plans économiques ou culturels, par exemple.

270

hectares en milieu urbain et 50 hectares en milieu rural. Selon l'arrêté 12/2009/ND-CP du 12 février

2009, sur les investissements dans la construction, le Premier ministre doit également approuver les

projets de plus de 20 000 milliards de đồng (950 millions USD)238 ou les projets spéciaux qui

peuvent avoir d'importants impacts environnementaux, nécessiter la délocalisation de plus 20 000

habitants ou être réalisés dans des zones de défense et de sécurité nationale.

Selon les lois sur la construction de 2004 et le décret sur la gestion de la planification et des

projets d'investissement dans la construction de 2005, la province peut approuver les projets de 400

millions de đồng (25 millions USD) pour les infrastructures et 600 millions (40 millions USD) dans

les autres cas. Les licences d'investissement pour les zones industrielles ou pour les zones urbaines

nouvelles sont délivrées par le comité populaire de province, en concertation avec le service du MPI

(ministère du Plan et de l'Investissement) à une restriction près. La province ne peut en effet

délivrer ces licences pour des investisseurs étrangers que pour des zones urbaines de moins de 10

millions de dollars, jusqu'à 40 millions pour les zones industrielles239. Ces montants dépassés, la

compétence repasse dans les mains du Premier ministre.

Avec le décret n°08/2004/NQ-CP du 30 juin 2006 intitulé « Continuer à renforcer la

décentralisation publique entre le gouvernement et les autorités des villes relevant du pouvoir

central », est précisée la décentralisation de fonctions, de compétences, de responsabilités entre le

gouvernement et les provinces dans les domaines de l'aménagement, de la planification et de

l'investissement et est détaillé également le transfert de compétences pour la location du sol, la

récupération et l'attestation d'usage aux individus par les comités populaires.

Concrètement, au niveau provincial, les aménagements émanent de deux pratiques. D'une

part, le comité populaire peut faire appel à des investisseurs pour réaliser un objectif, selon le plan

d'orientation générale de la province : par exemple, faire un appel à projet pour la construction d'une

zone industrielle telle que prévue dans un plan. Si une entreprise est intéressée, elle peut rédiger une

lettre de demande et un dossier pour réaliser cette zone et la transmettre aux services du MPI et de

la Construction. D'autre part, un société peut directement proposer un projet d'investissement auprès

238 Jusqu'à la promulgation de cet arrêté, le Premier ministre devait approuver tous les projets dépassant les 1 500 milliards de đồng de budget.

239 Décret complémentaire à la loi sur l'investissement n°108/2006/ND-CP du 22 septembre 2006

271

des comités populaires en proposant sa localisation et ses usages. Ces investisseurs peuvent décider

de s'adresser directement au niveau provincial, en fonction de leur budget, de leur poids ou de leurs

contacts, ou s'adresser en priorité auprès du comité populaire de la localité convoitée, en sollicitant

leur appui pour l'acceptation du projet aux niveaux supérieurs.

Cette latitude dans les démarches d'investissement et l'importance du soutien des pouvoirs publics

des différents échelons participent à l'augmentation du « phénomène de compétition entre les

différents unités administratives à différents échelons, pour attirer les investissement porteurs de

richesse, de prestige, ainsi que d'emplois » (Mellac, Fontanel et Tran Dac Dan, 2010, p.20).

Quelles que soient l'origine de l'investissement, la réponse à un appel à projet ou la

proposition directe, la première étape pour soumettre un projet d'aménagement de plusieurs hectares

est de proposer un projet à l'échelle 1/2000. Si ce plan obtient un accord de principe du comité

populaire compétent, alors l'entrepreneur fait réaliser un plan au 1/500 par un cabinet d'architecte.

En cas d'approbation de ce plan, les divers permis d'investissement et de construction sont émis et la

procédure de récupération des terres est lancée. Suite à l'annonce de la récupération de ces terres, le

comité populaire local concerné par les expropriations se doit de faire une liste des foyers affectés,

de l'afficher au siège du comité et d'organiser une réunion d'information avec ces habitants en

présence du comité de pilotage du projet. Enfin, des décisions officielles d'expropriation sont

envoyées à chaque foyer ayant des terres dans la zone déterminée. Dans certains cas, des comités de

libération des terres sont constitués, comprenant des membres du comité populaire et des

représentants des investisseurs, et s'occupent des indemnisations, qu'il s'agisse de versements

d'argent pour les droits d'usage du sol, principalement pour les terres agricoles, ou de l'attribution

d'une autre parcelle ou d'un logement pour la relocalisation des expropriés en cas de récupération de

terres résidentielles. Bien que le montant des expropriations soit à la charge de l'investisseur, la

pression exercée par les fonctionnaires ou leur pouvoir de négociation participent à la facilitation du

processus. Il arrive néanmoins que les investisseurs se chargent eux-mêmes de ces expropriations et

négocient directement avec les habitants concernés. Nous aborderons davantage ces procédures,

leur fonctionnement concret comme leurs conséquences dans notre dernière partie.

272

3. Fixation des prix et changements de statuts des droits d'usages du sol : les outils de contrôle de la province

Concernant la gestion des terres, la province gère donc les autorisations d'investissements, les

expropriations ou le changement de leur statut pour les investissements d'acteurs privés, pour les

agences d'État ou les autres organisations publiques, tandis que le district s'occupe de ces questions

pour les individus et les foyers et, enfin, le niveau communal ne peut que consigner l'usage qui est

fait des terres localement et éventuellement reconnaître les échanges qui sont réalisés ou les mises

en location (Kerkvliet, 2006).

En outre, légalement, les provinces ont la possibilité de mettre des amendes aux entreprises ou

habitants n'ayant rien construit sur les terres reçues depuis plus de trois ans, afin de dissuader des

pratiques de spéculation foncière, et de récupérer ces terres, dans des cas extrêmes. De plus, les

licences d'investissement sont délivrées pour 24 mois, dans le cas de plusieurs investisseurs et de 12

mois, s'il s'agit d'un investisseur unique et peuvent également être abrogées en cas d'inactivité. Des

stratégies existent néanmoins pour prolonger ces licences et autorisations, sans que ne soient

réellement entrepris des travaux ou investissements : ainsi, le remblaiement sommaire des terres

peut suffire pour conserver ces droits d'usage.

Enfin, un dernier point majeur concernant la planification ou l'usage des terres dans leur

ensemble tient à la fixation des prix de ces terres. Les provinces sont en effet chargées de fixer le

prix des terres annuellement et de les ré-évaluer tous les 1er janvier. Selon Pandolfi (2001, p.151)

« en établissant les prix officiels, les pouvoirs publics ont voulu préserver leur contrôle sur la valeur

des terrains » et, à travers cela, maintenir une partie de leur maîtrise du foncier, utile lors de la

construction d'ouvrages ou d'aménagements publics, notamment. Cette grille d'évaluation permet

également de baser les calculs du montant des expropriations pour les entreprises ou collectivités. Il

s'agit en fait d'une estimation, qui sert également comme référence pour fixer le montant des taxes

foncières (ibid.), bien que leur valeur soit largement déconnectée de leur valeur sur le marché.

L'étude de la décision n°62/QD-UBND du 31 décembre 2008, élaborée par le comité populaire

d'Hà Nội, révèle par exemple la variation des prix en fonction de la catégorie des terres et de leur

localisation dans le district d'Hoài Đức.

Ainsi, les terres agricoles pour des plantations pluri-annuelles sont estimées à 162 000 đồng par m2

(7,7 USD), les terres rizicoles à 189 600 đồng par m2 (9 USD) et les terres pour l'élevage également

à 162 000 đồng par m2 (7,7 USD).

273

Quant aux terres résidentielles, elles sont évaluées à 1 million de đồng par m2 (47,5 USD) dans le

coeur villageois mais à 4,5 millions (213,5 USD) le long de la route menant à la rivière Đáy ou dans

un rayon de 200 mètres de cette route. Enfin, les terres de production ou commerciales sont

estimées à 680 000 đồng par m2 dans la zone villageoise (32 USD) et 2,6 millions de đồng à

proximité des infrastructures routières inter-districts (123 USD).

Les nuances de tarifs et les différentes catégories sont bien évidemment beaucoup plus importantes

dans les arrondissements urbains d'Hà Nội, ou chaque rue ou presque est évaluée séparément,

qu'elle soit située au fond d'une parcelle, près d'une infrastructure majeure etc. Les valeurs estimées

des terres sont donc très contrastées, en particulier dans des provinces comme Hà Nội où se

« côtoient » les terres les plus prisées du pays et des terres montagneuses et arides, très éloignées de

la capitale, surtout depuis l'élargissement des limites administratives de la capitale, qui a intégré de

vastes régions rurales.

Mais ces tarifs ont davantage une valeur informative dans le contexte des expropriations, les

sociétés concernées pouvant indemniser à des taux bien supérieurs et revendre les terres, une fois

transformées ou équipées, à des prix dépassant largement ceux fixés par la province. Cette dernière

ne peut donc intervenir sur le prix de revente pour favoriser l'accès à de nouvelles parcelles,

industrielles notamment, à des personnes ciblées.

4. Le financement des opérations d'aménagement urbain : la multiplication de montages financiers multilatéraux et des partenariats public-privé

Outre la formule simple de l'attribution d'une licence d'investissement et de terres par les

pouvoirs publics aux investisseurs privés, il existe d'autres montages de financement et

d'exploitation des aménagements urbains les plus importants, dans lesquels la puissance publique

est beaucoup plus présente. Pour Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.41) en effet, « les opérations

d’aménagement urbain d’envergure sont, dans les faits, la plupart du temps de véritables

partenariats entre la puissance publique et les opérateurs ».

Plusieurs types de partenariat se mettent en place progressivement pour financer les besoins en

infrastructures et en logements très importants du pays. Sans entrer dans leur description détaillée, il

convient néanmoins d'en présenter les principales caractéristiques.

Tout d'abord, les partenariats public-privé (PPP) tendent à se multiplier, surtout depuis la

clarification de leur fonctionnement avec la décision n°71/2010/QD-TTg du Premier ministre, en

274

date du 9 novembre 2010, qui fixe les normes et le cadre légal de ces montages. Réalisés

principalement sous la forme de BOT (Build Operate Transfert) ou de BT (Build Transfert), les PPP

sont particulièrement utilisés pour la réalisation d'infrastructures lourdes, comme les centrales

hydro-électriques, et impliquent souvent des bailleurs de fonds internationaux et l'aide publique au

développement.

Un autre mécanisme de financement, proche des PPP mais ne répondant pas aux mêmes critères

légaux concerne les projets de « terre contre infrastructure » (đôi đất lấy hạ tầng). Ces formes de

partenariat permettent aux autorités publiques de financer des services publics, routes, hôpitaux ou

logements sociaux, en échange, soit de concessions foncières, que ces entreprises privées peuvent

exploiter commercialement en construisant une zone urbaine nouvelle par exemple, soit en offrant

un accès facilité aux terres, avec des cessations de droits d’usages du sol sur des terres publiques, en

aidant à la libération des terrains, ou en proposant des avantages de nature fiscale. En outre, nombre

de ces partenariats sont créées avec des entreprises de construction liées aux comités populaires ou

avec des sociétés d'État.

Selon Kim (2011, p.494), grâce à ces montages, « local government bureaus developed a new form

of economic relationship with an emerging group of private entrepreneurial firms. They exchanged

private land development approval for the private financing of public infrastructure in an

arrangement I refer to as fiscal socialism240».

Ainsi, ces nouvelles formes contractuelles permettent aux provinces les plus dynamiques à la

fois d'attirer des investisseurs sur leur territoire, mais également de financer des projets publics,

directement, et sans avoir recours au budget public ou aux emprunts par exemple. Ce mode

d'investissement n'est cependant pas pérenne, la disponibilité foncière étant amenée à diminuer, et

les difficultés à faire respecter les engagements des investisseurs sont fréquentes.

Enfin, depuis la promulgation du décret gouvernemental n°138/2007/ND-CP du 28 août

2007, sur l'organisation et la mise en place des fonds locaux d'investissement, ont été mises en place

ces institutions financières provinciales, qui contribuent largement au financement des projets

publics dans le domaine des services de santé ou d'éducation, de la construction de zones

industrielles ou d'infrastructures routières.

Ces fonds sont constitués à partir du budget propre des provinces, mais également à partir

240 « les agences des gouvernements locaux ont développé une nouvelle forme de relation économique avec un groupe émergent de firmes entrepreneuriales dynamiques. Ils échangent l'approbation pour des développements fonciers privés contre le financement privé d’infrastructures publiques dans un arrangement que je qualifie de socialisme fiscale »

275

d'emprunts effectués directement auprès de bailleurs de fonds internationaux et de l'aide publique au

développement, ou des banques publiques vietnamiennes.

Enfin, de plus en plus de PMU (project management unit) sont constituées pour la mise en

place de ces aménagements urbains, en particulier des plus importants, du point de vue de leur

nature comme de leur coût. Regroupant les différents services provinciaux concernés par ces

projets, elles visent à mettre en place une gestion plus collégiale et efficace. Ministère et direction

du Plan et de l'Investissement doivent également veiller au respect de nombreuses règles techniques

et administratives énoncées par la loi 59/2005/ QH11 de novembre 2005 sur les investissements et

par le décret n°108/2006/ND-CP actualisé en 2009, qui classe les investissements en plusieurs

catégories en fonction de leur montant et de leur nature. En effet, le processus d’autorisation

technique supposant, dans de nombreux cas, l’intervention de plusieurs directions, ces nouvelles

unités visent à introduire des pratiques plus transversales, mais également à créer une réelle entité

de pilotage de projet.

Pour conclure sur ce rapide survol des questions foncières, de planification et

d'investissement, il convient de noter que les autorités publiques vietnamiennes sont engagées dans

un processus de décentralisation des pouvoirs, bien qu'ils demeurent encore largement

compartimentalisés.

Les nouvelles lois sur la construction ou sur la planification ont en effet participé à l'augmentation

des prérogatives des provinces en matière de décision et à leur délégation de nouveaux pouvoirs.

Pour la Banque Mondiale (2006, p.14), bien que « the promulgation of standards for construction

and urban planning are retained at the central level, (while) approval of plans and projects is being

progressively decentralized to People's committees241 ».

Cependant, la segmentation des prérogatives et les objectifs contradictoires qui peuvent être

affichés par les différents niveaux de gestion ou les différents ministères continuent d'affecter la

prise de décision et la réalisation des plans affichés. En outre, pour Musil (2013), les processus de

planification demeurent marqués par leur inertie, résultant justement de cette compartimentalisation

des pouvoirs.

241 « la promulgation de normes pour la construction et l'aménagement urbains est maintenue au niveau central, (tandis) que l'approbation des plans et projets est progressivement déléguée aux comités populaires »

276

III. Budgets et finances publiques : un important processus de décentralisation, source de différenciations locales.

Afin de comprendre l'articulation des différents échelons administratifs et territoriaux au

Vietnam et leur évolution, il convient d'introduire synthétiquement le fonctionnement financier des

pouvoirs publics vietnamiens et la constitution de leur budget.

Tout d'abord, trois types de revenus principaux constituent la source du budget national, certains

allant intégralement dans le budget de l'État national, d'autres dans le budget provincial et, enfin, les

derniers types de revenus étant partagés (Banque Mondiale, 2006)

Ainsi, les taxes sur l'import/export, la TVA, la taxe sur le pétrole non-transformé et la taxe sur les

entreprises sont totalement affectées au budget de l'État central. Les taxes foncières, les taxes

immobilières, les revenus issus de l'exploitation ou de la vente des ressources naturelles, les taxes

pour l'attribution des licences d'investissement, les taxes sur les transferts des DUS ou encore les

revenus perçus de la vente des propriétés publiques alimentent le budget des provinces.

Enfin, la TVA sur les produits importés, certaines taxes pour les entreprises, les impôts sur le revenu

et les taxes sur l'essence sont répartis entre le budget d'État et le budget des provinces.

Le recouvrement des impôts et taxes répond à un système centralisé dont sont chargés le

ministère des Finances et ses démembrements locaux au sein des départements provinciaux, des

bureaux de district et des douanes. Chaque province se voit fixer annuellement un objectif global de

taxes et impôts à percevoir. Afin d'encourager ce recouvrement local, les provinces peuvent

actuellement conserver une partie du montant collecté supérieur aux montants exigés.

Pour fixer ces objectifs, les ministères des Finances et du Plan et de l'Investissement s'appuient tout

d'abord sur les demandes formulées par les comités populaires d'un côté et sur les SEDP préparés au

niveau national, d'un autre côté, et avant que ces montants ne soient votés par l'Assemblée

Nationale.

Sont ensuite définis les montants à recouvrer ainsi que les redistributions budgétaires qui seront

accordées à chaque province, selon la loi 1/2002/QH11 du 16 décembre 2002. En outre, y sont

imposés des principes de solidarité et d'équilibre qui mettent en place les mécanismes de

péréquation fiscale et de redistribution, très importants dans le cas du Vietnam. Tous les trois à cinq

ans, ces montants sont donc re-évalués en fonction des nouveaux besoins des provinces ou de leurs

nouvelles capacités de financements autonomes.

Certaines provinces sont par conséquent plus ponctionnées que d'autres et contribuent

largement au budget national, tandis que d'autres provinces, les plus défavorisées, reçoivent de

277

substantiels budgets et aides, puisqu'elles ne peuvent s'appuyer sur leurs fonds propres.

L'État peut en effet décider de conserver une partie des taxes partagées, la TVA et l'impôt sur les

sociétés, des provinces les plus riches. Ainsi, selon Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.27), « dix

des 63 provinces sont ainsi ponctionnées de 5 % à 74 % de ces ressources. Cette ponction

représente, pour les dix provinces concernées, un manque à gagner global équivalent à environ 60

% de leurs recettes potentielles ».

Cependant, ces provinces « excédentaires » sont rares et la plupart des provinces vietnamiennes

reçoivent des transferts du niveau national, tant pour leur budget de fonctionnement que pour

financer leurs investissements. Ainsi, « en moyenne, à l’échelle nationale, les transferts contribuent

pour 47 % aux budgets des provinces » (ibid.) et ils sont essentiellement utilisés pour des

investissements ciblés, à travers les « national target program », déjà évoqués au niveau communal.

Malgré ces mécanismes, il est essentiel pour de nombreux comités populaires locaux de

trouver d'autres sources de financement et de mettre en place d'autres montages contractuels pour

financer leurs projets. Les PPP ou les partenariats entre les autorités provinciales et des compagnies

locales sont possibles, bien qu'ils soient plus difficilement mis en place dans des provinces moins

développées ou à la localisation moins intéressante, faute de profits importants pour les

investisseurs.

Outre les taxes perçues et entrant directement dans le budget des provinces, ces taxes partagées et

les transferts de fonds du gouvernement central, ces prêts conditionnels, d'autres sources de revenus

sont accessibles aux provinces dont: les emprunts contractés auprès du gouvernement central, les

revenus générés par des partenariats avec des entreprises privées, l'émission d'obligations et l'entrée

à la bourse d'Hà Nội ou d'Hồ Chi Minh Ville. Enfin, comme nous l'avons déjà indiqué dans notre

chapitre consacré à l'échelon local, de plus en plus de financements dépendent de la contribution

des usagers, dans le domaine des services, qu'il s'agisse de la fourniture d'électricité, d'accès à l'eau

ou même d'éducation, avec des hausses des droits ou tarifs.

Grâce à ce recouvrement et à ces transferts, les budgets des comités populaires provinciaux

sont donc constitués et doivent être conformes aux grandes orientations définies au niveau national,

avec un certain pourcentage des fonds utilisés pour le secteur de la santé, de l'éducation ou des

infrastructures. Le détail plus précis de l'allocation des budgets doit ensuite être approuvé par le

conseil populaire de même niveau.

278

D'après Albrecht, Hocquard et Papin à nouveau (2010), la structure « type » des budgets

provinciaux est établie de la façon suivante : un quart du budget est consacré à l'investissement

public, un cinquième aux transferts aux communes et districts, 15% à destination de

l'environnement et de la santé, tandis que la part majeure est attribuée aux dépenses de personnel.

Les budgets des districts et entités infra-provinciales représentent donc en moyenne environ un

cinquième des budgets provinciaux, tandis que près de la moitié du budget d'État est consacré aux

budgets des provinces.

Les observateurs étrangers considèrent que le processus de décentralisation en matière fiscale

est le plus abouti au Vietnam et que ces nouvelles marges de manoeuvre et autonomie de décision,

surtout pour les provinces les plus dynamiques du point de vue économique, permettent une

« émancipation progressive des pouvoirs locaux »242.

Mais ce retrait relatif de l'État dans les finances locales pose la question de la pérennité du modèle

de péréquation fiscale mise en place et de la poursuite du maintien artificiel d'une certaine unité des

territoires au niveau national. En effet, de nombreuses provinces n'ont pas accès à ces nouveaux

montages financiers et aux ressources du privé et ne peuvent que s'appuyer sur les transferts

étatiques, accroissant les inégalités de développement et de croissance.

En outre, pour la Banque Mondiale (2006, p.39) par exemple, « government will have to balance

the desire for greater fiscal decentralization with consideration of the needs to strengthen the

technical and financial capacity of local governments, and for equitable development throughout the

country243 ».

Ainsi, des auteurs comme Kerkvliet (2004), Albrecht, Hocquard et Papin (2010) considèrent que le

niveau provincial est actuellement dans un processus d'émancipation de la tutelle centrale, en raison

de l'autonomisation de ses revenus budgétaires. En effet, le changement de loi permettant aux

autorités provinciales de conserver la marge supérieure de leurs recettes, et leur récente possibilité

de gérer directement les investissements et les projets avec les acteurs économiques étrangers, ont

permis aux provinces de diversifier leurs sources de revenus, de ne plus être uniquement

dépendantes de l'État et de mettre en place des pratiques différenciées d'une province sur l'autre, en

matière de procédures d'investissement ou d'attractivité.

En outre, Malesky et Schuler (2010, p.5) considèrent d'ailleurs que cet accroissement des richesses

et de l'indépendance économique des provinces encourage leur prise de distance vis-à-vis des

242 Albretcht, Hocquard et Papin (2010, p.35)243 « le gouvernement devra trouver l'équilibre entre le désir d'une plus grande décentralisation fiscale et la prise en

compte des besoins de renforcer la capacité technique et financière des gouvernements locaux, pour un développement équitable à travers le pays »

279

directives nationales, la multiplication des actes de « fence-breaking » de la part des autorités

provinciales, qui périodiquement ont « broken away from the confines of centrally directed policy

making to bolster their local economies244 ».

IV. La gestion des villages de métier au niveau supra-communal : l'absence d'une autorité régulatrice, des compétences fragmentées.

1. Un ministère de tutelle en perte de pouvoir : la diminution du rôle du Ministère de l'Agriculture et du développement rural

À l'image des autres domaines, la gestion des villages de métier dépend de nombreux

ministères, niveaux de compétence et organisations parfois concurrentielles, aux politiques ou

intérêts souvent contradictoires. La définition des prérogatives demeure floue, tout comme les

responsabilités de chacun, tandis que les nouvelles lois ou les recompositions territoriales font

régulièrement évoluer ce système difficilement appréhendable. Ces entités « transversales », ou

pluri-actives, sont donc gérées de façon fragmentée.

Tout d'abord, puisque les villages de métier sont encore majoritairement situés en zone

administrative rurale, le MARD (ministère de l’Agriculture et du Développement rural) est

officiellement le ministère responsable de ces villages depuis 2005245. Son rôle est de proposer des

plans, projets ou politiques liés au développement du secteur non-agricole en général et d'assister

les autorités locales dans leur mise en place. Ce ministère est également chargé de proposer des

politiques incitatives pour le développement de l'artisanat, en élaborant dans un premier temps un

protocole de loi ou de résolution, puis en proposant un projet provisoire, discuté au sein du

ministère comme avec les autorités locales concernées246, avant de soumettre ces politiques à

l'Assemblée Nationale.

Son influence et sa capacité à imposer des politiques en faveur du développement de ces

villages sont néanmoins entravées par la limitation de ses prérogatives. En effet, le MARD et ses

244 « se sont dégagés des limites imposées par les décisions politiques centrales pour renforcer leur économie locale »

245 Avant cette décision, le Ministère de l'Industrie était leur ministère de tutelle et l'Union des associations coopératives l'agence gouvernementale en charge des villages de métier. (Entretien avec le vice-directeur général du département de transformation et de commercialisation des produits agricoles au sein du MARD, octobre 2010).

246 Selon la résolution n°545/2007/UBTVQH12 du comité permanent de l'Assemblée nationale, Establishing, and defining the functions, tasks, powers and organizational structure of offices of provincial/municipal national assembly delegations and people's councils, avec les bureaux de délégation de l'Assemblée nationale.

280

déclinaisons au sein des comités populaires locaux ne peuvent proposer de projets de zones

industrielles des villages de métier, sous la responsabilité du MOI (ministère de l'Industrie),

attribuer des licences d'investissement, contrôlées par le MPI (ministère du Plan et de

l'investissement), s'opposer à la récupération de terres agricoles, gérée par le MOC (ministère de la

Construction), le MONRE (ministère des Ressources naturelles et de l'Environnement) ou encore

directement par le Premier ministre, comme nous l'avons précédemment montré.

Concernant la promotion de l'artisanat, de ses formes d'organisation et de son exportation, le

MPI conduit la formalisation des activités, la constitution de PME et leur compétitivité, le MTI

(ministère du Commerce et de l'Investissement) s'occupe de la promotion de l'exportation, et le

MOI (ministère de l'Industrie) gère les zones industrielles comme la mécanisation de ces métiers.

En outre, le MOLISA (ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales) est responsable

tant de la promotion de l'emploi rural que de l'aide à la reconversion des paysans expropriés suite à

des projets de zones industrielles, résidentielles, récréatives ou encore à la construction

d'infrastructures de transport.

Sur des questions moins stratégiques, le MARD ne peut pas davantage proposer de

politiques de développement touristique, lequel incombe au ministère de la Culture et de

l'Information chargé de valoriser l'artisanat vietnamien à travers foires, conférences, expositions ou

parutions d'ouvrage, ou au ministère du Tourisme chargé d'encourager la constitution de réseaux

touristiques et de visites dans ces villages.

Les prérogatives du MARD sont donc parcellaires et la collaboration avec les autres ministères

rendue difficile puisque les objectifs divergent. Ainsi, tandis que le MARD est supposé promouvoir

le développement de l'agriculture et à travers cela le fonctionnement pluri-actif des villages, le

MOC comme le MOI encouragent davantage la récupération de ces surfaces agricoles et leur

transformation au profit du développement urbain ou industriel.

En outre, le rôle du MARD et son champ de compétences varient en fonction du statut

administratif des villages concernés. Nous reviendrons plus en détail ultérieurement sur les

implications de ce statut, mais pouvons déjà illustrer ces répercussions par l'exemple d'Hà Nội.

Avant l'élargissement du périmètre administratif de la capitale, les villages de métier appartenant à

Hà Tây étaient gérés, aux niveaux provincial, de district et communal, par les représentants

déconcentrés du MARD au sein des services et bureaux de l'agriculture. Suite à l'intégration de cette

province, les prérogatives de gestion des villages de métier ont été confiées au service de l'Industrie,

du Commerce et du Tourisme, les services de l'agriculture ayant disparu. Le rôle du ministère

officiellement de tutelle est donc d'autant plus amoindri par le changement de statut administratif et

281

par l'intégration formelle des villages de métier dans la sphère urbaine.

2. La création d'organismes transversaux : l'Agence vietnamienne de promotion du commerce (Vietrade) et l'Association vietnamienne des villages de métier (VietCraft)

Malgré cette fragmentation des compétences au sein de multiples ministères, plusieurs

organisations et agences ont été créées afin de tenter de rendre plus cohérentes les politiques liées

aux villages de métier et d'encourager leur développement. Vietrade (Vietnam Trade Promotion

Agency) a par exemple été établie en 2000 par la décision 78/200/QD-TTG. Assistant le MTI247 de

l'époque, cette agence devait participer à la promotion du commerce de l'artisanat de ces villages sur

le marché domestique comme à l'exportation. Ses fonctions se rapprochent d'un institut de

recherche - financé par le budget d'État, puisque Vietrade est chargé de mener des enquêtes sur les

marchés nationaux et internationaux et de fournir des informations aux ministères concernés sur la

situation économique des villages de métier et leurs débouchés.

Devant le constat du manque de mutualisation d'expériences et de l'absence d'une structure

regroupant les villages de métier, Vietrade a proposé en 2007 la création de VietCraft (Vietnam

Craft Association), fondation entérinée par la décision 302/QD-BNN du ministère de l'Intérieur,

ministère de tutelle des associations. Cet organisme a également vocation à encourager le

développement de ces artisanats et est chargé de fournir des services aux villages de métier, sur des

questions de gestion, d'accès aux matières premières, d'amélioration de la qualité des produits ou

encore en favorisant la mise en place de liens avec les marchés internationaux. Les destinataires de

ces services sont donc davantage les entreprises constituées et formelles des villages de métier,

plutôt que les villages eux-mêmes, soutenus quant à eux par VIRAFT (Vietnam Association of Craft

Villages), créée en 2005 par la décision 22/2005/QD-BNV, qui vise plus largement à préserver

l'artisanat traditionnel en protégeant les droits et les intérêts des membres de cette association.

Forte de 600 membres en 2008 (Mekong Economics, 2008), les capacités de cette association sont

néanmoins limitées, puisqu'elle ne dispose pas de moyens d'action propres et qu'elle n'attire qu'un

nombre limité de villages, de particuliers ou encore d'entreprises comme nous l'avons exposé

précédemment.

247 ministère du Commerce et de l'Industrie, dissout depuis.

282

Enfin, sans entrer dans de plus amples détails, de nombreux autres organismes, institutions

ou associations sont concernés par les villages de métier et participent à leur promotion, comme la

Chambre du Commerce et de l'Industrie du Vietnam (VCCI), l'AFAFP (Agency for Processing

Agricultural and Forest Products) ou encore les nombreuses associations nationales ou provinciales

constituées autour de types d'artisanat.

En conséquence, aux niveaux national comme local, ministériel comme provincial, aucun

organe administratif ou associatif n'est réellement en charge des villages de métier et des

problématiques spécifiques qu'ils rencontrent. Ainsi, la prise en compte de leurs intérêts comme leur

défense ne sont ni cohérentes, ni efficaces et participent au délitement de ces villages, qui

disparaissent face à des intérêts plus puissants, qu'il s'agisse de l'objectif d'industrialisation, de

modernisation et de « civilisation248 » du pays, d'ambitions métropolitaines ou plus prosaïquement

d'acteurs économiques, semi-publics comme privés.

Conclusion

Sur un plan formel, le cadre institutionnel et légal vietnamien est en cours d'évolution : il tend

vers la mise en place non pas d'un État de droit, mais d'une gestion par le droit. À travers l'exemple

du domaine de la planification, nous avons cherché à montrer les efforts des pouvoirs publics pour

délimiter plus précisément les prérogatives des différents échelons et pour formaliser les procédures

administratives. Malgré cela, le « legal limbo » ou « law fuzziness » (Culas, 2010, p.68), la

multiplication et l'empilement de textes et normes dont la hiérarchie demeure floue, continuent à

laisser une marge de manœuvre aux pouvoirs publics de tous niveaux, dans leur application, leur

adaptation ou leur ignorance. L'autorité publique reste fragmentée, parcellaire et les processus de

décentralisation, en matière fiscale notamment, créent de nouvelles opportunités pour une

autonomisation des provinces en particulier, qui dépendent moins des subsides de l'État central que

des investissements privés et prennent ainsi une distance politique du centre.

248 La « civilisation » du pays, văn minh hóa, fait partie des grands objectifs de l'État-Parti et ses politiques concrètes se manifestent particulièrement dans les centres urbains du pays. Nous reviendrons davantage sur la signification de ce terme et ses implications dans le second chapitre de notre dernière partie, consacrée aux représentations du rural et de l'urbain.

283

Outre ces questions de définition des prérogatives entre échelons et d'articulation des

politiques, d'autres « dysfonctionnements » continuent d'entraver le fonctionnement administratif du

pays. Le dernier chapitre vise justement à présenter ces difficultés et lacunes et à montrer les

tentatives de réponses apportées par les pouvoirs publics depuis deux décennies.

284

CHAPITRE 11

DYSFONCTIONNEMENTS DU SYSTÈME ADMINISTRATIF VIETNAMIEN ET RÉFORMES DU CADRE INSTITUTIONNEL : LE MOUVEMENT ITÉRATIF DE PRODUCTION D'UN « NOUVEL ORDRE

POLITIQUE »

Le cadre institutionnel et légal vietnamien, marqué par sa recréation perpétuelle et un certain

tâtonnement, volontaire, dans son élaboration, présente néanmoins de nombreuses lacunes.

Outre la fragmentation de l'autorité exposée précédemment, la définition des prérogatives et

responsabilités de chaque échelon administratif, la cohérence des textes législatifs et leur

pertinence, l'application réelle des politiques de décentralisation continuent de contrarier le

fonctionnement concret des institutions, d'encrasser les rouages de l'État et, in fine, de nuire aux

relations État-Société.

Ce chapitre présente tout d'abord les principales pierres d'achoppement et

dysfonctionnements du système administratif et politique vietnamien ; il vise à éclairer sa situation

contemporaine et la façon dont elle est analysée tant par la communauté internationale que par les

chercheurs spécialistes du pays. Puis, les tentatives de réponse des pouvoirs publics seront exposées

à travers la présentation des vastes programmes de réformes administratives et du parti-pris d'une

implication grandissante des citoyens dans les affaires publiques, au moins sur le plan formel.

I. De la complexité institutionnelle à la corruption généralisée : un système miné par des « dysfonctionnements » majeurs

1. Double subordination et faiblesse de l' « accountability » des pouvoirs publics : l'opacité du système administratif et politique vietnamien

Tout d'abord, comme nous avons pu le voir dans notre précédent chapitre, la principale

critique du système vietnamien, vu comme la source de l’inefficacité de l'action publique, tient à la

fragmentation des prérogatives et des pouvoirs de décision. Leseignoux rappelle par exemple que

« l’absence de définition claire des domaines de compétences de chaque échelon territorial est la

source d’une confusion généralisée dans l’exercice des pouvoirs » (2005, p.11) et nuit ainsi à la

mise en place de directives coordonnées et à la visibilité des politiques gestionnaires.

L'existence des ces multiples instances, qui se chevauchent et s’imbriquent, complexifie en effet le

285

fonctionnement des institutions, créant contradictions et luttes de pouvoirs entre ces structures.

Pour Painter,« the location of authority and jurisdiction between levels of government and across

agencies at the same level is often unclear because of duplication, overlap and composition over

lucrative, income generating fields of administration249 » (2004, p.265) : ainsi, à la concurrence

entre les différentes structures de gestion s'ajoute selon lui le risque de favoriser la prise de décision

arbitraire, la transparence des responsabilités n'étant pas assurée. Est ainsi créé ce que le politologue

nomme un « gap in the control system250» (Painter, 2004, p.266), impliquant ainsi qu'aucune chaîne

de commandement ininterrompu n'existe dans le système vietnamien actuel.

Bien qu'en théorie chaque échelon administratif exécutif répond à une double subordination,

à l'échelon administratif supérieur et à sa propre circonscription, à travers les conseils populaires,

les analystes insistent sur le manque d'« accountability » de ces organes et sur le faible système de

contrôle impliquant de rendre des comptes sur l'action publique menée.

Selon le rapport « Modern institutions »251 (2010), les pouvoirs publics ne sont ni réellement guidés

par l'« upward accountability », impliquant la conformité des décisions avec les lois, règles et

instructions édictées par le sommet de la hiérarchie institutionnelle, ni par la « downward

accountability », basée sur les résultats concrets des actions et leur correspondance au mandat

délivré par les citoyens.

En outre, pour Fritzen (2005, p.17), les faiblesses de la sphère législative locale, représentée par les

conseils populaires, dont nous avons montré les limites, rendent le système très déséquilibré, avec

un pendant exécutif largement dominateur, limitant ainsi « the scope for holding administrators

accountable for delivering public goods in a transparent and participatory manner as prescribed by

law252», qui pourrait garantir davantage de contrôle.

De plus, cette double subordination est considérée par certains comme « a potential source

of tension between national and local interests. More fundamentally, the existing structure also

generates potential tension between elected/representative and appointed administrative bodies 253 »

249 « la localisation de l'autorité et de la juridiction entre les niveaux administratifs et au sein des agences de même niveau est souvent peu claire, en raison de la duplication, du chevauchement et de l'agencement (des responsabilités) concernant les domaines de l'administration les plus lucratifs et générants des revenus »

250 « un vide dans le système de contrôle »251 Rapport co-financé et réalisé en partenariat entre la Banque Mondiale, la Banque Asiatique de développement,

l'Union Européenne, les Nations Unies, et les agences de développement-coopération international-e australienne (AusAid), japonaise (JICA), canadienne (CIDA), suisse (SDC), espagnole (AECID), suédoise (SIDA), danoise (DANIDA), finlandaise (FINIDA), du Royaume-Uni (DFID) et des Etats-Unis (USAID).

252 « la possibilité de tenir les gestionnaires responsables de la délivrance des services publics de façon transparente et participative, telle que prescrite par la loi »

253 « une potentielle source de tension entre les intérêts locaux et nationaux. Plus fondamentalement, la structure

286

(Fforde, 2003, p.24). Ainsi émerge le risque, renforcé par les politiques de décentralisation et

l'évolution des attentes des citoyens envers leurs représentants et dirigeants, d’écartèlement des

pouvoirs publics locaux entre, d'un côté, les directives nationales et les politiques d'orientation non-

adaptées ou bénéfiques pour leur circonscription et, d'un autre côté, les besoins exprimés par ces

localités. Se dessinent ici les fondements de la concurrence accrue entre le niveau central, d'une

part, et le niveau local, d'autre part, que nous avons abordé dans notre introduction et qui

accompagnent les processus de réformes administratives que nous aborderons dans la suite de ce

chapitre.

En outre, Fforde suggère ici que ces dissensions pourraient se matérialiser concrètement au sein des

comités populaires des différents niveaux, les fonctionnaires dépendant et répondant davantage à

leur système de commandement vertical tandis que les élus deviendraient plus redevables de leur

circonscription et soumis au contrôle horizontal.

Figure 1. Pouvoirs, niveaux d'administration et double subordination

Source : Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.20)

existante génère également de potentielles tensions entre les élus et les corps administratifs, composés de fonctionnaires »

287

Enfin, à cette complexité institutionnelle officielle s'ajoute la « hiérarchie secrète » du parti,

qui, selon Papin et Passicousset (2010, p.130) « l'emporte sur la hiérarchie officielle, celle de

l'État ». En effet, l'ensemble de ce système administratif est dupliqué à tous les échelons par les

organes du Parti, qui se posent à la fois en « retrait » du système, officiellement, mais qui cooptent

intégralement le système, officieusement, prenant les décisions finales et dirigeant concrètement le

pays. Ces auteurs expliquent d'ailleurs le sureffectif de ce système administratif, avec environ dix

millions de fonctionnaires et apparentés, par ce doublement des entités État-Parti tout au long de la

chaîne de commandement pyramidale.

Lors de nos entretiens, le rôle fondamental du Parti ainsi que le fait que le pouvoir réside réellement

dans ses mains a plusieurs fois été évoqué, notamment par les non-membres du Parti. Une

représentante du conseil populaire de Đồng Kỵ révélait :« comme je ne suis pas une membre du

Parti, je ne peux pas résoudre les problèmes, je peux juste les transmettre », témoignant ainsi des

limitations, tant des sphères administratives que des représentants élus à prendre des décisions

autonomes du Parti.

L'étude de Ngo Huy Duc et Ho Ngoc Minh (2008, p.7), « Vietnam: The Effect of Grassroots

Democratic Regulations on Commune Government Performance and Its Practical Implications »

(2008) confirme d'ailleurs la primauté du Parti au niveau des communes et explique ainsi l'absence

de réactivité de ces pouvoirs publics vis-à-vis des demandes des citoyens, « since the officials are

accountable not directly to the people, but to the party254 ». Ces auteurs notent néanmoins que la

proportion de non-membres du Parti dans les instances locales, comités populaires comme chefs de

village, est en augmentation, passant d'une moyenne de 3,7 non-membres avant 1998 à près de 10,8

en 2005, bien que les postes d'autorité et de pouvoir demeurent très largement occupés par des

membres du Parti.

2. Impuissance et passivité des échelons locaux

À cette impuissance des acteurs détachés du Parti s'ajoute l'impuissance des niveaux locaux,

communaux en particulier, dans la prise de décision. Bien qu'une certaine décentralisation soit en

cours, la prise de décision demeure largement top-down, puisque le sommet de la hiérarchie

continue à pouvoir rejeter et annuler les décisions prises aux niveaux inférieurs.

Les faibles ressources indépendantes de ces échelons et la nécessité, même pour des affaires locales,

de faire valider et approuver toutes décisions par le niveau supérieur privent les niveaux les plus bas

254 « puisque les officiels sont responsables devant le Parti, et non directement devant les citoyens »

288

de la hiérarchie administrative tant de pouvoirs concrets que de volontarisme ou d'esprit d'initiative.

Pour Fritzen (2005, p.12), « low funding predictability and decision-making power have lead to the

two phenomenon, much discussed by Vietnamese analysts, of ‘asking and giving permission’ [co

che xin-cho] and of lower levels being “passively dependent” on upper levels to provide initiative to

solve local problems [nan y lai]255 ». Les autorités communales continuent en effet de limiter leurs

interventions à des problèmes circonscrits et ne parviennent que difficilement à mettre en

application leurs directives, recourant souvent aux niveaux supérieurs pour qu'ils imposent eux-

même ces décisions, ou qu'ils formulent des réponses appropriées aux problèmes rencontrés

localement.

En outre, insuffisamment formés et entraînés à la gestion locale et aux politiques publiques,

les organes exécutifs locaux n'appliquent parfois tout simplement pas les directives supérieures, ne

sachant comment les mettre en place ou ne comprenant pas leurs finalités. Existent en revanche des

stratégies volontaires des pouvoirs publics locaux d'ignorer ces directives, qu'elles soient perçues

comme contraire au développement de la localité ou qu'elles contreviennent aux souhaits des

habitants, nous y reviendrons ultérieurement.

Ainsi, pour Leseignoux (2005 p.11), « à l’interventionnisme excessif de l’État dans les affaires

locales répond alors une apathie ou une anarchie dans la mise en application des décisions

gouvernementales au niveau local ».

DiGregorio (2009) constate également cette passivité « imposée » du niveau communal et souligne

tant la domination des échelons supérieurs sur les politiques locales que ses effets à plus long terme

sur les capacités des autorités communales. À cet égard, Fforde (2003) voit dans le fonctionnement

de ce cadre institutionnel les limites qu'il impose aux gouvernements locaux en termes de créativité

et de capacité à être proactifs. De même, pour Sun Sheng Han and Kim Trang Vu (2008, p.1113),

ces considérations limitent les possibilités d'action comme la volonté des pouvoirs publics locaux,

les rendant ainsi inefficaces.

3. Des ressources humaines inégales : le manque de compétences et de professionnalisme de l'appareil public

Outre cette structure duale de direction et la difficile définition du cadre institutionnel, les

ressources humaines insuffisantes sont avancées, tant par les pouvoirs publics que par les experts ou

255 « la faible prévisibilité des fonds et le faible pouvoir décisionnel ont conduit à deux phénomènes, très discutés par les analystes vietnamiens, de 'demander et donner la permission' et de la 'dépendance passive' des niveaux inférieurs par rapport aux niveaux supérieurs pour fournir des initiatives afin de résoudre les problèmes locaux »

289

chercheurs, pour expliquer la mauvaise application des directives ou les erreurs commises, en

particulier au niveau local.

Plusieurs études montrent en effet que le niveau de formation des élus et cadres des échelons

administratifs les plus bas, communes et districts notamment, est largement insuffisant pour qu'ils

puissent correctement accomplir leurs tâches, comprendre les enjeux politiques ou de

développement, et mettre en place ces mesures.

Dans les communes et districts que nous avons étudiés, par exemple, la plupart des cadres et élus ne

possédaient aucun diplôme ou spécialisation dans leur champ de compétences et seuls les postes les

plus élevés sur la pyramide administrative, les présidents du comité populaire de Đồng Kỵ par

exemple, étaient occupés par des détenteurs du bac, ou d'un diplôme du secondaire professionnel, à

savoir un bac + 2 (niveau trung cấp).

Au service de gestion urbaine de Từ Sơn, qui dispose pourtant de prérogatives techniques

importantes, en matière de recherches ou d'aménagement notamment, sur dix-huit employés, seuls

neuf disposaient d'un diplôme post-baccalauréat et un seul d'un niveau master.

Une étude menée par l'État vietnamien en 2001256, et portant sur la période 1994-1999,

révélait qu'au niveau communal du xã, plus de 80% des membres des conseils et comités populaires

n'avaient reçu aucune formation professionnelle, près de la moitié aucune formation politique,

tandis que 80% des membres des conseils populaires n'avaient pas été formés à la gestion d'État,

70% pour les comités populaires. Dans le secteur plus précis de la gestion des terres, cette même

enquête montrait que parmi ces fonctionnaires « spécialisés », 70% n'avaient pas de formation

professionnelle, 85% de compétences en matière de gestion étatique et 70% de formation politique.

Bien que la situation se soit améliorée depuis, suite aux programmes de réformes administratives

que nous présenterons dans la suite de ce chapitre, plusieurs études ultérieures soulignent toujours

le manque de connaissances locales, notamment pour la gestion des budgets décentralisés. Fritzen

(2006) rapporte par exemple que selon les entretiens menés auprès des officiels de trois

provinces257, le bas niveau d'éducation (trình độ tạp) expliquait les réticences de ces autorités à

transférer réellement le contrôle des budgets aux niveaux locaux et les capacités limitées

d'investissement dans des projets, même pour de petites infrastructures.

Ce manque de compétences et cette inexpérience des autorités locales seraient également à

256 À partir d'une étude de Fforde, Decentralisation in Vietnam – Working effectively at provincial and local government level– A comparative analysis of Long An and Quang Ngai provinces, 2003 (p.26)

257 Provinces de Quảng Trị, Đắk Lắk and Trà Vinh

290

la source de la non-application des mesures politiques et à la « destruction » des plans (phá vỡ)

élaborés aux niveaux supérieurs mais non mis en place, au détriment des objectifs de

développement258.

En outre, les comités populaires, ses fonctionnaires comme ses élus, sont également taxés de

conservatisme et de politiques réactionnaires, ne permettant pas l'élaboration de mesures profitables

pour les villages métier259.

Enfin, ce manque de compétences est l'un des principaux arguments avancés pour la suppression

des conseils populaires au niveau des xã, phường et thị trấn, comme nous l'avons précédemment

exposé.

L'origine de ces déficiences tient à plusieurs raisons. Tout d'abord, la pratique coutumière veut

que les élus et fonctionnaires des communes, et même des districts, soient originaires des territoires

administratifs dans lesquels ils sont embauchés. Plus en mesure de comprendre les habitants et les

enjeux de leurs circonscriptions, ils seraient ainsi plus compétents pour occuper ces postes et

reçoivent par conséquent les faveurs des habitants. Ainsi sont majoritairement préférées les

personnalités proches des habitants, connaissant le terrain, plutôt que des personnes plus

professionnelles, mais sans ancrage local. Les ressources humaines locales sont néanmoins limitées,

en particulier en milieu rural, où l'accès à des formations universitaires et diplômantes est plus

récent.

