Date post: | 25-Nov-2023 |
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Thèse présentée et soutenue le 6 mars 2014 par
Juliette Segard
pour obtenir le grade de
Docteur de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Discipline : Géographie humaine, économique et régionale
Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội (Vietnam)
Villages de métiers, pouvoir et territoire
Jury
M. Charles Goldblum Professeur émérite ; Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et Institut Français d’Urbanisme
Rapporteur
M. Laurent Rieutort Professeur ; Université Blaise Pascal Rapporteur
Mme Sylvie Fanchette Chargée de recherche à l'IRD ; UMR 196 CEPED
Examinatrice
M. Alain Dubresson Professeur émérite ; Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Directeur de thèse
M. Philippe Gervais-Lambony Professeur ; Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Directeur de thèse
Laboratoire Mosaïques – UMR 7218 LAVUE, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 200 avenue de la république, bâtiment F 92001 Nanterre
Remerciements
Tout d'abord, nous souhaitons exprimer toute notre gratitude à nos directeurs de thèse, Alain
Dubresson et Philippe Gervais-Lambony, pour nous avoir soutenue et encouragée dans la réalisation
de ce doctorat, pour nous avoir guidée dans la construction de notre réflexion et pour avoir partagé
leur regard, savoir et expérience avec bienveillance tout au long de ces années.
Notre profonde reconnaissance à Sylvie Fanchette, pour nous avoir accueillie et encadrée sur ses
terrains et à Paris, pour avoir partagé ses connaissances et ses données sur les villages de métier et
pour nous avoir transmis sa passion et sa conviction de géographe engagée.
Nos sincères remerciements également à nos partenaires de recherche au Vietnam, l'IRD et le
CASRAD, à son directeur Đào Thế Anh et ses chercheurs, Nguyễn Xuân Hoản et Bùi Kim Đồng,
qui nous ont offert d'excellentes conditions de travail sur le terrain et des échanges importants pour
notre compréhension locale.
Ce travail doit également beaucoup à nos amis et collègues au Vietnam, Danielle Labbé, Clément
Musil, Trần Thị Hương Giang, Sylvain Rodrigue, Nguyễn Thị Chi, Nguyễn Quỳnh Nga, Nguyễn
Cao Cường, Camille Moreau, Lisa Drummond, qui ont partagé leurs informations comme leurs
réflexions, nous ont permis d'élargir notre vision sur le Vietnam, d'approfondir notre connaissance
du pays et de ses pratiques et qui nous ont fait profondément aimer ces mois passés sur place.
Nous sommes également très reconnaissante envers notre famille et nos amis, dont le soutien sans
faille et la confiance nous ont permis de réaliser cette thèse dans les meilleures conditions et de
nous épanouir, intellectuellement comme personnellement, au fil de ces étapes.
Enfin, ce parcours et ce travail n'auraient pu être réalisés sans Đường Thu Minh, notre interprète et
amie, notre socle au Vietnam, qui a fait preuve d'un grand dévouement et enthousiasme pour nous
aider dans notre recherche, nous transmettre son savoir sur son pays, nous faire découvrir sa culture
et nous y intégrer.
Au-delà d'un travail personnel, cette thèse est le fruit de ces rencontres et soutiens, des chances et
opportunités qui nous ont été offertes tout au long de ce parcours. Trân trọng cảm ơn !
Cette thèse a été financée grâce à une allocation de recherche du ministère de l'Enseignement Supérieur et
de la recherche et a également reçu le soutien de l'IRD-Vietnam, à travers les fonds du programme de
recherche Périsud, attribués par l'Agence Nationale de la Recherche.
1
Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội (Vietnam)
Villages de métier, pouvoir et territoire
Résumé
Inscrite dans une démarche pluridisciplinaire et multi-scalaire, cette recherche s'attache à étudier
l'évolution de la structure politique et gestionnaire vietnamienne locale, dans des villages de métier du delta
du Fleuve Rouge.
D'implantation millénaire, ces villages sont actuellement engagés dans un double mouvement, d'urbanisation
et de fort développement endogènes, d'une part, et d'urbanisation et d'influences exogènes, d'autre part.
Les modalités de leur résurgence, recomposition et adaptation sont ainsi bouleversées par l'étalement des
centres urbains limitrophes, Hà Nội et Bắc Ninh et par leur intégration progressive dans la nappe urbaine. Au
même moment se déploie au niveau central un processus de construction-déconstruction de l'État-Parti, dont
les manifestations concrètes se font sentir dans les villages de métier. En effet, à des politiques de
décentralisation-recentralisation de l'autorité s'ajoutent l'évolution du cadre légal, institutionnel et
gestionnaire national, qui remodèlent la gouvernance locale comme les rapports pouvoirs publics – habitants
au niveau des villages.
Les questions liées à l'aménagement du territoire, à la métropolisation d'Hà Nội, au foncier ou au
contrôle des richesses créent ainsi des dynamiques d'évolutions du régime et interrogent son modèle de
gestion, reposant largement sur la flexibilité, le pragmatisme et les échanges d’expérimentations entre les
échelons territoriaux.
Pourtant, la « permissivité » du pouvoir central et la marge de manœuvre déléguée aux autorités locales sont
menacées à mesure que les déviances liées à l’exploitation des ressources s'accroissent et que les conflits
locaux se multiplient.
De plus, le mode de gouvernance « rurale » est progressivement remis en cause par l'urbanisation
administrative, vue comme une réaffirmation de l'autorité réglementaire et comme une intégration à « l'ordre
urbain ».
En étudiant de façon approfondie le cas de deux villages de métier, Sơn Đồng, commune rurale
nouvellement intégrée à Hà Nội, et Đồng Kỵ, quartier urbain ayant récemment acquis ce statut administratif,
cette recherche vise à mettre en lumière les interactions entre acteurs et territoires et à montrer d'une part
comment ces communautés locales réagissent à leur captation dans la sphère urbaine et d'autre part comment
les pouvoirs publics, à tous les niveaux, gèrent cette transition.
Mots clés : villages de métier ; Hà Nội ; urbanisation ; administration territoriale ; gouvernance ; résistances
locales
3
From rural to urban in Hà Nội's fringes (Vietnam).
Craft villages, power and territory
Abstract
Falling within a multidisciplinary and multiscalar approach, this research aims at studying the
evolution of Vietnam's local political and administrative structures in the Red River Delta's craft villages.
These villages, settled thousands of years ago, are now experiencing a dual process : on the one hand, strong
development and endogenous urbanisation and, on the other, an exogenous urbanisation.
In fact, the sprawl of adjacent urban cores, Hà Nội and Bắc Ninh, and their on-going integration into the
urban realm has disrupted modalities of their resurgence, internal structuring and adaptation to this new
context.
At the same time, the legal, institutional and administrative structures are evolving, nationwide – the
decentralisation/recentralisation being an aspect of it – and reshape the local governance as well as the
relationship between the public authorities and the inhabitants, at the village level.
Issues concerning urban planning, Hà Nội's metropolisation, land management or control over resources are
thus impacting the regime's evolution and challenging its modus operandi, based on flexibility, pragmatism
and sharing of experimentation conclusions between territorial levels.
Yet, the central « permissiveness » and leeway delegated to the local level are being reconsidered as
deviances in resources exploitation increase and local conflicts become more frequent.
Furthermore, the « rural » governance is gradually threatened by administrative urbanisation, considered as a
mean of reassertion of the regulatory authority and as an integration to the « urban order ».
By thoroughly analysing two case-studies, the newly hanoian rural commune of Sơn Đồng and the urban
ward of Đồng Kỵ, which recently gained this administrative status, this research exposes interactions
between stakeholders and territories, shows how these local communities react to their inclusion in the urban
realm and how the public authorities handle this transition.
Keywords: craft villages ; Hà Nội ; urbanisation ; territorial administration ; governance ; local resistances
5
TABLE DES MATIÈRES
Glossaire des principaux termes en vietnamien ....................................................................... 15
INTRODUCTION ...............................................................................................17Construction de l'objet de recherche......................................................................................... 20Cadre théorique et inscription pluridisciplinaire : le croisement des approches, entre dimension politique et dimension spatiale................................................................................. 22Parcours de recherche, méthodologie et position de recherche ..............................................40
PREMIÈRE PARTIE ........................................................................................... 51
RUPTURES ET CONTINUITÉS DANS LA CONSTRUCTION DES VILLAGES DE MÉTIER DU DELTA DU FLEUVE ROUGE : ADAPTATION AUX RÉGIMES POLITIQUES, RECOMPOSITION DES STRUCTURES ÉCONOMIQUES ET ÉVOLUTIONS SOCIALES...........................................51
Chapitre 1..................................................................................................................................... 53Le village vietnamien pré-révolutionnaire : de l'image idéalisée des communautés villageoises à la critique d'un système inégalitaire et anti-démocratique...............................53
I. Prémices des villages de métier et organisation territoriale du delta du Fleuve Rouge à la veille de la révolution................................................................................................................53
1. Densité de peuplement, organisation économique et pluri-activité des villages..............532. La constitution des communautés villageoises : contrôle du territoire, mode d'habitat et suprématie du clan sur l'individu..........................................................................................563. Les liens entre l'hinterland du delta du Fleuve Rouge et la nouvelle capitale impériale, Hà Nội.................................................................................................................................. 57
II. La structure politique et sociale du village à l'époque féodale : régime gérontocratique et autogestion ............................................................................................................................... 58
1. Le conseil des notables : l'architecte du contrôle des communautés villageoises ...........592. La maison communale, symbole de la « démocratie » villageoise..................................623. Capacité de fédération des villageois et communauté d'intérêts...................................... 64
III. Déconstruction du mythe : un village extraverti, soumis au pouvoir central et aux pratiques gestionnaires perverties............................................................................................. 65
1. Alliances et solidarité inter-villageoises...........................................................................652. Oligarchie et cooptation des institutions : la démocratie villageoise mise à mal.............673. L'État central : contrôle des territoires et organisation du cadre général du pays............69
IV. Colonisation et adaptation du système : le maintien du compromis État central – communautés villageoises.........................................................................................................72Conclusion................................................................................................................................ 73
Chapitre 2..................................................................................................................................... 74Du communisme orthodoxe à l'abandon du système de planification centralisé : le village vietnamien post-révolutionnaire.................................................................................................74
I. L'établissement du régime communiste : réforme agraire, collectivisation de l'économie et réorganisation territoriale ......................................................................................................... 74
1. La refonte du cadre administratif et territorial: négation des spécificités locales et homogénéisation des territoires............................................................................................742. Réforme agraire et redistribution foncière....................................................................... 763. Collectivisation des moyens de production et instauration des coopératives..................77
7
II. L'édification d'un « homme nouveau » et la politique d'acculturation du régime................791. Vertus révolutionnaires et interdiction des pratiques rituelles vernaculaires...................792. Assouplissement des interdits et résurgence des cultes....................................................82
III. Les échecs de la collectivisation et les prémices des réformes : stratégies villageoises et pragmatisme des pouvoirs publics............................................................................................ 83
1. Pha rào et « everyday politics » : les limites du système................................................. 832. Crise de confiance des coopérants et incompétences des cadres : les causes de l'échec de la collectivisation..................................................................................................................84
IV. Mise en place effective de la décollectivisation et du « Renouveau » : vers une économie de marché à orientation socialiste............................................................................................. 87Conclusion................................................................................................................................ 90
Chapitre 3..................................................................................................................................... 91Les villages de métier aujourd'hui: multiplicité des artisanats, pluralité des formes d'organisation territoriale et enjeux de développement...........................................................91
I. Redistribution foncière et reprise de l'économie familiale : résurgence du village pré-révolutionnaire et intégration à l'économie de marché............................................................. 91
1. La redistribution foncière et la ré-émergence de l'artisanat : le capital social et familial, source de développement du métier..................................................................................... 912. De l'artisanat familial aux villages de métier : l'organisation du travail au sein du village.............................................................................................................................................. 953. La constitution de clusters de métier et la polarisation de l'activité autour d'un village-source....................................................................................................................................984. Des villages de métier aux villages « urbains » : développement des services et petits commerces urbains............................................................................................................. 100
II. Les villages de métier du delta du Fleuve Rouge actuellement : des territoires et des activités différenciés................................................................................................................101
1.Typologie des villages de métier : du village d'art traditionnel au village industriel récent............................................................................................................................................ 1012. Les conséquences des types de métier sur les revenus des villageois............................1053. Des difficultés communes : cohabitation des activités, manque d'espace et tarissement des sources de matières premières......................................................................................105
III. L'urbanisation endogène : des villages « urbains » confrontés à de nouveaux enjeux spatiaux et environnementaux ................................................................................................107
1. Densification et saturation des cœurs villageois anciens...............................................1072. Renversement des lieux de pouvoirs et rentes de situation............................................ 1093. Des investissements publics insuffisants : dégradation des conditions de vie et de production et pollution environnementale..........................................................................110
IV. Les changements sociaux : décloisonnement des villages et résurgence de la culture pré-révolutionnaire........................................................................................................................ 113
1. L'attractivité des villages de métier les plus dynamiques : partenariats inter-villageois et migration.............................................................................................................................1132. Résurgence de l'identité villageoise et des pratiques communautaires..........................114
Conclusion ..............................................................................................................................118Chapitre 4................................................................................................................................... 119Deux provinces, deux districts : d'Hà Tây « l'ambitieuse » à Bắc Ninh « l'industrielle » .119
I. Hà Tây, du berceau artisanal et nourricier du delta à l'exploitation foncière « à outrance ».................................................................................................................................................120II. Hoài Đức, un district pluri-actif menacé par l'avancée du front urbain.............................122III. Bắc Ninh, une vocation industrielle précoce et un volontarisme public important .........124IV. Từ Sơn, district palier entre Hà Nội et Bắc Ninh.............................................................. 127
8
V. Le classement d'Hà Tây-Hà Nội et de Bắc Ninh au sein des provinces vietnamiennes, témoin de politiques publiques différenciées et de temporalités décalées..............................130
Chapitre 5................................................................................................................................... 133Sơn Đồng, l'archétype du village de métier traditionnel : résurgence de l'artisanat et maintien du caractère rural ..................................................................................................... 133
I. Un village de métier millénaire soumis aux turpitudes historiques.....................................1331. Fondation du métier et prestige de Sơn Đồng à l'époque féodale .................................1332. Bannissement des activités de culte et disparition de l'artisanat sous la période collectiviste.........................................................................................................................1353. Le basculement des pouvoirs publics : le soutien au redémarrage du métier ...............135
II. Redéploiement de l'artisanat et organisation spatiale du métier : le monopole de Sơn Đồng .................................................................................................................................................136
1. Attractivité de Sơn Đồng et systèmes de production......................................................1372. Village mono-artisanal, artisans polyvalents..................................................................1383. Limitation des capacités commerciales du village et difficultés d'approvisionnement en bois..................................................................................................................................... 1404. Un espace productif insuffisant qui limite « l'envergure » du métier.............................142
III. L'évolution spatiale et morphologique du village : entre limitation de l’extension du territoire villageois et stratégies d'empiètement......................................................................145
1. Du cœur villageois ancien aux élargissements résidentiels légaux................................ 1452. Empiètements progressifs et usages abusifs des terres..................................................1463. Usages des terres rizicoles et stratégies d'appropriation des villageois..........................148
Conclusion ............................................................................................................................. 150Chapitre 6................................................................................................................................... 151Đồng Kỵ, du commerce de buffles à l'ébénisterie : un modèle de conversion industrielle et de préservation de la puissance villageoise..............................................................................151
I. Đồng Kỵ, le village de métier traditionnel du commerce....................................................1511. Un village ancien, combatif et « vertueux »...................................................................1512. Pouvoir commerçant et dynamisme économique de Đồng Kỵ à la période féodale......1523. Introduction du métier du bois et réorientation de l'économie villageoise.....................153
II. Le « village des directeurs, des milliardaires et de businessmen »....................................1541. Poids démographique et financier du village et prédominance de l'activité artisanale. .1542. L'ébénisterie de Đồng Kỵ: un artisanat coûteux et tourné vers l'exportation.................1573. Đồng Kỵ, tête de pont d'un cluster du bois à trois niveaux............................................ 159
III. Les zones industrielles du village de métier de Đồng Kỵ : de la co-production locale à la privatisation d'un territoire...................................................................................................... 161
1. La première zone industrielle, un élargissement intégré au village...............................1612. La zone ITD, modèle de zone exogène et conflit foncier..............................................174
IV. Du refus des expropriations au conflit culturel : la puissance villageoise de Đồng Kỵ ...180Conclusion.............................................................................................................................. 182
Conclusion de la première partie..............................................................................................183
DEUXIÈME PARTIE ....................................................................................... 185
STRUCTURE POLITIQUE ET GESTIONNAIRE DU TERRITOIRE VIETNAMIEN : DE L'INFRA-LOCAL À L'ÉTAT CENTRAL, MULTIPLICATION DES ACTEURS ET HYBRIDATION DE L'EXERCICE DE L'AUTORITÉ..............................................................................185
Chapitre 7................................................................................................................................... 187
9
Des associations de masse aux associations de loisir : émergence de nouvelles formes d'organisation communale et diversification des acteurs locaux..........................................187
I. Des organisations « amphibiennes », intégrées au système, autonomes du système : éléments de cadrage théorique................................................................................................ 187II. Le Front de la Patrie et les associations de masse : mutation de l'héritage socialiste .......190
1. Le Front de la Patrie, organe de mobilisation et de contrôle des villageois...................1912. L'Association des femmes, vecteur d'intégration politique et délégation de compétences............................................................................................................................................ 194
III. La multiplication des associations volontaires : autonomisation du système et réinvestissement des rapports pré-socialistes..........................................................................198IV. Les associations professionnelles : une fédération des intérêts inachevée........................202
1. L'association des « Bons artisans de Sơn Đồng » : adhésion symbolique, résultats mitigés................................................................................................................................ 2022. Đồng Kỵ, conflits d'intérêts et méfiance des artisans.....................................................205
Conclusion ............................................................................................................................. 208Chapitre 8................................................................................................................................... 210Le chef de xóm, interface entre les pouvoirs publics et les villageois : « bras droit » du comité populaire, représentant des citoyens............................................................................210
I. Processus électoral et modalités de désignation des candidats ...........................................211II. La fonction des chefs de xóm : se substituer aux pouvoirs publics et assurer la médiation au niveau local............................................................................................................................. 215III. Le profil des chefs de xóm, figures traditionnelles de la petite notabilité villageoise .....222Conclusion.............................................................................................................................. 226
Chapitre 9................................................................................................................................... 227L'échelon local , « fondation de l'administration publique » vietnamienne.........................227
I. Le conseil populaire de commune : un pouvoir de papier menacé de suppression ............2281. Un processus électoral orchestré par les autorités publiques.........................................2282. De la loi à la pratique : l'adaptation locale du processus électoral................................. 2333. Les missions et attributions du conseil populaire : diriger et superviser l'exécutif........2354. De l'affichage législatif à la réalité de l'exercice de l'autorité: un pouvoir de papier.....2375. Une solution radicale : résoudre l'inefficacité du conseil populaire par sa suppression 240
II. Le comité populaire : la concentration des pouvoirs par l’exécutif, soumis aux niveaux supérieurs................................................................................................................................ 244
1. La composition des comités populaires : des élus et fonctionnaires locaux..................2442. La constitution du budget local...................................................................................... 2493. Responsabilités locales et missions des comités populaires de commune.....................2524. Gérer les personnes étrangères au village : l'action conjointe du comité populaire et de la police.................................................................................................................................. 257
Conclusion.............................................................................................................................. 258Chapitre 10................................................................................................................................. 260Organisation et structure hiérarchique des échelons administratifs supra-communaux : du district au niveau national, un pouvoir fragmenté et des compétences partagées...............260
I. Structure administrative et organisation des organes législatifs et exécutifs des districts et provinces................................................................................................................................. 261
1. Modalités d'élection et représentation de territoires duales : les conseils et comités populaires des échelons supérieurs.....................................................................................2612. La composition des comités populaires : fonctionnaires déconcentrés et représentants de l'État central........................................................................................................................2623. Le rapport district-province : subordination du district et limitation de ses prérogatives............................................................................................................................................ 265
10
II. Planification, investissement et aménagement : compétences partagées, contradictions et concurrences entre niveaux local et central............................................................................ 267
1. Processus de planification et édification des schémas directeurs : plans asynchrones et dysfonctionnements organisationnels.................................................................................2672. L'approbation des projets : attributions partagées et fragmentation de l'autorité...........2703. Fixation des prix et changements de statuts des droits d'usages du sol : les outils de contrôle de la province ...................................................................................................... 2734. Le financement des opérations d'aménagement urbain : la multiplication de montages financiers multilatéraux et des partenariats public-privé...................................................274
III. Budgets et finances publiques : un important processus de décentralisation, source de différenciations locales............................................................................................................277IV. La gestion des villages de métier au niveau supra-communal : l'absence d'une autorité régulatrice, des compétences fragmentées. ............................................................................ 280
1. Un ministère de tutelle en perte de pouvoir : la diminution du rôle du Ministère de l'Agriculture et du développement rural.............................................................................2802. La création d'organismes transversaux : l'Agence vietnamienne de promotion du commerce (Vietrade) et l'Association vietnamienne des villages de métier (VietCraft) ....282
Conclusion.............................................................................................................................. 283Chapitre 11................................................................................................................................. 285Dysfonctionnements du système administratif vietnamien et réformes du cadre institutionnel : le mouvement itératif de production d'un « nouvel ordre politique »........285
I. De la complexité institutionnelle à la corruption généralisée : un système miné par des « dysfonctionnements » majeurs ............................................................................................285
1. Double subordination et faiblesse de l' « accountability » des pouvoirs publics : l'opacité du système administratif et politique vietnamien ..............................................................2852. Impuissance et passivité des échelons locaux................................................................ 2883. Des ressources humaines inégales : le manque de compétences et de professionnalisme de l'appareil public..............................................................................................................2894. Un système gangréné par la corruption : une « civilisation des enveloppes » ..............294
II. La réforme du système administratif : rationnaliser la structure institutionnelle et son fonctionnement et impliquer les citoyens............................................................................... 298
1. Le soulèvement de Thái Bình, élément déclencheur de la réaction des pouvoirs publics............................................................................................................................................ 2982. Le décret sur la démocratie locale : l'affichage public de la volonté d'implication des citoyens...............................................................................................................................3003. La lutte contre la corruption : l'ambivalence des pouvoirs publics ...............................3054. La réforme de l'administration publique: le programme PAR 2001-2010 et l'évolution de l'appareil d'État................................................................................................................... 309
Conclusion.............................................................................................................................. 312
TROISIÈME PARTIE........................................................................................ 313
URBANISATION EXOGÈNE ET CHANGEMENTS ADMINISTRATIFS : L'INTÉGRATION DES VILLAGES DE MÉTIER DANS LA SPHÈRE URBAINE, SOURCE D'ÉVOLUTION DU RAPPORT POUVOIRS PUBLICS – HABITANTS .................................................................... 313
Chapitre 12................................................................................................................................. 315Les effets de l'urbanisation exogène sur le périurbain du delta du Fleuve Rouge : la contrainte d'adaptation des communautés villageoises .........................................................315
11
I. Les modes d'urbanisation du périurbain dans le delta du Fleuve Rouge : de l'urbanisation informelle à l'urbanisme de projets......................................................................................... 316
1. L'urbanisation in situ liée à la transition urbaine du Vietnam : accommoder les migrants, divertir les urbains.............................................................................................................. 3162. L'urbanisation à grande échelle : la multiplication des projets de zones industrielles et de zones urbaines nouvelles sur les terres villageoises...........................................................319
II. La « fièvre foncière », moteur de l'urbanisation du delta du Fleuve Rouge ......................3241. Faire fructifier la terre à tout prix : la prédation sur les terres agricoles .......................3242. Essoufflement et ralentissement des activités foncières et immobilières.......................326
III. Les conséquences de l'urbanisation exogène sur les villages : de la précarisation de l'économie à la dilution des communautés locales .................................................................328
1. Les impacts des grands projets : déstructuration des réseaux et crise environnementale ............................................................................................................................................ 3282. La conversion des terres agricoles en terres résidentielles ou industrielles : de l'essor du chômage au sous-emploi.................................................................................................... 3303. Arrivée de populations extérieures dans les villages et augmentation des inégalités locales: l'organisation communautaire en péril.................................................................. 333
Conclusion.............................................................................................................................. 336Chapitre 13................................................................................................................................. 338Le rural et l'urbain : évolution des représentations et dichotomie des images....................338
I. Changements idéologiques : du biais rural au biais urbain.................................................339II. Les représentations contemporaines : la dichotomie rurale-urbaine et l'ambiguité du périurbain ............................................................................................................................... 342
1. La ville, lieu de « civilisation »...................................................................................... 3422. La campagne, terreau de la société vietnamienne, symbole de la tradition et ressource nourricière du pays............................................................................................................. 3443. Le périurbain, quand la dichotomie rurale-urbaine s'efface devant les faits et les pratiques............................................................................................................................. 345
III. Préserver la pureté des catégories symboliques : la distinction rural-urbain comme outil de gouvernance ........................................................................................................................... 349
1. Lutter contre la ruralisation des villes et les usages « non-civilisés » des centres urbains : l'établissement d'un nouvel ordre urbain et la privatisation des espaces ...........................3492. Protéger la campagne des maux urbains: le recours à la culture et à la mobilisation des masses.................................................................................................................................3533. La stratégie de « soft-governance » des pouvoirs publics..............................................357
Conclusion.............................................................................................................................. 359Chapitre 14................................................................................................................................. 360L'urbanisation administrative : les stratégies du passage du rural à l'urbain ...................360
I. La définition administrative de l'urbain: des standards quantitatifs à l’interprétation des critères qualitatifs .................................................................................................................. 361II. Les différentes phases d'extension territoriale et de recomposition administrative d'Hà Nội : utiliser le périurbain au profit du développement de la ville et asseoir le pouvoir central.....365
1. Ajustement des limites territoriales et recomposition de la zone nội thị-urbaine d'Hà Nội : rendre la ville plus « gouvernable » et compétitive..................................................3662. La « nouvelle Hà Nội » et l'incorporation d'Hà Tây : maîtriser les ressources et asseoir le contrôle du pouvoir central.................................................................................................3673. L'intégration de territoires périurbains dans le périmètre de la capitale : l'alternative au changement administratif................................................................................................... 372
III. La procédure du changement administratif : quand le « haut » téléguide le « bas »........3731. Le processus de changement administratif : l'illustration de la démocratie procédurale à
12
l'oeuvre .............................................................................................................................. 3742. La désignation d'un territoire au statut urbain : un outil stratégique et politique de développement....................................................................................................................378
IV. L'intégration dans la sphère de la ville : rentrer dans l'ordre urbain.................................3821. Régularisation des extensions résidentielles et formalisation des quartiers...................3832. Introduire de nouveaux modes de gouvernance, reprendre en main la gestion locale et homogénéiser le territoire : les effets politiques du changement de statut administratif. . .386
Conclusion.............................................................................................................................. 388Chapitre 15................................................................................................................................. 390Urbanisations exogène et administrative : les conditions d'évolution des rapports pouvoirs publics-habitants au niveau local ............................................................................................ 390
I. Conscience, bienveillance et souplesse: le modèle d'un dirigeant politique idéal menacé par les évolutions administratives et politiques............................................................................ 391II. Stratégies d'opposition et ressorts des résistances villageoises : les conflits fonciers comme source d'une dynamique de changement des rapports pouvoirs publics-habitants.................394
1. Arbitraire des décisions locales, montants d'expropriation et injustice des projets : les sources des contestations villageoises................................................................................3952. Les stratégies de résistance des villageois : de la rumeur à la confrontation physique..3993. La fédération des revendications, condition sine qua non du blocage des projets.........403
III. Les conflits fonciers, créateurs de dynamiques de changement dans la gouvernance locale.................................................................................................................................................405Conclusion...............................................................................................................................411
CONCLUSION................................................................................................ 413
BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................421
LISTE DES ABRÉVIATIONS................................................................................439
TABLE DES TABLEAUX, FIGURES, CARTES, ILLUSTRATIONS ET ENCARTS...................441
13
Glossaire des principaux termes en vietnamien
Considérant la spécificité du système administratif et territorial vietnamien, nous avons pris le parti de conserver les termes vietnamiens correspondant à ces catégories de gestion et d'organisation territoriale. De même, nous mentionnons la majorité des termes techniques ou propres au pays en vietnamien et proposons régulièrement des expressions ou mots utilisés dans nos entretiens dans cette langue. Bien que la traduction de tous ces termes figure dans le corps de notre texte, nous avons souhaité, pour faciliter la lecture, les expliciter en avant-propos et schématiser en particulier le système territorial vietnamien, rural et urbain.
Concernant l'usage des langues dans cette dissertation, précisons également que nous avons privilégié la langue d'origine des citations. Ainsi, nous avons conservé les citations « brutes » issues des travaux anglo-saxons dans le corps de notre texte, mais en avons proposé des traductions en notes de bas de page. Certains termes demeurent néanmoins exclusivement en anglais, lorsqu'il s'agit de termes académiques difficilement traduisibles en français et étant régulièrement conservés à l'identique dans les travaux francophones.
Hộ khâu : système de permis de résidence et de livret de famille, qui conditionne les possibilités migratoires et l'accès aux services publics dans le secteur de résidence officiel du foyer/de l'individu, école ou hôpital notamment
Huyện : district rural
Khu công nghiệp : zone industrielle ou parc industrielCụm công nghiệp : zone industrielle ou site industrielĐiểm công nghiệp : « point » industrielCes trois termes caractérisent les zones industrielles en fonction de leur superficie et envergure. Le terme khu công nghiệp est à la fois utilisé pour nommer les grands parcs industriels, accueillant des entreprises extérieures, parfois étrangères, ayant de fortes capacités productives et d'embauche de population souvent migrantes et pour caractériser les zones industrielles, de façon générique. Les cụm et điểm công nghiệp font référence à de plus petits sites industriels, sur quelques dizaines d'hectares, polarisant uniquement des entreprises domestiques, souvent locales, et embauchant une main-d'oeuvre moins nombreuse et « extérieure ». Dans notre dissertation, nous utiliserons le terme « parc industriel » pour les plus grandes zones internationales et « zone industrielle » pour évoquer les zones industrielles dans les villages étudiés. Plus précisément, nous ferons référence aux khu công nghiệp làng nghề pour parler des zones industrielles des villages de métier.
Làng et thôn : ces deux termes signifient « village ». Le làng est un village dans son ensemble, tandis que le thôn peut être utilisé soit pour caractériser un village au sein d'une commune, soit pour désigner un hameau sans reconnaissance administrative. Par exemple, lorsque Đồng Kỵ appartenait à la commune de Đồng Quang, existait le thôn Đồng Kỵ, avec un chef à sa tête. Maintenant que Đồng Kỵ est une entité administrative indépendante, le terme de thôn n'est plus utilisé et a été remplacé par le terme làng. Quant au làng de Sơn Đồng, il était auparavant divisé symboliquement, et non administrativement, en thôn intérieur et thôn extérieur.
Làng nghề, làng nghề truyền thống et lành có nghề : village de métier, village de métier traditionnel, village ayant un métier. De façon générique, les villages de métier sont appelés làng nghề en vietnamien. Il existe néanmoins une nuance liée à l'ancienneté du métier. Ainsi, làng nghề truyền thống – village de métier traditionnel fait référence aux villages d'artisanat séculaire, tandis que lành có nghề – village ayant un métier désigne les villages spécialisés dans un type d'artisanat plus récent.
Mặt trận Tổ quốc : Front de la Patrie, autrement appelé Front Populaire ou Front. Organisme « parapluie » des structures de mobilisation de masse et qui regroupe les associations suivantes : Confédération générale du travail, Association des femmes, Association de la jeunesse d'Hồ Chi Minh, Association des vétérans et
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Association des paysans.
Phường : quartier urbain
Quận : arrondissement urbain
Sổ đo : les « carnets rouges », qui contiennent les certificats des droits d'usage des sols résidentiels et agricoles, ainsi que les certificats de propriété pour les bâtiments et constructions érigés sur ces terres.
Thị trấn : bourg de district
Thị xã : cité municipale
Tổ Liên Gia et Tổ Dân Phố : groupement de résidents ou groupement d'habitants. Bien qu'il n'existe pas de définition officielle de ces entités, nos entretiens ont montré que l’appellation tổ liên gia est plutôt réservée à ces groupements en milieu rural et tổ dân phố en milieu urbain
Xóm et khu phố : le terme xóm fait référence aux hameaux du niveau infra-communal, tandis que le terme khu phố est son pendant dans le statut urbain et fait référence aux subdivisions en « sous-quartiers »
Xã : commune rurale
Structures territoriales rurales et urbaines
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INTRODUCTION
Les lois de l'empereur s'arrêtent
à la haie de bambou des villages.
Cet adage, érigé en symbole d'une autonomie des communautés villageoises rurales vis-à-vis
de l'État central impérial, demeure un argument de référence pour de nombreux chercheurs qui
étudient et analysent les rapports de pouvoirs contemporains et passés entre les collectivités locales
et l'État vietnamien.
Bien que la configuration politique locale ait changé, persiste dans de nombreux travaux et
réflexions sur le Vietnam cette idée que l'État, quelle que soit sa nature, ses inscriptions politiques et
ses modes de gouvernement, ne parvient pas à faire respecter et appliquer à l'échelle locale ses
décisions ou orientations, nuançant ainsi fortement l'idée d'un État fort, autoritaire et très centralisé.
L'État féodal s'y est confronté, l'État colonial soumis, tandis que l'État communiste, et ses
déclinaisons ultérieures, après avoir tenté de le supprimer, se trouve contraint à réorganiser son
fonctionnement et sa structure législative et administrative, tiraillé de toutes parts par de nouveaux
acteurs, locaux, provinciaux, internes ou externes.
Selon Papin (2003, p.76), « déclinée sur le mode du contemporain, c'est l'idée des autonomies
locales, du pouvoir tout-puissant des comités populaires1 et, en filigranes, celle d'un État central
incapable de maîtriser l'échelon local. D'une certaine image du village ancien, on passe ainsi à la
théorie de l'atomisation de l'autorité du Vietnam d'aujourd'hui ». Pourtant, l'autorité du local est
actuellement remise en question, à mesure que l'État central se recompose, certes en déléguant
certaines prérogatives aux échelons locaux, mais également en réaffirmant son pouvoir de direction
et de construction d'un nouveau cadre législatif et politique.
Engagé dans de nombreux processus évolutifs, connaissant un double mouvement de
transformation « of centrally planed economies into far less planned market-based ones, and the
transformation at the same time of impoverished agrarian societies into far less poor industrial
ones2 » (Woodside, 1998 p.9), le Vietnam rencontre actuellement de nouveaux défis entraînant, plus
qu'une transition, un processus d'hybridation de ses formes de gouvernement, de gestion,
1 Décliné aux trois échelons territoriaux, province, district et commune, les comités populaires sont des organes administratifs en charge de l'exécutif, pendants du gouvernement au niveau local.
2 « d'économies centralement planifiées en économies basées sur le marché et bien moins planifiées et la transformation au même moment de sociétés agraires s'appauvrissant en sociétés industrielles bien moins pauvres »
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d'organisation territoriale, mêlant des éléments issus du passé, féodal comme communiste
« orthodoxe » à des exigences plus contemporaines. Au même moment apparaissent les signes d'une
influence croissante de la société sur l'État et une évolution des rapports entre les pouvoirs publics
et les habitants, laissant transparaître l'émergence d'une société civile protéiforme (Dalton et Ong,
2003 ; Norlund, 2007 ; Hannah, 2007 ; Thayer, 2009 ; Wells-Dang, 2010).
À ces mécanismes de déconstruction-reconstruction de l'État central et de ses déclinaisons
locales, largement encouragés par l'entrée du Vietnam dans l'économie mondialisée, s'ajoute une
évolution sensible des territoires et en particulier des espaces urbains et périurbains. La région du
delta du Fleuve Rouge, comprenant notamment la capitale Hà Nội et ses provinces limitrophes, dont
Bắc Ninh, est engagée dans un processus de métropolisation importante, qui se traduit à travers
l'étalement progressif des villes sur leurs espaces ruraux millénaires, aux logiques et dynamiques
internes propres, et qui sont menacés par cette périurbanisation3 rapide, mais également à travers
son développement et le renforcement de son pouvoir économique, son attractivité auprès des
investisseurs privés internationaux, la modernisation de ses infrastructures, ou encore
l'accroissement de son poids démographique.
D'une « 'people-led urbanisation’ in the urban areas in Vietnam and ‘invisible urbanisation’
in the urban margins4 » (McGee, 2009, p.232) dans les premières phases du post-socialisme,
l'urbanisation de cette région est en effet actuellement davantage encadrée et encouragée par les
pouvoirs publics et tend vers une trajectoire urbaine « that exhibit increasing control of the
government in the urbanisation process and a convergence of state vision that is designed to
produce ‘modern cities’ that can be part of ‘global metropolitanism’5 » (ibid.).
Cette extension de la ville sur ses marges s'effectue en outre selon le modèle imposé par les
pouvoirs publics de la ville zonée, aux usages différenciés, avec la multiplication de la construction
3 L'usage du terme périurbanisation dans le contexte vietnamien demande à être précisé. Il ne s'agit en effet pas d'une périurbanisation dans son acception occidentale, puisque les villes s'étalent non sur des espaces ruraux et peu peuplés, mais sur des espaces densément utilisés et très peuplés, depuis des siècles, qui connaissent déjà une évolution interne très importante, dont leur urbanisation endogène et leur recomposition économique sont les marqueurs principaux. Nous utilisons néanmoins ce terme, faute d'une terminologie propre au Vietnam. Il n'existe d'ailleurs pas de traduction établie pour le périurbain. Les vietnamiens font alors référence à plusieurs termes : ngoại thành, littéralement « à l'extérieur des murs » de la ville, ngoại ô, traduit de la même façon mais davantage utilisée par les villageois, ven thành phố, littéralement « autour de la ville » ou encore ven đô, « périurbain », mais qui sont des termes plus académiques et cherchant à traduire directement les termes francophones. Dans le cas de villages étudiés, les habitants les nomment plutôt làng nghề, village de métier, insistant ainsi davantage sur leur partage d'une activité économique et d'un territoire plutôt que sur leur rapport hiérarchique avec les centres urbains ou leur position géographique vis-à-vis des villes.
4 « d'une 'urbanisation populaire' dans les zones urbaines et d'une 'urbanisation invisible' dans les marges urbaines »
5 « qui montre le contrôle croissant du gouvernement dans le processus d'urbanisation et une convergence de la vision étatique, vouée à produire des 'villes modernes' qui pourraient faire partie du 'métropolitanisme global' »
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de zones industrielles, de nouvelles zones urbaines et de villes satellites, ainsi que d'espaces
récréatifs de plus en plus commerciaux et privés (Douglass et Huang, 2007). Ce parti-pris, mêlant
utopisme et affairisme, néglige cependant l'existant. Or le delta du Fleuve Rouge, milieu naturel
vulnérable et régulièrement en proie à d'importantes inondations, est également un espace très
densément peuplé, caractérisé par la présence de villages millénaires pluri-actifs, de communautés
villageoises qui sont parvenues, malgré les turpitudes historiques que le Vietnam a connu, à
s'adapter à ces contextes, à se recréer et à maintenir des activités économiques porteuses de
croissance et de stabilité sociale.
Ce mode d'organisation du monde rural deltaïque, fondé sur des usages pluri-actifs des
espaces comme des populations, marqué par une organisation communautaire, est néanmoins
menacé actuellement puisque ces processus de métropolisation sont en rupture avec les processus
d'urbanisation in situ des villages et participent à l'affaiblissement du pouvoir local au profit de ce
modernisme urbain centralisé et de cette imposition d'un modèle de ville zonée, privatisée et
individualisée.
Se cristallisent donc sur ces territoires les enjeux majeurs auxquels sont confrontés les pouvoirs
publics vietnamiens : le choix d'un modèle de croissance, et d'exploitation de la ressource foncière à
ces fins, l'intégration de communautés villageoises anciennes et constituées dans la sphère urbaine,
ou la mise en place de modes de gestion correspondant davantage à cette nouvelle « concurrence
spatiale » (Quertamp, 2003, p.79) et aux aspirations de ces populations, qu'elles soient inédites ou
qu'elles découlent de réminiscences passées.
Notre recherche porte précisément sur l'articulation de ces questions et tente d'apporter un
éclairage nouveau sur ces processus en cours, en partant de situations locales circonscrites, mais
révélatrices de dynamiques plus importantes, connues par de nombreux territoires à l'échelle
nationale. Nous tentons, à partir de l'étude de villages de métier6 du delta du Fleuve Rouge,
d'identifier la constitution de nouveaux espaces périurbains, de définir et d'expliciter quels sont les
acteurs en présence sur ces territoires, et de comprendre comment évoluent, localement, ces
rapports État-Société, qui s'influencent mutuellement et entraînent de nouvelles dynamiques, à tous
les échelons du pays.
Cette recherche montre également comment, à l'échelle locale, des villages de métier,
auparavant relativement préservés des impacts d'une urbanisation exogène – l'étalement d'Hà Nội
sur ses franges rurales – connaissent à l'heure actuelle de profonds changements, tant économiques
6 Les villages de métier sont des villages caractérisés par la pratique d'un artisanat et par la pluri-activité qui marque leur structure économique, à la différence des villages strictement agricoles. À l'implantation et à l'activité parfois millénaires, ils ont activement contribué au développement de la région métropolitaine d'Hà Nội et au peuplement du delta du Fleuve Rouge.
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que politiques. Il s'agit également de déterminer d’une part comment les relations politiques et
sociales du « village » vietnamien fonctionnent, et d’autre part quels sont les nouveaux enjeux, en
termes d’aménagement du territoire et de réinvention de l’exercice du centralisme démocratique au
niveau local, dans ce contexte d'une double urbanisation, endogène et exogène.
Nous nous intéressons également à un double mouvement, ascendant et descendant : d'une part, aux
stratégies mises en place par les villageois pour s'opposer aux changements imposés « par le haut »,
d'autre part, aux tentatives de reprise en main et d'imposition des décisions par le pouvoir central, à
travers une urbanisation concrète, la captation des ressources foncières rurales par les acteurs de
l'urbain et à travers une urbanisation administrative, qui se manifeste par un resserrement du
contrôle local par les autorités publiques de la ville-province.
Inscrit dans une démarche pluri-disciplinaire, empruntant aux sciences politiques comme à
la sociologie ou à l'économie et multi-scalaire, puisque nous nous intéressons tant au niveau central
qu'à ses déclinaisons locales – provinces, districts et communes – notre travail a pour objectif
d'analyser ce système dans son ensemble, d'en articuler les différentes composantes et d'examiner
les luttes de pouvoir, les enjeux et, modestement, les conséquences.
Cette introduction s'articule en plusieurs parties : tout d'abord, nous exposerons la démarche de
construction de notre objet de recherche, en présentant notre problématique, nos questionnements
ainsi que nos hypothèses, puis nous introduirons notre cadre théorique et, enfin, nous présenterons
notre méthodologie.
CONSTRUCTION DE L'OBJET DE RECHERCHE
Grâce à un mouvement itératif entre nos lectures et nos enquêtes se sont donc
progressivement dessinées nos hypothèses de recherche, nos questionnements, jusqu'à ce que notre
objet de recherche émerge réellement.
Nos interrogations initiales avaient trait à des points très concrets concernant nos terrains : qui
occupe les meilleurs postes sur la « place du village » ? Quelle est la structure politique dans les
villages de métier ? Où réside réellement le pouvoir décisionnaire ? Dans quelle mesure les
villageois ont voix au chapitre dans les décisions concernant leurs activités ou le territoire de leur
village? Comment s'articulent les différents échelons administratifs ? Les rapports entre les pouvoirs
publics et les habitants évoluent-ils dans ce contexte tendu d'avancée de la ville sur ses marges et de
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pression foncière ? Comment les villages de métier réagissent-ils à cette « force prédatrice » qu'est
la ville dans le contexte vietnamien ? Quel peut-être le futur de ces villages, supposés autonomes et
protectionnistes, dans ce contexte de métropolisation et avec l'arrivée de nouveaux acteurs
extérieurs, habitants comme entrepreneurs ? Les transformations administratives concrètes, le
passage du statut rural au statut urbain en particulier, provoquent-elles des changements dans la
gestion des villages, dans sa structure politique et sociale et entraînent-elles de nouveaux rapports
entre les autorités locales et les villageois ?
D'autres interrogations se sont progressivement agrégées à ces questions préliminaires, sur
les modes de gouvernement et leur hybridation, les stratégies des villageois et sur les jeux de
pouvoirs entre les différents composantes de l'État-Parti et de la société vietnamienne.
Notre recherche s'organise autour de ces axes et tente d'articuler différents niveaux de gestion,
différents terrains, différents acteurs, et de comprendre comment cet ensemble d'acteurs et de
territoires interagissent, tendant vers une recréation constante des rapports.
Nous nous intéressons également à la question du renouvellement des stratégies de contrôle
social du gouvernement, à travers cette territorialisation de l'action publique et la multiplication
d'instances participatives, ou à défaut associatives et nous demandons si elles peuvent être le
vecteur d'un développement de l'autonomie des acteurs de la société civile, voire de l'empowerment
des habitants, villageois comme citadins.
Enfin, nous tentons de rompre avec les idées quelques peu préconçues sur les pays socialistes et
nous nous interrogeons sur le postulat d'absence de société civile antérieure à la transition et
considérons que ces nouveaux modes d'action publique permettent davantage de révéler une
remobilisation des masses citoyennes et une recomposition du « collectif », selon des formes
hybrides, que leur inexistence préalable.
À partir de ces hypothèses, de ces questions de recherche et de nos études de terrain, nous
développons la thèse suivante : les tensions entre les pouvoirs publics, à tous les échelons, et les
citoyens vietnamiens sont de plus en plus spatialisées et portent sur des choix stratégiques de
développement et d'usages des espaces, largement contradictoires. En se servant de « l'urbain », que
ce soit la ville concrète ou le statut administratif, les autorités publiques tentent d'affirmer, enfin, un
contrôle accru sur ses territoires comme sur ses habitants. Cette urbanisation réelle ou artificielle
offre néanmoins de nouvelles possibilités d'action pour les villageois et provoquent un
renouvellement des rapports avec les autorités locales, davantage marqué par le cadre de la loi et
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par des rapports professionnels que par des liens interpersonnels, l'adaptation des politiques et
l'informalité.
CADRE THÉORIQUE ET INSCRIPTION PLURIDISCIPLINAIRE : LE CROISEMENT DES APPROCHES, ENTRE DIMENSION POLITIQUE ET DIMENSION SPATIALE
Notre sujet de thèse et nos objets de recherche ont évolué, tant à la faveur de nos partenariats
que grâce à la confrontation de nos hypothèses avec la réalité du terrain. Un glissement de nos
terrains d'études, du centre-ville ancien aux marges périurbaines d'Hà Nội et de Bắc Ninh, s'est donc
opéré, tandis que l'exploration de la littérature scientifique relative aux questions de gestion urbaine
dans les pays en transition, ou plus spécifiques au Vietnam, orientait différemment nos réflexions.
Cette introduction thématique vise à présenter les corpus scientifiques dans lesquels notre travail
s'inscrit et à offrir un cadre conceptuel à notre recherche.
Nos premières hypothèses de recherche découlaient principalement de notre mémoire de
recherche de master 2, intitulé Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine, de la
démocratie représentative à la démocratie participative locale : enjeux de la transition et qui
traitait, de façon bibliographique et analytique, de l'évolution des paradigmes de gestion urbaine et
d'implication de la sphère civile dans cette gouvernance.
Ce travail préliminaire a ainsi profondément contribué à construire à la fois notre positionnement
méthodologique, favorisant la pluridisciplinarité, et nos axes et cadre de recherches privilégiés.
Le concept de « gouvernance» permettait en effet de nous interroger tant sur les motifs de
remise en question de l'idée de gouvernement (remise en cause de l'État-Providence occidental 7,
crise de la démocratie représentative8, complexification et ingouvernabilité des sociétés9) que sur les
conséquences de ce nouveau paradigme d'action publique, en particulier sur la gestion des
territoires (nécessité de coordonner et d'établir des partenariats multi-acteurs et multi-scalaires 10,
implication de la société civile dans des formes de démocratie participative 11, désignation du niveau
local comme échelon pertinent d'élaboration d'un consensus politique et territorial12).
Ce concept offrait également la possibilité de créer un lien entre les thèses issues des sciences
7 Novarina (1998) : Merrien (1999) ; Guillaume (2001)8 Jouve et Lefèvre (1999) : Sintomer (2007) 9 Le Galès (1995) ; Bourdin (1998)10 Atkinson (1998) ; Dorier-Appril (2001), Burgel (2000)11 Bacqué (2000) ; Talpin (2006) ; Bacqué, Sintomer et Rey (2005)12 Genestier (1999) ; Osmont (2000) ; Blondiaux (2001) ; Blanc et Lévy (2003)
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politiques, s'intéressant aux acteurs – l'axe gouvernance, et les réflexions sur la gestion et la
production des territoires – l'axe gouvernance territoriale. Dans ce contexte, l'espace est effet perçu
à la fois comme un outil et un enjeu de gouvernance, objet de reproduction du pouvoir établi,
d'émergence de nouveaux pouvoirs et de formation de contre-pouvoirs. Les formes de gestion et les
modalités d'aménagement du territoire sont ainsi considérées comme des déclencheurs de
réorganisation de l'autorité et porteurs de dynamiques de recomposition du pouvoir décisionnel.
Parée de ces concepts, nous souhaitions en étudier leur pertinence comme clés de lecture de la
société urbaine vietnamienne et envisagions la ville et ses aménagements comme terreaux potentiels
d’émergence d'une société civile urbaine.
Les recherches issues des pays de l'est depuis la chute des régimes socialistes exprimaient pourtant
principalement l'idée que l'autoritarisme de ces régimes avait entraîné une « culture de sujétion »
des sociétés, annihilant ainsi toutes velléités d'opposition et provoquant un déficit de culture civique
et démocratique.
Cette absence de société civile sous le communisme constituerait un frein à l'acclimatation ou
l'appropriation d'une culture démocratique, et en particulier d'une culture de la participation, ce qui
entraverait la capacité même des habitants à s’emparer de ces nouveaux espaces de parole et à se
constituer en tant qu'acteur autonome et légitime de la production urbaine.
Certains articles concernant le Vietnam avançaient cependant l'argument qu'une société
civile, composée d'intellectuels, de professionnels de l'aménagement et de l'urbanisme et de simples
habitants commençait à prendre forme et se constituait progressivement en opposition à des projets
d'investissements privés soutenues par les puissances publiques de la ville d'Hà Nội comme de l'État
(Pédelahore, 2006). Quelques grands projets, de construction d'un hôtel autour du lac Hoàn Kiếm
(Golden Hà Nội), ou de récupération d'une partie du parc Lénine pour la construction d'un autre
hôtel international (Wells-Dang, 2010; Digregorio, 2010) avaient en effet soulevé l'indignation de
certains citadins, soutenus dans leur combat par des intellectuels vietnamiens, relayés dans la
presse, et conduisant au blocage ou au moins au report de ces projets.
En parallèle, d'autres écrits dépeignaient une distanciation d'une frange de la population,
notamment des jeunes, du Parti et du système communiste (Thomas 2001 ; 2002) ou témoignaient
d'une gestion locale dans les quartiers faisant la part belle aux souhaits et revendications des
habitants, plutôt qu'au respect des lois (Koh, 2006; Hien, 2009).
Ainsi, nous souhaitions étudier cette « gouvernance locale », dans différents types de quartiers : un
îlot du cœur ancien d'Hà Nội, dans les 36 rues, un bloc d'appartements de la période collectiviste, à
Đống Đa ou à Hai Bà Trưng, et enfin un quartier plus moderne et internationalisé à Tây Hồ.
En choisissant cette typologie, nous émettions l'hypothèse que les catégories d'habitants représentés
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différeraient, conduisant donc à des réactions hétéroclites vis-à-vis des changements vécus dans leur
quartier et entretenant des rapports avec leurs pouvoirs publics locaux potentiellement différents.
Plusieurs problèmes ont cependant surgi avant même le début de notre travail de terrain : la
difficulté à obtenir des autorisations de recherche et à travailler dans le centre-ville, et surtout
l'impossibilité d'importer directement ces paradigmes de recherche dans la situation vietnamienne.
Sans les considérer comme inopérants localement, puisqu'ils demeurent des outils de
compréhension enrichissants pour notre travail, nous nous sommes rendu compte qu'il était
nécessaire de prendre de la distance vis-à-vis de ces concepts et surtout d'élargir nos lectures à des
thèmes méconnus et à d'autres espaces de réflexion. Nous avons donc « délaissé » nos lectures sur
l'Europe de l'Est et les débats opposant les tenants de la transitologie aux penseurs de la « path
dependance », au profit de travaux plus axés sur l'Asie, en particulier sur la Chine, et avons élargi
nos lectures sur le Vietnam urbain aux travaux sur les milieux ruraux et périurbains.
La confrontation au terrain comme à une littérature plus centrée sur le Vietnam nous a ainsi permis
d'appréhender plus précisément les spécificités du pays, en particulier en ce qui concerne le rôle de
la gestion de l'espace et de l'aménagement du territoire dans l'établissement d'une gouvernance
territoriale, impliquant une hybridation des formes du pouvoir et la mise en œuvre de négociations
et de partenariats entre les différents acteurs composants puissance publique, sphère privée et
société.