Bien qu'il soit possible de recruter des fonctionnaires extérieurs et que ce phénomène se développe,

nous y reviendrons, ce critère d'appartenance locale continue à favoriser la sélection d'autorités

publiques peu formées professionnellement et, dans une moindre mesure, politiquement.

À des sphères plus élevées, du district comme de la province, la question de l'accès aux postes

demeure l'une des principales raisons expliquant la médiocrité du professionnalisme et des

compétences d'un nombre important de fonctionnaires. En effet, la méritocratie est peu développée

au Vietnam, au sein des ministères comme des comités populaires, l'avancement se faisant surtout à

l'ancienneté, comme le souligne Fontanel (2001, p.61) en notant l'expression Sống lâu lên lão làng

que l'auteur traduit par « celui qui vit longtemps devient chef de village », mais qui veut

littéralement dire « se faire une situation (uniquement) grâce à son ancienneté ».

258 Entretien au service de l'Industrie de Bắc Ninh (2010)259 Entretien à Sơn Đồng, avec un chef d'association de masse, chargé de l'artisanat au sein du Parti (2009)

291

Enfin, la seconde façon de s'assurer une promotion est d'être coopté, d'avoir accès à un meilleur

poste grâce au népotisme ou grâce à des enveloppes. L'achat des postes est un véritable

investissement pour l'avenir puisqu'une position intéressante peut, à terme, fournir des leviers pour

faciliter des investissements ou recevoir les subsides de la corruption. Ainsi, selon Koh (2006,

p.17), « the local administration system in general is plagued by an unmeritocratic electoral

practice, insubordination, incompetence and corruption, lack of checks and balances, and lack of

comprehensive supervision and control by upper level authorities260 ».

La faiblesse des salaires du public explique en partie la corruption généralisée, qui naît de

l'accès aux postes et se poursuit par la suite, afin de rembourser ces dettes.

Selon un article du journal Tuổi Trẻ261, en 2013, le salaire mensuel du Premier ministre du

Vietnam, Nguyễn Tấn Dũng, atteignait 17 millions de đồng (805 USD), en prenant en compte sa

revalorisation à travers les différents coefficients salariaux, en fonction de son rang ou de

l'importance de sa mission, les indemnités et les bonus.

À titre de comparaison, l'article souligne que le PDG de la compagnie publique de drainage urbain

d'Hồ Chi Minh Ville262 touche quant à lui plus de 10 000 dollars par mois, qui dépendent du succès

de l'entreprise, bien que légalement, les salaires de ces présidents ne doivent excéder 54 millions de

đồng par mois (2 550 USD), même si l'entreprise perçoit d'importants bénéfices.

Les salaires sont néanmoins régulièrement revalorisés, pour suivre l'inflation, tandis que les

« extras » sont nombreux, qu'ils soient légaux, à travers les primes ou allocations, ou illégaux, à

travers les « enveloppes » facilitant l'accès à l'information ou l'accélération de procédures

administratives. De plus, les fonctionnaires du service public bénéficient des informations qu'ils

possèdent, par exemple les terres les plus intéressantes à acheter, qui longeront une infrastructure

routière. Pour Painter, cette faiblesse des salaires demeure néanmoins l'une de causes principales de

la corruption. Le politologue explique ainsi : « salaries are very low and compressed, so that all the

officials are driven to seek extra income and those moving up the ranks find their increased

authority and power being accompanied by derisible monetary reward. Some of the extra income is

found in various schemes for diverting state funds (for example, sub-contracting to 'consultants'

comprising agency officials); other income is earned by offering advisory and other services for a

260 « le système administratif local est infesté par des pratiques électorales non-méritocratiques, par l'insubordination, l'incompétence et la corruption, le manque de vérifications et de contrepoids, et le manque de supervision et de contrôle exhaustif par les autorités supérieures »

261 Article du 29 août 2013 (Vietnam Prime Minister’s monthly salary is $805: Gov’t office)262 Urban Drainage Company Limited

292

fee to firms and individuals seeking their way through the labyrinths of the bureaucracy (e.g.,

advising foreign companies on how to evade the tax laws); and income is also earned from simple

bribe-taking263» (Painter, 2004, p.265).

Malgré ces nombreux « à-côté », les rémunérations et le cadre rigide du travail poussent de

nombreux jeunes diplômés vers le privé et l'emploi international. Selon le rapport Modern

Institutions (2010, p.13) « while it is natural, and even laudable, for talented people to be interested

in business and other forms of employment outside the state, competition that is too one-sided risks

leaving the civil service under-qualified, under- motivated, or both. During the period from 2003 to

2007 period, more than 16,000 cadres and civil servants, about 40 percent of which were in Ho Chi

Minh City, voluntarily left government agencies264 ».

Tableau 5. Pourquoi les fonctionnaires souhaitent-ils quitter la fonction publique?

Source: NAPA (2006), cité dans Vietnam Development Report (2010)

En outre, à la concurrence de ces postes dans le privé s'ajoute l'attractivité des postes plus

élevés dans la hiérarchie institutionnelle, conduisant à un départ important des fonctionnaires

compétents et des élus, au niveau communal, vers des emplois aux niveaux des districts et

provinces. Une étude menée par l'Institut national pour l'administration en 2002 soulignait ainsi que

263 « les salaires sont très bas et réduits à leur minimum, ce qui conduit tous les officiels à chercher des revenus supplémentaires et les officiels qui montent dans l'échelle administrative à constater que leur autorité et leur pouvoir supplémentaires sont accompagnés de récompenses monétaires risibles. Une partie de ces revenus complémentaires est perçue via des différents procédés pour détourner des fonds étatiques (par exemple, en sous-traitant des 'consultants', dont des officiels des agences) ; d'autres revenus sont gagnés par la fourniture de conseils et services à des entreprises et individus cherchant leur chemin à travers le labyrinthe de la bureaucratie contre des commissions (conseiller des entreprises sur les méthodes d'évasion fiscale par exemple) ; et des revenus tirés grâce aux simples pots-de-vin »

264 « bien qu'il soit naturel, et même souhaitable, que les personnes talentueuses soient intéressées, tant par le business que par d'autres formes d'emploi en dehors de l'État, une compétition trop inégale risque de laisser la fonction publique sous-qualifiée, sous-motivée, ou les deux. Pendant la période 2003-2007, plus de 16 000 cadres et fonctionnaires, dont environ 40% d'Hồ Chí Minh Ville, ont volontairement quitté les agences gouvernementales »

293

« the few who do become competent frequently leave to take up higher level positions in the

province »265.

4. Un système gangréné par la corruption : une « civilisation des enveloppes »

La faiblesse des salaires, les tentations de bénéficier de sa position pour un enrichissement

personnel ou familial, les dettes contractées suite aux achats de poste, la fragmentation des

responsabilités et la lenteur des pratiques bureaucratiques sont autant de raisons expliquant la

corruption généralisée qui prévaut au Vietnam et que Papin et Passicousset (2010, p.124) qualifient

de « gangrène ». Cette référence à la maladie, dont la propagation et la contagion seraient très

difficilement contrôlables, est également la position adoptée par les pouvoirs publics, qui emploient

notamment le vocable d'ulcère, pour qualifier ce problème.

De plus, cette corruption est protéiforme, atteint tous les niveaux de l'État et des services publics, et

se manifeste dans la majorité des interactions entre les institutions et les citoyens, ou entre les

acteurs du privé et les pouvoirs publics.

Pour Vasavakul (2008), la corruption se manifeste sous trois formes principales: la

corruption pour accélérer et faciliter les procédures administratives, qu'il qualifie de « grease

money », la privatisation illégale des biens de l'État, avec l'établissement de taxes illégales, de

fraudes, d’extorsions ou de trafics et, enfin, la vente du pouvoir de l'État, à travers l'achat de postes

ou de promotions. De l'inscription d'un enfant dans une école particulière aux détournements de

millions de dollars d'aide internationale, ces pratiques sont devenues généralisées, conduisant à une

« civilisation des enveloppes » (Papin et Passicousset, 2010, p.123).

Selon Fritzen (2005)266, la nature de cette corruption au Vietnam peut être catégorisée de deux

façons. La première catégorie concerne les actes individuels : un officiel exploite sa position et son

pouvoir de décision pour percevoir pots-de-vin et enveloppes, sans que ne soient impliqués d'autres

échelons de gestion, profitant ainsi du manque de contrôle et de responsabilisation de ses décisions.

La seconde perçoit cette corruption comme un problème systémique, où ceux qui contrôlent ce

système, édictent les lois ou mettent en place les politiques sont eux-mêmes corrompus. Selon un

rapport du Programme des Nations-Unies pour le développement267, dans le cas vietnamien, la

265 « les rares (fonctionnaires) qui deviennent effectivement compétents quittent fréquemment leur poste pour occuper une fonction dans le niveau administratif supérieur de la province », Le Chi Mai, « Dao tao, Boi Minh Nhut Duong », 2002, cité par Kerkvliet, 2004, p.12.

266 The ‘misery’ of implementation: Governance, institutions and anti-corruption in Vietnam, in Tarling, N. (ed) Corruption and good governance in Asia

267 (UNDP, 2009, cité par Gainsborough)

294

corruption n'est pas une aberration du système mais est le système.

Les structures, les institutions dans leur ensemble, seraient donc corrompues, dépassant en cela les

actes individuels et mettant en avant l'idée que « la corruption assouplit un système qui, par nature,

ne peut pas fonctionner» (Papin et Passiquousset, 2010, p.148).

Les conséquences concrètes de ces pratiques sont multiples et affectent tant l'État lui-même

que ses citoyens. Papin et Passicousset (2010, p.132) suggèrent que la corruption participe à la

« ruine de l'État » et pointent par exemple que seul 1/10 des taxes sur la construction est perçu,

tandis que le recouvrement des impôts demeure très limité. Le manque à gagner pour le budget

d'État est donc majeur, et s'accroît d'autant plus si l'on considère également les mauvaises

utilisations des fonds publics. Régulièrement, des infrastructures ou équipements construits sur des

budgets d'État deviennent immédiatement obsolètes ou inappropriés, lorsqu'ils ne s’effondrent pas,

comme dans le cas du pont de Cần Thơ268. Rognant sur la qualité des matériaux utilisés et

embauchant dans de très précaires conditions les ouvriers, cette corruption et ces tentatives de

récupération de fonds à la marge conduisent par conséquent tant à des pertes financières concrètes

qu'à une exaspération croissante des citoyens, qui se trouvent directement confrontés à ces

problèmes dans leur vie quotidienne.

En 2012, l'ONG Transparency International plaçait le Vietnam 123ème pays sur 176 en

matière de corruption269, soulignant que malgré les efforts officiels entrepris en matière de lutte

contre la corruption, les résultats péchaient : en 2010, 62% des Vietnamiens interrogés considéraient

que le corruption avait augmenté les trois années précédentes et 88% des urbains vietnamiens

percevaient les services publics et les officiels comme corrompus270.

De même, le rapport « Anti-corruption in Vietnam : the situation after two years of implementation

of the law » de 2008271 analyse la perception de la corruption chez les citoyens et révèle que 97,67%

des citoyens ressentent la corruption au niveau des districts, 96,61% au niveau des provinces et

268 Le 26 septembre 2007, une rampe d'accès au pont s'est en effet effondrée, tuant 52 personnes et faisant 174 blessés. Bien que les causes officielles ne pointent pas directement la corruption comme responsable de cette catastrophe, la qualité des matériaux utilisés est largement mise en cause, ne correspondant pas au plan et contrat officiels.

269 Données disponibles à l'adresse suivante http://www.transparency.org/country#VNM270 Overview of corruption and anti-corruption in Vietnam, citant notamment le rapport Transparency International

global Corruption Barometer de 2010271 Rapport du Center for Community Support Development Studies (CECODES) et du ministère des affaires

étrangères finlandais

295

84,05% au niveau des communes. Le plus faible degré de perception de la corruption au niveau

communal s'explique, selon cette étude, par les plus faibles pouvoirs et prérogatives de cet échelon,

notamment en matière de gestion foncière et d'allocations des terres. La gestion de terres et les

projets de construction sont d'ailleurs les deux domaines dans lesquels la corruption est la plus

fortement rencontrée, avec respectivement 85,7% et 84,81% des citoyens considérant les pouvoirs

publics comme corrompus. Le rapport Modern Institutions (2010) confirme d'ailleurs cette

prédominance des litiges fonciers dans les faits de corruption, puisqu'en se basant sur les données

du Département des Plaintes et pétitions de l'Assemblée Nationale, 70 à 80% des plaintes de

citoyens avaient trait à ces conflits en 2007 et de 80 à 90% en 2008-2009.

Selon un article de VNS272, un rapport établi à la fin de l'année 2010 révélait que 276 officiels

seniors du gouvernement avaient été accusés de négligences sur la période 2006-2010, dont 39

risquaient des sanctions criminelles et 212 des sanctions administratives.

En outre, ce même article évoque les rapports émis par les 63 provinces vietnamiennes, qui

déclarent au total 2 494 membres du Parti sanctionnés pour corruption en 2010.

Ces références à des cas particuliers, dont la presse se fait abondamment l'écho, illustrent la

stratégie de communication des pouvoirs publics en matière de corruption. Le fil directeur de cet

argumentaire vise à reconnaître l’existence de malversations, le fait de brebis galeuses isolées et

ainsi de nier l'existence d'une corruption plus généralisée et systémique.

La « dégénérescence » de certains cadres ou leur « dégradation morale » sont régulièrement

avancées par les pouvoirs publics pour justifier les manques du système vietnamien et ses

déficiences institutionnelles. Le compte-rendu du VIe Plénum du Comité Central du Parti

Communiste273, qui s'est tenu en octobre 2012, témoigne de cette rhétorique comme de ses

arguments. Ainsi, suite aux séances de critiques et auto-critiques sont révélées les principales

lacunes identifiées par le Parti : « le Bureau politique et le Secrétariat n'arrivent pas à prévenir et

remédier au fait qu'une partie de cadres et membres du Parti, dont des responsables, gestionnaires,

et cadres, se dégradent en terme d'idéologie, de moralité, de mode de vie, d’idéal, tombent dans

l'individualisme, courent après honneurs et richesses, rivalisent entre-eux pour l'accès aux places,

montrent des signes de sectarisme, sont tracassiers et cupides ».

Les responsabilités individuelles sont donc pointées du doigt et sont reconnues les difficultés

272 Action to attack corruption ‘ulcer' (01/12/2010), Viet Nam News

273 Communiqué du VIe Plénum du CC du PCV, rapporté par l'Agence Vietnamienne de l'Information, 17/10/2012

296

rencontrées par les pouvoirs publics, sans que ne soient abordées frontalement les causes plus

fondamentales de cette corruption.

Enfin, derrière l'exposition de cas précis de corruption peuvent se cacher ponctuellement des

tactiques politiciennes, visant à faire tomber des rivaux politiques ou à affaiblir des « courants » au

sein du Parti. McKinley (2008, p.18) révèle que « it has been suggested that Vietnam's coverage of

corruption is linked to political machinations, with the media used as a pawn in a game of political

one-upmanship274 », soulignant ainsi l'utilisation du thème de la corruption comme de l'outil

médiatique à des fins carriéristes personnelles ou claniques.

Figure 2. Perception du niveau de corruption et conséquences sur les citoyens

Source :VHLSS (2008), module sur la gouvernance, cité dans Vietnam Development Report (2010)

Or, la multiplication des malversations et l'implication des acteurs publics ont comme dernière

conséquence la montée de l'exaspération du public et mine la légitimité de l'État-Parti à guider le

développement du pays et sa gestion. Plusieurs auteurs soulignent que ces atteintes au contrat État

274 « il a été suggéré que la couverture de la corruption au Vietnam soit liée à des machinations politiciennes, où les médias sont utilisés dans le jeu politique de la surenchère »

297

-Société provoquent de plus en plus de conflits ouverts et une crise de confiance des citoyens à

l'égard de leurs dirigeants, à tous les niveaux de l'État. Pour Fforde par exemple (2004, p.127),

« (...) the pervasive corruption associated with cadre involvement in business, has greatly eroded

both the political authority of the party and the internal discipline of the state 275 ».

Selon, Kekvliet (2004, p.16), « officials at various levels, even in villages, are known to embezzle

public funds, take over public lands and ponds for themselves and relatives, extort money and

labour from residents, impose illegal taxes and use the revenue for illicit purposes, and bully people

to keep quiet and torment those who dare to object276 », dégradant ainsi les rapports mais également

le bien-fondé des politiques mises en place localement et leur acceptation par les citoyens, ou

villageois.

Papin et Passicousset (2010, p.145) soulignent quant à eux que ces pratiques de « rabioter l'argent

public » (xa eo cong quy) atteignent l'ensemble des générations, provoquant la lassitude des

populations, jeunes en particulier, tandis que les personnes plus âgées, « notamment celles qui se

sont battues et sacrifiées, c'est peu dire qu'elles sont déçues: elles sont humiliées, piquées au vif d'un

sentiment d'honneur national qui les pousse à regretter l'époque du socialisme intègre et de la misère

vertueuse».

II. La réforme du système administratif : rationnaliser la structure institutionnelle et son fonctionnement et impliquer les citoyens

1. Le soulèvement de Thái Bình , élément déclencheur de la réaction des pouvoirs publics

L'identification par les pouvoirs publics des dysfonctionnements de ce système est néanmoins

déjà ancienne, et ces deux dernières décennies ont été marquées par la recherche de solutions,

l'élaboration d'un cadre législatif plus important et précis et la mise en place de réformes

administratives majeures.

Pour de nombreux auteurs, le point de départ de ces résolutions à lutter contre la corruption,

275 « la corruption généralisée associée à l'implication des cadres dans le business a grandement érodé l'autorité politique du Parti comme la discipline interne du Parti »

276 « les officiels à tous niveaux, dont ceux des villages, sont connus pour détourner des fonds publics, s'emparer de terres publiques et d’étangs pour eux-mêmes ou pour leurs proches, pour extorquer de l'argent ou du travail aux résidents, pour imposer des taxes illégales et les utiliser à des fins illicites, pour tyranniser les gens afin qu'ils se taisent ou pour tourmenter ceux qui osent s'opposer »

298

notamment, à réformer le cadre institutionnel du pays et à en améliorer sa gestion se trouve dans les

révoltes rurales de Thái Bình, au sud-est d'Hà Nội, en mai 1997, lorsqu'une dizaine de milliers de

paysans et de familles ont convergé vers la capitale de la province et ont organisé des

manifestations en protestation contre la corruption sévissant dans cette province.

Les informations dont nous disposons sur ce mouvement de contestation demeurent

parcellaires, puisque les pouvoirs publics ont organisé un blocage dans les médias, ne laissant filtrer

des articles et nouvelles, dans les journaux Nhân Dân277 et Quân đội Nhân dân278 notamment, qu'à

partir du mois de septembre, une fois ces protestations contenues (Vasavakul, 1998).

L'origine de ce fort mécontentement populaire, inédit dans l'histoire contemporaine du Vietnam, est

la corruption qui a prévalu dans la construction de nombreuses infrastructures de la province pour

lesquelles les villageois avaient été directement sollicités pour des contributions supplémentaires.

Des arrangements secrets, détournements de fonds et rétro-commissions ayant été découverts,

certains citoyens avaient dans un premier temps soumis des plaintes contre l'allocation de certains

terrains et demandé davantage de transparence sur les comptes publics, le détail de l'utilisation des

budgets et des sanctions contre les officiels corrompus (ibid). Selon Fontanel (2001, p.62), à cette

dénonciation de malversations concrètes s'est ajoutée la dénonciation de « l'autoritarisme, de

l'individualisme et la dégénérescence d'un certain nombre de cadres ». Les protestations sont

néanmoins restées lettre morte et se sont par conséquent transformées en opposition ouverte, jusqu'à

ce que la situation dégénère en conflit violent. Hayton (2010, p.42) rapporte par exemple que dans

la seule commune de An Ninh, les villageois « smashed up the local People's Committed building

which had just been fitted out with $70,000 worth of chinaware and furniture and then trashed the

houses of eight local officials279 ».

Dans d'autres districts, des officiels ont été physiquement attaqués tandis que plusieurs de leurs

maisons ont été incendiées (Minh Nhut Duong, 2004).

Ce soulèvement n'a finalement été circonscrit qu'avec le déploiement de forces de police

conséquentes et l'intervention sur place de délégations d'importants officiels du régime.

L'implication du gouvernement central s'est poursuivi par la suite, conduisant à l'ouverture d'une

enquête et de poursuites judiciaires, à l'issu desquelles le secrétaire général du Parti de la province

et le président du conseil populaire furent démis de leur fonction et trente officiels condamnés à des

peines de prison (Painter, 2004).

277 Nhân Dân, « le Peuple », est le quotidien officiel du Parti. 278 Quân đội Nhân dân, « l'Armée du Peuple », est le quotidien de l'armée vietnamienne.279 « ont démoli le bâtiment du comité populaire local qui venait juste d'être équipé de 70 000 dollars de meubles et

porcelaines, et ont saccagé les maisons de huit officiels locaux »

299

Bien que cette révolte de Thái Bình ait été la plus importante de cette période par le nombre de

citoyens fédérés, la violence de leurs protestations et la réaction des pouvoirs publics, l'année 1997

fut également marquée par d'autres soulèvements de même nature, à Thanh Hóa au sud d'Hà Nội en

août ou à Đồng Nai, à l'est d'Hồ Chi Minh Ville en novembre.

Outre l'ampleur de ces événements et leur caractère inédit, ces soulèvements se sont produits

au moment de la tenue du troisième Plénum du comité central du Parti, en juin 1997. Ces actualités

se sont à ce moment-là largement immiscées dans les débats et l'idée de la constitution d'un nouvel

ordre politique fut davantage discutée (Vasavakul, 1998), fournissant ainsi « a stimulus to the Public

Administration Reform process, strengthening the hands of those (…) who wanted to separate party

and state and establish a more professional civil service280» (Painter, 2004, p.264). Pour Minh Nhut

Duong (2004) également, le paroxysme de cette colère populaire obligea le Parti comme le

gouvernement central à agir.

L'auteur rapporte que lors de ce plénum, Đỗ Mười, le secrétaire général du Parti, attribua ces

mouvements de protestation à des manquements démocratiques et à l'échec des autorités locales à

demeurer proches des citoyens et responsables devant eux.

Selon Vasavakul (1998), Đỗ Mười proposa par conséquent le renforcement de deux formes

démocratiques : une démocratie directe, qui se matérialisera par le décret sur la démocratie locale de

1998 et la mise en place du mouvement « le Peuple sait, le Peuple discute, le Peuple agit, le Peuple

contrôle » (dân biết, dân bàn, dân làm, dân kiểm tra), et une démocratie représentative renforcée à

travers les organes législatifs, à tous les échelons.

Deux résolutions ont également été prises à cette occasion: celle d'édifier un État socialiste fort et

propre et celle de mettre en place de nouvelles stratégies de formation des cadres et d'amélioration

du système institutionnel à travers des réformes administratives majeures.

2. Le décret sur la démocratie locale : l'affichage public de la volonté d'implication des citoyens

La première directive du comité central281 à se manifester concrètement fut à travers la

promulgation du décret 29/1998/ND-CP sur l'exercice de la démocratie dans les communes, appelé

le « grassroot democracy decree» (GDR), qui voit l'introduction de nouvelles procédures

280 « un stimulus pour le processus de réforme de l'administration publique, renforçant la position de ceux qui voulaient séparer le Parti de l'État et établir un service civil plus professionnel »

281 Directive 30-CT du Comité Central du Parti Communiste, « that established the policy bases for strengthening participation of communities at local level »

300

d'information, de contrôle et de participation à la prise de décision des populations locales.

Bien que l'article 2 de la Constitution établissait déjà que « l'État de la République socialiste du

Vietnam est un État de droit socialiste du peuple, par le peuple, pour le peuple » (của dân, do dân,

vì dân), la mise en place de ce décret vise officiellement à matérialiser cette participation et

l'implication des citoyens dans la conduite directe des affaires locales. À travers ces mesures,

l'objectif affiché par les pouvoirs publics était de favoriser tant la transparence des pratiques

gestionnaires et de gouvernement que de promouvoir la lutte contre la corruption, les citoyens ayant

davantage de moyens concrets de supervision et contrôle.

Il s'agissait également d'afficher, aux yeux des citoyens comme de la communauté internationale, le

fait que le Vietnam « embrace (of) the rhetoric of 'good governance'282 » (London, 2009, p.390) et

s'appliquait à mettre en place une forme de démocratie directe et procédurale.

Vu comme un moyen de maintenir une stabilité politique locale et de prévenir la

multiplication des soulèvements populaires, ce décret fixait donc les domaines dans lesquels les

citoyens avaient le doit d'être informés, de débattre, de commenter, de décider ou de contrôler un

organe public ou une décision. En effet, pour Mattner, la mise en place de ce système avait une

visée stratégique importante puisqu'il permettait d'« absorbing popular discontent into the formal

structures of the Party-state. With such a feedback mechanism in place, popular discontent should

be uttered through established political channels provided by the state, instead of resulting in unrest

or even wholesale rejection of the political system283» (Mattner, 2004, p.126), maintenant, voire

renforçant le contrôle de l'État-Parti sur les formes d'expression de doléances ou de rejets des

citoyens.

Minh Nhut Duong rappelle par conséquent que « the grassroots democracy Decree is thus partly an

exercise in maintaining control and partly a public relations exercise284 » (2004, p.29).

Amendé en 2003 par le décret 34/2007/PL-UBTV-QH11 du Comité permanent de l'Assemblée

Nationale sur la mise en oeuvre de la démocratie locale, cette nouvelle version étend les champs

d'application de ces procédures locales et précise leurs méthodes d'application.

Il y est tout d'abord précisé dans l'article 1 que les conseils et comités populaires de commune sont

les autorités responsables de l'application du décret et de l'exercice de la démocratie locale dans leur

282 « adopte la rhétorique de la 'bonne gouvernance' »283 « absorber le mécontentement populaire dans les structures formelles de l'État-Parti. Avec un tel mécanisme de

récupération des 'réactions', le mécontentement populaire devrait s'exprimer à travers les canaux politiques établis par l'État, au lieu de se manifester à travers un soulèvement ou même à travers un rejet massif du système politique »

284 « le décret sur la démocratie locale est donc en partie un exercice de maintien du contrôle et en partie un exercice de relation publique »

301

circonscription.

Les chapitres suivants détaillent les domaines couverts par ce décret et la forme de

consultation à mettre en place. Le chapitre II détaille les domaines dans lesquels les citoyens

doivent simplement être informés, par voie d'affichage au siège du comité populaire, par

transmission orale grâce aux hauts-parleurs des communes ou par l'organisation de réunions. Ainsi,

la transparence et la communication des informations sur les questions suivantes sont imposées : les

nouvelles lois ou politiques nationales concernant les communes, les résolutions des conseils

populaires et décisions du comité populaire, les modifications dans les procédures administratives

ou les taxes et impôts, les plans de développement socio-économiques et les plans spatiaux, la

composition du budget communal et les aides publiques nationales accordées à ces communes,

l'ajustement des limites administratives, les résultats des investigations menées dans des cas de

corruption ou encore les événements culturels organisés. Actuellement, ce volet du décret est le plus

respecté et appliqué localement, ses implications étant moindres, et sa mise en place plus aisée.

Le chapitre suivant expose les domaines dans lesquels des débats et des prises de décision

directes des citoyens doivent avoir lieu. Ainsi sont concernés les projets de construction

d'infrastructures publiques et de services sociaux tout comme la contribution financière

complémentaire demandée aux citoyens, les règlements et conventions communaux (hương ươc et

quy ươc), les « affaires internes de la communauté », l'établissement de comités de surveillance

pour les travaux publics et, enfin, les questions relatives à la protection de la commune concernée.

Des discussions doivent être organisées par le comité populaire ou par le Front de la Patrie, avant

que la décision des citoyens ne soit validée par un vote ou par le recueil de fiches d'opinion.

Officiellement, ces domaines devraient donc donner aux citoyens un pouvoir de décision

réelle et nécessiter leur assentiment. Cependant, il est précisé par exemple à l'article 18 du chapitre

VI que le règlement communal doit être a posteriori accepté et validé par les conseil et comité

populaires de la commune, par le Front de la Patrie, puis approuvé par le comité populaire supérieur

après consultation du service de la justice du district. In fine, le prise de décision finale demeure

entre les mains des pouvoirs publics, et en particulier de l'échelon supérieur, maintenant la primauté

de la subordination verticale, tant sur les citoyens que sur le gouvernement local.

D'autres questions doivent être discutées et commentées avant approbation par

l’administration de la commune : les plans d'utilisation des sols et la gestion de terres publiques, la

planification concernant les quartiers résidentiels, la mise en place des programmes nationaux

302

ciblés, ainsi que les limites administratives des territoires. Dans ces cas-là, des réunions doivent être

organisées et le recueil d'opinion doit se faire à travers la mise en place d'urnes.

Enfin sont énoncés les domaines dans lesquels les citoyens peuvent superviser l'action publique et

la contrôler : les activités du comité populaire, les résultats de la mise en œuvre des résolutions, les

qualités morales des membres du conseil et du comité populaires, la résolution des plaintes des

citoyens en matière de budget et d'utilisation des terres. Ces inspections peuvent être réalisées par

les organisations ou individus appartenant aux organisations socio-politiques de la commune, aux

associations de masse par conséquent, et par les comités de surveillance du conseil populaire. La

possibilité de contrôle par un citoyen lambda est donc écartée par ces conditions préalables, et ce

sujet sensible de la supervision circonscrit à ceux qui adhèrent et participent déjà au système.

Pour finir, ce décret introduit l'obligation d'organiser des réunions bi-annuelles entre les citoyens et

le comité populaire afin de « construire la communauté villageoise » (chapitre VI).

En 2007, un nouveau décret du comité permanent de l'Assemblée Nationale285 précise à

nouveau les champs d'application comme la mise en place concrète de cette démocratie

procédurale. Après avoir rappelé que ce décret a vocation à assurer « the people’s right to know,

contribute comments, decide, implement and monitor implementation of democracy at the

commune level286 », sont essentiellement détaillés les délais de mise en œuvre de ces procédures

consultatives et ajoutés quelques domaines d'application. Ainsi, les investissements publics et les

compensations financières en cas de récupération des terres doivent dorénavant être affichés, tandis

qu'il est précisé que le renvoi d'un chef de village ou de tổ dân phố, décidé par les villageois, doit

être entériné ou refusé par le comité populaire de commune dans un délai de 5 jours et qu'en cas de

désapprobation, les pouvoirs publics doivent répondre à l'écrit « with clarified reasons ».

Malgré la promulgation de ce premier décret en 1998 et de ses amendements ultérieurs, les

conséquences et effets concrets de ces nouveaux dispositifs « participatifs » sont limités. Bien que

l'affichage des décisions des comités populaires et l'information des citoyens, a posteriori, aient été

améliorés, persiste une absence de consultation et de véritable délégation du pouvoir décisionnaire

par ce mode de démocratie directe.

Les faiblesses des résultats officiellement escomptés relèvent de plusieurs raisons : est à nouveau

mise en cause l'incompétence des pouvoirs publics, ignorant comment mettre en place de telles

285 Décret 34/2007/PL-UBTVQH11286 « le droit du peuple à savoir, à faire des remarques, à décider, à appliquer et à surveiller la mise en œuvre de la

démocratie au niveau communal »

303

procédures et en quoi elles sont importantes, mais également peu enclins à appliquer ces directives,

qui les priveraient d'autorité comme du pouvoir d'imposer leurs décisions, en se soumettant à

l'opinion publique locale qui demeure souvent perçue comme peu apte à comprendre les enjeux

politiques locaux et à faire des choix « éclairés ».

Une étude rapportée dans le rapport Modern Institutions (2010, p.35) expose justement, à

partir d'entretiens et enquêtes menés dans les provinces de Thái Bình, Gia Lai, Trà Vinh et Sơn

La287, les difficultés d'application de ce décret tant du point de vue des gouvernements locaux que

des citoyens. Concernant les pouvoirs publics, l'une des raisons supplémentaires invoquée est que

« some officials do not want people to know more, or to empower people to supervise them288 ».

Les pouvoirs publics, à tous les échelons, craignent toujours en effet ce que l'un de nos

interlocuteurs qualifiait « d'excès de démocratie »289 et que cette délégation de pouvoirs aux

citoyens n'aboutisse à une mise en accusation injuste des fonctionnaires ou élus locaux, par

méconnaissance comme par grief personnel.

Minh Nhut Duong (2004, p.21) rapporte en ce sens le point de vue exposé par des officiels du

ministère des Affaires Intérieures, qui considèrent que « a breach of democracy will entail such

things as using democracy to defame another person, using democracy so as to advance the selfish

personal interests to the detriment of society or using democracy in breach of the Constitution or

Vietnamese law290 ».

Du point de vue des citoyens, cette même synthèse souligne que nombre d'entre eux ne

souhaitent pas participer aux réunions de discussion ou d'information, lorsqu'elles sont tenues, par

manque d'intérêt ou de volonté de se détourner, même ponctuellement, de préoccupations plus

personnelles et économiques, par peur d'être sollicités financièrement et de ne pouvoir décliner ces

demandes et, enfin, par crainte d'exprimer leur opinion dans une assemblée majoritairement

composée de membres actifs de la sphère politico-associative locale. Le rapport expose également

que la participation des citoyens à ces nouvelles arènes de discussion demanderait un « cultural shift

287 Synthèse réalisée à partir de deux études : « Survey on Grassroots Democracy Regulation – Implementation Situation and Organization Capacity of Social Organizations in Thai Binh Province » (DOHA-Department of Home Affairs et VUSTA-Vietnamese union of science and technology associations, 2009) et « Mobilizing Rural Institutions for Sustainable Livelihoods and Equitable Development, Governance Institution - the case of the Grassroots Democracy Steering Committee » (CAP-Center for Agricultural policy et IPSARD-Institute of policy and strategy for agricultural and rural development , 2008).

288 « certains officiels ne souhaitent ni que les gens en sachent davantage ni qu'ils se voient attribuer un plus grand pouvoir de surveillance »

289 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng, à propos des élections des chefs de xóm en novembre 2009.290 « « une brèche démocratique pourra entraîner l'utilisation de cette démocratie pour diffamer des personnes,

pour faire avancer des intérêts égoïstes au détriment de la société ou pour transgresser la Constitution ou la loi vietnamienne »

304

that cannot be achieved quickly291 » (Modern Institutions, 2010, p.IV).

En outre, l'objectif d'affichage de mesures plus démocratiques et participatives semble déjà

rempli par la simple promulgation de ces décrets et par leur application minimale au niveau local,

tout en permettant au gouvernement « to hold a grip on power using grassroots democracy merely

as an exercise in legitimatization292 » (Minh Nhut Duong, 2004, p.4).

3. La lutte contre la corruption : l'ambivalence des pouvoirs publics

Cette ambivalence entre l'établissement de directives et lois favorables à l'implication directe

des citoyens dans les affaires publiques d'une part, et la limitation de cette implication dans les

textes législatifs même ou dans la pratique d'autre part, se retrouve également dans l'évolution de la

lutte contre la corruption.

L'un des volets de cette lutte apparaît dans ce décret sur la démocratie locale, particulièrement dans

son volet de supervision et de contrôle de l'action publique, mais également dans d'autres textes,

principalement dans la Loi sur les Réclamations des citoyens et Dénonciation de 1998, amendée en

2004 et 2005, et la Loi n°55/2005/QH11 sur l'Anti-corruption, promulguée en 2005 et révisée en

2007293.

Légalement, la loi sur les plaintes et dénonciations autorise les citoyens à soumettre des

réclamations (khiếu nại-réclamer) et à dénoncer des décisions (tố cáo-accuser, dénoncer) prises par

des agences d'État ou des organes publics. Ces plaintes doivent être écrites et adressées au président

du comité populaire de l'unité administrative concernée, mais peuvent également être soumises à

l'étude des échelons supérieurs en cas de litige persistant, jusqu'aux ministères concernés ou au

Département des réclamations et dénonciations de l'Assemblée Nationale, le dernier recours étant le

Premier ministre ou une plainte en justice. Jusqu'en 2011 cependant, date à laquelle cette loi a été à

nouveau amendée, les citoyens soumettant ces plaintes devaient également fournir leurs

informations personnelles, nom, prénom et adresse, limitant grandement ces dépôts et la mise en

œuvre de ces procédures, les whistleblowers craignant pressions et représailles sur eux-mêmes

comme sur leur famille. Depuis novembre 2011 cependant, le gouvernement a promulgué la Loi sur

la Dénonciation dont l'article 7 précise que les plaignants peuvent demander à ce que leurs données

291 « un changement culturel qui ne peut être accompli rapidement »292 « maintenir l'emprise sur le pouvoir en utilisant la démocratie locale simplement comme un outil de

légitimation »293 Décret n°37/2007 mettant en œuvre la loi anti-corruption

305

personnelles restent confidentielles.

Malgré cette évolution du texte, selon Minh Nhut Duong (2004, p.11), « the overemphasis

on duties and protection of national security or preservation of community order affects the way

that Vietnamese citizen exercise their right to denunciate and practice their democratic rights 294 ».

En effet, la ligne tracée entre une plainte perçue comme légitime et une dénonciation vue comme

une atteinte à l'intégrité de l'État et à ses intérêts est mince. Dans ce cas également, les pouvoirs

publics jouent sur l'ambiguité et l'interprétation des lois, et conservent ainsi la possibilité de juger au

cas pas cas du degré de dangerosité des dénonciations. Ainsi, l'article 258 du code pénal de 1999,

toujours en vigueur, précise :

« the Crime of taking advantage of the democratic rights so as to encroach upon the interest

of the State or lawful interest of the organisation and community. Anyone who takes

advantage of the freedom of speech, freedom of the press, freedom of belief, religion,

association, assembly and other democratic rights contrary to the interest of the State, the

lawful interest of the organisation and the community will be punished by a warning, re-

educated but not detained for three years or imprisoned for a period from six months to three

years. Serious offenders will be subjected to imprisonment from two years to seven

years295 ».

C'est d'ailleurs en se basant sur ces articles que sont principalement emprisonnés les dissidents

politiques du pays : selon le rapport Situation des droits humains dans le monde de 2013, Amnesty

International estimait à 27 le nombre de prisonniers politiques arrêtés avant 2012 et toujours en

captivité, sous les motifs de propagande, d'atteinte à l'intégrité de l'État et de volonté de

« renverser » le régime.

La loi anti-corruption de 2005 est une autre étape dans l'établissement du système législatif

vietnamien et dans le programme de réforme globale des institutions et de leur fonctionnement.

Trois méthodes de lutte contre la corruption y sont énoncées : un volet sur la prévention de la

corruption, un autre sur la détection de la corruption et un dernier sur la gestion de ces actes de

corruption ou autres violations des lois.

294 « la lourde insistance sur les devoirs et sur la protection de la sécurité nationale ou sur la préservation de la communauté affectent la façon dont les citoyens vietnamiens exercent leur droit de dénonciation ou exercent leurs droits démocratiques »

295 « le Crime d'exploiter les droits démocratiques dans le but d'empiéter sur l'intérêt de l'État ou sur les intérêts légitimes de l'organisation et de la communauté. Quiconque profite de la liberté d'expression, de la liberté de la presse, des libertés de croyance, de religion, d'association, de réunion ou d'autres droits démocratiques de façon contraire à l'intérêt de l'État et aux intérêts légitimes de l'organisation et de la communauté sera soumis à un avertissement, ré-éduqué et non détenu, pour trois ans, ou emprisonné pour une période allant de six mois à trois ans. Les coupables sérieux pourront être emprisonnés de deux à sept ans »

306

Afin de prévenir cette corruption, plusieurs obligations sont mises en place, qui peuvent simplement

correspondre au décret sur la démocratie locale, comme la nécessité de transparence et

d'information à tous les échelons et pour toutes activités du secteur public, ou dépasser le paramètre

de ce décret.

Sont ainsi ciblées les pratiques de l'administration publique et la gestion des ressources humaines.

L'élaboration de codes de conduite et de règles éthiques doit être systématiquement mise en place,

une rotation des postes « sensibles » est organisée et les officiels en poste au niveau du district et

aux niveaux supérieurs, ainsi que certains employés ou élus au niveau communal et les candidats à

l'Assemblée nationale ou aux conseils populaires, doivent faire une déclaration de leurs revenus et

de leur patrimoine296. Concernant l'administration publique, l'ouverture de comptes en banque pour

le versement des salaires et pour les transferts des budgets étatiques est également instaurée.

Quant au volet « détection » de cette loi, il incombe principalement au côté législatif de l'appareil

d'État, à travers l'Assemblée Nationale, les conseils populaires et leurs différents comités

permanents de surveillance. Sont également mentionnés les « lanceurs d'alerte », auxquels sont

assurés protection et récompenses, selon l'article 67, qui stipule que « handling corrupt acts shall be

commended materially and/or spiritually according to the provisions of law297 ».

Le rôle de supervision et l'implication nécessaire de la société sont également soulignés, à travers

les organisations de masse ou les médias.

Enfin, la loi précise que la punition des actes de corruption doit être le fait des pouvoirs

publics exécutifs, à travers la création de comités permanents anti-corruption au niveau national,

dès 2005, puis au niveau provincial à partir de 2008. Les sanctions de ces actes et violations

peuvent être de deux natures : administratives ou pénales. En effet, outre le renvoi des fauteurs

concernés et la confiscation des biens mal-acquis, des peines de prison peuvent être infligées.

Malgré la promulgation de ce décret, et ses amendements ultérieurs, le nombre de citoyens ayant

réellement dénoncé des faits de corruption demeure limité. Outre la crainte de représailles, de n'être

pas entendu ou de risquer de se retrouver finalement dans la position d'accusé, Minh Nhut Duong

(2004, p.28) rappelle que « the people tend to agree that they are more worried about their

livelihoods than monitoring what a politician does. Many of the people tend to be apathetic about

corruption in that they think what ever they do, nothing will change old ways298 ».

296 Les revenus et patrimoines des épou(x)- (ses) doivent également être déclarés. Ainsi les maisons, droits d'usage du sol, métaux ou pierres précieuses, propriétés et comptes à l'étranger, et les revenus imposables sont concernés (article 45).

297 « Dénoncer des actes de corruption doit être récompensé matériellement et/ou spirituellement selon les clauses prévues par la loi »

298 « les gens ont tendance à reconnaître qu'ils sont plus préoccupés par leurs moyens de subsistance que par la

307

Afin d'étendre la portée de cette loi et d'accélérer « l'assainissement » de la structure

administrative, perçue par les pouvoirs publics comme une condition essentielle à leur maintien,

d'autres programmes de lutte contre la corruption ont été progressivement mis en place.

Ainsi, depuis le 10ème congrès du Parti communiste de 2006, des conférences annuelles sont

organisées pour évaluer les activités de lutte contre la corruption et l'Assemblée Nationale est

également chargée d'émettre un avis sur l'efficacité de ces dispositifs.

Puis, en 2009 a été adopté le programme « Stratégies nationales anti-corruption à l'horizon 2020 ».

Dans le cadre de la conférence nationale du Parti sur l'évaluation de la lutte anti-corruption,

organisée en novembre 2010 à Hà Nội, a également été présenté le programme VACI 2011,

« Initiatives de la lutte contre la corruption »299. Ces programmes sont dorénavant annuels et le

dernier en date, VACI 2013, a été lancé fin novembre 2012 par l'Inspecteur du gouvernement, la

Banque Mondiale et les autres bailleurs de fonds impliqués.

Bien que les ressorts concrets de cette lutte demeurent limités, les objectifs théoriques, et la

rhétorique, restent similaires. Ainsi, l'adjoint de l'Inspecteur du gouvernement, Tran Duc Luong,

rappelle que « the initiative aims at minimizing corruption, strengthening transparency and integrity,

and bringing a better living environment. We are looking for initiatives in the fight against

corruption, especially at the grassroots level, and duplicate them in the community. It helps raise

public awareness of anti-corruption policies and social responsibility in tackling corruption300».

Enfin, en 2012 a également été lancé un programme anti-corruption, co-financé avec l'agence

australienne pour le développement international (AusAid), l'aide irlandaise (Irish AID) et le

département pour le développement international de l'ambassade de Suède (DFID).

Deux volets d'action sont principalement définis. Le premier, « Innovation Competition », vise à

organiser une compétition ouverte entre diverses organisations proposant des idées et initiatives en

matière de lutte contre la corruption, dont les lauréats recevront des fonds afin de mettre en

application leurs propositions. Le second, « Knowledge Exchange », correspond à la mise en place

d'un forum de partage de connaissances sur la législation anti-corruption en vigueur et sur l'échange

d'expériences sur les pratiques de lutte contre la corruption et la transparence dans les

surveillance de l'action d'un politicien. De nombreuses personnes ont tendance à être indifférentes à propos de la corruption puisqu'elles pensent que quoiqu'elles fassent, rien ne changera les vieilles pratiques»

299 Courrier du Vietnam, 01/12/2010, « Bilan des activités de lutte contre la corruption »300 « cette initiative vise à minimiser la corruption, à renforcer la transparence et l'intégrité et à créer un meilleur

environnement de vie. Nous cherchons des initiatives pour lutter contre la corruption, particulièrement au niveau local et à les reproduire dans la communauté. Cela aide à la sensibilisation du public sur les politiques anti-corruption et sur la responsabilité sociale de s'attaquer à la corruption », propos rapportés par Voice Of Vietnam World (VOVworld), 29/11/2012, « Vietnam Anti-Corruption Initiative (VACI) Programme 2013 makes its debut »

308

administrations publiques301.

Ces programmes et politiques de lutte contre la corruption visent principalement à afficher la

volonté de l'État central, et à travers lui du Parti, d'éradiquer ce « fléau », d'assurer sa crédibilité, et

de maintenir ainsi sa légitimité. Le décalage entre les discours et les lois et la réalité demeure

néanmoins important, puisque la corruption continue d'atteindre des niveaux très élevés et de

« huiler » l'ensemble du système.

4. La réforme de l'administration publique: le programme PAR 2001-2010 et l'évolution de l'appareil d'État

Outre la mise en place de ces mesures visant à accroître, au moins officiellement, la

transparence des décisions publiques, le contrôle des citoyens, leur participation directe à la gestion

locale et la lutte contre la corruption, un important mouvement de réforme administrative a été mis

en place au début des années 2000, à travers le PAR (Public Administration Reform) pour la période

2001-2010, reconduit et approfondi ensuite par le PAR pour la période 2011-2020.

En 1995, à l'occasion du VIIe congrès du Parti communiste est décidée l'élaboration d'un

plan de réforme administrative, le PAR, dont le lancement officiel a eu lieu en 2001 lors du IXe

congrès du Parti, après approbation du Premier ministre et concernant la période 2001-2010.