Nos travaux et notre étude bibliographique se sont donc progressivement structurés autour de
plusieurs axes :
– sur la question de l'État vietnamien, de sa nature comme de ses contours et de son évolution
– sur les enjeux et mécanismes liés aux mouvements de décentralisation/recentralisation des
pouvoirs publics
– sur la société civile et sur les débats qui agitent la sphère universitaire sur ces questions au
Vietnam, entre émancipation et persécution
– sur les modes d'opposition des habitants, entre les tenants des formes quotidiennes de
résistance et les théoriciens des actions collectives et des protestations plus subversives et
revendicatrices
À ces grands thèmes de recherche se sont ajoutées des lectures sur les institutions vietnamiennes,
sur l'évolution des corpus législatifs, sur les phénomènes de métropolisation d'Hà Nội ou encore des
lectures bien plus éloignées de nos axes de recherche sur des questions culturelles notamment, mais
qui nous ont permis d'appréhender davantage la société vietnamienne, dans son ensemble. À travers
nos réflexions sur ces lectures, largement issues des sciences politiques, nous souhaitions interroger
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ces concepts et théories à travers un prisme et un traitement spatial et ancrer ainsi notre démarche
dans une double inscription, sur les acteurs et sur les territoires.
Nos sources bibliographiques sont de nature variées, bien qu'elles empruntent largement à la
littérature anglo-saxonne, prolifique et qui domine les recherches au Vietnam. Outre les livres ou
articles scientifiques, notre recherche s'est également appuyée sur les articles de presse, locale
comme internationale, et sur les nombreux rapports financés par des grandes institutions
internationales ou par des bailleurs de fonds, de l'Agence Française de Développement (AFD), de la
Banque mondiale, ou de l'Agence Japonaise de Coopération Internationale (JICA) par exemple, et
sur les papiers issus de conférences ou de colloques.
En outre, nous avons eu la chance d'avoir accès à de nombreuses données et documents de
première main, fournies par les autorités publiques, alors que l'accès aux sources demeure
généralement un problème et une limitation dans le travail des chercheurs au Vietnam. Nous avons
néanmoins parfois été confronté à l'absence de sources, plus qu'à leur rétention. Ainsi, bien que
nous ayons pu collecter d'importantes informations sur le changement de statut administratif, nous
n'avons pas été en mesure d'obtenir un document établissant et synthétisant les transformations
concrètes de cette gestion transformée, qui n'existe manifestement pas. Dans ces cas de figure, c'est
à travers la multiplication des entretiens concrets et le recoupement d'autres sources que nous
sommes parvenu à ériger un savoir propre sur ces questions.
Du micro-local à l'État : l'articulation des échelons territoriaux et de gestion
Notre recherche articule ces grands axes de recherches, qui nous semblent tous pertinents
pour étudier et comprendre les jeux d'acteurs et d'échelles, et ainsi expliquer les dynamiques de
recomposition ou d'hybridation actuellement en cours au Vietnam.
Cette revue de la littérature académique vise donc à inscrire notre travail dans un cadre conceptuel
qui dépasse les limites de notre champ disciplinaire, et à articuler ses différents apports de la
recherche contemporaine sur le Vietnam, bien qu'elle soit marquée par la difficulté à « faire
système » et que les travaux se concentrent souvent, soit sur des acteurs, soit sur des échelons, ou
encore sur des disciplines.
Légitimité et nature du régime
Tout d'abord, une large partie de nos réflexions tient à l'articulation État-Société, à leur
définition, influence mutuelle et à leurs recompositions itératives. La façon dont se définit l'État et
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dont il se positionne vis-à-vis de la société éclaire par conséquent ses modes de fonctionnement et
ses objectifs.
Tandis que plusieurs auteurs soulignent le caractère autoritaire du régime, la plupart relativisent cet
autoritarisme et cherchent à définir autrement l'État vietnamien, en se concentrant sur ses modalités
d'action, ses processus d'adaptation, et son interactivité avec la société.
Une question qui sous-tend ces recherches est, bien évidemment, le maintien de ce régime
politique à Parti unique dans le contexte d'ouverture économique et d'orientation vers l'économie de
marché, et d'une évolution majeure de la société vers davantage de pluralisme et l'émergence de
nouvelles classes sociales. En effet, comme le rappelle Pandolfi (2001, p.1), « contrairement aux
changements que connaissent les pays de l'Est depuis 1989, cette mutation économique n'implique
pas l'abandon de l'idéologie communiste et le ralliement à la démocratie libérale ». L'État, et à
travers lui le Parti communiste, est donc l'ouvrier de sa propre transformation et de sa pérennité.
Ce point est notamment abordé par Brocheux (in Gironde et Maurer, 2004, p.31), qui s'interroge :
« comment expliquer son maintien au pouvoir si l'on renonce à la notion de totalitarisme et si l'on
considère que la répression n'est pas son arme principale? ». En effet, la légitimité du régime était
auparavant assurée par sa victoire dans les guerres françaises et américaines, dans sa capacité à
libérer le pays donc, et à reconstituer une nation vietnamienne, patriote et unitaire. À cela s'ajoutait
à l'époque un discours communiste, prônant une réforme agraire majeure, la collectivisation de
l'agriculture et des moyens de production, et, globalement, une refondation complète de l'État. Cet
argument économique ne fonde plus actuellement la légitimité du régime, puisque ce dernier s'est
largement orienté vers une économie capitaliste, formellement depuis l'adoption d'un volet de
réformes, les politiques du Đổi mơi13 à partir de 1986, mais déjà entamée les années précédentes.
La légitimité économique du Parti serait néanmoins maintenue actuellement grâce à ses
succès économique. En effet, le Vietnam connaît depuis plusieurs décennies des taux de croissance
majeurs, en moyenne de 7,5% pour la période 2003-201214 qui, bien qu'en baisse (5% pour l'année
2012), bénéficient globalement au plus grand nombre et assurent le développement global du pays.
En mettant en place des politiques de développement à marche forcée, les autorités
publiques ont en effet réussi à transformer considérablement la structure économique du pays, ainsi
que son emprise spatiale et à passer du statut de « latecomer state » (Woodside, 1998) au statut de
« bébé tigre » asiatique, classé récemment comme pays à revenus intermédiaires, selon les barèmes
13 Ces politiques dites « du Renouveau » sont un ensemble de réformes mises en place à partir du 6ème congrès du Parti Communiste en 1986 et destinées officiellement à conduire le pays dans une transition vers une économie de marché à orientation socialiste.
14 Indicateurs du développement, Banque Mondiale (2013)
26
de la Banque Mondiale.
L'État continue, à travers ses entreprises publiques ou à travers la mise en place de nouvelles
coalitions de croissance dans lesquels ses agents, formellement ou indirectement, sont largement
impliqués, à conduire en bonne partie la transformation du pays, et l'exploitation de ses ressources
naturelles, dont la terre.
Actuellement, comme le souligne Thayer, « the legitimacy of Vietnam’s one-party state
largely rests on ‘performance legitimacy’, that is, success in delivering economic growth to society
at large15» (2009, p.21).
Et ce maintien de la main-mise de l'État sur la société et sur son développement économique n'est
pas uniquement une réminiscence du système collectiviste ou la volonté d'une caste de conserver le
pouvoir. Ce dirigisme est également le reflet de la vision qu'ont les pouvoirs publics et l'État de leur
rôle : le Vietnam demeure en effet un État « strongly paternalistic, which manifest itself in a strong
belief that 'party knows best'16 » (Gainsborough, 2010, p.165). De nombreux auteurs soulignent
cette tendance, et insistent, comme London (2009, p.380), sur la justification de ce système. Pour
cet auteur en effet, « the party justifies this dictatorship through its claims to be the vanguard party
of the proletariat and to have a superior understanding of societal needs17 ». Ainsi, pour le Parti, ce
dernier ne s’abrogerait pas le droit de gérer seul le pays pour des intérêts personnels ou d'un petit
nombre, et ne serait pas anti-démocratique, mais se considère comme le plus à même de penser des
modalités de développement, de forger des politiques, et de diriger le pays, selon les besoins des
citoyens.
Des citoyens qui sont perçus par les autorités selon Hien (2009, p.37), comme ayant « a
short vision (and) would be concerned only about their private benefits, not the common ones18 ».
Fritzen (2006, p.2) note également cette perception des habitants par les pouvoirs publics, en citant
un chef de service au sein du ministère des finances, déclarant les citoyens « unable to objectively
assess their own needs19 ».
Pour Gainsborough (2010, p.22), cette croyance des autorités qu'elles n'existent que pour servir le
peuple et l'élever, « is not just a crude defence of authoritarianism but represents heartfelt opinion
based on a very different view of state and opposition than that of the West20 ».
15 « la légitimité du Parti unique vietnamien repose largement sur la 'légitimité de la performance', c'est-à-dire la réussite à faire bénéficier l'ensemble de la société de la croissance économique »
16 « fortement paternaliste, ce qui se manifeste dans la forte croyance que 'le Parti sait' »17 « le Parti justifie cette dictature à travers son affirmation d'être le parti d'avant-garde du prolétariat et de détenir
une compréhension supérieure des besoins sociaux »18 « une vision à court terme (et) seraient uniquement concernés par leurs bénéfices privés, et non par le bien
commun »19 « incapables d'évaluer objectivement leurs propres besoins »20 « n'est pas uniquement une défense brute de leur autoritarisme mais représente une opinion sincère basée sur une
vision très différente de l'État et de l’opposition, par rapport à la vision occidentale »
27
Cette idée de « statecraft thinkers » (Woodside, 1998), c'est-à-dire de dirigeants à même de
penser l'État et de le réaliser, n'est pas un fait nouveau au Vietnam, mais prend tout son sens lorsque
l'on constate la façon dont les pouvoirs publics actuels tiennent un discours développementaliste
très pro-actif et volontaire, fixant des objectifs de croissance, de modernisation, d'industrialisation
ou d'urbanisation utopistes. Selon Woodside (1998, p.25) à nouveau, demeure ancré dans l'esprit
d'un certain nombre de dirigeants politiques actuels une croyance dans leur capacité « to skip
historical stages and to avoid the difficulties of countries which modernized earlier21 », et donc
d'orienter l'industrie vers la haute-technologie sans passer par le développement d'industries de
masse, ou de transformer l'armature des villes par une planification fondée sur des vœux plus que
sur des réalités, comme leur objectif de faire d'Hà Nội la « world-city » du Vietnam en le décidant
(Logan, 2009). Par leur maîtrise du temps et de l'espace, l'État et les élites vietnamiennes se
perçoivent donc comme les créateurs de leur territoire, de leur société, et de leur futur.
Les experts de la Banque Mondiale attestent également de cette inclinaison, qui s'affirme dans les
objectifs et les ambitions fixées par les autorités publiques en termes de développement,
d'industrialisation et d'urbanisation. Selon un rapport de cette institution, les schémas directeurs par
exemple « continue the tendency to create idealized rather than strategic and practical visions of the
future22 » (2006, p.36).
Cette caractéristique paternaliste et dominatrice est néanmoins nuancée dans les faits, et
nombreux chercheurs soulignent les processus itératifs entre État et Société, qui remodèlent sans
cesse l'organisation du pays et participent à l'hybridation des formes de gouvernement.
« Accommodating state » (Koh, 2006), « 'mass regarding' or 'quasi democratic' » (Womack, cité par
Koh), « infrastructural power-state » (McCormick, 1998), « post-socialist authoritarian regime »
(Hewinson, cité par Wells-Dang, 2010), « authoritarian pluralism, consultative authoritarianism, or
illiberal democracy» (Wells-Dang, 2010), autant de termes qui cherchent à définir et qualifier le
régime vietnamien, en prenant en compte les influences exogènes, des bailleurs de fonds ou des
États étrangers, les tensions internes au Parti et ses différents courants, l'impact des velléités
provinciales d'autonomisation, ou encore les pressions de la société vietnamienne, et de ses
composantes rurales comme urbaines.
La plupart des auteurs considèrent en effet que l'État-Parti vietnamien n'est pas un bloc
monolithique au fonctionnement autoritaire, mais qu'il est plutôt caractérisé par sa capacité
d'adaptation, et de cooptation ou d'intégration progressive des différents éléments ou conflits qui
21 « sauter des étapes historiques et éviter les difficultés rencontrées par les pays qui se sont modernisés plus tôt »22 « continuent cette tendance à créer des visions idéalisées du futur plutôt que des visions stratégiques et
pratiques »
28
pourraient menacer sa stabilité.
McCormick (1998, p.143) considère par exemple que le Vietnam est un pays plus progressiste que
la Chine et soutient que « the Vietnamese state may be better able to adapt to social change with
inclusive and adaptative strategies while China's leaders may be tempted toward more repressive
and authoritarian strategies23 ». Le régime gérerait donc ces bouleversements ou crises par des
réponses plurielles, entre prise en compte des divergences et limitation de leur expression. De
même, pour Kerkvliet (2001, p.249), « government responses (aux manifestations violentes) are
typically a combination of sending in the police to make arrests and attending to some of the
protesters' complaints24 ». En jouant sur deux volets, répression-complaisance, les pouvoirs publics
parviendraient donc à intégrer des revendications, sans pour autant remettre en cause son existence.
Décliné au niveau local, Koh (2006, p.5) soulève que ce fonctionnement « make the party-state
more accommodating to people at that level without challenging the structural or institutional
dominance by the party-state25 ».
Les velléités d'autonomie locale et les citoyens, agents du changement
Outre les influences extérieures, de la communauté internationale notamment, que nous
n'aborderons qu'à la marge, deux sources de changements sont principalement avancées pour
expliquer la poursuite de ce mode « adaptatif » de gouvernement, puisqu'à l'image de Gainsborough
(2010, p.21), nous considérons que le régime communiste ne périclite pas mais se recrée
constamment. Pour ce politologue en effet, il est important de « break free from a mindset that sees
Vietnam as necessarily embarked on a historical road that ends in Western-style liberal democracy »
et de s'intéresser à « the persistent, or reworking, of existing power structures26 », plutôt que de
tenter de percevoir des signes d'abandon du système.
Tout d'abord, les tensions anciennes mais sans cesse renouvelées entre l'État central et ses
déclinaisons locales conduisent à d'importantes adaptations. La question d'une décentralisation ou
recentralisation des pouvoirs est en effet au cœur de la littérature politique et économique sur le
23 « l'État vietnamien peut être plus à même de s'adapter au changement social avec des stratégies plus ouvertes et adaptatives, tandis que les leaders chinois peuvent être davantage tentés d'utiliser des stratégies plus autoritaires ou répressives »
24 « les réponses gouvernementales sont typiquement une combinaison entre le déploiement de la police pour procéder à des arrestations et le fait d'accéder à certaines réclamations des protestataires »
25 « rend l'État-Parti plus accommodant avec la population à ce niveau sans menacer la domination structurelle et institutionnelle de l'État-Parti »
26 « se libérer d'un état d'esprit qui considère le Vietnam comme nécessairement embarqué sur une trajectoire historique dont l'issue serait la démocratie libérale de type occidental » et « la persistance, ou la reprise, des structures de pouvoir existantes »
29
Vietnam, qui cherche à déterminer quels sont les acteurs du changement et de la prise de décisions
dans ce pays.
Ensuite, le rôle de la société vietnamienne dans les changements politiques ou gestionnaires du
régime est à prendre en compte pour expliquer ces processus évolutifs. Que ce soit à travers des
formes quotidiennes de résistance (Scott, 1985 ; Kerkvliet, 2001 ; Koh, 2006) ou à travers des
confrontations plus ouvertes et brutales (Popkin, 1979 ; Nguyen Van Suu, 2009) les sources
consultées sur le Vietnam s'accordent à constater l'influence grandissante de l'opinion publique et de
la sphère civile sur les choix politiques et les modes de gouvernement.
Officiellement, le Vietnam souscrit au mode d'organisation du centralisme démocratique,
que ce soit au sein du Parti ou au sein de l'appareil gouvernemental. Pour London (2009), le
caractère démocratique du régime tient au fait que chaque membre du Parti, ou chaque représentant
du peuple, à tous les niveaux, soit élu. En outre, pour Koh (2006), ce caractère démocratique tient
également à la prise en compte de la diversité des situations locales et à la remontée des besoins ou
souhaits par ces représentants, de l'échelon communal à l'échelon national.
Le deuxième volet de cette organisation concerne le centralisme, et l'idée que chaque décision doit
être approuvée et validée par le sommet de cette pyramide, dépositaire final du pouvoir.
Pour Marr (in Kerkvliet et Marr, 2004, p.28) en effet, « Vietnam's political culture has long
combined firm ideological dispositions towards centralization of power with practical recognition
of local particularities and responsibilities27 ».
Cependant, des tensions centre-périphéries, et des luttes d'influence entre ces différents
acteurs, ont conduit le Vietnam dans un double mouvement, de décentralisation d'une part, avec une
montée formelle et reconnue des autonomies provinciales, notamment sur des questions fiscales, et
d'autre part une recentralisation des pouvoirs, sur un plan plus politique et décisionnaire. Ces deux
processus, qui peuvent sembler de prime abord contradictoires, sont en fait complémentaires, et
témoignent de la recherche de réponses au cas par cas, qualifiée de « tâtonnements » par Mellac,
Fortunel et Tran Dac Dan (2010).
Concernant la décentralisation administrative, elle est clairement affichée par les autorités
publiques comme la voie suivie et à suivre pour maintenir la croissance du pays et son
développement. Ainsi, les PAR28 (Public Administration Reform) insistent sur cette nécessité de
27 « la culture politique vietnamienne combine depuis longtemps des dispositions idéologiques fermes pour la centralisation du pouvoir à la reconnaissance pragmatique de responsabilités et particularités locales »
28 Ces programmes de réformes administratives, pour les périodes 2001-2011 et 2011-2020 ont été décidés lors du 9ème congrès du Parti Communiste, en 2001. Ils visent à faire évoluer le fonctionnement institutionnel du pays, à
30
davantage déléguer des prérogatives aux niveaux sub-nationaux, en matière d'administration fiscale
comme de planification. Largement influencée par les discours internationaux sur la « bonne
gouvernance » et concrètement par les bailleurs de fonds, ces politiques participent à une certaine
déconcentration des pouvoirs, plus qu'à une décentralisation. Fritzen (2006, p.2) rappelle par
ailleurs que ces bailleurs, à travers la mise en place de projets pilotes accordant une large place aux
institutions locales, participent à « an incipient governmental 'decentralization policy', or hoping to
demonstrate the viability of decentralization29 » à travers ces subventions.
Nous reviendrons plus en détail sur le contenu de ces réformes dans notre seconde partie,
mais souhaitons d'ores et déjà aborder les motifs qui ont poussé les pouvoirs publics à engager ces
politiques.
Pour Passicousset et Papin (2010, p.138), « derrière les discours sur l'efficacité gestionnaire et la
démocratie de base », la fronde des provinces ne bénéficiant pas des ressources de la manne des
IDE par exemple, ou de l'exploitation de la ressource foncière est la première source de cette
politique de déconcentration des pouvoirs. Selon eux, ce desserrement des pouvoirs, de décisions
économiques par exemple, et ce débat, « n'est pas un débat technique mais plutôt une concession, au
sens économique du terme, que le sommet de la pyramide accorde à sa base pour la contenter et la
stabiliser ». En effet, ces dernières décennies ont été marquées par de nombreux entraves à la loi par
les pouvoirs publics provinciaux notamment, dont les velléités d'autonomie se sont accentuées et
par des « recurring struggle to define the distribution of power between the centre and the
provinces30 » (Woodside, 1998, p.12). Travaillant sur ces questions, Malesky (2004) nomme ces
pratiques de contournement des lois ou de prises de décision autonomes comme des actes de
« fence-breaking », particulièrement visibles dans les domaines fonciers et d'investissements privés.
En expérimentant des réformes localement, ou en innovant dans leurs pratiques de gestion, de
nombreuses provinces sont en effet parvenues à orienter les stratégies des pouvoirs publics
centraux, et à leur faire intégrer officiellement, et au plan national, certaines de leurs
expérimentations, « often only formalising changes that had already occurred31 » (Malesky, 2004,
p.310). Pour Vasavakul, Lê Viết Thái et Lê Thị Phi Vân (2009, p.4), « local initiatives and
mettre en place une réforme des finances publiques, et à accroître les compétences des fonctionnaires et des autorités publiques. Mis en place afin de permettre la réalisation du plan de développement socio-économique du pays sur dix ans, décidé la même année, la vocation de ces PAR est donc davantage à lier à la transition économique du Vietnam et ses nouveaux besoins, plutôt qu'à une véritable transition politique du régime.
29 « une politique naissante de décentralisation par le gouvernement, ou espérant démontrer la viabilité de la décentralisation »
30 « des luttes récurrentes pour définir la distribution du pouvoir entre le centre et les provinces »31 « ne faisant souvent que formaliser des changements qui s'étaient déjà produits »
31
experiments play an important role in shaping the Party-state' development strategies32 », puisque ce
dernier a parfois pris en compte le succès de ces tentatives en se les réappropriant.
Selon un rapport de la Banque Mondiale paru en 2006 (p.27), avec les politiques de décentralisation
fiscale, attestées par la majorité des chercheurs, « planning in Vietnam is in the process of slowly
evolving from a highly prescriptive model based on central control to a more flexible and adaptable
system with considerable authority delegated to local governments33 ».
Cette décentralisation, ou plutôt déconcentration des pouvoirs, reste néanmoins à mesurer,
puisque c'est le pouvoir central même qui accorde ces délégations de pouvoir, et les limites à des
domaines circonscrits. La décision finale demeure le fait des autorités nationales et la marge de
manoeuvre des provinces reste, dans les faits, dans le cadre fixé par le centre. De plus, au même
moment, un mouvement de recentralisation des pouvoirs est à l'oeuvre. Particulièrement visible
dans le cas de la région métropolitaine d'Hà Nội, nous y reviendrons, cette reprise en main du
pouvoir central sur des provinces « rebelles » se manifeste également de plusieurs façons, définies
notamment par Gainsborough (2010, p.56 et suivantes).
Tout d'abord, le poids et le renforcement de la bureaucratie, où chaque échelon inférieur doit
demander formellement l'approbation de ses plans, budgets ou politiques au niveau supérieur. Le
contrôle des décisions locales a en effet été renforcé, et la nécessité d'encadrer toutes formes
d'organisations sous un « parapluie », organisme de tutelle, s'est accentuée. L'établissement
d'institutions locales davantage soumises au contrôle central en est une conséquence. Ensuite, l'État-
Parti réaffirme régulièrement son pouvoir en annulant parfois, et de façon très médiatique, des
décisions prises au niveau provincial, rappelant ainsi son rôle prescripteur. Ces « periodic
clampdowns » (Gainsborough, 2010) vont également de pair avec la mise en cause, régulière, de
figures locales dans des affaires de corruption qui font les gros titres de la presse nationale34. En
laissant exposer ces affaires dans les médias, l'État central peut ainsi à la fois rappeler à d'importants
cadres qu'ils demeurent protégés ou à l'inverse exposés par ce dernier, mais vise également à laisser
32 « les initiatives locales et les expérimentations jouent un rôle important dans l'élaboration des stratégies de développement de l'État-Parti »
33 « la planification au Vietnam est entrée dans un processus d'évolution, d'un modèle très prescriptif basé sur le contrôle du centre à un système plus flexible et adaptable, avec une autorité considérable déléguée aux gouvernements locaux »
34 L'affaire du district de Tiên Lãng, province d'Hải Phòng, a par exemple récemment fait grand bruit dans la presse nationale. En janvier 2012, une centaine de policiers se sont rendus, sous les ordres du district, dans la commune de Vinh Quang pour récupérer, par la force, des terres à un villageois. Il s'avère que cette récupération était illégale et contraire à la loi foncière. Suite à l'emballement médiatique, le premier ministre Nguyễn Tấn Dũng a demandé au comité populaire d'Hải Phòng de régler ce conflit et de mener une investigation sur ses causes. Début août 2013, la court populaire d'Hải Phòng a tranché en faveur du villageois, et les présidents des comités populaires de commune et district ont été suspendus et condamnés à des peines de prison avec sursis. (VietnamNet, PM orders probe into coercive land seizure – 18.01.12 ; Former Tien Lang officials get final sentences » - 02.08.13).
32
penser à une opinion publique exaspérée par la corruption que le Parti central lutte contre ces maux
et en est exempte, puisque ce sont les autorités locales qui sont principalement corrompues. Pour
Mellac également (2009, p.4), cette réaffirmation par le centre de son pouvoir ultime passe
également par « la révocation des présidents de comités populaires qui s’éloignent trop de la ligne,
ou par le découpage des unités, provinces ou districts qui prennent trop de poids (réformes des
provinces en 1997 et en 2003 par exemple) ».
Enfin, c'est à travers la constitution d'un corpus législatif renouvelé, et abondant, dont les autorités
centrales se servent à leurs fins, que cette recentralisation se manifeste. En effet, en mettant en place
des textes de lois plus stricts et précis, le centre se prévaut de nouveaux outils pour contrôler ses
« périphéries ». Sikor (2012, p.8) constate également ces « efforts by the central political leadership
to establish and justify 'rule by law' as a way to reestablish state control over people and resources
on new foundations ». Selon lui, « law thus has emerged as an instrument by which central party-
state seeks to strengthen its hold over citizens and the other parts of the state alike, in an effort to
avoid the 'parcellization of sovereignty' observed in other post-socialist settings35 » (ibid.).
Parallèlement à ce mouvement de concentration des pouvoirs se dessine une évolution du
Parti, ou une affirmation de son rôle de force motrice et dirigeante du pays. Présenté auparavant
comme le « guide suprême » de la nation, le Parti s'affiche de plus en plus comme son dirigeant
officiel, et non plus seulement comme son prescripteur idéologique. Pour Papin (2003), le Parti se
distingue avant tout de l'État par son fonctionnement hiérarchique et son efficacité. Ainsi, « autant
les pouvoirs sont atomisés et parfois contradictoires, autant le Parti communiste présente une
structure unitaire et parfaitement pyramidale », et cette capacité lui donne un pouvoir important,
puisqu'il finit nécessairement par trancher les conflits ou luttes de pouvoirs au sein des différents
échelons administratifs. Dans un autre ouvrage, l'historien (Papin et Passicousset, 2010, p.175)
argue également que le Parti est de plus en plus en train de fusionner avec l'État, de façon officielle,
et d'admettre son implication majeure dans la conduite des affaires publiques. Ces politiques « ne
changent pas le fonctionnement réel des choses (…) elles en changent les apparences, donc le
message politique, en mettant fin à la fiction d'une administration autonome, au profit de l'affichage
public par le Parti de sa mainmise sur l'appareil d'État ».
Les réformes envisagées actuellement vont en effet dans cette direction, et vers une simplification
35 « efforts du Parti central de mettre en place et de justifier le 'gouvernement par la loi' comme une façon de ré-établir sur de nouvelles fondations le contrôle de l'État sur la population et sur les ressources » et « la loi a ainsi émergé comme un instrument à travers lequel l'État-Parti central cherche à renforcer son pouvoir sur les citoyens et sur les autres sphères semblables à l'État, dans le but d'éviter la « parcellisation de la souveraineté » observée dans d'autres contextes post-socialistes »
33
de la structure administrative vietnamienne, caractérisée par sa dualité, les organes de l'État et ceux
du Parti se déclinant à tous les échelons administratifs, complexifiant la définition des prérogatives
de chacun, leurs sphères de compétences et leurs responsabilités. En envisageant de fusionner des
postes, notamment au niveau local, il s'agirait donc de limiter le nombre d'intermédiaires et de
rendre plus efficaces et réactives les structures administratives tout en affirmant le rôle du Parti
(Albrecht, Hocquard et Papin, 2010, p.21).
La seconde source de changement du régime et de son fonctionnement réside dans
l'évolution des attentes de la sphère civile, et donc des habitants, urbains comme ruraux. La plupart
des chercheurs s'accordent à dire que de nouvelles formes associatives et de nouveaux canaux
d'expression exercent des pressions sur les pouvoirs publics et influencent son organisation et sa
prise en compte des revendications citoyennes. Certains voient même dans cette évolution
l'émergence d'une société civile « à l'occidentale », ou en tous cas la constitution de contre-pouvoirs
citoyens, à même de peser sur les décisions publiques. Nous reviendrons davantage sur ces
questions dans la seconde partie de notre dissertation, mais tenons d'abord non à définir ce nouvel
acteur, mais plutôt à présenter le contexte de son émergence et ces modalités de constitution et
d'expression.
Dans un premier temps, il convient de distinguer la nature des sujets d'opposition, les
espaces touchés par ces revendications et le type d'acteurs concernés. Wells-Dang (2010) distingue
par exemple le types de résistances et leurs canaux d'action selon une dichotomie rurale-urbaine.
Selon lui, tandis que les revendications concerneraient en ville des personnalités « well-connected »
et des « respected people », intellectuels ou anciens haut-responsables de l'armée ou du Parti, qui
s’exprimeraient principalement à travers la presse, en milieu rural seraient plutôt concernés des
paysans, tentant d'agir à travers les structures officielles de l'État-Parti, et de plus en plus souvent
par des protestations publiques.
Cette opposition rural-urbain est néanmoins à nuancer. Certes, la ville, sa gestion et ses
aménagements cristallisent souvent une protestation protéiforme, agrégeant des acteurs variés, des
résidents du quartier concernés par un projet, des intellectuels vietnamiens, de hautes figures du
Parti, ou des usagers des espaces menacés, dans le cas de transformation des espaces publics, par
exemple. Ces coalitions demeurent néanmoins limitées à des cas particuliers, et symboliques,
comme l'opposition à la transformation d'une partie du parc de la Réunification- ancien parc Lénine,
en hôtel, au cœur de Hà Nội. En revanche, de nombreux conflits moins visibles ont lieu
régulièrement dans la capitale notamment, et concernent des évictions foncières d'habitants pour des
34
grands projets d'infrastructures ou pour la construction de zones urbaines nouvelles. Au jeu des
expropriations et relogements n'interviennent pas plus des personnalités phares, ou en tous cas pas
sur des conflits précis, et les habitants sont, dans ces cas également, seuls face aux promoteurs ou
aux pouvoirs publics de la ville.
En réorientant notre recherche sur des espaces périurbains, nous nous sommes donc éloignée
de l'étude de ces « mouvements urbains », en particulier les plus spécifiques sur des projets
circonscrits et ne les étudierons donc pas davantage. En revanche, la littérature sur les formes de
résistances paysannes ou sur les résistances très localisées, nous a permis d'améliorer et d'enrichir
notre compréhension des formes d'expression citoyennes.
Dans le cas vietnamien, les « open form of resistance and open collective actions from local riots to
transnational movement and advocacy networks36 », tels qu'analysés par Gramsci ou Polanyi (cités
par Turner et Caouette, 2009) sont donc très rares et ne sont que le dernier recours des habitants.
Les formes collectives de revendications et l'opposition frontale exprimée à l'encontre du régime
sont mêmes circonscrites à quelques groupes dissidents, implantés au Vietnam ou largement
organisés à l'étranger par les communautés vietnamiennes en exil, et sont largement réprimées par
les pouvoirs publics, à coup d'emprisonnements, de dissolution de ces groupes, ou de blocage de
l'accès aux sites internet à l'intérieur du pays.
Les résistances et conflits sont néanmoins fréquents et sont principalement des « everyday
forms of resistance », « the ordinary weapons of relatively powerless groups : foot dragging,
dissimulation, desertion, false compliance, pilfering, feigned ignorance, slander, arson, sabotage and
so on37 » (Scott, 1985, p.xvi). Pour Berstein et Byrs, cités par Turner et Caouette (2009, p.956),
« peasants (and others) who are subjected to social and cultural subordination create continuous,
mundane and hidden ways of resisting oppression (inequality, hierarchy) – in effect, through
avoidance, ridicule and acts of petty revenge38 ».
Quant à Kerkvliet (2006, p.291), il présente ces « everyday politics » de la façon suivante :
« (they) occurs where people live and work and involves people embracing, adjusting and/or
contesting norms and rules regarding authority over, production of, or allocation of resources. It
36 « les formes ouvertes de résistance et d'actions collectives, d'émeutes locales aux mouvement transnationaux et aux réseaux d'advocacy »
37 « formes quotidiennes de résistance » ; « les armes ordinaires des groupes relativement impuissants : atermoiement, dissimulation, désertion, fausse complaisance, chapardage, ignorance feinte, calomnie, incendie, sabotage et autres »
38 « les paysans (et autres) qui sont soumis à une subordination sociale et culturelle créent de façon continuelle, prosaïque et cachée, des moyens de résister à l'oppression (inégalité, hiérarchie) – en réalité, à travers l'évitement, la dérision et des actes mineurs de vengeance »
35
includes quiet, mundane and subtle expressions and acts that indirectly and usually privately
endorse, modify or resist prevailing procedures, rules, regulations or order. Everyday politics
involves little or no organization. It features activities of individuals and small groups as they make
a living, raise their families, wrestle with daily problems and deal with others like themselves who
are relatively powerless and with superiors and others who are powerful39 ». Ainsi, ces formes de
résistance ne requerraient ni organisation formelle, ni remise en question de l'État, ni engagement
dans des parti-pris politiques contestataires.
Enfin, Nguyen Van Suu (2009, p.109), étudiant les conflits liés aux expropriations, définit cette
résistance à la conversion et à la reprise des terres comme « a form of public protests, within and
outside farmers' home villages, involving discussion, petition, denunciation, gathering and
sometimes violent actions to voice their views and demand their wants40 ».
Pour Scott (1985, p. xvi), ces stratégies subversives, ces micro-processus concernant des
questions infra-politiques peuvent être à la source de véritables changements. Selon lui, « the
cumulative effects of these actions can at times be more effective than drastic, organised actions
might be ». Il ajoute d'ailleurs que « just such kinds of resistance are often the most significant and
the most effective over the long run41 ». En effet, en particulier dans le contexte vietnamien, où
l'État-Parti ne tolère pas de remise en question frontale de sa légitimité et de sa domination, ces
« rebellions » locales, et mesurées, sont probablement plus à même de faire évoluer la conduite des
affaires publiques sur le long terme.
Nguyen Van Suu (2007, p.6) voit également l'impact de ces formes de résistance qui créerait une
dynamique de changements : « in regards to the state, public resistance can affect the behaviour and
conduct of state policy and policy making at different levels, such as leading to a better regime of
land management and use, a more rational policy for land use rights compensation at national level,
and eliminating bad local cadres and reducing their corruption or misbehaviour towards villagers in
39 « politiques quotidiennes » ; « elles se produisent là où les gens travaillent et vivent, et impliquent des gens adoptant, ajustant et/ou contestant les normes et règles concernant l'autorité sur, la production de, ou l'allocation des ressources. Cela inclut des expressions discrètes, banales et subtiles et des actions qui, indirectement et normalement à titre individuel, soutiennent, modifient ou résistent aux procédures, lois, règles et ordres en vigueur. Les politiques quotidiennes impliquent peu ou pas d'organisation. Elles comprennent les activités d'individus ou de petits groupes qui, tandis qu'ils gagnent leur vie, élèvent leur famille, luttent contre des problèmes quotidiens et se débrouillent avec les autres comme eux, plutôt impuissants, et avec des supérieurs et d'autres qui ont des pouvoirs »
40 « une forme de protestation publique au sein et à l'extérieur des villages de résidence des agriculteurs, incluant discussion, pétition, dénonciation, rassemblement et parfois des actions violentes pour faire entendre leur voix ou faire valoir leurs besoins »
41 « les effets cumulatifs de ces actions peuvent parfois être plus efficaces que ne peuvent l'être des actions plus drastiques et organisées » … « ces types de résistance sont souvent plus significatives et plus efficaces à long terme »
36
local communities42 ». L'influence de ces actes concernerait à la fois la conduite des affaires locales
et le comportement des autorités publiques locales, mais également l'évolution des politiques
nationales.
Enfin, pour Malarney (1997, p.900), toutes ces formes de résistance ne seraient pas la seule source
de changements : les attentes des habitants et leurs perceptions des pouvoirs publics influenceraient
également les politiques. Ainsi, l'auteur s'intéresse à « how the people's conception of legitimate
leadership have begun to influence the content and direction of local politics43 », sans que ne soit
nécessaire de réelles confrontations.
De plus en plus d'actes d'opposition violente, frontale et fédérant les habitants contre les
pouvoirs publics se multiplient néanmoins, à la faveur de conflits fonciers principalement. En fait,
ces résistances « ouvertes » ne sont pas la première réponse des habitants, mais sont plutôt le
résultat final suivant d'autres tentatives de se faire entendre. Lorsque les canaux officiels ont été
épuisés, ou que les « everyday politics » ne suffisent plus, le conflit peut s'envenimer et l'injustice
ressentie par les populations peut conduire à cette dernière forme d'expression. Pour Scott (1985,
p.xvi) par exemple, lorsque ces stratégies de résistance locales sont abandonnées par les
populations, au profit « of quixotic action, it is usually a sign of great desperation44 ».
Nous reviendrons plus en détail sur ces questions dans notre dernière partie, mais tenons à
préciser que malgré la multiplication de ces conflits, la place conséquente qu'ils occupent dans la
presse et leur visibilité de plus en plus importante, il convient de ne pas les agréger arbitrairement,
et d'y voir le signe d'une remise en cause profonde du régime. Toutes ces pratiques de résistances,
qu'elles soient ostentatoires ou plus dissimulées, sont souvent contingentes d'affaires locales et ne
dépassent pas cette dimension. Ainsi qu'étudié par Annette Kim dans son article intitulé Talking
Back: The Role of Narrative in Vietnam’s Recent Land Compensation Changes (2011, p.503), la
plupart de ces revendications sont adressées à l'encontre des autorités publiques locales impliquées
dans ces projets auxquels les habitants sont opposés et contre les entrepreneurs privés concernés.
D'après elle, « there were two parts of society which are major constituencies structuring fiscal
socialism but about whom I could find no social narrative critiquing their role: consumers of urban
42 « Du point de vue de l'État, la résistance publique peut affecter le comportement et la conduite des politiques et de prise de décision à différents niveaux, en conduisant par exemple à un meilleur régime de gestion et d'utilisation des terres ou à la mise en œuvre d'une politique plus rationnelle de compensation des droits d'usage du sol au niveau national, en éliminant les mauvais cadres, en réduisant la corruption et les mauvais comportements envers les villageois dans la communauté locale »
43 « comment la conception d'un leadership légitime des gens a commencé à influencer le contenu et l'orientation des politiques locales »
44 « d'actions chimériques, c'est généralement le signe d'un grand désespoir »
37
real estate and the central government45 ». Les autorités centrales ne sont donc pas menacées, que ce
soit par crainte de s'exposer à davantage de répression, par stratégie politique – opposer un État
juste et incorruptible à des pouvoirs locaux iniques et corrompus – ou parce que le gouvernement
central continue de jouir d'un certain respect et demeure source de confiance.
Gainsborough (2010, p.14) partage également cette nuance, en rappelant que « beyond individual
instances of unrest, it would, however, be misleading to speak of a rural opposition in Vietnam
understood in terms of an organization with a common institutional base and a coherent critique of
party rules46 ».
Le maintien du régime : la familiarité d'un système
L'expression d'oppositions violentes à des décisions publiques, l'utilisation des discours
comme des outils législatifs fournis par le régime contre ce dernier, la gronde des paysans ou des
urbains, l'émergence d'une blogosphère engagée et d'une opinion publique critique, relayée par des
médias plus indépendants ne menacent pas encore réellement le régime.
Des éléments d'explication et de compréhension peuvent être trouvés dans l'ouvrage de Béatrice
Hibou, Anatomie politique de la domination (2011, p.24).
Dans son chapitre sur les processus de légitimation de la domination autoritaire, la politologue
soutient que :
« la recherche d'une vie « normale », le besoin de vivre « conformément » aux règles
établies en société compte parmi les ressorts les plus importants de l'acceptation ou de
l'accommodation à de tels modes de gouvernement. (…) Très majoritairement, les gens
cherchent à vivre sans heurt, dans les « règles », quelques qu'elles soient, et à ne pas se faire
remarquer. Ils assortissent sans aucune doute leur adhésion d'une dose de soumission
apparente, de cynisme, voire de scepticisme, mais le fait qu'un gouvernement véhicule une
image de tranquillité, de prévisibilité et de « normalité », surtout après des périodes
révolutionnaires ou perturbées, des crises économiques ou des périodes d'instabilité, lui
apporte incontestablement une certaine légitimité ».
45 « il y a deux pans de la société qui sont des groupes structurants majeurs du socialisme fiscal, mais dont je n'ai pu trouver aucun discours social critiquant leur rôle : les consommateurs de l'immobilier urbain et le gouvernement central »
46 « au-delà de cas individuels de soulèvement, il serait malgré tout trompeur de parler d'une opposition rurale au Vietnam, entendue comme une organisation disposant d'une base institutionnelle commune et d'une critique cohérente des règles du Parti »
38
Dans le contexte vietnamien, et tel que nous l'avons évoqué précédemment, le régime
maintient en effet en partie sa légitimité par la croissance du pays, son développement et le maintien
d'une certaine indépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds, des grandes institutions
internationales, ou même d'autre États. En outre les Vietnamiens, familiers du système et sachant
comment naviguer dans ses méandres où résident de nombreux interstices de liberté, savent ainsi
contourner une bonne partie des entraves. C'est ce qu'Hibou nomme le « biais de la prévisibilité et
de la familiarité ». Selon elle, « on préfère souvent un système établi de domination dont on
maîtrise les usages et connaît plus ou moins les façons d'en réduire les effets négatifs à un système
nouveau, prétendument moins inégalitaire ou plus ouvert mais dont on ne contrôle ni les rouages ni
les nouvelles règles » (Hibou, 2011, p.33).
Et pour Brocheux (in Gironde et Maurer 2004, p.37), c'est justement grâce à cette « aspiration de la
population à l'ordre et à la stabilité » que le Parti se prévaut de « maintenir le monopartisme et (d')
exercer son autorité à tous les niveaux ».
Ainsi, pour ces auteurs, la « ligne rouge » de l'intolérable ou de l'inacceptable n'a pas été franchie et
explique largement que le régime ne soit pas remis en cause en tant qu'entité dirigeante.
En outre, la croissance est maintenue, bien qu'elle soit créatrice d'importantes différenciations
sociales, et l'État-parti sait toujours comment se prévenir de toute contestation potentiellement
révolutionnaire, que ce soit par sa prise en compte des velléités provinciales et des attentes des
habitants, ou en réaffirmant son pouvoir régulièrement, en réprimant des revendications trop
subversives ou en limitant la liberté de parole.
Dans le cadre de nos réflexions et de la construction de notre objet de recherche, ces concepts
et théories nous ont donc permis d'appréhender davantage les acteurs politiques participant à la
refondation des pratiques gestionnaires des territoires, leur nature, leurs stratégies comme leurs
interactions, et à inscrire notre travail dans des échelles de pensée plus larges.
Notre travail de terrain et nos études de cas ont également nourri notre recherche, interrogeant ces
paradigmes ou ces thèses et les confrontant à une dimension concrète et spatiale plus importante.
La section suivante de cette introduction sera justement consacrée à notre méthodologie
personnelle, et à la façon dont notre travail a progressé et mûri grâce à ces terrains.
39
PARCOURS DE RECHERCHE, MÉTHODOLOGIE ET POSITION DE RECHERCHE
Ainsi qu'évoqué précédemment, notre travail de recherche devait initialement porter sur des
quartiers centraux d'Hà Nội et nous souhaitions nous interroger sur l'émergence de potentiels
mouvements urbains de contestation et sur l'évolution des rapports pouvoirs publics-habitants dans
le contexte de reconstruction rapide et des processus de métropolisation que la ville connaît
actuellement. Les notions de quartier, de démocratie locale, et de revendications citoyennes sur des
questions urbaines étaient donc au cœur de notre parcours de recherche.
Des rencontres et des contraintes matérielles nous ont cependant conduit à réorienter notre
sujet, et plus particulièrement nos terrains d'étude, sur des villages du périurbain hanoïen. Nos
objets d'étude et nos thèmes d'intérêt sont néanmoins restés similaires, bien qu'enrichis et adaptés
par ce glissement du centre-ville dense vers une périphérie en pleine recomposition, au croisement
du rural et de l'urbain.
Notre premier terrain exploratoire, d'une durée de deux mois, visait tout d'abord à
réactualiser nos connaissances d'Hà Nội, une ville soumise à des transformations rapides, deux ans
après y avoir effectué des enquêtes dans le cadre de notre master 1. Il s'agissait également de
rencontrer des chercheurs vietnamiens ou étrangers implantés localement, afin de trouver des
partenaires de recherche et une structure d'accueil.
Il est en effet primordial d'être intégré à ce type de réseaux pour mener à bien une recherche
au Vietnam, puis cet exercice n'est possible, dans de bonnes conditions, qu'avec des autorisations de
recherche, délivrées par les pouvoirs publics mais parrainées par des universités ou des instituts de
recherche locaux. En outre, il nous semblait essentiel de travailler en partenariat avec d'autres
institutions et chercheurs, et de trouver, localement, des personnes susceptibles de nous guider et de
nous encadrer sur ce terrain complexe.
Suite à notre participation à la grande conférence internationale organisée à Hồ Chi Minh
Ville en 2008, et qui avait pour thème « Les tendances de l’urbanisation et de la périurbanisation en
Asie du Sud-Est », nous avons eu l'opportunité de rencontrer et de prendre contact avec de
nombreux chercheurs, dont Sylvie Fanchette, chargée de recherche à l'IRD.
Sylvie Fanchette menait à cette époque une recherche sur les villages de métier du périurbain
hanoïen, dans le cadre d'un projet financé par l'Agence Nationale de la Recherche et nommé
Périsud, qui comparait les phénomènes de périurbanisation dans six capitales mondiales, dont Hà
Nội. Ce projet était mené localement avec la participation d'un institut de recherche vietnamien, le
CASRAD (Centre for agrarian systems research and development), implanté à An Khánh, dans le
40
district d'Hoài Đức, à la lisière d'Hà Nội.
Suite à notre rencontre, Sylvie Fanchette nous a proposé d'effectuer un stage de six mois au
sein de l'IRD et du CASRAD, lors de notre second séjour de terrain d'août 2009 à janvier 2010, en
nous proposant d'étudier le village de Sơn Đồng, ses transformations internes, dues au
développement économique et à l'évolution du métier, comme ses transformations provoquées par
sa proximité avec Hà Nội et l’extension de la ville sur ses marges. L'objectif était également
d'acquérir nos premières connaissances sur le fonctionnement politique et gestionnaire concret des
entités administratives vietnamiennes, et d'en percevoir les évolutions.
À la fin de ces six mois, nous avons souhaité poursuivre ce travail sur le périurbain et cette
collaboration scientifique et institutionnelle en introduisant un nouveau terrain de recherche, le
village de Đồng Kỵ. Ce périurbain en pleine mutation nous semblait en effet un terrain privilégié
d'étude des dynamiques spatiales et politiques du Vietnam.
Carte 1. Localisation des terrains d'étude
41
Nous présenterons et étudierons de façon plus approfondie ces deux terrains, mais il est
néanmoins important de préciser dès maintenant quelles raisons nous ont poussé à choisir ces deux
villages. De poids démographique et d'envergure comparables, Sơn Đồng et Đồng Kỵ sont
également tous deux des villages de métier spécialisés dans le travail du bois et connaissent une
croissance économique et des phénomènes d'urbanisation endogène similaires. Cependant, outre ces
ressemblances, deux différences notables ont guidé la sélection de ces cas. Tout d'abord, le fait que
ces deux villages n'appartiennent pas à la même province : tandis que Sơn Đồng appartenait à la
province de Hà Tây, intégrée au moment de notre étude à Hà Nội, Đồng Kỵ appartenait à la
province de Bắc Ninh. Nous souhaitions pouvoir comparer deux politiques provinciales, deux
stratégies de développement et ainsi jauger tant le degré d'autonomie des provinces dans les choix
politiques ou économiques par rapport au centre, que d'essayer de comprendre les spécificités de ces
territoires.
De plus, une différence majeure et particulièrement intéressante pour notre sujet, entre ces
deux villages, tient à leur statut administratif. Sơn Đồng est toujours une commune rurale, tandis
que Đồng Kỵ est passé en 2008 au statut de quartier urbain. En étudiant de manière approfondie et
en parallèle ces deux villages, nous souhaitions pouvoir comprendre tant les mécanismes
aboutissant à des changements administratifs, que leurs impacts concrets sur la gestion de ces
villages, sur les rapports entre les pouvoirs publics et les habitants dans ce contexte et sur
l'évolution potentielle des liens et du fonctionnement entre les pouvoirs publics locaux et leurs
déclinaisons aux échelons supérieurs.
Enfin, le choix d'étudier Đồng Kỵ s'inscrivait dans la continuité du travail de recherches
mené par Sylvie Fanchette, ses étudiants et des membres du CASRAD, qui avaient déjà étudiés
Đồng Kỵ, et nous permettait à ce titre d'avoir accès à des recherches antérieures et à des
interlocuteurs privilégiés localement.
Notre travail sur place s'est donc poursuivi sur deux périodes : huit mois, de juin 2010 à
février 2011, où nous avons continué à mener des enquêtes sur Sơn Đồng tout en consacrant une
large partie de notre travail à Đồng Kỵ, et sur trois mois, de juin 2011 à septembre 2011, où nous
avons mené des enquêtes dans les deux villages, puisqu'il s'agissait de réactualiser nos données mais
également de prendre connaissance des changements qui s'étaient opérés localement dans la
composition des pouvoirs publics locaux, suite aux grandes élections nationales du mois de mai de
la même année.
Pendant ces trois périodes de terrain, nous avons mené environ une centaine d'entretiens,
répartis également entre Sơn Đồng même ou auprès des autorités publiques de niveau supérieur, et
42
Đồng Kỵ ou auprès des pouvoirs publics du district ou de la province.
Nous avons également effectué des entretiens de façon plus ponctuelle dans d'autres villages, une
vingtaine au total, afin de permettre une incursion sur d'autres territoires, urbains notamment, et
pour nous permettre de prendre de la distance par rapport à nos terrains et de nous prévenir, dans la
mesure du possible, de tomber dans l'exceptionnalisme.
Enfin, des entretiens uniques ont été réalisés auprès de différents experts ou chercheurs
vietnamiens ou internationaux, et de nombreux échanges informels bien que très éclairants avec des
collègues doctorants, ou avec des amis vietnamiens, agissant ainsi comme des « passeurs
culturels ».
Pour revenir à nos entretiens formels et récurrents dans nos villages, au vu de notre sujet,
nous avons privilégié des entretiens auprès des habitants ayant une responsabilité politique,
gestionnaire ou associative locale, afin de pouvoir brosser un portrait fidèle de l'ensemble des
acteurs « revendiqués » ou officiels de ces villages. Nous avons interviewé certains d'entre eux de
façon systématique, à l'image des chefs de hameaux, afin de pouvoir comparer leur profil, leur
positionnement par rapport à leurs autorités de tutelle ou aux habitants, et également pour recueillir
des informations concrètes sur les sous-divisions qu'ils représentent.
Nous avons également cherché à rencontrer des responsables aux profils différents, et
notamment des femmes, bien que nos enquêtes aient été majoritairement effectuées auprès
d'hommes, beaucoup plus représentés dans les institutions publiques, malgré les politiques de quota
homme-femme imposées par les lois vietnamiennes.
Enfin, nous nous sommes néanmoins régulièrement entretenue avec des artisans n'ayant
aucune responsabilité publique, afin d'entendre la parole de ceux qui s'excluent volontairement, ou
qui sont exclus, de la vie politique ou associative locale. Ces entretiens nous ont permis, tant d'avoir
une meilleure connaissance de la vie économique de ces villages que de donner un contre-point aux
discours recueillis auprès des officiels et d'aborder la vision qu'ont ces villageois lambda de leurs
représentants.
Pour créer notre échantillon d'entretiens, nous avons procédé de deux manières : en
sélectionnant d'emblée des personnes clés de la structure politique locale, secrétaires du Parti
communiste ou présidents du comité populaire, et en sélectionnant des fonctions, sans avoir, a
priori, de noms connus. Nous souhaitions par exemple rencontrer des membres des conseils
populaires, organes législatifs locaux, sans nécessairement nous entretenir avec la trentaine de
membres qu'ils peuvent compter. Ainsi, nous sollicitions parfois des contacts directs auprès des
43
interlocuteurs avec lesquels notre échange avait été particulièrement intéressant, et « sincère », et
leur demandions de nous introduire.
Le déroulement de nos entretiens et leurs préparations ont évolué au cours de notre
recherche : tandis que nous tâtonnions aux prémices de nos études, et que nos échanges étaient
spontanés, parfois au gré des personnes rencontrées dans les maisons ou dans le café du village,
nous avons réorienté notre pratique au cours de nos différents terrains. Nous savions donc au
préalable qui nous souhaitions rencontrer et nous organisions un rendez-vous en fonction, afin de
disposer du temps nécessaire à la discussion, de prévoir nos questions, et parce qu'il nous semblait
que mettre en place ce fonctionnement plus professionnel donnait également plus de valeur à nos
entretiens et étaient plus respectueux de interlocuteurs. Ceci étant, d'autres entretiens fortuits se sont
déroulés à quelques occasions, les habitants des villages de métier étant généralement très bien
disposés à notre égard et nous accueillant volontiers pour des discussions non-planifiées.
Pour finir sur la dimension technique de nos entretiens, nous débutions la discussion par une
présentation de notre travail, de nos questions de recherche et de nos objectifs, afin, d'une part,
d'exposer nos intentions et d'autre part de faciliter l'échange, nos interlocuteurs sachant nos
préoccupations principales. Nous avions constamment nos autorisations de recherche à disposition,
bien que seuls de rares personnes, dans les comités populaires notamment, nous aient demandé à les
consulter. Nos entretiens n'étaient pas enregistrés, puisqu'il nous semblait que cela faciliterait la
parole et ne bloquerait pas certaines personnes, et ont donc été retranscrits au moment de la
traduction.
À ce sujet, nous avons été surprise de la liberté de ton qui a majoritairement caractérisé nos
échanges. En effet, la plupart de nos interlocuteurs, quelque soit leur statut social, leur fonction
officielle ou leur parcours, ont fréquemment abordé spontanément des questions qui nous
semblaient sensibles et que nous n'aurions pas nécessairement osé aborder. Ainsi nous ont été
rapporté aussi bien des malversations des pouvoirs publics ou des conflits locaux, que des éléments
plus personnels sur nos interlocuteurs, concernant aussi bien leurs revenus que leurs infractions aux
lois. Nous avons compris en progressant dans nos enquêtes que la plupart de nos interlocuteurs
savent très bien fixer eux-mêmes un cadre, jaugeant ce qui peut être dit de ce qui doit être tu. Tout
en pratiquant une forme d'auto-censure, ils pouvaient néanmoins aborder des sujets variés et
polémiques et semblaient maîtriser, intuitivement, les sujets à éviter, et à sous-entendre parfois plus
qu'à expliciter leurs points de vue. Cette perception du positionnement de nos interlocuteurs ou la
compréhension fine de leurs opinions n'ont d'ailleurs été rendues possibles que grâce au travail de
notre interprète, Thu Minh, qui nous a accompagnée en tant que traductrice mais également en tant
44
que consultante culturelle et « médiatrice » tout au long de nos terrains. Notre interprète est ainsi
devenue, selon les termes utilisés par l'anthropologue Turner, « part and parcel of the knowledge
production process47 » (Turner, 2010, p.216).
Enfin, nous n'avons jamais rémunéré nos interlocuteurs, bien que certains chercheurs le
fassent, surtout en ville où les habitants doivent parfois prendre du temps sur leur travail, alors qu'à
la campagne, les emplois du temps sont moins pressés et stricts. Nous avons cependant parfois
« remercié » des intervenants, notamment des autorités publiques par de petits présents, mais
uniquement a posteriori, puisque nous ne souhaitions pas que nos interlocuteurs se sentent obligés
de nous répondre ou à l'inverse qu'ils attendent quelque chose de matériel de nos échanges.
Concrètement, du point de vue des questions, nous avons opté pour des entretiens semi-
directifs, à partir d'une liste de questions engageant dans une réflexion et une discussion
progressives, en commençant par des questions de remise en contexte, avant d'entrer dans des
thèmes plus vastes, qui entraînaient souvent de nouvelles interrogations et un élargissement de
l'échange. Notre formulation des questions a également évolué au cours de notre terrain, puisque
nous nous sommes aperçue, avec l'aide de notre interprète, que tandis que le français utilise souvent
l'implicite ou les questions avec des sous-entendus, le vietnamien demande des questions beaucoup
plus directes, ne laissant pas de place à l'interprétation.
Ces entretiens prenaient en moyenne une heure trente, et avaient principalement lieu au domicile ou
sur le lieu de travail de nos interlocuteurs.
Indépendamment de cette dimension concrète et technique de notre méthodologie, notre
propre positionnement a été source d'interrogations au cours de nos enquêtes, et nous avons essayé
de comprendre quels étaient nos a priori, avant de venir sur notre terrain, ou ce qui aurait pu
entraver notre réflexion.
Tout d'abord, précisons que la phase préliminaire de notre travail, dans le continuité de notre
mémoire de recherche de master 2, était une phase de travail théorique, de lectures, et ainsi de
constitution d'hypothèses de travail. Nous sommes donc arrivée sur notre terrain avec un certain
nombre de concepts « arrêtés », de domaines sur lesquels nous souhaitions confronter la réalité à
nos lectures, avec tout un bagage de paradigmes qui ont pu, au début, enfermer notre recherche.
Après quelques enquêtes ou discussions avec des professeurs plus expérimentés, nous nous
47 « partie intégrante du processus de production du savoir »
45
sommes rendu compte de l'impossibilité de transférer directement ces concepts48 dans le contexte
vietnamien, et que s'enfermer dans cette rigidité théorique nous empêcherait de réellement
comprendre ce qui avait cours au Vietnam. Nous avons donc opté pour un fonctionnement plus
itératif entre terrain et théorie, en laissant notre terrain, nos enquêtes et nos rencontres faire émerger
d'autres questionnements, susciter d'autres réflexions et orienter nos lectures vers d'autres sphères.
De même, de nouveaux axes de recherche ont directement émergé de nos terrains, et sont
même devenus au cœur de notre recherche, comme le passage du rural à l'urbain, ses mécanismes
concrets comme ses conséquences sur la gestion locale ou les rapports pouvoirs publics-habitants.
Nous avons également réalisé, au cours de nos enquêtes, du risque inhérent au travail
monographique, bien qu'en partie comparatiste dans notre cas. En effet, nous nous sommes rendu
compte que nous avions tendance à faire de nos « découvertes » au Vietnam, et de notre perception
des choses, une exception. Nourri de lectures essentiellement portées sur le Vietnam, échangeant
avec des universitaires ou des amis vietnamiens ou spécialistes du Vietnam, et en prise
quotidiennement avec nos terrains, nous nous trouvions confrontée à la difficulté de prendre de la
distance par rapport à nos terrains, de relativiser leur dimension unique, de monter en généralité et
de dépasser la sphère vietnamo-vietnamienne. C'est à travers des échanges fortuits avec d'autres
chercheurs lors de colloques, à travers des lectures sur d'autres pays, la Chine par exemple ou l'Asie
du Sud-Est, ou à travers ces quelques incursions dans d'autres villages ou d'autres types d'espaces
que nous sommes parvenu, dans la mesure du possible, à délimiter ce qui est inhérent à la culture
vietnamienne et à l'organisation socio-politique du pays de processus plus universels ou de
tendances « mondiales ».
Un autre sujet de préoccupation et de réflexion de notre part tenait à notre positionnement
vis-à-vis de nos interlocuteurs. Spontanément, nous avions tendance au début de notre recherche à
nous positionner du côté des habitants, si nous les opposons aux représentants des pouvoirs publics
et généralement au Parti. Ce parti pris initial teintait par conséquent nos entretiens avec les pouvoirs
publics de suspicion : ces derniers ne nous racontaient pas la vérité, dissimulaient des faits, étaient
48 Le concept de « société civile » tel que défini dans le triptyque idéal, et occidental, de la « bonne gouvernance » en fait partie. Au Vietnam, il n'existe d'ailleurs pas d'expression officielle, entérinée par les pouvoirs publics, pour désigner la « société civile ». Deux termes peuvent ainsi être utilisés : xã hội dân sự (société civile) et xã hội công dân (société citoyenne). Pour Hannah (2007, p.13), ceci démontre à quel point le concept de société civile « … is truly a foreign concept in Vietnam, one that the vietnamese State is struggling to understand in the context of its political and ideological frameworks » (est vraiment un concept étranger au Vietnam, l'un de ceux que l'État vietnamien peine à comprendre dans le contexte de leurs systèmes politiques et idéologiques). Nous nous sommes par exemple éloigné de l'idée que la société civile devait être indépendante et autonome de l'État en considérant que les associations de masse, pourtant issues du système politique léniniste, peuvent parfois être des acteurs de la société civile. Le premier chapitre de notre seconde partie s'attachera d'ailleurs davantage à analyser ces questions.
46
probablement corrompus et n'avaient donc aucune raison de nous expliquer précisément les choses.
À l'inverse, les habitants nous semblaient donc être les « victimes » des décisions prises par ces
pouvoirs publics.
En outre, nous percevions toutes politiques mises en place localement, ou tous nouveaux plans
d'aménagement, comme étant contraires aux intérêts des habitants et pouvant mettre en péril ces
villages.
Cependant, à mesure que nos entretiens et notre réflexion progressaient, nous avons mesuré
nos jugements et tenté, dans la mesure du possible, d'avoir une position plus neutre vis-à-vis de nos
interlocuteurs, pouvoirs publics comme villageois. À nouveau, la pratique du terrain et
l'approfondissement de nos connaissances nous ont permis de relativiser les informations obtenues,
et à nuancer notre positionnement : des rencontres avec des autorités publiques « vertueuses »,
ayant à cœur le développement des villages, au contraire des entretiens avec des habitants se servant
du système à des fins très privées, ou une prise de recul et un changement d'échelle de notre
réflexion par rapport aux politiques nationales nous ont en effet permis de recontextualiser notre
étude et de la mener sur des bases plus « scientifiques », bien que notre recherche soit toujours, en
partie, engagée.
Notre attitude a par conséquent changé au cours de notre étude, et nous sommes passée de la
suspicion lors de nos entretiens à davantage d'ouverture d'esprit, cherchant à réellement entendre le
discours des autorités et à le comprendre, plutôt qu'à le mettre systématiquement en doute.
En outre, l'extension du spectre de nos lectures à d'autres pays, et nos échanges nous ont également
aidée à sortir du contexte exclusivement vietnamien, où toutes nos « découvertes » étaient donc
biaisées, ayant l'impression que ce à quoi nous assistions au Vietnam était exceptionnel.
Ce travail nous a également permis de nous détacher quelque peu de nos terrains, avec lesquels
nous avions tendance à entretenir une relation affective et de redonner à ces villages leur rôle
d'objets d'étude, plutôt que de lieux plus intimes.
Enfin, un dernier point important de nos interrogations tient à notre légitimité en tant que
chercheuse et à la finalité de notre thèse.
En effet, notre rôle en tant que doctorante, ayant à mener une recherche et produire un savoir, a été
difficile à définir. Tout d'abord, bien que la plupart des personnes que nous avons souhaité
rencontrer aient accepté de nous recevoir, nous avons plusieurs fois ressenti que des interlocuteurs
ne comprenaient pas réellement notre démarche, et étaient peu enclins à nous faire part de leurs
réflexions ou à échanger, parce que notre jeunesse, notre statut de doctorante – et non de chercheuse
expérimentée – et notre méconnaissance du Vietnam, au début de notre travail, ne les
47
encourageaient pas pas à nous prendre au sérieux ou à nous consacrer du temps49. Ensuite, les
autorités vietnamiennes, dans certains cas, attendent des chercheurs occidentaux, des compétences
et de l'expertise, posant ainsi le chercheur dans la situation de celui qui doit apporter quelque chose,
et non l'inverse, alors que nous étions plutôt dans une position de demande. Certains habitants quant
à eux fondaient des espoirs sur notre présence et notre action que nous n'étions pas en mesure de
satisfaire : des artisans souhaitaient que nous les aidions, concrètement ou par nos connaissances, à
pénétrer des marchés occidentaux, tandis que d'autres habitants pouvaient espérer, bien qu'ils ne
l'aient jamais clairement formulé, que notre recherche puisse les aider et les appuyer dans des
conflits avec les autorités publiques.
Ne pouvant concrètement pas agir « pour » ces villageois, nous nous sommes donc interrogé
sur la légitimité de cette recherche, et sur ses finalités. L'idée de produire un savoir nous a semblé
malaisé. D'une part parce que les découvertes que nous pensions avoir faite, ou certaines de nos
hypothèses, se sont révélées être des évidences pour des collègues ou amis vietnamiens et pour
certains de nos interlocuteurs. D'autre part parce que notre statut et notre expérience ne nous
semblaient pas nous donner la légitimité de formuler des points de vue et, d'une certaine façon, un
jugement et une expertise sur le Vietnam actuel, que nous ne maîtrisons malgré tout pas
complètement.
Cependant, à travers l'approfondissement de notre recherche, et notre double travail de
terrain et de lectures, nous sommes parvenu à élaborer une thèse et un savoir propre, qui, nous
l'espérons, participeront à la compréhension du Vietnam contemporain.
Pour conclure, l'ensemble des partis pris méthodologiques sous-tendants cette recherche et
notre démarche exploratoire, reposent sur l'idée fondamentale du croisement : des disciplines, des
échelles ou encore des terrains, en entrant sur ces thématiques selon deux angles principaux
d'approche, les acteurs et les territoires.
Notre démonstration s'articule en trois parties. La première est consacrée à la présentation de
nos terrains d'étude, les villages de métier, d'un point de vue géographique, économique et
démographique. Nous y étudierons leurs évolutions globales de la période féodale à la période
49 Précisons que notre statut de femme a parfois contribué à la qualité de nos entretiens mais nous a également parfois desservi. Ainsi, nous avons senti à plusieurs reprises que notre âge et notre genre nous a positionné, auprès de plusieurs intervenants, comme n'étant pas « menaçante » et nous a même fait bénéficier d'une certaine bienveillance de la part de nos interlocuteurs, qui avaient à cœur de nous expliquer clairement, longuement, le « Vietnam ». En revanche, nous n'avons pu avoir accès directement à tous les propos « en off » qui émergent souvent des dîners informels et alcoolisés entre hommes et qui permettent bien souvent d'éclaircir des situations compliquées et de faciliter la compréhension des histoires, en évoquant leurs « dessous ». Nous avons néanmoins pu avoir des échos indirects de certains de ces propos grâce à nos collègues et amis.
48
contemporaine, en insistant sur les ruptures ou continuités de leur mode de fonctionnement, sur leur
organisation et sur leur place dans le territoire du delta du Fleuve Rouge. Il s'agira en effet de
souligner des persistances politiques, spatiales et sociales qui éclairent la situation contemporaine
des villages de métier comme de la région métropolitaine d'Hà Nội. Nous exposerons également
plus en détail nos terrains de recherche, Sơn Đồng et Đồng Kỵ, et dépeindrons leurs situations
actuelles mais également les défis auxquels doivent faire face ces villages.
Notre seconde partie sera consacrée à la dimension plus politique et administrative de ces
villages et à l'organisation territoriale vietnamienne. Nous présenterons donc les acteurs officiels
intervenants dans la vie politique et gestionnaire locale, des associations aux pouvoirs publics. Puis
nous montrons de plusieurs échelons pour étudier les niveaux supérieurs de gestion et leurs
prérogatives, à savoir les niveaux des districts et des provinces. Enfin, les dysfonctionnements de ce
système administratif et territorial occuperont le dernier chapitre de cette partie, tout comme les
tentatives de réponses et de réformes avancées par le pouvoir central, pour y parer.
Notre dernière partie concerne quant à elle deux points majeurs. Tout d'abord, l'évolution des
rapports entre les pouvoirs publics et les habitants, provoquée tant par l'évolution des attentes de ces
habitants que par les pratiques décisionnaires des autorités, dans un contexte économique
concurrentiel et de pression foncière majeure. Ensuite, l'évolution de ces rapports et du
fonctionnement des villages de métier « rattrapés » par la ville, vue comme une puissance
prédatrice, menant un processus de colonisation urbaine, concret comme administratif50.
50 Chaque partie comportera une introduction, afin de présenter ses objectifs comme sa structure. En revanche, nous ne conclurons spécifiquement que la première partie, qui est plus diversifiée à la fois d'un point de vue thématique que du point de vue des sources mobilisées. Pour les deux parties suivantes, nous avons décidé de ne pas proposer de conclusions intermédiaires, afin d'éviter de trop nombreuses répétitions et de conserver une structure plus fluide de lecture et de raisonnement.
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PREMIÈRE PARTIE
RUPTURES ET CONTINUITÉS DANS LA CONSTRUCTION DES VILLAGES DE MÉTIER DU DELTA DU FLEUVE ROUGE : ADAPTATION AUX RÉGIMES POLITIQUES, RECOMPOSITION DES
STRUCTURES ÉCONOMIQUES ET ÉVOLUTIONS SOCIALES
Cette partie vise tout d'abord à recontextualiser les villages de métier dans un temps long et
à montrer comment ces villages se sont adaptés à des régimes différents, à des structures
hiérarchiques de gestion diverses et à des organisations territoriales renouvelées. Il s'agit ainsi de
souligner la capacité de résilience de ces villages, qui se sont développés et même maintenus dans
des contextes politiques parfois très défavorables et de préciser leurs capacités d'autogestion, de
développement endogène et d’initiatives. En nous appuyant sur un travail bibliographique et sur nos
enquêtes de terrain, nous présenterons également les deux villages principaux dans lesquels nous
avons mené notre recherche.
Le premier chapitre est consacré au village nord-vietnamien en général, avec des éclairages
sur les cas plus spécifiques des villages de métier, à la période féodale puis coloniale. Nous
étudierons l'origine de la constitution de ces communautés, leur système socio-politique local et
leurs interactions externes, avec d'autres communautés comme avec les échelons administratifs et
politiques supérieurs. L'émergence du « mythe » du village vietnamien est ainsi le fil conducteur de
ce chapitre, mais nous chercherons à présenter une image plus nuancée de ces villages et à
déconstruire, en partie, ce mythe.
Le second chapitre s'attache à analyser les répercussions internes de la prise de pouvoir du
Parti communiste : la réforme agraire, la collectivisation de l'agriculture, la mise en place d'une
nouvelle structure de gestion et de mobilisation locale ainsi que l'établissement d'une « nouvelle
culture », visant à remodeler en profondeur les campagnes vietnamiennes.
Le troisième chapitre concerne quant à lui la situation économique et géographique
contemporaine des villages de métier, plus spécifiquement. Nous analyserons ainsi la résurgence de
l'économie familiale et de l'artisanat depuis l'ouverture économique, présenterons les dynamiques
internes qui ont permis cette réaffirmation des villages de métier en tant qu'entités productrices
« autonomes », et étudierons les effets du développement local sur l'urbanisation in situ des villages
et leur réorganisation géographique.
Le quatrième chapitre présente brièvement le cadre géographique et territorial plus large de
51
nos terrains de recherche : nous y présenterons les deux provinces dans lesquelles se situent les
villages étudiés, les provinces de Bắc Ninh et Hà Tây-Hà Nội, ainsi que les districts qui les
encadrent, Hoài Đức et Từ Sơn. À travers cette présentation, nous montrerons également
l'hétérogénéité qui caractérise les provinces vietnamiennes, en termes démographiques,
géographiques ou d'orientations politiques.
Les cinquième et sixième chapitres sont directement consacrés à la présentation de nos deux
terrains de recherche : la commune-xã de Sơn Đồng et le quartier-phường de Đồng Kỵ. À partir de
nos enquêtes, nous montrerons les trajectoires de développement de ces deux villages, de la période
féodale à la période contemporaine, en insistant sur leurs particularités, en termes d'artisanat, de
structure économique, de polarisation extérieure et d'urbanisation endogène. Le chapitre concernant
Đồng Kỵ sera à cet égard plus « fourni » puisqu'à la différence de Sơn Đồng, Đồng Kỵ accueille
déjà sur ses terres une zone industrielle du village de métier, dont nous analyserons l'origine comme
la mise en œuvre et la situation actuelle.
Cette partie a pour objectif d'inscrire le parcours de ces villages à la fois dans le temps et dans
l'espace et de poser ainsi les bases d'une compréhension de leurs traits communs comme de leurs
singularités.
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CHAPITRE 1
LE VILLAGE VIETNAMIEN PRÉ-RÉVOLUTIONNAIRE : DE L'IMAGE IDÉALISÉE DES COMMUNAUTÉS VILLAGEOISES À LA CRITIQUE D'UN SYSTÈME INÉGALITAIRE ET ANTI-DÉMOCRATIQUE
L'idée d'autonomies locales, et de la difficulté de l'État central à imposer ses décisions et leur
application au niveau communal remonte à l'époque féodale, où le « village vietnamien » était
largement considéré comme un petit royaume, fonctionnant avec ses propres règles, son droit
coutumier et sa gestion interne des politiques comme de l'organisation économique. La
communauté villageoise était donc perçue comme le fondement de la société vietnamienne, le
principal référent territorial et politique des habitants, un échelon s'auto-gérant largement et
s'émancipant du pouvoir impérial. Cependant, plusieurs arguments et faits contrecarrent ce point de
vue et démontrent que la situation n'était pas si tranchée : les villages n'étaient pas totalement isolés,
fonctionnant en vase clos, leur système politique était très peu démocratique et servait surtout
l'intérêt d'une frange privilégiée de villageois et l'État central n'était pas dépourvu de tout pouvoir
sur ces communautés, fixant le cadre général des politiques et du développement du pays.
Ce chapitre présente les grandes caractéristiques du village nord-vietnamien : après une
introduction sur leur organisation territoriale et sur l'état des lieux des villages du delta du Fleuve
Rouge à la veille de la révolution, nous présenterons leur organisation politique, les arguments en
faveur de leur autonomie et du « mythe » du village vietnamien, puis nous montrerons les limites de
ce positionnement et terminerons pas une brève présentation de leur évolution sous la domination
coloniale.
I. Prémices des villages de métier et organisation territoriale du delta du Fleuve Rouge à la veille de la révolution
1. Densité de peuplement, organisation économique et pluri-activité des villages
Selon Gourou (1965), le delta tonkinois comptait déjà en 1936 une population d'environ 6,5
millions d'habitants, sur une superficie comptant 15 000km2, présentant ainsi une densité
« remarquablement élevée » de 430 habitants au km2. L'activité prédominante était l'agriculture, et
plus particulièrement la riziculture, bien que le géographe estime qu'à l'époque, environ 250 000
paysans consacraient une part plus ou moins importante à ce qu'il qualifie « d'occupations
53
industrielles » et qui concernaient 6,8% de la population active du delta.
Ces productions étaient principalement liées à des besoins en outillages de base, au textile ou à la
transformation des produits agricoles venus des montagnes, réalisés dans ces villages de métier
répartis le long des cours d'eau, voies de communication privilégiées à l'époque.
Carte 2. Répartition des « villages industriels » de Hà Ðông et Sơn Tây au début des années 30
Source : Gourou (figure 125, 1965). Pour information, les villes de Hà Ðông et Sơn Tây ont toutes deux été les
capitales provinciales de Hà Tây, à différentes périodes.
54
L'industrie du bois et de la laque, qui concerne plus particulièrement les villages étudiés,
fournissait du travail ponctuel à respectivement 32 000 menuisiers-charpentiers, les thợ mộc, et 3
700 laqueurs. Đồng Kỵ comme Sơn Đồng apparaissent notamment dans son étude, bien que Đồng
Kỵ soit cité comme un village actif dans le travail du coton et non comme un village du bois.
Gourou expose également le fonctionnement global de ces artisanats, caractérisé par un double
mouvement. D'une part, un fractionnement de la tâche et des matières premières entre différents
villages, prémices des clusters51 de métier qui marquent actuellement l'organisation des villages de
métier. Certains villages étaient spécialisés dans une étape de production, d'autres dans l'utilisation
et la transformation d'une partie des matières premières, ou encore dans la vente et le transport de la
production d'un autre village. Ainsi, cette organisation a crée une interdépendance des villages,
fonctionnant, dans une certaine mesure, en réseaux.
D'autre part, dès cette époque, un processus de spécialisation économique des villages et une
tendance à la création de monopoles productifs étaient déjà à l'oeuvre. Le géographe explique cette
spécialisation progressive par « la solidarité et l'imitation entre villageois, et probablement aussi des
habitudes ethniques très anciennes » (Gourou, 1965, p.528). Pour Gourou, un homme était
généralement à l'initiative de l'introduction d'un métier, l'enseignait et le développait auprès des
membres de son lignage, dans un premier temps, puis par effet de capillarité au reste des villageois.
Cette transmission ne dépassait cependant pas les limites du village et le monopole des savoir-faire
a été encouragé par la conservation au sein des village des techniques « secrètes », des procédés de
fabrication, notamment par la pratique de l'endogamie villageoise (Kleinen, 1999) ou par
l'interdiction faite aux femmes du village, mariées dans un autre lieu, de pratiquer cet artisanat dans
leur nouveau foyer.
Pourtant, malgré la présence de cet artisanat, le géographe précise que « les paysans du delta
tonkinois demandent à l'industrie un complément de ressources: ils peuvent, sans que l'agriculture
en souffre aucunement, se transformer en artisans pendant les loisirs forcés que leur donnent et la
surabondance de la main-d'oeuvre et les périodes d'inévitable chômage qui s'inscrivent au calendrier
agricole » (Gourou, 1965, p.449). Les villages de l'époque, bien que spécialisés dans une activité,
demeuraient des villages à dominante agricole et ne produisaient que lorsque le temps, ou le
51 Selon Fanchette et Nguyễn Xuân Hoản (2009, p.246), dans le cas vietnamien, « un cluster de villages de métier est un système productif localisé qui regroupe des industries rurales traditionnelles, au développement endogène ». Fauré et Labazée, dans une définition plus générale, considèrent que le terme de cluster « désigne(r) des concentrations spatiales de petites et moyennes entreprises, formalisées ou non, aux activités concurrentes ou complémentaires sur des segments plus ou moins spécialisés, et parvenant à des résultats eux aussi significatifs en terme de contribution à la production sectorielle nationale et aux exportations » (2005, p.273) Nous reviendrons plus précisément sur ces clusters et leur fonctionnement dans le troisième chapitre de cette partie.
55
contexte, le permettaient.
Ce mode de production agricole a par ailleurs contribué à fixer les paysans dans les campagnes, la
riziculture demandant une main-d'oeuvre importante et permettant, bon an mal an, de nourrir ces
populations.
En outre, précisons qu'il existait également, et existe toujours, un attachement à son village
natal, ou au village de sa famille, à son quê hương52 qui limitait, surtout à cette époque, les départs
dans d'autres villages ou régions et, ipso facto, l'installation de nouveaux venus extérieurs dans les
villages, contribuant à la stabilité démographique des implantations humaines du delta.
2. La constitution des communautés villageoises : contrôle du territoire, mode d'habitat et suprématie du clan sur l'individu
Le mode d'habitat de ces villages correspondait à un habitat groupé, et ce pour plusieurs
raisons stratégiques. Tout d'abord, ces villages se sont établis à proximité des fleuves et ruisseaux,
sur les terres les plus hautes et les moins soumises aux inondations. La rareté de ces terres a donc
conduit les populations à s'y installer préférentiellement et à se partager les espaces protégés
disponibles. Sans tomber dans un travers déterministe, force est de constater que ces conditions
naturelles préférentielles du delta, terres fertiles comme abondance des ressources hydrauliques, ont
largement encouragé le peuplement dense de cette région et ses modalités d'implantation. Ensuite,
la forte densité de ces implantations a permis de maintenir la plus grande surface rizicole ou
maraîchère possible : entourant les villages, ces terres agricoles permettaient donc d'assurer une
certaine cohérence spatiale, encerclant et abritant les populations, tout en leur assurant leurs moyens
de subsistance principaux.
Enfin, cet habitat concentré a permis l'établissement de relations de voisinage forts (Dô Hai
Dang, 1997) et la création des communautés villageoises, essentielles au fonctionnement même de
ces villages. En effet, la constitution de ces communautés a largement reposé sur la maîtrise de l'eau
et des ressources hydrauliques. Pour se développer, cultiver et nourrir ses populations, les villages
se devaient d'organiser collectivement le système d'irrigation, d'harmoniser les périodes de travail et
de récolte, et d'assurer de façon solidaire les différents travaux d'aménagements des digues ou
canaux. Cette solidarité autour de la gestion de l'eau a par conséquent contribué à l'établissement de
ces communautés d'intérêt et à leur fonctionnement en entité commune.
52 Quê hương peut être traduit en français de plusieurs façons: le sol natal, le village d'origine ou encore le berceau.
56
Concernant l'organisation des campagnes d'une façon plus générale, Trần Ngọc Thêm (2008)
rappelle que l'une des différences majeures entre les sociétés chinoise et vietnamienne tenait au
noyau fondateur de la communauté: selon lui, tandis que la Chine fondait sa communauté sur la
famille, le Vietnam se basait sur le clan. L'auteur explique cette différence par le type de société
agricole de ces deux pays et sur les modes de peuplement induits: alors que la Chine avait une
culture agricole d'origine pastorale, conduisant donc à d'importantes migrations familiales, le
Vietnam était une société purement agricole, par conséquent sédentaire et organisée en
communautés, issues de clans et de lignages. L'auteur indique par conséquent que « pour répondre
au besoin de faire face au milieu naturel, aux besoins de la riziculture en terrain inondé, de caractère
saisonnier, réclamant beaucoup de main-d'oeuvre, le paysan vietnamien a non seulement besoin
d'avoir une nombreuse descendance, mais encore de s'allier pour s'entraider mutuellement » (Trần
Ngọc Thêm, 2008, p.241).
En outre, selon Phan Dai Doan (1996)53, « western society places the individual at the centre, an
individual is an autonomous unit, whereas in Vietnam, especially in the rural areas, the individual is
not a full-fledged unit, but an entity within all his different objective relationship, above all the clan-
family54 ». Ces traits culturels, aux fondements néanmoins pragmatiques, expliqueraient donc le
mode d'organisation des communautés rurales et la constitution de villages.
3. Les liens entre l'hinterland du delta du Fleuve Rouge et la nouvelle capitale impériale, Hà Nội
Ces villages ne fonctionnaient néanmoins pas en vase clos, et il convient de noter
l'importance particulière des villages de métier dans la constitution d'Hà Nội, tant à sa fondation que
dans le millénaire qui a suivi et jusqu'à nos jours.
En effet, lorsque le choix a été fait d'établir la nouvelle capitale de l'État impérial à Hà Nội, en
1010, la région était déjà peuplée de nombreux villages, dont certains avaient développé un artisanat
de produits usuels servant la vie quotidienne, comme nous venons de le voir. Avec l'établissement
de la cour dans la citadelle nouvellement créée s'est développé un secteur marchand, le Ke Chợ, à
l'est de cette citadelle, chargé d'approvisionner et de fournir cet ensemble de notables, de
fonctionnaires ou d'érudits en vivres, en outils, en tissus ou autres objets, notamment en objets d'art.
C'est ainsi que l'actuel « quartier des 36 rues et corporations», l'un des plus anciens, touristiques et
53 cité par Hannah (2007, p.115)54 « la société occidentale place l'individu au centre - un individu est une entité autonome, tandis qu'au Vietnam, en
particulier dans les zones rurales, un individu n'est pas une entité à part entière, mais un élément au sein de ses différentes relations concrètes, dominées par le clan-famille »
57
vibrants de la capitale, a été établi et s'est développé. Ce nouveau marché s'est constitué en
corporations, ou guildes: à chaque rue correspondait un village de métier des campagnes
environnantes, dont certains membres étaient venus s'installer et vendre leurs produits,
principalement fabriqués dans les villages. Ces villages du centre avaient donc une tutelle rurale
forte, à la différence des villages immédiatement périphériques de cette ancienne Hà Nội, qui
fonctionnaient de façon beaucoup plus autonome et détachée de la ville comme de l'hinterland
hanoien (Papin, 1997).
Le développement et l'essor de ce quartier et des villages du delta se sont donc réalisés de
façon concomitante, participant au rayonnement de la nouvelle capitale et enrichissant les villages.
Tandis que les liens entre corporation et « village-source » étaient dans un premier temps très
étroits, les notables de ces rues se sont progressivement émancipés de la tutelle villageoise et sont
parvenus à acquérir une certaine autonomie de gestion, de fonctionnement et de pouvoir.
Papin, dans sa thèse d'histoire Des « villages dans la ville » aux « villages urbains », l'espace et les
formes du pouvoir à Ha Noi de 1805 à 1940 (1997) a justement étudié ce processus
d'autonomisation de ces satellites des villages et des villages progressivement intégrés à la ville.
Selon lui, « tous étaient des petits villages, des portions devenues indépendantes d'anciennes
communes qui s'étaient atomisées par le jeu des sécessions successives d'une fraction de leurs
finages et de leurs habitants, mais avec cette différence essentielle que les uns étaient encore liés à
leurs communes d'origine (villages urbains du centre commerçant) alors que les constantes
divisions des autres avaient conduit à l'abolition de celles-ci (villages péri-urbains) ».
Actuellement, les villages continuent d'entretenir des liens avec la capitale et des revendeurs
locaux, qui ne sont plus systématiquement implantés dans le vieux quartier, mais peuvent être
localisés, comme dans le cas des partenaires de Đồng Kỵ, le long de la grande avenue Lê Duân qui
longe la gare d'Hà Nội et suit la voie ferrée menant au sud.
II. La structure politique et sociale du village à l'époque féodale : régime gérontocratique et autogestion
Outre ces caractéristiques économiques et le lien des villages de métier avec Hà Nội, le
« village vietnamien », si tant est que l'on puisse généraliser ce terme, était marqué par son
organisation politique et sociale. De nombreux auteurs (Gourou, 1965 ; Kleinen, 1999 ; Endres,
2001 ; Marr, 2004) se sont en effet penchés sur ces questions de structure du pouvoir villageois, sur
l'organisation interne des villages et sur leurs interactions avec les pouvoirs publics de niveau
58
supérieur. C'est ainsi progressivement modelé un « mythe » du village vietnamien, en particulier des
villages du nord-Vietnam et du delta du Fleuve Rouge, véhiculant l'idée que ces villages étaient des
communautés autonomes s'auto-administrant, isolées et présentant une forte cohérence interne.
Cette idée est généralement résumée et justifiée par ce fameux adage, Phép vua thua lệ làng, qui
signifie que les lois du royaume s'arrêtent à la haie de bambou du village, autrement traduit par « les
lois du royaume cèdent à la coutume des villages ».
Naît donc un prototype du village vietnamien, « where 'locality' and 'community' easily merged into
the concept of « the village » as a place where community feelings could develop55 » (Kleinen,
1999, p.4).
1. Le conseil des notables : l'architecte du contrôle des communautés villageoises
Selon Marr pour les villageois à l'époque, l'autorité impériale, ou même mandarinale, était
peu perçue. L'historien souligne donc que « for them, the principal level of extra-family authority
was the village council of notables, composed of male elders who supervised internal affairs
according to customary rules and were expected to safeguard village interests vis-à-vis the world
outside56 » (in Kerkvliet et Marr, 2004, p.29). L'autorité était selon lui représentée davantage par les
anciens, les hommes âgés, que par les fonctionnaires locaux, fonctionnant ainsi selon un régime
gérontocratique. Ces anciens étaient d'ailleurs chargés de choisir le chef de la commune, avec
l'accord du magistrat du district, et fixaient ses émoluments.
Les responsabilités des notables et des fonctionnaires, organisés en conseil, étaient
nombreuses, et allaient de la collecte des taxes et impôts pour l'entretien des infrastructures locales
à l'organisation de la défense du village, au maintien d'une certaine paix sociale, à la résolution des
conflits internes grâce à leur médiation dans les disputes inter-villageoises, à la punition des crimes
mineurs, aux relations avec les échelons supérieurs ou avec les villages adjacents, ou encore à la
redistribution périodique des terres et rizières communales57 aux villageois (Marr, ibid.).
Concernant le contrôle du foncier et de sa propriété, deux formes de propriété collective principales
existaient, telles que présentées par Pandolfi (2001).
55 « où le territoire et la communauté se fondent aisément dans le concept de 'village', en tant que lieu où les sentiments communautaires peuvent s'épanouir »
56 « pour eux, le principal niveau d'autorité extra-familiale était le conseil des notables, composé d'hommes âgés qui supervisaient les affaires internes selon les règles coutumières et étaient censés protéger les intérêts du village vis-à-vis du monde extérieur »
57 công điền công thổ, les terres et rizières communales
59
Tout d'abord existait le domaine impérial, constitué des terres incultes ou abandonnées et
régulièrement attribuées à des paysans pour la fondation d'un nouveau village. Ensuite, le domaine
communal, constitué des terres publiques, restes des terres impériales données au village, et des
terres communales, dont le fond était nourri par l'achat propre des villages, pour élargir leur
territoire. La redistribution de ces terres communales se faisait de façon régulière, à différentes
entités : hameaux, familles ou institutions publiques, comme les écoles, mais non directement à des
individus. Pour Pandolfi (2001, p.28), « par ces distributions périodiques, les élites entretenaient des
relations de don avec les différentes communautés villageoises. Les notables tiraient ainsi une
grande part de leur pouvoir de la distribution des terres collectives. Une fonction essentielle de la
propriété collective était de leur permettre d'assurer un certain contrôle social sur la population ».
À cette maîtrise de la terre par les notables s'ajoutaient deux autres moyens de contrôle de la
population. Pour gérer la commune, contrôler ses habitants et ses ressources, les administrateurs
disposaient à l'époque de deux outils principaux: le sổ đinh, registre de la population ou du
contribuable et le sổ điền, le registre des terrains et de la propriété foncière.
En outre, chaque village disposait d'une convention villageoise, d'une charte dictant les
relations inter-villageoises, l'organisation des activités culturelles ou familiales58 et la préservation
de l’environnement, notamment. Les mœurs et coutumes étaient donc fixées localement, sans
intervention directe des autorités mandarinales.
Selon Hữu Ngọc (2008, p.383), ces règlements communaux se basaient sur un syncrétisme
pragmatique, entre « le bon sens, (de) la morale confucéenne et (…) sur les ordonnances royales ».
Pour cet auteur, confucianisme et bouddhisme se complétaient puisqu'ils répondaient aux deux
besoins principaux des hommes: ainsi, « le confucianisme, c'est le social et la raison, le
bouddhisme, l'individu et le sentiment » (2008, p.373). Déclinaison locale des règles nationales et
adaptation des principes spirituels ou religieux, les hương ươc occupaient donc une place majeure
dans la structuration de l'organisation villageoise et dans son fonctionnement, bien que Woodside
(1998, p.12) les considère comme des « more artificial 'community covenants' (...) that local gentry
and notables organized at the sub-county level to resolve disputes and to provide mutual aid59 », s'en
servant ainsi plus comme un outil de contrôle que comme un outil démocratique.
58 Les « normes » ou comportements adéquats pour l'organisation des cérémonies de mariage ou d'enterrement, leur durée, comme leur forme, y étaient par exemple consignés.
59 « des 'conventions communales' plus artificielles (…) que la bourgeoisie et les notables établissaient à l'échelon local pour résoudre les disputes et assurer l'aide mutuelle »
60
Comparant les cas chinois et vietnamien, Woodside (ibid.) considère d'ailleurs que « both
state combine such traditions of rural corporatism with traditions of agrarian managerialism »60.
Tandis que les villages vietnamiens fonctionnaient avec une certaine autonomie interne comme des
entités économiques et sociales, proches des corporations professionnelles, les pouvoirs publics de
tous les niveaux les géraient comme des entreprises, contrôlant leurs activités agricoles ou
artisanales, mais également leur démographie et des aspects plus personnels de la vie des villageois.
Localement, la stratification sociale du village et des pouvoirs à l'époque impériale, sous les
Nguyễn, était la suivante:
- au premier rang se trouvaient les notables et les mandarins, appelés hàng chức sắc61 (les personnes
titrées)
- les fonctionnaires du villages, appelés hàng chức dịch (les autorités de la commune)
- les lettrés, appelés tư văn62
- les anciens du village, les personnes les plus âgées donc, appelés lão hàng
- enfin, les simples habitants, bạch đinh (les gens du peuple)
Ces notables du village63 étaient, du point de vue de leur titre officiel, divisés en grands
notables64, en notables administrateurs (kì dịch) et en notables anciens (kì lão). Les « anciens »
n'avaient pas de statut administratif officiel et ne faisaient pas partie de la hiérarchie étatique
formelle, mais étaient d'importants conseillers auprès du hội đồng kì mục, le conseil des notables.
Ce conseil nommait à l'époque les administrateurs (kì dịch) en charge d'exécuter ses décisions. En
relation directe avec la population, ces administrateurs et notables étaient chargés de gérer le village
quotidiennement et, bien que ces postes étaient largement pourvus par les membres des lignages les
plus puissants, il s'agissait d'une forme de bureaucratie supra-lignagère.
À la tête de ces administrateurs se trouvait le lữ trưởng, chef du village ou « administrateur en
chef ».
60 « les deux États combinent ces traditions de corporatisme rural avec des traditions de 'managérialisme' agraire »61 La traduction littérale d'hàng chức sắc est « les personnes titrées » : les mandarins obtenaient différents types de
titres en fonction de leur classement lors des concours impériaux, tandis que les notables disposaient de titres administratifs officiels, comme « chef de village » par exemple.
62 Dans le Vietnam féodal, les lettrés sont l'une des quatre grandes catégories de population, avec les paysans, les artisans et les commerçants. Cette catégorie regroupe les personnes ayant fait des études ou étant détentrices de diplômes. Les mandarins occupaient par conséquent la place la plus élevée dans la hiérarchie des lettrés.
63 Quan viên hàng xã64 Kì mục, ce « kì » désignant une division territoriale
61
2. La maison communale, symbole de la « démocratie » villageoise
Cette structure de pouvoirs se manifestait physiquement au sein des đình, les maisons
communales des villages, en fonction de la place attribuée à chacun de ces notables sur la natte sur
laquelle ils s'asseyaient. Ainsi, le coin de la natte disposée sur le sol du đình, le góc chiếu, qui était
attribué aux hommes siégeant dans ce conseil, était révélateur de leur rang et de la hiérarchie sociale
du village. La position sociale et le statut étaient ainsi révélés par cet ordre de préséances.
La maison communale était l'un des éléments architecturaux les plus importants du village et
un lieu d'ancrage important de la vie villageoise, autour duquel le village était organisé et se
développait, puisqu'il s'agissait de son coeur politique et du lieu de conservation et vénération de la
divinité protectrice du village, en particulier durant la période féodale. Pour Trần Ngọc Thêm (2008,
p.254), le đình était « le symbole universel, le plus centralisé à tous points de vue ». Il s'agissait du
centre administratif concret, accueillant les réunions du conseil des notables, la collecte des impôts
et des taxes, du centre judiciaire, les tribunaux y siégeant et les condamnés y étant détenus en
attente de leur jugement, et du centre de prestige, hébergeant les mandarins de passage.
62
Illustration 1. Maisons communales de Sơn Đồng, Đồng Kỵ et Trang Liệt aujourd'hui
Source : auteur (2009, 2010). Ces maisons communales se distinguent actuellement tant par leur état de conservation que par leur usage. Tandis que les đình de Sơn Đồng et Đồng Kỵ ont récemment été restaurés, principalement grâce aux dotations des villageois, certains bâtiments composant le đình de Trang Liệt sont en décrépitude (des fonds publics devraient néanmoins être alloués au comité populaire pour effectuer ces réparations). En outre, bien que tous ces đình remplissent leur fonction communautaire, la cour du đình de Đồng Kỵ sert également à faire sécher le paddy et la cour de Trang Liệt accueille l'un des marchés du village.
Selon l'anthropologue Endres (2001, p.71), la maison communale était donc une « important
area for the ritual enactment of male prestige and power65 », le lieu où les pouvoirs, les inégalités
sociales, les décisions vues comme iniques par une partie des révolutionnaires se reproduisaient, ce
qui explique que la maison communale soit devenue l'une des cibles principales des communistes,
en tant que symbole du régime féodal et du régime agraire qui prévalaient.
Ainsi, Endres (2001, p.71) souligne que « communal house rituals were banned as manifestation of
superstition, feudalism, and social inequality effectively employed by the ruling class to maintain
and strengthen their power over the ignorant masses66 ». Nous reviendrons néanmoins plus en détail
dans le chapitre suivant sur ces changements majeurs opérés par les communistes à leur prise de
65 « une importante arène pour la représentation rituelle du pouvoir et du prestige masculins » 66 « les rituels qui avaient lieu dans les maisons communales furent bannis en tant que manifestations de la
superstition, de la féodalité et de l'inégalité sociale, utilisées par la classe dirigeante pour maintenir et renforcer leur pouvoir sur les masses ignorantes »
63
pouvoir et sur ses conséquences sur l'organisation politique des villages, qui passent en partie par
une annihilation des maisons communales et de leur fonctionnement.
Précisons tout de même qu'actuellement le đình a perdu de son importance en tant que lieu
de réunion ou du siège de pouvoir, au profit des maisons culturelles et surtout du siège du comité
populaire. On assiste à ces périodes et sous ces régimes différents à des glissements des lieux de
pouvoirs et des changements des lieux d'expression du pouvoir.
Outre l'impact des disparités sociales sur la possibilité de participer aux rituels culturels et
aux décisions politiques, le genre était également un critère de sélection majeur, puisque le đình
était le lieu réservé aux hommes, les femmes étant cantonnées aux pagodes, les chùa et, de fait,
rejetées des arènes officielles de la prise de décisions et du débat.
La division des rôles et l'implication dans les célébrations, fêtes ou rites religieux et profanes
découlaient directement de l'organisation politique des villages vietnamiens. En effet, comme le
note Endres (2001, p.76), « in Vietnam village ritual, the gender-based division of ritual obligation
clearly derived from the exclusive reserve of public power and societal leadership roles for men67 ».
3. Capacité de fédération des villageois et communauté d'intérêts
La création du « mythe » du village vietnamien a dans un premier temps été nourri par
l'étude des pratiques locales et de l'organisation interne de ces villages, qui, par leur fondement sur
la communauté villageoise, leur structure politique locale forte, et leur indépendance de
fonctionnement économique apparaissaient comme des entités autonomes cohérentes. Cette idée
d'autonomie a également été renforcée par l'analyse de leurs interactions avec les autorités
mandarinales et ses déclinaisons locales.
En effet, outre l'étude des « rebellions » ou des prises de distance avec les autorités impériales,
plusieurs auteurs ont souligné la capacité de ces villages, de ces communautés, à se fédérer contre
leurs échelons supérieurs, oubliant leurs querelles internes.
Ainsi, Gourou (1965, p.270) précise par exemple que « (…) la communauté villageoise
existe réellement, que, malgré les délations et les intrigues des partis, la solidarité communale n'est
pas un vain mot; les villageois sauront faire bloc contre l'autorité, ils sauront s'opposer aux
empiètements d'un grand propriétaire, ils n'ignorent pas l'entraide agricole ». Kleinen (1999, p.7)
ajoute que « traditionally, (north) Vietnamese villages opposed state intervention in terms of control
67 « dans la tradition du village vietnamien, la division des devoirs rituels basée sur le genre découlait clairement de la conservation exclusive du pouvoir public et des fonctions de leadership social par les hommes »
64
over their own resources like land and labour68 », insistant donc sur l'idée d'une communauté de
biens et d'intérêts qui lie les habitants et leur permet de s'unir en cas de pressions extérieures.
Ancrage territorial fort, construit sur des impératifs économiques et sur des mythes
fondateurs, protectionnisme des savoir-faire artisanaux, organisation interne « démocratique » et
émancipation de la tutelle impériale grâce à capacité de fédération de ces communautés villageoises
sont par conséquent autant de caractéristiques qui ont contribué à la création de ce mythe, et à la
perception de ces villages comme de petits royaumes indépendants.
III. Déconstruction du mythe : un village extraverti, soumis au pouvoir central et aux pratiques gestionnaires perverties
1. Alliances et solidarité inter-villageoises
Certains faits ou arguments s'opposent néanmoins à cette vision tranchée des villages du
delta du Fleuve Rouge en tant qu'entité harmonieuse et introvertie.
Tout d'abord, l'isolement supposé des villages et leur fonctionnement « autarcique » sont
contrecarrés, d'une part par les prémices de la constitution de clusters de métier, et d'autre part par
les nombreuses alliances, d'entraide notamment, qui existaient.
Du point de vue économique, la société rurale vietnamienne a en effet continué à évoluer, en
élargissant les liens à des relations extra-claniques, liées par la production et les relations
professionnelles, en particulier dans les villages de métier, où l'artisanat demandait diverses étapes
de production et compétences qu'un seul artisan ne maîtrisait pas nécessairement. Ainsi, pour la
sculpture des objets rituels ou religieux par exemple, à la sculpture du bois à proprement parler
s'ajoutaient la laque ou l'incrustement de nacre ou de pierres précieuses, pour ne citer que ce cas.
Les villages se sont donc progressivement organisés sous la forme de corporations professionnelles,
les phường, avec des villages limitrophes ou même avec des « rues » du quartier marchand de Hà
Nội.
Ces « alliances horizontales » (Trần Ngọc Thêm, 2008) entre corporations ou associations ont donc
participé au dépassement des limites villageoises et à l'instauration progressive de relations de
partenariats durables entre différentes communautés, non fondées sur un territoire, mais sur un
68 « traditionnellement, les villages vietnamiens (du Nord) se sont opposés à l'intervention de l'État sur le contrôle de leurs propres ressources comme la terre ou le travail »
65
intérêt et une activité partagée ou complémentaire.
À ces alliances motivées par le développement économique s'ajoutaient des alliances plus
politiques, culturelles ou sociales, contribuant également à rompre ou à invalider l'idée d'un
isolement des villages. Selon Gourou (1965, p.264), « cette indépendance des villages est tempérée
par des ententes entre villages voisins et parfois entre villages éloignés; elles ont pour origine soit
un fait de colonisation d'où est né un nouveau village resté étroitement uni au village d'origine, soit
un souci de sécurité (...) ».
La pratique du giao hiếu, les alliances d'amitié entre villages, était en effet souvent fondée sur des
raisons démographiques, un village souche et ses nouveaux satellites, ou sur des raisons culturelles,
les génies tutélaires des villages pouvant être liés dans leur mythe, parfois par le mariage (Hữu
Ngọc, 2008). Dang Thi Viet Phuong (2008), qui nomme quant à elle cette tradition Kết cha69, ajoute
également que cela permettait l'entraide dans la vie quotidienne des villages, par le prêt d'outils ou
le support ponctuel de main d'oeuvre. Dans son étude sur les associations volontaires à la
campagne, l'auteur précise que la commune de Đồng Quang entretenait par exemple depuis la
période impériale des échanges importants, aussi bien au sein du village qu'avec les villages voisins,
puisque Đồng Kỵ avait une alliance avec Trang Liệt, avant leur regroupement au sein d'une
commune, et Binh Hạ avec le village de Nhan Tho, qui appartient maintenant au thị xã Từ Sơn.
Enfin, le besoin de s'allier au sein de communes rurales se faisait également sentir pour se
protéger du brigandage, récurrent à cette époque. À cet égard, certains villages ont même créé
quelques siècles après la fondation de leur coeur villageois des hameaux supplémentaires, en amont
ou en aval du centre principal, véritables avant-postes pour défendre le village d'attaques. A Sơn
Đồng par exemple, le village s'est d'abord développé sur les terres les plus élevées de son territoire,
notamment dans les actuels xóm Đình et Thượng, tandis que presque deux cents ans après la
fondation du village, deux hameaux supplémentaires ont été créés (actuellement les xóm Xa, au
nord-ouest du village, et Chiêu, au sud-est), afin de protéger le village des attaques. Ces deux xóm,
construits sur des terres basses, sont d'ailleurs régulièrement inondés, expliquant que leur fondation
ultérieure ait été due à des considérations de défense et non à des critères économiques.
69 Ce terme est plus proche de l'idée d'alliance fraternelle que d'alliance d'amitié
66
2. Oligarchie et cooptation des institutions : la démocratie villageoise mise à mal
De plus, un autre pan du mythe du village vietnamien, à savoir son caractère démocratique,
est également mis à mal par les faits.
En effet, comme nous l'avons précédemment exposé, l'absence officielle des femmes de la vie
politique et la sélection des notables sur des critères d'âge, de ressources ou d'éducation
empêchaient de facto à tous de participer à la vie politique villageoise. Selon l'historien Marr (in
Kerkvliet et Marr, 2004, p.12), « […] it seems clear that democratic principles were far from the
minds of village elites as they put forth candidates for village heads, canvassed opinions on various
issues and made decisions70 ».
En outre, les caractéristiques démocratiques et égalitaires des villages vietnamiens ne
s'appliquaient que pour les natifs du lieu et non pour les résidents étrangers ou les migrants. Cette
distinction, entre nội tich (originaire du village) et les ngoài tich (extérieur au village) était très
importante à l'époque féodale et demeure significative actuellement, nous y reviendrons, puisque les
résidents venus de l'extérieur avaient des droits très limités, voire nuls si l'on se rapporte aux écrits
de Trần Ngọc Thêm (2008, p.248). L'auteur liste en effet les obligations ou interdictions que
connaissaient ces étrangers et qui ne s'appliquaient pas aux natifs: impossibilité de s'inscrire dans
les giáp, les hameaux donc, de participer à la vie sociale, culturelle et communautaire du village,
obligation de loger sur le pourtour du village, loin du coeur de la vie villageoise et davantage
exposé aux dangers du brigandage, obligation d'exercer des « métiers peu valorisants dédaignés par
les natifs », comme journalier ou crieur. Leurs devoirs étaient pourtant similaires à ceux des
villageois de souche, à savoir payer les taxes et impôts et se rendre disponible à la réquisition pour
le service public.
L'auteur n'attribue néanmoins pas ce rejet des étrangers à une quelconque xénophobie, mais
plutôt à la nécessité de fixer les habitants sur place pour assurer la stabilité des villages: en faisant
de la migration le début d'un rejet et de l'isolement d'un individu en dehors de sa communauté de
vie, les Vietnamiens prévenaient, à ce moment, des mouvements trop massifs de population qui
auraient pu mettre en péril leur organisation villageoise et leur pérennité économique.
70 « il apparaît clairement que les principes démocratiques étaient loin des préoccupations des élites du village lorsqu'ils mettaient en avant des candidats pour le poste de chef du village, sondaient les opinions sur différents problèmes et prenaient des décisions »
67
En outre, Hữu Ngọc (2008, p.376) rappelle que bien que le village vietnamien souscrivît à
une forme d'organisation politique collégiale, il n'était pas pour autant un modèle. En effet, l'auteur
souligne :
« au début du XXème siècle, il restait synonyme d'exaction et d'oppression, de retard
intellectuel, de stagnation matérielle et morale. La démocratie (...) n'était plus qu'un leurre.
Les terres communales rétrécies ne jouaient plus leur rôle. La hiérarchie communale,
renforcée par le confucianisme, compartimentait la société en cinq classes dont la plus
nombreuse était astreinte à toutes les charges et corvées. Les coutumes relatives au boire et
au manger, les rivalités de clans, la quête de la vaine préséance causaient des ravages. Les
notables exerçaient leur tyrannie derrière le rideau de bambous ».
Ainsi, l'idée d'une « démocratie villageoise » est mise à mal par cette fragmentation de la société
locale, ces inégalités, et par la domination de groupes sur la majorité des villageois.
Selon la vision des chercheurs vietnamiens tenants du courant moderniste, exposée par Papin et
Tessier (2002, p.34), le système socio-politique du village a en effet été progressivement perverti
par les élites et est passé « d'institutions à vocation communautaire et égalitariste à des instruments
d'accaparement et de profits ».