Devant le constat d'un mauvais fonctionnement de l'appareil administratif d'État, de velléités

provinciales d'autonomie et la multiplication d'actes de « fence-breaking »302, des pressions de la

sphère économique privée demandant un système plus efficace, des incitations des bailleurs de

fonds et de la communauté internationale, et devant le mécontentement populaire grandissant, le

pouvoir central constate la nécessité d'une réforme importante du système, qu'il s'agisse de

régularisations a posteriori des innovations locales ou de mise en œuvre de nouvelles mesures.

Quatre grands domaines d'intervention ont ainsi été ciblés : une réforme institutionnelle, une

restructuration organisationnelle, l'amélioration du contingent des cadres et fonctionnaires et, enfin,

une réforme des finances publiques.

301 Saigon-gpdaily, 30/11/2012, « Vietnam launches 'Anti-Corruption Program' »302 Sidel (2008, p.78) rapporte par exemple à ce sujet que « in a report compiled by the National Assembly in the

summer of 2005, the department identified more that 400 legal documents promulgated by national ministries as well as by local authorities that conflicted with higher national law » (dans un rapport compilé par l'Assemblée Nationale à l'été 2005, le département a identifié plus de 400 documents légaux promulgués par des ministères ou des autorités locales entrant en contradiction avec des lois nationales), soulignant ainsi les nombreux écarts volontaires à la loi et la prise de distance de certaines provinces vis-à-vis des prescriptions du niveau central.

309

Les principaux objectifs contenus dans ce volet de réformes tenaient principalement à la

simplification des procédures administratives, avec la mise en place du système « one stop, one

stamp »303 notamment, la professionnalisation de l'appareil d'État, l'amélioration de l'élaboration des

documents législatifs et de leur application, et la réduction de la corruption, à travers des incitations

à davantage de transparence et une meilleure définition des responsabilités de chaque organe ou

échelon administratif.

Vasavakul (1998), s'appuyant sur le discours officiel, rappelle ainsi que « the PAR-MP‘s

(Public administration reform master plan) goal focuses mainly on the improvement of the public

administration, that is, to build a public administration that is democratic, with integrity,

professional, modern, effective, and efficient, based on the principle of the socialist state rule by law

under the leadership of the Party, and to build a corps of civil servants that has the ethics and

competency to respond to the country‘s development304 ».

Piloté dans son ensemble par le ministère des Affaires Intérieures et par le bureau du

Premier ministre, ce programme avait donc pour but de moderniser et rationaliser le fonctionnement

politique et administratif, d'introduire progressivement un système de contrôle centralisé et un

ensemble de procédures bureaucratiques plus uniformes. À travers la promulgation de nombreuses

lois et une décennie législative marquée par son foisonnement, le système politico-administratif

vietnamien a en effet été marqué par une réorganisation des pouvoirs et responsabilités, avec ce

double mouvement, présenté en introduction, de recentralisation, d'une part, et de décentralisation,

sous la forme de délégations de pouvoirs aux provinces, d'autre part.

Malgré l'ensemble de ces réformes et cet affichage de politiques volontaristes visant à

reconstruire l'appareil d'État, à séparer davantage l'État du Parti et à accorder plus d'autonomie aux

niveaux locaux, ce programme n'a pas abouti à un règlement des difficultés et n'a concrètement pas

303 Le système « một cửa, một dấu » correspond à la création d'un guichet unique pour la réception des procédures administratives des citoyens ou entreprises et pour la délivrance de ces documents, par la suite. En réduisant considérablement les différentes étapes de contact pour les demandeurs, le but était à la fois d’accélérer ces formalités, d'accroître la visibilité et la responsabilité des autorités apposant ce tampon unique, et de limiter les possibilités de corruption potentielle. Un rapport sur l'application de ce guichet à Hồ Chi Minh Ville souligne par exemple l'idée sous-jacente de cette réforme « The separate steps of receiving and processing applications reduce the harassment and troubles caused to the people. Application-processing personnel do not directly contact people, so the submitters and the processors are separated». Pour Mellac, Fortunel et Tran Dac Dan (2010, p.92) cependant, la dîme à payer aux bureaux concernés n'en est pas moins toujours perçue, tandis que ce nouveau guichet est « un acteur supplémentaire, susceptible d’être corrompu, plutôt qu’un outil de simplification » et une serrure supplémentaire à potentiellement faire sauter.

304 « le but du programme de réforme de l'administration publique est principalement d'améliorer l'administration publique, c'est-à-dire de construire une administration publique démocratique, intègre, professionnelle, moderne, efficace et efficiente, basée sur le principe d'un État socialiste gouverné par la loi sous la direction du Parti et de construire une fonction publique qui a des valeurs éthiques et des compétences pour répondre au développement du pays »

310

rempli l'ensemble de ses objectifs. Arrivé à son terme en 2011, un second programme de réformes a

d'ailleurs été lancé en novembre 2011 pour la période 2011-2020. Les objectifs énoncés par le

ministère des Affaires Intérieures restent dans la continuité du précédent programme : «édifier une

administration démocratique, transparente, forte, professionnelle, modernisée, efficace, et un

contingent de cadres et de fonctionnaires compétents pour répondre aux exigences du

gouvernement305». Quant aux secteurs prioritaires à réformer, ils demeurent liés à l'amélioration du

service public, de ses représentants comme de son fonctionnement et à la modernisation de la

structure d'État.

Outre la force d'inertie d'un système complexe et la difficulté à le réformer profondément, de

nombreux auteurs évoquent les luttes politiques et idéologiques au sein du Parti pour expliquer ce

processus inabouti de transition. Tandis qu'une frange de l'élite politique fait pression pour accroître

le contrôle et la régulation des ressources de l'État, les réformistes, un autre pan du Parti tente de

bloquer cette évolution afin de continuer à bénéficier du contrôle de ces ressources à des fins

personnelles et non exclusivement idéologiques (Painter, 2004). Le politologue décrit cette

contradiction de la façon suivante : « the fundamental dilemma for the reform is that it produces

contradictory political forces within the state. (On the one hand), there is a struggle for control over

state owned resources because some party and state actors engage in appropriation and wealth-

creation through their state positions and at the same time, the party center is also concerned to

regulate such activity and moderate its consequences in so far as they affect party legitimacy in the

wider society306 » (Painter, 2004, p.161).

McCormick (1998, p.121) souligne également que bien que « in both countries, citizens are

increasingly skeptical of and alienated from these institutions. Leaders in both states are broadly

aware of this problem and have tried to strengthen their elected parliaments and legal systems so as

to create new forms of legitimacy. But their projects have been hampered by leader's reluctance to

risk 'chaos' by accelerating the decline of the existing institutions (which are after all the basis of

their power)307 ».

305 Propos rapportés dans Le Courrier du Vietnam, « Réforme administrative : les ministères et les provinces évalués » (19.12.12)

306 « le dilemme fondamental de cette réforme est qu'elle produit des forces politiques contradictoires au sein de l'État. (D'un côté), il y a lutte pour le contrôle des ressources de l'État, puisque certains acteurs du Parti et de l'État sont impliqués dans l'appropriation et la création de richesses à travers leur position officielle et, au même moment, le Parti central est également concerné par la régulation de telles actions et par la modération de leurs conséquences, dans la mesure où cela affecte la légitimité du Parti dans la société »

307 « dans les deux pays, les citoyens sont de plus en plus sceptiques et éloignés de ces institutions. Les dirigeants de ces deux pays sont largement conscients de ce problème et ont essayé de renforcer leur parlement élu et leur système légal afin de créer de nouvelles formes de légitimité. Mais leurs projets ont été freinés par la réticence des dirigeants à risquer le 'chaos' en accélérant le déclin des institutions existantes (qui sont, après tout, la base de leur pouvoir) »

311

Warren et Huong Nguyen (2013, p.215) montrent ainsi que malgré la mise en place de réformes qui,

dans leur ensemble, conduisent à un desserrement du pouvoir, le Parti « want to control or modify

the reforms so that their reputations are not jeopardized and revenue streams are not completely

shut off308 »: tout en accordant davantage de pouvoirs et d'initiatives aux citoyens, à la sphère privée

et à des experts non exclusivement membres du Parti, ce dernier créée des nuances législatives ou

impose un cadre qui lui demeure, malgré tout, toujours favorable.

Conclusion

L'étude des dysfonctionnements de l'appareil administratif vietnamien et des réponses

apportées par les pouvoirs publics permet de souligner des caractéristiques fondamentales du

régime : son écoute attentive de l'opinion publique, sa faculté à coopter et à intégrer les conflits

comme les nouveaux acteurs potentiellement « hostiles » et son mode adaptatif de gouvernement.

En effet, malgré le cadre officiel de gestion rigide, un pendant autoritaire indéniable et la

conservation des pouvoirs, le régime parvient à évoluer suffisamment pour que l'opinion publique

s'en satisfasse sans pour autant limiter à son autorité.

Cependant, les enjeux contemporains, de gestion des territoires, de développement local, de

contrôle du foncier comme de l'urbanisation constituent de nouveaux défis, tant pour le maintien de

la légitimité de l'État-Parti que pour l'avenir des relations État-Société.

Notre dernière partie vise à illustrer ces tensions et à montrer dans quelle mesure elles sont

porteuses de changements dans le fonctionnement des pouvoirs publics comme dans le

positionnement des citoyens, plus spécifiquement dans des territoires marqués par une évolution

« subie », à travers l'urbanisation exogène et administrative.

308 « veut contrôler et modifier les réformes de telle façon que leur réputation ne soit pas compromise et que leur source d'enrichissement ne soit pas tarie »

312

TROISIÈME PARTIE

URBANISATION EXOGÈNE ET CHANGEMENTS ADMINISTRATIFS : L'INTÉGRATION DES VILLAGES DE MÉTIER DANS LA SPHÈRE URBAINE, SOURCE D'ÉVOLUTION DU RAPPORT

POUVOIRS PUBLICS – HABITANTS

Notre seconde partie s'attachait à définir, au niveau micro-local comme au niveau national,

le partage de l'autorité, l'évolution de la distribution des pouvoirs, mais également les entraves au

fonctionnement du système politico-administratif vietnamien. Après avoir dépeint les principaux

acteurs socio-politiques locaux, nous avons cherché à montrer le caractère évolutif et adaptatif de ce

système aux prises avec de nouveaux enjeux, impulsés tant par la sphère privée que par la « société

civile ». Dans un mouvement double itératif, les expérimentations ou usages « de la base » ont ainsi

des répercussions au niveau central, modifiant l'orientation des lois ou des politiques. À l'inverse,

les décisions unilatéralement émises par l'État central et l'évolution du cadre institutionnel et

législatif font évoluer les pratiques locales et contraignent les pouvoirs publics à ce niveau, comme

les habitants, à se repositionner progressivement.

Ce mouvement de construction-déconstruction de l'autorité au Vietnam se produit également

dans une période charnière, où les pouvoirs publics sont confrontés à la nécessité de faire des choix

politiques et développementalistes plus aboutis et strictes, s'éloignant ainsi de leur mode de

gouvernance flexible et adaptatif actuel. Parmi ces nouveaux enjeux figurent un défi majeur, celui

de la transition urbaine, de la planification urbaine et du contrôle des ressources et du foncier.

L'intégration des espaces « périurbains » dans la sphère urbaine pose ainsi des questions sur ses

modalités, ses acteurs et ses objectifs.

Cette partie s'attache ainsi à étudier les effets, tant de l'urbanisation exogène que de

l'urbanisation « administrative » sur les villages de métier étudiés comme sur les rapports entre

pouvoirs publics – habitants, localement. Il s'agit de montrer comment, à travers cette double

urbanisation, le pouvoir central parvient enfin à intervenir au niveau local et à reprendre le contrôle

de ces territoires. La construction de représentations binaires, rurale et urbaine, associée à la

redésignation administrative des entités rurales, font ainsi figure d'outils de gouvernement et

d'assise du pouvoir central.

Le premier chapitre vise tout d'abord à exposer les conséquences de l'étalement urbain et de la

« colonisation » urbaine sur les villages de métier, tant d'un point de vue économique que social.

Le second chapitre concerne quant à lui l'évolution des représentations liées à l'urbain et au rural,

313

médiatisées en tant qu'outil de « soft governance » et de justification des choix politiques de

distinction administrative.

Le troisième chapitre aborde ensuite la dimension concrète de ces catégories dichotomiques, en

étudiant de façon détaillée les processus de changements administratifs, les stratégies qui les sous-

tendent comme leurs répercussions locales, en matière de gestion, notamment.

Enfin, le dernier chapitre se focalise sur l'évolution des rapports pouvoirs publics – habitants, au

niveau local, provoquée tant par la multiplication des conflits fonciers sur les terres villageoises que

par l'imposition d'une nouvelle structure de gestion et d'un cadre institutionnel renouvelé.

314

CHAPITRE 12

LES EFFETS DE L'URBANISATION EXOGÈNE SUR LE PÉRIURBAIN DU DELTA DU FLEUVE ROUGE : LA CONTRAINTE D'ADAPTATION DES COMMUNAUTÉS VILLAGEOISES

Tandis que notre première partie s'attachait à montrer les processus d'urbanisation endogène

des villages de métier, liés au développement comme à la diversification de l'activité économique

locale, ce chapitre vise à étudier les effets de l'urbanisation exogène, des processus de

métropolisation et de périurbanisation de la capitale, et d'en analyser les causes comme les

conséquences. Le périurbain hanoien est en effet actuellement une « transformed interface between

city and hinterland309 » (Leaf, 2002, p.28), qui porte les manifestations physiques des changements

socio-économiques du pays et de la transition urbaine vietnamienne. Leaf souligne également que

l'émergence rapide d'économies urbaines a pour conséquences concrètes « the outward

deconcentration of urban core areas into pre-existing urban peripheral villages, often coupled with

the influx of migrant populations from the countryside310 » (Leaf, 2002, p.24).

L'extension de la ville sur ses marges provoque ainsi des changements majeurs dans les

villages de métier, qui sont progressivement « intégrés » à la sphère urbaine : des changements

économiques, avec la disparition des terres agricoles et la réorientation de l'activité vers des petits

services urbains, des changements sociaux, avec l'arrivée et l'installation de travailleurs migrants

comme de populations urbaines, des changements morphologiques, avec l'implantation des zones

urbaines nouvelles ou de parcs industriels enclavant les villages, et, enfin, des changements

politiques, que nous étudierons ultérieurement.

Dans ce chapitre, nous montrerons tout d'abord quelles sont les modalités de cette

urbanisation exogène, liée à la ville et quelles formes elles prennent, puis nous analyserons

davantage les sources de cette urbanisation et de la « fièvre foncière » qui touche le pays, et, enfin,

nous étudierons ses effets sur la vie villageoise locale, et les évolutions qu'elle provoque.

309 « interface transformée entre la ville et son hinterland »310 « la déconcentration centrifuge des centres villes urbains vers les villages urbains périphériques pré-existants,

souvent doublée d'un afflux de populations migrantes venues de la campagne »

315

I. Les modes d'urbanisation du périurbain dans le delta du Fleuve Rouge : de l'urbanisation informelle à l'urbanisme de projets

1. L'urbanisation in situ liée à la transition urbaine du Vietnam : accommoder les migrants, divertir les urbains

Dans notre première partie, nous avons pu voir que les villages de métier s'auto-urbanisaient,

et que cette urbanisation in situ était liée au développement de l'activité artisanale et de l'agriculture

irriguée, à la diversification de l'économie locale et à l'enrichissement des villageois, pouvant

davantage investir dans leur habitat, notamment.

Les villageois modifient leurs usages des espaces et urbanisent cependant également leur

village pour répondre à de nouvelles exigences et de nouveaux marchés nés de l'urbanisation et des

migrations. Ainsi, certains villageois ont pris le parti d'utiliser les espaces non-bâtis disponibles de

leurs terres résidentielles, essentiellement leur cour, pour construire des baraquements provisoires,

visant à héberger migrants comme étudiants. Ces nhà trọ, traduites par pension ou auberge, ou xóm

trọ, peuvent aussi bien être des chambres individuelles dans les maisons, des extensions de cette

maison, avec l'ajout de pièces supplémentaires, ou des constructions ad hoc de dortoirs en case,

dans les cours des maisons, pouvant accueillir plusieurs dizaines de travailleurs ou étudiants.

Certains villages se sont ainsi reconvertis en véritables villages-dortoirs, cette activité

devenant la principale occupation des villageois, en particulier pour les villages de la première

couronne périurbaine ou pour les villages situés à proximité d'un parc industriel311. Pour Trần Nhật

Kiên (2010, chapitre 4, p.15) , « les cases sont la traduction architecturale de l'exode rural312» et

témoignent du manque de structures publiques d'accueil de ces populations, de la faible proportion

de logements sociaux ou étudiants, et des difficultés d'accès à des logements privés abordables en

centre ville.

311 La localisation de ces deux types de villages-dortoirs, limitrophes d'un centre urbain ou d'un parc industriel, n'a pas les mêmes répercussions à plus long terme. Tandis que les villages proches des frontières urbaines peuvent envisager de se reconvertir durablement dans cette activité, les villages accueillant des ouvriers des parcs industriels sont confrontés à la fluctuation des embauches dans ces zones, qui suivent elles-mêmes la situation économique nationale. L'arrêt des activités, le faible taux d'occupation de ces parcs ou les licenciements massifs sont en effet légions, entraînant une perte de revenus considérable pour les villageois ayant investi dans ces nhà trọ.

312 Le patrimoine villageois face à l'urbanisation : le cas des villages périurbains de Triều Khúc et Nhân Chính-Hà Nội-Vietnam, thèse de doctorat en géographie et aménagement

316

Illustration 12. Xóm trọ – série de dortoirs à louer dans le village de Nhành Chính

Source : Trần Nhật Kiên (2010)

Selon Leaf (2008, p.155), la tolérance des autorités publiques vis-à-vis de ces constructions et du

développement de ces activités, largement informelles, s'explique par le fait qu'elles bénéficient à

tous et pallient les carences étatiques en matière de logements. Ainsi, le géographe déclare « a

coalition of interests is formed, with local residents benefiting through the rents they receive,

migrants benefiting from the low-cost housing they are able to access, factory owners benefiting

from the low-cost labour they obtain, local officials benefiting from the revenues they are able to

generate locally, and higher level officials benefiting from generated wealth for the city overall 313».

En autorisant cette densification des villages périurbains, les pouvoirs publics délèguent ainsi une

partie des questions d'accès au logement aux villageois eux-mêmes, et permettent également leur

reconversion, puisque ces villageois ont souvent perdu leurs terres agricoles suite à l'extension de la

ville.

Sơn Đồng comme Đồng Kỵ ne sont pas réellement concernés par cette densification des

centres villageois pour l’accueil de migrants extérieurs au métier, étant donné que la plupart des

migrants sont des artisans directement hébergés chez leur patron. En outre, à l'exception de

quelques grands ateliers de la zone industrielle de Đồng Kỵ, qui ont construit des dortoirs pour leurs

313 « une coalition d'intérêts se forme, comprenant des résidents locaux bénéficiant des loyers qu'ils perçoivent, des migrants bénéficiant du logement à bas prix auquel ils peuvent accéder, des patrons d'usines bénéficiant du coût du travail faible qu'ils obtiennent, des officiels locaux bénéficiant des revenus qu'ils parviennent à générer localement, et des officiels des échelons supérieurs bénéficiant de la richesse générée pour la ville dans son ensemble »

317

ouvriers, la plupart des patrons aménagent simplement une pièce de leur maison familiale pour

accueillir ces travailleurs.

Le cas de Trang Hạ diffère dans ce sens, puisque le phường accueille un nombre considérable

de travailleurs et d'étudiants extérieurs au village. En effet, tandis que le phường compte environ 5

000 habitants « natifs » des deux villages de Trang Liệt et Binh Hạ, 3 663 personnes extérieures

étaient répertoriées en 2010 avec un titre de séjour provisoire314.

Cette forte présence « allogène » est due à l'implantation sur les terres de Trang Hạ du parc

industriel de l'entreprise vietnamienne Hanaka, de l'université du sport de la province de Bắc Ninh

et de l'École de gestion de l'économie industrielle. Environ 700 ouvriers d'Hanaka et leur famille

vivent dans le phường depuis la fin des années 80, ainsi que 1 000 étudiants de l'école de gestion, 2

000 étudiants de l'université du sport, et environ 120 foyers de professeurs.

Bien que deux khu tập thể315 aient été construits sur les terres de l'université du sport pour

accueillir enseignants et étudiants, de nombreux jeunes décident de vivre dans le village, faute de

places disponibles mais également en raison de la vétusté de ces constructions, de l'insécurité et des

nombreux vols commis, et des conditions d'accueil sommaires. Les villageois de Trang Hạ ont par

conséquent largement aménagé leurs maisons pour accueillir des étudiants, qui logent « chez

l'habitant » pour un prix abordable et dans un cadre de vie plus agréable.

Outre ces modifications liées à l'hébergement des travailleurs et étudiants extérieurs, de

nombreux commerces ont été ouverts dans le village pour répondre aux attentes de ces populations.

En 2010 étaient ainsi répertoriés 96 restaurants et cafés dans le village, et 80 commerces classés

dans la catégorie statistique « autres », et correspondant en fait à des cybercafés, des librairies

spécialisées dans les mangas, des boutiques de vêtements de sport ou des petits commerces de

proximité.

Les activités de ce phường, initialement orientées vers la fourniture de services à Đồng Kỵ et la

récupération des déchets, se sont par conséquent diversifiées et enrichies par cet afflux de

populations extérieures, qui, bien que modifiant les caractéristiques morphologiques et

sociologiques rurales du village, nous y reviendrons, a également permis une autonomisation du

phường vis-à-vis de Đồng Kỵ et un développement des deux villages.

314 Entretien au comité populaire de Trang Hạ (2010)315 Les khu tập thể sont des logements collectifs publics, accueillant fonctionnaires ou étudiants. Il s'agit

généralement d'immeubles de deux ou trois étages, pouvant partager des aménités communes, cuisines ou salles de bain par exemple.

318

L'urbanisation « endogène » des villages s'effectue donc également pour répondre à de

nouveaux besoins et accommoder des populations migrantes, temporaires comme permanentes et

naît de dynamiques individuelles et de décisions de particuliers, optant pour la densification de leurs

parcelles et la réorientation de leurs activités, devenant ainsi des propriétaires fonciers à petite

échelle.

Un autre phénomène, plus marginal mais qui touche néanmoins certains villages du

périurbain, tient à l'achat de terrains et à la construction de propriétés secondaires par de riches

hanoiens, à quelques heures de voiture du centre-ville. Drummond (2012, p.85)316 inclut ce type de

logement dans une catégorie « consumption and leisure », et souligne que malgré le caractère récent

de ce phénomène, il s'agit d'une « growing trend317 », qui modifie également les dynamiques

rurales-urbaines et les rapports locaux.

Cette « dépossession foncière des ruraux par les urbains » (Mellac, Fortunel et Tran Dac Dan,

2010, p.26), sur des terres auparavant négligées, commence par conséquent à poser le problème de

l'accès aux terres, à la concurrence pour ce foncier et à l'urbanisation, par les urbains directement,

de ces villages.

2. L'urbanisation à grande échelle : la multiplication des projets de zones industrielles et de zones urbaines nouvelles sur les terres villageoises

À cette urbanisation in situ, liée aux migrations ou à des choix individuels, s'ajoute une

urbanisation linéaire, le long des axes de communication, temporaire et précaire, ou pérenne et

légale. En effet, nous avons déjà montré qu'à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ s'était effectué un

basculement des centres économiques et de pouvoirs, du centre villageois dorénavant enclavé aux

espaces jouxtant les voies de communication. Les routes sont devenues un important vecteur de

diffusion de l'urbanisation, à plusieurs échelles, créant un tissu continu de constructions le long des

routes provinciales ou inter-districts. Les autorités publiques tolèrent l'implantation de petits

commerces ou d'ateliers d'artisan sur ces axes, autorisent formellement la construction d'extensions

résidentielles des villages, sous forme de zones industrielles des villages de métier ou de nouveaux

316 In The Reinvention of Distinction: Modernity and the Middle Class in Urban Vietnam, Nguyen-Marshalls V., Drummond L. et Bélanger D., chapitre 5 « Middle class landscapes in a transforming city : Hanoi in the 21st

century », 317 « consommation et loisir » et une « tendance croissante »

319

xóm et khu phố, et accordent ponctuellement des licences d'investissement et de construction pour

des équipements utiles, comme les stations services, lorsqu'elles n'attribuent pas ces emplacements

privilégiés à des personnes « connectées ».

Cette transformation d'usages des terres, de petite envergure si l'on considère la taille de ces

projets, mais d'une ampleur importante en termes de cumul, est néanmoins de plus en plus

concurrencée par des projets de grande échelle, essentiellement pour les parcs industriels et pour les

khu đô thị mơi, les zones urbaines nouvelles. Localisés préférentiellement le long des routes, ces

projets se font d'ailleurs de plus en plus sous la forme de « terres contre infrastructures », les

investisseurs obtenant des terres dans ces espaces recherchés en contrepartie d'un financement de

l'infrastructure routière, par exemple. Selon DiGregorio (2009, p.8), ce parti-pris des autorités

publiques « made it clear that the city administration would favor large scale urban projects over

individual household and small capitalist development318 ».

Ces parcs industriels se distinguent des zones industrielles des villages de métier par leur

superficie, de 93,2 hectares pour le parc industriel de Khắc Niệm dans la ville de Bắc Ninh à 6,6

hectares pour le village de métier de Đại Bái319, province de Bắc Ninh, mais également par leur

usage. À la différence des zones de village de métier, les parcs industriels ont vocation à attirer de

gros investisseurs domestiques ou étrangers et à implanter des usines modernes, vectrices d'emplois

et de transferts de savoir-faire. Ainsi, dans le parc industriel de Nội Bài, située à proximité de

l'aéroport international de Hà Nội sont implantées des entreprises internationales, asiatiques comme

américaines telles que le conglomérat japonais Sumitomo ou la compagnie singapourienne Spindex.

Les khu đô thị mơi sont également à la source d'une conversion majeure des terres rizicoles de

la région et visent, officiellement, à offrir des logements et des conditions de vie plus modernes,

civilisées et écologiques à la population urbaine croissante. Ces zones se déclinent toutes sur la

même forme, ou presque : 50% de leur superficie doit être consacrée aux espaces résidentiels bâtis,

souvent un mélange de villas, de maisons en bande et de tours, 25% aux infrastructures de transport,

et les 25% restants aux espaces verts, qui sont parfois remplacés, sur les plans, par de grands lacs

artificiels. Les plus grandes zones prévoient également dans leur projet des centres commerciaux,

des hôpitaux, des écoles ou des infrastructures de loisirs320.

318 « montra clairement que l'administration de la ville favoriserait des projets urbains de grande échelle plutôt que des petits développements capitalistes et des projets de foyers individuels »

319 Đại Bái est un village de métier spécialisé dans le travail de martelage de métaux de récupération, cuivre comme aluminium, pour en faire des produits usuels, plateaux, marmites ou théières.

320 L'équipement de ces zones en infrastructures « publiques », hôpitaux ou écoles, entre également dans le système « terres contre infrastructures ». En effet, dans certaines zones, l'investisseur est tenu de construire un hôpital

320

Leurs différenciations et distinctions résident sur l'accent que les promoteurs mettent sur leur

« produit », soit sur leur dimension écologique, comme avec la khu đô thị EcoPark dans la province

de Hưng Yên, ou sur l'idée d'excellence, de sélection et de sécurité, comme dans le cas de la khu đô

thị Ciputra, arrondissement de Tây Hô, Hà Nội, zone enclose de 400 hectares.

L'ampleur de ces projets et leurs impacts sur les territoires sont conséquents, puisque Nguyen

Van Suu (2009, p.110) considère par exemple qu'Hà Nội seule a converti entre 2000 et 2004 plus de

5 496 hectares de terres agricoles pour 957 projets, affectant ainsi plus de 138 000 foyers.

Le rapport du cabinet de consultants PPJ321 estime quant à lui que 1 000 hectares de terres agricoles

sont transformés chaque année à Hà Nội, 2 000 hectares dans l'ancienne Hà Tây, et que dans les

années à venir, ce rythme de conversion de terres va s’accélérer dans la capitale pour répondre aux

besoins en terres résidentielles, industrielles ou routières. Les terres dédiées à la construction

urbaine sont, quant à elles, passées de 4 654 hectares en 1997 à 17 940 hectares en 2009.

À Đồng Kỵ, outre la seconde « zone industrielle » d'ITD, plusieurs autres projets étaient

envisagés, et même autorisés, bien qu'aucun d'entre eux n'ait été entrepris et que les terres rizicoles

n'aient pas encore été saisies. Le premier projet, khu công nghiệp đô thị và dịch vụ Từ Sơn (zone

industrielle, résidentielle et de services de Từ Sơn) résulte d'une joint-venture comprenant, entre

autres, une société indonésienne, Jababeka et une entreprise de construction, la société Nam Hong,

originaire du phường de Đình Bảng, et étant déjà active dans le district puisqu'elle est en charge de

la construction de la route provinciale n°295B, qui longe la partie sud de cette future zone. D'une

superficie totale de 500 hectares, dont 303 hectares de terres industrielles et 197 hectares à vocation

résidentielle, cette zone s'étend sur le territoire de trois communes : le phường Đồng Nguyên (sud-

ouest), le xã Tam Sơn (au sud) et Đồng Kỵ, avec 65,8ha concernés322. Le plan de cette zone a déjà

été publié et affiché à l'entrée du village, le long de la première zone industrielle et de la route

principale d'accès. En outre, les investisseurs se sont déjà rendus dans les khu phố concernés par les

expropriations, et une liste des foyers à exproprier était en cours de rédaction lors de nos dernières

enquêtes, en 2010.

Un second projet était également alors à l'étude et concernait davantage le phường de Trang

accueillant des populations ne résidant pas dans ces zones en échange de l'accès au foncier, sur le papier en tous cas.321 Selon le rapport The Hanoi capital construction MasterPlan to 2030 and vision to 2050 établi par le consortium

américano-coréen Posco-Perkins & Eastman-Jina (PPJ), principal consultant pour l'élaboration du Master Plan d'Hanoi élargie. 2010. Document non-publié.

322 Données issues de l'article Công bố quy hoạch khu công nghiệp đô thị và dịch vụ Từ Sơn (Publication du plan de zone industrielle, résidentielle et de services de Từ Sơn), Báo Bắc Ninh (Journal de Bắc Ninh), 24.06.09, et d'un entretien au comité populaire de Đồng Kỵ (2010).

321

Hạ. Le projet Ha Thanh, situé à côté de la zone ITD, devrait s’étendre sur 79 hectares et

comprendre des parcelles dédiées à la production et à l'habitat, mais également un emplacement

réservé à un nouveau siège pour le comité populaire de Trang Hạ323. Un projet de même nature nous

a également été rapporté, concernant plus directement Đồng Kỵ, au nord du village, et dont

l'objectif était, entre autres, d'accueillir le siège du comité populaire et d'autres bâtiments publics 324.

À Sơn Đồng, d'après les projets acceptés par Hà Tây et en attente de validation par Hà Nội, ce

sont près de 173 hectares de terres agricoles, sur les 214 hectares que comptent le village, qui sont

censées être expropriés pour la construction de plusieurs zones urbaines nouvelles : la khu đô thị de

Hoài Đức, la khu đô thị de Tây Do, ou encore la khu đô thị du périphérique 4325 par l'entreprise

Vinaconex.

Carte 6. Projets acceptés par Hà Tây de khu đô thị mới, de zones industrielles et d'infrastructures routières à Sơn Đồng : la disparition programmée des terres agricoles

Source : UBND Hoài Đức, enquêtes de terrain Fanchette-Segard (2009). Réalisation : Casrad

323 Entretien au bureau de la gestion urbaine du thị xã Từ Sơn (2010).324 Entretien auprès du chef de khu phố limitrophe de cette zone (2010).325 Il s'agit de la quatrième rocade périphérique autour d'Hanoi, qui doit normalement passer à l'ouest de Sơn Đồng,

et dont les terres agricoles limitrophes accueillent de nombreux projets de khu đô thị mơi.

322

Projet de zone urbaine

Terres agricoles

Zone résidentielle villageoise

Zone urbaine

Terres de service

Zone industrielle

Limites de la commune

Rivière et arroyos

Routes principales

Ruelles villageoises

Cette carte répertorie les différents projets touchant la commune de Sơn Đồng, avant l'intégration à

Hà Nội. En noir apparaît le projet de zone industrielle du village de métier, et en beige hachuré de

jaune les projets de zones urbaines nouvelles, qui devraient, à terme, encercler totalement le village

et convertir toutes les terres agricoles.

Cet « urbanisme de projet » (Goldblum et Franck, 2007, p.233), qui consiste à plaquer des

morceaux de ville, qui ne sont ni reliés entre eux, ni intégrés à leur espace environnant, composé de

villages denses et peuplés, pose la question des choix stratégiques faits par les pouvoirs publics en

matière d'aménagement du territoire, et surtout de la correspondance entre leurs ambitions

métropolitaines pour Hà Nội et la réalité de l'acceptation des projets, sur le terrain.

En effet, les schémas directeurs successifs, en particulier le dernier en date, à l'horizon 2030 et

accepté en 2011, soulignent les mêmes ambitions pour la capitale : faire d'Hà Nội une métropole

internationale moderne, civilisée, verte et culturelle avec un développement « synchrone ». En

s'appuyant sur un nouveau réseau de voies de communication326, ce dernier Master Plan propose la

création de cinq villes satellites327 et de trois villes dites « écologiques »328, correspondant ainsi à un

modèle de ville polycentrique, préservant officiellement des usages zonés des espaces, en

conservant par exemple un corridor vert, maraîcher, dans la zone hors-digue de la rivière Đáy.

Carte 7. L'organisation des futures zones urbaines, selon le schéma directeur pour 2030

Source : PPJ (2010)

326 Avec la création d'un 4ème périphérique de 160km et d'une cinquième rocade de 320km, ainsi que des voies radiales, comme l'autoroute Láng-Hòa Lạc

327 Sóc Sơn, Sơn Tây, Hòa Lạc, Xuân Mai et Phú Xuyên328 Chúc Sơn, Quốc Oai, Phúc Thọ

323

Or, le décalage entre ce plan, promouvant un développement coordonné et stratégique, et la

multitude de projets concurrents déjà approuvés ou en cours de vérification, souligne à nouveau

l'écart entre le discours et la pratique, que nous avons déjà évoqué.

En s'appuyant sur les idées de Milbert (2004)329, ce périurbain est donc caractérisé par « une

hétérogénéité due à la fragmentation entre opérations planifiées, développements privés, et

processus de croissance informelle », qui rend inapplicables ou obsolètes toute tentative de

planification d'État.

II. La « fièvre foncière », moteur de l'urbanisation du delta du Fleuve Rouge

1. Faire fructifier la terre à tout prix : la prédation sur les terres agricoles

Cette multiplication de projets, où chaque village ou presque est concerné par la construction

d'une zone industrielle ou d'une zone résidentielle interroge sur leur véritable finalité et sur les

causes qui provoquent cette sốt đất, fièvre foncière.

Le foncier est en effet devenu le principal investissement des classes moyennes, qui se

méfient des banques et voient dans l'achat de terres un investissement plus solide et rentable. Pour

Pédelahore, « dans cet irrépressible élan qui saisit toutes les couches de la société s’épanouit une

volonté frénétique de faire fructifier, à marche forcée, les terres urbaines et urbanisables. Se

retrouvent ainsi physiquement au coude-à-coude les particuliers, les entreprises publiques et

privées, ainsi qu’un grand nombre d’institutions de toutes sortes. La valorisation du sol des villes et

de leurs environs est la grande affaire qui occupe aujourd’hui, quasi quotidiennement, chaque

membre de la société contemporaine » (Pédelahore, 2006, p. 20).

Ces deux dernières décennies ont en effet vu les prix des terres augmenter de façon

exponentielle et disproportionnée, permettant aux premiers investisseurs de se constituer des

capitaux fonciers et financiers majeurs, au jeu de l'achat et de la revente. L'expression « un morceau

de terre, un morceau d'or » (tấc dất tấc vàng) est ainsi révélatrice de l'importance du patrimoine

foncier dans la constitution des richesses, et de l'intérêt à porter à ces terres.

329 Milbert, « Espace périurbain et gouvernance » in Dupont V., Golaz V., Dynamiques périurbaines : population, habitat et environnement dans les périphéries des grandes métropoles, collection « Les numériques du Ceped » (2004). Document accessible à l'adresse suivante: http://www.ceped.org/cdrom/dynamiques_periurbaines/html/gouvernance.htm

324

Ces primo-investisseurs, souvent liés à l'appareil institutionnel ou aux sphères

professionnelles concernées, les architectes ou chercheurs par exemple, ont pu bénéficier dès les

premières années de l'ouverture économique de ces opportunités d'investissement, obtenant des

informations, avant l'heure, sur les futures terres jouxtant de nouvelles infrastructures routières ou

situées dans des zones à aménager. Des coalitions de croissance330, associant acteurs privés

connectés au régime, développeurs semi-privés ou issus des entreprises d'État, et fonctionnaires, se

sont ainsi constituées, formant une nouvelle classe d'entrepreneurs, que Gainsborough (2010, p.34)

qualifie d'« entrepreneurial bureaucrats ». Le politologue considère ainsi que le foncier est devenu

le vecteur de création de « 'new state interests' (which) refers to business interests linked to state

enterprises and/or bureaucratic institutions of the party-state which were at the forefront of moves to

exploit commercial opportunities that emerged during the reform years331», et se poursuivent

actuellement.

Devant l'enrichissement lié à ces délits d'initiés, de nouveaux acteurs ont progressivement

émergé, diversifiant les formes d'investissements fonciers et accentuant la pression foncière sur les

terres disponibles. De simples ménages ont également commencé au début des années 2000 à

investir et à acheter des lotissements dans des khu đô thị, ou à acquérir de plus petits terrains dans

les villages périurbains. Une récente étude332 montrait d'ailleurs que 26% des trente plus importants

millionnaires du Vietnam avaient fait fortune grâce à leur investissement dans le foncier et

l'immobilier.

L'ampleur de ces investissements et des bénéfices potentiels s'est tellement accentuée que la

spéculation foncière a pris le pas sur de véritables acquisitions suivies de viabilisation et

d'aménagement des terres, conduisant ainsi tant à une saturation du marché qu'à l'atteinte de prix

exorbitants et non-accessibles à la majorité des Vietnamiens.

Papin et Passicousset (2010, p.135) soulignent également que cette pression sur les terres est

liée à la « lessiveuse immobilière ». Selon eux, « un des secrets de polichinelle du Vietnam est

justement que le prix des logements grimpe dans les grandes villes parce que les deniers de la

corruption s'y recyclent » : les sommes perçues illégalement peuvent ainsi être blanchies par ces

achats de terres, leur revente, ou leur location.

330 Sun Sheng Han et Kim Trang Vu, 2008331 « bureaucrates entrepreneurs » et « 'nouveaux intérêts de l'État (qui) se réfèrent aux intérêts commerciaux liés

aux entreprises publiques et/ou aux institutions bureaucratiques de l'État-Parti, qui étaient aux avant-postes du mouvement d'exploitation des opportunités commerciales émergentes dans les premières années des réformes »

332 Etude rapportée dans l'article The way the 100 richest Vietnamese families earn their money, 28.05.13, VietnamNet

325

2. Essoufflement et ralentissement des activités foncières et immobilières

Ce système montre néanmoins des signes d’essoufflement, et le Vietnam fait actuellement

face à une crise de l'immobilier et du foncier important. Lors de projets « réels », des investisseurs

se retrouvent à cours de liquidités et ne peuvent poursuivre la construction et l'aménagement de leur

zone, faute de capital, largement basé sur la vente a priori des maisons ou appartements. Qu'ils ne

soient parvenus à vendre sur plan leur produit, ou que les acheteurs ne soient en mesure de payer

leurs traites, de nombreux projets ont été provisoirement suspendus et leurs investisseurs encourent

des pénalités de retard. Ainsi, la khu đô thị d'An Khánh sud, district d'Hoài Đức, connaît depuis

quelques années d'importantes difficultés. Tandis que le projet était considéré comme un bon

investissement à ses prémices, en 2004, avec des prix de revente de 35 à 40 millions le m2333, le

projet a pris un certain retard, face à l'opposition des villageois locaux, mais également pour lever

suffisamment de fonds. Ainsi, en 2013, seules 60% des terres avaient été viabilisées et bâties, et

aucun équipement public prévu, en l’occurrence un centre de santé et plusieurs écoles, n'avait été

construit334.

Illustration 13. Document marketing présentant le projet de khu đô thị d'An Khánh sud

Source : Investisseur principal du projet, l'entreprise Sudico (2004). Les plans des zones urbaines nouvelles sont

généralement largement idéalisés et omettent également de représenter le projet dans son environnement réel. En effet,

sur cette image, les villages de métier ont été remplacés par une luxuriante végétation.

À Hà Nội, le ministère de la construction répertoriait en 2013 397 projets de zones urbaines

nouvelles suspendus à Hà Nội, qui demanderaient plus de 45 millions d'USD pour être terminés335.

333 Article Tử huyệt An Khánh chôn vùi đại gia (le tombeau d'An Khánh ensevelit les géants de l'immobilier) , 09.08.13, VietnamNet

334 Article Khu đô thị Nam An Khánh: Mịt mù ngày hoàn thành (La zone urbaine nouvelle d'An Khánh Sud : un achèvement dans un jour lointain), 29.07.13, VnMedia

335 Selon le vice-ministre de la Construction, Nguyen Tran Nam, cité dans l'article Hanoi: 397 Realty Projects Need

326

Selon le journal Thanh Niên336, dans les deux plus grandes villes du pays, Hà Nội et Hồ Chi Minh

Ville, plus de 60 000 appartements construits étaient toujours à la recherche d'acquéreurs en 2012,

qui représentent une valeur de 2,8 millions d'USD. L'économiste Vu Dinh Anh, interrogé par le

journal, pointe le prix d'achat de ces biens pour expliquer la faible demande et ces taux de vente et

d'occupation réduits. En effet, la plupart de ces projets de khu đô thị mơi vise une population aisée,

voire très aisée, qui, de fait, n'existe pas encore à une échelle suffisante dans les grandes villes

vietnamiennes pour acheter et accéder à ce type de logements.

En outre, la situation des parcs et zones industriels du pays n'est guère meilleure. Selon le

département du développement urbain du ministère de la Construction337, en 2011, seulement 46%

de la superficie totale des parcs et zones industriels du pays étaient occupés. Ce taux d'occupation

ne s'est pas amélioré depuis, puisque sur les 878 petites zones industrielles, d'une superficie totale

de 16 166 hectares que le pays comptait en 2013, seules 50% sont opérationnelles et occupées338.

Ainsi, bien que les demandes en nouveaux logements soient importantes, le marché

conséquent et les besoins en espaces productifs, notamment dans les villages de métier, en

augmentation, l'offre entre en inadéquation avec la demande et ces grands projets peinent à trouver

des acquéreurs. S'en suit une situation paradoxale, où des villages sont soit limités dans leur

développement, soit précarisés par cette urbanisation, tandis que les nouveaux projets occupant les

anciennes terres agricoles et encerclant les villages sont incomplets, inutilisés, ou tout simplement

jamais construits. Leurs répercussions sur ces villages sont néanmoins bien réelles, et créent de

nouvelles tensions, tant entre les populations qu'entre les usages de ces territoires.

US$45 Bln to be Completed, Vietnamica, 13.09.13336 Article Blame game continues, Thanh Nien News, 21.09.12337 Push to fill half-empty industrial, export zones, 23.06.11, VietnamNews338 Statistiques du Ministère de l'Industrie et du Commerce, rapportées par l'article Nearly half of small IPs

inefficient, 01.01.13, VietnamNet

327

III. Les conséquences de l'urbanisation exogène sur les villages : de la précarisation de l'économie à la dilution des communautés locales

1. Les impacts des grands projets : déstructuration des réseaux et crise environnementale

L'extension métropolitaine, sous toutes ses formes, déstructure l'organisation vernaculaire du

delta du Fleuve Rouge et met notamment en péril les réseaux d'échanges entre les villages et par

conséquent leur organisation en clusters. Fanchette souligne que « les autoroutes, les zones

résidentielles et les industrielles traversent des finages, isolant des villages, supprimant les axes de

communication inter-villageois » (2011, p.11), ce qui a pour conséquence la remise en cause des

échanges ou des partenariats établis entre plusieurs villages, soudainement rendus impossible par le

percement d'une autoroute, par exemple. Selon la Banque Mondiale, cet urbanisme de projets

provoque également la « destruction of tightly knit communities with their own carefully developed

economic and social support system that have evolved over many years339 » (2006, p.31), mettant

ainsi en cause la structure économique de ces communautés.

Les conséquences de cette multiplication de projets résidentiels ou industriels sur

l'environnement sont également majeures et affectent tant les terres rizicoles restantes que les

villages eux-mêmes, soumis à des risques renforcés d'inondations. Outre l'imperméabilisation des

sols et les ruissellements subséquents, plusieurs projets déjà construits ne respectent ni les normes

environnementales et ni la législation en vigueur en matière d'équipements et d'infrastructures, de

traitement des eaux usées, par exemple. Lors d'un entretien au service de l'agriculture et du

développement rural, en charge des questions hydrauliques, du district d'Hoài Đức (2009), nous ont

été rapportés deux exemples significatifs de l'absence de respect des règlements comme des

territoires environnants ces projets.

La khu đô thị de Mai Lin, par exemple, commune de Tiền Yên, a été construite au-dessus du

système de traitement des eaux usées du village et n'a pas respecté les modifications à effectuer à ce

réseau, mettant volontairement en place des tuyaux d'évacuation moitié moins importants que ceux

prévus dans le projet, déstructurant ainsi l'ensemble du système d'évacuation et provoquant des

déversements d'eau impropre sur les terres agricoles du village.

Quant au projet de khu đô thị d'An Khánh sud, que nous avons déjà évoqué, il a été

339 « destruction de communautés très soudées, avec leur propre système économique et de solidarité sociale, développé progressivement et qui a évolué pendant de nombreuses années »

328

construit, suite au remblaiement et à la viabilisation des terres, un mètre au dessus du niveau des

zones résidentielles bâties du village. Officiellement, l'entrepreneur Sudico aurait dû construire un

système d'évacuation des eaux autonome du système villageois et ainsi protéger le village en cas

d'inondations. Ces sociétés sont normalement censées anticiper ces conséquences et construire un

système autonome autour des villages existants pour l'évacuation des eaux, mais dans ce cas précis,

l'investisseur n'a installé aucun système pérenne et n'a mis en place que des mesures provisoires.

Cependant, faute de contrôle sur le terrain et d'autorités locales disposant de réelles prérogatives,

ces contraventions demeurent impunies et les impacts de ces projets sur les villages environnants

potentiellement désastreux.

Outre ces risques accrus d'inondations, la pollution des terres rizicoles accolées aux zones

industrielles, ou situées en amont des cours d'eau longeant ces zones est très importante, et

l'accumulation de ces externalités négatives menace l'intégrité des villages.