Enfin, l'unité, ou la cohérence interne des villages, est remise en cause par l'existence de
conflits au sein même de ces villages, tant entre ses notables et le peuple villageois qu'entre
différents clans de notables, se disputant le pouvoir. Ainsi, pour Kleinen (1999, p.5), « in pre-
colonial Nguyen-Vietnam, villages were far from stable, co-operative, 'natural communities' where
locality and community overlapped, but microcosmic worlds, threatened by both internal and
external pressures71 ».
Gourou (1965, p.268) ajoute également que « bien entendu l'activité des notables, qu'elle
soit désintéressée ou concussionnaire, soulève le mécontentement d'un nombre plus ou moins grand
de villageois et des partis se forment dans la commune; des rivalités se déchaînent à propos des
événements les plus futiles, où chacun s'acharne à faire perdre la face à l'adversaire ». En effet, cette
élite gouvernante, bien que contribuant au développement du village dans son ensemble, tentait
malgré tout d'affirmer son pouvoir pour faire valoir ses intérêts et les sécuriser: en dissimulant un
certain nombre d'activités ou de faits aux autorités supérieures et en exploitant les ressources
villageoises pour leur propre bénéfice. Ainsi, la vie villageoise ne présentait pas l'harmonie souvent
dépeinte par les recherches et des conflits internes importants existaient. Pour Papin et Tessier
(2002, p.32), cette vision communautariste a en effet volontairement écarté « les contradictions
71 « dans le Vietnam pré-colonial des Nguyen, les villages étaient loin d'être des 'communautés naturelles', stables et coopératives, où le territoire et la communauté se chevauchaient, mais des microcosmes, menacés tant par des pressions internes qu'externes »
68
internes et les lignes de fractures à même de fissurer un si bel édifice conceptuel », pour préserver
cette image idéalisée des villages.
Cette image mythique a néanmoins perduré malgré les arguments que nous venons
d'exposer, et selon Papin et Tessier (ibid.), c'est la nature même des études qui ont été menées sur
ces villages qui a encouragé cette vision.
En effet, plusieurs études héritées de l'époque coloniale ont permis de réaliser de nombreuses
monographies et
« contribuèrent de façon décisive à hisser « le » village - désormais décliné au singulier – au
rang d’entité indépendante munie de ses propres structures de régulations. L’institution
villageoise apparut alors comme une totalité harmonieuse, close sur elle-même et que l’on
jugeait - et que l’on juge parfois encore -porteuse d’une tradition culturelle superbement
dégagée de la double contrainte des aléas de l’histoire et du jeu des formations sociales.
L’archétype du « village traditionnel » et de la « communauté villageoise » faisaient ses
premiers pas ».
Malgré cette autonomie de gestion des affaires courantes et la possibilité d'adapter
localement les édits impériaux, les villages étaient cependant soumis à l'autorité du système
impérial, de son dispositif mandarinal et de ses envoyés, localement.
3. L' État centr al : contrôle des territoires et organisation du cadre général du pays
Monarchie indépendante de 939 à 1885, dirigée par un empereur, des dynasties se
succédèrent au pouvoir, marquant différemment leur règne, en conquérant de nouveaux territoires,
en instaurant le confucianisme ou au contraire en introduisant le bouddhisme et en mettant en place
de nouveaux systèmes de gestion.
En effet, en fonction des périodes et de l'autorité des dynasties ou des empereurs, la centralisation
du pouvoir et l'affaiblissement des pouvoirs locaux différaient. Ainsi, Marr (ibid., p.29) rappelle que
« in period of dynastic vitality, the imperial authorities worked hard to eliminate or circumscribe the
power of clans or lineages. At other time there was no choice but to accept the existence of
substantial political alignments beyond imperial control72 ».
72 « en période de vitalité dynastique, les autorités impériales s'efforçaient d'éliminer ou de circonscrire le pouvoir des clans ou lignages. À d'autres moments, il n'y avait pas d'autres possibilités que d'accepter l'existence de
69
Mais de façon générale, l'historien rappelle que la géographie même du Vietnam, qui s'étend du
nord au sud sur 1 650 km et 3 260 km de côtes à partir du milieu du XVIIIe siècle, a expliqué
l'organisation politique et gestionnaire du pays, avec des régions relativement autonomes par
rapport au centre, les envoyés représentant l'empereur étant parfois hors de portée du pouvoir
central.
En effet, « the tyranny of Vietnam's geography determined that officials posted more than a hundred
kilometres or so from the royal capital possessed considerable administrative discretion73 » (ibid.,
p.29).
Les auteurs s'accordent généralement pour dire que, du point de vue des villageois, le
système mandarinal et ses différents échelons étaient assez éloignés et n'interféraient que très
rarement directement dans les affaires locales. Ainsi, pour Trần Ngọc Thêm (2008, p.267), tandis
que les niveaux nationaux et locaux étaient importants, les niveaux intermédiaires, qu'il s'agisse des
provinces, des districts, des bourgs ou autres, importaient peu, ayant été beaucoup plus remaniés et
réorganisés. Ainsi, ce niveau, « au cours de l'histoire, n'a jamais joué un rôle appréciable » et n'a
suscité par conséquent que peu d'attachement et de valeur.
Seul le niveau national, impérial, avait donc une importance tant symbolique que concrète.
Selon Trần Ngọc Thêm à nouveau (2008, p.270), « le pays est un agrandissement du village »,
puisque les fonctions assurées à ces deux niveaux étaient en fait assez similaires et variaient surtout
dans leur intensité et leur échelle, bien entendu. Ainsi, les autorités publiques étaient chargées dans
les deux cas de protéger les habitants d'attaques extérieures, d'invasions de pays voisins ou de
brigands, et de « contrôler » le milieu naturel, ou en tous cas de faire en sorte que les habitants
soient le moins possible sujets à des catastrophes naturelles et puissent exploiter les ressources du
pays pour leur développement, au niveau étatique en établissant un système hydraulique efficace, au
niveau local en mutualisant les forces pour la mise en culture de terres.
Pour Papin et Tessier (2002), les principaux contacts des villageois avec le pouvoir central et ses
ramifications locales tenaient au paiement des impôts, à la corvée et à la conscription.
Indépendamment de ces trois obligations, le pouvoir impérial était donc peu perçu directement par
les villageois, l'adaptation locale des directives centrales étant fréquente.
considérables alliances politiques hors du contrôle impérial »73 « la tyrannie de la géographie du Vietnam déterminait que des officiers basés à plus d'une centaine de kilomètres
de la capitale royale possédaient une considérable marge de manœuvre administrative »
70
Concrètement, les échelons supérieurs étaient d'abord composés du canton (tổng), dont les
chefs étaient désignés par le niveau du district ou de la préfecture, à partir d'une liste élaborée
localement. Ce qui fait dire à Marr (ibid., p.33) que cet échelon avait moins une valeur
administrative qu'un but d'être « a device to satisfy local elite desires for official titles and
favours74 ».
Le magistrat du district (tri huyện) ne disposait pas non plus de pouvoirs ou de prérogatives très
étendues ou autonomes. En charge d'appliquer les décisions de la préfecture, ce chef de district était
néanmoins supposé contrôler les activités locales, gérer les questions de sécurité ou effectuer des
rapports à ses autorités de tutelle sur la situation socio-économique locale. Selon l'historien, ce
magistrat est donc « at the coalface of Vietnam's monarchical system75 » (ibid.).
Le niveau supérieur, la préfecture (phủ) était composée et avait sous son autorité de trois à cinq
districts, en fonction de leur importance. Siège du pouvoir politique « provincial », elle en
accueillait les principaux symboles et bureaux: le palais du mandarin, les bâtiments logeant la cour,
les entrepôts stockant le riz payé comme impôt ou encore le marché.
Malgré une certaine autonomie dévolue par le pouvoir central aux villages, en particulier
pour la conduite de leurs affaires internes, l'État féodal fixait néanmoins le cadre global de la loi et
contrôlait, indirectement par les politiques d’exportation ou d'importation, ou directement par la
mise en place des taxes et impôts, le fonctionnement économique et le potentiel de développement
de ces villages. En outre, la société vietnamienne, profondément hydraulique, réclamait un État
central fort, en mesure d'orchestrer l'aménagement du territoire, de mener des grands travaux et
d'organiser le complexe système de digues, de canaux d'irrigation ou de bassins de rétention,
dépassant largement le niveau villageois mais réalisé et entretenu avec le soutien de ces
communautés.
L'État était donc présent, indirectement comme directement dans la vie interne des villages
et savait imposer, avec plus ou moins de succès en fonction des dynasties, ses décisions politiques.
À l'opposé de l'adage « les lois de l'empereur s'arrêtent à la haie de bambou des villages »
s'opposent d'autres proverbes, qui reflètent cette importance du niveau central : « il n'y a pas de
terres sous la voute céleste qui n'appartiennent au roi » (phổ thiên chi hạ, mạc phi vương thổ) ou
« sur cette terre un homme n'est que le vassal du roi » (suất thổ chi tân, mạc phi vương thần).
74 « un dispositif destiné à satisfaire les désirs de titres officiels et de faveurs de l'élite locale »75 « aux avants-postes du système monarchique vietnamien »
71
IV. Colonisation et adaptation du système : le maintien du compromis État central – communautés villageoises
À la prise de pouvoir des Français, le gouvernement colonial conserve, dans les grandes
lignes, le mode d'organisation et les échelons de gestion territoriale issus de la période féodale.
Cependant, ses « envoyés » ne descendent pas plus bas que le niveau du canton et l'attribution de
postes à des fonctionnaires fidèles, ou du moins complaisants avec l'administration française, prend
du temps. Afin de recruter plus facilement ou de fidéliser ses collaborateurs, la puissance publique
française leur a par exemple attribué officiellement les terres villageoises abandonnées ou non-
occupées.
Au niveau villageois, selon Marr (ibid.), le gouverneur général Doumer et ses successeurs ne
prétendent pas à réformer le mode de fonctionnement, mais plutôt à améliorer la gestion et le
professionnalisme en contraignant davantage à collecter les impôts, constituer des budgets officiels
ou fournir des rapports sur l'état des villages. En 1905, Doumer écrivait d'ailleurs dans ses
mémoires L'Indochine française que
« pour moi, maintenir l'intégralité, voire développer encore davantage l'organisation
vieillotte que nous avons vue est une bonne chose. Selon cette structure, chaque village sera
une petite république indépendante dans la limite des droits régionaux. C'est une collectivité
avec une organisation très stricte, ordonnée et vis-à-vis des instances supérieures,
responsable des individus qui la composent, individus que le pouvoir supérieur peut ne
pas connaître et cela sera une chose très commode pour le travail de l'administration »
(cité dans Trần Ngọc Thêm, 2008, p.253).
Selon Kleinen (1999, p.6), on voit donc émerger à cette époque de nouvelles élites, différentes dans
leur nature. Ainsi, « new village elites emerged whose status was again based on access to land, but
now also facilitated by new, more capitalist arrangements, while their proven loyalty to the french
colonial state became an asset76 ».
À l'échelon supérieur, chaque province avait donc un gouverneur français, en charge du
contrôle mandarinal. Pour Marr (ibid.), cette organisation était une importation du modèle de
centralisation jacobine, appliquée au Vietnam.
Le contrôle du territoire fut d'ailleurs facilité et renforcé à cette époque par le développement des
infrastructures de télécommunications, avec la mise en place d'un système de postes et de
76 « de nouvelles élites villageoises ont émergé, dont le statut était à nouveau basé sur l'accès au foncier, facilité par de nouveaux arrangements plus capitalistes, tandis que leur loyauté avérée à l'État colonial français devenait un atout »
72
télégraphes qui permettait aux informations de transiter plus rapidement sur l'ensemble du territoire,
ou presque.
Malgré cette présence assez discrète de la puissance coloniale dans les communes rurales,
l'historien constate que « the Vietnamese village of the 1930s has substantially less autonomy than a
century prior77 » (in Kerkvliet et Marr, 2004, p.38), le cadre de la loi coloniale et son application
étant plus rigides et laissant moins de place aux adaptations locales ou aux détournements.
Conclusion
Le village vietnamien se trouvait donc à l'époque à l'intersection des tentatives du pouvoir
central de le dominer et de le contrôler, et de la volonté des communautés villageoises et de leurs
notables de maintenir un certain libre-arbitre dans la gestion de leurs affaires internes, économiques
comme sociales. Bien que les différents régimes aient réussi à imposer un cadre institutionnel
commun et à organiser globalement la croissance du pays, les villages sont néanmoins parvenus, à
l'époque féodale comme coloniale, à naviguer dans ce cadre, s'en émancipant parfois, le contournant
souvent, maintenant ainsi une capacité d'adaptation locale.
Kleinen (1999, p.6) note d'ailleurs que les différents régimes qui se sont succédés au pouvoir ont
tous tenté de s’immiscer dans cette gestion locale. Pour cet historien, la continuité du
positionnement des pouvoirs centraux est remarquable et il convient de prendre en compte « how
the colonialist and the nationalist agendas vis-à-vis the supposedly closed character of the village
community often went in parallel with each other. (…) both used the village as the most important
arena to achieve their aims. Both failed in the long run78 ».
Avec un succès mitigé, le pouvoir communiste a en effet largement pris sous sa coupe tous les
échelons du territoire vietnamien, le remodelant profondément, en tentant de l’homogénéiser et de
le contrôler davantage.
77 « le village vietnamien des années 30 avait substantiellement moins d'autonomie qu'au siècle précédent »78 « comme les projets colonialiste et nationaliste coïncidèrent souvent, par rapport au caractère supposément clos
de la communauté villageoise, (…) les deux ont considéré le village comme l'arène la plus importante de réalisation de leurs objectifs. Les deux échouèrent à long terme »
73
CHAPITRE 2
DU COMMUNISME ORTHODOXE À L'ABANDON DU SYSTÈME DE PLANIFICATION CENTRALISÉ : LE VILLAGE VIETNAMIEN POST-RÉVOLUTIONNAIRE
La prise de pouvoir par les révolutionnaires marque un profond changement des orientations
politiques et développementalistes du pays, qui se manifestent tant au niveau national qu'au niveau
local. Le système de planification centralisée est mis en place, la réforme agraire est entreprise et la
collectivisation des moyens de production est instaurée. La structure territoriale évolue également,
tandis qu'est établi un système de contrôle des populations et des déplacements, visant à investir et à
exploiter l'ensemble du territoire nord-vietnamien de façon homogène, dans un premier temps. Au
même moment, les structures de mobilisation des masses sont instituées et de nouveaux systèmes de
valeurs sont imposés. Ce changement de régime totalisant a par conséquent des répercussions
directes sur l'ensemble des pans de la société, bien qu'il n'ait pas eu les effets instaurateurs d'un
ordre nouveau attendu et qu'il ne soit parvenu à faire table rase du passé.
Ce chapitre s'attache tout d'abord à présenter les principales mesures de transformation du pays,
d'un point de vue territorial, économique et social, puis à étudier les limites de ces politiques et leur
abandon progressif, au profit d'un desserrement du contrôle politique et d'une libéralisation
économique.
I. L'établissement du régime communiste : réforme agraire, collectivisation de l'économie et réorganisation territoriale
1. La refonte du cadre administratif et territorial: négation des spécificités locales et homogénéisation des territoires
Suite à la prise de pouvoir par les révolutionnaires, officiellement en 1954, l'organisation
territoriale et gestionnaire du Vietnam ne change pas immédiatement. Ainsi, les fonctionnaires
(công chức), bien qu'embauchés par les autorités coloniales, sont dans un premiers temps maintenus
à leur poste, faute de remplaçants suffisamment nombreux et compétents. Les mandarins sont en
revanche remplacés et des communistes installés à leurs postes.
Puis, progressivement, les autorités publiques introduisent de nouveaux échelons de gestion,
en éliminent d'autres, et mettent en place une nouvelle structure de gouvernement. Tandis que le
74
canton et la préfecture sont supprimés se met en place la même nomenclature administrative et
territoriale qu'actuellement: la commune (xã), le district (huyện) et la province (tỉnh), avec à chaque
niveau des conseils populaires, organes législatifs, et des comités populaires, organes exécutifs79.
Nous étudierons de façon détaillée ces instances dans notre seconde partie.
Souscrivant à l'idée du centralisme démocratique, la hiérarchie de gouvernement adoptée par
ce nouveau régime est donc verticale et pyramidale, avec à son sommet le Parti communiste
vietnamien.
Analysant l'évolution de la structure politique, gestionnaire et territoriale du Vietnam, Marr
(in Kerkvliet et Marr, 2004, p.48) rappelle que « as we look at the four-tier (centre, province,
district, commune) governing-system which has prevailed in Vietnam since 1945, it is easy to forget
the prior existence of prefectures, upland districts (châu), cantons, fishing villages (vạn), artisan
clusters (so) and the like80 ». Le parti-pris du nouveau régime a en effet été celui d'une
simplification de la structure de gouvernement, homogénéisant les catégories de territoires et leur
organisation en supprimant, administrativement, les particularités locales et géographiques des
communes, prises en compte sous la période féodale. Pour Quertamp (2003, p.85), ces changements
de découpages administratifs, et les changements de noms subséquents, font partie de la tentative
d'introduction de nouveaux rapports sociaux et témoignent d'une « tentation de nier la spécificité
des villages ». En effet, selon Phạm Quang Minh (in Kerkvliet et Marr, 2004, p .92), ces redivisions
ou créations de nouveaux xã ont été décidées par le gouvernement central « mechanically without
consideration of factors such as local history, culture or tradition, and without consultation with
inhabitants81 ».
En instaurant de nouveaux échelons, comme celui de la commune, le but des révolutionnaires était
ainsi de « casser » les villages et de tenter de décloisonner leur fonctionnement, tant économique
que politique.
À Đồng Kỵ par exemple, la commune de Đồng Quang a été fondée dès 1959, agrégeant les
villages de Đồng Kỵ, Trang Liệt et Binh Hạ au sein d'une même entité administrative, alors que ces
derniers appartenaient auparavant à d'autres types de groupements administratifs, appelés tổng.
L'agglomération de ces différents villages, làng, au sein de communes, xã, permettait donc à la fois
de créer des entités de gestion semblables, d'un point de vue démographique et territorial, et
79 Ủy ban nhân dân (comité populaire) et Hội đồng nhân dân (conseil populaire)80 « en étudiant le système de gestion à quatre niveaux (centre, province, district, commune) qui prévaut au Vietnam
depuis 1945, il est facile d'oublier l'existence antérieure des préfectures, districts de montagne, cantons, villages de pêcheurs, clusters d'artisans et autres »
81 « mécaniquement, sans prendre en considération des facteurs tels que l'histoire locale, la culture ou la tradition, et sans consultation avec les habitants »
75
également d'intégrer des villages plus autonomes à une structure commune de gestion.
La mise en place du régime et son implantation locale ont néanmoins été difficiles et Marr
(ibid., p.45) souligne que de 1953 à 1959, les élections et le travail des comités ont été suspendus,
bien qu'il précise que « villagers sustained some of their practices in confidence, like ' hidden
pulses '. Many villages that had formed their own revolutionary committees in 1945 apparently
managed to keep them going informally, whatever the repeated administrative alteration occurring
at communal level and above82 ». Localement, un « gouvernement » fut maintenu et se chargea ainsi
de préserver le fonctionnement des villages et leur organisation, avant que ne soit réellement établi
le système communiste.
La période collectiviste peut être vue comme une tentative de restructuration de la société
vietnamienne dans son ensemble et localement, dans les campagnes, comme une tentative de
décloisonnement et de réorganisation administrative, avec la mise en place de nouvelles hiérarchies,
sociales, territoriales et gestionnaires et, dans une certaine mesure, comme une tentative de
diminuer l'importance du niveau local pour « fondre » la campagne comme la ville dans une nation
vietnamienne, en cassant l'esprit de clocher, et en faisant d'importants efforts pour surpasser le
sentiment local, au profit d'un patriotisme national et d'une dynamique commune pour la nation.
Les objectifs du nouveau pouvoir communiste demeurent donc à cet égard dans la continuité des
politiques féodales et coloniales puisque ces différents régimes se sont tous attelés à tenter de
décloisonner les villages vietnamiens et à diminuer l'importance de cet échelon de gestion locale.
2. Réforme agraire et redistribution foncière
Concrètement, la prise de pouvoir des communistes s'est traduite par une refonte majeure des
campagnes vietnamiennes, qui commence à s'affirmer à partir de 1953, avec la mise en place d'une
réforme agraire qui s'achève en 1956. Cette réforme voit la réquisition et la confiscation des terres
des grands propriétaires terriens et leur redistribution à l'ensemble des villageois de façon égalitaire.
Cette réforme ne s'est pas faite sans douleur et, dans certains cas, une véritable « chasse aux
sorcières » a vu le jour contre les propriétaires fonciers et les notables, mais également contre
82 « les villageois maintinrent une partie de leurs pratiques en secret, comme des « pouls cachés ». De nombreux villages qui avaient formé leur propre comité révolutionnaire en 1945 réussirent apparemment à les conserver de façon informelle, quelques furent les transformations administratives récurrentes qui avaient lieu au niveau de la commune et aux échelons supérieurs »
76
certaines personnes accusées d'exploitation des pauvres ou d'accumulation malhonnête des
ressources.
À Đồng Kỵ par exemple, la réforme agraire a commencé à être mise en place en 1956, avec
un certain retard, jusqu'en à 1958. Les habitants se sont donc vus redistribuer à partir du début des
années 60 l'équivalent de deux sào de terres agricoles par personne et chaque couple pouvait
prétendre à l'obtention de quatre thươc de terres résidentielles83, à condition d'appartenir à la
coopérative agricole. Afin de pouvoir continuer ces redistributions à mesure que les villages
croissaient démographiquement, les autorités locales avaient conservé un certain nombre de terres
communales.
Cette politique appelée chính sách dân dấn, traduite littéralement par « politique au coup par
coup », avait pour but de redistribuer périodiquement des terres communales, devenues terres
résidentielles, à des jeunes couples pour permettre l'extension du village et pour que ces foyers
puissent construire une maison et fonder leur propre foyer détaché de leur famille.
Au même moment était mis en place un système de permis de résidence et de livrets de
famille, les hộ khâu, selon un modèle importé de Chine. Ces carnets, parfois qualifiés de passeports
intérieurs et toujours en vigueur actuellement, indiquaient la commune de résidence des foyers ainsi
que leur composition. Cette inscription permettait de participer à la coopérative, mais également
d'avoir accès aux services publics, soins de santé comme écoles. Ce système avait donc pour but de
ficher la population, mais surtout de maintenir ces populations sur place et d'en contrôler les
déplacements.
3. Collectivisation des moyens de production et instauration des coopératives
La collectivisation de l'agriculture a suivi cette réforme foncière, avec le lancement des
coopératives agricoles dès 1959. Ainsi, l'ensemble des terres agricoles est passé sous tutelle
collective, malgré ces redistributions, tandis que les moyens de production ont été collectivisés et le
travail organisé en brigade. Les buts affichés de ces politiques, outre la création d'une nouvelle
société, nous y reviendrons, étaient de rationnaliser et de moderniser l'agriculture, afin d'en accroître
les rendements.
83 Un sào équivaut à 360m2 et un thươc à 24m2
77
Dans certains villages, essentiellement ceux ayant déjà un métier artisanal ou des
compétences commerciales spécifiques, des coopératives artisanales ont été créées, dont les
productions trouvaient essentiellement leurs débouchés au sein du bloc soviétique et des pays de
l'Est.
Ainsi à Sơn Đồng, une coopérative multi-artisanale a été fondée en 1959, introduisant de nouveaux
métiers tout en conservant une partie des savoir-faire locaux. Dominée par le travail du rotin, tressé
pour faire des sièges ou des paniers, le tissage était également pratiqué tout comme la broderie.
Enfin, la laque, activité traditionnelle de Sơn Đồng, fut maintenue pour des objets usuels, comme
des bols, et non pour la statuaire religieuse.
Cette activité, guère florissante sous la période féodale et coloniale, faute de marché, avait en effet
été interdite pendant la période collectiviste, puisque les activités qualifiées de « superstitieuses »
furent interdites par le pouvoir communiste. Nous reviendrons d'ailleurs sur cette question dans la
suite de ce chapitre.
Toujours est-il que l'artisanat, sous différentes formes, fut maintenu à Sơn Đồng, bien qu'il
ait été totalement pris en charge par les pouvoirs publics, responsables, à travers la coopérative, de
fournir les artisans en matières premières, d'organiser la production et surtout de la vendre et de
l'exporter.
À Đồng Kỵ a également été créée une coopérative agricole, mais le village a surtout vu naître une
nouvelle forme de partenariat entre les pouvoirs publics et les habitants. En effet, des villageois de
Đồng Kỵ pratiquaient depuis plusieurs décennies le commerce de buffles, qui avait participé à la
création de l'image de Đồng Kỵ comme un village important de commerçants.
Cette activité a perduré durant la période collectiviste, de façon assez autonome, puisque les
pouvoirs publics voulaient maintenir cette activité sans disposer des connaissances ou des réseaux
nécessaires pour la faire vivre. Les pouvoirs publics ont donc sollicité les commerçants de Đồng Kỵ
pour qu'ils poursuivent cette activité et qu'ils apportent leur expertise en la matière, en échange d'un
encadrement officiel, avec factures et rapports.
La pluri-activité du village a également été maintenue, avec la coopérative artisanale du
village, où le travail du textile a été préservé, tout comme l'activité de charpentier et le débitage de
bois, notamment.
Pour Labbé (2011, p.46), « this so-called 'local' or 'regional' industry of the RRD region (which the
government ultimately hoped to replace with a modern centralized industrial structure) not only
persisted but expanded under the communist government. In 1962, this form of industry occupied
about 550 000 artisans (mainly in the cooperatives) and 40 000 workers, producing 63% of
78
consumer goods and 43% of the means of production. The value of this “local” industry (including
the artisan component) kept growing, reaching 55% of total industrial production in 1972 (Thrift
and Forbes, 1986)84 ».
Cependant, bien qu'une activité artisanale ait été largement maintenue dans ces villages, Douglass,
DiGregorio, Pichaya et Boonchuen (2002, p.3-35) rappelle que « the ideology and system of the
planned economy threatened the existence of craft villages and discouraged their development85 »,
puisque de nombreuses activités ont été bannies, abandonnées ou intégrées dans un système qui ne
respectait pas l'organisation des activités entre les villages en clusters par exemple.
D'une façon générale, la situation économique des artisans au sein des coopératives était
meilleure que celle des simples agriculteurs. En effet, selon Foissy (1997), leurs revenus étaient de
trois à quatre fois supérieurs à ceux des agriculteurs et pouvaient même être vingt fois supérieurs,
pour des artisans possédant des savoir-faire très pointus.
En outre, certains artisans ont été envoyés dans d'autres provinces et des ouvriers qualifiés ont ainsi
pu obtenir davantage de moyens, se forger de nouvelles connaissances et des réseaux nationaux,
qu'ils ont mis à profit au moment de la décollectivisation pour prospérer.
Enfin, la rémunération des « coopérants », de façon générale, était attribuée par un système
de points, convertis par la suite en quantité de riz, en aliments complémentaires et parfois en argent.
À Sơn Đồng par exemple, les villageois recevaient l'équivalent de 13 kilos de riz par mois et par
personne.
II. L'édification d'un « homme nouveau » et la politique d'acculturation du régime
1. Vertus révolutionnaires et interdiction des pratiques rituelles vernaculaires
Outre la réorganisation profonde de l'économie et de l'activité au sein des campagnes,
comme au sein des villes, la période collectiviste a également vu la tentative d'introduction d'une
nouvelle société, la promotion de nouvelles valeurs et la constitution d'une nouvelle communauté
84 « cette industrie du delta qualifiée de 'locale' ou de 'régionale' (que le gouvernement espérait remplacer par une structure industrielle moderne et centralisée, à long terme) s'est non seulement maintenue mais s'est développée sous le gouvernement communiste. En 1962, cette forme d'activité industrielle employait environ 550 000 artisans (principalement dans les coopératives) et 40 000 travailleurs et produisait 63% des biens de consommation et 43% des moyens de production. La valeur de cette industrie 'locale' (dont sa composante artisanale) continua à se développer, atteignant 55% de la production industrielle totale en 1972 »
85 « l'idéologie et le système économique centralisé menaça l'existence des villages de métier et découragea leur développement »
79
rurale.
Dès 1946 sont ainsi fondés des comités pour la propagande et la fondation de cette « nouvelle
voie » et de cette nouvelle vie (đổi sống mơi). Selon Malarney (2002, p.61), « the New Ways (nếp
sống mơi) directly engaged specific personal behaviours and were also the forum in which the party
described the intended reform of ritual practices. Indeed, although the 'cultural and ideological
revolution ' was included as one of Vietnam's «'three revolutions', the New Ways represented the
actual mechanisms for changing local social, cultural, and ritual life86 ».
Avec l'introduction de ce nouveau mode de vie et de ces nouvelles valeurs, l'idée sous-tendue est de
transformer la société vietnamienne dans son ensemble, de créer de nouveaux citoyens, un « homme
nouveau », aussi bien en ville que dans le monde rural. Et bien que la ville soit considérée comme le
lieu du capitalisme et que les politiques à l'époque aient été profondément anti-urbaines, la société
rurale et les campagnes devaient également être remodelées. La campagne, magnifiée dans le
discours de l'époque, était néanmoins le lieu où s'étaient exprimées de profondes inégalités et
l'exploitation de la masse par quelques uns. Le Parti communiste, dont le soutien principal était
justement dans ce vivier rural se devait donc de rétablir, à travers cette réforme agraire, l'équilibre et
l'égalité dans les campagnes.
Parmi ces réformes culturelles, les activités religieuses ou rituelles, qualifiées de
« superstitieuses », furent interdites. Ainsi, les rites bouddhistes qui avaient lieu dans les pagodes ou
la célébration des divinités protectrices et des génies tutélaires furent supprimés. De même, les
festivals, célébrations ou mêmes les repas de lignage ou de voisinage ont progressivement été
interdits par les pouvoirs publics et ce refus justifié par le fait que ces étalages de consommation et
de moyens « emphasiz(ed) social differences and forces less affluent villages to keep up the
practice87 » (Endres, 2001, p.95). Il s'agissait d'extraire les villageois de ces pratiques rétrogrades,
d'encourager de nouvelles valeurs et des comportements dictés par la raison, et non par la foi ou la
tradition.
Pour Endres, ces campagnes de propagande étaient d'ailleurs devenues «a substantial instrument of
the ideological liberation of the new person88 » (2001, p.82).
86 « la 'Nouvelle Voie' concernait directement des comportements personnels spécifiques et était également l'arène dans laquelle le Parti décrivait la réforme attendue des pratiques rituelles. En effet, bien que la 'révolution idéologique et culturelle' était incluse dans les 'trois révolutions', la Nouvelle Voie représentaient les mécanismes réels pour changer la vie sociale, culturelle et rituelle locale »
87 « renforç(aient) les différenciations sociales et pouss(aient) les villages les mieux lotis à se conformer à ces pratiques »
88 « un instrument considérable de la libération idéologique du nouvel homme »
80
Les activités de culte furent par conséquent interdites et accusées d'être des outils de
manipulation des habitants et de maintien dans des croyances irrationnelles, arriérées et empêchant
les citoyens de penser par eux-mêmes et d'agir en conséquence.
La révolution culturelle (cách mạng văn hóa) était ainsi nécessaire pour participer à l'édification
d'un homme nouveau, d'une société nouvelle et contribuer à la tentative d'homogénéisation de cette
société et au remplacement des valeurs « rétrogrades » au profit des valeurs socialistes.
Ces valeurs, énoncées par Hồ Chi Minh dès 1947 en tant que « vertus révolutionnaires »,
étaient au nombre de cinq: bienveillance, rectitude, savoir, courage et incorruptibilité.
Suite à la prise de pouvoir des communistes, de nouvelles valeurs sont introduites, « dedicated to
creating the proper attitudes toward economic and socialist development89 » (Malarney 1997,
p.908). Ainsi la diligence90, l'économie91, l'esprit public et l'impartialité furent ajoutés à l'ensemble
de valeurs éthiques précédemment énoncées.
Ces exigences morales demeurent par ailleurs toujours présentes, puisque le slogan cần, kiệm, liêm,
chính (diligence, économie, intégrité et rectitude) se trouve sur de nombreux édifices publics.
Adressées en priorité aux cadres du Parti, et devant dicter leur ligne de conduite, ces valeurs sont
néanmoins également dirigées vers les habitants, en « remplacement » de pratiques plus anciennes.
Pour le Parti, les emblèmes de ces pratiques, et de l'ancienne société, deviennent donc la
cible principale de changement et de transformation et doivent être détruits.
La maison communale, le đình, symbolisant l'ancien régime, revêt par conséquent une importance
particulière pour le nouveau pouvoir.
En effet, comme l'indique Endres (2001, p.78), « from a marxist point of view, communal house
rituals were condemned as instruments of the former ruling class92 ».
Ainsi, la maison communale est abandonnée comme lieu de la vie villageoise, politique comme
sociale, et se voit même, dans le pire des cas, réduite au simple rôle de bâtiment public accueillant
des activités profanes. De nombreuses maisons communales du delta du Fleuve Rouge ont par
exemple étaient utilisées pendant la période collectiviste en tant que lieu de stockage du riz,
marquant profondément les villageois, attachés à ce lieu.
89 « dédiées à la création d'attitudes appropriées vis-à-vis du développement économique et socialiste »90 industry en anglais91 dans le sens de la sobriété et de la frugalité92 « d'un point de vue marxiste, les rituels des maisons communales furent condamnés en tant qu'instruments de
domination de l'ancienne classe dirigeante »
81
Le Parti n'est cependant pas opposé à toutes formes d'activités culturelles, mais il s'agit de
les orienter vers d'autres pratiques et dans d'autres lieux. C'est ainsi qu'apparaissent les nhà văn hóa,
les maisons culturelles, qui existent toujours actuellement, et qui servaient à accueillir les activités
sportives et culturelles des villageois, quand elles n'étaient pas également utilisées comme siège des
réunions publiques.
2. Assouplissement des interdits et résurgence des cultes
Cependant, face à l'opposition des habitants et au maintien de pratiques rituelles dissimulées,
un assouplissement du contrôle des activités culturelles s'opère dès la fin des années 80 et certains
cultes sont réintroduits, quoique modifiés. Ainsi, tandis que la vénération des génies tutélaires ou
des divinités protectrices des villages demeure interdite, vouer un culte à des héros anciens ou aux
fondateurs de métier, dans les villages d'artisans, est re-autorisé.
Selon Endres (2001, p.88), ce glissement « reflects the impact of the confucian legacy inherent on
the party-state's pedagogical efforts: in the domain of public ritual, the former spirit world has been
successfully displaced by the ancestral spirits of (local and national) celebrities whose meritorious
deeds are convertible into socialist conception of virtue and heroism, and the veneration of whom is
in accordance with the party-approved adage 'when you drink water, think of the source93 ». Ainsi,
remercier le fondateur du métier, et souvent du village, est devenu progressivement acceptable aux
yeux des pouvoirs publics et des doctrines socialistes: il ne s'agit pas de révérer une divinité mais un
personnage historique, bien que son histoire soit souvent mythifiée.
Cette réaction des pouvoirs publics aux détournements ou à la gronde des villageois
témoigne de l'attention que le Parti portait, et porte toujours, malgré tout, à l'opinion publique. Et
ceci explique en partie également l'abandon progressif de la collectivisation et l'introduction de
nouvelles possibilités, ou libertés, pour les habitants.
93 « reflète l'impact de l'héritage confucianiste inhérent aux efforts pédagogiques de l'Etat-Parti : dans le domaine rituel public, le monde spirituel ancien a été déplacé avec succès par les esprits ancestraux des célébrités (locales et nationales) dont les faits méritants sont convertibles dans la conception sociale de la vertu et de l'héroïsme, et dont la vénération est en accord avec l'adage approuvé par le Parti 'lorsque tu bois de l'eau, pense à la source' »
82
III. Les échecs de la collectivisation et les prémices des réformes : stratégies villageoises et pragmatisme des pouvoirs publics
1. Pha rào et « everyday politics » : les limites du système
Ainsi, malgré l'idée généralement répandue que la période collectiviste était une période
d'interdictions, de contrôle serré des populations et des activités, de nombreux « écarts à la règle »
persistaient et des adaptations locales avaient lieu, souvent avec la complicité des autorités locales.
Un terme vietnamien, pha rào, signifiant littéralement « bris de barrière » a d'ailleurs été créé pour
qualifier ces prises de distance et détournements des habitants, échelons administratifs ou
entreprises d'État vis-à-vis du pouvoir central et de ses directives.
Ainsi, bien qu'officiellement toute activité foncière était interdite, des échanges ou des ventes de
terres résidentielles perduraient, entre particuliers, avec l'autorisation des autorités locales qui
pouvaient formaliser ces transactions avec l'attribution de pho, de contrats sur papier, ou parfois
seulement avec des accords oraux, comme à Đồng Kỵ94.
De même, des activités économiques ou commerciales demeuraient, en complément du travail à
la coopérative. Des artisans nous ont ainsi rapporté à Sơn Đồng qu'ils continuaient, en sous-main, à
sculpter et vendre ces sculptures, bien que de façon limitée, le marché étant très amoindri pour ce
type d'artisanats. D'autres auteurs rapportent que certaines femmes des villages parcouraient la route
jusqu'à Hà Nội de nuit pour écouler une partie de leur production maraîchère, alors que la
commercialisation privée était interdite.
Selon Kerkvliet (2006, p.291), ces formes quotidiennes de résistance sont en partie à
l'origine de l'échec de la collectivisation, ou du moins de son abandon progressif. Pour l'auteur,
« significantly influencing the evolution away from collective farming were villagers themselves.
Their bottom-up pressure, besides being powerful, is remarkable because it was unorganized and
silent. No sizeable violence, social upheaval or even organized opposition occurred95 ».
Ces pressions ou détournements mis en place par les habitants se manifestaient de différentes
façons: par l'appropriation des terres collectives pour des activités privées de maraîchage ou
d'élevage, par exemple, par l'utilisation du fourrage ou même du riz de la coopérative, ou encore par
94 Entretien auprès d'un ancien du village (Labbé, 2009)95 « influençant significativement l'évolution s'éloignant de l'agriculture collective étaient les villageois eux-mêmes.
Leur pression depuis la base, indépendamment d'être forte, est remarquable parce qu'elle était non-organisée et silencieuse. Ni violence perceptible, ni soulèvement social, ni même opposition organisée ne furent nécessaires »
83
le détournement d'une partie des graines.
L'efficacité de ces résistances, et leur rôle dans l'abandon des politiques collectivistes, est important
et explique en partie l'échec de ces politiques et leurs évolutions progressives vers davantage de
« marché », ou du moins de marge de manoeuvre.
D'autres facteurs ont néanmoins conduit les pouvoirs publics vietnamiens à réorienter leurs
politiques, jusqu'à la mise en place du Đổi mơi (le Renouveau ou la Nouvelle Voie), à partir de
1986.
2. Crise de confiance des coopérants et incompétences des cadres : les causes de l'échec de la collectivisation
Le premier argument avancé concerne l'échec de l'organisation économique des coopératives
et les résultats très négatifs de la collectivisation en terme de rendements agricoles. Ainsi, à la fin
des années 70, le delta du Fleuve Rouge est à la limite de la famine, avec une grave « crise des
disponibilités alimentaires » (Gironde, 2001, p.65), et la période du bao cấp96 est marquée par des
privations considérables pour les habitants, en ville comme à la campagne.
Cet échec est attribué à plusieurs facteurs. Tout d'abord, l'imposition d'une nouvelle organisation
économique et l'obligation faite aux villageois de travailler ensemble expliquent en partie les
insuccès de la collectivisation.
D'après Kerkvliet (1995, cité par Gironde, 2001, p.54) « people from different families and
neighbourhoods were required to work together in teams and production brigades and were
expected to cooperate. Such arrangements were quite alien and cut across kinship networks with
which people were more comfortable97 ».
En effet, cette organisation collective a rompu les systèmes économiques préalables, basés sur
du travail familial ou, du moins, sur un travail effectué en collaboration avec des villageois
appartenant au même làng, tandis qu'avec la collectivisation et la réorganisation territoriale des
villages les habitants se sont trouvés contraint de travailler, en commun, avec des personnes
extérieures, avec lesquelles la confiance faisait défaut. Ainsi plusieurs hameaux furent agglomérés
et regroupés au sein de coopératives, qui étaient auparavant parfois en concurrence ou qui n'avaient
que peu de liens entre eux.
96 Littéralement « économie subventionnée », qui débute à partir de la réunification du pays en 1975.97 « des gens de différentes familles ou voisinages furent obligés de travailler ensemble dans des équipes et brigades
de production et censés coopérer. De tels types d'arrangements étaient assez étrangers et rompaient les systèmes de parenté avec lesquels les gens étaient plus à l'aise »
84
Or, pour que ce système puisse fonctionner, il demandait à ce que tous les membres de la
coopérative travaillent autant et que la confiance existe entre ses membres. Pourtant, selon
Kerkvliet (2006, p.294), « people in these enlarged organizations, consisting of more than 200
households each, did not know each other well and could not develop confidence that everyone was
doing their share of the work or doing it well98 ». Ainsi fut encouragé le travail minimum, les
habitants ne voyant pas l'intérêt de travailler avec acharnement parfois, si les autres coopérants
n'assuraient pas la même charge de travail.
À part quelques coopératives modèles, le reste des coopératives avait donc des résultats
médiocres et la plupart des coopérants faisaient le minimum de travail collectif et, en revanche,
travaillaient activement pour leur production propre, sur leurs quelques parcelles. Ce « gaspillage
des forces productives » (Gironde, 2001, p.37) explique en partie les mesures et les réorientations
du modèle communiste, vers davantage d'autonomie de fonctionnement.
Pour DiGregorio (2001, p.24) enfin, les pouvoirs publics n'ont jamais été réellement en mesure
d'imposer la mise en place totale des coopératives de production. Pour cet auteur, alors que les
coopératives devaient être le lieu de contact entre les différentes strates administratives et de
pouvoir et auraient du être fermement imposées par le haut, « central Party leadership constantly
reiterated the need to rely on persuasion, sanction and material incentives – rather than direct
coercion - to encourage their formation99 », bien que ces stratégies n'aient pas conduit à leur succès
d'implantation et de fonctionnement local.
La seconde raison avancée pour expliquer les faiblesses de ce système collectiviste tient aux
cadres locaux du Parti, taxés d'incompétence ou de malhonnêteté.
En effet, comme le souligne Le Chau (1966, cité par Gironde, 2001, p.57), le niveau de compétence
des cadres fût rapidement considéré comme « la source des plus grandes difficultés de la
collectivisation ». Le système de gestion locale a en effet été profondément remanié pendant la
période collectiviste, avec l'envoi dans les localités de cadres venus de l'extérieur, qui connaissaient
mal les villageois comme le fonctionnement de ces villages, en remplacement des édiles antérieurs.
En outre, beaucoup n'étaient pas formés à la gestion d'une coopérative et manquaient des savoir-
faire essentiels pour la mobilisation des gens et l'organisation d'un tel groupe.
Faute d'autorité morale, qui s'acquière avec la connaissance et la confiance des villageois, et faute
d'autorité « intellectuelle », fruit de la reconnaissance des capacités et des compétences des
98 « les gens dans ces organisations étendues, qui chacune consistait de plus de deux cents foyers, se connaissaient peu et ne pouvaient développer la confiance que tout le monde faisait sa part du travail ou la faisait correctement »
99 « le leadership du Parti central devrait constamment s'appuyer sur la persuasion, la sanction ou des incitations matérielles - plutôt que sur la coercition – pour encourager leur formation »
85
hommes, nombre de ces cadres furent rejetés et non suivis par les villageois.
La question de la volonté des cadres à faire appliquer localement les décisions nationales se
pose néanmoins. En effet, certains cadres issus des villages ou venus de l'extérieur prenaient des
arrangements avec les lois ou leurs obligations, ou du moins fermaient les yeux sur des pratiques
illicites des villageois.
Pour Gironde (2001, p.58), il convient de s'interroger sur la part de responsabilité à attribuer à ces
cadres quant à l'échec du système des coopératives et donc de « savoir si les autorités furent
incapables, ou ne souhaitaient pas, utiliser les mesures adéquates pour faire fonctionner l'entreprise
collectiviste comme prévu ».
La question se pose ici de la continuité, entre la période féodale, la période coloniale et la période
collectiviste, sur cette capacité, ou incapacité, des pouvoirs publics à imposer localement leur
politiques et sur le rôle des cadres locaux agissant, d'une certaine manière, comme des « filtres ».
Pour Labbé (2011, p.43), le pouvoir national est en large partie responsable de ces difficultés,
faute d'une ligne politique claire et, d'une certaine façon, de volontarisme. Ainsi, « overlaps and
contradictions in the state's rules created opportunities for local populations to navigate between the
rules, notably through the use of personal relationships to informally access the required
services100 ». En laissant cette marge de manoeuvre aux pouvoirs publics locaux, afin de ne pas
braquer la population locale contre les politiques du Parti, le pouvoir central aurait ainsi créé les
conditions favorables pour une application limitée des directives et leur contournement.
Cependant, cette marge de manoeuvre n'assurait pas nécessairement la stabilité dans les
villages puisque certains cadres locaux utilisaient ces libertés à leur profit, en favorisant leur propre
enrichissement, ou celui de leurs proches, en leur attribuant des terres de façon préférentielle ou en
fermant les yeux sur leurs malversations. La droiture morale, l'intégrité et l'incorruptibilité, valeurs
morales cadre des principes communistes, ne dirigeaient donc pas nécessairement les actions et les
décisions des autorités locales, conduisant à des situations de tension et à un rejet de la puissance
publique, dans certains cas.
À ce sujet, Kerkvliet (2006, p.294) considère que la corruption et les malversations des cadres
locaux a en partie causé la perte du système, les plaintes des habitants se multipliant. Selon lui,
« chief among their complaints was that too often officials misused their positions to benefit
themselves, their close relatives and friends, and to engage in corruption, including stealing money,
100 « les chevauchements et contradictions dans les règles étatiques créent de opportunités, pour les populations locales, de naviguer entre les règles, notamment à travers l'utilisation des relations personnelles pour accéder, de façon informelle, aux services nécessaires »
86
grain and other resources belonging to the collective101 ». Ces situations d'abus, récurrentes dans les
villages comme dans les villes, étaient en effet un sujet de revendication des habitants, conduisant
les autorités nationales à réévaluer leur gestion locale, notamment.
Pour Kolko (2001, p.437) également, comparant les cas chinois et vietnamien, « pervasive
corruption, touching all aspects of the people's daily life, is one malaise that has characterized the
final stages of all the communist regimes, leading to the dissolution of the essential myth of
socialism as superior social ethics and basis of society102 », expliquant ainsi la chute de ce système
et du communisme orthodoxe.
Ainsi, à la fin des années 80, la situation dans les campagnes vietnamiennes comme dans les
villes est caractérisée par une forte tension: le modèle productiviste et collectiviste est exsangue et
les pouvoirs publics, locaux comme nationaux, sont remis en question par les populations, le
soutien au régime s'amenuisant progressivement.
IV. Mise en place effective de la décollectivisation et du « Renouveau » : vers une économie de marché à orientation socialiste
La décollectivisation s'amorce ainsi progressivement, dans un premier temps de façon limitée.
Des « contrats secrets », les khoán chui, entre les coopératives et les villageois se multiplient dès la
seconde moitié des années 70 pour pallier les dysfonctionnements du système. Concrètement, les
coopératives octroyaient des parcelles agricoles à des familles, leur laissant le soin de les cultiver
librement, contre la remise d'un quota fixé de produits, les rendements restants demeurant en
possession des villageois (Gironde, 2001).
Ces arrangements se sont formalisés par la suite grâce à la directive 100 du PCV du 13 janvier 1981
qui a officiellement mis en place ce travail forfaitaire. Les coopératives attribuaient donc des terres
annuellement aux paysans, fournissaient semences et engrais en échange d'un montant de
productions à reverser périodiquement par les familles. Les effets sur le redressement productif se
firent sentir dès les premières récoltes suivant l'adoption de ces mesures103.
101 « la complainte la plus importante était que trop souvent les officiels exploitaient leur position pour leur propre bénéfice, pour leurs proches et amis, et étaient impliqués dans la corruption, dont le vol d'argent, de grains ou d'autres ressources collectives »
102 « la corruption généralisée, affectant tous les aspects de la vie quotidienne des gens, est un malaise qui a marqué les derniers moments de tous les régimes communistes, conduisant à la dissolution du mythe essentiel du communisme en tant qu'éthique sociale supérieure et base de la société »
103 Gironde (2001, p.72) rapporte par exemple que la production vivrière passe de 12 793 milliers de tonnes en 1978 à près de 17 652 milliers de tonnes en 1987. Le rendement en paddy passe quant à lui de 1,98 tonne par hectare en 1978 à 2,53 tonnes par hectare en 1987.
87
Un pas supplémentaire vers une libéralisation de la production est ensuite franchi avec la
résolution 10 du bureau politique du Parti, en 1988, qui stipule que « l'État reconnaît l'existence
durable et l'effet positif de l'économie individuelle et privée dans le processus d'édification du
socialisme, reconnaît sa personne juridique, lui assure l'égalité en droits et obligations devant la
justice, protège le droit au travail légal et les revenus légitimes des foyers privés et des individus
ainsi que leur droit de leurs enfants à l'héritage ».
Au même moment, les coopératives agricoles comme artisanales sont progressivement dissoutes ou
sont réorganisées en tant qu'organismes de soutien à l'agriculture, en particulier, et en fournisseurs
de services.
À Sơn Đồng par exemple, la coopérative artisanale est abandonnée avant même la mise en place des
réformes du Đổi mơi, dès 1981, et l'activité de sculpture et de laque - dans un premier temps non
religieuse – est réintroduite avec l'aide des pouvoirs publics de la province dès 1985, grâce à
l'ouverture d'une classe de formation à destination des villageois et accueillant une trentaine d'entre
eux.
Outre ces politiques concernant directement les paysans et les ruraux, de nombreuses mesures
de libéralisation économique, de reconnaissance de l'activité familiale privée ou de desserrement
global du contrôle public sur les habitants sont mises formellement en place dans le cadre des
politiques du Đổi mơi, le Renouveau, à partir de 1986 et du VIe congrès du Parti, qui visent à
réorienter le pays vers une économie de marché à orientation socialiste.
Cependant, nous avons pu voir que plusieurs décisions antérieures avaient d'ores et déjà mis à mal
l'organisation collectiviste et l'économie planifiée et conduit à l'abandon progressif de ce système
totalement administré par l'État.
Pour Kerkvliet (2006, p.290), « a more reasonable date is the late 1970s, when collective farming in
much of the north was collapsing from within, morphing into family farming, and when
collectivization in the Mekong delta had virtually stopped after barely starting 104 ».
Enfin, l'organisation des terres et le système foncier furent profondément remaniés avec des
politiques de redistribution des terres agricoles dès 1991 et surtout avec la promulgation de la loi
foncière de 1993, qui précise les usages des terres et leurs « usagers ». Ces terres avaient néanmoins
déjà commencé à être redistribuées dès le début des années 90. Ainsi à Sơn Đồng, une large
proportion des terres communales avaient été attribuées à de jeunes foyers en 1991 par le comité
104 « une date plus raisonnable est la fin des années 70, quand l'agriculture collective dans la plupart du nord-Vietnam s'effondrait de l'intérieur, se transformant en agriculture familiale, et quand la collectivisation dans le delta du Mékong avait virtuellement arrêté après avoir à peine démarré »
88
populaire de commune. À cette date, tous les habitants nés avant 1991 avaient obtenu des terres
agricoles qu'ils pouvaient cultiver librement. C'est ainsi que le xóm Ngã Tư, littéralement le hameau
du carrefour, entre les routes menant à Cát Quế, Kim Chung, Đức Giang et Song Phương, a été
fondé. Ces terres, laissées en jachère suite à la décollectivisation de l’agriculture et composées de
nombreux étangs ont donc été attribuées à de jeunes familles, afin d'encourager « leur
développement » et leurs activités, nous y reviendrons dans un chapitre ultérieur.
La délivrance des certificats de droits d'usage des sols est alors orchestrée par les pouvoirs
publics, afin de formaliser les usages des terres et de préciser leurs destinataires. Des « carnets
rouges », les sổ đo, sont progressivement émis et contiennent les certificats des droits d'usage des
sols résidentiels et agricoles, ainsi que les certificats de propriété pour les bâtiments et constructions
érigés sur ces terres. Les terres agricoles sont régies par des baux emphytéotiques attribués pour une
durée n'excédant pas 20 ans pour les cultures annuelles et 50 ans pour les cultures pérennes.
Trois types de « droit » sur le foncier existent depuis cette date au Vietnam. Le droit de propriété,
quyền sở hữu, appartenant au peuple, le droit de gestion du foncier, quyền quản lý, délégué à l'État,
et enfin le droit d'usage, quyền sử dụng, attribué aux foyers, individus ou autres entités, comme les
entreprises publiques.
L'État demeure néanmoins implicitement seul propriétaire des terres, en tant que représentant
du peuple, ne fait qu'accorder des droits ponctuels pour l'utilisation de terres et est l'unique
détenteur du pouvoir de changer leurs usages, leur destination et leur redistribution. Kerkvliet et
Selden (1998, p.51) voient d'ailleurs dans cette pratique redistributive « a pattern with roots in pre-
revolutionary village praxis105 », où les terres communales étaient régulièrement allouées à des
groupes locaux, familles, coopératives d'agriculteurs ou associations, par exemple.
Avec cette loi foncière de 1993 néanmoins, le champ des possibilités d'utilisation individuelle des
terres est élargi et les habitants acquièrent cinq nouveaux droits fondamentaux: céder leurs droits
d'usage du sol, les transférer, les échanger, les léguer et, enfin, les hypothéquer.