Les terres rizicoles de Đồng Kỵ et Trang Hạ sont par exemple largement polluées par l'eau

de la rivière Cầu. En amont de cette rivière se trouve une zone industrielle accueillant l'entreprise de

papier Dong Cao, qui déverse ses eaux usées sans retraitement, directement dans la rivière. Or, c'est

qui reste l'une des principales sources d'eau pour l'irrigation des champs. Le périurbain demeure

ainsi un « exutoire aux contraintes de la ville » (Milbert, ibid.), où sont installées toutes les

industries polluantes.

Selon un membre du comité populaire de Trang Hạ (2010), « avec la réalisation de tous ces projets,

les ordures industrielles sont de plus en plus importantes et les impacts sont néfastes sur la santé des

gens ».

Les autorités d'Hoài Đức estiment quant à elles qu’environ 100 hectares de terres du district sont

« influencés »340 par ces projets, c'est-à-dire qu’elles ne sont plus cultivables, faute d'irrigation ou de

drainage, le système hydraulique ayant été détruit.

Cette pollution des eaux, et à travers l'irrigation, des terres, se conjugue à la disparition des

terres agricoles à un rythme soutenu et commence à poser un problème pour la sécurité alimentaire

du pays comme pour le maintien de son volume d'exportations. Dao The An et Fanchette soulignent

par exemple que « depuis 1998, le Vietnam enregistre une baisse de ses superficies cultivées en riz

(1 % par an) du fait du désintérêt d’une partie des paysans et d’une désintensification des systèmes

de culture dans certaines zones du delta du fleuve Rouge » (2008, p.176). À l'impossibilité de

cultiver, faute de terres, ou en raison de leur pollution, s'ajoute donc une désaffection de certains

340 Entretien au service de l’agriculture et du développement rural d’Hoài Đức (2009)

329

villageois, en particulier dans les villages de métier, comme nous avons pu le voir, pour le travail

agricole, dont la pénibilité augmente à mesure que les réseaux hydrauliques sont compromis, et les

rendements diminués par l'accumulation de facteurs de pollution. Le ministre des Ressources

naturelles et de l'environnement soulignait d'ailleurs en 2009 que « if land is managed in such an

irresponsible way as this, it is not clear how our children will live in the future »341.

2. La conversion des terres agricoles en terres résidentielles ou industrielles : de l'essor du chômage au sous-emploi

La disparition des terres agricoles pose des problèmes tant matériels, en termes de revenus et

de « sécurité » pour les villageois, en cas de crise de l'artisanat, qu'immatériels, puisqu'elle influence

également les modes de vie et les fondements de la structure communautaire locale.

Tout d'abord, la perte des terres agricoles peut potentiellement affecter les clusters de métier.

Bien que la majorité des artisans-patrons ne cultivent plus eux-mêmes leurs terres et ne dépendent

pas de cette source de revenus ou de nourriture, certains foyers satellites ont besoin de cette pluri-

activité. Sans des ressources complémentaires tirées de l'agriculture, le travail fournit par l'artisanat

ne pourrait leur permettre de vivre, et pousser une partie des membres du foyer à la migration, par

exemple. Les grands ateliers, qui s'appuient sur cette souplesse de l'emploi et de la tâche et qui ont

besoin de ces réseaux de sous-traitance, pourraient ainsi voir leur système productif mis à mal.

En outre, la disparition des terres rizicoles oblige les foyers à s'approvisionner autrement en

riz et à acheter leurs rations quotidiennes, qui demeurent importantes, sur des marchés privés,

extérieurs aux villages, puisque ces derniers ont, de toute façon, des rendements globaux assez

faibles.

Les terres agricoles de Sơn Đồng étant amenées à disparaître dans un futur proche, nous avons

cherché à représenter concrètement ce qu'impliquerait cette perte des terres rizicoles dans le budget

d'un foyer d'artisans. Notre exemple ne donne cependant qu'une image partielle du problème,

puisqu'il s'agit d'un foyer relativement aisé, qui « sous-traite » la culture de ses terres à des ouvriers

agricoles et dont les revenus proviennent essentiellement de l'activité de sculpture et de laque. Il est

bien évident que pour des foyers dépendant principalement de l'agriculture, la perte de leurs terres

serait autrement problématique.

341 « si la terre continue à être gérée de façon ausi irresponsable, il est difficile de savoir comment nos enfants pourront vivre dans le futur », cité par To Xuan Phuc et Drummond, « How has 'industrialization and modernization' transformed the Vietnamese countryside? », communication présentée lors de la troisième conférence mondiale sur la géographie économique, Séoul, 2011

330

Il s'agit d'une famille composée de cinq membres. Le chef de foyer est un artisan reconnu, membre

de l'association des artisans de Sơn Đồng, bien intégré aux circuits de production et de vente, qui vit

dans le xóm Hàn. Les deux sào de la famille produisent en moyenne 800 kilos de riz par an, pour

deux récoltes. Malgré cela, leurs besoins en riz ne sont pas satisfaits actuellement et le foyer doit

acheter environ 35 kilos de riz supplémentaires par mois. Cette dépense, annuellement, représente

environ 3 millions de đồng (142 USD), si l'on considère qu'un kilo de riz coûte à peu près 7 000

đồng (0,33 USD). Si ce foyer devait acheter ce qu'il produit actuellement, cela représenterait un

budget annuel de 5,6 millions de đồng (265 USD, soit environ 22 USD par mois). En tout, leur

approvisionnement en riz leur couterait 9 millions par an (427 USD), donc 750 000 đồng/mois (35

USD). Sachant qu'un foyer aisé dépense environ 7 millions de đồng par mois (332 USD), cela

représenterait une hausse 10% du budget mensuel.

Officiellement, les pouvoirs publics tentent d'anticiper ces pertes d'emploi et de revenus par

des politiques en faveur de la reconversion des paysans expropriés. Les districts mettent donc en

place des aides, qui passent notamment par la création de centres de formation pour des métiers

simples et des petits services urbains : broderie, coiffure, réparation de motos, etc. Des aides

financières sont également fournies en complément de ces formations, pour l'établissement d'un

petit commerce par exemple.

La question de pose néanmoins de la pertinence de ces formations et de l'intérêt de former des

hordes de paysans à des métiers très peu rémunérateurs et qui sont déjà largement saturés, puisqu'ils

sont principalement exercés en ville par de nombreux migrants de provinces plus lointaines. Ces

formations au rabais risquent de favoriser le sous-emploi urbain et la précarité de ces travailleurs,

alors qu'un ciblage sur les réels besoins de compétences de ces villages, en informatique ou en

comptabilité, pourrait permettre une meilleure adaptation de ces politiques de reconversion.

En outre, les paysans expropriés n'accèdent pas tous à ces formations et ne sont pas

davantage épaulés ou soutenus dans les démarches ou choix à opérer après la perte de leurs terres

agricoles. Bien que les montants des compensations soient faibles, au vu de la valeur de ces terres

sur le marché, les expropriés reçoivent néanmoins une somme considérable par rapport à leurs

revenus habituels, mais ne disposent pas des connaissances nécessaires pour utiliser ces fonds à

long terme et de façon pertinente. Ainsi, la plupart d'entre eux investissent immédiatement dans la

destruction de leur maison rurale pour reconstruire une maison urbaine, villa ou maison-tube, en

fonction de leur budget. Si quelques fonds demeurent, l'achat de nouvelles motos, de meubles

331

dispendieux ou de télévisions à écran plat est souvent privilégié. Selon une étude du MOLISA342,

environ 60% des foyers utilisent l'argent de leurs compensations pour construire une nouvelle

maison, et moins de 3% investissent dans une formation professionnelle. To Xuan Phuc et

Drummond soulignent ainsi que « as a result, many former farmers now have multi-storey villas

and motorbikes for every member of the family, but are unable to meet their daily food needs343 »

(ibid.).

Enfin, les enquêtes menées au plan national par le MARD344 révèlent que tandis que 13% des

paysans estiment que leurs conditions de vie se sont améliorées suite aux expropriations, 53%

considèrent que leurs conditions de vie sont plus dures et se sont largement dégradées.

Une autre conséquence de cette pression foncière touche à l'augmentation des prix du

foncier, qui peut prendre des dimensions inédites. Pour Nguyễn Xuân Hoàn et Nguyễn Ngọc Mai, à

Đồng Kỵ par exemple, la diminution des surfaces disponibles associée à l'augmentation des prix de

location des terrains industriels a conduit à la multiplication par 75 des tarifs en vigueur, passant de

400 000 đồng par m2 en 2000 (19 USD) à 30 millions de đồng en 2007 (1 423 USD). Selon eux,

cette envolée des prix « is inevitably damaging to production conditions, product prices, incomes,

and livability of the locality »345.

Cette disparition des terres agricoles et les pertes d'emploi et de revenus subséquents

pourraient potentiellement être compensées par l'implantation sur les terres villageoises de zones

industrielles, et donc de nouveaux emplois dans des usines. Bien que beaucoup de ces usines

embauchent des travailleurs peu ou pas qualifiés, le recours à une main-d'oeuvre locale est

néanmoins rare et s'explique par l'absence de qualifications et d'expérience de ces villageois, mais

également par leur âge et par la volonté des entreprises d'embaucher des personnes plus

déconnectées du milieu local et potentiellement plus malléables, voire corvéables.

Pour DiGregorio( 2009, p.24), le sort de ces expropriés est particulièrement préoccupant, puisque

« too old for most entry level low skilled factory work, and lacking the agricultural land on which

their families depended, their only alternative appears to be a gradual sale of land assets, and when

this income dries out, a gradual drift in even deeper property346 ».

342 Ministère du travail, des invalides et des affaires sociales343 « par conséquent, de nombreux anciens agriculteurs possèdent actuellement des villas de plusieurs étages et des

motos pour chaque membre de leur famille, mais ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins quotidiens en nourriture »

344 Enquêtes rapportées dans l'article « Fears over farmland reclamation », VOD, 13.04.09345 « influence inévitablement les conditions de production, le prix des produits, les revenus et la qualité de vie de la

localité » dans la communication « Urbanization of trade villages in the Red River delta – Case study of Dong Ky, Tu Son, Bac Ninh »

346 « trop âgés pour la plupart des emplois industriels non-qualifiés et ne pouvant plus s'appuyer sur les terres agricoles dont leur famille dépendait, leur seule alternative devient la vente progressive de leurs biens fonciers et,

332

Dans les quelques cas où les zones industrielles embauchent localement, la situation économique

des villages, ou en tous cas de leur artisanat, ne s'en trouve guère améliorée. Un responsable au sein

du service de l'Industrie et du Commerce d'Hà Nội nous indiquait ainsi qu'au village de Phú Vinh347,

les emplois dans les deux zones industrielles entourant le village avaient essentiellement été

pourvus par des villageois locaux, menaçant ainsi le maintien de l'activité artisanale de bambou et

rotin, faute de main-d'oeuvre. En effet, parvenir à conserver et fidéliser les artisans compétents est

une dimension importante de l'embauche et des ressources humaines dans les villages de métier,

mais il est également essentiel d'avoir cette main-d'oeuvre bon marché, malléable, et toujours

disponible, des petites-mains. Or la création de zones industrielles et l'implantation subséquente

d'usines concurrencent les ateliers d'artisan pour le recrutement des ouvriers non-qualifiés. Bien que

les usines n'offrent pas nécessairement une stabilité de l'emploi supérieure, des salaires plus

avantageux ou une meilleure protection sociale348, elles attirent une partie de cette main-d'oeuvre,

qui espère malgré tout une amélioration de ses conditions d'emploi, et de vie.

3. Arrivée de populations extérieures dans les villages et augmentation des inégalités locales: l'organisation communautaire en péril

Enfin, cette urbanisation exogène, la disparition des terres agricoles et l'arrivée de

populations extérieures, pauvres migrants comme riches urbains, affectent le fonctionnement social

du village, modifient son organisation communautaire et provoquent un double mouvement de

décloisonnement social et de repli identitaire.

Tout d'abord, le développement des villages de métier, dans leur ensemble, les nouvelles

opportunités d'enrichissement et la pression à la réussite économique provoquent une diminution

des contacts, des échanges et du temps à consacrer à la vie communautaire. Nous avons déjà évoqué

la désaffection des villageois pour l'implication dans les structures politico-associatives des villages

ou les activités « sociales » dans notre seconde partie, mais ce retrait de la vie villageoise se

manifeste également dans les interactions quotidiennes. Ainsi, un membre du conseil populaire de

Đồng Kỵ (2010) nous révélait que les habitants de son village sont maintenant trop occupés par leur

lorsque cette source sera tarie, l'enfoncement progressif dans une profonde pauvreté »347 Commune de Phú Nghĩa, district de Chương Mỹ, nord-ouest d'Hanoi.348 En effet, dans certains cas, les usines se voient légalement obligées d'embaucher des habitants du village, afin

d'aider à la libération des terres, offrant ainsi des emplois comme compensations supplémentaires. Pourtant, les contrats sont de courte durée dans un premier temps, de 6 mois par exemple, et ne sont pas systématiquement renouvelés. En outre, certains villageois démissionnent rapidement, ne supportant ni la répétitivité de la tâche, ni le fait d'être soumis à un patron.

333

métier pour, simplement, « bavarder ». Et lorsque ces femmes, notamment, se rencontrent, leurs

sujets de discussion évoluent sur des questions très pragmatiques, sur « l'économie, ou comment

avoir des revenus stables » et de moins en moins sur des questions personnelles, amicales, ou liées à

la vie du village.

En outre, les temps forts de la vie locale, les mariages notamment, où tous sont tenus de

participer à l'échelle du voisinage, sont devenus, pour de nombreux villageois, le lieu de l'étalage

des richesses, de surenchère et de pression sociale forte. Un homme âgé de Sơn Đồng, érudit

connaissant le nôm et ayant à cœur la préservation des « bonnes moeurs » dans le village349,

témoigne de l'évolution des pratiques et de l'organisation des diverses fêtes et célébrations. Selon

lui, ces célébrations sont devenues excessives, tant du point de vue de leur durée, de trois jours pour

le Tết à près de 15 jours actuellement, que du point de vue de l'investissement qu'elles représentent :

les foyers dépensent d'importantes sommes pour accueillir leurs voisins, au point de s'endetter,

tandis que les invités sont tenus de contribuer à cette fête sous forme d'enveloppes, d'argent donc,

de plus en plus élevées. Quant aux mariages, ils sont devenus le symbole de la richesse des familles

et une surenchère s'opèrent entre les foyers, obligeant les villageois les plus pauvres à participer

néanmoins et à offrir des cadeaux hors de leur portée, pour ne pas « perdre la face ».

En outre, selon cet homme, ces multiples fêtes et célébrations représentent un gaspillage

(lãng phí) de temps et d'argent conséquent, auquel participe activement les membres du comité

populaire, qui « donnent le mauvais exemple » en s'absentant pour assister à ces repas, ne travaillent

pas et s'enivrent. Ces questions, qui peuvent sembler triviales de prime abord, sont néanmoins

représentatives des inégalités sociales en hausse dans ces villages et de l'écart qui se creuse entre les

plus aisés, qui affichent ostensiblement leurs richesses, et une part non-négligeable de villageois

moins fortunés, ou de « communistes » opposés à cet étalage, qui se trouvent néanmoins contraints

de participer à ces fêtes, pour préserver la « paix sociale ».

Ce fossé ne touche pas uniquement les catégories sociales, mais également les générations.

De nombreuses personnes « âgées »350, à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, ont souligné les

changements de mentalité provoqués par l'enrichissement et l'ouverture du pays, l'essor des

télécommunications ou par l'avancée de l'urbanisation. Nous étudierons dans notre prochain

349 Il s'agit de la même personne qui a organisé la rédaction du nouveau règlement communal, hương ươc, dont nous avons parlé dans notre seconde partie.

350 Nous regroupons sous cette appellation « âgée », utilisée par les vietnamiens, tout personne ayant connu la période de subsistance, en opposition au terme « jeune », qui s'emploie pour qualifier les personnes étant nées après les réformes du Đổi mơi.

334

chapitre cette idée d'importation des « fléaux sociaux», qui touchent particulièrement les jeunes, par

la ville, mais pouvons d'ors et déjà souligner l'incompréhension de certains villageois par rapport

aux intérêts et valeurs des jeunes. Moins « doux et calmes » que leurs aînés351, ces jeunes mènent

également des vies moins « simples, économes et honnêtes » et privilégient des activités solitaires,

comme les jeux vidéos, ou mercantiles, paris sportifs, soirées dans les karaokés et dans les bars,

plutôt que des activités communautaires ou sociales.

Le village de Trang Hạ est encore davantage touché par cette différence générationnelle

puisque 3 000 jeunes étudiants, extérieurs au village, y vivent. Bien qu'un membre du comité

populaire perçoive ces jeunes avec une certaine bienveillance, il nous a également rapporté que leur

présence avait considérablement modifié « l'ambiance » du village (2010). Selon lui, ces jeunes,

quelque peu livrés à eux-mêmes car vivant loin de leur famille et ayant peu d'heures de cours,

passent l'essentiel de leur temps à « traîner » dans le village, occupés à leurs « relations

sentimentales », et ce jusque tard dans la nuit, troublant le calme du village.

La situation est d'autant plus complexifiée avec l'arrivée des travailleurs migrants, qui, selon

l'anthropologue Bui Xuan Dinh, « leads to cultural conflicts » et entraîne la dilution ou même la

disparition de la culture villageoise locale352. Il ajoute qu'ainsi, la culture « tangible and intangible

(is) under threat353 », vu le décloisonnement de ces sociétés villageoises, dont nous avons pu

montrer le caractère relativement clos auparavant.

En outre, ces migrants permanents, hors villages de métier, ont un lien distendu avec leur village

d'origine et s'établissent dans des villages dans lesquels ils n'ont pas davantage de liens particuliers,

ce qui implique qu'ils s'investissent peu dans la vie villageoise, lorsque cette possibilité leur est

donnée354.

Enfin, l'arrivée de populations urbaines, dans les khu đô thị mơi comme dans les

« cottages », pose également la question de leur intégration aux communautés villageoises.

Les enquêtes menées dans le xã de Xuân Đỉnh355, district de Từ Liêm, Hà Nội, dont une partie des

terres a été expropriée pour construire la « gated community » de Ciputra, montrent que les liens

entre ces zones et les villages environnants sont souvent limités à leur strict minimum. En effet, les

351 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng (2009)352 De l'Institut d'anthropologie de l'Académie des sciences sociales de Hanoi, propos rapportés dans le journal

Outlook, The price of urbanisation, 2009, p.10353 « provoque des conflits culturels », et « la culture matérielle et immatérielle est menacée »354 Rappelons que les migrants ne sont généralement pas inclus formellement dans les structures politiques et

associatives locales.355 Entretiens au sein du comité populaire de Xuân Đỉnh (2010-2011)

335

nouveaux habitants ne fréquentent le village qu'à la marge, s'approvisionnent très peu dans les

marchés ou commerces, ne sortent pas dans les cafés ou restaurants, et ne participent pas à la vie

sociale ou culturelle du village. Les quelques contacts se font à travers les habitants du village qui

sont parfois embauchés dans cette zone, pour des activités de gardiennage ou de ménage, mais qui

ne constituent cependant pas un facteur d'intégration ou de constitution d'une communauté

territorialisée.

Dans le cas des đại gia, les riches urbains propriétaires de maisons secondaires dans des

villages périurbains, étudiés par To Xuan Phuc, la distance et les conflits avec la population locale

sont d'autant plus prégnants. L'anthropologue révèle:

« Though present in the uplands, the đại gia are not necessarily, and not usually, part of

village social life. In other words the đại gia do not consider themselves members of the

village. In Ba Vì commune, some đại gia refused to make cash contributions to upgrade the

village road, despite the fact that all the other resident villagers, including many poor

households, participated voluntarily in the upgrading fund-raising. One villager referred to

these đại gia as 'very rich but very mean'. My interviews with some đại gia who bought land

in Ba Vì revealed that they held a strong bias against the villagers. They often used words

with negative connotations when talking about their village neighbours, such as bân (dirty),

mất vệ sinh (unhygienic), and lạc hậu (backward)356 » (2011, p.151).

Cette arrivée de population urbaine aisée, aux propres codes et aux propres représentations du

monde rural, peut ainsi potentiellement créer des tensions avec les populations « endémiques » et

les villageois.

Conclusion

Les villages du périurbain, dont les villages de métier, se trouvent ainsi à la confluence du

monde urbain et du monde rural, au centre des intérêts de la sphère privée des investisseurs et

356 « Bien que présents dans les montagnes, les đại gia ne sont pas nécessairement, et généralement pas, partie prenante de la vie sociale villageoise. En d'autres mots, les đại gia ne se considèrent pas comme des membres du village. Dans la commune de Ba Vì, quelques đại gia ont refusé de contribuer financièrement à l'amélioration de la route du village, malgré le fait que tous les villageois, dont de nombreux pauvres, avaient participé bénévolement à la collecte et à la levée de ces fonds. Un villageois décrivait ces đại gia comme 'très riches mais très mauvais'. Mes entretiens avec plusieurs đại gia qui avaient acheté de la terre à Ba Vì ont montré qu'ils ont un avis très tranché sur les villageois. Ils utilisaient souvent des termes péjoratifs pour décrire leurs voisins, comme bân (sale), mất vệ sinh (non-hygiénique), et lạc hậu (attardé). »

336

spéculateurs comme des populations urbaines en quête de meilleures conditions de vie, mais

également au croisement de différents modèles d'organisation sociale, de mœurs et d'organisation

communautaire de la vie locale.

Nous avons tenté de montrer dans ce chapitre selon quelles formes l'urbanisation du delta du

Fleuve Rouge s'opérait, et quels étaient leurs impacts sur des communautés villageoises

anciennement constituées, soumises néanmoins à d'importants changements internes en termes

économiques comme sociaux.

Les villages du proche périurbain sont actuellement confrontés à des défis de réorganisation

et d'intégration à la sphère urbaine inédits, qui interrogent sur leur capacité de réaction et

d'adaptation, mais également sur l'évolution des catégories strictes du rural et de l'urbain, qui

dominent toujours les discours des décideurs comme des populations et continuent à façonner tant

les politiques que les représentations des habitants.

337

CHAPITRE 13

LE RURAL ET L'URBAIN : ÉVOLUTION DES REPRÉSENTATIONS ET DICHOTOMIE DES IMAGES

L'urbanisation exogène, les processus de périurbanisation comme les migrations rurales-

urbaines, outre leurs conséquences concrètes et matérielles, entraînent également des changements

sociaux et symboliques majeurs. Alors que les catégories rurales et urbaines demeurent strictes, d'un

point de vue administratif, ces évolutions internes comme externes de la ville, et des campagnes,

provoquent un « blurring (of) the pure categories of country and city in a process that threatens to

break down the very structure of social order itself357 » (Harms, 2011, p.42). Ces changements sont

en effet perçus, par les autorités publiques comme par les citadins ou les « ruraux », comme

porteurs à la fois de menaces sur le fonctionnement et l'organisation de la ville et de la campagne,

que sur l'identité-même de ces entités.

Tandis que les centres urbains sont déclarés « affectés » par des phénomènes de ruralisation,

les villages du périurbain sont exposés à la propagation des « fléaux » sociaux importés des villes.

Les réponses des pouvoirs publics à ces deux phénomènes, considérés comme néfastes pour les

espaces urbains comme pour les espaces ruraux, visent à renforcer la « pureté » de ces catégories, et

à maintenir leur rôle fonctionnel comme symbolique.

Avant d'étudier ensuite la dimension administrative de ces catégories et leurs conséquences, ce

chapitre vise à présenter et analyser l'évolution des discours et des politiques sur le rural et l'urbain

et à montrer le maintien de cette dichotomie des représentations, bien que le sens accordé à ces

différents espaces a évolué au gré des circonstances et des contextes politiques comme

économiques.

Après avoir brièvement introduit la perception des villes et des campagnes dans le corpus

idéologique communiste, nous exposerons les représentations contemporaines de ces espaces, puis

les politiques mises en place pour favoriser le maintien de ces catégories conceptuelles.

357 « brouillage (des) catégories de campagne et de ville dans un processus qui fait poser la menace d'un effondrement de la structure et de l'ordre social-même »

338

I. Changements idéologiques : du biais rural au biais urbain

Les prémices de représentations opposées de la ville et de la campagne sont antérieures à la

prise de pouvoir des communistes, et le régime féodal considérait déjà la suprématie culturelle de la

campagne sur la ville. Selon Trần Ngọc Thêm (2008, p.302), la ville était perçue comme « un

ramassis d'aventuriers de toutes provenances », sans communauté propre, culture vernaculaire,

valeurs villageoises partagées ou solidarités entre les habitants. Selon lui, la ville aurait donc été

constituée de l'accumulation de migrants rejetés de leur propre village, cherchant anonymat ou

fortune dans les centres urbains naissants, ces agglomérations ne constituant pas de communautés

sociales et culturelles. L'historien ajoute que cette mentalité « trọng nông (pro-campagne) ức

thương (anti-ville) se manifeste partout » (ibid.) à cette époque, et trouve en partie ses racines dans

la dichotomie du Yin et du Yang. « La campagne stable, tranquille, refermée sur elle-même est du

Yin » tandis que « la ville active, ouverte, est du Yang » (2008, p.304), ce qui expliquerait

également que les villes n'aient « jamais pu s'émanciper de l'influence et de l'emprise de la

campagne » (2008, p.304).

Bien que Trần Ngọc Thêm décrive dans ces termes la pensée « dominante » sur les villes,

l'ancienne Hà Nội, Thăng Long, a largement été fondée à partir de villages ruraux s'implantant dans

le nouveau quartier commercial du Ke Chợ, et de communautés qui amenèrent avec elles leur mode

d'organisation sociale villageoise, leurs rites, comme leurs modes de vie. Papin (2003, p.167)

souligne par exemple qu'« un des éléments unissant village urbain et village d'origine est lié au

politique. Le fait même que le village urbain possédait un đình, c'est-à-dire un bâtiment

typiquement rural destiné à abriter les réunions de la communauté villageoise » révélait cette

continuité du mode d'organisation rurale, importé en ville, et était « la marque de la ruralité au cœur

de la ville ». En outre, Hà Nội s'est progressivement constituée par l'absorption de villages

périphériques, entrant dans la sphère administrative urbaine, mais conservant les bases, au moins

dans un premier temps, de leurs organisations politique et culturelle villageoises.

Malgré tout, cette domination symbolique comme matérielle du monde rural sur le monde

urbain a perduré sous la colonisation française et durant la période collectiviste de 1954 à 1986.

Durant cette dernière période, le gouvernement communiste a en effet tenté de contenir le

développement urbain en encourageant l’économie agricole au détriment du secteur urbain tertiaire

et en adoptant une politique de contrôle des populations visant à maintenir les paysans dans les

campagnes. Alors que l'histoire du peuplement et du développement de la région hanoienne réside

précisément dans ce lien ville-campagne, dans les échanges, les liens poreux, les flux d'hommes, de

339

richesses et d'activités, les communistes, dans leur discours comme dans leur pratique, ont cherché à

séparer ces deux entités.

Les politiques mises en place à cette époque relevaient de considérations pragmatiques

comme de l'idéologie communiste. Tout d'abord, les bombardements répétés et massifs sur Hà Nội

conduisirent les pouvoirs publics à organiser l'évacuation des citadins vers les campagnes. Ainsi,

Logan (2000, p.158) rapporte que « the evacuation program reached its peak in early 1968, by

which time, according to Western correspondents, about one-third to one-half of the populations of

Hà Nội, Haiphong and other major cities were evacuated to rural areas358».

Le mouvement d'exode des populations ne fut néanmoins pas linéaire, et certaines phases de

pause dans les bombardements américains voyaient le retour de nombreux citadins. Logan (2000,

p.176) rapporte ainsi que « at first, Hà Nội’s population had fallen from 643,000 in 1960 to an

estimated 400,000 in 1967-68, before rising to 1.2 million during the gap in bombing from

November 1968 and April 1972. Then, with renewed bombing from April 1972, the evacuation

program resumed, eventually bringing the total number of Hà Nội residents leaving the city to as

many as 700,000, that is, 60 percent of the population of metropolitan Hà Nội and 75 percent of the

population of inner city Hà Nội. This exodus reduced Hà Nội’s population to 480,000 by the end of

1972359».

Ces migrations ne furent pas uniquement liées à des questions de sécurité, mais découlèrent

également des stratégies de contrôle et d'aménagement du territoire par les communistes au pouvoir.

Il s'agissait à la fois de mieux répartir la population sur l'ensemble du nord-Vietnam et d'en

exploiter les ressources, dans un premier temps, mais également d' « abattre le 'monstre urbain' (ce

qui) supposait de reconstruire la campagne et, partant, de la repeupler » (Papin, 2003, p.44). Se met

donc en place une « politique de désurbanisation et de « dispersion » des unités de production »

(Musil, 2013, p.39) et la recherche de destruction de la classe moyenne afin de « faire pièce aux

'habitudes bourgeoises' que le nouveau régime attribuait, par nature, aux citadins » (Papin, 2003,

p.62).

358 « le programme d'évacuation atteignit son apogée au début de l'année 1968, date à laquelle, selon les correspondants occidentaux, d'1/3 à la moitié des habitants d'Hanoi, Hai Phong et des autres villes majeures avaient été évacués dans les zones rurales »

359 « au début, la population d'Hanoi était tombée de 643 000 habitants en 1960 à 400 000 habitants estimés en 1967-68, avant d'augmenter jusqu'à 1.2 million d'habitants pendant l'arrêt des bombardements de novembre 1968 à avril 1972. Puis, avec la reprise des bombardements en avril 1972, le programme d'évacuation reprit, entraînant le départ de près de 700 000 résidents hanoiens, c'est-à-dire 60% de la population de la métropole hanoienne et 75% de la population du centre d'Hanoi. Cet exode réduit la population d'Hanoi à 480 000 habitants à la fin de l'année 1972 »

340

Concrètement, ces politiques visèrent à transformer la ville, et à la faire passer d'une ville

consumériste à une ville productive : de 1955 à 1985, des usines furent implantées en périphérie de

la ville coloniale avec l'aide russe comme à Thượng Đình, Vĩnh Tuy, Thanh Trì, ou Minh Khai,

souvent associées à la construction de complexes d'habitation socialistes inspirés du modèle

soviétique du microrayon360.

En outre, le système administratif introduit à l'époque se fondait et accentuait la distinction

rural-urbain, incluant dans ces catégories binaires des formes de peuplement et des territoires

auparavant distincts361. De même, cette individualisation du rural et de l'urbain était renforcée par le

contrôle des mouvements de population, « maintenues » à la campagne par le système des hộ khâu,

passeports intérieurs, qui limitèrent considérablement les migrations officielles vers la ville.

Un changement idéologique finit néanmoins par s'opérer dans les années 1990, dans la foulée

du lancement des grandes campagnes d'industrialisation et de modernisation du pays (công nghiệp

hóa, hiện đại hóa). Une politique du développement plus favorable aux villes a en effet commencé

à être introduite par les autorités nationales, reconnaissant le rôle moteur des villes dans la création

d’un « pays riche, d’une économie forte et équitable et d’une société civilisée ». Ce changement de

parti-pris s'est rapidement traduit par l'assouplissement du contrôle des populations, et par

d'importants investissements publics, soutenus par la reprise de l'aide publique au développement

des pays occidentaux, en matière d'infrastructures notamment.

Actuellement, le rôle des centres urbains dans le développement global du pays est largement

identifié par les pouvoirs publics, qui accompagnent tant la création de triangles de croissance de

régions urbaines362 que l'urbanisation des hinterland ruraux des grandes villes ou le développement

d'un réseau de villes secondaires sur l'ensemble du territoire.

Les statistiques récentes de la Banque Mondiale363 confirment d'ailleurs l'importance des

centres urbains dans l'économie nationale, qui contribuaient en 2009 à plus de 50% du PIB national,

les métropoles d'Hồ Chi Minh Ville et d'Hà Nội participant quant à elles à hauteur respectivement à

21% et 12% de ce PIB.

Cette identification du potentiel des villes dans le développement du pays se double en outre

d'une évolution du discours des pouvoirs publics sur ces villes. D'un biais « anti-urbain », la

360 Les KTT, khu tập thể, littéralement « zones collectives » de Kiem Liên, Thanh Xuân, Trung Tự ou Nguyễn Công Trứ par exemple. De 1961 à 1963, Logan rappelle par exemple que 99 700 m2 de logements furent construits selon ce principe (2000, p.204)

361 Pour rappel, cette citation de Marr (2004) dans notre chapitre 2 « as we look at the four-tier (centre, province, district, commune) governing-system which has prevailed in Vietnam since 1945, it is easy to forget the prior existence of prefectures, upland districts (châu), cantons, fishing villages (vạn), artisan clusters (so) and the like »

362 En particulier les triangles de croissance Hô Chi Minh-Ville, Biên Hòa et Bà Rịa-Vũng Tàu au sud, et Hanoi, Quảng Ninh et Hải Phòng au nord.

363 Banque Mondiale, Vietnam Urbanization Review, Technical Assistance Report (2011)

341

propagande nationale est en effet actuellement marquée par un fort virage conceptuel et

idéologique, qui voit maintenant dans la ville la principale source de modernisation et de

civilisation du pays.

II. Les représentations contemporaines : la dichotomie rurale-urbaine et l'ambiguité du périurbain

Les représentations qui prévalent actuellement sont marquées par un jugement déterministe

des territoires. Pour les résumer de façon volontairement caricaturale, l'urbain est moderne et

civilisé, le rural pur et nourricier, et le périurbain est, selon Harms un « edge : anomalous interface

of the rural countryside and the urban fringe364 » (2011, p.2), dénigré comme idéalisé.

1. La ville, lieu de « civilisation »

Tout d'abord, la ville est perçue comme un lieu de vie « civilisé ». Ce terme, văn minh,

recouvre une acceptation plus large en vietnamien que dans d'autres langues : il ne s'agit pas

seulement d'un mode de vie, d'une façon de se comporter, mais également de caractéristiques

matérielles très concrètes. Pour DiGregorio (2009, p.19), « for many, and in different ways, a

civilized life means having clothing and shoes that are not patched or worn; having an education

that allows them and their children to integrate with the modern world; having running water and

flush toilets in their homes, and having a life free of the dirt and odors of rural life365 ». L'urbaniste

révèle d'ailleurs, dans son étude sur la perception des effets de l'urbanisation, que pour 92% des

villageois enquêtés, l'« urbanization offers rural people opportunities to live a more civilized life366»

(ibid.).

La ville est moderne parce qu'elle possède les infrastructures et les équipements nécessaires

pour faciliter la vie, parce qu'elle est le lieu de l'innovation et parce qu'elle revêt en premier les

marques d'internationalisation du Vietnam et d'accès à des produits de consommation mondialisés.

Bien que ces produits finissent par arriver, et de plus en plus rapidement, jusqu'au périurbain et à la

campagne, ils continuent à provenir de la ville ou ne demeurent accessibles qu'en ville.

364 « frontière : une interface anormale entre la campagne rurale et la frange urbaine »365 « pour beaucoup, et de façon différente, une vie civilisée veut dire avoir des vêtements et des chaussures qui ne

sont pas rapiécés ou déchirés ; avoir un système éducatif qui leur permet ou permet à leur enfant d'intégrer le monde moderne ; avoir de l'eau potable et des toilettes avec chasses d'eau dans leur maison et avoir une vie libérée de la saleté et des odeurs de la vie rurale »

366 « l'urbanisation offre aux populations rurales des opportunités de vivre une vie plus civilisée »

342

Nous faisons ici référence aux cinémas, cafés branchés367, restaurants ou centres commerciaux qui

sont toujours absents du périurbain, mais qui sont perçus comme des symboles de l'intégration du

pays au sein d'une Asie moderne rêvée368, modèle à suivre tant pour les pouvoirs publics

vietnamiens dans leur rêve de grandeur, que par les jeunes urbains fascinés par les cultures et modes

de vie notamment véhiculés par les dramas, séries télévisées asiatiques au succès retentissant au

Vietnam.

Cette recherche de ville moderne et civilisée se traduit tant dans les discours, dans les modes

de vie et de consommation que dans les produits immobiliers privilégiés par les investisseurs, les

pouvoirs publics et les citadins. Il s'agit de proposer la création de nouveaux paysages urbains,

internationalisés, ce qui passe également par le contrôle des espaces publics, nous y reviendrons.

Selon Douglass369, cet intérêt pour des produits immobiliers internationaux, dont les khu đô

thị mơi, a « a great deal to say about the type of society they envisage in the spaces they are

producing370 », témoigne du renversement des sources d'influences et marque l'attrait général pour

des formes standardisées, en tous cas physiquement, de logement ou de consommation. Douglass

ajoute que « by appealing to global linkages, these projects reorient the identity of city away from

its basis in the local culture, and indigenous production of space371 », renforçant l'idée que le

développement urbain est source tant de modernité et de civilisation, que d'un rattrapage du pays

sur des pays plus « avancés »372.

Similairement au dogme communiste de « changer la ville pour changer la vie », ces projets

fondamentalement capitalistes visent à la fois à introduire de nouvelles formes architecturales et à

véhiculer des nouveaux modes de vie et une nouvelle culture urbaine.

Le succès de ces nouvelles zones urbaines à créer une nouvelle « culture résidentielle »373

reste néanmoins limité, puisque des études récentes, comme celle de Boudreau et Labbé (2011)374,

montrent que les habitants de ces zones tendent à maintenir leurs utilisations des espaces, importent

367 Les cà phê cao cấp, littéralement café « supérieur ». Le terme cao cấp sert également à caractériser tout établissement « de standing ».

368 avec la Corée du Sud, Hong-Kong ou Singapour en ligne de mire369 Communication « Globalization on edge : fleeing the public sphere in the (peri-)urban transition in southeast

asia, présentée lors du colloque Hanoi Millenium, 2010. 370 « beaucoup à dire à propos du type de société qu'ils envisagent dans les espaces qu'ils produisent »371 « en recourant à des référents mondiaux, ces projets réorientent l'identité de la ville loin de ses racines dans la

culture locale et de sa production indigène de l'espace »372 Pour rappel, nous évoquions dans notre introduction, en nous appuyant sur les travaux de Woodside (1998), la

volonté de rattrapage et de contrôle du temps des pouvoirs publics vietnamiens, qui voient dans l'urbanisation et l'industrialisation rapide et massive du pays la possibilité de « sauter » des étapes de développement pour entrer directement dans la catégorie des pays développés.

373 Ambition affichée par exemple par les entrepreneurs coréens en charge de la construction de la « ville nouvelle » de Na Bhe, à Hồ Chi Minh Ville.

374 « Les nouvelles zones urbaines à Hanoi : ruptures et continuités avec la ville », Cahiers de géographie du Québec, vol. 55, n° 154, 2011

343

leurs modes de vie et leurs liens avec les quartiers environnants et contrecarrent ainsi les plans

initiaux de transformer les pratiques des citadins.

Enfin, l'idée du caractère civilisé de la ville vient de ses fonctions culturelles, patrimoniales

et politiques. Siège du pouvoir, des musées, de l'opéra ou d’emblèmes culturels nationaux, comme

le Văn Miếu, le temple de la littérature, la ville accueille les nouveaux lettrés et érudits, dont le

pouvoir symbolique comme matériel demeurent important dans cette société toujours confucéenne.

Des villageois de Sơn Đồng, intégrés dans les limites administratives urbaines de la capitale depuis

2008, soulignaient d'ailleurs que le village devait « être digne de la capitale » ou que les villageois

souhaitaient « participer à l'embellissement de la capitale », témoignant ainsi du caractère spécial de

la capitale vietnamienne, siège du modernisme, bien qu'Hồ Chi Minh Ville soit plutôt la référence

urbaine en la matière, et siège de la tradition culturelle du pays.

2. La campagne, terreau de la société vietnamienne, symbole de la tradition et ressource nourricière du pays

Sans revenir de façon approfondie sur les perceptions très mélioratives du rural, largement

issues du mythe du village vietnamien et de la perception de la campagne sous la période féodale, la

campagne demeure néanmoins dans l'imaginaire collectif le lieu de fondation de « l'identité »

vietnamienne, la base de l'organisation collective, mais également le rempart du pays, protégeant la

tradition culturelle et sociale nationale contre les influences internationales.

En outre, la campagne continue tant à produire des richesses qu'à nourrir les villes et le pays dans

son ensemble, et reste l'espace de lien avec la nature et un environnement théoriquement plus sain.

Les références à cette campagne idéalisée et traditionnelle (truyền thống) continuent en effet de

marquer le discours des pouvoirs publics, tout comme la culture populaire375.

En ville, cette nostalgie d'une campagne rêvée se manifeste également dans la multiplication

des restaurants ou cafés « which are often named to evoke the rural—“The Thatched Roof Café”,

“The Homeland Restaurant”, etc. But nostalgia is also already being extended to imaginings of a

past-Hà Nội, with restaurants such the “Quán Ăn Ngon” (Delicious Eating Place) where patrons

order from a menu of street foods which are prepared at “stalls” situated around the perimeter of the

restaurant; this set-up tames, sanitizes, and romanticizes street-food as something already lost to the

375 De nombreux films, séries télévisées ou chansons (Quê Hương, Quê Hương Bỏ Lại, etc.) témoignent en effet de la nostalgie de la campagne et exaltent son charme.

344

modern middle class and its aspirants 376» (Drummond, 2012, p.89).

L'attrait des citadins pour la campagne apparaît de même dans la fréquentation en hausse des

lieux de culte dans les villages, des pagodes anciennes, ou dans leur participation aux nombreux

festivals organisés dans les villages, à l'occasion des célébrations des fondateurs des métiers, par

exemple. Enfin, le succès rencontré par le musée d'ethnographie de Hà Nội, qui expose tant

l'artisanat des minorités ethniques que le travail des artisans du delta est révélateur de ce goût pour

« l'exotisme » du rural. De même, certains villages proches de la capitale accueillent un tourisme

domestique important, à l'occasion des week-ends, comme Bát Tràng, village de céramique et

poterie, Vạn Phúc, village de la soie, ou Đường Lâm, surnommé Làng cổ – le village ancien,

« emblème » des villages ruraux préservés, qui possède toujours des maisons centenaires, des rues

pavées et qui attire les familles hanoiennes en quête d'authenticité. Cependant, l'authenticité n'est

pas le seul critère d'attraction, puisqu'a par exemple été créé un parc à thème dans la commune d'An

Khánh, le Bảo Sơn Paradise Park, qui reproduit l'ancien quartier des 36 rues, lorsqu'il présentait

encore des traces rurales de leur village d'origine, et qui accueille des artisans, faisant démonstration

de leur métier, dans le cadre « moderne » et aseptisé du parc.

3. Le périurbain, quand la dichotomie rurale-urbaine s'efface devant les faits et les pratiques

Entre la ville moderne et la campagne traditionnelle se trouvent ces espaces d'entre-deux, qui

n'entrent dans aucune de ces deux catégories et suscitent des jugements et des stéréotypes

contraires. La vision des districts périurbains, et des villages de métier, est par conséquent à

l'intersection des représentations. Comme souligné par Harms, travaillant sur le district de Hóc

Môn, à Hồ Chi Minh Ville, « all of the outer-city districts are both denigrated as 'nasty' (ghê quá)

and also idealized as an important greenbelt. The outer city is a 'wasteland' (đất hoang) and also a

source of vegetables, produce, meat, poultry; the districts are denigrated as dirty and celebrated as

lungs for the city377 » (2011, p.53).

Cette dualité et ces caractéristiques contraires de ces espaces et de leurs représentations ne

concernent pas uniquement leur rôle économique, mais également leur morphologie, leurs usages,

376 « qui sont sommés pour évoquer le rural – 'le café au toit de chaume', 'le restaurant de la terre natale', etc. Mais la nostalgie commence déjà à être étendue à un imaginaire de l'ancienne Hanoi, avec des restaurants comme 'Quán Ăn Ngon' (restaurant délicieux) où les clients commandent des plats à partir de menus typiques de la cuisine de rue, préparés dans des 'étals' situés tout autour de la salle de restaurant. Cette configuration apprivoise, assainit et romantise la cuisine de rue comme quelque chose qui aurait déjà été délaissé par la classe moyenne moderne et ses aspirants »

377 « tous les districts périphériques de la ville sont à la fois dénigrés en tant que lieux « horribles » et idéalisés en tant qu'importante ceinture verte. L'extérieur de la ville est à la fois un dépotoir et la source de légumes, de fruits, de viande, de volaille : les districts sont qualifiés de sales et sont célébrés comme les poumons de la ville »

345

et leurs modes de vie.

Illustration 14. Images du périurbain sale, pollué, « inabouti »

Source : auteur (2009) ; Fanchette (2009)

Le paysage du périurbain est en effet physiquement marqué par ce rôle d'interface, et les

images contrastées qui s'y expriment rendent cet espace transitoire « laid » : ni réellement rural,

puisque les terres agricoles disparaissent pour laisser place à des constructions en cours ou à l'arrêt,

ni réellement urbain, puisque les infrastructures sont insuffisantes et les équipements obsolètes. Le

périurbain est ainsi un mélange d'images hétéroclites, signes d'une transition inachevée et d'un état

changeant, qui ne correspond ni à la modernité urbaine, ni à l'image de la tranquillité rurale.

Un parcours des villages de métier révèle d'autant plus cet aspect dual : les usines à ciel ouvert,

autrement dit les zones industrielles des villages de métier, côtoient des maisons rurales, des

sentiers communaux en brique, des vestiges architecturaux anciens, pagodes ou maisons

communales, des villas « urbaines » aux couleurs criardes, des petits commerces urbains de vente

de téléphonie mobile, tandis que s'amoncellent à côté des rizières toujours cultivées les ordures

rejetées et les matériaux de construction entreposés sauvagement. Ces « paysages » contrastés

contribuent ainsi à déprécier l'image de ces villages, inaboutis, en cours d'évolution, et soumis à des

influences contraires.

346

Outre l'impact des paysages, la perception des villages de métier, et en particulier des

villages spécialisés dans la transformation agro-alimentaire, s'est également dégradée depuis

quelques années à la suite de plusieurs scandales sanitaires. De produits artisanaux recherchés,

requérants un savoir-faire particulier, les productions provenant des villages de métier sont

actuellement critiquées pour n'être ni de qualité artisanale, ni de qualité industrielle, et

potentiellement plus contrôlés.

La Phù par exemple, district d'Hoài Đức, commune spécialisée dans le textile et la

fabrication de bonbons et confiseries, s'est ainsi retrouvée au cœur d'un scandale dont la presse s'est

faite écho378 : une « descente » de policiers du district et de responsables des services sanitaires de la

province dans plusieurs ateliers a en effet révélé l'utilisation d'huile de cuisson récupérée des

restaurants du district pour faire frire les confiseries locales. Non seulement cette huile avait servi

deux fois, dans un premier temps pour la viande puis pour ces bonbons, mais ses conditions de

stockage et la salubrité des ateliers ont conduit à la fermeture de ces entreprises et, par effet de

capillarité, ont porté atteinte à l'image du village dans son ensemble. Bien que les gens savaient déjà

que ces confiseries n'étaient pas de bonne qualité379, la découverte de leurs véritables conditions de

production a conduit à l'insinuation, dans l'esprit des consommateurs urbains, marché cible de ces

produits, que les villages de métier produisaient, à tout prix et en utilisant tous les moyens

disponibles pour réduire les coûts, des produits non seulement de mauvaise qualité, mais aussi

potentiellement dangereux pour la santé.