Un marché foncier se met ainsi progressivement en place à travers le transfert contre argent
des droits d'usage des sols et les terres, résidentielles comme agricoles, deviennent dans les villages
de métier comme en ville source d'enrichissement, de différenciations sociales et, nous le verrons,
de tensions.
105 « un modèle avec des racines dans la praxis du village pré-révolutionnaire »
89
Conclusion
Au début des années 90, les villages de métier se trouvent donc confrontés à des choix :
reprendre le métier, délaisser l'agriculture, réorganiser un réseau économique en mesure de favoriser
le développement de l'artisanat, investir dans leur habitat et, globalement, transformer leur village.
Malgré les tentatives du nouveau pouvoir communiste de faire table-rase du passé féodal, de son
mode d'organisation territoriale et économique comme de sa culture vernaculaire, resurgissent dès
l'ouverture économique et l'instauration d'une certaine « décompression autoritaire » (Bayard, 1991)
réseaux antérieurs d'activités artisanales, anciennes élites et rites villageois, réinvestissant ainsi les
ressources pré-révolutionnaires.
Notre chapitre suivant fait un état des lieux de ces transformations internes et nous y détaillerons les
dynamiques endogènes de ces villages, tant d'un point de vue géographique qu'économique. Les
changements provoqués par les phénomènes de périurbanisation et par l'étalement urbain seront
quant à eux abordés dans notre dernière partie.
90
CHAPITRE 3
LES VILLAGES DE MÉTIER AUJOURD'HUI: MULTIPLICITÉ DES ARTISANATS, PLURALITÉ DES FORMES D'ORGANISATION TERRITORIALE ET ENJEUX DE DÉVELOPPEMENT
À partir de la fin des années 70 et du début des années 80, les villages de métier du delta du
Fleuve Rouge retrouvent une certaine marge de manœuvre dans la conduite de leurs affaires
économiques, et plus généralement de leurs affaires internes, avec la disparition progressive des
coopératives de production et du système collectiviste. Les premières mesures de libéralisation de
l'activité agricole et artisanale entraînent très rapidement une reprise de l'économie villageoise,
basée essentiellement sur l'économie familiale et une privatisation des moyens de production. S'en
suivent trois décennies de croissance majeure, qui ont profondément remodelé tant l'organisation
villageoise que la géographique concrète de ces villages, et qui ont conduit à la « reassertion of the
craft villages as a form of production» (DiGregorio, 2001, p.9) et à ce que McGee (2009, p.243)
qualifie d'« invisible urbanisation106 » des marges périurbaines.
I. Redistribution foncière et reprise de l'économie familiale : résurgence du village pré-révolutionnaire et intégration à l'économie de marché
1. La redistribution foncière et la ré-émergence de l'artisanat : le capital social et familial, source de développement du métier
Au sortir de la période collectiviste, tous les villageois nés avant 1993 obtiennent donc
chacun douze thươc de terres agricoles, 288m2, puisqu'un thươc équivaut à 24m2. Ces terres
rizicoles sont réparties dans plusieurs zones du village, en fonction de leur qualité, conduisant ainsi
à un morcellement des parcelles, bien que des regroupements familiaux soient effectués. Quant aux
terres résidentielles, elles ne sont pas redistribuées et correspondent, peu ou prou dans un premier
temps, à la même configuration qu'auparavant.
La riziculture privée reprend par conséquent, avec le soutien logistique et technique des
coopératives, et connaît des hausses de productions majeures. Les activités de maraîchage et
d'élevage reprennent également, essentiellement sur les terres considérées comme résidentielles,
dans les jardins des foyers, ou sur les terres dites « de 5% », les terres de maraîchage entourant
106 « réaffirmation des villages de métier comme forme de production » … « urbanisation invisible »
91
directement les zones résidentielles.
Enfin, certaines terres communales sont attribuées à de jeunes foyers, transformées pour un usage
résidentiel et sont ainsi fondés de nouveaux hameaux d'habitation.
À cette époque, les terres ont été uniquement redistribuées aux natifs du village, principe toujours
largement maintenu actuellement. Ainsi, selon Kerkvliet (2006, p.289) « many villages, although
certainly not all, also have regulation against land use rights being transferred to people not living
there. Such stipulation resonate with long-standing community customs in many parts of the
country that land is for the benefit of only village residents, not outsiders107 ».
Dans les villages de métier néanmoins, l'activité agricole est actuellement en forte
diminution et n'occupe que partiellement le temps de travail des villageois, bien qu'à l'échelle du
delta du Fleuve Rouge, la région fournissait toujours en 2002 19,6% de la production en riz du pays,
sur 16% de sa surface rizicole (Dao The Anh et Fanchette, 2008). À l'exception des foyers pauvres,
qui ne peuvent participer à l'artisanat ou seulement en tant que « petite-main », la plupart des
artisans louent actuellement leurs terres à des proches ou à ces foyers pauvres, souvent en échange
de riz, tandis qu'une part de ces terres n'est tout simplement plus exploitée, les rendements dans ces
villages étant faibles et ne permettant de toutes façons pas de nourrir les foyers et encore moins de
dégager un surplus pour la vente.
La décapitalisation foncière est néanmoins rare (Gironde, 2008): ces locations ou prêts n'impliquent
aucun renoncement aux droits d'usage des terres et la grande majorité des villageois conserve au
contraire ce capital, considéré comme le plus sûr.
En revanche, l'activité artisanale a largement repris, souvent à l'initiative des villageois les
plus dynamiques, épaulés dans certains cas par les pouvoirs publics ou en tous cas par leur famille.
En effet, la réintroduction du métier a souvent été le fait soit des nouvelles élites issues de la
période collectiviste, les cadres des coopératives ou les vétérans de retour au village, soit des
anciennes élites, issues des périodes féodales et coloniales, qui ont réussi à maintenir un capital
financier important et des connaissances techniques.
Gironde (2001, p.341) estime par exemple que pour les foyers non-agricoles, « trois foyers sur
quatre de ce groupe comptent une personne ayant, à l'époque des coopératives, exercé régulièrement
une activité professionnelle non-agricole, le plus souvent en dehors de la commune. Ces individus
se distinguent des paysans par des compétences techniques, et plus encore par leurs savoir-faire, en
107 « de nombreux villages, bien que pas tous, avaient également mis e place des régulations contre le transfert de droit d'usage du sol à des personnes extérieures. Ces précisions/stipulations font écho aux coutumes communautaires anciennes, dans plusieurs parties du pays, que la terre doit bénéficier aux résidents, et non aux étrangers »
92
l'occurrence « savoir faire des affaires », et leur réseau de partenaires en dehors du village ».
Certains vétérans de retour des différentes guerres ou cadres envoyés dans d'autres provinces sont
en effet devenus d'importants entrepreneurs. Ces derniers ont parfois pu acquérir de précieuses
connaissances et savoir-faire pendant la guerre, qu'ils s'agissent de qualités de gestion ou
d'encadrement, ou qu'ils aient établi des contacts ou partenariats dans d'autres régions du Vietnam,
voire même de l'Asie du sud-est, au Cambodge notamment, leur permettant d'établir dès leur retour
au village des partenariats et d'accéder à un marché plus large et porteur.
Les cadres des anciennes coopératives artisanales ont également pu bénéficier de leurs
connaissances acquises lorsqu'ils travaillaient en leur sein et sont parvenus à maintenir des liens
avec les clients de l'État, à réactiver des réseaux ou à trouver plus facilement un capital pour
relancer leur production personnelle. En outre, ces cadres locaux ont largement bénéficié des
politiques d'adjudication des terres, puisque les chefs de village et les comités populaires, toujours
contrôlés par le Parti, étaient en charge de ces redistributions. Et bien que certains critères devaient
prévaloir pour l'attribution de ces terres, la marge de manœuvre des pouvoirs publics restait
importante. Ainsi, pour Gironde (2001, p.361), « les autorités invoquent pour leur décision
d'attribuer les jardins ou les étangs, la « capacité » des familles à les mettre en valeur; c'est en fait la
capacité de les demander, entendons l'état des relations avec les décideurs, qui détermine
l'accumulation foncière ». L'appartenance aux réseaux de pouvoirs et les connections de ces foyers
ont donc largement contribué au développement de l'activité de ces foyers, mieux pourvus en terres
et soutenus dans leur entreprise. Ce capital social n'est néanmoins pas le seul capital ayant permis la
reprise de l'activité privée et cet « entregent » du système local est actuellement également menacé
par l'émergence, et la re-émergence, de nouveaux acteurs.
Enfin, plusieurs artisans prospères actuellement appartiennent aux lignages les plus
puissants et ont comme parents ou grands-parents des notables ou des grands propriétaires de
l'époque féodale ou coloniale, reproduisant ainsi la structure socio-économique antérieure à la
réforme agraire et à la collectivisation. Ainsi, bien que cette réforme ait entraîné une perte de capital
foncier, de terres agricoles comme résidentielles pour ces familles, nombre d'entre elles ont pu
conserver une partie de leur pouvoir et ont pu « rebondir » suite à l'ouverture économique et aux
réformes, puisqu'elles continuaient à disposer d'un capital et de possibilités d'investissements plus
importants. En effet, les biens ou l'or n'avaient pas été saisis à ce moment, à Đồng Kỵ par exemple,
si bien que certains en avaient stocké une quantité considérable qui a leur permis de développer une
activité privée dès que cela a été officiellement autorisé.
93
Gironde (2001, p.354) note cependant que l'ouverture économique et la croissance ont
également été porteuses de « changements dans l'ordre économique et social, à l'image des foyers
spécialisés dans les activités non-agricoles qui ne sont pas tous issus de la notabilité traditionnelle
ou du cercle des autorités locales ». En effet, certains artisans ont pu faire renaître leurs activités
progressivement en s’appuyant sur leurs propres ressources, matérielles comme immatérielles, et
avec l'aide de leur famille notamment, qui demeure une source importante de soutien, en prêtant des
terres, en cédant une partie de leur capital ou en investissant en commun.
La place de la famille reste néanmoins à l'heure actuelle à mesurer. Soutien aux prémices de
l'ouverture économique, son rôle peut évoluer dans certains cas, surtout dans les nouvelles
structures de production. En effet, nos travaux et enquêtes nous ont permis de voir qu'un certain
nombre d'artisans ne se sent plus obligé de travailler uniquement avec leur famille ou au sein de leur
lignage, et préfèrent même éviter, autant que faire se peut, d'embaucher, de sous-traiter ou de co-
produire avec des membres de leur famille. Ils favorisent donc des partenariats fondés sur la
compétence, la confiance réciproque et le professionnalisme, plutôt que sur les liens du sang.
Certains nous ont même dit qu'ils écartaient volontairement le fait de travailler avec des proches,
bien que qualifiés, simplement pour travailler dans une atmosphère plus neutre et s'extraire du
carcan des conventions familiales. Fauré et Labazée (2005, p.274) soulignent d'ailleurs que la
coopération entre entreprises et partenaires ne se fonde pas uniquement sur l'unité familiale, mais
sur « (...) la communauté humaine et culturelle ainsi que le milieu socio-professionnel (qui) sont vus
comme support de la confiance entre agents, comme cadre de la diffusion des connaissances et des
échanges des compétences, comme moteur de l'efficience collective, comme élément clé de la
construction du «dedans» et du «dehors» de ces concentrations d'activités ».
Les villageois les plus isolés, les moins connectés aux pouvoirs publics ou aux réseaux
marchands et disposant d'un capital social, foncier et financier moindres, ont bien entendu eu
davantage de difficultés à reprendre une activité privée et sont souvent devenus des foyers satellites
de production d'un plus grand atelier, d'un patron ayant développé son activité et ayant besoin de
main-d'oeuvre extra-familiale.
Malgré la reprise, de nombreux artisans, ayant une activité florissante ou non, pointent un
certain nombre de difficultés, conséquentes à la période collectiviste. La question des « traces » de
cette période et de ce mode d'organisation et de production se pose toujours à l'heure actuelle. Ainsi
certains chercheurs, dont Fanchette (in Fanchette et Segard, 2010), estiment que la mise en place de
coopératives artisanales a pu, dans certains villages, briser l'esprit d'initiative et d'investissement des
94
artisans. Suite à des décennies où l'activité artisanale était globalement prise en charge par les
pouvoirs publics, de l'approvisionnement en matières premières à la commercialisation des produits,
à l'export notamment, les villageois auraient en partie perdu leur savoir-faire et leurs compétences
« annexes », restant ainsi assez désarmés pour relancer leur activité de façon autonome. Certains
artisans nous ont en effet fait part de leur difficulté à gérer toutes ces obligations parallèles au
métier: ces derniers savent produire, mais ont eu des difficultés, ou en connaissent toujours, pour
s'insérer dans des réseaux plus larges, de vente, de transport ou d'accès aux ressources.
Ceci explique d'ailleurs que des villages limitrophes des villages les plus développés, n'ayant pas de
métier, se soient orientés au service de ces villages, en s'occupant des questions logistiques :
fourniture de matière première, recyclage des déchets de production, transport des marchandises ou
même vente de ces marchandises.
Des artisans nous ont également confié leur difficulté à avoir une vision à long terme de
leurs activités, ce qui est confirmé par nos propres enquêtes. Le marché évolue, la concurrence
asiatique et mondiale s'accroît, l'offre est parfois saturée et il apparaît donc que certains artisans
auraient intérêt à diversifier leur production ou à s'ouvrir à d'autres marchés. Or la majorité des
artisans n'a pas les clés ou les outils pour mettre en place cette évolution et continue de penser que
c'est à l'État qu'incombe cette tâche de les épauler et de les conseiller. En outre, le problème de la
qualité des produits demeure, de l'image par conséquent véhiculée par ces villages, au Vietnam
comme à l'étranger, et leur pérennité en est par conséquent compromise.
2. De l'artisanat familial aux villages de métier : l'organisation du travail au sein du village
Certains artisans parviennent néanmoins à développer l'envergure de leur production et leur
marché, qu'ils bénéficient d'un sens du commerce « inné » ou qu'ils aient fait des études supérieures
en ville avant de ne revenir au village reprendre l'entreprise familiale, en lui insufflant d'autres
méthodes de gestion, de commercialisation ou même de production. En effet, certains enfants
d'artisans des villages que nous avons étudiés ont pu suivre des études aux beaux-arts de Hà Nội par
exemple, puis sont revenus exercer dans l'atelier familial et ont pu proposer de nouveaux types de
sculpture, tandis que d'autres ont obtenu un diplôme dans des écoles de commerces et parviennent à
re-orienter l'entreprise familiale vers l'exportation ou des productions plus « mondialisées ». Enfin,
lorsque les artisans eux-mêmes, ou leurs enfants, ne possèdent pas ces connaissances, il est de plus
en plus fréquent qu'ils embauchent des personnes extérieures, et en particulier des comptables,
toutes les questions relatives au passage à une SARL et aux obligations subséquentes leur étant
95
largement inconnues.
Dans un premier temps purement familiale, la production s'est donc progressivement
étendue à d'autres sphères, avec la mise en place de réseaux de sous-traitance, de partenariats avec
des foyers « satellites » du village ou de villages limitrophes et avec l'embauche d'ouvriers
extérieurs, qualifiés ou non. Les modes d'organisation de l'artisanat dans les villages de métier sont
en effet marqués par leur fragmentation et par la spécialisation des foyers, ou ateliers, dans une
étape de la chaîne de production. La division de la production, « fordisme à l'échelle d'un ou
plusieurs villages » (Dubiez et Hamel, 2008, p.11) s'accroît en effet, en particulier avec la
mécanisation de l'artisanat, certains foyers possédant une machine-outil et se spécialisant donc dans
une étape.
Concrètement, au sein des villages, deux systèmes dominent : les coopératives privées,
constituées de plusieurs ateliers qui se répartissent le travail en fonction des domaines de
compétence des artisans, et les gros ateliers, dont le patron délègue une partie des tâches à une
kyrielle de foyers producteurs, donc chacun s'occupe d'une étape.
À Đồng Kỵ par exemple, Dubiez et Hamel (2008) estiment que le production d'un meuble demande
six étapes essentielles, réalisées dans différents ateliers : l'achat de bois brut, souvent le fait de
commerçants spécialisés, le débitage, la sculpture grossière des pièces, l’incrustation de nacre,
effectuée par des artisans spécialisés venant d'autres villages de métier, l'assemblage et les finitions,
qui comprennent la sculpture plus fine des produits, le ponçage et le vernissage, et enfin l'exposition
et la vente du produit. Tandis que les grands patrons de Đồng Kỵ108 sont principalement en charge
de la commercialisation de ces produits et peuvent parfois accueillir au sein de leurs ateliers les
activités demandant le plus d'espace, étant plus mécanisées, le reste des tâches est assuré par des
foyers satellites, embauchés à la commande.
La croissance de l'activité de ces villages provoque de nouveaux besoins d'embauche, les
compétences, ou la volonté locale, faisant parfois défaut. Ces villages fournissent donc des emplois
et des revenus très inégaux: tandis que certains villages d'art attirent des artisans de l'ensemble du
pays et les rémunèrent de façon conséquente, d'autres villages n'embauchent que des « petites
mains » de façon saisonnière. Certains de ces emplois saisonniers sont stables et sont reconduits
d'une année sur l'autre, tandis que d'autres sont créés selon des besoins ponctuels, conjoncturels,
variant d'une année sur l'autre à une semaine sur l'autre. En effet, dans les villages les plus aisés, une
108 Par « grands patrons », nous entendons les patrons disposant d'un capital financier, et souvent foncier, important, embauchant une main-d'oeuvre extra-familiale et sous-traitant à d'autres ateliers, et dont les bénéfices leur permettent d'accumuler du capital.
96
partie des étapes de production est de moins en moins effectuée par les habitants locaux qui se
détournent de ces tâches ingrates et peu rémunératrices. Ainsi, de nombreuses « petites mains »
peuvent être embauchées de façon plus ou moins pérennes pour remplir ces fonctions et viennent
généralement de villages éloignés, parfois de provinces différentes, où les opportunités d'emplois
sont limitées. En outre, dans les villages les plus dynamiques économiquement et qui fonctionnent
en flux tendus existent également des « marchés » d'employés potentiels, qui chaque matin
attendent un éventuel employeur pour la journée. Ces travailleurs, essentiellement des hommes
d'âge moyen venus de communes ou de districts limitrophes, cherchent à être employés à la journée
et à réaliser de menus travaux peu rémunérateurs. Malgré la précarité dans laquelle ces ouvriers se
trouvent, ce système d'embauche à la journée permet le maintien de la flexibilité des villages de
métier et participe à leur capacité à faire face à de fortes commandes ou au contraire à une
diminution de la demande.
La situation de ces petites mains est bien différente de celles des bons artisans qui offrent un
savoir-faire particulier, parfois non disponible localement, et qui sont par conséquent choyés par
leur employeur, soucieux de les conserver dans leur entreprise et de sécuriser leur participation à
leur atelier. La concurrence pour les artisans expérimentés est en effet importante, la réputation d'un
atelier et d'un patron s'établissant rapidement, se défaisant tout aussi rapidement, dans un domaine
où les contacts et les ventes se font en fonction du bouche à oreille, des relations et des contacts. Il
est donc important pour les patrons de parvenir à se démarquer des dizaines d'autres ateliers
proposant, pour les profanes, des productions sensiblement identiques. Les meilleurs artisans
reçoivent ainsi un salaire confortable, surtout si on le compare aux revenus des fonctionnaires, par
exemple, et sont logés et nourris par leur patron lorsqu'ils ne sont pas originaires du village, ce qui
arrive en fait assez rarement, les artisans les plus talentueux étant généralement eux-mêmes à la tête
d'un atelier et leur propre patron.
Outre ces artisans spécialisés dans le métier local sont également « débauchés » des artisans
travaillant dans un autre domaine de compétence, complémentaire ou spécifique. Par exemple,
selon Fanchette et Nguyễn Xuân Hoản (2009, p.252), « les entreprises de Đồng Kỵ font travailler
dans leurs ateliers des artisans spécialisés originaires de villages éloignés : les menuisiers qualifiés
de La Xuyên (Nam Dinh), le berceau de la fabrication des copies de meubles de type ancien et les
incrusteurs de nacre du village de Chuyên My (district Phú Xuyên, Hà Tây). (…) Depuis le début
des années 2000, cinq cents incrusteurs de nacre vivent à Đồng Kỵ et louent des ateliers pour y
exécuter les commandes en sous-traitance ».
97
Cet apport de population extérieure, dans son intensité et sa diversité, est une nouveauté
majeure et potentiellement très « perturbante » pour les villages de métier. Ce décloisonnement de
la société villageoise est en effet à la fois volontaire et subi. Volontaire puisque les artisans ont
besoin de main-d'oeuvre, qualifiée ou non, et cherchent à attirer des artisans et travailleurs dans leur
atelier. Subi lorsqu'il s'agit de l'implantation de zones urbaines nouvelles sur les terres anciennement
rizicoles des villages, de parcs industriels nécessitant une main-d'oeuvre abondante, ou même
d'universités, nous y reviendrons dans notre dernière partie.
3. La constitution de clusters de métier et la polarisation de l'activité autour d'un village-source
Enfin, l'organisation économique des villages de métier repose également sur la constitution
de clusters de métier. Ces clusters s'organisent globalement sans l'intervention des pouvoirs publics
de communes comme de districts, puisque leur périmètre dépasse les compétences administratives
de ces entités de gestion. L'intercommunalité n'existant pas au Vietnam, aucune instance officielle
n'encadre leurs activités et ne soutient leur développement.
Concrètement, un village moteur organise un groupement de villages proches opérant dans
une même branche d'activités, connecte les entreprises et divise le travail entre ces différentes
entités. Des liens de sous-traitance, d'embauches, ou simplement d'achats de produits finis se font
donc, le village-source et organisateur dominant cette structure de production.
Fanchette et Nguyễn Xuân Hoản (2010) considèrent d'ailleurs que ce système de clusters fonctionne
selon trois niveaux et modalités : à une échelle inter-villageoise, avec un village moteur et des
villages satellites, à l'échelle intra-villageoise, avec un atelier principal sous-traitant à plusieurs
ateliers secondaires et, enfin, à cette même échelle communale, entre les gros producteurs des zones
industrielles et les ateliers du cœur villageois, qui effectuent une partie du travail commandité par
les entreprises formelles de ces zones.
Ces systèmes économiques sont donc marqués par l'allongement de la chaîne de production et par
des glissements des activités ou des décalages de ces activités sur différentes sites.
Cependant, en fonctionnant en clusters territoriaux proches et en concentrant les activités,
ces villages de métier mettent en place des processus d'agglomération qui leur permettent de réaliser
des économies d'échelle, de fonctionner de façon flexible et de devenir progressivement des pôles
d'attractivité, pour une main-d'oeuvre proche comme lointaine, sur un espace déterminé. Outre leur
proximité spatiale, la « densité des relations sociales et professionnelles » (Fauré et Labazée, 2005,
p.273) participe également à favoriser les coopérations entre ces établissements productifs et à
98
fédérer ces clusters.
Les villages de métier sont donc marqués par la complexité de leurs systèmes économiques et par la
superposition des structures productives, allant de la micro-unité familiale à l'entreprise moteur
fédérant une kyrielle d'ateliers, dans ou à l'extérieur du village et ayant des stratégies de
développement variées.
Enfin, précisons que la plupart de ces organisations économiques et de ces relations de
travail sont largement marquées par leur informalité, bien que les pouvoirs publics locaux exercent
de plus en plus de pression pour que ces activités soient plus encadrées, l'artisanat formalisé au sein
d'entreprises déclarées, les travailleurs migrants déclarés et l'emploi salarié. Ces processus
demeurent récents et l'artisanat en milieu rural reste largement informel, « la plupart des contrats
économiques entre les acteurs sont oraux, mais avec une garantie très forte qui est la confiance
mutuelle » (Nguyễn Xuân Hoản, 2004, p.78).
La formalisation de l'activité et l'accroissement du contrôle des autorités locales se
renforcent néanmoins, notamment grâce à la construction de zones industrielles des villages de
métier. En effet, officiellement, l'accès à ces zones pour les artisans des villages concernés est
conditionnée, entre autres, par le statut des organismes de production. Ainsi, seuls les foyers
producteurs déclarés, les coopératives légales ou les entreprises constituées en SARL peuvent
déposer des dossiers pour obtenir des parcelles dans ces zones. Des détournements existent bien
entendu, grâce à des prête-noms, à la constitution de fausses entreprises ou par les jeux de rachat de
parcelles, plusieurs fois, mais cette politique a tout de même permis une certaine régularisation de
l'activité dans ces villages.
Il ne s'agit cependant pas de l'unique raison qui a poussé les pouvoirs publics à imposer cette
« règle ». En exigeant cette formalisation de l'activité, les autorités locales éliminent, de fait, la
possibilité que les foyers les plus pauvres ou à l'activité la moins développée prétendent à s'installer
dans ces zones, puisque la régularisation de leur production exige des coûts supplémentaires que ces
foyers ne peuvent se permettre. En effet, selon la « Loi sur les entreprises », une entreprise déclarée
doit embaucher un comptable diplômé, payer une TVA de 10%, des impôts sur leurs revenus à
hauteur de 28% et contractualiser leur main d’œuvre avec 20% de taxes et d'assurance (Fanchette et
Nguyễn Xuân Hoản, 2009). Sont ainsi favorisés ceux qui disposent d'un capital financier important,
de contacts et de réseaux les informant de ces nouvelles opportunités d'implantation, et les foyers
les plus florissants. Ces politiques sélectives visent à favoriser progressivement les acteurs
économiques les plus à même de développer leur activité et qui, selon le point de vue des autorités,
seront capables de correspondre aux idéaux de modernité et d'industrialisation des pouvoirs publics.
99
4. Des villages de métier aux villages « urbains » : développement des services et petits commerces urbains
À cette croissance de l'activité artisanale s'ajoute le développement des services dans les
villages de métier les plus dynamiques. Ainsi la multiplication des commerces commence à
modifier la structure économique de ces villages, orientant une partie des villageois ou des plus
pauvres vers de petites activités d'économie urbaine, de réparation de motos, de restauration ou de
ventes de téléphones portables par exemple. De même, dans les villages les plus développés, des
commerces à destination des acheteurs sont établis, comme des hôtels par exemple.
En outre, des services liés aux besoins du métier se développent également, comme nous l'avons
précédemment évoqué : des comptables ou architectes apparaissent par exemple dans ces villages,
la plupart du temps des jeunes du village ayant suivi des études supérieures et s'implantant
localement.
La situation des jeunes dans ces villages est d'ailleurs intéressante et révèle d'importants défis pour
la poursuite du métier et de l'activité artisanale.
En effet, de migrations provoquées par la recherche de débouchés, la mobilité principale des
villageois dans les villages de métier est actuellement liée aux études. Ainsi, la majorité des foyers
que nous avons rencontré nous ont indiqué que leurs enfants, en âge de faire des études, étaient
partis à Hà Nội ou à Bắc Ninh pour intégrer des universités locales et qu'une partie d'entre eux y
était restée, afin d'y travailler. Ceci ne concerne bien évidemment pas les foyers les plus pauvres,
mais les deux villages que nous avons principalement étudiés étant assez riches, les parents
consacrent une part très importante de leurs revenus à l'éducation de leurs enfants. Et leur
investissement est d'autant plus conséquent qu'ils ne souhaitent pas que leurs enfants reprennent leur
entreprise et poursuivent le métier. En effet, bien que l'artisanat leur ait permis de considérablement
s'enrichir, les artisans continuent de penser que le métier est très dur, fatiguant, et demande
beaucoup d'investissements. Selon l'Association des villages de métier vietnamien, cette
désaffection des jeunes pour le métier est bien réelle, puisqu'elle estime que seuls 30% des enfants
d'artisans reprennent l'artisanat et l'atelier familial109.
En outre, certains évoquent leur crainte pour l'avenir de leur activité: baisse des ressources en
matières premières, évolution du marché, pénurie de terres pour le développement de l'activité sont
autant de raisons qui inquiètent les artisans et les font douter de la pérennité de leur métier et de la
pertinence de transmettre cet héritage à leur enfants, lorsque ceux-ci ont d'autres opportunités
d'avenir.
109 Selon l'article d'Hoang Khanh Van, The price of urbanization, Journal Outlook (2009)
100
Pour conclure, l'évolution de ces villages, leur capacité à se restructurer économiquement, à
développer leur activité, le dynamisme entrepreneurial des villageois, leur capacité à faire preuve de
flexibilité et d'adaptation à de nombreuses et nouvelles contraintes sont autant d'arguments pour
réfuter l'idée que les ruraux du delta du Fleuve Rouge ne savent pas prendre de risque et préfèrent
une précarité « connue » à un enrichissement incertain.
Pour Gironde (2001, p.378) en effet, « les stratégies déployées par les foyers, la diversité de leurs
activités, les innovations et leur diffusion, le capital investi et les montants empruntés, constituent
un démenti, s'il en était encore besoin, à la thèse de l'attitude passive et attentiste des paysans ».
II. Les villages de métier du delta du Fleuve Rouge actuellement : des territoires et des activités différenciés
1.Typologie des villages de métier : du village d'art traditionnel au village industriel récent
Malgré le développement économique et la croissance globale des villages de métier, il
serait incorrect de les agglomérer au sein d'une seule catégorie, puisque la nature de leur artisanat et
de leur production, ainsi que leur localisation, les rendent plus ou moins compétitifs et aptes à
s'intégrer dans l'économie de marché.
Tout d'abord, il convient de rappeler que les villages de métier appartiennent à une catégorie
différente du reste des villages vietnamiens. En effet, selon Hy Van Luong et Unger (1998, p.72),
les villages « market-oriented villages », les villages de métier notamment, où la production
artisanale est majoritairement destinée à l'exportation au sein du pays comme à l'international sont
à distinguer des villages « subsistence-oriented110 », où l'activité agricole, de riziculture comme de
maraîchage, est essentiellement à destination des agriculteurs et où une faible part des rendements
est destinée à la vente.
En outre, pour Digregorio (2001, p.30), la caractéristique majeure de ces villages de métier est
le fait qu'ils « merge occupational and territorial communities111 » et qu'ils ont donc un ancrage
territorial fort : à un territoire villageois circonscrit est en effet associée une occupation, un métier
spécifique et généralement ancien, créant des unités différenciées, à l'inverse des villages
strictement agricoles.
D'importances différences sont néanmoins introduites par le type de métier pratiqué et par
110 « villages orientés vers la commercialisation », « villages orientés vers l'économie de subsistance » 111 « fusionnent les communautés territoriales et occupationnelles »
101
l'ancienneté de ses savoir-faire.
Douglass, DiGregorio, Pichaya et Boonchuen (2002, p.3-36) proposent par exemple une typologie
des villages de métier en fonction de leur type de production :
– les « handicraft villages », où chaque ménage exerce un métier différent
– les « art craft villages », spécialisés dans l'artisanat d'art, comme la laque, la sculpture, la
poterie ou encore l’orfèvrerie
– les « service and trading villages », villages souvent dédiés aux services d'autres villages de
métier, comme la fourniture de matières premières et à la vente des produits finis
– les « industrial villages », dont le métier artisanal s'est progressivement mué en activité
industrielle, comme les villages spécialisés dans le papier, le tissu ou l'acier
– les « food-processing villages », qui peuvent cultiver puis transformer localement des
produits agricoles, ou simplement les transformer
– enfin, les « material supply and processing villages », spécialisés dans la fourniture de
matériaux de construction et dans le recyclage principalement
Ainsi, certains villages produisent pour répondre à des besoins quotidiens – l'outillage de base,
l'agro-alimentaire, la production de chapeaux coniques ou même les plantes médicinales – d'autres
pour des besoins plus rares – bijoux, décoration ou objets précieux, tandis que certains villages de
métier n'existent que pour servir le développement des autres villages de métier, en s'occupant
davantage des services liés au métier et à la logistique générale.
Cette distinction des types de production implique également des usages différenciés des espaces.
En effet, certains types de production demandent un espace limité, qui peut se résumer à la cour
d'une maison, comme la broderie, alors que d'autres artisanats exigent actuellement des surfaces
beaucoup plus imposantes pour accueillir des machines ou des chaînes de production. Les villages
de l'acier par exemple sont beaucoup plus demandeurs d'espaces, et surtout d'espaces exclusivement
consacrés à ce travail, la cohabitation avec les fours étant impossible. De même, tandis que certains
villages fonctionnent selon une division du travail importante et ont une chaîne de production
longue, d'autres villages sont principalement organisés autour d'ateliers-producteurs, qui ne
pratiquent que peu la sous-traitance, comme le village de Sơn Đồng, où l'intégralité du processus de
fabrication des objets rituels et religieux est le fait d'un artisan et de ses employés, à demeure.
L'impact territorial de ces types d'artisanat est donc varié et illustre également la diversité des
morphologies villageoises et des usages des terres.
102
Il convient également de distinguer les villages de métier traditionnels des villages de métier
s'étant spécialisés plus récemment dans un type de production ou d'artisanat. Les pouvoirs publics
vietnamiens ont établi des critères légaux pour distinguer ces deux types de villages: les villages de
métier traditionnels (làng nghề truyền thống) doivent par exemple pouvoir justifier d'un passé dans
cette activité, de l'ancienneté de leur artisanat ou du fait que plus de 50% de la population participe
au métier. D'autres classifications existent néanmoins, en fonction des provinces ou des études
réalisées sur ces villages, qui expliquent les différences de leur dénombrement et de leur
qualification. Les villages ayant un métier (làng có nghề) fonctionnent la plupart du temps
exactement comme un village de métier traditionnel, sont parfois plus dynamiques qu'eux mais ne
peuvent prouver l'ancienneté de leur métier, qu'il ait été introduit récemment, souvent à l'occasion
de la constitution d'une coopérative artisanale sous la période collectiviste, ou que le métier
ancestral ait été abandonné, faute de marché, les modes et les goûts changeants, ou en raison d'une
interdiction de produire. C'est ainsi que des villages ayant une spécialité ancienne, comme la
fabrication des pétards, interdits en 1994, ou la fabrication de papiers votifs, peu rentable et
abandonnée au profit de la fabrication de papier toilette, ont perdu ce titre de villages de métier
traditionnels.
Concrètement, les villages de métier traditionnels sont généralement spécialisés dans des
métiers d'art, un artisanat considéré comme étant noble, requérant un savoir-faire particulier, tandis
que les villages ayant un métier fonctionnent certes autour d'une mono-activité, mais soit plus
triviale (dans la transformation des produits agricoles par exemple) soit ne demandant pas de savoir-
faire spécifique.
103
Carte 3. Répartition des villages de métier dans les provinces de Hà Tây, Hà Nội et Bắc Ninh en 2006
Source : Fanchette et Stedman (2009)
Dans le delta du Fleuve Rouge par exemple, dans son acception la plus large, 342 villages de
métier traditionnels sont répertoriés. Les provinces possédant le plus grand nombre de ces villages
sont l'ancienne Hà Tây avec 240 villages, Thái Bình avec 40 villages, ou Hà Nội avec 11 villages112.
Bắc Ninh répertoriait quant à elle 62 villages de métier en 2000113 et n'a pas évolué depuis cette
date.
La nouvelle province d'Hà Nội, suite à l'intégration de la province d'Hà Tây, riche en villages de
métier traditionnels, répertoriait donc en 2009, 272 villages de métier officiels, dont 241 reconnus
comme étant des villages traditionnels.
112 Rapport du service de l'industrie et du commerce du comité populaire d'Hanoi (2010), « Quy hoạch tổng thể phát triển nghề, làng nghề Thành phố Hà Nội đến năm 2020 tầm nhìn đến năm » (schéma directeur pour le développement des métiers, villages de métier de la ville d'Hanoi à l'horizon 2020 et prévisions pour 2030)
113 Rapport du comité populaire de Bắc Ninh (2002)
104
2. Les conséquences des types de métier sur les revenus des villageois
Une grande enquête, effectuée par le service de l'Industrie et du Commerce d'Hà Nội élargie,
dans vingt arrondissements et districts autour de la ville-province révèle d'importantes différences
entre ces deux types de village, en matière de revenus par exemple. En effet, tandis qu'un artisan
embauché dans un atelier d'un village traditionnel gagne en moyenne 15,2 millions de đồng par an
(715 USD), un artisan dans un village de métier « de base » ne reçoit qu'un salaire de 12,1 millions
de đồng (570 USD), sachant qu'un artisan particulièrement talentueux et compétent peut gagner
jusqu'à 5 fois le salaire d'une « petite main », bien que spécialisée. Précisons également qu'en
moyenne, les villages de métier ont des revenus quatre fois supérieurs aux revenus des villages
n'ayant qu'une activité agricole.
En outre, au sein même des catégories de villages de métier, qu'ils soient d'art ou non,
existent des différences conséquentes en termes de développement économique, de revenus ou
d'attraction pour les populations extérieures, par exemple. En effet, outre la distinction
« historique » résultant de l'ancienneté du métier, d'autres écarts s'expliquent par différents
gradients: spatiaux – l'éloignement du centre-ville d'Hà Nội ou d'axes de circulation majeurs, de
production – tandis qu'un artisan spécialisé dans la céramique peut gagner 40 millions de đồng par
an (1 884 USD), un artisan produisant des chapeaux coniques ne gagne « que » 12 millions par an
(570 USD).
Dès 1999, la Banque mondiale estimait que les villages de métier fournissait déjà 41% du PIB
industriel du pays et employait 64% de la main-d'oeuvre de production industrielle non-
gouvernementale114.
Actuellement on estime qu'environ 11 millions de Vietnamiens travaillent dans des villages de
métier, dans le secteur de l'artisanat et de la petite industrie, et que ces 2 790 villages de métier
répertoriés fournissent 24% de l'emploi pour les travailleurs ruraux115.
3. Des difficultés communes : cohabitation des activités, manque d'espace et tarissement des sources de matières premières
En revanche les villages de métier, quels qu'ils soient, sont égaux face à l'adversité. En effet,
tous font face aux mêmes difficultés: pour l'approvisionnement en matières premières, l'évolution
du marché, domestique comme international, le recrutement et la désaffection des jeunes pour ces
114 Banque mondiale, Vietnam Devlopment report - Attacking poverty (1999). 115 Chiffres de l'Association nationale des villages de métier, dans Le Courrier du Vietnam (17.07.10).
105
métiers, l'absence ou l'accès très limité à des capitaux pour l'investissement, le manque criant
d'espace pour la production, les compétences limitées des artisans en matières de législation, de
marketing ou de business en général.
La même enquête estime que 70% des ateliers ne répondent pas aux besoins des artisans concernant
l'espace de production. Cela limite donc le volume de la production, mais oblige également à ne
pouvoir produire qu'en fonction de la demande, sans avoir de stock, ou à renoncer à des procédés de
fabrication ancestraux et gages d'une qualité spéciale, comme dans le cas de la laque naturelle, qui
demande des mois de séchage et donc d'entrepôt, alors que la laque artificielle sèche dans des délais
sans commune mesure. De nombreux ateliers sont donc « condamnés » à ne travailler qu'en sous-
traitance, ou alors ne prendre que de petites commandes avec des délais de livraison courts, afin de
ne pas encombrer une surface de production déjà très limitée.
Quant aux matières premières, seules 20% sont fournies ou cultivées directement dans le
village de métier concerné, dans le cas de la transformation de produits agricoles. 80% doivent donc
être achetées et acheminées, soit du pays, soit de l'étranger. Ceci implique une vulnérabilité des
villages de métier, dépendant de l'importation et par conséquent des cours mondiaux des matières
premières, mais également de l'évolution des lois internes au pays.
La situation économique des villages dépend également de considérations géopolitiques, comme
des relations politiques et commerciales entretenues par les autorités publiques avec les pays voisins
du Vietnam. L'approvisionnement en bois du Vietnam, par exemple, repose actuellement largement
sur le partenariat mis en place avec le Laos, qui exporte une grande quantité de bois au Vietnam, en
échange de l'aide au développement d'infrastructures hydrauliques par le gouvernement vietnamien.
Les villages de métier sont certes marqués par leur diversité, mais ils connaissent également
des processus de développement commun et de nouveaux défis pour maintenir leur croissance.
Un autre trait caractéristique partagé de ces villages tient à leur réorganisation géographique et à
l'évolution concrète de leur morphologie, de leur architecture et de leurs usages.
106
III. L'urbanisation endogène : des villages « urbains » confrontés à de nouveaux enjeux spatiaux et environnementaux
1. Densification et saturation des cœurs villageois anciens
Depuis le début des années 90, les villages de métier sont en effet marqués par une
reconfiguration de leur territoire et par des processus d'urbanisation endogène, qui se traduisent
concrètement de plusieurs façons :
– par une évolution architecturale importante, avec le remplacement progressif des maisons
traditionnelles par des maisons urbaines
– par une densification du coeur villageois, avec le découpage des parcelles existantes,
l'abandon des jardins ou étangs privés au profit d'une seconde maison
– par une extension de leurs limites bâties, légalement à l'occasion des élargissements
résidentiels, ou illégalement, par occupation des terres agricoles et transformation de leurs
usages, et ce en particulier le long des routes inter-districts.
Tout d'abord, les cœurs villageois, principalement fondés le long des cours d'eau, et par
conséquent caractérisés par leur ancienneté et par la présence de tous les édifices publics ou
religieux majeurs, maison communales, pagodes ou temples, ont vu leur population et leur bâti se
densifier intensément. En effet, les terres résidentielles étant très limitées, les villageois ont
progressivement détruit leur maison traditionnelle, correspondant au même modèle : des maisons de
plain-pied à toit plat, composées de plusieurs pièces, en l’occurrence d'une cuisine, d'une pièce à
vivre accueillant l'autel des ancêtres et d'une ou plusieurs chambres, au sein d'une cour, où l'élevage
pouvait être pratiqué, et souvent d'un jardin et d'un étang. En remplacement se sont progressivement
érigées des maisons plus spacieuses, en béton, et non en brique, l'étape suivante étant la
construction de maisons « de ville », sur plusieurs étages, s'inspirant des maisons-tubes
hanoiennes116 ou des villas coloniales. Cet attrait pour des formes architecturales plus « urbaines »
s'explique tant par une recherche de confort des habitants que par une volonté de modernisation de
leur habitat, qui demeure un important marqueur du statut social de ses occupants, et qui doit
témoigner du succès de ses propriétaires.
116 Les maisons-tubes hanoiennes, nhà ống, sont en fait la traduction urbaine des maisons rurales. Il s'agit de maisons oblongues sur deux ou trois étages, aux façades étroites, s'étendant en longueur parfois sur plusieurs dizaines de mètres et comprenant un système de cours intérieures permettant une ventilation et un éclairage naturels. Visant l'optimisation du sol, elles sont maintenant de plus en plus construites dans les zones rurales, afin de permettre l'utilisation maximale des terres résidentielles des foyers.
107
Illustration 2. Évolution des formes architecturales dans les villages
Source : Fanchette (2009), Vergnes (2004) et auteur (2010)
À cette densification verticale s'ajoute une densification « au sol » puisque de nombreux
foyers au même moment ont comblé leur étang, diminué leur jardin ou empiété sur leur cour pour y
construire une seconde maison, léguée au fils ainé de la famille. La densification concrète de ce
cœur villageois a conduit à une densification de la population : ainsi, à Đồng Kỵ, on estime que 2
500 habitants vivent au km2 et que 70% des constructions du cœur historique ont moins de dix ans,
traduisant ainsi un renouvellement continuel de l'habitat (Dubiez et Hamel, 2008).
Les conditions de vie dans ces cœurs villageois s'en trouvent largement dégradées, l'espace
se faisant de plus en plus restreint, tandis que les quelques interstices disponibles -les cours des
maisons ou les espaces publics, en l’occurrence les rues, sont de plus en plus utilisés pour
l'artisanat, l'entrepôt de produits ou de matières premières, provoquant bruit, pollution et
congestion.
La trame villageoise ancienne est en effet marquée par des systèmes d'impasses et de ruelles
et par une imbrication des fonctions qui rendent la circulation malaisée et la promiscuité importante.
Malgré la bétonnisation progressive des voies de circulation, qu'elle soit le fait des pouvoirs publics
ou des villageois des îlots, les cœurs villageois ont progressivement perdu leurs caractéristiques
rurales et se trouvent largement saturés.
L'activité artisanale y survit néanmoins, bien que l'on observe dans de nombreux villages
une diminution de l'activité et une paupérisation de ces centres au profit des marges des villages ou
des hameaux situés le long des routes. Cependant, ce maintien de l'artisanat ne se fait pas sans
changement : l'activité y demeure, mais elle est plus résiduelle et concerne les maillons les moins
techniques et requérant le moins d'espace. Ainsi, de plus petites étapes du processus de fabrication y
sont effectuées, qu'il s'agisse du tri, du ponçage, de la récupération des déchets de production, tandis
108
que le gros oeuvre est produit dans les nouveaux ateliers des zones industrielles ou des nouveaux
hameaux, par exemple.
En effet, ces cœurs villageois sont à l'heure actuelle très enclavés, puisque le système de
communication du delta s'est affranchi de la contrainte géographique naturelle et s'est orienté d'un
transport fluvial à un transport routier, faisant perdre à ces centres leur caractère stratégique pour
leur développement.
2. Renversement des lieux de pouvoirs et rentes de situation
On assiste en effet actuellement à un renversement des lieux de pouvoirs et du
dynamisme économique: tandis que le centre perd de son influence, les hameaux éloignés du centre
économique et décisionnel voient leurs activités fleurir. Ces espaces, auparavant négligés, beaucoup
plus pauvres et davantage exposés au brigandage, bénéficient maintenant de leur localisation le long
des routes pour développer des activités de production comme des activités commerciales.
D'un système introverti, les villages de métier sont actuellement en train de passer à un système plus
ouvert, où ce sont les périphéries villageoises et les hameaux situés le long des routes qui s'intègrent
le mieux aux nouvelles dynamiques économiques et aux flux de plus en plus nombreux qui
traversent leur territoire. La haie de bambou a disparu et les portes d'entrée du village ont
progressivement été détruites, ouvrant le village sur ces nouvelles extensions.
Cette évolution est d'autant plus intéressante que les villages établissaient déjà auparavant cette
distinction, entre le centre du village (nội, qui signifie l'intérieur, mais qui est également l'adjectif
pour caractériser la branche paternelle d'une famille) et ses marges (ngoài, l'extérieur, et qui
caractérise la branche maternelle de la famille).
Outre cette localisation propice au développement commercial, les franges de ces villages
bénéficient également des politiques d'élargissement résidentiel, que nous avons précédemment
abordées. Les anciennes terres agricoles, entourant le village, sont en effet progressivement
transformées pour accueillir de nouveaux hameaux ou même des « zones industrielles des villages
de métier », le long des routes, participant ainsi à une urbanisation linéaire de ces villages.
Enfin, outre ces extensions légales, de nombreux villageois constatant l'intérêt de vivre et produire à
proximité des routes se sont progressivement installés, illégalement, sur leurs parcelles agricoles ou
sur des terres communales pour construire dans un premier temps un atelier précaire, puis
progressivement de véritables maisons. Bénéficiant ainsi de « rentes de situation », les villageois
109
situés dans ces zones s'enrichissent considérablement et leur réussite encourage la multiplication de
ces installations. Ces empiètements et ces morsures successives sur le domaine public ou rizicole
connaissent des situations variées par la suite : souvent régularisés a posteriori et devenant
officiellement de nouveaux hameaux administratifs, ces extensions sont parfois néanmoins
détruites, que les pouvoirs publics décident de reprendre le contrôle du développement du village ou
que ces terres « squattées » soient destinées à des projets d'aménagement, nous y reviendrons
ultérieurement.
Ces mouvements de population et ces stratégies foncières ont en outre favorisé les
différenciations sociales que nous avons précédemment évoquées. Ainsi, à la possession d'un capital
économique et d'ateliers développés s'ajoutent des processus d'accumulation foncière de quelques
uns, qui, à la faveur de l'emplacement de leurs terres et de leurs contacts, ont pu acquérir et racheter
progressivement des terres rizicoles, résidentielles ou industrielles et se constituer un domaine
foncier important. Le parcours d'une femme patron à Đồng Kỵ, l'un des rares cas de femmes
entièrement dirigeante et autonome, est à cet égard éclairant. À 45 ans, et suite à des problèmes de
santé, cette femme a été contrainte de renoncer à son métier de réparatrice de vélos et motos et a dû
réorienter son activité professionnelle. Vivant près de la route principale dans une grande maison de
quatre étages, Mme Han a décidé d'exploiter cette localisation préférentielle pour ouvrir une petite
boutique d'artisanat. Grâce à son sens du commerce et à ses capacités d'adaptation, cette femme a
pu développer son activité et acquérir un capital suffisant pour acheter une première parcelle de
180m2 dans la première zone industrielle puis une seconde de 300m2, avant d'investir à nouveau
dans la seconde zone industrielle du village, celle d'ITD et d'acquérir cette fois une parcelle de
480m2. Et nombreux sont les grands patrons qui sont parvenus, dans les villages métier, à se
constituer un capital foncier de la sorte, en étalant progressivement leur emprise territoriale, parfois
grâce à une petite spéculation foncière locale.
Les enjeux fonciers sont donc déjà bien présents au sein même des villages, participant également à
la raréfaction des terres disponibles et à l'accroissement des concurrences et des inégalités locales.
3. Des investissements publics insuffisants : dégradation des conditions de vie et de production et pollution environnementale
Cette urbanisation endogène, spontanée et non-maîtrisée pose de nombreux problèmes tant
gestionnaires qu'économiques ou environnementaux.
110
Tout d'abord, du point de vue des pratiques gestionnaires et du rôle des pouvoirs publics
dans l'accompagnement de ces processus d'urbanisation in situ, les villages de métier sont
actuellement marqués par des insuffisances criantes de moyens. En effet, tandis que les habitants
développent leur habitat et leurs activités économiques, contribuant ainsi à l'évolution architecturale
et morphologique de leur village, les infrastructures publiques sont en décalage avec ces nouveaux
besoins et exigences. Ainsi, les routes sont trop étroites ou détériorées par la circulation intense des
véhicules, le réseau électrique vétuste et souvent soumis à des coupures, le traitement des déchets
familiaux comme de production peu pris en compte et polluant ruelles et canaux, tandis que
l'approvisionnement en eau potable est de mauvaise qualité et oblige de nombreux artisans à
s'approvisionner individuellement grâce à des puits personnels. Les aménités de base, écoles,
dispensaires ou centres sportifs et culturels sont également insuffisantes pour une population
croissante et de plus en plus soucieuse de son bien-être physique et intellectuel, comme de celui de
ses enfants. Les pouvoirs publics, faute de moyens ou de compétences techniques, peinent donc à
suivre ce développement rapide, créant ainsi une rupture dans la cohérence des villages et dans leur
fonctionnement.
Ensuite, d'un point de vue économique, le manque de place et d'espace de production est l'un
des principaux arguments avancés pour expliquer les difficultés de développement de l'activité des
villages de métier. Les artisans sont en effet limités dans leur envergure de production par l'absence
de superficie pour installer des machines-outils, pour accueillir des travailleurs ou pour stocker
matières premières et marchandises. En outre, cette concurrence pour l'espace, les usages illégaux
des terres publiques ou l'empiètement de certains sur l'espace partagé provoquent des conflits de
voisinage, rompant ainsi la supposé harmonie des rapports entre les villageois.
111
Illustration 3. L'utilisation de l'espace public pour l'entrepôt des matières premières et des matériaux de construction
Source : auteur (2009 ; 2011)
Enfin, d'un point de vue environnemental, la cohabitation entre lieu d'habitat et lieu de
production créée une pollution protéiforme, quel que soit le type d'artisanat pratiqué : le bruit est
constant, la poussière envahit chaque interstice, tandis que des odeurs souvent toxiques se dégagent
et que les sols et cours d'eau sont souillés par le rejet de produits chimiques.
La situation est bien entendu à nuancer en fonction des villages : la pollution est sans commune
mesure dans les villages fabriquant des éventails ou pratiquant la broderie que dans les villages
spécialisés dans la sidérurgie ou dans l'agro-alimentaire117. Il n'en demeure pas moins que la densité
de ces villages de métier dans le delta du Fleuve Rouge entraîne une pollution globale de ce
territoire, l'activité des plus pollueurs influençant en amont les autres villages, en se répandant à
travers le système complexe d'irrigation, de canaux ou d'arroyos.
Par exemple, le village de Sơn Đồng connaît une pollution limitée, bien que les médecins du
dispensaire local notent l'apparition de nouvelles maladies, de maux de tête ou la multiplication des
troubles respiratoires, qu'ils lient à la poussière et à l'utilisation de laque chimique. Pourtant les eaux
du village sont extrêmement polluées, puisque ce village se situe en aval de la commune de Dương
Liễu, un village d'agro-alimentaire spécialisé dans la transformation du manioc, pour la production
des vermicelles appelés miến. Lors des trois derniers mois de l'année lunaire, la production s'accroît
à l'approche du Tết et certains habitants de cette commune ont pris l'habitude de déverser leurs
déchets dans le canal T2, issu de la rivière Nhuệ. Suivant le cours de ce canal, ces déchets,
organiques ou non, se répandent à Sơn Đồng à l'occasion d'une « butée » contre un pont. Il nous a
été rapporté qu'à cette période de l'année, l'odeur est tellement pestilentielle que certains habitants, à
proximité du pont, doivent porter des masques. Et la situation à la période estivale n'est guère
117 Une pollution « invisible » peut néanmoins exister, comme à Đồng Kỵ, où la teneur en poussières dues au ponçage dépasse de 1,5 à 3,6 fois les limites autorisées (Thiếu chế tài xử phạt – Manque de sanction et de contravention, article de VOV, 01.08.10)
112
meilleure, puisque le canal est largement asséché et que les sacs de détritus stagnent sur place, sous
un soleil écrasant.
Outre cette pollution directement « visible », ces déchets, par infiltration ou ruissellement,
influencent également les cours d'eau secondaires, les étangs, voire les nappes phréatiques. Les
habitants considèrent d'ailleurs que la pollution de ce canal est responsable de la contamination des
étangs – où les poissons subsistent, mais sont aux yeux des habitants dorénavant non-comestibles –
et de leurs champs.
Ainsi, les réseaux hydrauliques sont autant de vecteurs pour que la pollution se répande et affecte
tant les villageois du delta que les consommateurs urbains.
Les villages métiers sont donc, spatialement, en mutation, et voient leur organisation rurale
largement modifiée par des processus d'urbanisation endogène, et par des phénomènes
d'urbanisation exogène, très perturbatrice du relatif équilibre de ces entités, que nous analyserons
davantage dans notre dernière partie.
IV. Les changements sociaux : décloisonnement des villages et résurgence de la culture pré-révolutionnaire
1. L'attractivité des villages de métier les plus dynamiques : partenariats inter-villageois et migration
Enfin, à ces processus de transformation économique et géographique des villages de métier
s'ajoutent plusieurs changements sociaux importants, qui concernent des acteurs individuels, avec la
reproduction des inégalités pré-révolutionnaires, l'émergence de nouvelles élites et d'un milieu
associatif dynamique, ou encore l'accroissement des inégalités entre les villageois.
En effet, les écarts de revenus et de pouvoir économique varient considérablement entre un patron à
la tête de plusieurs ateliers et embauchant des centaines d'ouvriers et un villageois n'exerçant qu'une
activité agricole, en louant sa force de travail. Ainsi, pour Gironde (2008, p.122), « le phénomène
n’épargne pas les campagnes où, aux extrêmes de l’ordre social, l’accumulation des uns contraste
avec la prolétarisation et les migrations des autres ».
En outre, l'unité supposée de ces villages, leur cohérence interne et leur relative homogénéité
culturelle sont actuellement remis en question, ou sont du moins réappropriés.
113
En effet, selon Nguyễn Qúy Nghi (2006), l'un des changements majeurs connus par les villages de
métier depuis quelques décennies est leur passage d'une société fermée sur elle-même, d'un point de
vue démographique et même commercial, à une société ouverte sur l'extérieur. Les sociétés rurales
étaient en effet caractérisées par leur fermeture sur les autres villages ou régions, avec des mariages
organisés essentiellement au sein du village, ce qui permettait entre autres d'éviter tout transfert de
connaissances ou de savoir-faire d'un village à un autre, par le biais de l'épouse comme par le biais
des partenariats de production ou commerciaux. Ainsi, selon Nguyễn Xuân Hoản (2004, p.67), « les
villages de métier peuvent fonctionner en cluster, mais à condition qu'un d'entre eux soit la tête de
pont de l'artisanat, et en gère les « secrets de fabrication », l'image, ou la primauté des réseaux de
vente ». En n'enseignant à ses ouvriers qu'une partie de l'étape de production, en contrôlant
l'approvisionnement en matières premières ou en conservant les contacts nécessaires au
développement du métier, le village-source et ses grands patrons continuent néanmoins de
cloisonner l'activité et de s'en assurer la domination.
Le risque de se faire « voler » son métier est cependant réel. Ainsi, tandis que Đồng Kỵ est
actuellement considéré comme l'un des principaux villages de bois du delta du Fleuve Rouge, un
village ancien et traditionnel, la visibilité et l'image de Phù Khê, pourtant à l'origine du métier, est
méconnu des profanes. Ayant davantage le sens du commerce, les réseaux et les fonds nécessaires,
des artisans de Đồng Kỵ, charpentiers en général, se sont donc rapprochés des artisans de Phù Khê
pour en apprendre les techniques et savoir-faire, avant de les « importer » à Đồng Kỵ et de se les
attribuer.
Malgré une ouverture de ces villages à des populations migrantes et la recrudescence de
clusters de métier, l'esprit de conservation et de protectionnisme maintient malgré tout une certaine
méfiance, entre différents villages, et au sein même des villages.
2. Résurgence de l'identité villageoise et des pratiques communautaires
Le second changement culturel majeur tient à l'identité villageoise et à sa reconstruction.
Kleinen (1999, p.2) identifie également ces « processes of rural social differentiation within a single
community and changing lifestyles118 », où se mêlent réminiscences du passé et diffusion de modes
de vie urbains.
Tandis que la période collectiviste avait eu pour but d'annihiler tous marqueurs sociaux et culturels
des villages, afin de rendre le milieu rural homogène et égalitaire, la période contemporaine est
118 « ces processus de différenciation sociale du rural au sein d'une seule communauté et les changements de mode de vie »
114
marquée par des velléités de démarcation des autres villages, qui se traduisent notamment par la
réactivation de rites pré-révolutionnaires, en lien avec le métier, notamment.
En effet, l'image et la renommée des villages métier sont construites sur des référents
culturels, des mythes fondateurs qui marquent le caractère exceptionnel, unique, de ces villages. Or
ces mythes et les rituels qui les vénèrent avaient été interdits pendant la période collectiviste,
accusés de soumettre les populations à des superstitions.
Les traditions orales ou écrites évoquent des créations ex-nihilo de ces villages ou l'introduction
d'un type d'artisanat par un homme, un artisan particulièrement talentueux, qui décida un jour de
s'établir dans un village existant, ou non. Qu'un signe divin ou non lui ait été envoyé pour expliquer
le choix de cet emplacement, il n'en demeure pas moins que son arrivée, en tous cas dans les
mythes, révolutionne totalement l'organisation du village, ou évidement sa création.
En inculquant un métier aux paysans locaux, le fondateur du métier avait donc permis le
développement de village-corporation, ouvert sur l'extérieur, et en particulier sur Hà Nội et le
quartier des 36 rues, appelé à l'époque Ke Chợ, liant chaque village à une rue.
Dans le cas de Sơn Đồng par exemple, la tradition orale et les écrits conservés dans le
temple Thuong du village indiquent que sa fondation a été antérieure à la création de Thăng Long,
ancien nom d'Hà Nội, en 1010. Ces récits, en nôm, indiquent que le métier fut introduit par Đào
Trực, un jeune artisan talentueux, dès 981. Orphelin dès sa naissance, âgé d'à peine vingt ans, Đào
Trực serait venu à Sơn Đồng, y aurait ouvert une classe et formé des villageois à la sculpture
religieuse et à la laque. Son talent fut ensuite reconnu par l'empereur, qui lui demanda de quitter
Sơn Đồng pour rejoindre la cour royale de l'époque, dans l'ancienne capitale de Hoa Lư, sous le
règne de Lê Đai Hành. Revenant au village quelques années plus tard, la légende raconte qu'une
nuit d'orage, le ciel se serait fendu pour l'emmener, à l'aide d'un grand foulard blanc.
C'est l'existence de ce fondateur et sa filiation qui expliquent, pour les habitants, leur talent
particulier et le fait qu'ils maîtrisent davantage qu'un autre village leur métier, en particulier lorsqu'il
s'agit d'un artisanat d'art.
La constitution de cette niche et ce positionnement compétitif semblent néanmoins davantage le fait
de la construction d'un mythe et d'un discours, fondatrice d'une identité collective que d'une réelle
tradition, concrète, historique. Les arguments prônant leur aptitude unique à la sculpture et à la
laque d'objets de culte – la connexion avec Bouddha, un talent inné et exceptionnel, à Sơn Đồng par
exemple – semblent être en partie des arguments « marketing » qui visent à justifier la
prédominance et la supériorité des artisans du village sur les autres, du delta comme du pays.
115
Ces fondateurs du métier continuent actuellement d'être révérés et célébrés par les habitants,
à l'occasion de la fête annuelle de sa disparition. Une procession est organisée, où la statue du
fondateur est portée en triomphe par les habitants, avant que ne soient déposées de nombreuses
offrandes à ces pieds et que les villageois ne se recueillent et ne le remercient d'avoir changé la
destinée du village et de ses habitants. Folklore local, certes, mais également l'occasion de célébrer
ce qui unit le village, de l'inscrire dans la durée, de rappeler ce qui constitue son identité unique et
de tenter de fédérer toutes les générations autour d'une fête, préparée des mois à l'avance par le
comité d'organisation des fêtes, groupe de quelques personnes plus ou moins auto-proclamées, qui
se charge d'organiser la procession, de choisir quels seront les heureux élus porteurs de la statue et
d'installer les tables et chaises nécessaires pour le repas commun. L'organisation de la cuisine, où
des brigades de femmes se réunissent à l'aube pour préparer les multiples plats composants ce
festin, demeure le fait de l'association des femmes.
Illustration 4. Festival du fondateur du métier de Sơn Đồng
Source : Fanchette (2009)
116
Actuellement ce sont les comités culturels présents dans chaque village qui organisent les
festivités ou célébrations annuelles et gèrent la restauration des édifices historiques. Selon Endres
(2001, p.91), « the local leadership's unofficial task in ritual organization is therefore to reconcile
the ideology of the 'civilized way of life' (…) with the dictates of traditional morality and belief 119 ».
Il s'agit donc de lier les aspirations des villageois à de nouvelles valeurs ou modes de vie tout en
conservant des traditions séculaires, qui demeurent d'importants repères pour la conduite de la vie
villageoise et pour son organisation. Kleinen (1999, p.11) voit également dans ces résurgences des
rituels locaux une « restructuration of local culture, in which old and new elements constitute a new
local discourse120 ».
Enfin, il s'agit également, pour DiGregorio (2001, p.16) de participer ainsi à maintenir une certaine
unité dans ces villages, « tiraillés » de toute part et en proie à des changements sociaux intenses,
parfois brutaux, grâce à ce « cult of craft founders links members of many craft villages to a
common occupation and place121 ».
Le chercheur ajoute (2001, p.109):
« (…) recuperation of rituals has been deployed as a means of re-confirming aspects of
household, lineage and village solidarity centered on moral obligations and shared
identities. These bases of sentiment have been recalled from a pre-revolution world as a
mean of countering social fragmentation perceived to have been brought about by an
increasingly competitive local business environment. These same sources of social
solidarity, submerged within the institutions of revolutionary socialism, had served as
alternatives to the collectivist and class-based ethics of the state and Party, offering in their
place a space of limited autonomy within the multiple and overlapping relationships of
village life in which households could carry out their life work. Ironically, as the institutions
and ideology of revolutionary socialism have collapsed, the state and Party have called on
elements of this alternative- the family economy and positive elements of traditional culture-
as a means of mobilizing the full resources of the people and maintaining social stability122»
119 « la tâche non-officielle du pouvoir local dans l'organisation de rituels est pas conséquent de réconcilier l'idéologie d'une 'mode de vie civilisé' avec les diktats de la moralité et de croyances traditionnelles »
120 « restructuration de la culture locale, dans laquelle anciens et nouveaux éléments constituent un nouveau discours local »
121 « le culte du fondateur de métier (qui) lient les membres de nombreux villages à une activité et un lieu commun/partagé »
122 « la récupération des rituels a été déployée comme un moyen de reconfirmer des aspects du foyer, du lignage et de la solidarité villageoise centrée sur des obligations morales et des identités partagées. Ces bases de sentiment ont été convoquées du monde pré-révolutionnaire comme des moyens de contrecarrer la fragmentation sociale, perçue comme étant provoquée par une environnement de business local de plus en plus compétitif. Ces mêmes sources de solidarité sociale, submergées par les institutions du socialisme révolutionnaire, ont servi d'alternatives à l'éthique collectiviste et de classe de l'Etat-Parti, offrant à leur place un espace d'autonomie limitée au sein des multiples relations qui se chevauchent et de la vie du village dans laquelle les foyers pourraient continuer à mener
117
La revalorisation des cultures villageoises dans leur ensemble vise donc à la fois à assurer une
certaine paix sociale localement, ressort de la performance économique, mais participe également à
retenir les populations dans leur village d’origine et à promouvoir le développement local, qui
rentrent dans le discours de la « modernisation et industrialisation des campagnes ».
Conclusion
Pour conclure, les processus de recomposition que connaissent actuellement les villages de
métier, qu'il s'agisse de la reprise de l'artisanat et de l'évolution des structures de production, de
l'urbanisation endogène et de l’extension du périmètre villageois, ou encore des différenciations
sociales et des tentatives de maintenir un esprit communautaire via la reprise de rituels religieux ou
historiques, sont autant de changements qui interrogent sur l'avenir de ces villages.
Malgré leur importance, ces évolutions ne demeurent qu'une petite partie des dynamiques vécues et
appréhendées par ces villages.
Avant d'en étudier la dimension plus politique, dans notre seconde partie, et d'aborder le poids de
l'urbanisation sur ces reconfigurations internes dans notre dernière partie, notre prochain chapitre
sera consacré à la présentation de nos terrains de recherches principaux, les villages de métier de
Sơn Đồng et Đồng Kỵ. Il s'agira donc de passer de cette approche générale à des exemples plus
concrets et d'analyser les différentes dynamiques qu'ont connu ces villages depuis deux décennies.
leur vie. Ironiquement, tandis que les institutions et l'idéologie communiste s'effondraient, l'Etat et e Parti se sont appuyés sur des éléments de cette alternative – l'économie familiale et les éléments positifs de la culture traditionnelle – comme de moyens de mobiliser les ressources entières des populations et maintenir la stabilité sociale »
118
CHAPITRE 4
DEUX PROVINCES, DEUX DISTRICTS : D'HÀ TÂY « L'AMBITIEUSE » À BẮC NINH « L'INDUSTRIELLE »
Les deux terrains principaux de notre recherche sont deux villages de métier spécialisés dans
le travail du bois : la commune rurale – xã de Sơn Đồng, district d'Hoài Đức, province de Hà Nội123,
et le quartier urbain – phường de Đồng Kỵ, thị xã Từ Sơn, province de Bắc Ninh.
Précisons tout d'abord qu'il s'agit de deux communes-villages, c'est-à-dire qu'un seul village, un seul
làng, correspond à cette circonscription territoriale et administrative de la commune. Dans d'autres
cas, des villages peuvent en effet être agglomérés au sein d'une seule entité administrative, lorsque
leur poids démographique est faible et leur proximité géographique importante.
Cette distinction est importante puisque cette fusion du statut administratif et du territoire vécu
permet d'être géré par des autorités publiques locales ne représentant qu'un seul village, donc qu'un
seul « intérêt », et que les difficultés inhérentes aux communes pluri-villageoises, comme les
conflits inter-villageois, sont absentes.
Ces deux villages connaissent depuis plusieurs décennies des processus de développement
économique et d'urbanisation « par le bas ». Ce chapitre, et les suivants, se proposent tout d'abord
de les recontextualiser dans leurs territoires provinciaux respectifs, avant d'en étudier les
dynamiques internes, sources d'une évolution rapide de leur morphologie comme de leur structure
économique.
Il convient de préciser avant tout que nous n’étudierons pas dans ces pages les différences
introduites par le statut administratif de nos villages : la distinction rurale-urbain sera en effet
exploitée dans notre dernière partie.
De même, nous n'aborderons qu'à la marge l’absorption de la province de Hà Tây, à laquelle
appartenait Sơn Đồng, par Hà Nội en 2008 et analyserons davantage ultérieurement les raisons de
cet élargissement administratif et ses conséquences.
Nos villages d'étude sont situés dans deux provinces différentes du delta du Fleuve Rouge.
Selon l’arrêté n° 92/2006/ND-CP, le delta du Fleuve Rouge est en effet composé de douze provinces
123 Le 1er août 2008, les limites administratives et territoriales de Hanoi ont été étendues, suite à la décision du 1er
ministre et au vote de l'Assemblée Nationale, triplant sa superficie et doublant sa population. À cette occasion, l'intégralité de la province de Hà Tây a été intégrée à ce nouveau territoire métropolitain. Nous reviendrons dans notre dernière partie sur les enjeux et conséquences de cet élargissement.
119
et villes : Hà Nội, Hải Phòng, Hà Tây (devenue Hà Nội à partir du 1er août 2008), Hải Dương, Hưng
Yên, Ninh Bình, Thái Bình, Hà Nam, Nam Định, Bắc Ninh, Vĩnh Phúc et Quảng Ninh. Cette région
occupe en outre 6,3% de la superficie totale du Vietnam et 23,7% de sa population (Hoàng Mai et
Lê Toàn Thắng, 2009).
L'annexion d'Hà Tây à Hà Nội étant récente, nous nous proposons d'introduire essentiellement cette
province, mais présenterons néanmoins certaines caractéristiques actuelles de la nouvelle Hà Nội.
I. Hà Tây, du berceau artisanal et nourricier du delta à l'exploitation foncière « à outrance »
La province de Hà Tây, qui partageait ses frontières avec les provinces d'Hà Nội, Hưng Yên,
Hà Nam, Hòa Bình et Phú Thọ, comptait en 2007 avant son annexion, une population totale
d'environ 2,5 millions d'habitants, dont 10,5% de population urbaine et 89,5% de population rurale
(GSO, 2009). Sa superficie s’étendait sur 2 193km2 et la province connaissait une densité de
population de 1 165 habitants par km2.
Du fait de son territoire très étendu, la géographie de cette province est assez diversifiée,
comporte tant des plaines que des parties plus montagneuses et est traversée par de nombreux cours
d'eau, dont le Fleuve Rouge, la rivière Đáy et la rivière Đà. Cette présence de cours d'eau majeurs,
ainsi que d'un réseau de rivières secondaires très développé explique d'ailleurs le peuplement ancien
de cette province. Le transport fluvial était en effet le principal moyen de communication avant la
création d'un réseau routier important. Les villages s'implantèrent donc à proximité de ces voies
d'eau, par lesquelles transitaient les productions agricoles ou maraîchères cultivées dans les
montagnes, avant d'être transformées dans ces villages de métier naissants, ou ré-acheminées
« brutes » vers Hà Nội et sa région. En outre, bien que très majoritairement composée de Kinh, Hà
Tây accueillait également les minorités ethniques Mường et Dao, vivant essentiellement à l'ouest de
la province, à la frontière d'Hòa Bình.
En outre, avec plus de 82% de la population active travaillant dans le secteur agricole en
2008, cette province était caractérisée par une dominante rurale et par une structure économique peu
diversifiée. Malgré cela, Hà Tây se développait rapidement et la croissance de son PIB cette même
année atteignait 8% (GSO, 2009). En effet, jouant de sa proximité avec Hà Nội, étant située dans
l'axe « naturel » de croissance de la capitale et disposant de ressources foncières importantes, cette
province a pu bénéficier de la croissance globale de la région du delta du Fleuve Rouge, attirant des
120
investisseurs à la recherche de terres et de conditions d'accès à cette ressource facilitées et de
procédures d'investissements simplifiées. L'attractivité d'Hà Tây résidait justement dans cette
proximité et dans ces conditions préférentielles d'investissement, comme les propos d'un urbaniste
vietnamien le souligne : « à Hà Tây, les procédures étaient beaucoup plus simples, la terre était très
bon marché et il y a avait moins de problèmes de libération des terres. Ce qui prenait un mois à Hà
Tây prenait un an à Hà Nội » (Labbé et Musil, 2011, p.10). Cette province a en effet décidé au début
des années 2000 d'exploiter son patrimoine foncier important et de multiplier l'acceptation de
projets de zones industrielles ou de nouvelles zones résidentielles sur son territoire. Ces politiques
et leurs conséquences sont d'ailleurs largement à l'origine de son intégration à Hà Nội, qui voyait
dans ce voisin un concurrent de plus en plus important.
Avant son intégration à Hà Nội, Hà Tây connaissait ainsi une transition importante de
province rurale à province « de peuplement » à vocation industrielle, en particulier sur ses territoires
et districts limitrophes de la capitale. Il serait néanmoins incorrect de considérer l'activité de cette
province d'une façon monolithique. En effet, l'agriculture était dominante, mais de nombreux
districts étaient marqués par leur pluri-activité et par la présence de nombreux villages de métier
très dynamiques. Comptant environ 240 villages de métier, dont 84 villages de métier traditionnels,
sur l'ensemble de son territoire124, la province de Hà Tây était donc connue pour être l'un des
berceaux principaux de l'artisanat au Vietnam et l'un des centres de production majeurs d'objets en
bambou et rotin, de transformation agro-alimentaire ou encore de textile et broderie.
La prise en compte de ce potentiel d'industrialisation artisanale a néanmoins été tardive,
puisque des mesures favorables à ces villages n'ont commencé à être adoptées localement qu'à partir
des années 2000, avec par exemple la décision n°635/QĐ/UB du comité populaire de Hà Tây en
2003, qui attribuait un budget de cinq milliards de đồng (240 000 USD) pour l’ouverture de classes
d'apprentissage, pour la préservation et le développement des villages traditionnels, pour soutenir la
création d'associations ou encore pour la formation d'artisans au management de la petite industrie.
D'autres recherches et mutualisations d'expériences ont également été menées les années suivantes,
conduisant à l'adoption en janvier 2008 d'un plan pour le développement de l'artisanat, qui visait à
accroître son rôle dans la structure économique de la province. L'objectif était en effet de faire
passer la part des villages de métier dans les revenus industriels de la province de 16%, telle
qu'estimée en 2008 et représentant environ 4,000 milliards de đồng (près de 190 millions USD), à
124 Rapport du service de l'industrie et du commerce du comité populaire d'Hanoi (2010), « Quy hoạch tổng thể phát triển nghề, làng nghề Thành phố Hà Nội đến năm 2020 tầm nhìn đến năm » (schéma directeur pour le développement des métiers, villages de métier de la ville d'Hanoi à l'horizon 2020 et prévisions pour 2030)
121
30% à l'horizon 2015 (Mekong economics, 2008).
À ce moment-là commencent donc à être envisagées et acceptées des constructions de zones
industrielles ou de cụm (îlot) et điểm (point) industriels pour ces villages de métier, afin d'accroître
les surfaces de production disponibles et d'encourager la mécanisation et le développement de ces
artisanats. À Hoài Đức par exemple, avaient été acceptés six projets de cụm industriels et douze de
điểm industriels, dont la majorité n'a jamais vu le jour, suite à l'opposition des habitants ou à la
suspension des projets validés par l'ancien comité populaire, après l'intégration à Hà Nội.
II. Hoài Đức, un district pluri-actif menacé par l'avancée du front urbain
Ce district d'Hoài Đức, dans lequel nous avons particulièrement travaillé, est en effet le siège
de plus de cinquante villages ayant un métier (làng có nghề) et de douze villages de métier
traditionnels (làng nghề truyền thống). Avec une population d'environ 188 000 habitants, répartis
dans 19 communes (xã) et un bourg (thị trấn), sur une superficie de 82,46 km2 en 2010, ce district
est l'un des plus dynamiques de la province : tandis que la zone « intérieure » accueille des villages
de métier en forte croissance, la zone hors-digue de la rivière Đáy est un lieu important de culture
maraîchère, notamment125. Enfin, tandis que la densité de population dans le district est de 2 200
personnes par km2 en moyenne, elle peut atteindre jusqu'à 3 638 habitants au km2 dans les villages
de métier126.
Enfin, bien que la surface de terres agricoles soit importante, la forte densité de population explique
que la surface cultivée par personne soit assez faible, avec environ 324m2 par personne. En outre,
dès 2006, cette superficie de terres pour la production agricole était en baisse et ne comptait plus
que 467 hectares, soit 57% de la superficie totale du district127.
Malgré ces activités artisanales florissantes, l'avenir de cette structure économique était au
début de nos enquêtes menacé par la multiplication de projets industriels ou résidentiels, qui
auraient du en 2010 faire perdre 50% des terres agricoles du district et exproprier environ 13 000
habitants128.
125 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2010a) Tình hình phát triển công nghiệp – TTCN – TM – DV huyện đến năm 2010 và phương hương nhiệm vụ đến năm 2015 (Situation du développement de l’Industrie, de la petite industrie artisanale, du commerce, des services du district jusqu’en 2010 – Orientation et missions jusqu’en 2015)
126 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2010b), Thực trạng công tác bảo vệ môi trường tại các cụm. điểm công nghiệp và các làng nghệ trong huyện (Situation de la protection de l'environnement dans les cụm/îlots, điểm/points industriels et les villages de métier du district)
127 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2006), Tổng quan về địa bàn Hoài Đức (aperçu sur la localité d'Hoài Đức)
128 Entretien au service de l'agriculture et de l'industrie d'Hoài Đức (2009)
122
En effet, Hà Tây avait approuvé, avant l'élargissement d'Hà Nội, près de quinze projets de nouvelles
zones urbaines (khu đô thị mơi) sur les terres d'Hoài Đức, faisant passer 2 372 hectares de terres
agricoles en terres résidentielles, 508 hectares en terres de services, 436 hectares en terres pour les
infrastructures routières et près de 400 hectares en terres industrielles129.
Carte 4. Projets urbains, récréatifs, industriels et d'infrastructures routières dans le district d'Hoài Đức acceptés par la province d'Hà Tây pré-élargissement (début 2008)
Source : Fanchette (Ed., à paraître). Cette carte révèle l'envergure des différents projets urbains sur les terres agricoles du district, en particulier entre les deux futures autoroutes ainsi que l'enclavement projeté des villages (représentés en vert).
Avant son annexion, Hà Tây était donc entrée dans une nouvelle phase de sa stratégie de
développement, axée sur une utilisation accrue de son foncier, au profit d'investissements
129 Rapport du comité populaire d'Hoài Đức (2010a)
123
résidentiels et industriels majeurs, au détriment de son mode d'occupation et d'organisation duale,
alliant cultures agricoles et artisanats. Suite à son intégration à Hà Nội, les interrogations sur le
devenir de cette province demeurent importantes et questionnent les choix de développement que
les autorités municipales, et à travers elles le pouvoir central, vont opérer.
III. Bắc Ninh, une vocation industrielle précoce et un volontarisme public important
En comparaison, la province de Bắc Ninh comptait en 2007 quant à elle une population
totale d'un million d'habitants, dont 13,2% de population urbaine et 86,8% de population rurale, sur
une superficie de 823 km2, avec une densité de population de 1 250 habitants au km2 (GSO, 2009).
Bien que cette province ait depuis cette date connu une croissance démographique limitée, son taux
d'urbanisation est passé en 2009 à 23,5%, ce qui s'explique par la réorganisation administrative de
cette province, où plusieurs communes rurales ont été transformées en quartiers urbains, faisant
évoluer artificiellement ces statistiques.
Localisée dans le triangle de croissance du Nord-Vietnam, composé d'Hà Nội, Hải Phòng et Quảng
Ninh, cette province partage ses frontières avec Bắc Giang au nord, Hưng Yên et Hà Nội au sud,
Hải Dương à l'est et Hà Nội à l'ouest.
En outre, elle est traversée par certains axes de circulation majeurs, dont l'autoroute 1A ou la voie
de chemin de fer reliant Lạng Sơn. Cette localisation avantageuse cumulée à des infrastructures
relativement bien développées depuis la fin des années 90 ont permis à Bắc Ninh de bénéficier de
ce couloir de croissance et de se développer rapidement. Cette province, bien que dynamique du
point de vue de l'agriculture, s'est néanmoins assez tôt orientée vers un développement industriel.
Tableau 1. Principaux indicateurs socio-économiques des provinces comparés en 2007
Source : Cục Thống Kê tỉnh Hà Tây (2008) et Cục Thống Kê tỉnh Bắc Ninh (2008). Malgré une superficie et une
population environ 2,5 fois inférieures par rapport à Hà Tây, Bắc Ninh connaît une croissance de son PIB supérieure et
est proportionnellement beaucoup plus créatrice de richesses qu'Hà Tây, révélant ainsi son dynamique économique et
traduisant ses politiques de développement volontaristes.
124
En effet, dès 2000, la province identifie un certain nombre de problèmes qui limitent son
développement et sa croissance économique et sur lesquels le comité populaire décide de travailler
et d'investir. Le manque de compétitivité des produits, des infrastructures insuffisantes et des
structures productives ou administratives engoncées dans un fonctionnement lent sont notamment
présentés comme des entraves à l'investissement privé ou étranger et à l'emploi, le chômage étant
élevé à cette époque. Le 3 février 2000, le comité permanent du Parti de la province émet donc la
résolution 12/NQ-TU et la décision 02/NQ-TU, qui posent comme objectif d'atteindre la
transformation de la province en une province industrielle à l'horizon 2015 et d'établir « Bac Ninh
(as) a pilot province nationwide with experimental development of craft villages industrial
complexes » (UBND Bắc Ninh, 2002, p.27)130.
La décision 60/QD-UB est quant à elle émise en juin 2001 et met en place de nouvelles
procédures d'investissement et de nouvelles modalités d'action pour soutenir les investissements
dans le secteur industriel. Ainsi, il y est décidé que tout investisseur souhaitant louer des terres dans
l'une des zones industrielles de la province n'aura pas à payer de loyers sur la terre pendant les dix
premières années de son exploitation du site et bénéficiera toujours de 50% de réduction sur ces
locations pendant les années suivantes.
De plus, les autorités publiques s'engagent à financer à hauteur de 10 à 30% le montant des
compensations pour la libération des terres et de supprimer, ou baisser fortement, de nombreuses
taxes, sur la construction notamment.
En outre, les procédures administratives pour investir sont facilitées, tant par la mise en
place d'un « guichet unique » qu'en établissant des documents officiels présentant et guidant ces
procédures. Cette politique de guichet unique, appelée « un arrêt, un tampon », a pour but de
simplifier les procédures administratives et de diminuer le nombre de personnes à contacter et fait
partie des réformes entreprises au plan national dans le cadre du PAR (Public Administration
Reform), que nous détaillerons dans notre seconde partie.
L'objectif de ces résolutions et de cette orientation de développement était d'atteindre une hausse de
12 à 15% des investissements en 2015, et d'atteindre un taux d'occupation des zones industrielles de
la province de 50 à 60%.
Les deux premières zones industrielles de la province construites ont été celle de Tiên Sơn,
approuvée par le Premier ministre en 1998, comprenant 135 hectares, et celle de Quế Võ, approuvée
par le ministre de la Construction en 2001, sur 130 hectares. Pour illustrer les conditions
130 « Bắc Ninh (comme) une province pilote au plan national avec un développement expérimental des complexes industriels pour les villages de métier ».
125
extrêmement préférentielles auxquelles les investisseurs pouvaient prétendre pour s'installer dans
ces zones, les loyers allaient de 100 đồng par m2 et par an à Quế Võ, jusqu'à 150 đồng par m2 et par
an à Tiên Sơn, c'est-à-dire de 0,017 cents ($) à 0,01 cents par m2 et par an en 2001.
En outre Bắc Ninh s'est dotée dès 1999 d'une branche locale du fond d'assistance au
développement (development assistance fund), qui reçoit des fonds de la part du budget d'État et du
fond central de développement. Son but est toujours de fournir des prêts aux entreprises désireuses
d'investir dans des zones industrielles, aux sociétés souhaitant moderniser leur système de
production ou leurs ateliers, de soutenir l'exportation des produits de la province ou encore d'aider
les entreprises ayant contracté des prêts auprès de banque à payer leurs intérêts. Deux ans après sa
création ce fonds avait déjà « distribué » 300 milliards de đồng (environ 14 millions USD).
La province a également beaucoup investi avec son budget propre pour le développement de
son territoire et son aménagement, en finançant la construction de ponts, l'élargissement de routes
ou la bétonnisation des chemins dans les hameaux et villages. En 2001, le comité populaire estimait
que de 80 à 90% des infrastructures routières avaient été reconstruites, réhabilitées ou améliorées.
Les districts et communes ont également été sollicitées pour réaliser ces grands plans: dans le cas de
la bétonnisation des routes inter et intra-villageoises par exemple, la province a appliqué la doctrine
de « l'État et les habitants font en commun » (nhà nươc và nhân dân cùng làm), fournissant 81
milliards pour ce projet (3,8 millions USD), tandis que les communes ont contribué à hauteur de 78
milliards de đồng (3,7 millions USD) et ont fourni la main d'oeuvre, puisque dans ces cas-là, ce sont
surtout les villageois qui bétonnent ou pavent eux-mêmes les rues.
Sur la période 1996-2000, le PIB de la province a augmenté de 12,4%, et de 14% pour la
seule année 2001, tandis que le PIB par habitant passait à la même période de 256$ par personne en
1996 à 380$ en 2001 (UBND Bắc Ninh, 2002).
La production industrielle ou artisanale a quant à elle cru de plus de 42,5% de 1996 à 2000, et avec
une hausse de plus de 23,3% pour la seule année 2001.
Selon cette étude, «in the meantime, the provincial occupational villages have gradually shifted into
a commodity production and achieved a healthy growth, significantly contributed to successful
implementation of industrialisation and modernisation cause of the province131 » (UBND Bắc Ninh,
2002, p.32).
131 « dans cette intervalle, les villages de métier de la province ont progressivement évolué vers des produits de consommation et ont connu une saine croissance, participant de façon significative à la mise en œuvre de l'objectif d'industrialisation et de modernisation de la province »
126
La province s'est en effet largement appuyée sur ses villages de métier pour mener cette
industrialisation générale, en encourageant la mécanisation de la production artisanale, et en créant
des conditions favorables à leur transition vers une activité de petite industrie rurale.
Dès 2000, les villages de métier étaient estimés par les autorités publiques à 62, dont 30 villages de
métier traditionnels, fournissant de l'emploi à environ 60 000 travailleurs et 12 000 foyers et
produisant de l'artisanat pour une valeur de 560 milliards de đồng par an (26,5 millions USD). En
outre, ces villages participaient à hauteur de 75% à la production industrielle non-étatique de la
province et à 28% du total de la production industrielle. Enfin, en 2000, les autorités publiques
estimaient que 50% du taux de croissance de la province provenait de ces villages métier. Précisons
que les artisanats des villages de métier de Bắc Ninh, la métallurgie, la papeterie ou le travail du
bois notamment, en raison de leur nature, sont plus facilement mécanisables et industrialisables, ce
qui explique leur croissance et leur part importante dans la structure économique de la province.
La résolution 4 du Parti communiste de la province, adoptée en 1998, a participé au développement
de ces activités, à travers la constitution de « multi-functional industrial complexes » notamment,
les zones industrielles des villages de métier, qui conjuguent production artisanale, commerce et
habitat.
En 2009, Bắc Ninh comptait donc 15 zones industrielles « concentrées », 27 îlots industriels,
parmi lesquels sont incluses les zones industrielles des villages de métier et une zone industrielle
des technologies de l'information (Khu Công nghiệp công nghệ thông tin).
Cette réorganisation et transition des activités économiques rurales ont également permis de
maintenir la population locale sur « ses » terres et de permettre une reconversion précoce des
villageois de la province. S'appuyant sur l'idée illustrée dans le proverbe « quitter l'agriculture sans
quitter sa terre natale » (ly nông bất ly hương), les autorités provinciales ont ainsi encouragé la
progressive domination de l'emploi et des sources de revenus des habitants de l'agriculture à
l'artisanat ou à la petite industrie rurale.
IV. Từ Sơn, district palier entre Hà Nội et Bắc Ninh
Au sein de cette province, nous avons étudié plus précisément le district de Từ Sơn, dans
lequel est situé Đồng Kỵ. District artisanal, Từ Sơn accueille de nombreux villages de métier, aux
spécialités différentes: tandis que le bois est principalement travaillé et sculpté à Đồng Kỵ, Phù Khê
et Hương Mạc, l'acier prédomine à Châu Khê et Đình Bảng, la laque à Tân Hồng et Đình Bảng, et
enfin l'agro-alimentaire à Tân Hồng et Đồng Nguyên.
127
Entre 1996-2000, plus de 40.6% de la valeur de la production industrielle de Từ Sơn provenait
d'ailleurs de la production artisanale, qui fournissait du travail à 30 000 actifs sur les 47 000 actifs
que comptaient le district. D'après les autorités provinciales, l'importance de cette petite industrie
rurale explique le fait que les villageois aient peu de temps à consacrer à l'agriculture et pourquoi
Từ Sơn « has a highest mechanisation rate among other northern provinces » et que « the machines
have taken place of human in 80% of field area 132» (UBND Bắc Ninh, 2002, p.68).
Ce district et sa capitale, son « bourg » (thị trấn) de Từ Sơn sont d'ailleurs passés en 2008 du
statut de district rural (huyện) au statut de thị xã, « cité » urbaine de catégorie 4. Nous reviendrons
largement dans notre dernière partie sur ce changement de statut, le processus conduisant à cette
transformation et ses conséquences.
Il s'agit ici de présenter succinctement ce district, essentiellement à partir de nos entretiens et des
études qui ont été menées par le bureau de la gestion urbaine de Từ Sơn afin, justement, de
constituer un dossier de demande de changement administratif. Cette étude est donc
particulièrement complète, et dresse un large portrait du district et des communes qui le
constituaient, avant 2008.
Sur la période 2001-2006, les pouvoirs publics estiment que le district a connu une
croissance de son PIB de 18,5% en moyenne. En 2006, le revenu moyen annuel des habitants avait
déjà atteint 856$ par personne alors qu'il n'était que de 360$ par personne en 2002133(UBND Bắc
Ninh, 2002, p.67).
En 2005, les autorités locales comptabilisaient environ 300 sociétés (doanh nghiệp) et coopératives
sur le territoire et environ 7 000 foyers travaillant dans l'artisanat, la production industrielle ou le
commerce des ces produits.
La structure économique en 2007 était répartie de la façon suivante: 67,6% pour l'industrie et la
construction, 22,1% pour les services et commerces et, enfin, 10,3% pour l'agriculture.
En 2006, la part de travailleurs non-agricoles était déjà de 83,22%. Nuançons tout de même cette
statistique, qui est fournie dans un dossier visant à promouvoir l'idée de la transformation
administrative au statut urbain. On peut ainsi penser que ce chiffre est un peu exagéré, ou du moins
qu'il ne prend pas en compte la pluri-activité des foyers, et que les autorités publiques ont opté pour
132 « a le taux de mécanisation le plus élevé parmi les provinces du Nord », « les machines ont remplacé les humains dans 80% des champs »
133 UBND Bắc Ninh (2010), Sở công thương, Đánh giá hiệu quả và giải pháp quản lý nhà nươc đối vơi các KCN nho và vừa, cụm công nghiệp làng nghề tỉnh Bắc Ninh từ 2006-2010 (Comité populaire de Bắc Ninh, service du commerce et de l'industrie, Estimation des résultats et des solutions de la gestion publique concernant les zones industrielles et points artisano-industriels de la province de Bắc Ninh de 2006-2010)
128
une simplification de ces résultats.
En 2005, la contribution de Từ Sơn au budget de l'État était de 142,5 milliards de đồng (6,76
millions USD), un montant qui a, depuis, augmenté de 64% en 2009 par exemple. Au même
moment, les dépenses du district avoisinaient les 138 milliards de đồng (6,5 millions USD), dont
42% consacrés aux investissements pour le développement du district, le reste étant principalement
consacré aux dépenses de fonctionnement.
À cette époque, Từ Sơn avait une zone industrielle que les Vietnamiens qualifient de
« concentrée », celle de Tiên Sơn, sur une superficie de 300 hectares et cinq cụm industriels d'une
superficie totale de 73,1 hectares et dont la zone de Đồng Kỵ fait partie.
Huit autres projets de petites zones industrielles étaient également à l'étude, sur une surface totale
de 178,12 hectares, dont la seconde zone de Đồng Kỵ, financée et gérée par l'entreprise ITD, et
partiellement construite.
Avant le passage à l'urbain du district, Từ Sơn était divisé en deux zones: une zone nội thị, la
zone intérieure, composée de cinq communes rurales (Đồng Quang, Đồng Nguyên, Đình Bảng, Tân
Hồng et Châu Khê) et du bourg de Từ Sơn d'environ 92 000 habitants et une zone ngoại thị, zone
extérieure, composés de cinq autres communes rurales (Tam Sơn, Tương Giang, Hương Mạc, Phù
Khê, Phù Chân), d'environ 52 000 habitants.
Suite à cette transformation administrative, les cinq communes de la zone intérieure ont été
transformées en sept arrondissements urbains, tandis que les cinq communes de la zone extérieure
sont demeurées rurales.
Pour les autorités publiques du district comme de la province, Từ Sơn doit devenir un
« palier » liant la banlieue de la capitale Hà Nội à la ville de Bắc Ninh et a ainsi vocation à être une
étape entre ces deux pôles économiques majeurs, le siège d'entreprises opérant dans ces deux villes,
ou de services performants pour créer un lien entre ces villes.
En effet, la localisation de Từ Sơn, le district le plus limitrophe des districts hanoiens de Đông Anh
et Gia Lâm, sur la route menant d'Hà Nội à la ville de Bắc Ninh est évidemment très propice à son
développement, au coeur d'un noeud de circulation.
Từ Sơn connaît donc actuellement d'importantes transformations, nourries tant par sa
situation et ses avantages historiques, que par les politiques mises en place par les pouvoirs publics
des différents échelons, qui ont largement investi dans ses infrastructures et ses conditions de
développement depuis deux décennies.
129
V. Le classement d'Hà Tây-Hà Nội et de Bắc Ninh au sein des provinces vietnamiennes, témoin de politiques publiques différenciées et de temporalités décalées
Les politiques très volontaristes des pouvoirs publics de Bắc Ninh que nous venons de
décrire, visant le développement réel de la province, contrastent avec la façon dont étaient perçus
les pouvoirs publics de Hà Tây, souvent accusés de corruption et de faire des choix économiques et
politiques favorisant ses dirigeants, et non la province-même.
Le classement de ces deux provinces selon l'index de compétitivité provinciale (PCI,
Provincial Competitiveness Index), créé en 2005 grâce à la mise en place d'un partenariat de
recherche entre la Chambre vietnamienne du commerce et de l'industrie (VCCI) et l'agence
américaine pour le développement international (USAID) souligne d'ailleurs ces différences.
Selon ses responsables, le but de l'établissement de cet index est de fournir « a critical tool for
measuring and assessing the standards of economic governance in Vietnam’s 63 provinces from the
perspective of private sector businesses, covering business-critical issues of entry costs, compliance
costs, land access, informal charges and governance qualities on pro-activity, transparency, labor
development and legal institutions. The PCI also includes an index assessing quality of provinces’
infrastructure as one of the most critical barriers to investment and growth in the country134 ». Il est
également précisé par les auteurs dans l'introduction du rapport de 2011 que cet outil a vocation à
aider les investisseurs à « repérer » les provinces les plus dynamiques ou les plus favorables à
l'investissement, mais également à aider les provinces à mieux assimiler leurs points faibles, les
secteurs à développer ou réformer ou leurs différents retards, afin d'être plus attractives et d'essayer
de bénéficier davantage de la manne des IDE.
La septième édition de cet index, de 2011, a été établie à la suite d'enquêtes et de
questionnaires menés auprès de 6 922 entreprises vietnamiennes et de 1 970 entreprises étrangères.
Comme indiqué dans le tableau ci-dessous, les « qualités » requises pour obtenir de bons résultats et
une place en haut du classement doivent être d'avoir des coûts d'investissement bas, un accès aisé à
la terre et à des permis officiels, un environnement d'investissement transparent, un accès aux
informations, des charges « informelles » faibles, des procédures d'investissements et d'inspections
134 « un outil primordial pour mesurer et évaluer les standards de gouvernance économique dans les 63 provinces vietnamiennes, en partant de la perspective des entreprises du secteur privé, couvrant les sujets cruciaux pour ces entreprises que sont les coûts d'entrée, les coûts de mise en conformité, l'accès au foncier, les charges informelles et les qualités de gouvernance en termes de pro-activité, de transparence, de développement du travail et des institutions légales. Le PCI intègre également un index évaluant la qualité des infrastructures provinciales, considérée comme l'une des barrières les plus importantes pour les investissements et la croissance du pays »
130
réduites et moins chronophages, des autorités provinciales dynamiques, réactives et à l'écoute des
difficultés émises par les entreprises, un secteur des services développé et compétent, qui puisse
appuyer les entreprises localement, une main d'oeuvre formée et la poursuite des efforts de
formation et, enfin, des procédures légales justes et efficaces en cas de conflits.
Tableau 2. Indices de la performance des provinces en matière de gouvernance économique (notés sur 10)135
Source : PCI 2011
Tandis que Bắc Ninh obtenait un score de 59,57 en 2008 et était considérée comme une
« mid-high province », Hà Tây n'obtenait que 45,09 points et se retrouvait dans la catégorie « mid-
low province».
Le rapport de 2011 précise quant à lui que Bắc Ninh, actuellement au deuxième rang des provinces
les plus compétitives, a progressivement grimpé dans ce classement, à la faveur d'« heavy
investment in governance improvements136 », tandis qu'Hà Nội « nouvelle » n'était classée qu'à la
36ème position, sur 63 provinces.
135 « coûts d'entrée, accès au foncier, transparence et accès à l'information, temps nécessaire à la mise en conformité, charges informelles, pro-activité de la direction provinciale, service de soutien au commerce, formation professionnelle, institution légale »
136 « lourd investissement dans les améliorations de la gouvernance »
131
Tableau 3. Classement des provinces de Bắc Ninh et Hà Nội en fonction de leur compétitivité137
Source : PCI (2011)
Ces résultats traduisent donc la différenciation entre les provinces et les territoires et
l'accroissement des inégalités de développement, résultant de conditions géographiques ou
démographiques mais également du mouvement de décentralisation en cours au Vietnam, qui
accroît la marge de manœuvre des pouvoirs publics locaux dans l'aménagement de leur province et
la mise en place de réformes ou de politiques plus spécifiques et adaptées localement. Cet index
traduit également les efforts de certaines provinces, dont Bắc Ninh, pour devenir plus compétitives
dans un contexte de concurrence accru entre les provinces du pays.
Soulignons néanmoins que la province de Bắc Ninh dispose d'atouts géographiques importants, qui
sont liés à sa taille, à son homogénéité, ainsi qu'à sa localisation sur la route de la Chine, tandis
qu'Hà Nội, dans sa forme actuelle, est beaucoup plus étendue et hétérogène et doit de plus assimiler
sa nouvelle configuration territoriale.
Cependant, malgré ces différences de classement, d'appréciation des degrés de
développement et d'attractivité des investissements, ces deux provinces, Hà Nội élargie et Bắc Ninh,
font partie des provinces les plus dynamiques du Vietnam, connaissant d'importants taux de
croissance, une urbanisation et industrialisation conséquentes, qui influent sur le développement de
leur territoire et sur leurs reconfigurations économiques et géographiques locales.
Nos chapitres suivants seront consacrés à la présentation fine de nos cas d'étude et viseront à
montrer la pluralité des villages de métier dans le delta du Fleuve Rouge, dépendante tant des
politiques provinciales que des configurations locales.
137 Sont indiqués le rang de la province sur les 63 provinces que compte le pays, et entre parenthèses sa note sur 100. De 2009 à 2011, les résultats pour Hanoi intègrent également les performances de Hà Tây, puisque l'indice prend en compte l'élargissement du périmètre administratif de la capitale.
132
CHAPITRE 5
SƠN ĐỒNG, L'ARCHÉTYPE DU VILLAGE DE MÉTIER TRADITIONNEL : RÉSURGENCE DE L'ARTISANAT ET MAINTIEN DU CARACTÈRE RURAL
Notre premier terrain d'étude est le village de Sơn Đồng, district d'Hoài Đức, actuellement
province de Hà Nội. Sơn Đồng est situé dans une zone de fortes activités artisanales, depuis des
siècles, à proximité d'importantes voies fluviales, comme la rivière Đáy, et dans l'une des
principales zones d'extension de la capitale à l'ouest, en direction de la future ville-satellite de Hòa
Lạc. Caractérisé par une mono-activité artisanale d'art, la statuaire religieuse, Sơn Đồng est
également depuis toujours une commune-village, à l'organisation politique et économique plus
autonome. Cette stabilité gestionnaire et territoriale est néanmoins actuellement menacée tant par
des évolutions internes que par l'avancée du front urbain sur ses terres. Sơn Đồng appartient en effet
à un district stratégique pour l'extension de la ville d'Hà Nội, dont la majorité des terres rizicoles
sont vouées à disparaître dans les années à venir. Bien que l'influence de ces projets et les
conséquences de la pression foncière sur ce village soient majeures, ce chapitre se concentrera sur
les dynamiques endogènes qui marquent Sơn Đồng : la restauration du métier et l'organisation de
l'activité et les processus d'urbanisation in situ qui modifient progressivement la morphologie du
village.
Les impacts de l'urbanisation exogène et les conflits subséquents seront étudiés dans notre dernière
partie.
I. Un village de métier millénaire soumis aux turpitudes historiques
1. Fondation du métier et prestige de Sơn Đồng à l'époque féodale
La constitution de la communauté villageoise de Sơn Đồng est très ancienne et remonte à la
fin du Xe siècle. L'histoire de la fondation de Sơn Đồng est en effet antérieure à la fondation de
Thăng Long, le nom originel de Hà Nội, en 1010, selon des écrits conservés dans le temple Thuong,
qui citent l'année 981 comme date de création du village par le fondateur du métier Đào Trực.
Marqué dès les premières années de son existence par ce métier de statuaire religieuse, ce village
fut à la fois influencé par la situation économique et par la situation religieuse des siècles traversés.
133
L'histoire du village est en effet extrêmement liée et marquée par le contexte politique et les
soubresauts historiques. Avec l'essor du bouddhisme impulsé par la dynastie des Lý au XIe siècle et
la création de Thăng Long par exemple, ce métier d'art « spirituel » se développe fortement et
l'artisanat de Sơn Đồng s'oriente principalement vers la sculpture de statues de Bouddha ou sur les
différents ornements des pagodes.
À partir de la dynastie des Lê (1428) en revanche et jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'influence du
bouddhisme décroît et les artisans de Sơn Đồng orientent leur artisanat vers d'autres types de
production : les autels des ancêtres (bàn thờ), liés au confucianisme, les sentences parallèles de
tradition chinoise ou encore la sculpture de statues représentants les génies tutélaires, issus de la
culture vietnamienne vernaculaire.
Le rayonnement du village et de son artisanat dépassait même la région du delta du Fleuve
Rouge, puisque la statuaire de Sơn Đồng était exportée dans d'autres provinces, tandis que certains
artisans du village exerçaient leur métier de façon itinérante, participant à la construction, sur place,
des pagodes (chùa), des temples (miếu) ou encore des maison de culte des ancêtres (nhà thờ họ).
Dans son livre intitulé « À la découverte de la culture vietnamienne », Hữu Ngọc (2008, p.93)
consacre d'ailleurs l'un de ses chapitres à Sơn Đồng, en rappelant que « ce village très ancien se fait
un nom par le nombre de ses lettrés, lauréats de concours triennaux et par un métier transmis de
génération en génération depuis des centaines d'années: la fabrication de statues et d'objets de culte
en bois laqué » et souligne que « les magnifiques statues des fameuses pagodes de Hà Tây
provenaient, dit-on, du ciseau des maîtres du village ».
De nombreuses œuvres auxquelles ont participé des artisans de Sơn Đồng directement, en se
rendant sur ces sites, ou indirectement, en sculptant des objets religieux décorant ces édifices, sont
toujours visibles dans plusieurs sites historiques majeurs du pays: à la pagode du Maître (Chùa
Thầy) à Hà Tây, à la pagode Mia à Sơn Tây, à la pagode Đỏ à Hải Phòng, à la pagode des Parfums
(Chùa Hương) à Hà Tây, au temple de la littérature (Văn Miếu) à Hà Nội ou encore à la cité
impériale de Huế.
L'histoire du métier de Sơn Đồng est donc très ancienne et explique à la fois le classement de
ce village en tant que village de métier traditionnel (làng nghề) et sa réputation, qui lui confère un
accès privilégié au marché domestique. Cet artisanat, malgré les évolutions du type de sculptures et
des techniques, a néanmoins perduré tout au long de l'histoire du village, à l’exception de la période
collectiviste qui marque un arrêt de cet art millénaire.
134
2. Bannissement des activités de culte et disparition de l'artisanat sous la période collectiviste
Ainsi que nous l'avons abordé dans notre second chapitre, les activités religieuses ou de cultes
en général, considérées comme des pratiques superstitieuses et rétrogrades, ont été interdites à la
prise de pouvoir des communistes, conduisant de fait, à la disparition d'un marché pour les produits
de Sơn Đồng et à une interdiction de cet artisanat. Bien que quelques artisans nous aient confié que
leurs parents continuaient à sculpter illégalement, à leurs risques et périls, l'activité périclite au
profit d'un artisanat multiple, encadré par la coopérative artisanale, de fabrique d'objets usuels, bols
ou sièges en rotin, ou de broderie. Ces artisanats étaient organisés en trois sous-coopératives
jusqu'en 1975, date à laquelle toutes ces activités furent regroupées au sein d'une unique
coopérative, comprenant 400 membres et environ 380 enfants, qui « aidaient » leur famille.
La production de l'époque était orientée vers l'exportation, principalement à destination de
l'Europe de l'Est et des pays du bloc soviétique. Cependant, la diminution progressive des
commandes et la situation intérieure du pays devenant de plus en plus précaire, la coopérative
artisanale fut progressivement dissoute dès 1981 puis ferma définitivement en 1990. La production
cessa par conséquent et les nouvelles activités introduites et orchestrées par les pouvoirs publics
furent abandonnées. À ce moment-là, la majorité des habitants sont redevenus dans un premier
temps agriculteurs, même si certains artisans sont partis s'installer à Hà Nội, dans la rue Hàng
Đường notamment, pour continuer à fabriquer des sièges en rotin.
3. Le basculement des pouvoirs publics : le soutien au redémarrage du métier
Cependant, dès 1981, lorsque le district d'Hoài Đức fut intégré à Hà Nội, une première classe
de sculpture et de laque a été ouverte par les autorités publiques de la ville, à l'emplacement de
l'ancienne coopérative artisanale. Environ cinquante jeunes villageois furent ainsi formés au métier
traditionnel, principalement par trois professeurs, des artisans reconnus de la période pré-
révolutionnaire: Nguyễn Đức Dậu, spécialisé dans les statues dites « vivantes », c'est-à-dire des
statues expressives, Nguyễn Đức Tường, spécialisé dans les statues du Bouddha, et enfin Trần Đình
Thủy particulièrement aguerri aux techniques de la laque. Cette formation, d'une durée de quatre
ans, a permis de former la majorité des artisans-patrons de Sơn Đồng, âgés actuellement d'une
quarantaine d'années. Une fête de ces anciens étudiants continue d'ailleurs toujours d'avoir lieu tous
les 6 février lunaire, autour d'un grand repas.