Dans la commune de Xuân Đỉnh, dont une partie des habitants fabrique des bánh trung thu,

les gâteaux traditionnels pour la fête de la mi-automne, et des mứt380 pour le Tết, des journalistes ont

également mené des enquêtes sur place, révélant des conditions de production « non-

hygiéniques »381. Les répercussions de ces articles se sont fait sentir dès les fêtes suivantes, où

certains artisans nous ont révélé que la venue directe de clients hanoiens avaient fortement diminué,

conduisant une partie des artisans à cesser leurs productions pour les célébrations ultérieures. Ces

clients se sont très probablement réorientés vers des produits industriels, de nombreuses sociétés

comme Kinh Đô, Hữu Nghị ou Hải Hà étant très présentes sur ce marché, ouvrant des boutiques

provisoires dans la ville quelques semaines avant ces fêtes, et attirant une clientèle grandissante,

prête à payer davantage pour une qualité « industrielle », sous-entendue ici plus hygiénique et sûre.

378 Notamment dans les articles de An ninh thủ đô (04.12.09), Dùng dầu, mỡ “bân” để chế biến thức ăn (Utiliser de l'huile et de la graisse « sale » pour transformer les aliments) et de Lao Động (28.10.13), Dầu mỡ bân « dạo phố » (Huile et graisse « de rue »)

379 Il s'agit principalement de sachets de bonbons individuels ou autres « bim bim» en vietnamien, dont le coût est très faible et la qualité médiocre.

380 Un genre de fruit confit381 Entretien avec une artisane du thôn Dong, où l'activité est principalement concentrée (2010).

347

En fait, les consommateurs sont largement trompés sur la qualité de la marchandise, puisqu'ils

ignorent que ces grosses entreprises se fournissent largement à Xuân Đỉnh pour les matières

premières, toujours produites selon les conditions des villages de métier, lorsque ces entreprises

n'achètent pas directement ces gâteaux et se contentent de les conditionner382.

Ces scandales n'affectent pas seulement les villages directement concernés, mais touchent

l'ensemble des villages de métier, suscitent la méfiance des consommateurs et contribuent

également à cette évolution des perceptions et représentations de ces villages.

Ils influencent également les formes de consommation des citadins, en particulier des plus aisés et

des catégories sociales supérieures, qui ont la possibilité d'accéder aux supermarchés et de s'y

fournir en denrées alimentaires plutôt que dans les marchés de bord de route, les marchés en plein

air ou couverts, et auprès des vendeurs ambulants.

Dans une étude sur les systèmes de l'alimentaire et de sa distribution, Figuié et Moustier soulignent

les principales causes d’attractivité des supermarchés, toutes populations confondues, même si les

plus pauvres y ont un accès limité, faute de ressources mais également par crainte de « détonner ».

Ainsi, les chercheuses révèlent que :

« The perceived advantage of supermarkets resides in the diversity and the quality of goods

that they stock (for 70% and 77% of the survey respondents, respectively) and for that reason,

everyone feels that higher prices are justified. With regard to the quality of the products sold

in supermarkets, some of the focus group participants are not satisfied with the freshness and

the taste of fruits, vegetables and meat sold in supermarkets compared to wet markets, but

most emphasize the safety of the products sold in supermarkets: people believe that

supermarkets undertake regular and extensive safety controls of their supply and that this is a

way of eliminating sub-standard produce383» (Figuié et Moustier, 2009, p.214).

L'image des districts périphériques en tant que zone nourricière, produisant riz, fruits et légumes

382 Entretien auprès du câu lạc bộ de Xuân Đỉnh, l'association du village de métier local. Selon cet entretien, 60% des gâteaux vendus à Hanoi proviendraient de Xuân Đỉnh, 90% si l'on prend également en compte la fourniture de matières premières par ce village. Ces chiffres, bien qu'excessifs selon nos connaissances, révèlent néanmoins le poids du village dans ce marché, mais également les stratégies commerciales et marketing des industriels.

383 « L'avantage perçu des supermarchés réside dans la diversité et dans la qualité des produits qu'ils fournissent (pour 70% et 77% des enquêtés, respectivement) et, pour cette raison, tout le monde considère qu'un prix plus élevé est justifié. Concernant la qualité des produits vendus dans les supermarchés, certains participants de l'échantillon enquêté ne sont pas satisfaits par la fraîcheur et le goût des fruits, légumes et viandes vendus dans les supermarchés, comparés au marché, mais la plupart insiste sur la sécurité des produits vendus dans les supermarchés : les gens pensent que les supermarchés mènent des contrôles sanitaires réguliers et approfondis de leurs produits et qu'ils éliminent ainsi ceux ne correspondant pas à un certain standard ».

Un point de vue qui pourrait néanmoins s'éroder avec les scandales touchant également les produits vendus en supermarchés. Une étude menée par le Center for Study and Consultation on Consumerism (CESCON), révélait cet été qu'environ 80% des nouilles de riz testées, sous toutes leurs formes, vendues dans des supermarchés et marchés, contenaient des substances toxiques, dont du tinopal, un détergent industriel (75% of Vietnamese pho samples found toxic: food tests, Truoi Tre News - 30.07.13).

348

non-pollués, évolue par conséquent, et disparaît progressivement à mesure que la presse,

notamment, révèle ces affaires ou rapporte l'extrême pollution des terres « rurales ».

Les frontières des catégories rurales et urbaines sont donc de plus en plus brouillées par

l'évolution des espaces et des populations qui y vivent, de leurs usages comme de leurs

représentations, conduisant les pouvoirs publics à renforcer tant leur discours de propagande que

leurs actions concrètes pour maintenir cet outil de distinction et de politique.

III. Préserver la pureté des catégories symboliques : la distinction rural-urbain comme outil de gouvernance

Ces représentations dominantes, bien que généralisatrices et non-partagées par l'ensemble de

la population, révèlent néanmoins le maintien d'un discours et d'une vision dichotomique des

territoires, de leurs usages, de leurs modes de vie comme de leur structure organisationnelle.

En passant du discours aux actes se dessine la tentative des pouvoirs publics de conserver et de

maintenir, stratégiquement, ces catégories urbaines-rurales, et de s'en servir comme un outil de

propagande et d'acceptation des politiques.

Préserver la « pureté » de ces divisions apparaît dès lors comme le fil conducteur des

politiques d'aménagement : déruraliser la ville et instaurer un ordre urbain moderne et civilisé, et, au

même moment, protéger la campagne et le périurbain des fléaux sociaux, qui trouveraient leur

origine dans la ville.

1. Lutter contre la ruralisation des villes et les usages « non-civilisés » des centres urbains : l'établissement d'un nouvel ordre urbain et la privatisation des espaces

Tout d'abord, depuis la fin des années 90, les politiques de modernisation et de civilisation se

sont attachées à évacuer certains modes de vie « ruraux » des centres urbains tout en en conservant

et encourageant le maintien d'une organisation communautaire locale proche de celle prévalant dans

les villages. Il s'agit par conséquent de faire un tri entre l'importation d'usages de l'espace et de

pratiques jugés « rétrogrades » et la préservation des mœurs et coutumes positives, aux fondements

du mythe du village vietnamien.

Les campagnes de propagande et la mise en place de mesures contre les vendeurs ambulants,

349

majoritairement ruraux, migrants pendulaires comme migrants « permanents », sont révélatrices,

selon DiGregorio, du « desire to de-link cities from the countryside (2009, p.8) ». L'urbaniste

identifie dans ces politiques locales à la fois une attaque contre ces migrants mais également

« against the rural culture that produces them384 » (ibid.).

Hayton identifie l'année 2003, avant la tenue des jeux asiatiques, et une exposition médiatique

internationale, comme réel point de départ de ces campagnes officielles de promotion d'une vie văn

minh, civilisée, dont le but principal était de « clearing away the old street life » (2010, p.51).

Cependant, le journaliste souligne que ces « periodic attempts to clean up the streets, particularly

when the city is hosting a large international event, are swiftly reversed once the campaigns are

over385» (2010, p.52) et que les effets de ces campagnes à moyen terme sont limités.

Pourtant, les autorités de la ville d'Hà Nội, notamment, continuent régulièrement à promulguer de

nouveaux décrets et directives visant à remplacer progressivement ces vendeurs de rue par des

supermarchés, à inciter les citadins à mener leurs activités domestiques dans leur foyer, et non sur

les trottoirs, transformant ainsi progressivement les rues de lieux de vie et de sociabilité à lieux de

circulation et de consommation.

Ainsi, le comité populaire de Hà Nội a réitéré ses tentatives de suppression du commerce

ambulant en juillet 2008, en interdisant l'accès des marchands à 62 rues et 48 sites touristiques386.

Outre la nécessité, d'après les pouvoirs publics, d'interdire ce commerce pour fluidifier la

circulation, les références aux idées de civilisation étaient très présentes dans l'argumentaire officiel.

Ainsi, le maire adjoint de l'arrondissement Hoàn Kiêm, centre historique de la ville, Mr Lâm Quôc

Hùng, déclarait : « nous sommes bien décidés à faire de Hà Nội une capitale au mode de vie

civilisé ». Au même moment, le vice-président du comité populaire d'Hà Nội, Phi Thái Bin,

soulignait la volonté des pouvoirs publics de « rétablir l'ordre urbain et d'édifier un modèle de

'civilisation urbaine' dans la capitale ». Concrètement, les commerçants ambulants poursuivant leurs

activités dans les zones concernées sont dorénavant légalement exposés à des amendes de 100 000 à

un million de đồng387, et, officieusement, à la saisie de leurs marchandises par les policiers.

Les autorités de la ville se défendent néanmoins de vouloir totalement interdire l'accès à la ville à

ces marchands, mais souhaitent, selon les propos du président du comité populaire, Nguyên Thê

Thao à « le (commerce ambulant) regrouper, le canaliser, dans des endroits déterminés pour une

384 « désir de dé-lier les villes des campagnes », « contre la culture rurale qui les produit »385 « débarrasser la ville de l'ancienne 'vie de rue' », « les effets de ces tentatives périodiques de nettoyer les rues,

en particulier lorsque la ville accueille un important événement international, sont rapidement inversés lorsque les campagnes sont terminées »

386 Aujourd'hui, début de l'interdiction du commerce ambulant à Hanoi – Le Courier du Vietnam, 01/07/2008387 Les trottoirs de Hanoi retrouvent leur beauté et leur fonction – Le Courier du Vietnam, 02/07/2008

350

meilleure gestion et aussi pour préserver l'esthétique de la capitale, œuvrer pour un mode de vie

plus civilisé ». Il s'agit donc de « changer les habitudes et le mode de vie des habitants », selon le

porte-parole du comité, Nguyên Thinh Thành.

Cependant, les « endroits déterminés » auxquels le président du comité populaire fait

référence sont majoritairement d'anciens marchés couverts reconstruits et modernisés sous la forme

de centres commerciaux, dont les loyers sont bien supérieurs aux capacités financières que ces

marchands ambulants peuvent mobiliser. Pour Hayton (2010, p.55), derrière ce discours civilisateur

se cache en fait « a process of expropriating informally owned property from the poor and giving it

formally to the rich388».

Cette même recherche de transformation des nombreux services informels, ou des utilisations

illégales des espaces, se retrouve dans les campagnes menées contre les restaurants de rue,

surnommés quán bụi, restaurants de poussière, ou contre les petits cafés s'étendant sur les trottoirs,

avec leurs chaises en plastique.

Illustration 15. Des usages « non-civilisés » des espaces publics urbains

Source : auteur (2009 ; 2010)

388 « un processus d'expropriation des propriétés informelles des pauvres pour les attribuer formellement aux riches »

351

À travers ce type de campagne et d'action de répression concrète se manifestent en partie les

ressorts sous-jacents de cette idée de modernité. La modernité n'est pas uniquement perceptible à

travers l'accès à des infrastructures, des logements ou services « modernes », mais surtout à travers

l'établissement progressif de cet ordre urbain. Les comportements policés, le respect des lois et la

mise en place de régulations respectées sont en fait la principale recherche de modernité.

Outre ce recours à des mesures coercitives contre les marques d'utilisation « rurale » des

espaces urbains, des campagnes de propagande sont également organisées, afin d'inciter les citadins

à respecter un certain nombre de règles dans leurs vies quotidiennes et dans leurs rapports avec leur

voisinage, ironiquement inspirés des valeurs supposément présentes dans les campagnes.

Ainsi, existe au comité populaire d'Hà Nội un bureau « of civilised living and cultured family »

dont le but est de promouvoir certains modes de vie à travers la délivrance de certificat de famille

« culturelle », de gia đình văn hóa, aux foyers de la ville. Chaque mois de janvier, les chefs de khu

phố ou de tổ dân phố vont ainsi à la rencontre des foyers de leur zone, pour évaluer leur respect des

critères de sélection, qui sont regroupés dans quatre catégories principales, rapportées par Hayton

(2010, p.68) : « having a harmonious and progressive family ; improving the material and spiritual

life of the family ; strengthening mutual assistance within the neighbourhood ; fully implementing

citizens' responsibilities389 ». Les familles sont donc évaluées puis notées sur chacun de ces aspects,

et les foyers éligibles sont présentés, dans un premier temps au sein du khu phố concerné, pour

recueillir l'opinion du voisinage, puis sont validées par le phường.

Dans le cas où une famille soit reconnue en tant que gia đình văn hóa, un certificat lui est

délivré, qui sera souvent affiché sur la porte des réfrigérateurs et pourra, à l'occasion, justifier ou

appuyer une demande particulière. En outre, l'attribution de ces certificats a également une autre

portée locale : en effet, dans le cas où un khu phố possède plus de 80% de gia đình văn hóa, il

obtiendra le titre de khu phố văn hóa, qui, bien qu'ayant une valeur plus symbolique

qu'opérationnelle, confère tout de même un certain prestige au quartier.

Enfin, toute marque de ruralité n'est pas nécessairement menacée par ces politiques

publiques et une distinction est à opérer entre des traces rurales considérées comme rétrogrades, et

des empreintes ou signes de ruralité « positive ». Ainsi, la nostalgie de la campagne ne se manifeste

pas uniquement dans la multiplication de restaurants ou cafés, que nous avons évoquée, mais

également dans le maintien d'un patrimoine, artificiel ou non, à visée touristique.

389 « avoir une famille progressive et harmonieuse ; améliorer la ville spirituelle et matérielle de la famille ; renforcer l'assistance mutuelle dans le voisinage ; mettre totalement en pratique les responsabilités des citoyens »

352

Tandis que les marchands ambulants sont éconduits390, les cyclopousses (xích lô) circulent toujours,

bien qu'encadrés et limités, et des monuments ruraux, comme les maisons communales, sont

restaurées et protégées dans le quartier des 36 rues à Hà Nội391.

Une distinction est ainsi opérée entre des images du rural patrimonial et touristique et les signes de

« retard » imputé aux mœurs importés des campagnes.

2. Protéger la campagne des maux urbains: le recours à la culture et à la mobilisation des masses

À l'inverse, les campagnes sont perçues comme menacées par l'avancée de l'urbanisation,

censée importer les « fléaux sociaux », terme qui recouvre une réalité diverse : la toxicomanie, la

prostitution ou les jeux d'argent sont souvent invoqués, mais également un mode de vie plus

individualiste, égoïste et dicté par la recherche de profits de toutes natures.

Les politiques mises en place visent donc à préserver ces espaces ruraux des maux urbains, de

maintenir la cohésion villageoise traditionnelle et la culture locale, perçue comme un rempart à

cette corruption du rural vietnamien.

Nombre d'habitants témoignent également des craintes éprouvées vis-à-vis de l'urbanisation,

potentiellement destructrice des rapports sociaux et source d’inquiétudes, tant pour l'avenir du

village que pour « ses » enfants. En effet, l'urbanisation, comme nous avons pu le voir, génère une

perte des terres rizicoles et du travail agricole, qui demeure, pour l'un des chefs de xóm de Sơn

Đồng rencontré (2009), notamment, « la base de la proximité villageoise, qui vient du fait de

cultiver ensemble ». DiGregorio (2009, p.18) précise également que pour les personnes enquêtées

l'agriculture demeurait importante, moins dans sa dimension concrète, de l'emploi et du riz que dans

sa dimension symbolique, signifiant « both material culture as well as customs and habits, including

particular systems of belief and social practices, such as labor sharing392 ». Les villageois craignent

donc que la concomitance de la disparition des terres agricoles et de l'urbanisation des villages

390 Alors que de nombreux touristes paient pour pouvoir être pris en photo, palanche sur l'épaule et chapeau conique sur la tête.

391 La maison communale Kim Ngân, rue Hàng Bạc, a par exemple été entièrement restaurée de 2004 à 2011 grâce à un partenariat entre le comité populaire de Hanoi et la mairie de Toulouse. Actuellement, le đình est à la fois un lieu d'exposition sur l'orfèvrerie (puisque ce đình avait été construit par les habitants migrants de Châu Khê, province de Hải Dương, spécialisés dans la fonte de lingots d’argent) et le siège d’événements culturels, mais a également retrouvé ses fonctions premières de lieu de culte et de réunion des habitants du quartier.

392 « à la fois une culture matérielle et des us et coutumes, incluant des systèmes de croyance et des pratiques sociales particulières, dont le partage du travail »

353

puissent entamer la culture villageoise et introduire des maux sociaux.

Cependant la plupart des villageois, même s'ils identifient les changements morphologiques,

économiques et sociaux de leur village avec les multiples formes d'urbanisation et l'arrivée de

populations migrantes, semblent considérer, de prime abord, que la culture et la solidarité locale

parviendront à maintenir leur organisation communautaire locale et à préserver leurs modes de vie.

DiGregorio (2009, p.19) révèle ainsi dans son étude des statistiques intéressantes, qui témoignent à

notre sens tant d'une véritable conviction, pour certains, que d'une prophétie auto-réalisatrice, pour

d'autres. 97% des villageois considèrent par exemple que malgré leur intégration à la sphère

urbaine, administrative comme physique, leur village maintiendra son caractère rural. 90% pensent

également que les prochaines générations, malgré des modes de vie différents, conserveront les

mêmes valeurs culturelles.

En revanche, 80% se montrent inquiets pour ces plus jeunes générations et craignent qu'elles ne

soient progressivement « corrompues », entendons ici affectées par les fléaux sociaux, contredisant

ainsi les résultats précédents.

Néanmoins, malgré ces craintes, 96% des interrogés pensent que le fait de promouvoir la culture

locale, de restaurer les pagodes, maisons communales, temples (miếu), sanctuaires (từ) ou maisons

de lignage (nhà thờ họ) est le meilleur moyen de maintenir les coutumes locales et de prévenir cette

potentielle délinquance des jeunes, et la mauvaise influence de la ville.

Nos entretiens ont également révélé cette ambivalence du discours des villageois, partagés

entre l'appréhension de voir disparaître les mœurs et l'organisation villageoise et la confiance dans

leur capacité à les préserver et à les inculquer tant aux jeunes générations qu'aux migrants. Ainsi,

même si plusieurs interlocuteurs ont souligné la désaffection de certains de leurs co-citoyens pour

les activités communautaires, ou simplement pour les échanges entre voisins, une montée de

l'individualisme et l'introduction de modes de vie ou de loisirs inappropriés, ces mêmes personnes

pensaient malgré tout que leurs communautés villageoises parviendraient à s'adapter au fur et à

mesure aux changements, et à maintenir cohésion et entraide.

Un des chefs de hameaux et du Front populaire de Sơn Đồng (2009) établissait quant à lui une

distinction entre la façon de vivre ensemble en milieu rural, et la citadinité, qualifiée par ce dernier

de « bonne, mais différente ».

Outre ce recours à la culture locale comme rempart à l'influence urbaine négative, les

pouvoirs publics encouragent et soutiennent également les rôles du Front de la Patrie à contrôler les

populations et participer au maintien de mœurs approuvés par le Parti.

354

Un article paru dans le journal de Bắc Ninh393 concernant le phường de Đồng Kỵ révélait ce recours

aux campagnes de propagande orchestrées par les associations de masse locales pour préserver la

sécurité du village, mais également « pour maintenir la sécurité politique et sociale, contribuer

activement à la protection de la paix pour le peuple ».

Constatant l'accroissement des « affaires pénales », avec 24 cas répertoriés en 2009, essentiellement

des vols de motos mais également des dossiers concernant huit opiomanes et huit cas de paris

sportifs, des campagnes de sensibilisation pilotes ont été organisées dans les trois khu phố de Đại

Đình, Nghè et Thanh Bình.

Ces campagnes visent à impliquer davantage les résidents dans la lutte contre la criminalité,

à « construire un nouveau mode de vie dans les zones résidentielles », à encourager les gens à

participer à la prévention des crimes et à la gestion des « membres en faute » de la communauté.

Le recours au titre de « familles culturelles » ou de xóm et khu phố culturels fait également partie

des outils en possession des pouvoirs publics pour promouvoir un mode de vie « approprié ». Ainsi,

un chef de khu phố de Đồng Kỵ (2010) évoquait l'importance symbolique de ce statut sur les

habitants, mais surtout la question de l'affichage de ce titre sur les portes d'entrée des khu phố, afin

que « les habitants prennent plus conscience de ce mode de vie ».

L'efficacité de ces campagnes dans le contexte actuel reste néanmoins à étudier, compte tenu

de l'influence et du pouvoir amoindri de ces associations de masse et du caractère « inévitable » des

évolutions qu'elles sont censées prévenir.

393 Article de Bắc Ninh online, Phong trào quần chúng bảo vệ an ninh Tổ quốc ở phường Động Kỵ (campagnes populaires de masse pour protéger la sécurité à Đồng Kỵ), 08.07.10

355

Illustration 16. Affiche de propagande « Solidarité et construction d'une terre natale forte et prospère »

Source : auteur (2009)

Cette menace sur « l'identité » des villages et leur organisation socio-culturelle se retrouve à

la fois dans le discours des villageois et dans les interventions de certains professionnels

vietnamiens, qui appellent de leurs vœux un changement de politique et de positionnement des

pouvoirs publics, afin que l'attention portée aux centres urbains ne se fasse pas au détriment des

espaces ruraux.

Ainsi, cette volonté de préservation, voire même de protection des espaces ruraux contre la ville, se

retrouve dans le discours d'un chercheur hanoien, identifiant des risques tant concrets que

symboliques dans ces politiques favorisant la ville au détriment de la campagne. Selon Nguyên

Ngọc, rapportés par Nguyen Huu Thai (2008), « rural areas may become our society’s biggest

concern when they are being turned into cities’ backyards, a kind of municipal dumping ground for

wastes of all kinds, literally as well as figuratively, recipients of city-imported deplorable lifestyles,

backward technologies, out-dated goods. Meanwhile, in terms of development level, the gap

between the “backyard” and the “front-yard” keeps widening immensely. Has there emerged,

socially, a kind of colonist/neo-imperialist relationship between rural areas – the colony – and the

colonists – the urbanites? »394.

394 « les zones rurales pourraient devenir la plus grande préoccupation de notre société à mesure qu'elles sont

356

Afin de prévenir la déliquescence du rural vietnamien, la solution avancée est par conséquent

double : soutenir la culture locale, et, selon les propos de l'ancien premier ministre Võ Văn Kiệt395,

« state investments in welfare works in health care, education, culture, should not be channeled

exclusively into cities, where other resources of the society can give their share. In addition, the

State should refine institutions for medical insurance, aid funds, educational credits, etc. for the

poor’s benefit both in rural and urban areas396 ». Il s'agit donc de réinvestir financièrement et

symboliquement dans les campagnes et d'accompagner l'évolution de ces espaces périurbains et

ruraux, ce qui passe également par des changements administratifs, nous y reviendrons dans notre

prochain chapitre.

3. La stratégie de « soft-governance » des pouvoirs publics

La caractéristique commune à l'érection de ces catégories binaires, rurale et urbaine, et aux

campagnes de propagande et d'incitation à adopter des modes de vie différents, tient dans cette

tentative de modeler, par le discours, des comportements, des stratégies individuelles et des

références culturelles qui participent au maintien d'un ordre établi, dichotomique.

Pour Nguyen Thi Thanh Binh (in Culas et Nguyen Van Suu, 2010, p.123), cette « governance via

culture despite being a 'soft' mode of governance, has become a modern principle of contemporary

vietnam socialism397 » et participe, au même titre que les politiques et règlements coercitifs, à

orienter les façons de vivre et d'utiliser les espaces des habitants, citadins comme ruraux.

Ainsi, ces discours seraient non seulement entendus par les populations, mais également

appliqués dans leur vie quotidienne et intégrés à leur système de valeurs et de représentations, ces

habitants devenant les agents du changement et les relais des politiques nationales au niveau local.

transformées en arrières-cours des villes, une sorte de dépotoir municipal pour tout type de déchets, littéralement comme figurativement, les destinataires de mode de vie déplorables importés de la ville, de technologies arriérées, de biens obsolètes. Au même moment, en terme de niveau de développement, le fossé entre ' l'arrière-cour ' et ' l'avant-cour ' continue à se creuser immensément. A ainsi émergé, socialement, une sorte de relation colonialiste/néo-impéraliste entre les zones rurales – la colonie – et les colons – les urbains. » Nguyên Ngọc, propos rapportés dans l'article « Từ Hội An… đến Hà Nội » (De Hội An… à Hà Nội), journal Tuổi Trẻ, 19.05.2008.

395 Cité par Nguyen Huu Thai, qui rapportent ces propos énoncés dans l'article « Đừng để người nghèo bị gạt ra bên lề » (Ne pas laisser marginaliser les personnes pauvres) du journal Tuổi Trẻ, 12.04.08.

396 « les investissements publics dans les services sociaux concernant les domaines de la santé, de l'éducation, de la culture, ne devraient pas être dirigés exclusivement vers les villes, où d'autres ressources de la société peuvent assurer leur part du travail. En outre, l'État devrait améliorer ses institutions concernant l'assurance maladie, les fonds d'assistance, les crédits à l'éducation, etc., pour le bénéfice des pauvres en zones urbaines comme rurales »

397 « la gouvernance par la culture, bien qu'il s'agisse d'une forme 'douce' de gouvernance, est devenue un principe moderne du socialisme vietnamien contemporain »

357

Pour Hayton, les classes moyennes urbaines émergentes ont par exemple été acquises au fur et à

mesure à la cause des pouvoirs publics et à leur volonté de privatiser progressivement l'espace

public et d'encourager des modes de consommation « modernes ». Le journaliste souligne ainsi que

« shopkeepers and professionals look down on the street traders and the itinerant workers, deride

them for their rural ways, call them nhà quê398 (country bumpkin) and support the state's campaigns

to keep them off the street399 » (2010, p.55).

Harms (2009, p.185) considère également que « the rhetoric of “civilization” or “civility,”

while clearly promulgated in top-down fashion by the state as an official policy is not wholly out of

step with contemporary sentiment in certain sectors of Vietnamese cities400», et que ce discours est

en partie intégré dans les pratiques des citadins. En étudiant l'évolution des pratiques de

consommation et les nouvelles habitudes de fréquentation des citadins d'Hồ Chi Minh Ville,

l'anthropologue pense que certains se sont « laissés convaincre » de la nécessité de supprimer ou

d'interdire les cafés de rue au profit de cafés fermés et disposant de l'air climatisé. S'est ainsi établie

une convergence entre les intérêts de l'État et des pouvoirs publics, à savoir maîtriser et discipliner

la ville, et les intérêts d'une frange de la population urbaine, vivre dans un cadre « civilisé » et

bénéficier de la privatisation de la ville.

Le discours étatique nourrit ainsi progressivement les arguments des citadins. Selon Harms

(2009, p.192), « the very same people who frequented them in the past often added that they

understood why they had to go: it was important to clean up the city, they said, to prevent disorder,

reduce criminality, and make the city more 'civilized'. There was little nostalgia for the street life

that had disappeared401».

Ce recours au discours et à la culture n'affecte pas uniquement les espaces urbains et Nguyen Thi

Thanh Binh (ibid., p.124) considère quant à elle que « (…) life in contemporary rural politics is not

only guided by socio-cultural ideas or frameworks but also by emotion and imagination402 »,

398 Littéralement, le terme nhà quê vient du mot nhà, la maison, et quê, le village natal, et signifie donc globalement « la campagne ». Les vietnamiens font ainsi référence à leur quê pour parler de leur lieu d'origine, ou du lieu d'origine de leur famille, dans lesquels ils ont toujours généralement des proches, et où ils retournent à l'occasion des cérémonies ou fêtes familiales. Mais, en argot, ce terme de nhà quê prend une connotation très négative, et pourrait être traduit en français par des expressions comme « bouseux » ou « péquenaud », avec tout le mépris pour la dimension « rurale » du terme.

399 « les commerçants et les professionnels regardent de haut les vendeurs de rue et les travailleurs itinérants, les raillent pour leurs manières rurales, les appellent 'péquenauds' et soutiennent les campagnes publiques pour les exclure des rues »

400 « la rhétorique de 'civilisation' ou de 'civilité', bien que clairement promulguée d'une façon 'top-down' par l'État, en tant que politique officielle, n'est pas totalement en décalage avec le sentiment actuel de certains secteurs des villes vietnamiennes »

401 « les mêmes personnes qui les fréquentaient dans le passé ajoutaient souvent qu'ils comprenaient pourquoi ils devaient disparaître : il était important de nettoyer la ville, disaient-ils, pour prévenir le désordre, réduire la criminalité et rendre la ville plus 'civilisée' »

402 « la vie dans les politiques rurales contemporaines n'est pas uniquement guidée par des idées ou cadres socio-

358

soulignant ainsi l'importance des perceptions et du ressenti des populations dans leurs

comportements et modes de vie, et dans la capacité des pouvoirs publics à obtenir, sur le terrain,

l'adhésion ou la complaisance des populations.

Conclusion

De la campagne traditionnelle et idéalisée à une ville moderne et civilisée, les

représentations binaires du rural et de l'urbain ont contribué tant à l'orientation des politiques

publiques, favorisant d'abord la campagne puis la ville, qu'à l'évolution du discours des habitants, de

leurs valeurs comme de leurs comportements.

Ce recours à la propagande marque la volonté des pouvoirs publics de s'assurer la participation des

ruraux comme des citadins dans ces tentatives de conserver une structure territoriale dichotomique,

et des usages de l'espace différencié.

Cette recherche de distinction ne concerne cependant pas uniquement les représentations,

mais concerne également les statuts administratifs, qui matérialisent la distinction rurale-urbaine.

Ainsi, le Premier ministre déclarait : « the organizational model for the government machinery in

urban areas today is no different than the organization of that machinery in the rural districts and

commune... The situation cannot continue... We are carrying out the Industrialization and

Modernization of the country, but if we do not regularize urban administration, the above goals can

never be reached. It is necessary to have proficiency in administration, and also to modernize the

level of administration, so as to prevent the evil of bureaucracy from becoming a fertile ground for

the evil of harassing and pestering all the people403» (cité dans Harms, 2011, p.40). La ville ne

pourrait donc être gérée de la même façon que la campagne, puisque ces deux entités sont

différentes et demandent par conséquent une gouvernance différente, des frontières strictes, des

statuts distincts, des prérogatives spécifiques et des pouvoirs publics de différente « nature ».

culturels mais également par l'imagination et l'émotion »403 « le modèle d'organisation de la machinerie gouvernementale dans les zones urbaines aujourd'hui n'est pas

différent de l'organisation de cet appareil dans les districts ruraux et dans les communes... Cette situation ne peut plus durer... Nous portons les objectifs d'Industrialisation et de Modernisation du pays, mais si nous ne régularisons pas l'administration urbaine, ces buts ne pourront jamais être atteints. Il est nécessaire d'avoir une administration publique efficace et également de moderniser le niveau de l'administration, afin de prévenir que le fléau de la bureaucratie devienne un terrain fertile pour le harcèlement et le tourment de tout le peuple »

359

CHAPITRE 14

L'URBANISATION ADMINISTRATIVE : LES STRATÉGIES DU PASSAGE DU RURAL À L'URBAIN

Le maintien des catégories rurale et urbaine dans les représentations des pouvoirs publics

comme des habitants se manifeste également concrètement dans les statuts administratifs des

différentes unités territoriales. Ainsi, la dichotomie rurale-urbaine est renforcée sur le terrain par des

modes de gestion et de « gouvernance » distincts, qui introduisent des différences tant en termes de

prérogatives de ces entités administratives que d'autonomie et de marge de manœuvre. L'évolution

des statuts administratifs entraîne par conséquent d'importants changements dans la façon de gérer

localement les nouveaux territoires urbains comme dans les rapports entre gouvernants et

gouvernés.

Dans les premières années suivant les réformes du Đổi mơi, le développement des villages

trouvait sa source dans des dynamiques principalement endogènes : les communautés et

gouvernements locaux s'appuyaient sur les ressources à leur disposition –incluant une culture, une

histoire et des traditions locales communes – pour tracer leur propre trajectoire de développement.

Faute de ressources, la contribution des autorités centrales au développement des localités rurales

du delta du Fleuve Rouge était en effet demeurée limitée durant les premières décennies des

réformes. En outre, les pouvoirs publics centraux, bien que fixant le cadre général des politiques,

n'intervenaient qu'à la marge dans la gestion locale, laissant un degré élevé d'autonomie aux

autorités locales et tolérant l'expression de modes de gouvernance flexible.

Au cœur de ces modes de gouvernance « rurale », on observe des pratiques d’informalité

réglementaire à travers lesquelles les habitants et les autorités locales ignorent, contournent ou

« plient » les règles édictées par l’État central concernant, par exemple, l’exploitation des ressources

naturelles, l’utilisation du sol, l’importation de matières premières, etc.

Dans bon nombre de localités, cette marge de manœuvre en matière de gouvernance a consolidé les

capacités d’auto-développement local en encourageant les communautés rurales à expérimenter

avec les ressources, savoir-faire et réseaux marchands préexistants.

Cependant, la « durabilité » et la pertinence de ce modèle de développement endogène et de

gestion territorialisée sont actuellement remises en cause, en raison de l'émergence de problèmes

récents – pollution, traitement et accueil des populations migrantes notamment – et de l'influence

croissante de facteurs exogènes avec l'implantation des zones urbaines nouvelles, de zones

360

industrielles et l'accentuation de la pression foncière.

Tous ces changements génèrent de nouvelles demandes pour des services publics et

infrastructures urbaines de base (routes pavées, égouts, aqueducs, collecte des ordures, etc.), que les

administrations rurales, dotées de ressources humaines et financières limitées, peinent à fournir.

En outre, l'intégration progressive de ces territoires périurbains à la sphère urbaine concrète appelle,

pour les pouvoirs publics, leur inclusion dans la sphère administrative urbaine puisque dans le

système de gestion territoriale vietnamien, le statut urbain dote les gouvernements locaux de

ressources financières, matérielles et humaines beaucoup plus importantes que celles disponibles

pour leurs pendants ruraux. Enfin, en « soumettant » ces entités à la tutelle de l'administration

urbaine, il s'agit, pour les autorités centrales ou pour les autorités des échelons plus élevés d'affirmer

leur contrôle et leur maîtrise du développement et de la gestion locale.

Ce chapitre vise ainsi à étudier les mécanismes, stratégies et effets concrets de la désignation

administrative d'entités périurbaines au statut urbain. Après avoir exposé dans un premier temps les

modes de classification des unités territoriales, nous présenterons brièvement les différentes phases

de réorganisation administrative et territoriale d'Hà Nội, avant d'étudier les enjeux et effets du

changement de statut, de rural à urbain404.

I. La définition administrative de l'urbain: des standards quantitatifs à l’interprétation des critères qualitatifs

Outre l'organisation territoriale pyramidale, avec les différents niveaux de gestion

administrative précédemment définis, les entités territoriales vietnamiennes sont également classées

en fonction de leur statut rural ou urbain.

Officiellement devrait être « urbaine » toute unité territoriale de plus de 4 000 habitants, d'une

densité supérieure à 2 000 habitants au km2 et dont plus de 65% de la population active est engagée

dans des activités non-agricoles.

Ces critères quantitatifs sont exposés et définis dans le décret gouvernemental 42/2009/ND-CP du 7

mai 2009405 sur la classification des zones urbaines. Ce système de classification des centres urbains

404 Une partie de ce chapitre s'appuie sur un travail co-produit avec Danielle Labbé, prochainement publié dans l'ouvrage « Métropoles aux suds, le défi des périphéries ?», dirigé par Jean-Louis Chaléard et issu des travaux du programme de recherche Périsud. Notre chapitre s'intitule « Du rural à l'urbain : les enjeux du changement de statut administratif à Hanoi (Vietnam) » (p.343-354)

405 « Về việc phân loại đô thị »

361

ne repose pourtant pas uniquement sur des statistiques et des données concrètes, mais également sur

des critères qualitatifs, qui laissent ainsi une marge d'appréciation non-technicienne pour distinguer

le rural de l'urbain, nous y reviendrons.

Selon l'article 2 de ce décret, cette classification a pour objectif : « d'organiser, de classer

(sắp xếp) et de développer le système national des centres urbains ; de formuler et d'approuver les

plans de construction urbaine ; d'améliorer la qualité des zones urbaines et de les développer de

façon « durable » ; d'élaborer des politiques et mécanismes de gestion propres à ces zones

urbaines ».

Concrètement, les différentes catégories des centres urbains conditionnent les prérogatives des

autorités publiques locales, leur autonomie, ainsi que leur budget et le niveau d'investissement

national dans les infrastructures, par exemple (Albrecht, Hocquard et Papin, 2010).

Pour la Banque Mondiale, ce système de classement « provides incentives for cities to try to

move to a higher class. Cities often make investments in infrastructure to enable them to meet the

requirements of the next classification level, rather than in direct response to the immediate needs of

the population406 » (2006, p.5), puisque monter dans la hiérarchie urbaine implique davantage de

moyens financiers et de pouvoirs réels. Ceci est particulièrement valable pour les villes les plus

élevées dans ce système, mais concerne également les centres urbains des plus petites catégories ou

même les communes rurales qui s'appliquent à tenter de correspondre davantage aux critères

urbains pour voir leur statut administratif changer.

Ce système distingue six classes de centres urbains : les villes spéciales407, sous gestion

directe du gouvernement central, les villes de catégories I et II408, sous tutelle provinciale ou

centrale et qui sont considérées comme des villes d'importance nationale ou régionale, les villes de

catégories III et IV (thành phố et thị xã), sous tutelle provinciale et qui sont considérées comme

d'importance provinciale et, enfin, les centres urbains de catégorie V, les villes de district ( thị trấn)

et leurs subdivisions essentiellement.

Du point de vue des critères quantitatifs de cette classification, trois données sont prises en compte :

la population, la densité de population et la part de la population active non-agricole : le tableau

suivant récapitule ces critères de distinction des centres urbains.

406 « encourage les villes à essayer de monter en grade. Les villes font souvent des investissements dans leurs infrastructures pour leur permettre de satisfaire aux exigences du niveau supérieur de classification, plutôt que pour répondre aux besoins immédiats des populations »

407 Seules Hanoi et Hồ Chi Minh Ville ont ce statut de « ville spéciale ».408 Hải Phòng, Đà Nẵng et Cần Thơ n'ont pas ce statut spécial mais sont néanmoins sous tutelle du gouvernement

central.

362

Tableau 6. Critères quantitatifs du classement des centres urbains

Ces critères quantitatifs sont néanmoins bien plus indicatifs qu'opérationnels. D'une part, la

véracité des statistiques publiques est souvent sujette à caution et, d'autre part, la ville d'Hà Nội elle-

même ne correspond pas ces exigences statistiques409. En outre, ce décret introduit une dimension

plus qualitative à cette sphère urbaine et au programme de développement urbain. Ainsi, tous les

centres urbains doivent progressivement tendre, à travers la planification, à « améliorer la qualité de

vie des urbains, préserver l’architecture et les paysages civilisés, modernes et durables, tout en

protégeant les valeurs et la quintessence culturelle de chaque zone urbaine 410» (article 8).

Cette dimension qualitative se retrouve également dans la classification des différents

centres urbains : sont ainsi pris en compte leur rayonnement économique et culturel, le rôle au sein

de l'armature urbaine vietnamienne et de leur hinterland environnant, le niveau de développement

du système d'infrastructures techniques et sociales « synchronisé », đồng bộ411, et être des

« modèles » de développement, comme précisé dans l'article 6.

409 Selon les dernières estimations, Hanoi comptait en 2012 une population totale de 6,8 millions d'habitants et une densité de 2 059 habitants au km2 (Statistiques du GSO, rapport annuel Area, population and population density in 2012 by province)

410 « Chương trình phát triển đô thị phải bảo đảm nâng cao chất lượng cuộc sống dân cư, diện mạo kiến trúc cảnh quan đô thị theo hương văn minh, hiện đại, bền vững và giữ gìn những giá trị tinh hoa, bản sắc văn hóa của mỗi đô thị »

411 « đồng bộ », littéralement, ce terme signifie « synchrone ». Il est utilisé par les pouvoirs publics pour décrire un système « complet, intégré et harmonieux ».

363

L'évaluation des centres urbains est réalisée annuellement et des reclassifications

potentielles peuvent avoir régulièrement lieu, soit qu'une zone urbaine nouvelle ait été créée

récemment et ait ainsi changé la morphologie comme les données statistiques des centres urbains

d'accueil, soit que la situation démographique, économique et sociale du centre urbain ait évolué et

demande à être prise en compte.

Les instances publiques compétentes pour cette évaluation et classification changent en

fonction du grade des centres urbains. Ainsi, pour les villes spéciales et pour les villes de catégorie I

et II sous tutelle centrale, le dossier de demande d'évaluation doit être formulé par le comité

populaire de province, soumis à l'approbation du conseil populaire de province, puis étudié par le

ministère de la Construction et enfin validé par le Premier ministre.

Pour les villes de catégories I et II sous tutelle provinciale, la décision finale demeure entre les

mains du Premier ministre également, mais le ministère de la Construction n'est pas directement

sollicité : ce sont ses services au niveau provincial qui sont directement en charge d'évaluer et de

participer à la composition du dossier.

Pour les villes de catégorie III et IV, le comité populaire de province est chargé d'élaborer ce plan

avec les services de la construction, puis de soumettre ce plan à l'approbation du conseil populaire

de même niveau, et, enfin, de faire entériner cette décision par le ministre de la Construction.

Enfin, la reclassification des centres urbains de catégorie V est le fait des services de la construction

de la province concernée, qui soumet ensuite la proposition au vote et à la décision du comité et

conseil populaires de cette province.

Un dernier décret gouvernemental introduit également des différences de classification

administrative au niveau des communes (xã), quartiers (phường) et bourg de district (thị trấn), à

l'échelon le plus bas de cette hiérarchie administrative. Ce décret 159/2005/ND-CP du 27 décembre

2005412 fixe ainsi un barème de points pour classer ces unités selon trois « grades ».

Des points sont attribués en fonction de la population, de la superficie de ces territoires et de

« facteurs spécifiques » qui ont trait à leur localisation, des points supplémentaires étant attribués

aux communes ou quartiers situés dans des zones montagneuses ou « reculées », ou à la proportion

de population « religieuse » par exemple. Des points « bonus » existent également, pour les comités

412 Về phân loại đơn vị hành chính xã, phường, thị trấn

364

populaires ayant recouvré le montant total des taxes fixé par le niveau supérieur, avec des

majorations pour ceux ayant généré davantage de revenus fiscaux. Cette classification est établie

par les comités populaires locaux puis soumis à l'approbation d'abord du conseil populaire de

niveau supérieur (huyện ou quận), puis aux comités et conseils populaires de province. En fonction

du nombre de points obtenus et du grade subséquent est fixé le nombre de fonctionnaires et

d'employés travaillant au comité populaire local, ce qui vise à adapter la structure de gestion de ces

unités administratives à des situations et des caractéristiques locales différentes.

L'article 3 précise ainsi que cette classification a pour but d'assurer « consistency and adequacy »

(cohérence et adéquation - bản đảm tính thống nhất và khoa học) entre les catégories

administratives et la réalité des entités qu'elles doivent gérer, justement.

Actuellement, tandis qu'Hà Nội est classée dans la catégorie « ville spéciale », la ville de Bắc Ninh

appartient à la catégorie III, et le thị xã Từ Sơn au grade IV.

À l'image des textes de loi en général, ces décrets et les classifications qu'ils définissent sont

marqués par leur caractère non-opérationnel : il s'agit de fixer un cadre théorique et légal global tout

en introduisant des degrés d’interprétation variée qui permettent, dans la pratique, d'adapter ces lois

aux situations locales et de faire mettre en place des stratégies différenciées.

Bien que les motifs de classification soient incomplets ou troubles, les conséquences du statut et de

la position dans ce classement sont importantes et expliquent ainsi l'utilisation de ces outils pour

réorienter politiques, développement ou sphère d'influence.

II. Les différentes phases d'extension territoriale et de recomposition administrative d'Hà Nội : utiliser le périurbain au profit du développement de la ville et asseoir le pouvoir central

Actuellement, Hà Nội partage avec Hồ Chi Minh Ville le sommet de la hiérarchie urbaine

nationale. Mais l'histoire de la capitale est jalonnée de différentes reconfigurations, tant de sa

dimension territoriale que de sa structure administrative interne. Les limites administratives d'Hà

Nội ont en effet été plusieurs fois remaniées depuis la prise de pouvoir des communistes et le

territoire de la ville s'est ainsi formellement étendu à de multiples reprises, englobant de quelques

villages du périurbain, qui faisaient déjà partie de la sphère urbaine fonctionnelle, à de plus larges

portions de territoires, province comprise.

365

Au même moment, la structure administrative évoluait également, avec la transformation au statut

urbain de parties de territoires ruraux.

1. Ajustement des limites territoriales et recomposition de la zone nội thị- urbaine d'Hà Nội : rendre la ville plus « gouvernable » et compétitive

Du point de vue des changements de superficie, les pouvoirs publics décidèrent d'une

extension importante des limites de la ville-province en 1978, faisant passer Hà Nội de 586,13 km2,

sa superficie depuis 1961, à 2 123 km2. Ces nouvelles limites intégrèrent par conséquent les centres

administratifs de Hà Đông et Sơn Tây, des districts entiers413 ainsi que des portions de districts414.

En 1991 cependant, les autorités nationales décidèrent de réduire la superficie de la capitale et

certains districts, comme Ba Vì, Phúc Thọ, Đan Phượng, Thạch Thất, Hoài Đức, Mê Linh ou le thị

xã Sơn Tây « sortent » du champ administratif de la capitale. La superficie totale de la ville-

province diminue à ce moment-là, atteint près de 921 km2, probablement pour retrouver une

dimension « gouvernable » et ce jusqu'au dernier élargissement d'Hà Nội, en 2008.

Du point de vue de l'organisation administrative interne, les autorités publiques ont plusieurs

fois refaçonné le découpage administratif des arrondissements urbains (quận) et districts ruraux

(huyện), entraînant par la même l'établissement de nouveaux quartiers (phường) ou communes (xã).

Ces transformations visaient à intégrer progressivement les nouveaux quartiers de logements

collectifs, les khu tập thể, à la sphère administrative urbaine, à étendre le périmètre urbain de la

capitale, et à établir de nouvelles entités territoriales, à l'image de la création des xã qui avaient lieu

au même moment dans les campagnes. Ainsi, Quertamp (2003, p.90) note par exemple que la

superficie urbaine passe en 1961 de 12,2 à 38 hectares, sans que la superficie totale de la capitale ne

soit étendue, et qu'il « s’agit de divisions internes pour faciliter la gestion urbaine ».

La dernière refonte de cette structure a été mise en place à partir de 1995, lorsque la ville

province était composée de quatre quận (Ba Đình, Hoàn Kiếm, Hai Bà Trưng, Đống Đa) et 5 huyện

(Từ Liêm, Đông Anh, Gia Lâm, Thanh Trì et Sóc Sơn). À cette date est en effet créé le nouveau

quận de Tây Hồ, suivi en 1997 des quận de Cầu Giấy et et Thanh Xuân. Ces redécoupages

administratifs sont réalisés en incorporant les anciennes communes rurales les plus proches de la

ville et en les regroupant sous un statut de quận urbain, amputant ainsi les huyện auxquels elles

413 Sóc Sơn, Hoài Đức, Ba Vì, Phúc Thọ, Thạch Thất, Đan Phượng, Quốc Oai, essentiellement des districts du nord et nord-ouest

414 Mê Linh, Chương Mỹ, Thanh Oai et Thường Tin

366

appartenaient de certaines de leurs subdivisions territoriales415. Enfin, en 2003, deux nouveaux quận

ont été établis : celui de Long Biên, sur la rive gauche du Fleuve Rouge et celui d'Hoàng Mai, au

sud de la ville.

Carte 8. Phases de recompositions administratives internes d'Hà Nội et création des quận

Source : Labbé et Segard (2013)

Les effets de ces transformations administratives ont eu un impact important sur les taux de

population urbaine enregistrés, qui étaient en constante augmentation depuis la fin des années 90,

passant de 57,81% urbains en 2000 à 65,32% en 2005 et 64,97% en 2007416. À cette date, la capitale

comptait 3,2 millions d'habitants, urbains comme ruraux.

2. La « nouvelle Hà Nội » et l'incorporation d'Hà Tây : maîtriser les ressources et asseoir le contrôle du pouvoir central

Le 1er août 2008, l'élargissement du périmètre administratif d'Hà Nội était entériné par une

décision du Premier ministre Nguyễn Tấn Dũng, qui faisait suite à un vote de l'Assemblée Nationale

415 Ce sont particulièrement les huyện de Từ Liêm et Thanh Trì qui ont été affectés par cette transformation administrative.

416 À titre informatif, en 1979, le taux de population urbaine d'Hanoi n'atteignait que 30% (Quertamp, 2010)

367

du 29 mai, la proposition d'extension de la capitale ayant recueilli près de 92,9% des suffrages417.

Concrètement, les nouvelles limites de la ville-province intègrent dorénavant l'ensemble de

l'ancienne province d'Hà Tây, le district de Mê Linh, anciennement province de Vĩnh Phúc, et

quatre communes418 du district de Lương Sơn, province d'Hòa Bình. La superficie de la ville a ainsi

triplé, passant de 921km2 à près de 3 300 km2, et sa population a doublé, passant de 3,2 millions

d'habitants en 2007 à 6,4 millions d'habitants, selon le dernier recensement de 2009419, dont 2,6

millions d'urbains et 3,8 millions de ruraux. Les conséquences de cet élargissement se lisent

également dans le taux de population urbaine du territoire d'Hà Nội puisque, suite à l'intégration

d'Hà Tây, province beaucoup plus rurale, ce taux a diminué, passant à 41% d'urbains et 59% de

ruraux420.

Carte 9. « Hà Nội Mới » : la nouvelle Hà Nội et l'intégration des territoires limitrophes

Source : Labbé et Musil (2011)

417 Article « NA agrees to expand Ha Noi » (l'Assemblée Nationale accepte d'étendre Hanoi), VietNamNews, 30.05.08

418 Đông Xuân, Tiến Xuân, Yên Bình et Yên Trung 419 General Statistics Office, recensement au Premier avril 2009 (GSO, 2009)420 Selon le rapport The Hanoi capital construction MasterPlan to 2030 and vision to 2050 établi par le consortium

américano-coréen Posco-Perkins & Eastman-Jina (PPJ), principal consultant pour l'élaboration du Masterplan d'Hanoi élargie. Document non-publié.

368

Les raisons de cette extension des limites administratives d'Hà Nội demeurent confuses, entre

discours officiel et arguments cachés. Dans la presse, les autorités publiques nationales ont justifié

leur décision pour des questions de rayonnement et de positionnement de la capitale vis-à-vis de sa

concurrente du sud, Hồ Chi Minh Ville, comme d'autres métropoles asiatiques. Cette annexion des

nouveaux territoires devait permettre, selon le Premier ministre Nguyễn Tấn Dũng, « (to) help to

develop the capital in line with the country's industrial and modernisation goals421 », de favoriser

l'urbanisation de la région et de permettre « the clearer projection of Hà Nội in national and

international media as the largest Vietnamese city, the gateway to Vietnam, Vietnam’s ‘world

city’422 » (Logan, 2009, p.92).

Selon le géographe, Hà Nội était en effet affectée par une « double vulnérabilité », à la fois interne,

dans son rapport à Hồ Chi Minh Ville, plus peuplée, puissante économiquement et attractive et

externe, perçue sur la scène internationale comme la capitale d'un Etat faible, engagé dans plusieurs

guerres et sous tutelle de puissances étrangères. Pour Logan (2009, p.93), « Hà Nội’s double

vulnerability has made its rulers acutely aware of the need to demonstrate the city’s power as a

capital city—or at least to give the semblance of power—through urban planning and architectural

design, the building of heroic monuments and the naming of streets and other city features after key

historic events and people423 », mais également par ce repositionnement stratégique de la capitale.

Pour Quertamp (2011, p.112), « cette extension spatiale vise à rendre Hà Nội plus compétitive, tant

à l’échelle nationale qu’internationale, en la situant au même plan qu’Ho Chi Minh-ville et les

grandes métropoles asiatiques comme Bangkok, Kuala Lumpur, Jakarta ou Singapour, Hong Kong

et Nanning ».

Cette question d'image n'est néanmoins pas la seule raison de ce choix politique

d'élargissement de la ville, et Labbé et Musil ont montré à la fois que cette « récente réorganisation

du territoire de Hà Nội constitue une reprise en main, par les instances supérieures de l’État-Parti

vietnamien, d’une province (Hà Tây) dont les pratiques en matière d’allocation de la ressource

foncière compromettaient le développement économique et la stabilité politique de la capitale

nationale » (2011, p.5) et que l'absorption d'Hà Tây correspondait en fait à une stratégie de politique

421 « (d') aider à développer la capitale en concordance avec les objectifs d'industrialisation et de modernisation du pays »

422 « une projection plus claire d'Hanoi dans les médias nationaux et internationaux en tant que plus grande ville vietnamienne, porte d'entrée du Vietnam et 'ville mondiale' du Vietnam »

423 « la double vulnérabilité d'Hanoi a rendu ses gestionnaires parfaitement conscients du besoin de démontrer le pouvoir d'Hanoi en tant que capitale – ou au moins de lui donner l'apparence du pouvoir – à travers la planification urbaine et le design architectural, la construction de monuments héroïques et par l’appellation des rues ou d'autres emblèmes de la ville d'après des personnages ou événements historiques clés »

369

interne, plus qu'à une vision économique stratégique, puisqu'il s'agissait de mettre en œuvre

« l’élimination d’un voisin gênant et la recentralisation du pouvoir » (2011, p.10).

En effet, nous avons évoqué dans notre première partie le dynamisme de la province d'Hà Tây,

dont les vastes portions de terres rizicoles toujours disponibles, à proximité de la capitale, attiraient

de nombreux investisseurs domestiques comme internationaux. Ainsi, Labbé et Musil (2011, p.10)

rappellent que « les innovations administratives et les pratiques extra-légales de gestion du foncier

adoptées par les autorités de Hà Tây ont eu un impact significatif sur la croissance des

investissements et de l’activité foncière sur le territoire de cette province. En 2006, 107 projets de

développement ont été approuvés, près de trois fois plus qu’en 2005. En 2007, 143 nouvelles

licences de projet ont été émises. En 2008, le nombre de projets de développement résidentiel

approuvés sur le territoire de Hà Tây a dépassé en nombre, superficie et capital investi les projets de

même type approuvés sur le territoire de Hà Nội (Vietnam Economic Time, 2008, p. 22-23) ».

Le pouvoir central et l'État prennent alors conscience que le développement des provinces

périphériques d'Hà Nội engendrait « un étouffement » (Pandolfi, 2007) de la capitale, devenait

préjudiciable au développement propre de la ville et concurrençait son attractivité.

À ces considérations économiques se sont également ajoutées des considérations plus

politiques : la province d'Hà Tây et ses dirigeants commençaient en effet à prendre de plus en plus

d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central et à se permettre des entorses aux lois problématiques

tant pour l'autorité de l'État que pour la stabilité sociale. En effet, une large proportion des projets

acceptés sur les terres d'Hà Tây était soupçonnée de n'être que spéculative, mais provoquait des

tensions bien réelles et des manifestations préoccupantes de la part des nombreux villageois

concernés pas les expropriations. Les premières décisions du nouveau gouvernement d'Hà Nội

consécutives à l'élargissement sont d'ailleurs significatives de ces malversations des autorités d'Hà

Tây : dès l'intégration, près de 700 projets acceptés par l'ancien comité populaire ont ainsi été

suspendus et ont été soumis à vérification par le Premier ministre lui-même. Les projets de khu đô

thị mơi sur les terres de Sơn Đồng comme le projet de zone industrielle du village de métier ont

ainsi à cette occasion été mis en attente de validation.

Bien que l'une des raisons avancées pour cette suspension soit liée à leur non-conformité au

Master Plan 2020, qui n'avait pas encore été adopté, leur vérification visait également à « mettre un

frein à la dilapidation des terres agricoles qui avait cours à Hà Tây » (Labbé et Musil, 2011, p.12), à

apaiser le climat social local, ainsi qu'à reprendre le contrôle sur les choix d'aménagement et de

370

développement de cette nouvelle Hà Nội élargie. Sur tous les projets révisés, 240 projets ont

finalement été acceptés par le Premier ministre en octobre 2009, après étude par les services de la

Construction, concernant une superficie totale de 7 300 hectares424 : il s'agissait principalement des

projets dont la construction avait déjà commencé, comme par exemple la khu đô thị mơi de An

Khánh Sud, que nous avons déjà abordé. Au même moment, 134 projets étaient totalement annulés

dans la seule ex-province d'Hà Tây, puisqu'ils ne respectaient pas les règlements et lois en

vigueur425. Quant aux projets restants, ils demeuraient suspendus à un réexamen ultérieur. De

nombreux cas de « fence-breaking » ont été ainsi répertoriés, puisque l'ancien comité populaire

avait accepté plusieurs projets dans des zones inondables, dans la zone hors-digue de la rivière Đáy

notamment, ou avait autorisé des projets controversés, de golfs en particulier, forme

« d'investissement » privilégié pour l'accumulation et la spéculation sur des vastes parcelles de

terres agricoles.

En outre, les autorités d'Hà Nội ont décidé depuis l'élargissement de ralentir globalement le

rythme d'acceptation des investissements et des constructions, ce qui coïncide également avec

l’essoufflement du marché foncier et immobilier précédemment évoqué.

La mise en œuvre concrète de la fusion administrative des deux provinces s'est traduite dans

un premier temps par une gestion bi-céphale de l'ensemble des services provinciaux: les directeurs

des services spécialisés de Hà Nội et Hà Tây sont en effet restés en place, partageant responsabilités

et prérogatives. Au niveau inférieur des districts, arrondissements, communes ou quartiers, le

fonctionnement et la structure de ces entités administratives n'ont pas immédiatement évolué. Un

comité central de pilotage a été établi, afin d'organiser la mise en place de ce nouvel appareil de

gestion, comprenant à la fois des élus et des fonctionnaires. Concernant les élus, les postes ont

essentiellement été redistribués lors des sessions d'élection de 2009. Quant aux fonctionnaires, leur

nombre n'a finalement pas diminué, mais a au contraire augmenté, et 26 440 fonctionnaires ou

employés supplémentaires ont été embauchés426, essentiellement afin de créer des postes d'adjoints

« hanoiens » dans les comités populaires locaux des entités administratives de l'ancienne Hà Tây.

Pragmatiquement, 1 044 organismes publics427, conseils et comités populaires, police et instances

judiciaires, ont également vu leurs tampons officiels changés, marquant ainsi leur appartenance à la

424 Article « PM okays Ha Noi real estate projects », (Le Premier ministre approuve des projets immobiliers), VietNamNews, 21.10.09

425 Article « Planning fails to keep pace with urbanisation » (La planification échoue à suivre le rythme de l'urbanisation), VietNamNews, 30.01.09)

426 Article « Hanoi élargie cinq ans déjà », Le Courrier du Vietnam (31.07.13)427 Article « Stabilisation du système administratif de la nouvelle Hanoi », Le Courrier du Vietnam, 04.08.2008

371

nouvelle Hà Nội.

3. L'intégration de territoires périurbains dans le périmètre de la capitale : l'alternative au changement administratif

Cette reprise en main des autorités centrales à travers l'intégration à la sphère d'Hà Nội s'est

également manifestée sur le terrain, aux échelons locaux. Ainsi, Sơn Đồng a connu dès

l'incorporation d'Hà Tây un durcissement du contrôle des activités foncières illégales des villageois.

Une réunion a par exemple été tenue en octobre 2009 au comité populaire de la commune qui faisait

le bilan des activités de lutte contre les constructions illégales sur les terres agricoles mises en place

depuis août 2008, en présence des membres du comité populaire, mais également des représentants

du district d'Hoài Đức et de la province d'Hà Nội.

Depuis cette date, seule une nouvelle construction avait été répertoriée et trois familles avaient

détruit d'elles-mêmes leur construction. La réussite de cette campagne tenait, selon les pouvoirs

publics, « aux efforts et aux responsabilités de chaque membre du Parti pour résoudre ce

problème ». En effet, les contrôles avaient été renforcés, et l'effort pédagogique, de présentation de

la loi foncière ou des visites dissuasives aux familles, semblait avoir porté leur fruit. En outre, les

autorités pensaient accentuer la pression sur les villageois en établissant des listes de foyers

concernés par ces extensions ou constructions illégales et en les affichant au comité populaire,

comptant sur la crainte d'être exposé aux yeux de la communauté et de « perdre la face » pour

décourager les usages interdits des terres agricoles. Enfin, en dernier recours, l'utilisation de la force

publique était également envisagée pour mettre fin à ces occupations. Une solution qui a finalement

été trouvée dès le mois de décembre 2009, lorsque 100 policiers du district et 200 militaires sont

venus détruire les ateliers illégaux construits le long de la route menant à la route-digue, face au

xóm Rô, et mettre ainsi un terme à ces occupations illégales, mais tolérées par le comité populaire

de la commune. Un de nos interlocuteurs, artisan de Sơn Đồng, résumait cette situation de la façon

suivante : « il était plus facile de respirer sous Hà Tây que sous Hà Nội - hồi ở Hà Tây cũ, dễ thở

hơn » (2009), sous-entendant ainsi la complaisance des anciennes autorités publiques en matière

d'application « marginale » des lois, décrets ou réglementations.

Nos interlocuteurs ont également souligné que les contrôles en matière d'immigration avaient été

renforcés et que les policiers étaient tenus d'exercer une surveillance accrue des travailleurs

migrants428.

428 Entretien à la police de Sơn Đồng (2009)

372

En outre, l'intégration à la sphère administrative d'Hà Nội a également eu des effets concrets

sur les investissements publics dans la commune de Sơn Đồng et sur l'amélioration des

infrastructures et services locaux. Ainsi, un système de ramassage des déchets a été mis en place dès

la fin de l'année 2008 : dorénavant, les déchets sont collectés tous les matins à 6h, contre 1 500

đồng par mois et par personne (0,07 USD), alors qu'auparavant, les villageois jetaient leurs ordures

n'importe où429. En outre, une chef de xóm de la commune (2009) déclarait que depuis cette

intégration : « on (sous-entendus les pouvoirs publics) s'intéressait davantage à la vie des gens ».

Cette attention accrue pour la vie des villageois s'est manifestée selon elle par l'augmentation des

aides et subventions publiques : ainsi, chaque foyer reçoit dorénavant 300 000 đồng (14 USD) à

l'occasion de la fête du Tết, les personnes âgées de plus de 85 ans perçoivent des aides mensuelles

de 250 000 đồng (12 USD), au lieu des 120 000 đồng (5,7 USD) sous Hà Tây et les foyers pauvres

peuvent également obtenir une carte d'assurance-maladie, en plus des aides mensuelles.

L'intégration d'Hà Tây à la sphère administrative d'Hà Nội correspond par conséquent à une

reprise en main, tant du développement concret de ces territoires périurbains ou ruraux que des

modes de gestion de ces espaces. Ce déséquilibre entre ressources supplémentaires et marge de

manœuvre amputée correspond à la mise sous tutelle des entités administratives par les autorités

supérieures, centrales dans le cas d'Hà Nội, de province dans le cas de Từ Sơn.

Le changement de statut administratif est également une forme d'affirmation du pouvoir des

échelons supérieurs. Dans ces deux configurations, les mêmes mécanismes et objectifs se dessinent

et montrent la dimension stratégique de l'extension urbaine : reprendre le contrôle politique et

gestionnaire, et asseoir sa maîtrise des ressources, foncières notamment.

III. La procédure du changement administratif : quand le « haut » téléguide le « bas »

Officiellement, la reclassification au statut urbain d'entités rurales vise à faire correspondre

leur statut administratif à leur situation économique et géographique réelle. Il s'agit de reconnaître

leur niveau de développement et d'urbanisation et ainsi de leur donner des moyens financiers,

politiques et humains appropriés.

La désignation d’une zone périurbaine au statut urbain est ainsi vue comme étant l’un des moyens

de résoudre les problèmes de gouvernance de territoires marqués par une double urbanisation et

429 Entretien avec un membre du comité de conciliation d'un xóm de Sơn Đồng (2009)

373

connaissant d'importantes mutations, mais qui demeurent gérées selon des modalités de

gouvernance « rurale ».

Les règles officielles régissant ce changement administratif demeurent néanmoins très imprécises,

réparties dans plusieurs lois ou décrets et sujettes, dans les faits, à de nombreuses interprétations.

1. Le processus de changement administratif : l'illustration de la démocratie procédurale à l'oeuvre

Selon le cadre légal existant, le changement de statut administratif s'appuie sur deux

conditions préalables : l'initiative de la procédure de transformation doit émaner de la base et

découler d'une étude approfondie des conditions économiques, sociales et géographiques des

localités concernées par ce changement. Bien que nous ne soyons parvenue, lors de nos enquêtes et

au cours de nos recherches, à trouver des études ou documents administratifs exposant les modalités

précises du changement administratif au plan national, nous avons pu obtenir deux documents

majeurs concernant Từ Sơn et Đồng Kỵ, qui nous ont permis d'appréhender la mise en œuvre

concrète de ces procédures.

Le premier document émane du comité populaire de Từ Sơn et a été élaboré conjointement

par les différents services techniques du district, de la construction et de l'économie notamment 430.

Réalisé en amont du lancement de la procédure de transformation administrative, en 2006, ce

rapport dresse un portrait la situation économique, sociale et géographique du huyện de Từ Sơn et

des différentes communes qui le composent. Au vu de ces résultats, le rapport indique que Từ Sơn,

dans son ensemble, présente les caractéristiques nécessaires à sa transformation en thị xã, centre

urbain de catégorie IV, et à la transformation de certaines communes rurales (xã) en quartiers

urbains (phường). Sont également exposées les futures limites et redivisions administratives, ainsi

que les investissements publics à envisager pour accompagner le développement de cette nouvelle

entité urbaine.

Les arguments en faveur de cette transformation sont de plusieurs natures. Tout d'abord, les

autorités compétentes considèrent que le niveau d'urbanisation « réelle » et les infrastructures

430 UBND huyện Từ Sơn (2006), Đề án. Xếp loại đô thị Từ Sơn là đô thị loại IV (Classer le centre urbain Từ Sơn en centre urbain de catégorie IV), dossier évalué par le service de la Construction de la province de Bắc Ninh (15.02.07)

374

techniques de Từ Sơn sont suffisamment développés pour que cette zone satisfasse aux critères de

zone urbaine de catégorie IV. Ces derniers critères concernent, par exemple, la proportion de routes

bétonnées, le développement des systèmes d'alimentation électrique, le pourcentage des foyers

ayant accès à l'eau propre ou encore à la mise en place d'un système de collecte des ordures. L'étude

souligne en outre que la structure économique du district, dominée par les secteurs industriel,

artisanal et de services, est plus en adéquation avec un statut urbain qu'avec un statut rural. La part

de travailleurs non-agricoles est par exemple estimée à plus de 80% de la population du district et

les revenus moyens par habitant sont supérieurs à 1 100 USD par an. Le développement de Từ Sơn

est également marqué par un fort taux de croissance du PIB, qui atteignait 19,5% en 2006.

Outre ces arguments statistiques, ce rapport expose des raisons plus politiques. Cette

transformation vise en effet également à identifier le niveau de classification urbaine « juste »

(nhằm) de Từ Sơn, le niveau de « gestion convenable, qui concorde avec les exigences de la gestion

d'État et le développement socio-économique de la localité ». En outre, le rapport insiste sur la

nécessité « d'intensifier la gestion de la sécurité, l'ordre public du district et renforcer les

investissements de l'État pour la circulation, l'électricité, l'éclairage public, les espaces verts et

l'environnement », qui correspondrait à un statut urbain. Le dernier argument en faveur de cette

transformation est que cette politique de changement administratif concorde avec les grandes

orientations politiques du Parti et de l'État et avec la stratégie de développement économique et

social de l'ensemble du pays, de la province de Bắc Ninh et du district de Từ Sơn.

Enfin, l'étude stipule que l'objectif de cette transformation est de « satisfaire les souhaits légitimes

(đáp ứng nguyện vọng chính đáng) » des habitants.

Ce dernier point nous amène à considérer les modalités concrètes de la procédure de

transformation, qui doit émaner de la base. Le second document que nous nous sommes procuré

compile l'ensemble des procès-verbaux des réunions liées à ce changement, ainsi que les décisions

officielles des différents échelons et institutions qui ont abouti à la fondation du thị xã Từ Sơn431.

Émis par le comité populaire de la province de Bắc Ninh, ce document a néanmoins été réalisé par

les services des affaires internes, sous tutelle du ministère des Affaires internes, ministère en charge

431 UBND Bắc Ninh (janvier 2008), Đề án. Thành lập thị xã Từ Sơn thuộc tỉnh Bắc Ninh (Projet. Fondation du thị xã Từ Sơn de la province de Bắc Ninh)

375

légalement des procédures de redécoupages administratifs et des limites territoriales.

Le processus aboutissant au changement administratif s'est étalé sur près de deux ans,

d'octobre 2006 à septembre 2008. Le tableau suivant détaille les différentes étapes de discussion, de

votes, de demandes officielles de changement et de promulgations des décisions : pour les étapes

aux niveaux des communes, nous n'avons inclus que l'exemple de Đồng Quang, mais les mêmes

réunions ont été organisées dans chaque xã concerné.

Encart 1. Chronologie des étapes administratives pour la fondation du thị xã Từ Sơn

• 5 octobre 2006 (matinée). Organisation de réunions dans les xóm des dix xã du huyện Từ Sơn. Collecte des opinions des habitants sur les changements administratifs envisagés et recueil des propositions des villageois (sur les nouvelles limites administratives, le nom des futurs phường ou sur les constructions publiques d'infrastructures nécessaires)

• 5 octobre 2006 (après-midi). Organisation d'une réunion extraordinaire à la commune de Đồng Quang, en présence, pour l'échelon du district, des représentants des conseil et comité populaires de Từ Sơn ainsi que du chef du bureau des affaires intérieures. Pour le niveau de la commune sont présents le Parti communiste, le Comité du Front de la patrie et les chefs de bureaux concernés par cette transformation administrative (non-précisés). Enfin, pour le niveau des trois thôn composant la commune (Đồng Kỵ, Binh Hạ et Trang Liệt) sont présents les secrétaires du Parti communiste, les chefs de thôn ainsi que les membres du conseil populaire de la commune. La discussion porte sur la fondation du thị xã Từ Sơn, sur la division de la commune de Đồng Quang en deux phường, Đồng Kỵ et Trang Hạ et sur les futures limites administratives de ces deux entités.La réunion se conclut par un vote du conseil populaire, qui approuve la fondation du thị xã et ses conséquences au niveau local.Suite à ce vote, le comité populaire de Đồng Quang rédige une lettre de demande à l'adresse des conseil et comité populaires de Từ Sơn pour appuyer la fondation du thị xã.

• 9 octobre 2006. Réunion du conseil populaire de Từ Sơn, qui approuve la fondation du thị xã. La décision officielle est émise deux jours plus tard, le 11 octobre 2006.

• 20 octobre 2006. Le comité populaire de Từ Sơn rédige une lettre de demande pour la fondation du thị xã, envoyée aux conseil et comités populaires de Bắc Ninh, ainsi qu'au chef du bureau des affaires intérieures.

• 16 juillet 2007. Conférence du conseil populaire de la province de Bắc Ninh, concernant tant les « affaires courantes » de la province que le projet de fondation du thị xã Từ Sơn. Sont présents : les représentants du conseil populaire de Bắc Ninh, le Comité permanent de la province, les députés de la province à l'Assemblée Nationale, les président et vice-présidents du comité populaire, le président du comité du Front de la Patrie, les chefs des services du comité populaire, les représentants des établissements gouvernementaux implantés dans la province, les représentants des conseils et comités populaires des districts et de la ville de Bắc Ninh et les médias, télévisions, radios et journaux. La réunion est présidée par le secrétaire général du Parti communiste de la province et le président du conseil populaire de Bắc Ninh. Lors de cette réunion interviennent plus spécifiquement le vice-directeur du service des affaires intérieures et le chef du comité législatif du conseil populaire, qui présentent le

376

projet de demande de fondation du thị xã. • 18 juillet 2007. Suite à cette conférence, le conseil populaire de Bắc Ninh émet une

résolution approuvant la fondation du thị xã. Le comité populaire de Bắc Ninh adresse alors une lettre de demande à destination du gouvernement.

• 11 janvier 2008. Le comité populaire de la province de Bắc Ninh rédige un projet de demande pour la fondation du thị xã Từ Sơn, envoyé au gouvernement.

• 24 septembre 2008. Promulgation du décret gouvernemental 01/ND-CP entérinant la fondation du thị xã Từ Sơn432. Le district rural - huyện de Từ Sơn, composé du bourg de district- thị trấn Từ Sơn, et de dix communes - xã (Đồng Quang, Đồng Nguyên, Đình Bảng, Tân Hồng, Châu Khê, Tam Sơn, Tương Giang, Hương Mạc, Phù Khê et Phù Chân) devient une ville de niveau district - thị xã, comprenant sept nouveaux quartiers - phường (Đông Ngàn, Đồng Kỵ, Trang Hạ, Đồng Nguyên, Tân Hồng, Đình Bảng et Châu Khê) et cinq anciennes communes - xã (Tam Sơn, Tương Giang, Hương Mạc, Phù Khê et Phù Chân). Cette nouvelle entité administrative du thị xã comporte par conséquent une zone urbaine centrale composée de Từ Sơn et des sept phường, la zone nội thị, et une zone toujours rurale et périphérique, constituée des cinq xã dont le statut n'a pas changé, la zone ngoài thị

Source : UBND Bắc Ninh (2008)

Initiées formellement par les communes, les étapes de cette procédure reflètent la structure

hiérarchique pyramidale du système administratif vietnamien : à chaque échelon, l'organe législatif

local est consulté, émet une décision, la transmet à l'organe exécutif de même niveau, qui fait la

demande formelle d'approbation auprès de l'organe législatif de niveau supérieur, jusqu'à ce que la

décision finale soit prise par le niveau central, c'est-à-dire par le gouvernement. En outre, les acteurs

présents dans ces discussions et votes rappellent l'absence de séparation des fonctions

précédemment exposée, puisque les pendants législatifs et exécutifs participent conjointement à

cette prise de décision, sous le contrôle ultime du Parti communiste, appuyé par ses associations de

masse.

Pourtant, ces procédures n'ont qu'une valeur d'affichage : il s'agit de montrer l'importance de

l'échelon local dans la prise de décision, de souligner le respect et la mise en œuvre du décret sur la

démocratie locale, de souligner la transparence de la procédure, alors que, dans les faits, ces

réunions, procès-verbaux et résolutions ne servent qu'à formaliser des décisions prises en amont, au

niveau central ou provincial. L'idée que la base, les villageois, soit à l'origine de cette demande est

largement fallacieuse : nos entretiens auprès des habitants comme de leurs représentants semi-

officiels, comme les chefs de xóm, ont montré que ces derniers ne connaissaient nullement les

conséquences du changement administratif, ne voyant ainsi pas l'intérêt de formuler une telle

432 Fait à noter, une commune ne peut être transformée seule : son district ou son chef-lieu de district de rattachement doivent préalablement être redésignés. Les enjeux du passage du rural à l'urbain dépassent donc le niveau uniquement local et ont des implications au niveau « médian ».

377

demande. En outre, l'étude du contenu des discussions organisées au niveau local et infra-local

révèle tant la méconnaissance des enjeux de ce changement administratif que le caractère

superficiel de la consultation. Dans le cas de Đồng Quang par exemple, la seule remarque notée fait

référence à la proposition d'un villageois pour renommer Đồng Kỵ, à l'occasion de sa constitution

en phường. Même s'il est probable que les discussions aient été plus houleuses, puisqu'elles tenaient

à la séparation de trois villages, avec des enjeux en termes d'obtention de ressources naturelles ou

d'infrastructures dans le nouveau périmètre administratif des nouveaux phường, les documents

officiels n'en font pas mention, et aucune différence n'existe entre le projet tel que formulé par le

comité populaire de Từ Sơn et la transformation approuvée par le comité populaire de Bắc Ninh.

L'influence des villageois dans ce processus est par conséquent limitée, et le pouvoir demeure

largement dans les mains des échelons supérieurs de la pyramide administrative, qui peuvent

également s'éloigner de la loi et des critères officiels pour cette transformation.

2. La désignation d'un territoire au statut urbain : un outil stratégique et politique de développement

En effet, à première vue, les exigences liées à au changement administratif laissent penser que

le passage à l'urbain est une décision purement technique, voire « automatique » : toutes localités

suffisamment peuplées, développées et urbanisées devraient pouvoir obtenir un statut urbain.

Pourtant, en pratique, des communes atteignant ces standards sont maintenues au statut rural. A

contrario, des communes rurales ont vu leur statut changé alors qu’elles n'atteignaient pas les

exigences requises, en particulier en ce qui concerne le niveau de développement des

infrastructures. Ceci suggère qu’au-delà des apparences technocratiques, le changement de statut est

en fait une décision politique et discrétionnaire, qui est facilitée par le flou réglementaire en

vigueur.

Plusieurs raisons, liées aux conséquences du changement administratif, expliquent la

décision de transformer une commune au statut de quartier, même lorsqu'elle ne répond pas aux

critères demandés. Cette décision stratégique permet en effet : d'encourager leur développement

grâce à l'augmentation des subventions publiques, de régulariser administrativement l’expansion

des communes périurbaines et de réorganiser leurs territoires, de reprendre en main leur gestion et

enfin de les intégrer, concrètement, dans le giron de la ville et dans sa sphère d’influence.

378

DiGregorio (2009, p.7) insiste quant à lui sur le changement de statut en tant qu'outil stratégique

pour l'attraction d'investisseurs privés. Selon lui, « designating land 'urban' can produce physical

spaces in the landscape that attract real estate speculators, potential entrepreneurs and traders, as

well as people looking for secure homes for themselves and their children433 ». Bien que la terre

urbaine soit plus onéreuse, quelque soit son usage, son statut la rend néanmoins plus attractive et

avantageuse à long terme.

Les enjeux économiques et politiques du passage à l’urbain sont par conséquent nombreux, en

particulier pour les pouvoirs publics locaux : le premier étant l'augmentation du budget alloué aux

communes devenues quartiers urbains et des investissements directs du niveau supérieur dans les

infrastructures ou réseaux locaux, qui permettent ainsi une mise aux normes urbaines progressive.

Le bureau de gestion urbaine de Từ Sơn a par exemple vu son budget dédié à la construction de

nouvelles infrastructures passer de 8 milliards de đồng en 2008 à 27 milliards de đồng en 2011 (de

38 000 USD à 1,28 million USD)434.

Le passage à l'urbain signifie donc une amélioration des infrastructures locales, qu'il s'agisse

du ramassage des ordures, d'éclairage ou de l'augmentation du nombre de bâtiments publics435 .

Cependant, cette amélioration se traduit par une augmentation du budget des foyers, qui doivent

payer pour ces nouveaux services. À ces coûts supplémentaires s'ajoute également une hausse des

impôts fonciers, des impôts en général ou des taxes sur l'achat d'une moto. Les habitants ne

semblent d'ailleurs pas tout de suite reconnaître les bénéfices du passage à l'urbain, puisque

concrètement, pour eux, cela signifie des complications administratives, des frais plus importants et

surtout moins de marge de manoeuvre pour utiliser leurs terres, et organiser leurs activités.

À l’inverse, nous n’avons obtenu que peu d’informations permettant d’expliquer la décision

de maintenir une commune au statut rural, alors qu’elle est, dans les faits, urbanisée. Nous pouvons

néanmoins dégager trois hypothèses qui peuvent expliquer ce décalage.

433 « désigner des terres « urbaines » peut créer des emplacements physiques dans le paysage qui attirent les spéculateurs immobiliers, les potentiels entrepreneurs et négociants, tout comme les gens cherchant à obtenir des maisons pour eux-mêmes et pour leurs enfants »

434 Entretien au service de la gestion urbaine de Từ Sơn, un service créé spécifiquement depuis le changement administratif (2010)

435 Par exemple, en milieu urbain, chaque khu phố doit être équipé d'une maison culturelle, une nhà van hoà, ce qui n'est pas obligatoire dans les xóm ruraux.

379

Une première hypothèse émergeant de nos enquêtes est liée à l'opposition des édiles locaux, qui ne

souhaiteraient pas « tomber sous la coupe » du centre ou des pouvoirs publics supérieurs. En

maintenant leur localité dans la sphère administrative rurale, les autorités locales se privent des

ressources supplémentaires qui accompagnent le passage à l’urbain, mais conservent leur relative

autonomie de fonctionnement, leur pouvoir décisionnel et leurs capacités d’autogestion des

populations et ressources locales.

Dans un deuxième temps, le statu quo administratif tiendrait à des questions de contrôle des

terres agricoles urbanisables dans les districts ruraux limitrophes des villes. La distinction « rural-

urbain » a en effet des conséquences sur le prix du foncier et par conséquent sur le montant des

compensations lors des expropriations, et ce tant pour des projets publics d'infrastructures que pour

des projets immobiliers privés. Peu importe leur usage, les terres situées dans les zones

administratives urbaines coûtent beaucoup plus cher à exproprier que les terres situées en zones

rurales selon le système de fixation des prix au niveau provincial. Dans ce contexte, il est

avantageux pour les pouvoirs publics, et pour les divers acteurs économiques connectés à l’État-

parti, très actifs dans les domaines fonciers et immobiliers, de maintenir artificiellement des

collectivités locales au statut rural, afin de pouvoir en récupérer l'intégralité des terres agricoles à

des montants très faibles, avant de « régulariser » leur situation et de les faire passer au statut

urbain. Cette stratégie crée de facto une réserve foncière pour l’expansion future de la ville-centre.

Enfin, le besoin d'un changement de statut ne se fait pas partout sentir de façon urgente.

Dans certaines communes rurales accolées aux villes, la gestion et les investissements sont déjà de

nature « urbaine », bien que le changement de statut ne soit pas officiellement entériné. Le district

se substitue alors aux pouvoirs publics locaux et pallie les limitations imposées aux villages ruraux.

Le cas de la commune de Xuân Đỉnh, district rural de Từ Liêm est particulièrement

révélateur. Xuân Đỉnh a vu sa situation géographique changer en 1995, lorsque les autorités

publiques de Hà Nội ont décidé la création du nouveau quận de Tây Hồ. Ainsi, tandis que le village

limitrophe de Xuân La devenait un phường urbain, Xuân Đỉnh est demeurée au statut rural.

Actuellement, ce « village » officiellement rural accueille une population de 40 000 habitants, sur

une superficie de 5,6km2. Le comité populaire local estime d'ailleurs qu'environ 50% de la

population actuelle n'est pas originaire du village et s'est implantée soit dans le coeur historique

villageois, à l'occasion de l'achat d'une maison, soit dans les nouvelles constructions. Le territoire de

Xuân Đỉnh, vu sa proximité de la zone urbaine officielle d'Hà Nội et les plus faibles coûts de ses

terres agricoles, a en effet accueilli de nombreuses nouvelles formes de logements : quelques tours à

destination des employés d'entreprises d'État, une zone de villas pour de riches militaires de la ville,

380

des tours privées et la « gated community » de Ciputra, qui se trouve à cheval sur le territoire de

quatre communes et quartiers.

Vu ses conditions économiques, sociales et géographiques, le district de Từ Liêm, ainsi que

les communes qui le composent, auraient théoriquement dû passer au statut de quận et phường

urbains depuis quelques années. Une transformation de leur statut à l'occasion de l'élargissement

d'Hà Nội et de sa refonte administrative aurait pu sembler opportune et pertinente. Il n'en a pourtant

rien été.

Selon plusieurs entretiens que nous avons mené au comité populaire de Xuân Đỉnh, deux

explications principales ont émergé. La première est liée aux divers projets de construction

d'infrastructures routières et de zones urbaines, comme celle de Tây Hồ Tây, sur les terres de la

commune. Xuân Đỉnh possède en effet toujours de larges parcelles de terres agricoles, attirant les

convoitises du secteur public comme privé, puisqu'elles se situent dans l'une des zones privilégiées

d'extension de la capitale, à l'ouest, et aux frontières nord du quartier administratif et diplomatique

de Ba Đình. Outre le projet de Tây Hồ Tây, qui mêle usages résidentiel et commerciaux, un

« diplomatic coumpound » accueillant plusieurs ambassades est prévu, tout comme une tour des

télécommunications, le parc Hòa Bình et le théâtre de Thăng Long. En maintenant Từ Liêm au

statut rural, les coûts d’expropriation et d'acquisition des terres sont automatiquement plus faibles

qu'en milieu urbain et sans commune mesure avec les prix du marché, qui reflètent la valeur urbaine

de ces terres.

Pour reprendre le cas plus spécifique de Xuân Đỉnh, la grille de prix fixés par la ville-province d'Hà

Nội révèle la différence d'évaluation de la valeur de ces terres agricoles. Tandis que les terres

agricoles appartenant à tous les arrondissements urbains - quận étaient estimées à 252 000 đồng par

m2 en 2009 (12 USD), les terres agricoles de Xuân Đỉnh, à quelques mètres de là, ne « valaient »

que 201 600 đồng par m2 (9,5USD)436. D'après le comité populaire de la commune, les pouvoirs

publics d'Hà Nội auraient donc sciemment décidé de maintenir le district de Từ Liêm dans le statut

rural, jusqu'à ce que l'ensemble des terres agricoles aient été expropriées à plus faible coût, tout en

justifiant, au moment opportun, le changement de statut administratif d'un district n'ayant plus

aucune caractéristique rurale.

Des discussions préparatoires ont d'ailleurs déjà eu lieu et nos intervenants au sein du comité

populaire nous ont révélé que les futures redivisions administratives avaient déjà été définies : ainsi,

la commune rurale de Xuân Đỉnh serait à terme divisée en deux phường.

436 Il s'agit du montant pour les terres agricoles dans la zone comprise des frontières des quận jusqu'à la rivière Nhuệ. Pour les terres agricoles de Từ Liêm situées de l'autre côté de la rivière Nhuệ, les prix tombent à 162 000 đồng par m2 (7,7 USD)

381

La seconde justification du maintien de Xuân Đỉnh en xã tient à notre dernière piste

avancée : la compensation du manque de moyens, financiers comme humains, et de l'inadéquation

entre modes de gestion et réalité de la situation par le district.

En effet, le district de Từ Liêm dépêche actuellement des fonctionnaires spécialisés dans des

domaines techniques, des policiers professionnels et a augmenté la dotation budgétaire annuelle de

la commune, ce qui a permis la mise en place des services urbains de base. Dans ce cas, le maintien

au statut rural, potentiellement problématique, est compensé par une adaptation du fonctionnement

des différents échelons de gestion, au cas par cas, dans l'attente d'une nouvelle vague de

transformation.

La transformation administrative n’est par conséquent ni systématique ni contrainte par la loi :

le rythme et l’envergure des changements de statuts ne suivent pas, dans les faits, le développement

économique et démographique du territoire hanoien, créant ainsi un décalage entre le niveau

d’urbanisation « réel » d'un territoire et son statut administratif. Quertamp (2003, p.460) qualifie

même cette situation d' « incohérence totale entre les catégories urbaines et les réalités urbaines ».

Cependant, cette marge de manœuvre des pouvoirs publics permet de se servir de cet outil de

gestion à des fins politiques, de favoriser des territoires, d'en reprendre le contrôle ou d'asseoir son

autorité sur des localités stratégiques.

IV. L'intégration dans la sphère de la ville : rentrer dans l'ordre urbain

L'intégration dans la sphère urbaine possède également une forte dimension politique. En

effet, les conséquences concrètes du changement de statut administratif ne se manifestent pas

uniquement dans la sphère économique, mais se dessinent également dans la structure politique et

gestionnaire locale. Plusieurs auteurs ont par exemple souligné que les territoires périurbains étaient

marqués par des structures de gestion inappropriées, à la frontière entre autorités « rurales » et

« urbaines ». Pour McGee, « desakota zones are to some extent 'invisible' or 'grey' zones from the

viewpoint of the state authorities. Urban regulations may not apply in these rural areas, and it is

difficult for the state to enforce them despite the rapidly changing economic structure of the

382

regions437 » (in Ginsburg N., Koppel B et McGee T, 1991, p.17). Leaf qualifie quant à lui les

pouvoirs publics locaux dans ces espaces transitoires comme des « alternative authority

structures438 » (2008, p.151).

Le changement administratif peut alors être également considéré comme une façon de

reprendre le contrôle de la gestion locale par les pouvoirs publics de niveau supérieur et de limiter

les manques identifiés de ce mode de gestion : l'incompétence des autorités locales, le non-respect

des lois nationales et directives provinciales, le choix de ne pas appliquer localement ces politiques,

leur corruption et leur appropriation privée des ressources publiques ou encore leur « esprit de

clocher ».

Rentrer dans l'urbain administratif est ainsi rentrer dans l'ordre urbain : dans des usages plus

contrôlés et plus normés des espaces, dans la « civilisation » urbaine, avec les modes de vie et les

comportements qu'elle implique, dans le licite et le réglementaire, mais également dans cette

structure de gestion pyramidale dont la ville fait figure de tête de pont et de siège du pouvoir.

1. Régularisation des extensions résidentielles et formalisation des quartiers

La première conséquence concrète du changement de statut est à la réorganisation de la

structure gestionnaire et territoriale locale afin de s'adapter aux nouvelles réalités de terrain, les

villages évoluant fortement entre chaque période de changement administratif, et de « remettre à

plat » les subdivisions administratives des xã devenues phường.

Le changement de statut implique ainsi une refonte des unités administratives et des modes de

représentation à l’échelle locale. À terme, le passage à l'urbain entraîne une réorganisation intra-

communale.

L’objectif des autorités municipales est de créer des unités administratives territoriales de plus petite

taille, tant du point de vue de leur superficie que de leur population, les rendant ainsi plus

facilement « gouvernables ». Ces redécoupages sont aussi l'occasion de régulariser et de formaliser

des extensions villageoises informelles, qui ont débuté au début des années 1990 sur les terres de

437 « les zones de desakota sont, dans une certaine mesure, des zones 'grises' ou 'invisibles' du point de vue des autorités publiques. Les réglementations urbaines peuvent ne pas s'appliquer dans ces zones rurales et il est difficile pour l'État de les mettre en œuvre malgré la structure économique rapidement changeante de ces régions »

438 « structures alternatives d'autorité »

383

maraîchage.

À Đồng Kỵ, la scission entre les trois xã et l'établissement de Đồng Kỵ en tant qu'unité

territoriale et de gestion autonome a provoqué une reconfiguration de l'organisation interne du

village. Avant cette transformation, Đồng Kỵ était considéré comme un thôn (village) composé de

cinq xóm : les xóm Giếng, Bằng, Nghè, Đình et Đột. Suite au changement administratif, les limites

internes des hameaux ont été redivisées et ont laissé place à sept khu phố : le khu phố Nghè, qui

s'est vu amputé d'une partie de son territoire pour la création du khu phố Tư, le khu phố Đại Đình,

constitué à partir de l'ancien xóm Đình et d'une partie de l'ancien xóm Đột, supprimé, les khu phố

Tân Thành et Thanh Bình, constitués à partir de la division de l'ancien xóm Bằng, le khu phố Thanh

Nhàn, émanation de l'ancien xóm Giếng, et, enfin, le khu phố Đồng Tiến, création « ex nihilo ». En

outre, la plupart des foyers de ces khu phố ont à cette occasion vu régulariser leur situation

familiale, en réactualisant l'ensemble de leurs documents administratifs officiels. Ainsi, sous la

direction du phường, la police de Đồng Kỵ avait déjà modifié le hộ khâu de 2 600 foyers dès le

début de l'année 2009439.

Figure 3. Structure administrative de Bắc Ninh et de Từ Sơn avant et après le changement de statut et conséquences sur l'organisation territoriale de Đồng Kỵ

439 Rapport du comité populaire Đồng Kỵ « Báo cáo tình hình kinh tế - xã hội 6 tháng đầu năm. Nhiệm vụ giải pháp 6 tháng cuối năm 2009 » (Rapport sur la situation socio-économique des six premiers mois de l'année. Missions et solutions pour les six derniers mois de l'année 2009).

384

Ces nouvelles divisions, établies sous la direction et le contrôle du bureau des ressources

naturelles et de l'environnement440 de Từ Sơn, visaient à la fois à créer de nouvelles entités

territoriales plus homogènes et à régulariser la situation des extensions résidentielles illégales et

non-planifiées. Ainsi, le xóm Bằng, devenu trop important d'un point de vue démographique fut

divisé en deux, permettant ainsi la fondation du khu phố Thanh Bình et du khu phố Tân Thành. Ce

dernier, le khu phố Tân Thành, est donc actuellement constitué de portions de territoires de l'ancien

xóm Bằng, mais surtout d'extensions illégales des constructions villageoises sur les terres

maraîchères et rizicoles de la commune. Certains habitants de Đồng Kỵ avaient en effet

progressivement commencé à empiéter sur ces terres rizicoles à partir du milieu des années 80,

établissant dans un premier temps des tentes, puis construisant des ateliers précaires, avant de se

mettre à bâtir des maisons en dur, à bétonner des routes et à se relier illégalement aux réseaux d'eau

et d'électricité de la commune. Situé à l'extrême nord du village, le long des terres rizicoles du

village, « loin » du siège du comité populaire, cette élargissement résidentiel sauvage s'était

néanmoins fait avec la complicité ou au moins avec la tolérance passive des autorités.