135
Malgré cet encouragement des pouvoirs publics de Hà Tây pour la réhabilitation du métier,
l'activité est restée marginale jusqu'au début des années 90, où n'étaient répertoriés qu'une demi-
douzaine d'ateliers. En effet, à cette époque, l'investissement public de restauration du patrimoine
religieux et culturel était limité, tandis que les particuliers ne disposaient que d'un faible capital à
investir dans ces objets d'art. En outre, les capacités d'embauche étaient réduites puisque peu
d'artisans étaient formés à cet artisanat exigeant. En 1995, une nouvelle classe fut donc ouverte en
partenariat avec l'école d'artisanat de Hà Tây pour une durée de 18 mois. Enfin en 2001, une
dernière classe fut mise en place avec l'appui d'une fondation américaine: cent jeunes issus de
familles pauvres y furent formés, cinquante d'entre eux se spécialisant dans la sculpture des statues,
les autres dans les sentences parallèles. Cette formation, d'orientation professionnelle, était dirigée
pour les aspects techniques et pratiques par les artisans de Sơn Đồng, tandis que l'apprentissage
théorique était assuré par des professeurs de l'école des Beaux-Arts de Hà Nội.
Malgré l'essor du marché et une croissance de besoin en ouvriers qualifiés depuis le début des
années 2000, ces classes de formation n'ont pas été renouvelées. D'une part, leur coût important est
mis en cause, chaque apprenti requérant un investissement de dix millions de đồng (475 USD) que
les pouvoirs publics ne veulent assumer. D'autre part, l'organisation du travail local s'est mise à
privilégier l'apprentissage direct dans les ateliers et une formation continue au sein des familles,
notamment.
II. Redéploiement de l'artisanat et organisation spatiale du métier : le monopole de Sơn Đồng
Depuis la fin des années 90, le redéploiement du métier s'est essentiellement fait à la faveur
tant du renouveau religieux qu'aux politiques publiques volontaristes, au dynamisme des habitants
et à la « niche » que représente ce métier.
Au dernier recensement de 2009138, Sơn Đồng comptait une population totale de 8 551 habitants et 2
032 foyers. La population active était de 4 159 personnes, originaires du village, dont 18%
continuait à pratiquer principalement l'agriculture, 54% la petite industrie ou l'artisanat, 16% les
services ou le commerce et 12% des emplois « autres », essentiellement des fonctionnaires,
médecins ou professeurs.
Quant à la structure économique du village, 9% des revenus provenaient de l’agriculture-
138 UBND Sơn Đồng (2010), Biểu tổng hợp phiếu điều tra nghề, làng nghề trên địa bàn Thành phố Hà Nội có đến tháng 12/2009 (Comité populaire de Sơn Đồng, Tableau de synthèse des fiches d'enquêtes sur les métiers et villages de métier du territoire de la ville d'Hanoi en décembre 2009)
136
pisciculture-élevage, 49% de la petite industrie artisanale, 36% des services et commerces et enfin
6% de ces activités « autres ». Ces revenus globaux atteignaient pour 2008 environ 58,4 milliards de
đồng (2,7 millions USD) dont 28,5 milliards pour l'industrie artisanale (1,3 millions USD),19,5
milliards pour le commerce et les services (925 000 USD), et 10,4 milliards pour l'agriculture (493
000 USD).
1. Attractivité de Sơn Đồng et systèmes de production
Outre cette population « autochtone », environ 300 ouvriers étaient déclarés officiellement
auprès de la police du village et disposaient de permis de séjour de longue durée, tandis qu'environ
500 autres travaillaient à Sơn Đồng de façon plus occasionnelle, sans s'installer sur place139. La
provenance de ces artisans est diverse, bien que la plupart de ces artisans viennent de villages
pratiquant déjà le travail du bois et profitent ainsi de leur séjour au village de Sơn Đồng pour
apprendre de nouvelles techniques. Ainsi, de nombreux artisans viennent de la commune de Sài
Sơn, où se situe la pagode du Maître, dans le district de Quốc Oai, ou de la commune de Canh Nậu,
du district de Thạch Thất. En outre, les villageois de Sơn Đồng sont également liés à ces communes
et districts puisqu'ils s'y fournissent en bois, des marchés y étant hebdomadairement tenus. Malgré
ces liens commerciaux, Sơn Đồng n'est pas organisé en cluster territorial, en raison de la
particularité de son artisanat d'art et de son monopole productif. Le village est ainsi davantage
préservé des effets de l'urbanisation et surtout de la construction des grandes infrastructures
routières, qui déstructurent fortement les réseaux de transports et d'échanges entre les villages des
clusters, nous y reviendrons.
Malgré cette attractivité de Sơn Đồng et la présence de travailleurs extérieurs, l'activité du
village reste d'envergure limitée: un foyer-producteur compte entre cinq et quinze artisans, tandis
que les plus grands patrons peuvent embaucher directement ou par la sous-traitance jusqu'à une
quarantaine d'ouvriers.
Les ouvriers qualifiés sont généralement rémunérés à hauteur de deux millions de đồng par mois
(84 USD) et sont nourris et logés s'ils viennent de districts ou provinces lointains, tandis qu'un
apprenti touche plutôt entre 800 000 à un million de đồng (de 38 USD à 47 USD), en fonction du
stade de sa formation.
Un système de sous-traitance existe également, bien que la chaîne de production et la division du
139 Entretiens au comité populaire et à la police de Sơn Đồng (2009)
137
travail soient assez limitées : les patrons les plus importants peuvent travailler en réseau avec de
petits ateliers, surtout lorsqu'ils reçoivent des commandes conséquentes. Ainsi, un des ateliers les
plus florissants nous a rapporté travailler régulièrement avec sept foyers « satellites », comptant
eux-mêmes trois ou quatre ouvriers, auxquels il délègue de plus petites tâches, de fabrication d'une
partie des statues, les mains par exemple, ou de ponçage.
2. Village mono-artisanal, artisans polyvalents
Bien que le village dans son ensemble soit spécialisé dans un type d'artisanat, les artisans de
Sơn Đồng font preuve d'une grande polyvalence de leurs compétences et savoir-faire. En effet, la
plupart des ateliers sont capables de sculpter aussi bien de grands animaux rituels pour les pagodes
que des bouddhas ou des sentences parallèles. En outre, tous sont rompus à l'art de la laque, bien
qu'elle ne soit plus naturelle mais chimique, et peuvent donc assurer l'ensemble des étapes de
production au sein de leur atelier. Enfin, bien que ces objets d'art suivent certains codes traditionnels
et laissent donc peu d'espace pour la créativité des artisans, la pluralité des modèles et des types de
sculpture permet aux artisans de se renouveler régulièrement, rompant ainsi la monotonie du travail.
Le choix des objets pour les clients venus à Sơn Đồng se fait en effet sur photographies, soit de
modèles déjà sculptés par les artisans, soit de produits que les clients souhaitent faire « dupliquer »
localement. Ainsi, les artisans de Sơn Đồng font preuve de beaucoup de réactivité, ne se figeant pas
sur un modèle unique, mais s'adaptant davantage aux demandes. Un bon artisan connaît d'ailleurs
déjà plus d'une cinquantaine de modèles de Bouddha.
Enfin, certains sont passés à l'étape supérieure en commençant à fabriquer des objets
purement décoratifs, sans connotation rituelle ou religieuse, à destination du marché intérieur
comme extérieur. Pipes, vases ou tableaux sculptés sont progressivement devenus d'autres options
pour les artisans qui cherchent à diversifier leur activité.
138
Illustration 5. Diversité de la statuaire rituelle et religieuse de Sơn Đồng
Source : Fanchette (2009 ; 2010)
Cette diversification des produits marque la certaine ambivalence qui caractérise les artisans
de Sơn Đồng. D'un côté, ils pratiquent un art en lien avec les religions ou cultes, qui se doit de
respecter des règles et qui n'est possible, selon la tradition, que lorsque les artisans ont un « lien »
139
avec le Bouddha. Aucun objet n'est d'ailleurs signé ou gravé, puisque l'artisan se met en retrait par
rapport à la divinité ou au personnage représentés. En outre, certains artisans s'opposent à
l'adaptation du type de sculptures effectuées, par respect pour cette tradition.
Mais d'un autre côté, ces nouvelles productions existent et délaissent, au profit de revenus plus
importants, un art ancestral perçu comme un don pour les habitants. D'autres artisans ne s'opposent
en effet pas à l'adaptation des types de sculpture ou des techniques. Ainsi, certains seraient prêts à
renoncer à peindre les statues de couleurs chatoyantes au profit de sculptures de bois brut,
simplement protégées par une laque transparente. Ces derniers perçoivent leur métier de façon plus
prosaïque et ne considèrent pas la tradition comme une entrave à la diversification de leur
production.
3. Limitation des capacités commerciales du village et difficultés d'approvisionnement en bois
La situation de l'artisanat de Sơn Đồng est globalement positive et connaît une importante
croissance qui favorise le développement du métier comme du village dans son ensemble. Sơn
Đồng n'est cependant pas comparable à des villages de métier plus dynamiques, qui se sont
progressivement modernisés et industrialisés, et dont la structure économique comme géographique
est de plus en plus « urbaine ».
Tout d'abord, l'activité est répartie dans de nombreux ateliers de petite et moyenne taille, du
point de vue de leur surface de production, qui ne disposent pas d'un capital financier très important
ou de capacité majeure de commercialisation. Les boutiques sont par exemple très rares à Sơn Đồng
et la majorité des ventes se font directement dans les ateliers, résultant soit du « bouche à oreille »,
soit de la déambulation des acheteurs. En outre, les ateliers travaillent peu en lien direct avec des
boutiques d'Hà Nội et aucune de leur production n'est vendue dans le quartier des 36 rues et
corporations de la capitale. En effet, ces sculptures traditionnelles, de par leur taille imposante et
leur prix, n'attirent de toutes façons pas les touristes et acheteurs étrangers. En outre, les techniques
de séchage appliquées localement ne permettent pas d'assurer la résistance du bois à l'exportation
directe et aux climats plus secs d'Europe ou d'Amérique du Nord.
De plus, selon un rapport de Mekong economics (2008) sur les villages de métier à Hà Tây
qui a sélectionné, entre autres, Sơn Đồng comme cas d'étude, 67% de la production était destinée au
marché domestique et seulement 33% à l'exportation, essentiellement vers la Chine, la Corée du
Sud ou les pays accueillant une communauté importante de Việt Kiều – vietnamiens de l'étranger,
140
comme les États-Unis. Au moment de leur enquête, seule la société Viet Design était habilitée à
exporter directement à l'étranger, les autres ateliers devant passer par des intermédiaires locaux,
disposant d'un tampon officiel pour ces ventes. En outre, seuls trois ateliers locaux avaient été
constitués en tant qu'entreprises formelles, sous forme de SARL. À la fin de nos enquêtes, la société
Viet Design avait cependant déménagé, ne laissant plus aucune structure locale et autonome en
mesure de commercer directement avec l'étranger.
À la différence d'autres villages de métier plus commerçants et développés, les bénéfices tirés
de cet artisanat sont assez faibles, au vu de la technicité des produits et du temps nécessaire à leur
exécution. Tout d'abord, le coût de la matière première est important et son accès de plus en plus
difficile. En effet, les pouvoirs publics vietnamiens, face à la déforestation massive du pays, ont
décidé en 2004 de contrôler beaucoup plus sévèrement l'exploitation forestière et le commerce du
bois à travers la loi foncière de 2003 et la loi n°25/2004/L-CTN sur la protection et le
développement des forêts, promulguée la même année. Les catégories de forêt ont par conséquent
évolué et se sont multipliées les forêts classées et les forêts dites « de protection », où les activités
productives sont interdites. Seules les forêts de production peuvent continuer à être exploitées mais
demeurent très contrôlées, dans les Hauts-Plateaux notamment, dans la province de Đắk Lắk par
exemple (Mellac, 2009). Les artisans sont donc actuellement contraints de se fournir à l'étranger, au
Laos essentiellement et en Asie du Sud-est, et de plus en plus en Afrique. La rareté de ces grumes et
les frais supplémentaires liés au transport augmentent considérablement les coûts de productions.
En 2009 par exemple, le jacquier (mít), bois privilégié à Sơn Đồng car souple et plus facilement
sculptable, pouvait coûter de 7 à 20 millions de đồng par m3 (entre 330 USD et 950 USD). Le đổi
coûtait quant à lui 15 millions de đồng par m3 (712 USD) et le vàng tâm (manglietia à bois jaune)
17 millions (807 USD). En outre, le marché du bois est marqué par son manque de transparence,
tandis que la corruption d'officiels pour faire entrer illicitement du bois est monnaie courante. Ainsi,
en 2012, le rapport annuel de Transparency International (2012, p.5) révélait que « bribery of
officials has become routine and logging quotas have been awarded through an opaque process
where preference is given to well-connected individuals and companies, including the Vietnamese
military140 ». La capacité d'approvisionnement en bois n'est donc pas anodine et explique en partie
le fait que les « droits d'entrée » pour cet artisanat soient élevés et inaccessibles à de nombreux
villageois.
140 « la corruption des officiels est devenue une routine et les quotas d'abattage sont accordés selon un processus opaque où la préférence est donnée aux individus et entreprises bien connectés, dont l'Armée vietnamienne »
141
À ces frais initiaux s'ajoutent l'achat de laque, le coût de la main-d'oeuvre et la livraison des
sculptures, prise en charge au sein du pays ou jusqu'aux ports, en cas d'exportation.
Une sculpture de Bouddha « standard », d'environ 80cm sur 50cm, entièrement laquée et dorée,
nécessite deux mois de travail, en comptant le temps de séchage des produits qui demeure très long,
malgré l'utilisation de laque artificielle. Ce type de statue revient à environ cinq ou six millions de
đồng (de 237 à 284 USD) et n'est revendue que six ou sept millions de đồng (de 284 à 330 USD).
Le bénéfice est donc assez faible et limite la possibilité d'accumulation d'un capital financier et les
possibilités d'investissement dans l'achat de nouvelles terres ou de machines. Précisons d'ailleurs
que malgré tout, ce type d'artisanat est peu mécanisable et industrialisable, les étapes les plus
importantes étant toujours réalisées uniquement au burin par les artisans.
4. Un espace productif insuffisant qui limite « l'envergure » du métier
De plus, les lieux de production sont insuffisants, n'offrent pas de bonnes conditions de travail
et limitent les possibilités d'accroissement des volumes de production. Deux principaux cas de
figure existent à Sơn Đồng.
Dans un premier cas, les artisans produisent dans leur maison du cœur villageois, en
particulier dans leur cour. La surface disponible n'excède jamais 200m2, pour un métier qui
demande des capacités de stockage importantes, de matières premières comme de produits « finis »,
en phase de séchage. En outre, les conditions des vies des habitants, partageant lieu de vie et de
production en sont détériorées, la poussière et les odeurs chimiques s'infiltrant dans toute la maison.
Les médecins du dispensaire de Sơn Đồng et les infirmières de xóm ont d'ailleurs constaté une
augmentation des problèmes respiratoires dans le village et quelques mesures ont été mises en place
par les pouvoirs publics pour faire face à ces problèmes. Par exemple, l'étape de dorure et
d'argentage des sculptures, qui consiste à coller de fines feuilles d'or ou d'argent sur les statues ou
objets, doit maintenant être réalisée sous une moustiquaire, afin d'éviter que de petites particules ne
s'envolent et ne se dispersent dans le village.
Dans le second cas, les artisans possèdent un atelier plus récent, construit le long des routes
essentiellement. Certains d'entre eux y sont installés de façon officielle et autorisée et ont ainsi pu
investir davantage ces espaces plus importants, comme au Ngã Tư, mais nombreux sont ceux qui se
sont installés sur leurs terres de maraîchage, illégalement, et sont menacés d’expulsion. Ces derniers
investissent par conséquent peu dans leur atelier, de crainte de tout perdre, et n'installent ni
machines ni équipements en dur, laissant souvent leur atelier précairement construit.
142
En revanche, ils bénéficient largement de cette proximité de la route, puisque plusieurs artisans
nous ont confirmé que le prix de vente d'une sculpture doublait entre un petit atelier du cœur
villageois et un grand atelier de bord de route.
Illustration 6. Répartition des ateliers et des commerces dans la commune de Sơn Đồng
Source : Fanchette et Casrad (2012)
Cette répartition de l'activité différenciée, ainsi que la pluralité des formes d'organisation de
l'espace et des activités, sont illustrées par cette carte. Tandis que les commerces de produits
143
artisanaux prédominent dans le hameau du carrefour, les résidences-ateliers et les ateliers de
production sont plus importants dans le cœur villageois. Les emplacements les plus stratégiques, le
long des routes inter-districts, sont donc réservés à l'exposition des produits et à leur vente, tandis
que la production demeure conséquente dans le centre plus ancien du village. En outre, tous les
commerces de proximité sont implantés dans la partie la plus densément peuplée du centre, répartis
le long des rues villageoises principales ou secondaires.
Pour parer à cette difficulté de manque d'espace, soulignée par l'ensemble des artisans et des
villageois qui souffrent de cette cohabitation forcée travail-habitat, le comité populaire de Sơn Đồng
a commencé à avancer la piste de la construction d'une zone industrielle du village de métier à partir
de 2006, sur 47 hectares. Approuvée par la province d'Hà Tây en 2008, puis validée à nouveau par
la province de Hà Nội suite à l'élargissement de la capitale fin 2008, cette zone n'a néanmoins
jamais été mise en chantier, suite à l'opposition des villageois sur le montant des expropriations, le
caractère privé de cette zone et le coût de revente après viabilisation, inaccessible pour de nombreux
artisans. Nous détaillerons et analyserons davantage ce conflit majeur dans notre dernière partie,
mais il convient tout de même de noter que, sur le principe, les habitants de Sơn Đồng sont très
favorables à la construction d'une telle zone. Environ 400 foyers ont d'ailleurs fait une demande
d'obtention de parcelle auprès du comité populaire, dès l'annonce du projet, et tous s'accordent à
dire qu'une telle zone est nécessaire tant pour l'amélioration des conditions de vie que pour
l'épanouissement du métier.
Une seconde zone avait également été acceptée par la province de Hà Tây sur huit hectares et
avait la particularité d'être une zone à l'usage unique de la société « Viet Design », appelée
formellement Viet Design Joint Stock Company et dont le siège était à Hà Nội. Fondée par un jeune
architecte de la capitale, cette société s'était spécialisée dans la fabrication de sculptures ou d'objets
de décoration au design plus moderne et international, en sous-traitant une vingtaine d'ateliers,
principalement dans le xóm Hàn. Nous avons déjà précédemment évoqué que seule cette entreprise
avait la possibilité juridique d'exporter directement ses produits. La procédure d'obtention des
terrains et de la licence d'investissement avait débuté en 2007 et devait coûter environ 6 millions
USD à l'entreprise. Outre des ateliers de production, une salle d'exposition était prévue, ainsi qu'un
centre d'accueil des touristes et une auberge. Le but de cette zone était donc plus international et
devait s'adresser à un public plus large. En outre, Viet Design avait opté pour des produits de haute
qualité et avait d'ailleurs obtenu un prix d'excellence de la part de l'UNESCO en 2007, pour un objet
non-traditionnel du village : des plaques de brique peintes et laquées. Cette société était également
144
en lien avec l'ONG américaine Aid To Artisan, basée à Washington, et espérait intégrer le réseau
d'artisans de l'organisation et pouvoir être présentée dans ses foires, notamment. L'implantation de
cette société n'a néanmoins pas été aisée, puisque son patron était originaire d'Hà Nội et n'avait
aucun lien familial avec le village. Ainsi, plusieurs artisans l'ont accusée dès le début de vouloir
exploiter et « voler » la réputation et l'image de Sơn Đồng, sans connaître le village, son artisanat et
ses traditions. Malgré l'alliance de Viet Design avec un notable du village, le chef de l'association
des vétérans, également responsable du métier au sein du Parti, cette société s'est attirée les foudres
de l'association du village de métier de Sơn Đồng, soucieuse de conserver le monopole de l'artisanat
et de défendre les artisans locaux. Suite à ces conflits et à la difficulté à s'insérer dans la
communauté villageoise, la société Viet Design a finalement décidé de déménager et de s'installer
dans un autre village proche d'Hà Nội, d'autant plus que la licence d'investissement pour son projet
de zone multi-fonctionnelle de huit hectares avait été suspendue par la capitale et était en attente de
vérification et d'évaluation par le Premier ministre.
Ainsi, à l'inverse d'autres villages, Sơn Đồng ne dispose pas de zone industrielle et les artisans
demeurent contraints de travailler dans de difficiles conditions et de tenter, par de multiples
stratégies, de développer leurs activités individuellement.
III. L'évolution spatiale et morphologique du village : entre limitation de l’extension du territoire villageois et stratégies d'empiètement
1. Du cœur villageois ancien aux élargissements résidentiels légaux
À l'origine, le village est divisé en deux thôn-hameaux: le thôn intérieur et le thôn extérieur.
Cette distinction, abandonnée au moment de la création des xóm, une appellation plus récente et
administrative qui se traduit également par hameau, mais dont la taille est inférieure au thôn,
continue d'être opérée par les habitants, bien qu'elle ne semble pas avoir d'autre valeur
qu'informative. Le village s'est d'abord développé sur les terres les plus élevées de son territoire,
notamment dans les actuels xóm Đình et Thượng, tandis que presque deux cents ans après la
fondation du village, deux hameaux supplémentaires ont été créés - actuellement les xóm Xa, au
nord-ouest du village, et Chiêu, au sud-est, afin de protéger le village des attaques de brigands.
Ces deux xóm, créés sur des terres basses, sont d'ailleurs régulièrement inondés. Le village
comprenait à l'époque cinq portes, dont seules deux subsistent actuellement.
145
L'élargissement résidentiel du village s'est poursuivi d'abord en 1985, avec la location de
terres aux habitants du xóm Rảnh, au bord de la route, puis avec l'extension des terres résidentielles
du xóm Hàn, en 1988. En 1991, à l'occasion d'une nouvelle redistribution de terres résidentielles, le
xóm Ngã Tư - le hameau du carrefour, actuellement le xóm le plus dynamique et économiquement
développé, est créé le long des routes menant de la commune de Kim Chung à la commune de Cát
Quế, et de la commune de Lại Yên à la commune de Đức Giang. Les ménages prioritairement
éligibles pour obtenir de la terre étaient théoriquement les foyers pauvres, les familles de vétérans
ou les familles nombreuses. Cependant, une large proportion de lots a été acquise aux enchères par
de jeunes foyers ou couples possédant déjà un capital de départ, d'origine familiale essentiellement.
La création de ce nouveau xóm, la libéralisation de l'économie, ainsi que l'amélioration des
infrastructures routières inter-districts ont entrainé un basculement de l'activité, de la richesse et des
valeurs foncières du centre du village à ses franges extérieures, le long des routes. Ainsi des xóm
anciennement pauvres comme le xóm Rô, auparavant isolé par rapport au centre du pouvoir
économique, politique et culturel, ont connu depuis deux décennies une amélioration de leur
situation économique et une réduction de la pauvreté, puisqu'ils bordent actuellement largement la
route menant de la commune de Kim Chung à la commune de Cát Quế.
2. Empiètements progressifs et usages abusifs des terres
D'autres modifications ont été opérées progressivement depuis le début des années 2000.
Ainsi, la densification et l'étalement du bâti sont particulièrement importants dans les zones jouxtant
des voies de communication : le xóm Xa s'est rapproché de la route, l'angle sud-ouest du xóm Ngã
Tư s'est également développé, tandis que plusieurs ateliers se sont implantés au niveau du xóm
Chiêu et que le côté nord de la route menant à la rivière Đáy s'est progressivement doté de
nouvelles infrastructures. Une partie des terres maraîchères de cet axe avaient déjà été transformées
pendant la période collectiviste pour accueillir les coopératives artisanales. Suite à leur dissolution,
le bâtiment avait été loué à une usine très polluante, fabriquant divers objets en plastique. Lors de
nos dernières enquêtes, en 2011, cette société avait déménagé et le bâtiment avait été sommairement
subdivisé en lots pour accueillir différents ateliers, en location.
En outre un peu plus loin, en direction de la route-digue, un fonctionnaire du cadastre du comité
populaire de Hoài Đức a demandé la transformation d'une parcelle agricole pour construire une
station service puis a utilisé, en contradiction avec son permis de construire, la moitié de cette
grande parcelle pour construire une maison. Le fils du président du comité populaire du district a
146
également obtenu une parcelle sur ces terres, afin d'y construire une autre maison. Ces deux
personnes, bénéficiant sans aucun doute de l'avantage de leur position, ont d'ailleurs obtenu ce
changement d'usage de terres à un prix dérisoire, au vu de la localisation de ces terres : 40 millions
de đồng pour les 60m2 de la station-service-maison (1 898 USD), avec au passage un empiètement
illégal sur les terres limitrophes, et 11 millions de đồng (522 USD) pour un sào, 360m2 donc, pour
la maison individuelle. Les habitants des hameaux concernés par ces expropriations, des xóm Xa et
Rảnh particulièrement, constatant ces malversations et les passe-droits accordés à certains
privilégiés, ont donc décidé depuis quelques années d'utiliser leurs terres agricoles à d'autres fins.
Plusieurs ateliers illégaux s'y sont par conséquent installés, ainsi qu'un marché de bois. Ces diverses
constructions villageoises ont néanmoins été détruites récemment, nous y reviendrons
ultérieurement.
Un autre cas de récupération ou d'usage abusif de terres a eu lieu au niveau du xóm Ngã Tư et
a également conduit à la construction et la densification de cette zone. Au nord-ouest du carrefour
était auparavant situé le stade de Hoài Đức, sur des terres communales, dont l'usufruit avait été
accordé au district. Suite à son usure et à sa dégradation progressive, ce stade a finalement été
abandonné et les terres laissées en l'état. Légalement, ces terres auraient dû revenir dans la réserve
foncière du comité populaire de la commune mais, à la place, le district a décidé de diviser le terrain
disponible en plusieurs parcelles résidentielles et de les mettre aux enchères. Soixante-trois lots de
plusieurs tailles, 60m2, 65m2 ou 72m2 ont ainsi été constitués. Théoriquement, chaque acheteur ne
pouvait acquérir qu'une seule parcelle, mais certains ont réussi à obtenir jusqu'à neuf parcelles. Les
premières maisons ont commencé à être construites à partir de 2007 et neuf parcelles sont
actuellement occupées. Les autres sont toujours en attente de construction et plusieurs lots ont été
revendus, par des acheteurs de Hà Nội ou de Cát Quế notamment.
Dans ce cas également, les villageois de Sơn Đồng se sont opposés à cette découpe et à cette
revente qui, par son système d'enchères, les excluaient largement de la possibilité d'achat de terres
qu'ils considéraient, à juste titre, être des propriétés du village. Pour « adoucir la colère des
villageois »141, le district de Hoài Đức a tout de même décidé de conserver une large parcelle à
destination du village et y a construit une grande maison culturelle pour le xóm Ngã Tư, où des
activités sportives et musicales sont régulièrement organisées.
En outre, le centre villageois s'est densifié, notamment grâce à la reconstruction de nouvelles
maisons en hauteur ou au comblement de certains étangs et lacs, et quelques petits commerces s'y
141 « làm nhân dân bơt giận », entretien auprès d'un secrétaire du Parti d'un xóm de Sơn Đồng (2009)
147
sont installés.
3. Usages des terres rizicoles et stratégies d'appropriation des villageois
Du point de vue des surfaces agricoles, suite aux différentes phases de redistribution, tous
les habitants de Sơn Đồng disposent actuellement de terres rizicoles : environ un sào, ou 360m2 par
membre du foyer né avant 1991, qui correspondent à environ douze thươc de terres rizicoles et deux
thươc de terres de maraîchage, réparties équitablement autour du village, en fonction de la qualité
des sols. Cependant, les usages de ces terres varient considérablement d'un foyer à l'autre. Quatre
principaux cas de figure existent:
– certains foyers ne font que cultiver leurs terres et dépendent de ce moyen de subsistance. Il
s'agit généralement des foyers les plus pauvres, puisqu'en fonction des récoltes, la quantité
de riz récoltée peut ne pas être suffisante pour subvenir aux besoins personnels des familles.
– d'autres foyers continuent de pratiquer des activités agricoles, dont s'occupent
essentiellement les femmes et les personnes âgées, mais il ne s'agit plus de riziculture. Il
nous a en effet été rapporté plusieurs fois que la riziculture n'était pas assez rentable,
contrairement à d'autres cultures. Ainsi certaines terres, destinées officiellement à la culture
du riz, ont été affectées à l'arboriculture fruitière, de pamplemousses essentiellement, ou à
l'horticulture maraîchère, plus rémunératrice et destinée au marché du village ou du district.
Ces changements ne sont d'ailleurs pas ponctuels, étant donné la nature de ces cultures,
d'une part, mais également des investissements réalisés par les habitants sur ces terres avec
la construction de petites maisons pour la surveillance, d'autre part.
– la plupart des foyers d'artisans, plus aisés, embauchent des ouvriers du village ou de la
région pour s'occuper de la culture de leurs champs, ou un membre de leur famille élargie.
Cela leur permet à la fois de continuer à obtenir du riz et de conserver leur droit d'usage des
terres et de cumuler ainsi ces activités, artisanales et agricoles.
Dans la plupart des cas, les terres agricoles sont en effet considérées comme une assurance sociale,
une garantie d'avoir toujours une activité potentielle fournissant la base de l'alimentation. Il s'agit de
la principale raison qui explique que les artisans de Sơn Đồng ne revendent pas leurs terres et
souhaitent la garder, même s’ils ne la cultivent pas personnellement. La poursuite de quelques
activités agricoles permet en effet de conserver ces terres. De plus, la possession de carnets rouges –
titres de propriété foncière officiels – pour ces terres permet toujours de contracter des prêts à la
banque grâce à l'hypothèque des parcelles, d'être administrativement considéré comme des ménages
148
ruraux, et par conséquent d'avoir accès à des aides publiques différentes et plus avantageuses qu'en
tant que foyers artisans.
– Enfin, certains foyers conservent leurs terres mais ne les cultivent plus.
Ce dernier cas de figure est le plus intéressant et soulève un certain nombre de questions. Les
arguments avancés par ces foyers pour expliquer l'arrêt des cultures est que le système hydraulique
ne fonctionne plus et ne permet donc plus l'irrigation des parcelles. Ainsi, ces friches ne seraient
pas volontaires, mais résulteraient de facteurs extérieurs. Cependant, même s'il est vrai que le
système d'irrigation a parfois été endommagé par de nouvelles constructions, dans d'autres cas,
l'irrigation ne fonctionne plus uniquement parce que les habitants ont cessé de payer la coopérative
agricole, en charge de fournir des services hydrauliques. En outre, il apparaît que ces zones non-
cultivées sont essentiellement situées le long des voies de communication principales. Il semblerait
que ce choix de ne plus cultiver puisse également résulter d'une stratégie de la part des habitants,
qui demandent depuis des années le changement d'usage de ces terres, d'agricole à résidentiel.
L'obtention de ce changement pourrait donc être facilitée grâce à ce constat de terres impropres à la
culture, puisque non-irriguées et très polluées. La transformation de leur usage semblerait par
conséquent le choix le plus rationnel et adapté à cette situation.
Cependant, ces terres ne sont pas totalement laissées en friche. Ainsi, les terres de riziculture
contiguës aux routes des xóm Xa, Chiêu ou Rô sont occupées par de nouvelles constructions
illégales d'ateliers, allant de 200m2 à quelques mètres carrés uniquement. Dans le xóm Chiêu par
exemple, un artisan nous a expliqué qu'il occupait ces terres depuis 1998, après les avoir louées à
deux familles pour trente ans, sans changement de statut. Ce même artisan nous a confirmé qu'il
était tout à fait conscient de l'illégalité de son installation, mais qu'il ne craignait pas de sanctions
puisque le comité populaire avait entériné, officieusement, cet usage. Il semblerait que ces
autorisations officieuses du comité populaire soient à la fois dues au fait que les pouvoirs publics
comprennent le problème du manque d'espaces de production, et tolèrent donc un certain flou dans
l'utilisation des terres, et au fait que ces usages, illégaux, peuvent bénéficier à certains
fonctionnaires qui reçoivent une certaine somme d'argent tous les ans, pour « fermer les yeux ».
Cette production volontaire de la confusion dans la gestion foncière arrange ainsi pouvoirs publics
comme habitants.
Bien que l'usage des terres et l'occupation des espaces évoluent considérablement avec le
temps, les pratiques villageoises comme les décisions publiques, à la fin de l'année 2009, Sơn Đồng
comptait 51 hectares de terres résidentielles et toujours 203 hectares de terres rizicoles et était
149
composée de onze xóm, ou hameaux.
Malgré cette évolution morphologique, Sơn Đồng correspond toujours en partie à l'image
bucolique du rural vietnamien, présentant un patrimoine culturel et religieux préservé ou restauré, et
un artisanat beaucoup plus attractif que d'autres. Les attraits du village ont d'ailleurs été plusieurs
fois soulignés et reconnus pas les pouvoirs publics. Ainsi, Sơn Đồng a été choisi tout d'abord par la
province de Hà Tây pour promouvoir le tourisme dans les villages de métier, aux côtés de Phú
Nghĩa dans le district de Chương Mỹ, et de Chuông, par exemple, puis a été sélectionné par le
service du Commerce et de l'Industrie de Hà Nội pour organiser des excursions dans plusieurs
villages de la ville-province élargie, avec Bát Tràng ou Phú Vĩnh.
Conclusion
Sơn Đồng est donc actuellement marqué par un faisceau d'influences, endogènes comme
exogènes. Bien que le métier traditionnel ait repris et participe au développement du village dans
son ensemble, son organisation, son fonctionnement, son envergure comme son immobilisme font
craindre que cette activité ne puisse survivre à une économie de plus en plus libérale et à une
concurrence mondialisée. En outre, le village dans son ensemble est menacé par l'avancée de la ville
de Hà Nội, dont l'étalement a déjà auparavant détruit des communautés villageoises et leur artisanat,
transformant ces villages de métier en nouveaux quartiers urbains.
Cependant, malgré ces difficultés, les habitants de Sơn Đồng ont fait preuve, dans certains cas,
d'une capacité de résistance à des projets perçus comme injustes et dangereux, menaçant la survie
de leurs activités, et ont ainsi témoigné d'une réelle perception de leurs intérêts communs, qui
pourront lui être utiles dans cet avenir urbain promis.
150
CHAPITRE 6
ĐỒNG KỴ, DU COMMERCE DE BUFFLES À L'ÉBÉNISTERIE : UN MODÈLE DE CONVERSION INDUSTRIELLE ET DE PRÉSERVATION DE LA PUISSANCE VILLAGEOISE
À la différence de Sơn Đồng, le village de Đồng Kỵ s'est mué en village de métier à une
période récente. Entamée sous la période collectiviste, cette transition vers le métier d'ébénisterie
s'est principalement opérée depuis l'ouverture économique. Les succès de cette entreprise sont
néanmoins très importants et ont profondément remanié la structure tant économique que
morphologique du village. S'appuyant sur une tradition commerciale forte et sur des réseaux
politiques étendus, les villageois de Đồng Kỵ sont donc rapidement parvenus à reconvertir leur
capital commercial en capital artisanal, à prendre la tête du cluster du bois et à polariser emplois et
revenus d'un métier qui ne leur « appartenait » pourtant pas.
En outre, cet artisanat s'est progressivement industrialisé et mécanisé, grâce aux deux zones
industrielles du village, accroissant ainsi davantage le pouvoir économique, et par conséquent
politique, du village.
Ce chapitre vise à exposer cette évolution du village, d'un point de vue économique, avec ce
glissement des activités et la mise en place d'un cluster du bois à trois niveaux, d'un point de vue
morphologique et d'utilisation des espaces, avec la création des zones industrielles et de montrer
comment Đồng Kỵ est parvenu à conserver son pouvoir villageois et à demeurer le « village des
directeurs », au cours du temps.
I. Đồng Kỵ, le village de métier traditionnel du commerce
1. Un village ancien, combatif et « vertueux »
Đồng Kỵ, anciennement connu sous le nom de Cối, a officiellement pris ce nom pour la
première fois en 1435, dans le district de Đông Ngàn, province de Bắc Ninh sous l'empereur Lê Hy
Tông. Le village de Đồng Kỵ apparaît pour la première fois dans des textes anciens au XVe siècle,
dans les écrits de Nguyễn Trãi (Lê Hồng Lý 2000, cité par Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly, 2008).
D'autres recueils évoquent également la vie du génie tutélaire officiel du village, Thiên Cương De,
qui aurait vécu dans cette région durant le règne de la dynastie mythique des rois Hùng à la
151
préhistoire et aurait aidé à vaincre les envahisseurs Xich Guy, venus du nord de la Chine. Le 4
janvier lunaire célèbre d'ailleurs cet évènement et un festival des pétards est organisé, connu dans
toute la région pour son faste et son animation.
Le 4ème empereur de la dynastie des Nguyễn, Tự Đức (1829-1883) lui attribua durant son
règne le titre de village « de bonnes traditions », mỹ tục khả phong. La réputation de vertu et du
caractère spécial de Đồng Kỵ s'est poursuivi sous la révolution, où la pagode de Đồng Kỵ fut l'un
des refuges d'importants dirigeants du Parti et de la révolution, comme Trường Chinh, qui fut
Premier secrétaire du Parti et président du conseil d'État, Lê Quang Đạo, futur lieutenant général de
l'armée, président de l'Assemblée nationale, puis vice-président du Vietnam, ou encore Hoàng Quốc
Việt, l'un des fondateurs du Việt Minh, devenu par la suite président du Front de la Patrie du pays.
2. Pouvoir commerçant et dynamisme économique de Đồng Kỵ à la période féodale
Dès 1927, Đồng Kỵ était déjà peuplé par 2 049 personnes, la surface cultivée était de 154.2
hectares et les terres résidentielles de plus de 11 hectares.
Selon Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly (2008), avant la révolution de 1945, Đồng Kỵ était un village
prospère, avec des rues pavées, des maisons aux toits de tuile et des cours carrelées, à la différence
d'autres villages, aux maisons de bois et aux ruelles en terre. En outre, fondé au bord de la
rivière Ngũ Huyện Khê, un axe de communication important, les auteurs précisent qu'un marché
était déjà organisé six jours par mois et connaissait une activité animée, dans une région à l'époque
dominée par l'agriculture de subsistance.
Đồng Kỵ, à la différence de Sơn Đồng, était donc davantage caractérisé par son dynamisme
commerçant que par la présence d'un métier traditionnel, bien que des traces d'une activité
artisanale de tissage de coton existent dans plusieurs écrits, dont ceux de Gourou (1965) et qu'il est
avéré que certains hommes pratiquaient le métier de charpentier, parfois itinérant.
En outre, selon les enquêtes de Fanchette réalisées en 2006 et 2007142, un quart des foyers pratiquait
directement l'activité du commerce de buffles, utilisés comme bêtes de somme et pour la traction
attelée, tandis que d'autres villageois avaient développé une activité complémentaire
142 Nous tenons à remercier à nouveau Sylvie Fanchette de nous avoir transmis ses enquêtes de terrain brutes et de nous avoir autorisé à nous en servir.
152
d’affouragement pour le bétail ou de vente du fumier à destination des agriculteurs. Les
commerçants de Đồng Kỵ allaient acheter ces buffles dans les régions montagneuses du Nord
Vietnam143 puis les revendaient principalement au marché de Giau, dans la commune de Tân Hồng,
district de Từ Sơn.
Cette activité, rare dans la région, a permis un enrichissement important de plusieurs villageois, une
accumulation marchande et l'insertion de Đồng Kỵ dans des réseaux marchands dès la période
féodale.
À la période collectiviste, ce commerce privé est formellement interdit dans un premier
temps, puis réactivé par les pouvoirs publics, comme nous l'avons précédemment exposé, avec une
activité contrôlée par le comité populaire, mais organisée par les villageois.
3. Introduction du métier du bois et réorientation de l'économie villageoise
Dès 1968 cependant, deux anciens commerçants de buffles, Monsieur Quang et Monsieur
Ty, se mirent à acheter illégalement du mobilier en bois et des objets antiques à de riches hanoiens
et à les revendre à d'autres acheteurs. Puis, ces deux hommes se mirent à démonter ces armoires ou
meubles et à en faire localement des copies. Ne disposant pas des savoir-faire nécessaires à ce
travail d'ébénisterie, ils embauchèrent des artisans de Phù Khê et Thiết Úng notamment, dont le
métier traditionnel était justement le travail du bois, et commencèrent à former des villageois de
Đồng Kỵ à ce travail. En 1979, une centaine de producteurs de meubles d'art oeuvraient déjà dans le
village et certains étaient même partis exercer à Saigon, suite à la réunification du pays en 1975.
Cette activité du bois, bien qu'interdite à ces prémices, fut néanmoins formellement autorisée et
intégrée au sein de la coopérative artisanale à partir des années 70.
L'essor de ce nouveau métier ne se réalise néanmoins qu'au milieu des années 80, à la faveur des
mesures de libéralisation de l'activité domestique privée. On estime ainsi qu'en 1985, environ mille
villageois de Đồng Kỵ travaillaient dans ce secteur et étaient de plus en plus formés et capables de
produire par eux-mêmes, sans avoir besoin d'embaucher des artisans venus des villages traditionnels
du bois.
143 Provinces de Bắc Kạn, Cao Bằng, Lạng Sơn, Nghệ An et Thanh Hóa principalement
153
II. Le « village des directeurs, des milliardaires et de businessmen »144
1. Poids démographique et financier du village et prédominance de l'activité artisanale
Actuellement, Đồng Kỵ fait partie des villages de métier les plus riches et les plus
développés du delta du Fleuve Rouge. Fort d'une population de 14 126 habitants et 3 426 foyers lors
du dernier recensement en 2010, Đồng Kỵ est le cinquième phường le plus peuplé de la province de
Bắc Ninh, après Đình Bảng (17 209 habitants), Võ Cường (15 177 habitants), Đồng Nguyên (14
496 habitants), et Đại Phúc (14 235 habitants). Outre cette population locale, de nombreux ouvriers
ou artisans extérieurs viennent travailler à Đồng Kỵ : ainsi, selon la police locale, 230 cas de
travailleurs déclarés et possédant un permis de séjour de longue durée vivent et travaillent à Đồng
Kỵ, et environ mille travailleurs ponctuels ou réguliers viennent quotidiennement exercer dans le
village145. Enfin, Đồng Kỵ accueille régulièrement des acheteurs venus d'autres provinces ou d'Hà
Nội, non-répertoriés par la police locale, mais également des acheteurs chinois, demeurant souvent
une nuit sur place et qui sont par conséquent déclarés. À titre d'exemple, pour le seul mois de
novembre 2010, 176 client chinois étaient venus faire des affaires directement à Đồng Kỵ et étaient
restés plusieurs jours sur place.
Composé de sept khu phố et de deux zones industrielles, le village s'étend sur 330 hectares,
dont 212 hectares de terres agricoles146. Sa densité de population est très élevée pour un village qui
était toujours considéré comme rural jusqu'en 2008, avec 2 500 habitants au km2 (Dubiez et Hamel,
2009). En outre, le village bénéficie d'une localisation avantageuse puisqu'il est situé à proximité de
la route nationale 1A, au sud du village, du chemin de fer liant Hà Nội à Lạng Sơn et de la route
Nguyễn Văn Cừ, qui traverse le village du Nord au Sud et longe les nouvelles zones industrielles.
En 2010 , 2 216 entreprises étaient répertoriées à Đồng Kỵ, dont 74% étaient actives dans le
secteur de l'artisanat de production, 20% dans la vente de ces productions ou de matières premières,
de détail comme de gros, les 16% restants concernant l'hôtellerie-restauration, le transport ou la
144 Ce sont par ces termes que le village est décrit par les villageois d'autres communes, et par certains habitants de Đồng Kỵ eux-mêmes. La réputation de la puissance commerciale du village est ainsi reconnue par ces qualificatifs, tandis que l'absence de références à l'artisanat insiste sur l'inexistence d'ancrage historique et culturel du métier.
145 Entretien au comité populaire de Đồng Kỵ (2010)146 UBND Đồng Kỵ (2009), Báo cáo. Tình hình kinh tế - xã hội 6 tháng đầu năm nhiệm vụ giải pháp thực hiện 6
tháng cuối năm 2009 (comité populaire de Đồng Kỵ, Rapport sur la situation économique et sociale des 6 premiers mois de l'année, missions et solutions à réaliser pour les 6 derniers mois de l'année 2009)
154
construction147.
Les revenus globaux du village étaient en outre estimés à 700 milliards de đồng (33 millions USD)
pour la seule année 2009 et le PIB moyen par habitant de 50 millions de đồng par an, soit environ 2
372 USD148.
En conséquence, le budget du comité populaire de Đồng Kỵ est important : concernant les six
premiers mois de l'année 2009 par exemple, les recettes du phường ont été de 9,8 milliards de đồng
(environ 465 000 USD) et les dépenses de 3,6 milliards de đồng (171 000 USD).
Quant aux six derniers mois de l'année 2009, le conseil populaire estimait que les recettes seraient
en hausse, avec 11 milliards de đồng attendus (environ 522 000 USD), et prévoyait une
augmentation conséquente des dépenses du comité avec 10,2 milliards de đồng (484 000 USD), afin
de construire deux nouvelles maisons culturelles dans les khu phố Tư et Đồng Tiến notamment.
L'activité artisanale concerne directement, ou indirectement, environ 95% du village et
l'activité agricole y est donc très faible, en matière de revenus comme d'emplois. La plupart des
villageois de Đồng Kỵ louent en effet leurs terres agricoles et rares sont ceux qui la cultivent
directement, d'autant que les terres de Đồng Kỵ sont de qualité moyenne et que les dernières
récoltes ont été très mauvaises149, passant de 180kg de riz récoltés par sào à moins de 130 kilos. À
la location à des parents ou à des foyers extérieurs au village s'ajoute également l'embauche
d'ouvriers agricoles pour les récoltes, pour 150 000 đồng par sào récoltés (7 USD), ou pour le
désherbage d'une parcelle, rémunéré 80 000 đồng la journée (3,8 USD).
En outre, suite aux différentes extensions villageoises et à la construction des zones industrielles, la
surface de terres agricoles a fortement réduit et, actuellement, la coopérative estime que chaque
habitant ne dispose plus que de 140m2 de terres. Les terres de maraîchages ont quant à elle
quasiment disparu, transformées par les habitants en ateliers ou en nouvelles maisons, et l'élevage
est presque inexistant dans le village.
147 Rapport du comité populaire de Từ Sơn, bureau des statistiques, Tổng hợp số lượng cơ sở SXKD cá thể trên địa bàn xã phường (Synthèse du nombre d'établissements de production ou entreprises selon les différents secteurs d'activités) au 01/07/2010
148 Entretien avec le secrétaire général du Parti Communiste de Đồng Kỵ (2010)149 Récoltes de 2009 et 2010
155
Illustration 7. Images satellites de 2002 et 2008 de Đồng Kỵ
Source : Images Google Earth (2002 et 2008). Outre l'étalement des constructions résidentielles sur les terres de maraîchage des khu phố Tân Thành et Đồng Tiến et la construction de la 1ère zone industrielle, les khu phố historiques du village se sont également densifiés, tant par comblement des espaces interstitiels que par reconstruction des habitations, de maisons « rurales » à maisons « urbaines »
Enfin, les eaux étant extrêmement polluées, la qualité des récoltes est compromise, et plusieurs
habitants nous ont rapporté se fournir en riz dans d'autres villages, et revendre intégralement leur
production propre.
Ainsi, bien que 3 000 membres soient toujours inscrits au sein de la coopérative, l'activité artisanale
domine largement la structure économique du village150.
150 Entretien auprès du sous-chef de la coopérative agricole (2010)
156
2. L'ébénisterie de Đồng Kỵ: un artisanat coûteux et tourné vers l'exportation
Concrètement, les artisans de Đồng Kỵ produisent actuellement principalement du mobilier
d'inspiration chinoise, réalisé en bois précieux. Le bois utilisé à Đồng Kỵ diffère en effet de celui de
Sơn Đồng, puisque les meubles produits à Đồng Kỵ nécessitent un bois beaucoup plus dense, dur et
résistant. Les deux types privilégiés, et très coûteux, sont le palissandre (trắc), qui coûte 40 millions
de đồng par m3 (1 900 USD) ou l'ébène (mun), acheté 30 millions (1 425 USD). Sa provenance est
également diverse, certaines essences étant importées du Laos, d'autres de Malaisie, d'Indonésie ou
de certaines régions du Vietnam.
L'artisanat de Đồng Kỵ est en général très coûteux, ce qui explique que les particuliers soient assez
rares à se fournir en mobilier localement. En outre, le style de meubles produits, chaises, armoires,
lits, horloges ou vases, correspondent à des goûts particuliers, peu adaptés aux goûts des plus jeunes
ou des urbains. Le marché visé par Đồng Kỵ est donc davantage celui des administrations
publiques, pour les ensembles de chaises et tables, des particuliers fortunés, souvent ruraux, qui
continuent à vouloir des meubles « traditionnels », ou des clients étrangers. Cet artisanat est en effet
largement tourné à l'exportation, notamment à destination de la Chine, de la Thaïlande, du Japon et
encore de Singapour. Selon des chiffres de l'Asean Furniture Industries Council151, le Vietnam a
d'ailleurs exporté en 2012 pour environ 4,67 milliards de dollars de meubles, un chiffre en hausse de
19% par rapport à 2011, devenant ainsi le second pays de l'ASEAN en matière d'exportation pour
ces produits et le 6ème dans le monde. L'artisanat du bois, particulièrement mondialisé, est
néanmoins actuellement affaibli par la crise économique mondiale et par la baisse des commandes
chinoises, notamment. Ainsi, un article du journal Thanh Niên, très pessimiste, rapportait à la fin de
l'année 2009 que cinq millions d'emplois dans les villages de métier étaient menacés, suite aux
répercussions de la crise économique mondiale, selon l'Association des villages de métier du
Vietnam. En outre, le journal précisait que les villages de Bắc Ninh étaient particulièrement touchés
et que selon le service de l'Industrie et du Commerce de la province, des dizaines de milliers
d'artisans avaient perdu ou risquaient de perdre leur travail à Phong Khê, Đa Hội et Đồng Kỵ. À
Phong Khê uniquement, 500 entreprises avaient fermé cette année et l'article souligne que les
artisans de Đồng Kỵ ne parviennent plus à signer des contrats à l'exportation, avec la Chine et les
États-Unis principalement152.
151 Rapportés dans l'article « Vietnam among leading furniture exporters in ASEAN group » (le Vietnam parmi les principaux exportateurs de meubles des pays de l'ASEAN), in Saigon GPDaily (10.03.13)
152 Rapportés dans l'article « Five million craft-village employees could lose jobs: conference » (5 millions de travailleurs dans les villages de métier pourraient perdre leur emploi : conférence), in Thanh Nhiên, 14.02.09
157
Illustration 8. L'artisanat de Đồng Kỵ, ébénisterie et incrustation de nacre
Source : Fanchette (2006 ; 2009)
La fourchette de prix de ces produits est très étendue et dépend de la qualité du bois choisi,
de l'incrustation ou non des meubles en nacre, de la difficulté de la sculpture des décors et du type
de meubles.
Ainsi, un salon en bois de casse (muồng đen), comprenant quatre fauteuils, deux canapés et deux
158
petites tables coûte environ 20 millions de đồng, soit 950 USD153, mais peut atteindre actuellement
près de 150 millions de đồng (7 120 USD).
Un siège unique coûte quant à lui environ douze millions de đồng, dont dix millions pour le bois
(475 USD), un million pour la main-d'oeuvre (47 USD), un million de bénéfice net (47 USD) et
demande deux mois de travail.
Selon les estimations et les enquêtes de Fanchette, le prix des meubles décorés de nacre est
bien plus important et le coût de production de meubles est répartie d'une autre façon: 25% pour
l'achat du bois, 50% pour l'achat de nacre, venue de Chương Mỹ principalement, et les 25% restants
pour la main-d'oeuvre.
Quant aux vases, leur coût est d'environ 25 millions pour une paire (1 200 USD), engendrant un
bénéfice d'environ 5 millions de đồng, soit 240 USD (Hamel et Dubiez, 2008).
Bien que les ateliers les plus importants sachent produire l'ensemble de ces catégories de meubles,
ils ne connaissent et ne se spécialisent généralement que dans cinq à sept modèles.
La diversité de ces modèles, la spécialisation qu'elle requiert, ainsi que la multitude des
étapes nécessaires expliquent largement le modèle de production adopté à Đồng Kỵ, qui fonctionne
en cluster à plusieurs niveaux, selon le principe de sous-traitances multiples.
3. Đồng Kỵ, tête de pont d'un cluster du bois à trois niveaux
Au sein du village, de grands patrons propriétaires d'ateliers dans la zone industrielle ou le
long des routes principales embauchent et font travailler de multiples ateliers, dans le cœur
villageois par exemple, pour différentes étapes de la production : les étapes préliminaires, de
découpe grossière des morceaux de bois, ou des étapes finales, de ponçage par exemple. Le gros
œuvre, requérant des machine-outils imposantes, est surtout effectué dans leurs grands ateliers, ainsi
que les étapes plus techniques, demandant des savoir-faire spécifiques, ou que l'assemblage final et
la vente, dans leurs boutiques de bord de rue.