Bien que cet ensemble territorial se soit vu accorder une existence légale, tous les résidents

n'ont pas encore pu obtenir de carnets rouges, leur occupation des terres comme leurs maisons ou

ateliers construits demeurant dans l'informalité. Actuellement ce khu phố comprend 450 foyers et 1

500 habitants, en moyenne plus jeunes et plus actifs que la population des autres khu phố, puisqu'ils

se sont installés sur des parcelles plus importantes, produisant ainsi davantage et dans de meilleures

conditions, et qu'il s'agit surtout de jeunes couples qui s'étaient installés à l'époque sur les terres

agricoles familiales.

Le khu phố Đồng Tiến n'avait quant à lui aucune existence légale et administrative avant ce

changement de statut. Selon nos entretiens auprès du chef de Đồng Tiến (2010), les premières

implantations de villageois remontent au début des années 90. Bien que cet élargissement

résidentiel se soit fait de façon illégale, certains foyers avaient néanmoins pu obtenir un accord

tacite des autorités de district, afin de favoriser la décohabitation de plusieurs générations sous le

même toit. Malgré l'existence de cette nouvelle zone depuis des années, son équipement en

infrastructures de base était très limité, les pouvoirs publics ayant peu investi à Đồng Tiến, et sa

population reste inférieure aux autres hameaux, avec environ 300 foyers et 850 habitants. La

reconnaissance administrative du khu phố aura donc été l'occasion tant de permettre formellement

440 Ancien bureau du cadastre

385

des aménagements et constructions publics dans cette zone que de lui donner une existence

politique. En effet, depuis le changement, Đồng Tiến est non seulement devenu un khu phố mais a

vu la constitution d'associations de masse à son niveau et la création d'un « poste » de chef de khu

phố, chargé d'organiser, ou même d'initier, une vie communautaire locale. Pourtant, son chef nous a

rapporté que l'ambiance dans cette zone était différente, étant donné que les gens se connaissent

mal, interagissent peu, et se sentent globalement moins impliqués dans la gestion, l'entretien ou

l'animation de ce khu phố, qui n'a pas de valeur sentimentale ou de portée identitaire pour eux.

De façon générale, ces nouvelles entités territoriales, déterminées par les autorités

municipales d'Hà Nội ou les autorités du thị xã, pour Đồng Kỵ, sur une base strictement statistique,

ne correspondent pas à l’ancienne organisation socio-spatiale des communes, structurée

historiquement par les réseaux familiaux et de voisinage. Néanmoins, ces « nouveaux » quartiers

obtiennent ainsi une existence légale, reconnue, qui leur permet à la fois de prétendre à des

investissements publics et à leur représentation politique auprès des autorités locales.

2. Introduire de nouveaux modes de gouvernance, reprendre en main la gestion locale et homogénéiser le territoire : les effets politiques du changement de statut administratif

Le passage à l’urbain s’accompagne également de l’introduction d’un modèle de gestion des

affaires locales plus bureaucratique et plus rigide. Les gouvernements urbains locaux sont tenus

d’appliquer plus strictement les politiques, les lois et les règlements formulés par les autorités

provinciales et centrales que leurs pendants ruraux. Cette extension des pouvoirs et du contrôle du

centre vers la périphérie se traduit notamment par un contrôle plus serré de l’enregistrement des

migrants saisonniers ou permanents, par l’application de nouvelles règles de contrôle sur les

activités économiques pratiquées par les ménages, et par une surveillance plus étroite des activités

de construction résidentielle et des échanges fonciers par exemple.

Concrètement, nos enquêtes ont montré que depuis le passage à l'urbain, les foyers sont par

exemple tenus d'obtenir des permis de construction pour modifier, détruire ou reconstruire leur

maison. De même, l'effort incitatif pour la formalisation des activités et structures économiques s'est

renforcé, à travers les limitations d'accès aux zones industrielles ou à travers des mesures favorisant

les entreprises formellement constituées.

Quant au contrôle des migrants, il s'est largement accru avec la constitution d'une police

professionnelle. Tandis que la sécurité était auparavant assurée par des policiers non-diplômés et

386

issus du village, comme dans la plupart des communes rurales, la police du phường Đồng Kỵ

comprends actuellement huit policiers diplômés et recrutés en dehors du village, toujours appuyés

par les sept « défenseurs de hameau ». Aucun ancien policier villageois, qualifié de « semi-officiel »

n'a été maintenu en poste et les nouveaux policiers rencontrés nous ont rapporté différents

changements dans leur action et leurs prérogatives. Leur surveillance des ouvriers extérieurs se

manifeste par exemple concrètement par trois ou quatre « descentes » hebdomadaires dans le village

afin de vérifier que tous les travailleurs sont en règle. En cas de non-déclaration par les patrons, ces

derniers sont dorénavant soumis à des amendes de 100 000 đồng (4,7 USD). La police dispose ainsi

de nouvelles prérogatives et se voit imposer de nouvelles exigences de la part des pouvoirs publics :

faire réellement respecter les lois et directives, ce qui est facilité par l'absence d'ancrage dans le

village, nous y reviendrons dans notre dernier chapitre. Bien entendu, la corruption peut toujours

aider à contourner ou assouplir les lois, ainsi que les relations interpersonnelles qui se nouent

progressivement. Néanmoins, dans les faits, la police remplit davantage sa fonction et participe à

cette affirmation d'un pouvoir « unique ».

En outre, la composition des pouvoirs publics, et en particulier du comité populaire et des

fonctionnaires locaux, évolue : ainsi, le nombre de fonctionnaires requis augmente, et même si le

recrutement est toujours le fait du comité populaire, l'absence de ces compétences dans le vivier

local oblige à des recrutements extérieurs, en particulier dans les domaines techniques de

l'environnement, du judiciaire et des finances. Ainsi, le comité populaire de Đồng Kỵ est passé de

11 fonctionnaires sous statut rural, à 21 depuis sa transformation en phường, avec plusieurs

recrutements extérieurs.

Ensuite, les autorités locales doivent avoir un niveau d'études supérieures dans les phường

que dans les xã, qu'il s'agisse des fonctionnaires ou des chefs de khu phố, qui doivent d'ailleurs être

plus jeunes que précédemment. En outre, les pouvoirs publics doivent suivre davantage de

formations dispensées par l'échelon supérieur, approfondissant ainsi leur professionnalisation

progressive.

La création de nouveaux services techniques au sein des administrations locales et

l'élévation du niveau d'études exigé peuvent ainsi entraîner le recrutement de fonctionnaires

extérieurs au quartier et, dans les phường d'Hà Nội, le parachutage de dirigeants extérieurs au

village ancien, libérés des obligations sociales qui lient généralement les fonctionnaires ruraux à

leur communauté ou à leur lignage.

Cette imposition d'un « étranger » au village à la présidence d'un comité populaire demeure

néanmoins rare dans les phường nouvellement constitués, puisqu'elle soulèverait très probablement

387

de vives protestations de la part des habitants et risquerait de paralyser l'action publique. En

revanche, à Đồng Kỵ, le nouveau président du comité populaire n'a pas été désigné selon les

modalités prescrites par la loi. Théoriquement, le président aurait dû être élu par le conseil populaire

local. Or les deux derniers présidents ont été promus directement par le thị xã Từ Sơn, sans

consultation préalable du conseil populaire, qui a dû se contenter d'entériner cette nomination, a

posteriori.

Le processus d'urbanisation « administrative » révèle ainsi une intrusion plus importante des

niveaux supérieurs dans la gestion locale. Derrière les objectifs officiels de professionnalisation de

la fonction publique locale qui sont affichés pour justifier le passage à l'urbain, on peut supposer

que se cachent en fait des intentions d’encadrement des communautés rurales en affaiblissant les

structures de pouvoir locales. Les processus de régularisation et les réformes institutionnelles qui

accompagnent le passage à l’urbain contribuent en effet à dissoudre dans le système administratif de

la ville les structures politiques et les réseaux relationnels du monde rural, et témoignent, selon

nous, d’une volonté d'homogénéisation de la société rurale, de ses différentes composantes, et de les

rapprocher progressivement de ce modèle de société urbaine « moderne et civilisée ».

Conclusion

L’exploration des changements administratifs révèle des motivations politiques et des

rapports de force complexes. L'extension administrative du territoire urbain d'Hà Nội sur ses

territoires environnants ou le passage à l'urbain de certaines portions de territoires rurales n'est ainsi

pas qu'une simple décision bureaucratico-technique.

Le passage à l’urbain est l’une des réponses des administrations centrales ou provinciales

aux besoins croissants en services et infrastructures des espaces périurbains. L’intégration au sein de

la sphère administrative urbaine ouvre en effet l’accès à des ressources financières, humaines et

matérielles qui ont, jusqu’à ce jour, fait défaut aux localités du delta du Fleuve Rouge engagées,

depuis les réformes du Đổi mơi, dans d’intenses processus d’urbanisation et d’industrialisation in

situ. Les ressources supplémentaires allouées par le centre aux nouveaux quartiers urbains

permettent de moderniser les systèmes et réseaux urbains désuets des anciens villages ruraux en

cours d’urbanisation et de fournir les services et aménités essentiels à des populations périurbaines

en pleine croissance.

388

Cependant, nous avons pu voir que ces ressources supplémentaires ont un prix. Le passage à

l’urbain s’accompagne en effet de profondes transformations des modes de représentation politique

et de gouvernance. Les redécoupages administratifs intra-communaux, la professionnalisation de

l’administration locale et l’application plus stricte des normes et lois dans les nouveaux quartiers

urbains réduisent l’autonomie et les capacités d’autogestion des populations et autorités locales. Ce

durcissement et cette homogénéisation des modes de gouvernance sont donc une arme à deux

tranchants. En effet, alors que ces mesures permettent de juguler une informalité réglementaire qui

entrave la gestion des populations, de l’environnement et du développement urbain, elles privent

cependant les communautés périurbaines d’une partie de leur capacité de développement endogène.

Enfin, ces évolutions provoquent une nécessaire ré-articulation des rapports entre les

pouvoirs publics locaux et les habitants, qui se traduit par l'émergence de nouveaux conflits et par

une distanciation du lien entre les autorités publiques et leurs administrés.

389

CHAPITRE 15

URBANISATIONS EXOGÈNE ET ADMINISTRATIVE : LES CONDITIONS D'ÉVOLUTION DES RAPPORTS POUVOIRS PUBLICS-HABITANTS AU NIVEAU LOCAL

Le changement de statut administratif et la « montée » au statut urbain441 ont des

conséquences tant en termes de gestion locale que d'investissements publics, d'attractivité des

localités concernées ou des formes de représentation locale.

Les premières manifestations concrètes du changement de statut peuvent néanmoins être assez mal

perçues par les habitants. En effet, la première conséquence directe du passage à l'urbain se traduit

par une hausse importante des dépenses des foyers. Ainsi, les taxes foncières sur la terre

résidentielle augmentent fortement: à Đồng Kỵ et Trang Hạ, ces taxes ont par exemple été

multipliées par deux, et même par six pour les terres résidentielles situées dans des zones

stratégiques, au bord de la route principale Nguyễn Văn Cừ442. Le prix des terres, quel que soit leur

usage, augmente systématiquement de façon exponentielle, limitant également la possibilité d'achat

de nouvelles parcelles par les villageois les moins bien lotis, creusant ainsi les inégalités sociales

entre les grands propriétaires fonciers qui bénéficient de cette envolée des prix et les autres.

De plus, des taxes supplémentaires sont imposées lors de l'achat d'une moto par exemple,

passant de 2% du prix global à 5%443 et les coûts liés au financement des services publics et aux

charges collectives augmentent également, pour le ramassage des déchets par exemple.

En outre, le fait de passer au statut urbain, considéré comme privilégié, prive les jeunes d'un point

« bonus » pour l'entrée à l'université, marque de discrimination positive qui vise à favoriser l'accès à

l’enseignement supérieur pour les jeunes ruraux.

Enfin, les villageois « urbains » sont immédiatement confrontés à l'évolution du système

administratif local et à la présence accrue des autorités publiques de niveau supérieur dans leur vie

quotidienne. Ainsi, les habitants de Đồng Kỵ et Trang Hạ doivent dorénavant se rendre au thị xã Từ

Sơn pour l'obtention des actes de naissance ou la délivrance de certificats de décès, ce qui pourrait

sembler trivial de prime abord, mais révèle un changement important des pratiques : le comité

populaire local n'est plus la seule source du pouvoir administratif direct et le lien entre les villageois

et l'autorité publique, mais seulement l'un des acteurs administratifs et politiques possibles.

L'implication du changement de statut urbain revêt en fait une dimension politique et sociale

441 Le terme vietnamien qualifiant ce changement de statut administratif est lên phường, le mot « lên » signifiant « monter », sous-entendant l'idée que le passage à l'urbain est en fait une promotion.

442 Entretien au comité populaire de Trang Hạ (2010)443 Entretien au service de l'Industrie du comité populaire de Bắc Ninh (2010)

390

plus importante : le renforcement de l'application des lois et des contrôles obligent progressivement

les habitants à réinventer leurs habitudes de vie, leurs pratiques des espaces et transforment leurs

références ou recours habituels.

Les mécanismes du changement administratif, ses enjeux et ses conséquences sont donc

complexes et reflètent la tension qui existe au sein des différents échelons politiques et

administratifs vietnamiens, entre une gestion souple, adaptable, avec des règles peu contraignantes,

et une tentative récente mais de plus en plus affirmée de durcir et d'homogénéiser l'application de

ces règles et de rapprocher progressivement le Vietnam d'un « État de droit », ne serait-ce qu’en

apparence.

I. Conscience, bienveillance et souplesse: le modèle d'un dirigeant politique idéal menacé par les évolutions administratives et politiques

Ce double mouvement de recentralisation du pouvoir et d'urbanisation administrative

participe à un durcissement de l'application des lois et des normes au niveau local, remettant ainsi

en cause le mode de gouvernance « rurale », marquée par son adaptabilité et sa flexibilité.

Le fondement de l'autorité des pouvoirs publics de commune comme la base de leur pouvoir réel

sont ainsi menacés, contraignant les villageois comme les gestionnaires à faire évoluer leurs

pratiques et leurs rapports.

Les valeurs et éthiques qui, en milieu rural, devaient dicter la conduite des affaires publiques et les

relations pouvoirs publics-habitants sont en effet progressivement remises en question par cette

incursion des échelons administratifs et politiques supérieurs et par les mesures de

professionnalisation et de distanciation des autorités locales accompagnant le passage à l'urbain.

Tout d'abord, la légitimité et l'acceptation de l'autorité des pouvoirs publics locaux

résidaient, en milieu rural, sur leur capacité à « filtrer » les politiques nationales, appliquant

certaines bénéfiques au développement du village, ignorant d'autres contraires aux intérêts locaux.

Ainsi, le pouvoir local était perçu comme un rempart comme des mesures perçues comme iniques

ou négatives, agissant ainsi symboliquement comme la haie de bambou de l'adage vietnamien.

Kerkvliet (2004, p.16) souligne ainsi que les « officials who do not learn to make adjustments and

are sticklers for implementing policies that residents dislike are apt to have considerable difficulty

getting people's support444 ».

444 « les officiels qui n'apprennent pas à faire des ajustements et qui sont à cheval sur l'application des politiques que les résidents n'apprécient pas sont susceptibles de rencontrer des difficultés considérables pour obtenir leur

391

Koh (2006, p.5) considère également que les pouvoirs publics locaux « can stand on the side of

residents and make the party-state more accommodating to people at that level » et que « officials

and people in a locale may stand shoulder to shoulder and act as one 'corporate group' in reaction to

and in denying the state's objectives which clash with those of the village445 » (2006, p.21). Dans ce

cas de figure, les autorités locales et leurs citoyens forment une coalition d'intérêts, faisant front

pour adapter ou rejeter les politiques nationales.

Ainsi, l'adhésion et le respect du niveau local étaient fondés sur cette capacité des pouvoirs publics

à identifier les besoins de leur localité, à se placer comme des médiateurs entre le niveau central et

le niveau local, mais également à gérer le « major gap between official norms and villagers'

practices in Vietnam's rural areas446 » (Nguyen Van Suu, 2010, p.81).

Outre ce positionnement vis-à-vis des pouvoirs publics de niveau supérieur, les dirigeants

locaux sont également évalués par les villageois selon leur personnalité et leurs qualités morales,

qui transparaissent dans leur gestion des affaires locales. Kerkvliet (2004, p.17) rappelle par

exemple que « Vietnamese people, analysts suggest, would like local authorities to combine fair-

mindedness and impartiality with being 'good with the people' and somewhat flexible in order to

accommodate particular circumstances447 ». Les pouvoirs publics locaux doivent ainsi faire preuve

de lương tâm-conscience, de tình cảm-sentiment et de thông cảm-compréhension, pour évaluer et

gérer la situation locale.

Koh (2006, p.221) souligne également que les habitants « expect ward officials to “look the other

way” (bo qua-passer outre)448 » et de tolérer des entorses à la loi, en matière d'occupation du

domaine public, les trottoirs par exemple, ou d'utilisation de terres agricoles à d'autres fins, puisque

ces autorités sont censées comprendre les difficultés des habitants et fermer les yeux sur ces usages.

Des officiels appliquant strictement la loi, au détriment de l'intérêt des villageois seraient par

conséquent considérés comme « right by the law but wrong by sentiments449 » (Koh, 2006, p.94).

Cette exigence de tolérance et de compréhension s'appuie essentiellement sur la

connaissance qu'ont les pouvoirs publics locaux de la situation de leur commune, mais également

sur le fait qu'ils font partie de la communauté villageoise. En effet, considérant que les pouvoirs

soutien »445 « peuvent se positionner du côté des habitants et rendre l'État-Parti plus accommodant à ce niveau », « les

officiels et la population d'un lieu peuvent faire front et agir comme une 'communauté d'intérêts' en réagissant à ou en reniant des objectifs d'État incompatibles avec ceux du village »

446 « le fossé majeur entre les normes officielles et les pratiques des villageois dans les zones rurales au Vietnam »447 « les Vietnamiens, des analystes suggèrent, voudraient que leurs autorités locales combinent impartialité et

justice avec une bienveillance à l'égard des populations et suffisamment de flexibilité pour accommoder des circonstances particulières »

448 « attendent que les officiels des quartiers 'regardent ailleurs' »449 « justes selon la loi mais en tort selon les sentiments »

392

publics locaux sont membres de cette communauté, « they are usually expected to nurture personal

relationships and to enforce state policies in a selective manner450 » (Mattner, 2004, p.123). Selon

Malarney (1997, p.913), deux notions de vertu co-existent alors : « one, as defined by the

government, valorizes impartiality, the strict adherence to party ideology and discipline, and a

strong commitment to the construction of the socialist nation. The second, which has its roots in

local society relations, emphasizes affective bonds between coresidents and the conscientious

fulfilment of one social relation451 ».

Pourtant, la recentralisation de l'autorité associée à l'édification d'un corpus législatif plus

détaillé et précis limite progressivement la marge de manoeuvre laissée aux autorités locales. En

effet, les nouveaux enjeux liés à l'urbanisation de ces « campagnes » et la multiplication des intérêts

associés à la maîtrise des ressources locales et des investissements privés sont autant de

justifications d'un resserrement du contrôle central, aux visées politiques comme économiques. La

situation décrite par Koh (2006, p.10), où « (…) the party-state is generally stronger where

decision-making or policy formulation is concerned, but society usually is able to triumph in policy

implementation452 » semble dès lors menacée et en voie de disparaître, en particulier dans les

communes limitrophes d'Hà Nội ou d'autres centres urbains, dont le statut administratif change.

Avec l'urbain administratif, la professionnalisation, la surveillance par les niveaux médians des thị

xã ou des quận et l'imposition de nouvelles autorités locales non-liées aux territoires et aux

populations locales, les habitants ne pourront plus s'appuyer sur la proximité, la compréhension et la

tolérance basée sur des relations interpersonnelles pour négocier la gestion locale. Les điểm chung-

points communs entre les autorités publiques et leurs administrés, qui guidaient la gouvernance

rurale, s'amenuisent à mesure que l'urbanisation réelle comme administrative s'imposent. Par

conséquent, les ressorts habituels de négociation – sentimentaux amicaux, appartenance au même

lignage, solidarité liée au partage d'un territoire et histoire – deviennent progressivement inopérants.

De même, le fait de sécuriser des usages et occupations illégales « through personalistic ties to local

authorities, rather than through proper administrative procedures453 » (Leaf, 2002, p.27) est

largement remis en question et exige une refonte des bases du rapport pouvoirs publics-habitants

450 « on attend généralement d'eux qu'ils nourrissent des relations personnelles et qu'ils appliquent les politiques publiques de façon sélective »

451 « la première, telle que définie par le gouvernement, valorise l'impartialité, l'adhésion stricte à l'idéologie et à la discipline du Parti et un fort engagement dans la construction de la nation socialiste. La seconde, qui trouve ses racines dans les relations de la société locale, insiste sur les liens affectifs entre les co-résidents et l'accomplissement consciencieux d'une relation sociale »

452 « l'État-Parti est généralement plus fort quand il s'agit de formuler des politiques ou de prendre des décisions, mais la société parvient généralement à triompher dans leur application »

453 « à travers des liens personnels avec les autorités locales, plutôt qu'à travers des procédures administratives appropriées »

393

localement.

Les rapports entre les pouvoirs publics locaux et les citoyens sont par conséquent entrés

dans une nouvelle phase de mutation et de réinvention, la pratique d'une gouvernance « rurale » et

d'une gestion communautaire disparaissant progressivement à la faveur du changement

d'orientations des politiques nationales comme de l'évolution administrative locale.

II. Stratégies d'opposition et ressorts des résistances villageoises : les conflits fonciers comme source d'une dynamique de changement des rapports pouvoirs publics-habitants

L'urbanisation exogène est également la source de réinvention et de repositionnement des

relations pouvoirs publics-habitants, au niveau national comme au niveau local. Les conflits

fonciers liés aux expropriations se sont multipliés depuis deux décennies, devenant la source

principale de tensions et de destruction du contrat social vietnamien.

Le coût social de ces expropriations s'accentue et entame progressivement les fondements de la

légitimité politique du système communiste, à mesure que se fédèrent des oppositions argumentées

contre la multiplication de ces projets urbains ou industriels.

Sơn Đồng comme Đồng Kỵ ont connu ces dernières années plusieurs situations de fortes tensions et

de conflits ouverts avec leurs autorités locales, qui sont le reflet d'un mouvement plus important,

touchant toutes les provinces du pays et un nombre sans cesse croissant d'habitants.

Les deux projets de « zone industrielle du village de métier » ont en effet été la cause tant de

résistances villageoises fédérées que d'une érosion de la légitimité des pouvoirs publics locaux.

Dans ces deux cas, les arguments principaux avancés par les villageois pour justifier leur opposition

sont les mêmes : la nature des projets incriminés et leurs objectifs, les montants et modes de

compensation pour la libération des terres454 et, enfin, les modalités de décision et d'approbation de

ces projets par les pouvoirs publics.

Précisons néanmoins que dans les deux villages, le principe-même de construction d'une zone

industrielle était soutenu et réclamé par les habitants, en particulier par les artisans, qui voyaient

dans ces zones la possibilité d'étendre leur superficie de production, engendrant un développement

et un accroissement de leurs activités et l'opportunité de séparer leurs lieux de production et de vie,

améliorant les conditions de travail comme les conditions sanitaires de leur foyer. Un secrétaire de

la cellule du Parti d'un xóm de Sơn Đồng résumait ainsi la position des villageois : « la politique (de

454 Giải phóng mặt bằng, littéralement la libération des surfaces, expression employée par les autorités vietnamiennes pour caractériser les « expropriations » des droits d'usage du sol, quel que soit leur usage.

394

construction de zone industrielle) est bonne mais sa réalisation est mauvaise et les personnes

responsables du projet n'ont pas réalisé leur travail correctement » (2009).

1. Arbitraire des décisions locales, montants d'expropriation et injustice des projets : les sources des contestations villageoises

En effet, l'absence de consultation des villageois, la retenue d'information, le flou

caractérisant les procédures d'acceptation de projet et les destinataires des licences d'investissement,

ainsi que les différents refus des demandes de discussion et d'explication ont contribué à la colère et

à l'opposition dans les deux communes.

À Sơn Đồng, bien que le comité populaire ait lancé un appel pour que les artisans formulent des

demandes de parcelles dans la future zone industrielle, avant son acceptation, ses fonctionnaires et

élus n'ont pas organisé de réunion préalable de consultation ou simplement d'information. Nombre

de nos interlocuteurs, acteurs semi-officiels, artisans, ou simples habitants du village nous ont par

exemple révélé qu'ils n'avaient entendu parler de ce projet qu'à travers les hauts-parleurs du village,

a posteriori, grâce aux discussions avec leurs voisins et proches ou à travers la diffusion de rumeurs

dans le village.

Les informations délivrées par les pouvoirs publics étaient ainsi qualifiées d'« incomplètes » par un

responsable d'association de masse de Sơn Đồng (2009), contribuant à la méfiance des villageois

comme à la propagation des rumeurs.

En outre, cette absence de concertation a été perçue comme une mise à distance des villageois,

pourtant premiers concernés par ce projet et comme une rupture des principes de proximité et de

solidarité entre les membres du comité populaire et les habitants. En faisant ce choix unilatéral de

construction d'une zone industrielle par un investisseur privé extérieur, les pouvoirs publics se sont,

selon les villageois, « éloignés » des réalités de terrain, des besoins de leur circonscription et de

leurs administrés et ont renforcé leur sentiment de déconnexion, avec une autorité publique « ne

descendant plus455 » dans le village.

Enfin, l'absence de clarté et de réponse des pouvoirs publics a contribué à renforcer les

soupçons sur la véracité du projet. Certains artisans et chefs de xóm nous ont en effet rapporté les

inquiétudes des villageois face au véritable objectif de la zone : pour eux, il s'agissait d'un « projet

fantôme » (dự án ma), uniquement destiné à obtenir des droits d'usage du sol industriels pour des

terres agricoles très bien situées, avant de les revendre, participant ainsi au grand mouvement de

spéculation foncière touchant le district d'Hoài Đức. Plusieurs de nos interlocuteurs ont en effet fait

455 Entretien auprès d'un secrétaire d'une cellule du Parti communiste d'un xóm (2009)

395

référence à des projets « suspendus », potentiellement fantômes, touchant le commune de An Khánh

pour expliquer leur scepticisme face à la réalité du projet de Sơn Đồng. Soupçons renforcés par

plusieurs cas de malversations dans l'attribution de parcelles et dans la transformation des droits

d'usage du sol à des personnes influentes, dans des affaires antérieures, déjà évoquées, et qui avaient

participé à l'érosion de la confiance des villageois.

À Đồng Kỵ, la formulation et l'acceptation du projet de la zone ITD ont également fait

l'objet d'une rétention d'information de la part des pouvoirs publics et d'une grande opacité des

procédures. Bien que ce projet ait été principalement porté par les autorités de district et

provinciale, des membres du comité populaire local ont également été impliqués, en la personne de

son président, notamment. Selon un chef de tổ liên gia de la première zone industrielle (2010), ce

président « était gia trưởng-autoritaire. Il avait des idées et faisait preuve d'initiatives mais, quand il

décidait de quelque chose, il le faisait seul, sans organiser de réunion pour écouter les habitants ».

En outre, il semblerait que son soutien massif au projet l'ait conduit à mentir aux autorités publiques

de niveau supérieur, en déclarant que les terres agricoles vouées à accueillir ce projet étaient de

mauvaise qualité et n'étaient plus cultivables, alors que plusieurs villageois nous ont affirmé que ces

terres faisaient partie des plus productives du village. De forts soupçons de corruption ont d'ailleurs

pesé sur lui, puisqu'un autre membre du conseil populaire soulignait avec retenue que « la société

ITD est parvenue à le persuader de signer directement son soutien à l'approbation du projet, sans

que l'on ne sache comment ».

Les villageois réclamaient ainsi plus de transparence sur ce projet : un autre membre du

conseil populaire de Đồng Kỵ nous révélait qu'avant même de prendre parti les villageois

souhaitaient l'organisation d'une réunion avec l'investisseur ITD, simplement pour savoir « quelles

terres devaient-être récupérées, quel montant de compensation était prévu, etc. Que les choses

soient faites de façon claire » (2010).

Outre ces griefs sur la façon dont ont été élaborés et approuvés ces projets, le montant des

compensations a fait l'objet d'une contestation importante. Dans les deux cas, les villageois

expropriés ont considéré que la déconnexion entre la grille tarifaire d'indemnisation et le prix des

terres sur le marché privé était trop importante pour être acceptable. De plus, les habitants

estimaient que les futurs tarifs de location de parcelles dans ces zones les rendraient hors de portée

de la plupart des artisans, pourtant destinataires « officieux » de ces aménagements.

À Sơn Đồng, aucun document n'atteste officiellement des montants de compensation envisagés.

396

Cependant, il apparaît que les sommes avancées correspondent à la grille tarifaire établie par le

comité populaire de la province de Hà Tây à l'époque. Lors de plusieurs entretiens abordant cette

question des indemnités, la somme de 47 millions de đồng par sào456(2 226 USD) et l'attribution de

terres de 10% pour les parcelles récupérées étaient avancées. Ainsi, un foyer exproprié d'un sào de

terres agricoles aurait reçu en argent l'équivalent de 130 000 đồng par m2(6,1 USD) et 36m2 de

terres à usage industriel dans la nouvelle zone. Bien que le projet ait été suspendu, et qu'il s'agisse

ainsi de projections, ces mêmes interlocuteurs considéraient qu'après viabilisation des terres et leur

changement d'usage officiel, le prix du m2 dans la zone atteindrait au minimum 10 millions de đồng

(473 USD).

Figure 4. Motifs des plaintes administratives liées aux compensations et au relogement lors de récupération de terres par l'État

Source: MONRE (2005), in Vietnam Development Report (2010). Dans l'ensemble du pays, la déconnexion entre le

montant fixé des compensations et la valeur sur le marché de ces terres continue à être le motif principal du dépôt de

plaintes administratives auprès du ministère des Ressources Naturelles et de l'Environnement

À Đồng Kỵ, les montants des expropriations versées aux villageois de Trang Hạ et aux

quelques membres du Parti communiste de Đồng Kỵ, qui ne se sont pas joints à la contestation, ont

atteint la très faible somme de 79 000 đồng par m2 (3,7 USD), soit 28 millions de đồng par sào (1

326 USD), selon les grilles tarifaires établies par le comité populaire de Bắc Ninh457. À titre de

456 Entretiens auprès de quatre chefs de xóm, de deux artisans et d'un chef d'assocation de masse de Sơn Đồng (2009)

457 Entretiens au comité populaire de Trang Hạ, auprès de deux artisans ayant acheté dans la zone ITD et de deux membres du conseil populaire de Đồng Kỵ (2010)

397

70%

6%

3%

1%20%

Taux de compensation trop bas comparés aux prix du marché

Récupération des terres par l'Etat dans le passé sans compensation

Absence de relogement proposé alors que toutes les terres résidentielles ont été récupérées

Compensations et relogements injustes qui ont révélé des violations de la loi et des actes de corruptionAttribution des montants compensatoires en fonction de l'ancienne loi foncière et souhait d'être compensé selon les nouveaux tarifs en vigueur

comparaison, en 2002, le comité populaire de Đồng Quang avait fixé à 250 000 đồng par m2 le prix

d'indemnisation des villageois pour le projet « public » de première zone industrielle (12 USD).

À la revente, suite à la viabilisation des terres et à leur équipement partiel en infrastructures, le prix

du m2 dans la zone ITD atteignait de 2,3 millions de đồng à 5 millions de đồng (de 109 à 237 USD),

en fonction de la localisation des parcelles pour le sol « nu ». Deux ans plus tard, ces prix avaient

déjà doublé dans l'ensemble de la zone et quadruplé pour les parcelles les plus intéressantes, situées

en bord de route. En outre, les prix des terres résidentielles et productives dans le village, selon le

cour du marché, peuvent atteindre 50 millions de đồng par m2 (2 368 USD), ce qui révèle l'écart

majeur entre le prix du dédommagement et les prix du marché. Bien que le prix de location fixé par

l'entreprise ITD soit inférieur au prix marché, précisons que les frais supplémentaires – taxes

foncières, participation aux charges d'entretien de la zone, paiement des services de gestion de la

zone – peuvent atteindre des sommes très importantes et surtout que la superficie minimum de

location d'une parcelle est de 480m2 et demande un capital financier très important458.

L'opacité des procédures d'acceptation et d'attribution de ces projets associées aux modalités

d'expropriation et de compensation ont ainsi façonné leur nature et contribué à nourrir le principal

argument d'opposition des villageois. Ces projets sont en effet perçus comme étant injustes, destinés

à l'enrichissement d'acteurs privés et de certains officiels, contraires aux intérêts des villageois et du

« bien commun », en général.

Pour de nombreux interlocuteurs, à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, ces zones industrielles

auraient dû être de nature publique et les comités populaires en être les maîtres d'ouvrage. Les

maîtres d'oeuvre auraient quant à eux dû être contractés en concertation avec les futurs loueurs de

parcelles et embauchés uniquement pour la viabilisation des terres et leur équipement en

infrastructures primaires. Le choix des constructions, superficie, taille ou structure des ateliers

aurait été laissé aux futurs utilisateurs, plus à même d'identifier leurs besoins. En adoptant cette

« solution », ces projets auraient contribué à l'essor des artisanats et ainsi soutenu le développement

des villages dans leur ensemble. Cet objectif partagé aurait également permis de faciliter les

procédures de libération des terres, avec des tarifs négociés et raisonnables entre villageois. Les

habitants ne sont en effet pas systématiquement opposés aux expropriations, et plusieurs soulignent

d'ailleurs qu'ils seraient prêts à recevoir des montants de compensation très faibles à condition que

ce soit pour un projet public, d'intérêt général – la construction d'une école ou d'un aéroport par

458 Ce qui explique en partie les achats « groupés », entre plusieurs membres d'un même foyer, qui subdivisent par la suite la parcelle obtenue et y bâtissent plusieurs maisons, contrecarrant ainsi les plans architecturaux initiaux des projets.

398

exemple – ou contribuant à « assurer le devenir des habitants459 ».

Mais dans ces cas de figure, nos interlocuteurs considéraient qu'ils ne pouvaient pas accepter

(không chấp nhận) des projets privés se « trompant de chemin pour le développement du village »

(lỡ bươc phát triển của làng) et n'ayant aucune vision à long terme.

L'attribution de ces terres et des licences d'investissement à des acteurs privés est en effet assimilée

à une dépossession des ménages ruraux par des entreprises de promotion-construction extrêmement

liées à l'administration publique, nourrissant ainsi un sentiment d'injustice. Tandis que les artisans

des villages de métier peinent à développer et moderniser leurs productions, faute d'espaces

disponibles, « leurs » terres agricoles sont attribuées à des investisseurs privés, parfois à visée

spéculative, et à l'aide d'enveloppes à destination des pouvoirs publics de niveau supérieur et

souvent également à destination des membres des comités populaires locaux. Ces derniers, supposés

représenter l'intérêt des villages, se placent ainsi du côté du privé et renoncent à leur irréprochabilité

et à leur rôle de défense des villageois, brisant ainsi le contrat social tacite qui devrait les lier.

Pour Nguyen Van Suu (2007, p.6), « [...] conflict has arisen because while the villagers accept that

the entire people is the ultimate possessor of ownership rights, and that this gives the state some

overall controlling rights, they argue that their use rights mean that they are entitled to have a say in

how land use rights should be distributed, held, used, by whom and for whose benefit, and what

values these land use rights have at disposal460 ». En effet, bien que la plupart des habitants

reconnaissent que les terres agricoles ne leur appartiennent pas indéfiniment, ils considèrent

néanmoins que leur transformation et leurs usages doivent faire l'objet d'une consultation et d'un

consensus, à terme.

Cependant, à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, ce « droit » leur a été nié, expliquant l'escalade de la

contestation et l'enlisement progressif de la situation en conflit ouvert.

2. Les stratégies de résistance des villageois : de la rumeur à la confrontation physique

À l'annonce des projets et du lancement des procédures de libération des terres, la première

réaction des deux villages a été de réclamer la tenue de réunions d'information puis de consultation.

Dans les deux cas, ces demandes sont restées lettres mortes, nourrissant le mécontentement local.

Les premières « stratégies » d'opposition se sont manifestées par la suite sous la forme de

459 Entretien avec un artisan de Sơn Đồng (2009)460 « [...] le conflit émerge puisque, bien que les villageois acceptent que le peuple entier soit le détenteur ultime des

droits de propriété, ce qui confère à l'État un droit de contrôle général, ils considèrent que leurs droits d'usage les autorisent à dire leur mot sur la façon dont les terres devraient être distribuées, détenues, utilisées, par qui et pour le bénéfice de qui, et à quelle valeur »

399

discussions informelles entre villageois, de propagation de rumeurs et du maintien de l'activité

agricole sur les terres concernées par les projets, ignorant ainsi l'exigence d'arrêt des cultures, en

amont de la récupération des terres.

Face au mutisme des pouvoirs publics, les habitants ont décidé de s'adresser aux niveaux

supérieurs, court-circuitant ainsi le système administratif hiérarchique, en écrivant des lettres aux

districts et provinces, en signant des pétitions à destination du niveau central - Parti communiste

comme gouvernement – en arguant notamment que les procédures démocratiques d'acceptation des

projets n'avaient pas été respectées. De plus en plus informés de leurs droits, à travers la presse

notamment, les villageois « gather information, compare situations and ask for written

documentation to authorities461 » (Culas, 2010, p.65), utilisant ainsi à leur avantage le nouveau

corpus législatif sur la démocratie locale et sur les procédures de libération des terres.

La loi, considérée par Sikor (2012, p.8) comme « an instrument by which central party-state seeks

to strengthen its hold over citizens and the other parts of the state alike, in an effort to avoid the

'parcellization of sovereignty' observed in other post-socialist settings462 » est en fait devenue

également un outil d'opposition des habitants, qui s'en emparent pour faire valoir leurs droits et

mettre les pouvoirs publics de tout niveau face à leur contradiction.

À Đồng Kỵ, ces premières étapes de contestation ont permis la tenue d'une réunion au cours

de l'année 2008, sans l'investisseur ITD, mais en présence du comité populaire local et des membres

du conseil populaire. À cette occasion, les villageois ont pu faire valoir leur opposition au projet,

leur refus des expropriations et leur remise en cause du président du comité populaire de l'époque, à

l'origine du projet. Suite à la réclamation d'un nouveau vote pour l'élection au poste de président,

sorte de vote de confiance, le président incriminé n'a pas obtenu la majorité des voix, a été démis de

ses fonctions et licencié pour faute grave.

La relative facilité avec laquelle les villageois de Đồng Kỵ sont parvenus à faire suspendre

ce projet, à conserver leurs terres et à évincer un membre important de la structure politique locale,

tient selon nous à trois raisons majeures. Tout d'abord, Đồng Kỵ est un village puissant, peuplé,

riche et confiant : la dispute opposant les villageois aux chercheurs vietnamiens sur la question de

l'histoire du village en avait déjà été l'illustration. Selon un homme âgé du village463, Đồng Kỵ « est

un village qui paie beaucoup d’impôts et nous sommes aussi un village très célèbre, donc nous

n'avons pas besoin des médias (pour porter leur contestation) ». L'image, le pouvoir de Đồng Kỵ et

461 « rassemblent l'information, comparent les situations et demandent des documents écrits aux autorités »462 « un instrument à travers lequel l'État-Parti central cherche à renforcer son pouvoir sur les citoyens et sur les

autres sphères similaires à l'État, dans un effort pour éviter la « parcellisation de la souveraineté » observée dans d'autres contextes post-socialistes »

463 Entretien Labbé (2009)

400

ses contacts au sein du sommet de la structure de l'Etat-Parti ont ainsi contribué à la prise en compte

de leurs revendications.

De plus, l'organisation socio-politique locale n'a pas favorisé l'imposition de ce projet. Un

membre du comité populaire de Trang Hạ (2011) nous expliquait ainsi la différence fondamentale,

selon lui, entre Đồng Kỵ et Trang Hạ : « les habitants de Đồng Kỵ sont plus difficiles à gérer parce

que pour eux, les relations de lignage sont importantes. En plus, il y a moins de membres du Parti

pour les aider à comprendre les politiques ou pour choisir les personnes compétentes (lors des

élections). À Trang Hạ, il y a moins d'habitants, mais les gens ont un niveau supérieur et il y a plus

de membres du Parti pour les aider à faire des choix et à s'élever (intellectuellement) ». Bien que ce

point de vue soit en partie biaisé par l'antagonisme ancien qui existe entre ces villages auparavant

agglomérés au sein d'une seule commune, il révèle également le fait que le Parti communiste n'a

jamais totalement réussi à s'implanter dans le village de Đồng Kỵ et à le soumettre à ses règles. Son

travail de persuasion dans les procédures d’expropriation a par conséquent été entravé et explique

en partie la réussite de la résistance villageoise.

Enfin, les contingences politiques nationales expliquent également la suspension d'une partie

du projet, sur les terres de Đồng Kỵ : comme nous l'avons déjà évoqué, cette crise s'est déroulée au

moment des conférences annuelles du Parti communiste à tous les échelons et avant les grandes

élections nationales. Selon un membre du comité populaire de Bắc Ninh (2010), les pouvoirs

publics ont cherché à l'époque à se prévenir de toutes manifestations, préjudiciables à leur image et

ont ainsi cédé aux revendications des villageois, au moins ponctuellement.

À Sơn Đồng, la contestation a pris une tournure plus violente lorsque les villageois se sont

heurtés au mur de silence dressé par les pouvoirs publics. Dans un premier temps, certains

villageois se sont mis à afficher publiquement et frontalement leur opposition au projet, en

distribuant des « pamphlets » contre le comité populaire au marché du village et en tentant de

convaincre leurs co-citoyens d'agir. Quatre personnes ont particulièrement été à la pointe de la

protestation et sont parvenues à mobiliser les autres villageois, jusqu'à l'organisation « spontanée »

d'une manifestation au siège du comité populaire de la commune. D'après nos entretiens, ce

rassemblement avait pour but de réclamer à nouveau une réunion d'information, mais s'est soldé,

devant le refus des pouvoirs publics, par la séquestration du président du comité populaire et du

secrétaire général du Parti pendant une nuit. L'intervention de la police a néanmoins mis un terme à

la manifestation et les quatre « leaders » de l'opposition ont été arrêtés et emprisonnés, pour une

durée que nous n'avons pas été en mesure de connaître précisément464.

464 Cette scène s'est déroulée selon nos entretiens en janvier 2008. Au moment de la conduite de notre première

401

Illustration 17. La multiplication des conflits violents et des confrontations force publique – villageois : le cas d'EcoPark (district de Văn Giang, province de Hưng Yên, le 24.04.12)

Source : blog d'une opposante politique (http://xuandienhannom.blogspot.fr/) en avril 2012 ; Agence Reuters (2012)

La violence de la confrontation n'explique qu'en partie la suspension de ce projet, et

l'intégration à la sphère administrative d'Hà Nội est en grande partie responsable de cet arrêt. En

effet, nous avons évoqué la remise à plat de l'ensemble des licences d'investissement accordées par

l'ancienne province de Hà Tây, suite à l'élargissement administratif : il s'agissait à la fois de

réévaluer des projets potentiellement contraires à la stratégie des pouvoirs publics centraux pour le

développement de la capitale, mais également de vérifier la validité de plus petits projets acceptés

localement et entraînant de fortes contestations villageoises. Le cas de la « zone industrielle du

village de métier » de Sơn Đồng entre selon nous dans cette catégorie et a été suspendu,

officiellement pour vérification, depuis plus de cinq ans, afin d'apaiser la situation locale sans pour

autant faire « perdre la face » au comité populaire local et le désavouer totalement465.

phase d'entretiens, entre septembre 2009 et janvier 2010, ces personnes étaient toujours emprisonnées ou purgeaient encore leur peine de prison conditionnelle.

465 Dans d'autres villages, des outils de résistance différents peuvent être utilisés. Le marquage foncier des terres agricoles en est un exemple. Dans la culture vietnamienne, les morts sont dans un premier temps enterrés dans un champ appartenant à leur famille et leurs tombes ne peuvent être déplacées pendant une période minimum de trois ans, sous peine de nuire à la vie, dans l'au-delà, des disparus ou d'obliger leurs âmes à errer sur terre. Il arrive ainsi que de fausses tombes soient érigées dans la nuit, afin de tenter de bloquer les projets pour plusieurs années. Dans d'autres situations, les villageois peuvent marquer leur opposition en refusant de participer aux discussions et réunions organisées par les pouvoirs publics ou les investisseurs. Selon Culas (2010, p.51), « the refusal to participate is a way for the villagers to show their objections » (le refus de participer est une façon pour les villageois de montrer leurs objections) et de dénoncer ainsi ce qu'ils considèrent comme une mascarade de démocratie locale. Enfin, de nombreuses protestations qui n'aboutissent pas localement sont portées par les villageois directement à Hanoi, où des sitting sont quotidiennement organisés devant le bureau de représentation permanent de l'Assemblée Nationale (văn phòng quốc hội).

402

3. La fédération des revendications, condition sine qua non du blocage des projets

Dans les deux cas, deux éléments clés ont expliqué le succès de ces revendications : la

situation politique et sociale des deux provinces à ce moment-là et, surtout, la capacité de fédération

des habitants. En effet, ces deux luttes se sont soldées par des réussites parce que les habitants se

sont suffisamment mobilisés et que leur contestation s'est organisée au niveau local.

À Đồng Kỵ, les villageois ont fait front pour s'opposer à la reprise de leurs terres, tandis

qu'au même moment, les villageois de Trang Hạ, poussés par le Parti communiste et le Front de la

Patrie locaux et attirés par cet afflux soudain de liquidités, ont progressivement accepté les

expropriations. Selon un membre du comité populaire du phường (2010), à partir du moment où

certains s'étaient laissés convaincre, ils étaient difficiles pour les autres de résister ou de chercher à

négocier des indemnités supérieures. Cette tactique de division et d'échelonnement des

expropriations est d'ailleurs régulièrement utilisée par les investisseurs, souvent secondés par les

pouvoirs publics. Les premiers paysans approchés se voient proposer des compensations plus

importantes afin de les encourager à accepter rapidement leur éviction, tandis que ceux qui

continuent à s'opposer se voient menacés d'être délogés par la force publique et d'être indemnisés à

moindre coût. Pour fédérer l'opposition, il est ainsi nécessaire que les villageois s'entendent et se

fassent suffisamment confiance dès le début du processus, afin de pouvoir faire valoir leur droit

ensemble.

À Sơn Đồng, le rôle des premiers contestataires et leur travail de persuasion ont également

été fondamentaux pour expliquer la forte mobilisation des habitants. Une chef de xóm nous

expliquait que « si ces personnes n'avaient pas autant protesté, nous n'aurions pas osé nous

opposer », soulignant leur importance dans la fédération des villageois.

Pour Tran Thi Thu Trang (2004, p.146), l'échec des revendications tient principalement à l'absence,

dans certains villages, de figures politiques ou morales établies, en mesure d'organiser et de fédérer

ces oppositions. La politologue souligne ainsi que « low levels of education, the absence of

grassroots leaders or intellectuals in the community, and the lack of contact with political figures

beyond the village have all hampered expressions of grievance466 ».

Or cette coalition de villageois, aux situations socio-économiques de plus en plus

différenciées, n'est pas chose aisée : des systèmes de valeurs, des éthiques politiques ou des intérêts

économiques divergents sont à l'oeuvre dans les villages de métier et expliquent parfois que le

466 « les faibles niveaux d'éducation, l'absence de leaders ou d'intellectuels locaux dans la communauté et le manque de contact avec des figures politiques au-delà du village ont entravé l'expression des doléances »

403

consensus ne soit pas trouvé et que l'opposition soit, numériquement et symboliquement, faible.

Pourtant, dans ces deux villages, l'étendue du faisceau d'arguments contre la nature des projets, ses

modalités et ses objectifs a permis de mobiliser une frange suffisamment importante de la

population pour qu'elle ne puisse être ignorée.

Encart 2. Villageois contre bulldozers, lorsque les résidents d'un hameau se mobilisent contre « l'injustice »

Bien que le domaine foncier communal ait pratiquement disparu à Sơn Đồng, une parcelle publique restante est située dans le xóm Hàn, longeant la route provinciale 422. En 1992, le comité populaire local a décidé de louer une partie de ces terres à un homme âgé du hameau, afin qu'il puisse y cultiver des légumes et a autorisé les villageois du xóm à utiliser la surface restante pour y bâtir une maison culturelle provisoire. Les habitants s'étaient ainsi cotisés pour payer la construction d'une petite bâtisse, en attendant que les pouvoirs publics, n'investissent réellement dans cette nhà văn hoá.Mais, en 2006, les villageois ont été informés que les droits d'usage du sol de ces terres avaient été vendus à un fonctionnaire du comité populaire local. Ce dernier, appartenant à un riche lignage, avait en effet formulé un projet de construction d'un vaste atelier, sur 600m2, pour la sculpture d'objets rituels. Ce projet devait ainsi s'étendre sur toute la parcelle agricole restante et faire face à une route particulièrement passante et commerçante. Les villageois du xóm n'ont néanmoins jamais cru à la véracité de ce projet, étant donné que ce fonctionnaire n'a jamais exercé la profession d'artisan et n'est pas davantage patron d'une entreprise de sculpture. En outre, ces terres avaient été attribuées officiellement à cet homme pour un montant extrêmement faible de 60 millions de đồng (2 840 USD), 100 000 đồng par m2 (4,7 USD), un montant inférieur à la grille tarifaire d'expropriation établie par Hà Tây à ce moment-là. Devant l'injustice du projet et les malversations évidentes qui avaient conduit à l'attribution de cette parcelle, les villageois ont commencé à s'organiser autour de deux figures centrales de la vie politique locale : le secrétaire du Parti de la cellule locale et la chef de xóm. Dans un premier temps, les habitants du xóm se sont mis à écrire des pétitions aux autorités publiques supérieures, et notamment au Parti communiste central. Ils ont également continué à cultiver les terres et à utiliser la maison culturelle, marquant ainsi leur refus de céder à leur récupération. Enfin, lorsqu'une nuit des bulldozers sont arrivés pour détruire les plantations, combler un étang et démolir la maison culturelle, les habitants se sont regroupés et se sont opposés à l'avancée des machines. Signe que la contestation pourrait dégénérer vers une confrontation violente, les bulldozers sont repartis, et le projet est resté en suspens. Selon le secrétaire du Parti du xóm, cette lutte a été rendue possible parce que les gens du hameau partageaient des valeurs communes, se faisaient confiance et avaient une haute considération des idées de justice et d'équité. En effet, ce xóm avait déjà obtenu le titre de xóm văn hoá dès 2003 et la cellule du Parti local le titre d'unité « propre, saine et forte ». En outre, la chef de xóm nous a rapporté qu'aucun villageois du hameau n'était engagé dans des activités illicites ou ne possédait de constructions illégales, en partie parce que le Parti local est très présent et encourage depuis longtemps le respect des lois et de l'éthique communiste. Ce qui, d'après nos intervenants, avait déjà dégradé les relations entre le comité populaire de Sơn Đồng et le hameau : le xóm était ainsi « détesté » par les membres de ce comité populaire, qui ne pouvaient bénéficier des enveloppes pour fermer les yeux ou agir selon leur bon vouloir sereinement. En outre, la colère des villageois du hameau s'était étendue à d'autres xóm, qui avaient participé à une collecte de fonds pour la construction d'une véritable maison culturelle et avaient soutenu la position de ces habitants. En « punition », le xóm s'est ainsi vu retiré son statut de xóm culturel et la cellule du Parti a perdu son titre. Lors de notre dernière visite cependant, en 2011, la bannière indiquant l'entrée dans un xóm văn hoá avait néanmoins été réinstallée, indiquant que les autorités supérieures avaient levé « l'affront » fait au hameau.

404

Les conflits fonciers, importants par le nombre, sont également symboliquement et

politiquement influents puisqu'ils créent de nouveaux points d'achoppement entre les villageois et

leurs pouvoirs publics locaux. À l'occasion de la privatisation des terres agricoles des communes et

des expropriations se constituent de véritables coalitions d'habitants, fédérées par leur refus de

projets considérés comme iniques, capitalistes ou contraires au bien commun, jusqu'à la mise en

cause de l'autorité et de la légitimité des pouvoirs publics. Le foncier est ainsi redevenu le terreau

d'émergence de résistances organisées, argumentées, parfois violentes, qui témoignent de

l'implication croissante des habitants dans les politiques et d'une nouvelle audace à affronter,

officiellement, la structure politico-administrative en place.

Ces conflits sont ainsi la marque d'empowerment d'une partie des citoyens, qui, s'ils ne

remettent pas en cause directement le régime vietnamien, affirment leur droit à influer sur les

décisions aux conséquences locales et exigent de nouvelles formes de gouvernance et de pratiques

politiques, à leur niveau.

III. Les conflits fonciers, créateurs de dynamiques de changement dans la gouvernance locale

Les conflits fonciers, et à travers eux l'urbanisation des zones rurales et périurbaines du delta

du Fleuve Rouge, créent ainsi de nouvelles conditions d'exercice du pouvoir local et font évoluer les

exigences des villageois envers leurs autorités publiques.

Alors que certains auteurs et politiques (Scott, Miller et Lloyd, 2006 ; Pham Quang Nghi, cité par

Gainsborough, 2010) continuent à attribuer au système communiste la responsabilité d'une absence

de culture démocratique populaire et l'apathie des citoyens, ces nouvelles tensions illustrent au

contraire la capacité des habitants à s'organiser, à s'opposer et à faire valeur leurs droits à participer

aux décisions politiques les concernant.

L'argument de Scott, Miller et Lloyd (2006, p.32), selon lequel « the legacy of State-lead everything

(a hangover from the collective economic period) contributes to a dependency syndrome' and the

perception amongst many state officials that poor people are not able or willing to do anything for

themselves. Instilling ownership or initiative and removing dependency and passivity is

challenging, not only due to the top-down and government dominated structures, but about a series

of mental disposition among many elements467 », nous semble dès lors être à nuancer, surtout dans

467 « l'héritage d'un État dirigeant tout (un vestige de la période économique collectiviste) contribue à un syndrome de dépendance et à la perception parmi de nombreux officiels que les pauvres ne sont pas capables ou ne veulent pas faire quoique ce soit pour eux-mêmes. Inculquer les notions de propriété, d'initiative et éliminer cette dépendance et cette passivité posent un défi, non seulement à cause des structures dominées par le gouvernement et

405

le cas des populations plus aisées et indépendantes économiquement de l'Etat-Parti que sont les

habitants des villages de métier. Au contraire, la façon dont ces habitants ont réinvesti leurs métiers,

leurs réseaux commerciaux, leurs utilisations de terres et dont ils s'émancipent actuellement des

structures officielles de représentation et d'association sont autant de signes d'émergence de

nouvelles formes de société civile locale.

À Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, les conséquences de ces conflits ne se sont pas arrêtées à la

suspension des projets, et l'évolution de leurs situations politiques ont révélé l'impact de ces

oppositions sur la gouvernance locale.

À Sơn Đồng, les élections des chefs de xóm en novembre 2009, près de deux ans après la

confrontation violente au siège du comité populaire, ont marqué un tournant de la vie politique

infra-communale.

Tout d'abord, la plupart des anciens chefs xóm, en poste depuis plusieurs mandats, n'ont pas

été reconduits, soit qu'ils aient été battus lors du scrutin, soit qu'ils ne se soient pas représentés.

Trois d'entre eux ont en effet refusé de se porter candidat à nouveau, malgré la pression du comité

populaire, au motif que leur position vis-à-vis des habitants n'était plus tenable. Ces chefs s'étaient

manifestement plutôt alignés du côté des pouvoirs publics lors de cette crise, considérant que leur

devoir premier était celui d'être « le bras » du comité populaire dans le village. Tandis que le conflit

s'enlisait et que le comité populaire refusait catégoriquement toute rencontre, les habitants se sont

retournés vers leur chef de hameau, afin de faire passer leurs revendications. Plusieurs nous ont

rapporté qu'ils ont été, à cette occasion, vilipendés par les villageois, accusés de complaisance avec

le comité populaire et insultés, jusqu'à leur domicile. L'un deux nous confiait que les habitants ne

croyaient plus en leur comité populaire, et que s'il continuait à être chef de xóm, il serait « pris au

piège. Si je veux plaire et satisfaire le comité populaire, je vais déplaire aux habitants, et vice

versa » (2009). Un autre chef soulignait quant à lui la fatigue éprouvée à se trouver au milieu des

conflits entre les pouvoirs publics locaux et les habitants.

Le résultat des élections vit donc un renouvellement important des chefs de hameau : seuls quatre

chefs sur onze furent ré-élus. En outre, sur ces quatre chefs, deux étaient des femmes – les seules

élues à ce moment-là, tous étaient en poste depuis peu, avec deux mandatures au maximum et

affichaient clairement leur inclinaison « pro-habitants ».

Quant aux sept nouveaux chefs, quatre sont des femmes. Cette féminisation de la fonction

n'est pas anodine et nos entretiens ont montré qu'elles avaient été élues pour « changer d'air468 ».

la pratique 'top-down', mais également à cause d'une série de dispositions mentales parmi de nombreux éléments » 468 Entretien avec une femme chef de xóm (2009). Les femmes élues sont ainsi actuellement majoritaires, avec six

406

Nos interlocuteurs ont insisté sur leurs caractéristiques différentes des hommes : ces femmes

seraient de meilleurs gestionnaires, étant déjà en charge de leur foyer et de ses dépenses, plus

intègres, dynamiques et audacieuses, s'étant auparavant exprimées contre le comité populaire et

ayant fait part de leurs oppositions. En même temps, elles auraient une « parole plus douce », qui

aiderait ainsi à accomplir plus sereinement leur travail de persuasion et de maintien de bonnes

relations dans leur xóm.

En élisant ces femmes et ces nouveaux chefs de xóm, les villageois ont ainsi marqué leur volonté de

rompre avec leurs représentants précédents et de choisir, à leur place, des personnes se considérant

davantage comme les portes-paroles des villageois que comme les mandataires de pouvoirs publics.

En revanche, la composition du comité populaire de Sơn Đồng est restée identique à la suite

des élections, malgré sa crise de légitimité. L'impuissance des villageois à renouveler ces élus tient

à deux raisons principales. La première, telle qu'évoquée par un chef d'association de masse, est que

« l'aménagement du comité populaire est difficile, puisqu'il est soutenu par le niveau supérieur »

(2009). Le comité populaire compte en effet de bons contacts au sein du district d'Hoài Đức, qui a

ainsi aidé à maintenir en poste les élus et fonctionnaires locaux. La seconde, révélée par un

secrétaire d'une cellule de Parti d'un hameau est que « les autorités publiques ont les moyens de se

protéger entres elles », sous-entendant l'appui des niveaux supérieurs mais également la solidarité

entre les acteurs politiques locaux, et notamment entre le Parti de la commune et le comité

populaire.

À Đồng Kỵ, l'étude du « rapport sur la synthèse des opinions des électeurs envoyée aux

représentants du conseil populaire pour la première conférence du phường Đồng Kỵ 469», de juillet

2009, révèle le caractère très critique des villageois à l'égard de leurs pouvoirs publics locaux et de

leurs décisions, ainsi que leur exigence de transparence et de respect des lois. Outre les membres

officiels de la structure politico-administrative locale habituelle – Parti communiste, Front de la

Patrie, comité populaire, étaient également présents directement 89 citoyens.

Ce document répertorie toutes les questions adressées au comité populaire via les représentants du

conseil populaire de chaque hameau et toutes les demandes de précisions et de justifications de leur

décisions.

À titre d'exemple, les questions liées aux usages du foncier communal sont révélatrices de la

pression exercée par les villageois sur le comité populaire local. Un cas semble particulièrement

chefs femmes pour cinq hommes.469 HĐND Đồng Kỵ, Báo cáo. Tổng hợp ý kiến cử tri gửi tới hội nghị lần thứ nhât HĐND phường Đồng Kỵ -

05.07.09

407

problématique : celui de la zone de terres communales appelée « Ba Gò », à proximité du khu phố

Đồng Tiến, utilisée depuis plusieurs années.

Ce sont les représentants de khu phố Tân Thành, Thanh Bình, Tư, Nghè et Đồng Tiến qui posent les

questions suivantes :

– pourquoi le secrétaire du Parti communiste, des fonctionnaires et le chef d'un khu phố louent

des terres dans cette zone ?

– quels sont les critères pour louer de la terre dans cette zone et quels foyers peuvent y

prétendre ?

– Les terres de cette zone sont officiellement au statut agricole mais leur usage a été

transformé en terres industrielles et résidentielles. Ce changement de statut est-il officiel ?

Quel est l'objectif officiel d'usage des terres déterminé par le comité populaire ?

– Comment le montant du prix de location a-t-il été décidé ? Y a-t-il eu négociation ? Quel est

le prix de location actuellement ? Qui reçoit l'argent du paiement des loyers ? Quelle somme

a été reçue ?

– Actuellement, combien de parcelles sont louées ? Pour quelle superficie et quelle durée ?

– Selon la loi, les décisions d'attribution des terres communales doivent-être prises par le

conseil populaire puis appliquées par le comité populaire. Le président du conseil populaire

a-t-il été informé de cette décision ? Le comité populaire peut-il prendre cette décision seul,

sans vote préalable ?

– La terre est-elle véritablement louée ?

– Si l'étude du cas révèle des violations des lois, les fonctionnaires responsables vont-ils être

nommément exposés ? Seront-ils sanctionnées ? La location des terres sera-t-elle

suspendue ?

Suite à ces questions, les représentants des khu phố au conseil populaire demandent alors que le

comité populaire réponde à ces questions par écrit en se basant sur la loi foncière, la loi de budget

des conseil et comité populaires, l'ordonnance sur les fonctionnaires et l'ordonnance sur la

démocratie locale.

Les autres demandes sont similaires, qu'elles concernent d'autres cas d'usages litigieux de terres

appartenant au domaine communal, l'utilisation du budget local ou l'état d'avancement de projets de

constructions d'infrastructures publiques. Elles révèlent ainsi le contrôle accru des citoyens sur les

activités des élus et fonctionnaires du comité populaire et leurs exigences de transparence et de

respect des procédures. Bien que ces questions soient souvent ignorées, et que l'impact de la

surveillance des citoyens demeure limité, ce document souligne néanmoins l'appropriation par les

408

citoyens de nouveaux outils législatifs et procéduriers pour accroître leur participation et leur

inclusion formelles à la politique et à la gestion locale.

En outre, ce rapport est émaillé de plusieurs remarques de membres du conseil populaire,

qui témoignent des attentes des citoyens envers leurs pouvoirs publics en termes d'éthiques et de

valeurs.

Ainsi, les habitants souhaitent que le comité populaire partage « de plus en plus les pensées,

sentiments et désirs des électeurs à propos de la solidarité, renforce la coordination étroite avec le

Parti et l'administration, comprenne leurs aspirations légitimes et assure leurs objectifs, la

démocratie et la justice dans la gestion sociale » (tâm tư tình cảm của đều mong muốn cử tri nâng

cao hơn nữa sự đoàn kết, phối hợp chặt chẽ giữa đảng bộ, chính quyền, đoàn thể nhân dân, thường

xuyên sâu sát gần gũ nhân dân địa phương để nắm bắt rõ, giải quyết kịp thời những nguyện vọng

chính đáng của nhân dân đảm bảo khách quận dân chủ, công bằng trong việc quản lý xã hội).

Les représentants demandent également à ce que les villageois soient davantage « guidés » par le

comité populaire dans leur compréhension de l'ordonnance sur la démocratie (pháp lệnh dân chủ),

ce qui est une façon diplomatique de demander à ce que ce décret sur la démocratie locale soit

davantage appliqué.

Enfin, ce document rapporte que les citoyens souhaitent que leurs questions au comité populaire

soient davantage répondues, dans l'absolu, mais également qu'elles fassent l'objet de réponses

écrites, dans les délais prévus par la loi, afin que cela n'atteigne pas la confiance des villageois dans

leurs autorités (ảnh hưởng lòng tin).

D'une façon générale, les habitants de ces deux villages formulent les mêmes attentes envers

leurs pouvoirs publics : de la transparence, du professionnalisme, le respect des lois et procédures et

une prise en compte de leurs points de vue, quitte à contrevenir aux formes de gouvernance rurale

plus traditionnelles, où la compassion, les liens personnels et les aménagements aux lois sont

légions.

DiGregorio (2009, p.17) montre par exemple que les habitants veulent de plus en plus faire partie

directement des processus et procédures décisionnels concernant la planification de leur territoire.

Ainsi, tandis que 86% des villageois interrogés sont opposés à l'idée que « state officers in charge of

development planning do not need to consult with local authorities before approving projects in

their area », 90% d'entre eux désapprouvent également le principe selon lequel « local people’s

committees are responsible for discussing the feasibility of projects with developers: the people

should not be consulted470 ».

470 « les officiers d'État en charge de la planification du développement n'ont pas besoin de consulter les autorités

409

Nguyen Van Suu souligne quant à lui que « like everyday popular and rightful forms of

resistance, public resistance ultimately creates dynamics for change. In regards to the party-state,

public resistance can affect the behaviour and conduction of state policy and policy making at

different levels, such as leading to a better regime of land management and use, as well as a more

rational policy for land use rights compensation at a national level, eliminating bad cadres and

reducing their corruption or misbehaviour towards villagers in local community471» (2010, p.92).

Ces conflits ont par conséquent des effets plus importants, pouvant conduire à des changements tant

dans les politiques nationales que dans la gouvernance locale.

Pour Malarney également (1997, p.900), l'évolution des attentes et critères d'évaluation des leaders

politiques par les habitants participe à la construction, par les vietnamiens, de leur « own post-

communist political culture ». L'anthropologue ajoute que la façon dont les gens perçoivent

maintenant le « legitimate leadership have begun to influence the content and direction of local

politics472 » (ibid.), la base de la société créant ainsi les conditions d'évolution des pratiques locales

comme nationales.

Enfin, se dessine selon nous actuellement un renversement de la structure politico-

associative locale : tandis que les structures associatives, représentées par le Front de la Patrie,

politiques, par l’intermédiaire du Parti et gestionnaires, à travers le comité populaire, ont été

imposées par l'État-Parti dans un but de mobilisation et de contrôle des populations, les habitants les

réinvestissent et s'en servent comme des outils d'implication dans les politiques locales, de défense

de leurs droits et intérêts, tout en se prévenant, stratégiquement, d'être accusés de sédition puisqu'ils

interviennent à travers les canaux approuvés par le régime.

locales avant d'approuver des projets dans cette localité », « les comités populaires locaux sont responsables de discuter la faisabilité des projets avec les développeurs : les habitants ne devraient pas être consultés »

471 « comme les formes quotidiennes et légitimes de résistance, la résistance publique crée, en fin de compte, des dynamiques de changements. Concernant l'État-Parti, la résistance publique peut affecter le comportement et la conduite des politiques et de la prise de décision à différents niveaux, en conduisant par exemple à un meilleur régime de gestion et d'utilisation des terres ou à la mise en œuvre d'une politique plus rationnelle de compensation des droits d'usage du sol au niveau national, en éliminant les mauvais cadres, en réduisant la corruption et les mauvais comportements envers les villageois dans la communauté locale »

472 « leur propre culture politique post-communiste », « leadership légitime a commencé à influencer le contenu et l'orientation des politiques locales »

410

Conclusion

L'urbanisation exogène comme les changements de statuts administratifs introduisent de

nouveaux enjeux et de nouvelles contraintes qui nourrissent une évolution nécessaire des rapports

pouvoirs publics-habitants au niveau local. Tandis que l'adaptabilité des pratiques gestionnaires

locales est menacée par un durcissement de l'application des lois et politiques nationales, le rôle de

l'autorité locale, en tant que « soupape » entre les niveaux locaux et centraux, est réinventé. Au

même moment, les conflits liés aux expropriations, la réorganisation des territoires et la

privatisation du foncier posent de nouveaux problèmes de définition des politiques et d'orientation

du régime. Le traitement des questions de justice sociale et spatiale crée ainsi des antagonismes et

un nouveau rapport de force entre les autorités publiques et les citoyens, qui se manifestent

localement par des résistances fédérées, signes d'émergence de nouvelles formes d'association des

habitants et de leur « conscientisation » politique. Ainsi, les villageois s'emparent de plus en plus

des structures et outils de contrôle mis en place par les autorités publiques pour leur propre défense,

provoquant leur mutation.

411

412

CONCLUSION

L'évolution des rapports pouvoirs publics-habitants au niveau local est contingente de

transformations sociales et politiques nationales. Dans le cas des villages de métier étudiés, deux

formes d'urbanisation, exogène et administrative, ont été la source d'une reconfiguration des

pouvoirs locaux, économiques comme politiques, d'émergence de nouveaux acteurs sur les scènes

associatives et gestionnaires et de dynamiques locales de changement du rapport État-Société.

Nos terrains d'étude sont néanmoins circonscrits et ne sont pas, en ce sens, totalement représentatifs

des évolutions vécues et perçues dans d'autres territoires ou par d'autres populations. Sơn Đồng

comme Đồng Kỵ présentent des particularités, du fait de leur nature – des villages fondés sur un

métier commun et ancrés dans un territoire partagé, de leur localisation – dans le delta du Fleuve

Rouge, en proche périphérie d'Hà Nội et de Bắc Ninh, et de leur situation économique, marquée par

un développement et un enrichissement important ces dernières années.

Tandis que Đồng Kỵ est un village puissant et indépendant, bien que soutenu par la province de Bắc

Ninh, aux politiques favorables au développement endogène et à l'industrialisation locale, Sơn

Đồng est un village plus « fragile », d'un point de vue économique comme politique, dont le

développement n'a été encouragé qu'à la marge par l'ancienne province de Hà Tây, qui cherchait

davantage à capter les ressources exogènes qu'à favoriser l'exploitation de ses richesses internes.

Les conséquences de ces divergences se sont ainsi manifestées tant sur le plan administratif, Đồng

Kỵ acquérant le statut urbain – un choix politique stratégique et le reflet de son niveau

d'urbanisation réelle – que sur le plan politique, Đồng Kỵ n'ayant pas eu à recourir à la violence

pour obtenir la suspension du projet ITD, à la différence de Sơn Đồng.

Malgré ces traits caractéristiques et leur singularité, ces villages se trouvent néanmoins tous

deux à l'interface du monde rural et du monde urbain, d'un point de vue administratif comme

matériel, et connaissent des dynamiques de fond, partagées par une part croissante de la population

vietnamienne engagée dans la transition urbaine.

La première évolution soulignée par notre travail à trait à la recomposition des pouvoirs

publics communaux et aux structures administratives, politiques et sociales locales. Jusqu'à présent,

les autorités publiques de niveau communal sont parvenues à maintenir leur pouvoir, malgré les

tentatives des régimes politiques successifs de le limiter.

Système féodal, modèle colonial, communisme « orthodoxe », tous ces systèmes politiques ne sont

en effet pas parvenus, malgré leurs efforts, à totalement s'implanter localement et à se substituer à la

413

structure politique et sociale communautaire.

Cette incapacité à asseoir leur autorité de façon stricte et homogène sur le territoire national

s'explique, en partie, par la coalition formée localement entre pouvoirs publics communaux et

habitants. En effet, bien que des luttes et conflits internes existent, les villages, en tant qu'entités

politiques et démographiques, avaient la capacité de faire front pour défendre leurs intérêts.

Dans ce cas de figure, les autorités communales faisaient office de « haie de bambou », régulant

l'application locale des directives nationales, fermant les yeux sur des usages et pratiques interdites,

protégeant leur village, avec l'appui des habitants, des influences ou d'emprises extérieures perçues

comme négatives.

Le pouvoir des autorités leur était conféré de deux façons : par les autorités publiques

nationales, leur attribuant une marge de manœuvre importante sur les décisions locales et sur la

gestion communale, et par leurs concitoyens, les investissant d'une mission de médiation et de

persuasion, s'appuyant sur leurs qualités morales ou leur aura.

Pourtant, les réformes du Đổi mơi et leur implication sur le développement du pays et son évolution

ont provoqué une érosion progressive de l'autorité locale.

Tout d'abord, le foncier communal, outil de gestion et pilier du pouvoir local, a pratiquement

disparu des villages de métier. Quant aux terres agricoles, elles sont progressivement récupérées et

converties à d'autres usages, sans que les pouvoirs publics locaux ne puissent intervenir sur ce

mouvement, les privant ainsi de leur rôle de « défense » des intérêts locaux.

Au même moment, leur capacité à négocier avec les échelons administratifs supérieurs se

réduit à mesure que les politiques de recentralisation du pouvoir, bénéficiant aux provinces, limitent

leurs prérogatives, marge de manœuvre et ressorts de protection du village.

Ce resserrement du contrôle par les niveaux supérieurs provoque également une déterritorialisation

de la définition des orientations politiques et de leur mise en œuvre, privant ainsi le local d'une

autonomie politique et décisionnelle.

Ce processus est renforcé et s'affirme encore davantage dans les nouvelles entités urbaines, puisque

le passage à l'urbain peut être considéré comme une nouvelle étape dans l'implantation d'une

bureaucratie plus technique que compassionnelle dans le village.

Suite à une période de « laissez-faire », la permissivité de la part des pouvoirs publics

centraux a abouti à de nombreux excès et déviances locales, dont la corruption et la transformation

de certains officiels locaux en entrepreneurs-bureaucrates sont des facettes. Alors que dans la

conception traditionnelle de l'organisation villageoise, les pouvoirs publics devaient filtrer et

défendre ainsi les intérêts des villages et de la communauté, leur position actuelle est marquée par

414

leur impuissance et la disparition progressive de leurs prérogatives. Dans certains cas, des officiels

locaux ont même renoncé à cette tâche, s'alliant avec des intérêts privés pour leur propre bénéfice

et participer ainsi au grand mouvement de spéculation foncière, de captation des terres et de

dépossession des « ruraux ».

La limitation du pouvoir local par le centre vise par conséquent à reprendre le contrôle

politique et administratif sur ces territoires mais également à établir leur maîtrise du développement

local, à l'orienter selon leurs objectifs globaux et à en tirer profit.

Le pouvoir local est entravé « par le haut » et également remis en cause « par la base »

puisque le hiatus entre les prérogatives réelles déléguées par les autorités supérieures et les attentes

des citoyens se creuse, entraînant des situations de blocage et de tensions.

De plus, les exigences renouvelées des pouvoirs publics, et en particulier urbains, envers leurs

administrés créent, en retour et dans un souci d'équité, de nouvelles attentes de la part des citoyens.

En effet, le passage à l'urbain et l'intégration à la sphère administrative de la ville impliquent une

formalisation des activités économiques, des usages plus normés et légaux des espaces, publics

comme privés, un contrôle accru sur les mouvements de population et les migrants et l'imposition

d'un « ordre urbain » plus contraignant. Les villageois se trouvent ainsi limités dans leur action,

dans leur capacité de négociation, d'arrangement et d'utilisation des ressources locales à leur

avantage et se voient obligés de réinventer leur rapport à la puissance publique, étatique comme

locale.

Ces villageois insistent alors de plus en plus pour que ces nouvelles exigences soient partagées et

s'appliquent à l'ensemble des acteurs locaux, dont les comités populaires. La concordance aux textes

de loi, aux nouvelles pratiques procédurales, à travers le décret sur la démocratie de base,

notamment, et la demande d'une justice de traitement s'insinuent progressivement dans les

références et attentes des villageois.

En définitive, le pouvoir du local n'a pas disparu, mais s'incarne à présent dans les citoyens

davantage que dans leurs autorités publiques.

Les habitants, en particulier dans les villages de métier, se sont en effet progressivement émancipés

de la tutelle de l'État-Parti et de ce système politique, notamment dans la conduite de leurs activités

économiques. Dans les deux villages étudiés, la résurgence de l'artisanat est un phénomène

essentiellement endogène et dans un premier temps individuel, dans lequel les pouvoirs publics sont

peu intervenus. La constitution de partenariats et la formation de clusters à plusieurs niveaux se sont

également élaborées en dépassant les frontières administratives et se sont mises en place sans

415

l'intervention des autorités locales.

De nouvelles notabilités locales, issues des élites pré-révolutionnaires ou des bénéficiaires

de l'ancien système collectiviste, ont émergé et fondent leur pouvoir non sur l'appartenance

politique au Parti et à ses structures de gestion, mais sur leur statut économique.

Au même moment, l'organisation sociale des villages évolue, avec la multiplication de formes

associatives indépendantes, un réinvestissement dans des rapports sociaux pré-socialistes et la

réaffirmation d'identités locales, contrevenant ainsi aux tentatives d'unification de la Patrie et

d'homogénéisation de la nation.

De même, face aux différentes crises locales, la « basic leninist structure of politics » qui

visaient à « dominate, govern and regulate all aspects of social life473 » (London, 2009, p.379)

perdent substantiellement leur pouvoir et peinent à remplir leurs objectifs officiels de mobilisation

des masses, et officieux de contrôle. Qualifiées d'« irrelevant » par McCormick (1998, p.121), dans

leur forme et leur usage actuels, ces structures traditionnelles de mobilisation sont également

marquées par leur autonomisation et par leur réinvestissement par les populations, à d'autres fins.

L'évolution et la féminisation de la situation des chefs de xóm à Sơn Đồng illustrent ce changement

de positionnement des citoyens comme de ces fonctions semi-officielles, passant de « bras long du

comité populaire » à représentant des résidents. Ces structures peuvent ainsi devenir un lieu de

défense des villageois et d'advocacy, à l'image des organisations non-gouvernementales

vietnamiennes, et un outil pour faire évoluer les pratiques du système tout en y appartenant.

Le jeu politique s'est ainsi ouvert, localement, et s'exprime avec de plus en plus de force

lorsque des conflits et tensions éclatent dans les villages.

De formes de résistances quotidiennes, efficaces mais de plus en plus entravées par le passage à la

norme et au formel, les oppositions sont passées à des formes plus ouvertes de confrontation :

lorsque les canaux officiels ont été épuisés, sont devenus inopérants, ou que les recours traditionnels

auprès des autorités publiques locales disparaissent alors la résistance peut s'organiser localement et

prendre une tournure violente.

Les villageois de Sơn Đồng et Đồng Kỵ ont ainsi fait preuve d'une capacité importante de

fédération de leurs revendications comme de leurs actions, malgré l'émergence progressive

d'intérêts divergents au sein de ces villages, nourris par un creusement des inégalités sociales.

Néanmoins, l'idée de défendre les intérêts du village, dans son ensemble, parvient toujours à

forger ces coalitions ponctuelles lorsque le « bien-être » local est menacé. La protection clanique est

473 « structure léniniste basique des politiques », « dominer, gouverner et réguler tous les aspects de la vie sociale »

416

toujours opérante et interroge parfois sur l'argumentaire de justice spatiale développé par les

villageois. À Đồng Kỵ par exemple, bien que les habitants se soient exprimés contre la nature

privée et marchande du projet de zone ITD, ils sont malgré tout les principaux acheteurs et résidents

des parcelles « libérées » par les villageois de Trang Hạ.

Ces revendications ne prennent ainsi pas nécessairement une dimension politique, ne

remettent pas en cause le régime et n'appellent pas davantage à un changement de ce régime.

Gainsborough (2010, p.14) rappelle à cet égard que « beyond individuals instances of unrest, it

would, however, be misleading to speak of a rural opposition in Vietnam understood in terms of an

organization with a common institutional base and a coherent critique of party rules474 ».

En effet, les oppositions et revendications sont nombreuses, diverses, protéiformes, mais non-

coordonnées ou non-organisées en réseaux, d'où le caractère local de ces résistances à l'urbanisation

et à la colonisation urbaine, en tant que prédation sur les terres villageoises, privatisation de ces

terres et l'imposition d'un gouvernement urbain extérieur et intrusif. Motivées davantage par le

conservatisme des villageois et par leur instinct de protection, ces résistances, sans être apolitiques,

sont néanmoins plus pragmatiques que révolutionnaires.

Malgré tout, la multiplication, la juxtaposition et l'accumulation des contentieux produisent

des effets et contraignent les pouvoirs publics centraux à les prendre en compte.

Gainsborough (2010, p.167) souligne ainsi également que « second societal interest are more

diverse and vocal that they were in the pre-reform period area and this too is having an impact on

decision-making475 » et sur l'apaisement des tensions locales.

À Hà Nội comme à Bắc Ninh, les pouvoirs publics ont suspendu une partie des projets litigieux et a

été promulguée au niveau national une révision de la loi foncière de 2003 sous la forme du décret

69/2009/ND-CP de 2009476, introduisant de nouvelles dispositions sur les modalités de libération

des terres, de fixation des montants compensatoires et sur les procédures de réinstallation des

personnes expropriées. Outre la mise en place de procédures plus claires et transparentes, ce décret

introduit la possibilité d'attribuer des subventions supplémentaires, en prenant en compte la valeur

des terres agricoles une fois leur statut transformé, les prix du marché comme la valeur des terres

474 « au-delà de cas individuels de soulèvement, il serait malgré tout trompeur de parler d'une opposition rurale au Vietnam, entendue comme une organisation ayant une base institutionnelle commune et une critique cohérente des règles du Parti »

475 « les intérêts sociétaux secondaires sont plus divers et se font davantage entendre actuellement par rapport à la période pré-réforme et ceci a également des impacts sur la prise de décision »

476 Décret gouvernemental « Additionally providing for land use planning, land prices, land recovery, compensation, support and resettlement » du 13 août 2009 (Quy định bổ sung về quy hoạch sử dụng đất, giá đất, thu hồi đất, bồi thường, hỗ trợ và tái định cư)

417

adjacentes, en particulier aux frontières du rural et de l'urbain, et de donner des aides ponctuelles à

la reconversion professionnelle, par exemple. À Hà Nội, les autorités publiques ont décidé de

décliner localement ce décret à travers la décision n°108 et de multiplier par cinq le montant des

compensations, en se basant toujours sur la grille tarifaire établie chaque année, afin de combler en

partie le décalage entre prix fixé et prix du marché et de permettre une accélération des procédures

de libération des terres et de la construction des projets477.

Cette réaction des pouvoirs publics centraux et provinciaux est révélatrice du rôle de

l'urbanisation en tant que déclencheur de nouvelles interrogations et de choix politiques. L'espace et

l'aménagement du territoire sont en effet médiatisés comme des outils de promotion du

développement et de la modernisation du pays qui passent, selon les pouvoirs publics, par la

transition urbaine et la constitution de centres urbains puissants, polarisants et « rationnels » dans

leur utilisation de l'espace. Les ambitions métropolitaines des pouvoirs publics sont néanmoins

contrecarrées, sur le terrain, par des résistances localisées de villageois craignant la « colonisation

urbaine » et, sur un plan politique, par des idéologies opposées.

Mellac, Fortunel et Tran Dac Dan (2010, p.69) résument ainsi le tiraillement des pouvoirs publics

« entre deux types d'exigences. D’un côté celle de maintenir l’apparence d’une adéquation avec

l’idéologie marxiste toujours affichée comme étant aux fondements des choix politiques majeurs et

de contenter une base populaire majoritairement rurale et agricole. De l’autre, celles liées au choix

qui a été fait de développer une économie de marché et à la nécessité de contenter les nouveaux

entrepreneurs, les acteurs étrangers et plus généralement les classes moyennes et aisées qui

souhaitent investir dans le pays ».

Actuellement, ces tensions idéologiques sur la vision du développement, sur ses formes et

ses bénéficiaires sont contournées et contenues, au coup par coup, par la mise en place de politiques

réactives et par le pragmatisme de l'exercice du pouvoir des autorités publiques. Le régime s'appuie

en effet sur des principes de gouvernance flexible et itérative, qui lui permettent soit de laisser

expérimenter localement des réponses à ces nouveaux enjeux, soit de limiter et circonscrire

abruptement ces expérimentations lorsque l'opinion publique devient trop agitée.

Ce « paradigme interactionniste » des pouvoirs publics (Papin et Passicousset, 2010) semble

néanmoins se heurter à de nouvelles pressions multiformes pour l'établissement de règles et lois

477 En « contrepartie », l'attribution de terres de service de 10% disparaît : les personnes expropriées recevront davantage d'argent mais perdront ces parcelles dans les nouvelles zones construites. Cette décision d'Hanoi pose également problème dans le cas de projet en cours d'expropriation, ou ces deux systèmes d'indemnisation cohabiteraient, entre personnes déjà expropriées et personnes en attente.

418

plus claires, prescriptrices, effectives et homogènes. En effet, une pression de la base s'exerce par

les villageois réclamant transparence et justice procédurale, tandis que la sphère économique privée

domestique ou étrangère, soutenue par de nombreuses instances internationales, appellent à

l'établissement de procédures « justes », dans un mouvement de construction d'un État de droit.

Dès lors, le « flou » comme mode de gouvernement et la production de la confusion à des fins

stratégiques semblent menacés et appellent une redéfinition des rôles et fonctions des différents

organes de régime, à tous les échelons, afin de limiter les excès, les écarts à la norme ou aux

objectifs fixés par l'État-Parti central mais aussi de contenir la tension.

Le maintien de l'hégémonie du Parti, sur tous les pans de la société et de l'économie

vietnamiennes, dépendra ainsi de la capacité du régime à négocier l'atomisation de la société. Ces

évolutions interrogent en effet l'aptitude de l'État-Parti à intégrer et à favoriser l'entrisme de ces

nouvelles catégories socio-professionnelles, associations, groupes dissidents, coalitions d'intérêts, à

reconnaître et canaliser leurs attentes, à fédérer leurs revendications et à les contrôler. Tandis que le

mouvement de libéralisation de l'économie avait été orchestré par les élites en place, conservant

pouvoir politique, domination culturelle et contrôle de la société, les effets de cette libéralisation

appellent des réformes, en partie entreprises, et une refonte du système politico-administratif en

place. De la volonté de l'État-Parti de mettre en place une structure politique post-socialiste, même à

parti unique, découlera également le maintien de son autorité, tant sur la conduite de l'urbanisation

que sur la gestion locale et la préservation de la « paix sociale ».

419

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Décret n°42/2009/ND-CP, Sur la classification des zones urbaines, promulgué par le gouvernement le 7 mai 2009

Décret n°69/2009/ND-CP, Introduisant de nouvelles dispositions sur les modalités de libération des terres, de fixation des montants compensatoires et sur les procédures de réinstallation des personnes expropriées, promulgué par le gouvernement le 13 août 2009Décret n°37/2010/ND-CP, Sur la formulation, l'évaluation, l'approbation et la gestion de la planification urbaine, promulgué par le gouvernement le 7 avril 2010

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Loi n°13/2003/QH11, Loi foncière, adoptée par l'Assemblée Nationale le 26 novembre 2003

Loi n°16/2003/QH11, Loi sur la Construction, adoptée par l'Assemblée Nationale le 26 novembre 2003

Loi n°25/2004/L-CTN, Loi sur la protection et le développement des forêts, adoptée par l'Assemblée Nationale le 03 décembre 2004

Loi n°59/2005/QH11, Loi sur l'investissement, adoptée par l'Assemblée Nationale le 29 novembre 2005

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Loi n°30/2009/QH12, Loi sur la Planification urbaine, adoptée par l'Assemblée Nationale le 17 juin 2009

Ordonnance n°34/2007/PL-UBTVQH11, Sur l'exercice de la démocratie dans les communes, quartiers et bourgs, émise par le Comité Permanent de l'Assemblée Nationale le 20 avril 2007

Résolution n°10, Sur le renouveau dans la gestion de la production agricole, émise par le Bureau Politique du Parti le 5 avril 1988

Résolutions n°12-NQ/TU et n°02-NQ/TU, Sur le plan stratégique de développement socio-économique de la province, prises respectivement par le Comité permanent du Parti communiste de la province de Bắc Ninh le 3 février 2000 et le 4 mai 2001

Résolution n°545/2007/UBTVQH12, Establishing, and defining the functions, tasks, powers and organizational structure of offices of provincial/municipal national assembly delegations and people's councils, prise par le comité permanent de l'Assemblée Nationale le 11 décembre 2007

Résolution n°26/2008/QH12, Sur la mise en place de l'expérimentation de la suppression des conseils populaires dans des districts, arrondissements et quartiers, émise par l'Assemblée nationale le 15 novembre 2008

437

438

LISTE DES ABRÉVIATIONS

AFAFP : Agency for Processing Agricultural and Forest Products

APD : Aide Publique au Développement

CASRAD : Center for Agrarian Systems Research and Development

HĐND : Hội đồng nhân dân – Conseil Populaire

HUPI : Institut de Planification urbaine d'Hà Nội

INPUR : Institut National de Planification Urbaine et Rurale

IRD : Institut de Recherche pour le Développement

KTT : Khu Tập Thể – ensemble d’habitations collectives

MARD : ministère de l'Agriculture et du Développement rural

MOC : ministère de la Construction

MOI : ministère de l'Industrie

MOLISA : ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales

MONRE : ministère des Ressources Naturelles et de l'Environnement

MOT : ministère des Transports

MPI : ministère du Plan et de l'Investissement

MTI : ministère du Commerce et de l'Investissement

ONGV : Organisation non-gouvernementale vietnamienne

PAR : Public Administration Reform

PCI : Provincial Competitiveness Index

PMU : Project Management Unit

PPJ : Posco-Perkins Eastman-Jina

PPP : Partenariat Public – Privé

SEDP : Socio-Economic Development Plan

TDP : Tổ dân phố – groupement de résidents (urbain)

TLG : Tổ liên gia – groupement de résidents (rural)

VietCraft : Vietnam Craft Association

VietTrade : Vietnam Trade Promotion Agency

Viraft : Vietnam Association of Craft Villages

VCCI : Vietnamese Chamber of Commerce and Industry

UBND : Ủy ban nhân dân – Comité populaire

URENCO : Urban Environment Compagny

439

440

TABLE DES TABLEAUX, FIGURES, CARTES, ILLUSTRATIONS ET ENCARTS

Structures territoriales rurales et urbaines.......................................................................................... 16Carte 1. Localisation des terrains d'étude........................................................................................... 41Carte 2. Répartition des « villages industriels » de Hà Ðông et Sơn Tây au début des années 30... .54Illustration 1. Maisons communales de Sơn Đồng, Đồng Kỵ et Trang Liệt aujourd'hui...................63Carte 3. Répartition des villages de métier dans les provinces de Hà Tây, Hà Nội et Bắc Ninh en 2006.................................................................................................................................................. 104Illustration 2. Évolution des formes architecturales dans les villages..............................................108Illustration 3. L'utilisation de l'espace public pour l'entrepôt des matières premières et des matériaux de construction..................................................................................................................................112Illustration 4. Festival du fondateur du métier de Sơn Đồng ...........................................................116Carte 4. Projets urbains, récréatifs, industriels et d'infrastructures routières dans le district d'Hoài Đức acceptés par la province d'Hà Tây pré-élargissement (début 2008) ........................................123Tableau 1. Principaux indicateurs socio-économiques des provinces comparés en 2007................124Tableau 2. Indices de la performance des provinces en matière de gouvernance économique (notés sur 10)...............................................................................................................................................131Tableau 3. Classement des provinces de Bắc Ninh et Hà Nội en fonction de leur compétitivité.. . .132Illustration 5. Diversité de la statuaire rituelle et religieuse de Sơn Đồng ...................................... 139Illustration 6. Répartition des ateliers et des commerces dans la commune de Sơn Đồng ............143Illustration 7. Images satellites de 2002 et 2008 de Đồng Kỵ..........................................................156Illustration 8. L'artisanat de Đồng Kỵ, ébénisterie et incrustation de nacre.....................................158Carte 5. Relations au sein du cluster des meubles en bois de Bắc Ninh .........................................160Illustration 9. Les deux « zones industrielles » de Đồng Kỵ, des extensions résidentielles du village de métier........................................................................................................................................... 174Tableau 4. Liste des types d'associations volontaires à Đồng Quang...............................................199Illustration 10. Siège de l'association du village de métier traditionnel de Sơn Đồng, des « bons artisans »...........................................................................................................................................203Illustration 11. Nouveau siège du comité populaire du phường Đồng Kỵ, situé dans la première zone industrielle................................................................................................................................246Figure 1. Pouvoirs, niveaux d'administration et double subordination ...........................................287Tableau 5. Pourquoi les fonctionnaires souhaitent-ils quitter la fonction publique?........................293Figure 2. Perception du niveau de corruption et conséquences sur les citoyens.............................. 297Illustration 12. Xóm trọ – série de dortoirs à louer dans le village de Nhành Chinh ......................317Carte 6. Projets acceptés par Hà Tây de khu đô thị mới, de zones industrielles et d'infrastructures routières à Sơn Đồng : la disparition programmée des terres agricoles........................................... 322Carte 7. L'organisation des futures zones urbaines, selon le schéma directeur pour 2030...............323Illustration 13. Document marketing présentant le projet de khu đô thị d'An Khánh sud...............326Illustration 14. Images du périurbain sale, pollué, « inabouti »....................................................... 346Illustration 15. Des usages « non-civilisés » des espaces publics urbains.......................................351Illustration 16. Affiche de propagande « Solidarité et construction d'une terre natale forte et prospère »......................................................................................................................................... 356Tableau 6. Critères quantitatifs du classement des centres urbains..................................................363Carte 8. Phases de recompositions administratives internes d'Hà Nội et création des quận ...........367Carte 9. « Hà Nội Mới » : la nouvelle Hà Nội et l'intégration des territoires limitrophes...............368Figure 3. Structure administrative de Bắc Ninh et de Từ Sơn avant et après le changement de statut et conséquences sur l'organisation territoriale de Đồng Kỵ ............................................................ 384Illustration 17. La multiplication des conflits violents et des confrontations force publique – villageois : le cas d'EcoPark (district de Văn Giang, province de Hưng Yên, le 24.04.12).............402

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