À l'échelle du district, Đồng Kỵ sous-traite certaines étapes ou achète directement des
produits finis aux proches villages, dont la spécialisation dans les métiers de la menuiserie et de
l'ébénisterie est antérieure. Ainsi, Đồng Kỵ se fournit à Phù Khê pour les lits, à Đông Anh et Mai
Động pour les armoires, à Kim Bảng et Kim Thiều pour les canapés, et à Tam Sơn pour les
tableaux. D'après les recherches de Fanchette, ce cluster de Đồng Kỵ fournissait déjà en 2002 près
153 Enquêtes Fanchette (2007)
159
de 4 000 emplois à ces villages, regroupait 1 805 entreprises et 109 établissements de fabrication de
meubles dont 14 compagnies privées, 30 SARL et 65 coopératives. À ces activités d’ébénisterie et
de commercialisation s'ajoute une intense activité de services au métier, à Đồng Kỵ principalement,
mais également à Trang Hạ, regroupé administrativement avec Đồng Kỵ dans la commune de Đông
Quang jusqu'en 2008, avec une centaine de magasins spécialisés dans la fourniture de matières
premières et de nombreux particuliers ou sociétés spécialisés dans le transport des marchandises.
Avec près de 250 structures de vente en 2010154, Trang Hạ continue donc, malgré la séparation
administrative, à participer au métier grâce à cette fourniture de services. Ceci montre la
perpétuation d'un système de production du temps de la commune, où Trang Hạ, produisant peu,
avait réussi à bénéficier de l'essor de Đồng Kỵ en lui fournissant du bois et en s'occupant en partie
de ces questions logistiques. Les chiffres sur le transport et le stockage renforcent d'autant plus cette
idée, avec 72 entreprises concernées à Trang Hạ, contre seulement 49 à Đồng Kỵ.
Carte 5. Relations au sein du cluster des meubles en bois de Bắc Ninh
Source : Dubiez et Hamel (2008)
154 Rapport du comité populaire de Từ Sơn, bureau des statistiques, Tổng hợp số lượng cơ sở SXKD cá thể trên địa bàn xã phường (Synthèse du nombre d'établissements de production ou entreprises selon les différents secteurs d'activités) au 01/07/2010
160
Enfin, le cluster de Đồng Kỵ a une dimension nationale et internationale rare pour un village
de métier. En effet, le village possède une annexe au Nord-Vietnam, une extension du village à la
frontière chinoise, dans le village de Pò Chài, véritable « village-marché » établi en 1991 où les
habitants de Đồng Kỵ possèdent des boutiques et vendent des meubles entiers ou des pièces
détachées. Les acheteurs chinois, qui sont généralement des commerçants et non des particuliers,
achètent ces produits bruts, sans vernis, les montent, les sèchent grâce à des machines coûteuses,
puis les exportent dans les pays tempérés. Dès sa fondation, plus de deux cent boutiques ont ainsi
été créées à Pò Chài par des artisans de Đồng Kỵ, qui sont généralement gérées par un membre de
la famille installé sur place. Cependant, depuis quelques années, des artisans de Phù Khê
notamment ont commencé à s'installer à Pò Chài et à prendre des contacts directs avec des clients
chinois. Ces derniers, comprenant que les véritables artisans sont dans ce village – Đồng Kỵ étant
davantage un village de commerçants – vont maintenant de plus en plus directement dans les
villages du cluster, afin d'éviter les coups supplémentaires liés aux bénéfices de « l'intermédiaire »
que représente Đồng Kỵ (Dubiez et Hamel, 2008). À terme, ces nouveaux réseaux pourraient être
préjudiciables à Đồng Kỵ, dont la Chine reste le marché principal.
Le village bénéficie néanmoins toujours d'une part de ses savoir-faire commerçants et de son capital
financier important, et d'autre part de conditions de production beaucoup plus favorables que les
autres villages du cluster. En effet, avec deux zones industrielles, Đồng Kỵ a largement pu
accroître son volume de production et mettre en place des systèmes plus mécanisés et modernes.
III. Les zones industrielles du village de métier de Đồng Kỵ : de la co-production locale à la privatisation d'un territoire
Malgré le dynamisme des entrepreneurs de Đồng Kỵ et leur capital financier et politique
important, le développement du métier demeure limité par de mauvaises conditions de production et
des espaces disponibles insuffisants. Le besoin en terres et en infrastructures, permettant
l'accroissement du volume de production et sa mécanisation, explique l'origine de la fondation des
deux zones industrielles du village.
1. La première zone industrielle, un élargissement intégré au village
La première zone industrielle de Đồng Kỵ, dont on peut voir les prémices sur l'image
satellite de 2002, correspond à cette première génération de zone d'élargissement villageois
161
coordonnée et appelée « zone industrielle du village de métier » (Khu công nghiệp Làng Nghề).
Précisons qu'au même moment étaient lancés les travaux d'élargissement de la route provinciale à
deux voies, longeant cette zone industrielle, et la construction du pont traversant la rivière Ngũ
Huyện Khê. Avant cette construction, Đồng Kỵ ne disposait pas d'un accès routier direct et était par
conséquent assez enclavé : à l'époque, les camions de marchandises ou de matières premières
comme les clients devaient passer par le district de Đông Anh et la commune de Vân Hà,
complexifiant et rallongeant ainsi les déplacements.
Quelques unes de ces zones ont été réalisées au début des années 2000 suivant les politiques
d'industrialisation de Bắc Ninh, avec l'accord des autorités supérieures, pour développer et
moderniser les villages de métier, sans que la puissance publique n'ait à financer directement ces
installations et sans avoir recours à des financements privés, à travers des entreprises. Il s'agissait
d'une version rurale, et d'envergure limitée, de l'idée « de l’État et du peuple qui travaillent
ensemble »155, c'est-à-dire que l’État, ici ses déclinaisons locales via les comités populaires,
fournissait les terres et contribuait administrativement, tandis que les habitants finançaient les
constructions, apportaient leurs fonds propres et leur force de travail. En outre, l'absence
d'investisseurs privés intéressés par ces projets à l'époque contraignait les autorités publiques, de
province notamment, à prendre largement en charge ces constructions. Avec la croissance
économique générale du pays et l'émergence de plus en plus d'entreprises privées, ces montages
financiers pour les zones industrielles n'ont plus cours et l'État s'est progressivement désengagé de
ces aménagements, au profit du privé156.
Afin de comprendre la démarche de la construction de cette zone et ses étapes, nous avons,
entre autres, conduits deux entretiens avec l'ancien président du comité populaire de Đồng Kỵ à
l'origine du projet et avec l'actuel chef du comité de gestion de cette zone, qui a également participé
à sa fondation.
La chronologie des événements suivante et les explications sur les objectifs de cette zone sont
principalement extraits de ces entretiens.
L'origine de cette zone et la mise en place du projet
Le but originel de cette zone était de permettre d'augmenter, pour certains foyers, la surface
155 Nhà nươc và nhân dân cùng làm156 Entretien au service de l'Industrie de Bắc Ninh (2010).
162
de production disponible, d'obtenir des ateliers plus adaptés, de moderniser leur activité, de dé-
densifier le cœur villageois et, en tous cas officiellement, de décloisonner les lieux d'habitat et de
production.
En effet, la majeure partie des artisans produisaient à cette époque dans leur cour, dans leur maison,
et leurs activités empiétaient largement sur les trottoirs. Nos intervenants ont cité l'année 1994
comme point de départ de cette utilisation massive des cours et espaces publics pour l'artisanat, sans
que nous n'ayons pu savoir si cela correspondait à un changement de politique quelconque. En tous
cas, suite à ce constat de mauvaises conditions de production, d'étroitesse et de pollution du lieu de
vie et d'entrave au développement économique, les pouvoirs publics commencèrent à envisager dès
1998 de transformer une vaste surface agricole en surface industrielle.
C'est à cette date que le président du comité populaire de Đồng Quang organisa une
première réunion de consultation et d'information, attirant environ 200 foyers, et proposa
l'établissement d'une première zone industrielle de 14 hectares, au sud du village. Cette réunion
avait également été l'occasion de consulter les artisans et de leur demander d'évaluer leurs besoins
en matière d'espaces de production, afin de calculer plus précisément quelle superficie globale était
nécessaire. Ces demandes n'ont cependant pas été totalement prises en compte, les pouvoirs publics
estimant que certains habitants avaient largement surestimé leurs véritables besoins, en demandant
par exemple 1 000m2.
Les autorités publiques se sont finalement arrêtées sur une superficie de douze hectares: d'après eux,
en créant une zone beaucoup plus grande les foyers n'auraient osé y participer, ne se sentant pas la
capacité financière ou productive pour y être « légitimes » et, en construisant une zone plus petite,
elle aurait été bien insuffisante.
Lors de la seconde réunion, afin de s'assurer du sérieux des artisans demandant de la terre et
de constituer un premier pécule pour lancer les travaux, il a été demandé aux foyers de fournir
des arrhes d'un montant de 20 millions de đồng (950 USD). Un premier écrémage s'est fait à cette
occasion, faute de capital pour certains et surtout par manque de confiance en ce projet. En effet, à
cette époque, le principe de louer de la terre résidentielle pendant une durée déterminée – ici 50 ans
– à l’État était très novateur. Les gens avaient l'habitude de ce procédé pour les terres agricoles, non
pour les terres résidentielles, qui, bien que propriétés officielles de l’État, sont de facto,davantage
perçues comme la propriété des habitants, hors gros projets nécessitant des expropriations. Selon
l'ancien président du comité populaire, la mentalité des gens était à ce moment différente et l'achat
était largement privilégié à la location, considérée comme plus versatile et facilement récupérable,
tandis qu'actuellement, les gens comprennent davantage la valeur réelle de la location officielle des
terres à l’État, quels que soient leurs usages.
163
En plus de cette somme d'enregistrement, les foyers ayant obtenu des parcelles ont du verser 250
000 đồng par m2 (12 USD), afin de dédommager les foyers expropriés de leurs terres rizicoles et de
contribuer à la viabilisation des terres et au financement des infrastructures. D'autres frais annexes
nous ont été rapportés pour de menus travaux et concernant des sommes bien moindres.
Concernant ces expropriations, certains habitants ont été dédommagés uniquement en argent, tandis
que d'autres foyers ont négocié l'obtention de parcelles équivalentes dans d'autres parties du village.
La « libération des terres », selon le vocable utilisé par les pouvoirs publics vietnamiens,
s'est apparemment plutôt bien déroulée et n'a pas généré de conflits, malgré des montants
d'indemnisation moyens, puisque ce projet avait un but collectif. En effet, cette zone concernait
potentiellement l'ensemble du village et de son développement, visant ainsi le bien commun. En
outre, il s'agissait d'un projet public, piloté par les pouvoirs publics, n'intégrant par conséquent
aucune visée commerciale ou privée. Nous reviendrons ultérieurement, dans notre troisième partie,
sur cette négociation et sur ce qu'elle révèle des partis pris des villageois et de leurs convictions.
La préparation du terrain a donc débuté en 2000 : les terres ont été remblayées, le système
d'irrigation réorganisé et les principales infrastructures, routières notamment, ont globalement été
achevées en 2002, date à laquelle les habitants ont commencé la construction de leurs ateliers sur
leur parcelle, avec leurs propres fonds.
Les loyers pour cette zone ont du à l'époque être payés en une fois, pour les cinquante ans,
représentant environ 400 000 đồng par m2 (19 USD). En revanche, les habitants ont pu choisir le
mode de paiement de leur taxe foncière, en versant l'intégralité de la somme pour le bail ou en n'en
payant que 50% à sa signature et la suite annuellement. A posteriori, ceux qui avaient fait le choix
de tout régler dès le début ont été avantagés, vu l'augmentation régulière de ces taxes foncières.
Typologie des foyers et organisation spatiale de la zone
La sélection des foyers éligibles s'est faite sur une question de moyens et de besoins mais
également sur des critères légaux et de formalisation de leurs activités. Ainsi ont été privilégiés en
priorité les entreprises constituées, les coopératives et les foyers de production officiellement
déclarés qui payaient leurs impôts. Le directeur du service de l'Industrie de Bắc Ninh nous a en effet
expliqué qu'il s'agissait d'un stratégie volontaire pour favoriser des acteurs économiques formels par
les pouvoirs publics. En pratiquant cette « sélection naturelle », il s'agissait d'encourager les
entreprises ou foyers ayant les meilleures capacités d'adaptation à un marché de plus en plus
concurrentiel, pouvant d'ores et déjà investir dans le développement de leurs activités, disposant de
164
réseaux commerciaux et d'une clientèle établie. Les plus petits artisans, au capital limité, à l'activité
informelle et aux perspectives de développement moindres ont donc été largement découragés,
voire interdits, de participer à cette zone industrielle.
Ainsi, sur les 235 « entités » sélectionnées, 165 sont des foyers de production déclarés et les
70 restantes sont des entreprises de type SARL. Cette zone a d'ailleurs été surnommée par plusieurs
artisans comme le village des giám đốc, c'est-à-dire le village des directeurs.
La typologie des artisans s'étant installés dans cette zone est assez simple: il s'agit
principalement de couples d'une trentaine ou quarantaine d'années avec enfants qui viennent d'une
famille d'artisans ayant réussi à développer leur capital économique et qui, avec l'aide de cette
famille, ont vu dans cette occasion l'opportunité de développer et de moderniser leur activité,
d'accroître leur visibilité grâce à la proximité de la route et de décohabiter de leurs parents ou autres
frères et sœurs, tout en gagnant un confort de vie non-négligeable, les maisons étant plus grandes,
plus modernes et correspondant davantage aux aspirations de vie de ces foyers.
Leurs usages de ces nouvelles parcelles ou bâtiments peuvent néanmoins différer: tandis que
certains ont totalement déménagé et se sont installés dans cette zone157, d'autres ont continué à
occuper leur ancienne maison comme lieu de stockage ou comme lieu de production de plus petites
étapes ou ont maintenu leur lieu de vie dans l'ancien village.
La provenance géographique de ces artisans est assez variée158, bien qu'elle révèle une
prédominance de foyers venant des xóm initialement les plus développés, majoritairement le long
des routes. Ainsi, sur les 235 entités sélectionnées, un certain nombre venait du xóm Bằng,
actuellement khu phố Thanh Bình, un des xóm les plus dynamiques et prospères puisque situé le
long de la route principale nord-sud, dans le prolongement de la route de la future zone industrielle.
Les habitants avaient donc déjà bien perçu les bénéfices de cette localisation et avaient pu s'enrichir
grâce à ces ateliers-boutiques: ils ont par conséquent été dans les premiers à faire savoir leur intérêt
pour cette zone.
Comme nous l'avons précédemment évoqué, les aménagements de cette zone industrielle ont
donc été entièrement financés par la cotisation des habitants ayant obtenu des parcelles, les pouvoirs
publics n'ayant investi que leur temps, leur capacité organisationnelle et leur soutien dans ce projet.
La participation des pouvoirs publics, en l'occurrence du comité populaire, a finalement été limitée
157 30% des foyers ont ainsi totalement déménagé, prêtant leur maison du coeur villageois à leur famille ou la louant à des ouvriers et foyers extérieurs (entretien auprès du chef du comité de gestion de la zone industrielle, 2010).
158 Entretiens auprès de quatre chefs de tổ liên gia de la zone industrielle de Đồng Kỵ (2010)
165
à la gestion et à l'organisation du projet, puisque aucun fond public n'a été engagé, autrement qu'à
travers les salaires des fonctionnaires ou des élus. Ainsi, le plan formel de la zone a été rédigé et
constitué par les services du district, tandis que le comité populaire de la commune a créée un
comité de gestion du projet, piloté par le président du comité populaire.
Enfin, le comité de gestion de la zone industrielle, tel qu'il existe à l'heure actuel, n'a été constitué
qu'en 2005.
La conception de ce plan a donc été faite conjointement, sans que les modalités exactes ne
nous soient connues, par les autorités de la commune, de district et par les habitants concernés.
Il apparaît néanmoins que le plan initial ait été commandé par le comité populaire de commune à un
cabinet d'architectes, contrôlé et validé par les services de la Construction du district, puis envoyé
au comité populaire de province, où les services de la Construction, du Cadastre et de l'Industrie ont
été chargés de le vérifier et de transmettre leur recommandation au président du comité populaire de
la province, signataire de cette autorisation et de la licence d'investissement. Le district a quant à lui
également été chargé de signer la décision de récupération des terres concernées.
Puisque l'un des objectifs principaux étaient initialement de séparer lieu de vie et lieu de
production, d'offrir plus de visibilité aux meubles et d'élargir la surface de production disponible, il
a été décidé de conserver le bord de route pour l'établissement de maisons de trois étages, dont le
rez-de-chaussée serait occupé par des boutiques d'exposition et les étages par le lieu de vie et de
reléguer les ateliers à l'arrière de cette zone. Les artisans avaient donc la possibilité de demander
deux parcelles: l'une pour la commercialisation, l'autre pour la production.
L'usage de cette zone en tant que lieu de vie n'a jamais été véritablement évoqué puisqu'il semblait
apparemment naturel, pour les artisans, de vivre à proximité de leur atelier ou dans leur boutique,
afin de surveiller leur production. Ces derniers se sont manifestement appropriés cette zone et son
usage en s'y installant d'office, profitant du flou laissé par les plans et par l'attitude passive des
pouvoirs publics sur cette question. Il ne s'agit donc pas d'une zone industrielle comme nous
pourrions l'entendre dans l'acception occidentale du terme, mais plutôt d'un élargissement du
village, où les pratiques sont finalement assez similaires à celles du cœur villageois ancien.
En outre, la qualification même de ces zones en vietnamien, Cụm/Khu công nghiệp Làng Nghề,
signifiant zone industrielle des villages de métier, fait référence au làng, au village donc, sous-
entendant que ces zones sont des extensions villageoises, des composantes de ces villages. À
l'inverse, les parcs et zones industriels, correspondant davantage à l'acceptation occidentale, sont
nommées différemment : cụm công nghiệp - « site » industriel, pour les petites zones, ou khu công
166
nghiệp- zone industrielle, lorsque leur envergure est plus importante. Il existe donc une distinction
de termes concernant ces zones, qui soulignent et révèlent leur distinction d'usages et de
fonctionnement159.
Enfin, davantage de « laissez-faire » quant à cette occupation résidentielle de certaines zones
industrielles peut être constaté dans les villages aux activités moins polluantes et nocives pour la
santé, comme l'artisanat du bois.
Cette zone industrielle est également divisée en fonction du type de structures de production:
ainsi, les entreprises sont principalement situées le long de la route, emplacement le plus favorable,
tandis que les foyers producteurs sont relégués en arrière plan.
L'attribution des parcelles a été faite en fonction de la nature des producteurs et, ensuite, par tirage
au sort dans les zones concernées.
Il est par conséquent arrivé qu'un foyer obtienne une parcelle de vente-habitation dans une sous-
division de la zone et une parcelle de production dans une autre, rendant ce système peu efficace.
Quelques échanges ont cependant été effectués afin de rapprocher ces deux parcelles,
essentiellement au sein de familles ou de lignages.
Les parcelles réservées aux foyers avaient une dimension standard: 45 mètres de long pour 6
à 8 mètres de façade, rappelant dans cette forme les maisons tubes vietnamiennes plutôt que les
villas occidentales. Ces lots pouvaient cependant être divisées en deux, avec une cour centrale
séparant lieu de vie et lieu de production. Ces parcelles, en longueur, avaient ainsi pour objectif de
permettre d'avoir deux entrées distinctes, sur deux rues, permettant un accès plus aisé et une plus
grande visibilité.
Afin de réduire le coût total de construction de cette zone, les ateliers ont été construits et
payés par les artisans eux-mêmes. Ceci avait également pour objectif de les laisser choisir de façon
autonome une construction, atelier ou maison-commerce correspondant à leurs besoins réels, plutôt
que d'imposer un modèle unique. Cependant, la régularité et l'harmonie de cette zone industrielle, et
surtout de sa façade sur la route principale, sont frappantes. Il semblerait que le président du comité
populaire de l'époque ait proposé un modèle de maison sur quatre à cinq étages, avec un rez-de-
chaussée consacré à l'exposition des produits, et que la majorité des artisans s'en soit inspirée pour
159 Dans la suite de notre dissertation, nous utiliserons le terme de zone industrielle pour faire références à ces zones industrielles des villages de métier, aux usages mixtes, et utiliserons le terme parc industriel pour nous référer aux « véritables » zones industrielles, d'une grande superficie, accueillant de plus grosses entreprises, parfois internationales, embauchant des ouvriers extérieurs et n'ayant pas de lien direct de production avec les villages de métier.
167
leurs constructions. De plus, ces plans avaient été établis pour correspondre aux exigences de la
province, afin de faciliter l'obtention du permis de construire. Ainsi, d'un bâtiment à un autre varient
la décoration de la façade, parfois très chargée, ou la couleur des murs, bariolés et qui participent, à
Đồng Kỵ comme à Hà Nội, à la disneylandisation du bâti et de « la ville ».
Le fait de laisser les habitants construire eux-mêmes leur atelier leur a également permis de
gérer leur capital, leur budget, et de ne pas avoir à subir la pression financière des échéances de
paiement, indépendamment de la diminution des coûts, gagnés sur la qualité des bâtiments, ou sur
l'aide d'une main-d’œuvre familiale.
Le maintien de la production dans le cœur villageois pendant la construction de ces ateliers a donc
été rendu possible par ce mode de financement et par l'étalement de la durée des constructions: les
artisans, en fonction de leur revenus, de leur besoin de mobiliser leur capital pour l'achat de bois et
la réponse à des commandes, entre autres, ont ainsi différé les investissements dans la zone
industrielle selon leurs capacités. En outre, il était très difficile d'emprunter à la banque à l'époque et
les artisans ne pouvaient que mobiliser leur épargne ou des fonds familiaux.
Les limites de cette action d'aménagement : de nombreux exclus et son caractère exceptionnel
Enfin, bien que cette zone soit actuellement bien perçue de tous, pouvoirs publics comme
habitants, certains points de vue contradictoires et tensions nous ont néanmoins été rapportés.
Tandis que les responsables actuels ou passés de cette zone nous ont indiqué le succès de ce projet,
le fait qu'il ait satisfait la grande majorité des artisans intéressés et que l'information ainsi que la
mise en place du projet aient été très démocratiques, publiques, claires et respectueuses des
habitants, appliquant ainsi une certaine forme de démocratie procédurale, d'autres personnes
rencontrées ont souligné le fait que plusieurs artisans n'aient pu obtenir de terres, et surtout que
l'information ait été dissimulée excluant, de fait, les « non-informés ». L'idée sous-tendue ici est que
certains artisans aient été favorisés pour l'obtention de ces terres, sans que nous sachions
précisément sur quels critères, et que d'autres aient été volontairement exclus du projet. Ainsi, aux
foyers les plus pauvres exclus d'office de cette zone s'ajoutent un certain nombre d'artisans, moins
connectés aux sphères du pouvoir politique comme économique, qui n'ont été informés qu'a
posteriori de la constitution d'une telle zone.
Les justifications avancées par les responsables de cette zone face à ces critiques s'appuient
sur la jalousie et les regrets qu'ont pu ressentir, selon eux, les artisans qui se sont retirés du projet
lors de la demande du versement des premières arrhes ou qui ne se sont jamais vraiment renseignés
sur ce projet. Les regrets viendraient donc du constat de l'activité florissante des artisans implantés
168
dans la zone et également de la hausse majeure du prix des terrains et du bâti sur place, qui serait
passé de cent millions de đồng (4 745 USD) pour une parcelle au moment de la construction à trois
ou quatre milliards de đồng en 2010 (de 142 000 à 189 000 USD).
La plupart des villageois s'accordent néanmoins pour dire que cette zone a eu des effets
bénéfiques sur l'ensemble du village et sur son développement, cœur ancien comme élargissements
périphériques extérieurs plus récents. En effet, beaucoup reconnaissent que l'activité du village s'est
développée, modernisée et internationalisée grâce à cette zone, qui a permis d'accroître la
production et de lui donner davantage de visibilité. En outre, le caractère public de cette zone, sa
gestion similaire à un khu phố et son intégration au village renforcent l'idée d'une extension du
village, plutôt que d'une zone marginalisée, extérieure et privée, comme la zone ITD peut être
perçue.
Les reproches ou regrets principaux, largement partagés par les habitants comme par les pouvoirs
publics, sont une superficie qui s'est révélée bien inférieure aux besoins, des routes trop étroites, un
manque d'espaces verts et des structures de service encore limitées160.
Enfin, ce compromis entre zone de production et lieu de vie, accepté à l'époque, est de plus
en plus remis en question actuellement, puisque les pouvoirs publics nationaux préfèrent séparer ces
deux activités, avec d'un côté des zones industrielles modernes et closes, et de l'autre de nouvelles
zones résidentielles.
Évolution actuelle de la zone et organisation politique et gestionnaire
Actuellement, d'après le rapport sur le « résultat de la gestion du cụm công nghiệp de
production des produits en bois et des objets d'art pour 2009 », la zone industrielle de Đồng Kỵ,
d'une superficie de 12,26 ha dont 96% occupés et bâtis, hébergent 71 entreprises (doanh nghiệp) et
178 foyers.
Par conséquent, 1 200 personnes y séjournent de façon légale, régulière et à long terme, et 924
personnes ont un titre de séjour provisoire, essentiellement des ouvriers venant d'autres districts ou
provinces. Enfin, environ 300 artisans viennent y travailler quotidiennement, avant de repartir dans
leur village la nuit venue, et ne sont donc pas formellement enregistrés auprès de la police locale.
En outre, le nombre de visiteurs étrangers a largement progressé, notamment les visiteurs chinois,
qui ont augmenté de près de 60% par rapport à l'année 2008, confirmant l'orientation du marché
vers l'exportation et la diminution de la part du marché domestique dans les ventes du village.
160 Les habitants regrettent par exemple de ne pas avoir de marché alimentaire à proximité.
169
L'organisation administrative de cette zone est globalement calquée sur l'organisation des
communes villageoises. Ainsi, cette zone est composée de plusieurs tổ liền già (littéralement groupe
de foyers contiguës), sept au total, constitués en 2006 par le cadastre du district en coordination
avec la commune qui sont soit composés d'entreprises, dans les zones réservées à celles-ci,
notamment au bord de la route, soit de foyers, à l'arrière de cette zone.
Les foyers sont ainsi essentiellement répartis dans les zones B1 et B2/3, tandis que les entreprises
de plus grande envergure sont davantage localisées dans les zones « A », A1 et A2 en particulier. Le
tổ liền già A1 comprend par exemple 27 foyers-entreprises, constitués en SARL, installés le long de
la route provinciale, l'axe principal de circulation de Đồng Kỵ et occupent les emplacements les
plus favorables pour le commerce et la visibilité.
Le tổ liền già A3-A4 accueille quant à lui 45 foyers, tandis que 54 foyers vivent dans le tổ liền già
B1. Ces derniers ne se sont pas constitués en entreprises, mais sont déclarés en tant que foyers-
producteurs.
Suivant les principes gestionnaires du cœur villageois, tous les tổ liền già ont a leur tête un chef élu,
chargé de gérer les tracas quotidiens - assurer le changement des ampoules défectueuses par
exemple, et veiller au bon fonctionnement de leur îlot.
Enfin, des repas communs sont organisés chaque année au sein des tổ liền già, afin de faire en sorte
que les voisins se rencontrent davantage et puissent tisser des liens, comme dans les khu phố du
village ancien.
Outre ces ateliers, boutiques et maisons, de petits emplacements servant à la vente de bois
ou à des petits commerces, d'outillage par exemple, ont été autorisés dans cette zone: appelés cầu
chợ, ces 45 lieux de vente avaient obtenu une autorisation d'exploitation renouvelables de six mois,
en attendant la pérennisation d'un marché, en échange d'un loyer de 20 000 đồng (environ 1 USD)
par mois.
D'autres petites parcelles vacantes ou jamais construites et occupées avaient également été
provisoirement louées à des habitants pour fournir des services jusqu'à la fin de l'année 2010 sans
que nous ne sachions si ces autorisations ont été renouvelées: 50m2 consacrés à la création d'une
station de pompage, pour 6 millions de đồng annuels (284 USD), 70m2 avec un usage inconnu pour
5 millions de đồng (237 USD) et, enfin, une petite banque installée sur 23m2 pour 1,5 millions de
đồng par an (71 USD).
Un marché de bois, informel mais toléré par les autorités publiques comme par le comité de gestion,
a lieu tous les jours dans le tổ liền già B1 à partir de 16h30.
Du point de vue des futurs aménagements de la zone, le comité de gestion a fait une demande
170
auprès du comité populaire pour la création d'un parking de 50m2, en récupérant la surface occupée
actuellement par deux cầu chợ.
D'autres parcelles sont également occupées, mais leur usage travesti ne respecte pas « l'objectif
fixé » pour les pouvoirs publics et le plan de cette zone. Ainsi, quatre personnes sont mises en cause
dans ce rapport, qui exploitent leurs parcelles pour y établir une auberge (nhà nghỉ), un hôtel, un
café et, enfin, un terrain de badminton.
Ces activités sont cependant tolérées puisqu'elles répondent à des besoins et des services réclamés
par les habitants pour faciliter leur vie et leur activité commerciale. Le comité de gestion a par
conséquent fermé les yeux sur ces usages et est en train d'aider à mettre en place une procédure de
régularisation, pour que ces services puissent obtenir un permis officiel d'activité.
Globalement, d'après nos entretiens, l'occupation de cette zone est assez stable, et les
artisans restent dans leurs ateliers, revendent peu leurs parcelles, à moins de problèmes financiers
importants et d'être contraints à vendre et déménager. Le chef de gestion de cette zone estime à
environ 10% le nombre de revente ou location.
La revente peut cependant être très avantageuse pour des artisans à l'activité peu florissante, puisque
le mètre carré en bord de route en 2009 était estimé à 40 millions de đồng (1 898 USD), tandis que
les ateliers en arrière-plan atteignaient tout de même 15 millions/m 2 (712 USD).
Outre l'échelon de gestion des tổ liền già, l'administration de la zone est principalement
assurée par un comité de gestion. Fondé en 2005 par le comité populaire de Đồng Quang, ce comité,
comme la zone qu'il gère, est officiellement sous la direction du Comité de gestion des zones
industrielles de Từ Sơn. Néanmoins, afin de faciliter les échanges et le contrôle quotidien des
activités, c'est principalement le comité populaire du phường qui gère cette zone, surtout que son
siège est actuellement au cœur de la zone industrielle, rendant plus pertinente l'attribution de cette
charge de surveillance à cet échelon.
Ce comité de gestion comprenait à l'origine cinq membres, bien qu'il ne soit actuellement composé
que de trois membres, deux ayant démissionné. Le comité explique d'ailleurs ses échecs ou
difficultés par ce manque de personnel, estimant que leur efficacité s'en trouve ainsi limitée.
Ce comité n'est pas rémunéré sur le budget d’État, mais dispose de plusieurs sources de revenus,
dont la cotisation des habitants et les taxes de 50 000 đồng prélevées sur chaque camion entrant et
transportant du bois (2,4 USD), qui permettent de récolter environ 600 000 đồng par mois (28
USD). En outre, sachant que ce budget vise principalement à couvrir les salaires des membres du
comité, et non à réaliser des investissement ou à rendre des services publics, absents de la zone, le
171
comité populaire de Đồng Kỵ ne lui verse aucun budget.
Le chef du comité est quant à lui rémunéré à hauteur de 540 000 đồng par mois (26 USD) et les
deux autres membres à 456 000 đồng (22 USD).
Ce comité s'occupe de la gestion de base de la zone, des questions relatives à l'hygiène, à la
sécurité, à l'entretien et à l'amélioration des infrastructures ainsi qu'à différents services de base,
l'eau et l'électricité notamment.
Sur la question des infrastructures justement, l'eau est principalement fournie grâce à l'installation
d'une pompe et d'un filtre pour les nappes phréatiques, à 60 mètres de profondeur. Cette station de
pompage ne répond cependant pas aux besoins des habitants, en particulier en terme de qualité.
Trente-cinq familles ont donc cessé de s'approvisionner avec cette eau et sont passées à « l'eau
propre », autrement dit au forage de puits particuliers et à l'achat de bidons d'eau potable. Le
volume d'eau utilisé et payé par les habitants a ainsi diminué de 40% pour la seule année 2008,
posant la question de la pérennité et de la viabilité de cette station de pompage et de filtrage locale.
Au moment de la rédaction de ce rapport, des solutions d'approvisionnement alternatives étaient
envisagées avec l'aide du district et de la société de filtrage de Từ Sơn.
Quant à l'électricité, elle est depuis récemment fournie par une entreprise semi-publique de Từ Sơn,
plus fiable et efficace que l'électricité villageoise161. Le cœur villageois est en effet soumis à de très
régulières coupures d'électricité, parfois pour plusieurs matinées d'affilée, entravant donc largement
l'activité de sculpture du bois, qui requiert l'utilisation de machine-outils.
Et bien que les coupures soient tout de même fréquentes, au plan national comme local, ce nouveau
contrat avec une société de Từ Sơn a permis l'amélioration de l’approvisionnement en électricité.
De même, le comité de gestion de la zone a contracté un nouveau contrat avec une société
de nettoyage du district, la société de l'environnement de Từ Sơn, une entreprise publique, puisque
la société précédente ne remplissait pas son contrat et que les ordures s'amoncelaient régulièrement.
Les autres problèmes liés au dépôt sauvage de déchets de toute sorte sur les trottoirs ou dans les
rues sont également évoqués et placés sous la responsabilité des chefs de tổ liền già, le comité de
gestion de la zone ne pouvant pas s'en charger, occupé ailleurs.
Ce rapport mentionne également les réparations effectuées par le comité de gestion, avec la
réparation de poteaux électriques ou le nettoyage de la station de pompage par exemple.
161 Dans le centre villageois, l'électricité est fournie par les réseaux de distribution gérés et entretenus par le comité populaire de Đồng Kỵ. De nombreux villageois sont également équipés de générateurs, afin de pallier les nombreuses coupures de courant. En souscrivant un contrat directement à cette compagnie de Từ Sơn, l’électricité est directement acheminée par les réseaux du thị xã et la maintenance est également opérée par cette entreprise, plus « professionnelle » et fiable.
172
Enfin, concernant les questions de sécurité et les problèmes de circulation, le comité de
gestion souligne que quelques foyers demeurent récalcitrants et continuent d'occuper l'espace public
pour l'entrepôt de bois ou pour les activités de ponçage des meubles, alors que ces usages sont
interdits. Dix-huit procès verbaux ont ainsi été établis par le comité, qui sembleraient avoir dissuadé
certains habitants de se livrer à ces pratiques, puisque l'appropriation des trottoirs pour une
utilisation privée a fortement diminué, de moitié, en 2008.
D'autres infractions sont répertoriées, dont des vols, en baisse cependant depuis le changement de
statut administratif et l'arrivée de policiers professionnels.
Toutes utilisations illégales ou hors usage des terrains ne sont cependant pas sanctionnées:
en témoignent ces petits cầu chợ que nous avons précédemment évoqués, qui visent à palier le
manque d'aménités de base de la zone industrielle, dépourvue de marché alimentaire, de petites
épiceries ou de petits services, ou encore le parking situé en face de l'actuel siège du comité
populaire, libéré le matin pour permettre aux habitants de faire leur gymnastique quotidienne.
Pour conclure, cette « zone industrielle du village de métier » est donc largement assimilable
à une zone d'extension villageoise, puisque ses usages, son fonctionnement, sa gestion
administrative et mêmes ses évolutions la rapprochent progressivement des khu phố du village
ancien.
173
Illustration 9. Les deux « zones industrielles » de Đồng Kỵ, des extensions résidentielles du village de métier
Source : Fanchette (2009; 2010), auteur (2011)
2. La zone ITD, modèle de zone exogène et conflit foncier
La seconde zone industrielle de Đồng Kỵ, appelée « zone ITD », du nom de son investisseur,
est perçue comme étant très différente.
Bien que toujours en cours de construction, une partie de cette zone est néanmoins déjà aménagée,
ce qui nous a permis de mener des enquêtes auprès de certains de ses habitants, de la société ITD,
ainsi que des pouvoirs publics des deux phường concernés par cette zone, Đồng Kỵ et Trang Hạ.
L'opposition des habitants et le blocage des expropriations
L'origine de cette zone remonte à l'année 2003, bien que la constitution du projet, son
acceptation et sa mise en œuvre ont connu d'importantes difficultés et retards, expliquant son
inachèvement actuel.
174
Dans ce cas également, la chronologie des événements et les faits rapportés découlent uniquement
de nos entretiens, aucune étude ou rapport n'ayant été mené sur cette zone.
À l’initiative de cette zone était l'ancien président du comité populaire de Đồng Quang, également
responsable de la première zone industrielle. Fort du succès de cette première expérience, mais
conscient de son emprise spatiale limitée, ce président a ainsi décidé d'établir un nouveau plan pour
transformer cette fois 29,5 hectares de terres agricoles, situées en face de la première zone.
Sur cette superficie totale, 20 hectares empiétaient sur le territoire de l'actuel phường Trang Hạ et
les 9,5 hectares restants se trouvaient dans les limites administratives de Đồng Kỵ.
À cette annonce, une société hanoienne, ITD, a contacté le comité populaire de la commune,
et, suite à une étude menée par un cabinet d'architectes et d'urbanistes canadiens, a formulé un
projet. Celui-ci proposait une autre zone industrielle mixte, mêlant artisanat et habitat, avec des
parcelles de plus grande taille, de 480m2 au minimum. En outre, cette compagnie évoquait une
dimension plus environnementale et sociale visant à aider à combattre la pollution du village de
métier et à soutenir le développement de ce village. Ainsi, tandis que 65% de la superficie totale de
la zone devait être consacrée aux ateliers, maisons ou boutiques, les 35% restants devaient être
réservés aux espaces verts et aux routes. La zone étant inachevée, il nous est impossible de savoir si
ce plan sera respecté dans le futur. Mais selon nos premières observations, les espaces verts ou
publics sont très rares et les routes sont en général trop étroites pour une zone industrielle et pour
permettre le transport des marchandises ou matières premières, donnant à cette zone un caractère
bien plus résidentiel qu'industriel.
Malgré cette volonté affichée et le discours teinté de philanthropie avancé par cette société,
la zone ITD a immédiatement attiré la colère des habitants.
Le premier argument opposé est qu'il s'agissait d'un projet privé, à but lucratif et commercial, érigé
par certains membres du comité populaire sans consultation ou implication des habitants.
Le second argument tenait à la faiblesse du montant des expropriations proposées, et en particulier à
la distorsion flagrante entre le tarif du dédommagement et celui de la revente. Ainsi, suivant la grille
de prix fixée par la province de Bắc Ninh, ces terres devaient être expropriées à hauteur de 28
millions de đồng par sào (1 326 USD pour 360m2). Les chiffres avancés étant souvent sujets à
caution ou à des variations, nous pouvons néanmoins estimer qu'à cette époque étaient proposés
environ 80 000 đồng (3,80 USD) par m2 expropriés. Or les premiers tarifs de revente évoquaient un
prix de 2,3 millions à 5 millions de đồng par m2 (109 à 237 USD) pour le sol « nu ». Ce prix
comprenait des terres à l'usage administrativement modifié et viabilisées par les travaux
d'aménagement de la société.
175
De nombreux habitants se sont donc opposés au projet, au motif qu'il ne visait pas à soutenir
le développement du village, de très nombreux artisans ne pouvant absolument pas envisager de
louer de la terre dans cette zone, mais avait pour unique but d’enrichir l'investisseur sous des
prétextes fallacieux. Cet investissement a ainsi été perçu comme un commerce de terres et non
comme un projet de développement.
En outre les personnes directement concernées par les expropriations ne voulaient pas être
dépossédées de leurs terres, qui continuaient à être cultivées et à leur assurer subsistance alimentaire
et sécurité financière.
Des « terres de 10% » ont néanmoins été accordées, sans que nous ne sachions réellement à
qui elles ont été attribuées162. Dans de nombreux projets en effet, et avant le changement de loi
nationale et la résolution 69, 10% de la superficie d'un projet industriel ou résidentiel devait être
conservé et donné à louer aux habitants expropriés, sous la forme de petites parcelles non bâties
mais avec un statut de terres résidentielles, et non agricoles. Dans le cas de cette zone, la province a
décidé de transformer l'équivalent de 10% des terres expropriées aux villageois de Trang Hạ, deux
hectares, sur des terres communales faisant face à l'université du sport, le long de la route principale
et non sur les terres de la zone industrielle. Ces parcelles sont actuellement majoritairement
occupées par des artisans de Đồng Kỵ, qui y ont implanté des ateliers et des boutiques, dans le
prolongement de la première zone industrielle. Nous pouvons donc supposer que les villageois
expropriés ont préféré vendre ces parcelles à des artisans de Đồng Kỵ, faisant une plus-value
importante puisque ces terres, avantageusement situées, peuvent se vendre jusqu'à 20 millions par
m2 (950 USD).
Outre ces conflits liés aux expropriations, la méthode employée pour mettre en place ce
projet a été très critiquée. En effet, plusieurs personnes nous ont rapporté que l'attitude du président
du comité populaire de l'époque avait cristallisé le mécontentement populaire. Critiqué pour son
autoritarisme et son paternalisme163, l'ancien président a apparemment décidé ce projet sans
consultation, en refusant même d'organiser une réunion d'information, et de très forts soupçons de
corruption ont pesé sur lui. En effet, afin de convaincre les autorités populaires du niveau supérieur
d'accepter ce projet, il aurait sciemment menti sur la qualité des terres à transformer, arguant que
162 Le foncier et l'attribution des terres sont des sujets particulièrement sensibles, soulevant des problèmes de corruption, de favoritisme et d'injustice. Dans ce cas précis, nous n'avons été en mesure d'obtenir des réponses précises lors de nos enquêtes.
163 En vietnamien, l'adjectif utilisé est « gia trưởng » qui signifie à la fois autoritaire et patriarche, et qui est utilisé pour qualifier un père de famille strict et non consensuel.
176
leur rendement agricole était très faible, alors que plusieurs personnes nous ont affirmé que ces
terres faisaient partie des plus fertiles de la commune et permettaient jusqu'à trois récoltes par an.
Face à la colère des villageois, ce président a d'ailleurs été licencié pour faute grave et demeure
dans l'esprit de nombreuses personnes comme quelqu'un de compétent et visionnaire, mais qui a
cédé au chant des sirènes de l'argent et surtout de l'autoritarisme.
L'attitude du président, qui semblait considérer les villageois comme incapables de voir
l'intérêt d'une telle zone, est en cohérence avec des critiques formulées par la société ITD pour
expliquer les retards de construction et les ratés de leur zone industrielle, à vocation « écologique ».
En effet, la directrice de cette société a insisté sur l'incompétence du comité populaire remplaçant,
peu efficace et d'un niveau d'éducation « moyen » et sur l'entêtement des habitants à construire des
maisons selon leurs propres plans, ne respectant pas leurs idées de circulation de l'air, ou leur
utilisation abusive des routes, certaines étant réservées au transport de matières premières et
marchandises, d'autres à la circulation des habitants uniquement.
Finalement, cette opposition des habitants a conduit le projet dans une situation de blocage,
et dans une situation paradoxale. En effet, après l'approbation de la licence d'investissement par le
comité populaire de Bắc Ninh et la délivrance d'une autorisation de récupération et transformation
des terres, que le niveau du district a été chargé d'appliquer, seules les terres des habitants de Trang
Hạ ont été récupérées ainsi que les quelques parcelles appartenant aux membres du Parti
communiste de Đồng Kỵ, obligés de montrer l'exemple. Il semblerait que sous pression des
autorités supérieures, les villageois de Trang Hạ, moins concernés par cette zone industrielle car
rarement engagés dans l'artisanat, aient fini par céder et accepter les indemnités proposées par ITD.
Cela leur a permis d'obtenir rapidement un capital pour investir dans d'autres activités, les services
se développant fortement dans ce village, tandis que d'après un fonctionnaire du comité populaire
de Bắc Ninh, les habitants de Đồng Kỵ sont riches et ont par conséquent moins besoin de liquidité
pour vivre et faire fonctionner leurs activités.
Un effet d'entraînement s'est par ailleurs fait sentir : tandis que se montait une coalition de
villageois de Đồng Kỵ opposés à l'expropriation faisait front commun, quelques habitants de Trang
Hạ ont tout d'abord cédé, fragilisant les possibilités d'action collective et conduisant à ce que tous,
progressivement, acceptent la récupération de leurs terres.
En outre, les villageois de Trang Hạ n'ont pas les mêmes moyens de pression que Đồng Kỵ ,
dont le poids démographique, économique et politique est bien plus important. De plus, plusieurs
fonctionnaires nous ont expliqué que la suspension des expropriations avait également été liée à un
calendrier sensible. En effet, le plus gros de cette crise s'est déroulée en 2009, peu de temps avant
177
que ne soient organisées des élections, pour l'Assemblée Nationale comme pour les conseils
populaires à tous les échelons. Devant l'opposition des habitants et l'absence d'urgence de
réalisation du projet, il a été décidé de ne pas faire usage de la force publique pour la libération des
terres, qui aurait pu aboutir à un conflit violent, potentiellement médiatique, et peu flatteur pour les
autorités publiques dans ce contexte électoral.
En outre, le comité populaire de l'époque était un comité populaire provisoire et incomplet,
puisque la séparation administrative de la commune de Đồng Quang en deux phường, Đồng Kỵ et
Trang Hạ, venait d'avoir lieu. La mise en place de mesures fortes, comme la reprise de terres, dans
ce contexte était par conséquent difficilement envisageable, la légitimité des prises de décisions de
ce comité amputé d'une bonne partie de ces membres n'étant plus assurée.
Du rejet de la zone à son utilisation
Le dernier « paradoxe apparent » est que, bien que les habitants de Đồng Kỵ se soient très
largement mobilisés contre la construction de cette zone, ils sont les seuls à y avoir acheté des
parcelles et à s'y être installés à partir de 2009. En effet, aucun habitant de Trang Hạ y n'y a investi,
faute de moyens ou d'intérêts, et seules quelques personnes venues d'autres villages s'y sont
implantése, mais en ayant de la proche famille à Đồng Kỵ ou étant originaire, sur plusieurs
générations, du village. Quant à des artisans venant d'autres districts ou provinces, dont Hà Nội, ils
sont absents de cette zone, puisqu'il est toujours essentiel de faire partie de la communauté pour
pouvoir produire et faire fonctionner son activité dans de nombreux villages de métier.
Ainsi, les parcelles ont toutes trouvé acquéreur, pour des montants atteignant 1,5 milliard de đồng
aux prémices du projet (environ 71 000 USD), et beaucoup plus par la suite, les prix ayant déjà
quasiment doublé en quelques années.
Outre ce prix de location pour 50 ans, des frais annexes nous ont été rapportés. Tout d'abord,
les locataires ont dû s'acquitter du paiement des impôts fonciers pour l'intégralité des années
d'occupation, à hauteur de 73 millions de đồng (3 464 USD) et doivent cotiser annuellement pour
l'entretien des infrastructures à raison d'un dollar par m2 et par an.
L'opposition des gens ne relevait donc pas de cette zone même, et de sa pertinence, mais plutôt de
son appropriation par une entreprise privée, extérieure au village et à des questions liées aux
objectifs de cette zone et à sa mise en place. Nous reviendrons davantage sur ces motifs de refus et
de mobilisation dans notre troisième partie, largement consacrée à cette analyse.
178
Un projet incomplet : la dénonciation des lacunes de la gestion d'ITD
Ainsi, la zone ITD n'a été que partiellement aménagée et de nombreuses infrastructures lui
font toujours défaut. Devant les difficultés financières de la société et le manque de solvabilité d'une
partie des acquéreurs de parcelles, plusieurs maisons, qui devaient être dupliquées et construites à
l'identique par ITD, n'ont pas été construites. Certains habitants ont donc bâti par eux-mêmes,
rompant l'harmonie souhaitée de la zone, tandis que des maisons entièrement construites sont
actuellement vides de tout occupant. Certaines routes n'ont pas non plus été achevées ou ont été
fortement détériorées, laissant place à des chemins boueux et défoncés. D'après la compagnie ITD,
la bétonnisation de ces routes a été repoussée jusqu'à ce que les habitants mitoyens aient terminé
leur construction et que le balai des camions chargés de béton ou autres matériaux cesse. Trois ans
se sont pourtant écoulés et la livraison des infrastructures de base est toujours incomplète, tandis
que les habitants continuent de payer pour l'accès à ces infrastructures et subissent cette lenteur. En
outre, plusieurs maisons n'ont toujours pas été achevées, puisque la société ITD a subi la crise et n'a
pu investir suffisamment dans cette zone, laissant à certains artisans le soin de bâtir sur leurs
propres fonds le reste de leur maison.
Enfin, face à ces difficultés financières, pour les habitants comme pour la société, plusieurs
parcelles ont été subdivisées par les propriétaires et louées à d'autres artisans ou à des membres de
leur famille, ne pouvant plus payer de front l'entretien de la zone, les taxes, la construction de leur
maison et les matières premières pour leurs activités.
Et bien que l'eau soit fournie par une société du thị xã Từ Sơn, ainsi que l’électricité, aucun système
de ramassage des déchets n'a été mis en place, conduisant les habitants à se cotiser pour embaucher
une personne en charge de ce ramassage.
D'un point de vue administratif, la zone ITD attire également les critiques et son
fonctionnement est assez complexe et morcelé. Seule la partie appartenant au territoire appartenant
à Trang Hạ ayant été construite, c'est le comité populaire de cette commune qui est en charge de la
gestion administrative, des impôts notamment, et de la sécurité. En revanche, la majorité des
habitants implantés sur place relevant de Đồng Kỵ, c'est le comité populaire de ce phường qui gère
leurs formalités administratives pour les mariages, naissances ou autres, et qui « surveille » la
production. Quant à le gestion quotidienne et la fourniture d'aménités de base, elles sont assurées
par ce comité de gestion privé, dirigé par les employés locaux d'ITD.
Enfin, théoriquement, cette zone est sous le contrôle direct du Comité de gestion des zones
industrielles de Từ Sơn, bien que ce comité ait largement délégué ses responsabilités aux échelons
179
inférieurs ou à ITD et ne vienne jamais mener d'enquêtes ou intervenir localement.
Il n'existe donc pas, contrairement à la première zone, un mode d'organisation et de contrôle social
similaire à celui des villages : aucune association de masse spécifique n'y existe, aucun tổ liền già
n'a été formé, il n'y a pas de « chef de zone », un équivalent du chef de xóm/khu phố, et aucune
activité sociale n'est mise en place.
Peu d'activités culturelles ou sportives nous ont été rapportées dans cette zone et, bien que les
modes de vie, us ou coutumes, soient similaires à ceux pratiqués dans le cœur villageois ancien, les
habitants se sentent plus libres dans cette zone, moins soumis au contrôle social fort qui peut être
perçu dans les parties les plus anciennes et denses du village.
Cependant, et à l'image du fonctionnement du cœur villageois, la provenance étrangère des
gestionnaires demeure un problème pour plusieurs artisans de cette zone, puisqu'ils ne seraient pas
en mesure de comprendre les habitants et leurs besoins, leurs priorités étant de gérer la zone, sans
faire preuve de la souplesse ou des capacités d’adaptation des pouvoirs publics attendues par les
villageois.
IV. Du refus des expropriations au conflit culturel : la puissance villageoise de Đồng Kỵ
Cette capacité d'opposition à la construction de la seconde zone industrielle et l'absence
d'intervention coercitive des pouvoirs publics témoignent de la force du village et de son influence.
Nous reviendrons plus en détail sur ce conflit dans notre dernière partie, mais une seconde discorde
souligne également la spécificité de Đồng Kỵ par rapport à d'autres villages de métier plus soumis
aux pouvoirs publics ou sans réelle possibilité de pression.
Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly dans leur article The Revenge of the Object Villagers and
Ethnographers in Ðồng Kỵ Village (2008) narrent un conflit qui a débuté en 1995 entre certains
habitants de Đồng Kỵ et des chercheurs, suite à la publication d'un livre. Selon ces auteurs, cette
histoire souligne plusieurs problèmes et interrogations. En effet,
« woven into this tale are several strands: relations between the state, scholars, and peasants;
relations between observers and observed; and competing visions of modernity and tradition.
The story of the villagers’ conflict with the scholars also highlights the search for usable
antecedents for present policies and the constant recycling of the past in late Socialist
Vietnam. It also raises the question of who owns a community’s history and who has the
right to tell it164 » (ibid., p.324)
164 « plusieurs brins sont tissés dans ce conte : les relations entre l'État, les intellectuels et les paysans ; les relations entre les observateurs et les observés ; et des visions concurrentes de la modernité et de la tradition. L'histoire du
180
Les deux chercheurs vietnamiens incriminés, Messieurs Lê Trung Vu et Đạng Văn Lung, des
ethnologues spécialisés en études culturelles, ont en effet suscité la colère des habitants suite à la
publication d'ouvrages où le festival de Đồng Kỵ était présenté, en particulier ses pratiques et sa
perception par les villages voisins. L'une des critiques formulées par les villageois d'autres
communes et rapportées dans ces livres était le caractère « m'as-tu vu » de ce festival et la volonté
des habitants de Đồng Kỵ d'exhiber, à travers cette organisation, leur supériorité et leur richesse.
Étaient également décrits dans ces études certains rituels accomplis lors de ce festival, liés à
l'arrivée du printemps et aux questions de fertilité de la terre comme des hommes, avec des
simulations d'actes sexuels, par exemple.
Enfin, les villageois de Đồng Kỵ ont également vivement critiqué la description de leur fondateur
du métier, décrit selon eux comme un « ramasseur de purin », puisque lui-même était marchand de
buffles, entre autres.
Ces faits évoqués ont donc révolté certains habitants de Đồng Kỵ, qui se sont empressés
d'écrire aux autorités supérieures et au Parti, notamment au Secrétaire général du Parti et au
directeur de l'Institut de recherche accueillant ces deux chercheurs. Suite à ces pressions, ce dernier
a fini par indiquer qu'il avait demandé à ces chercheurs d'organiser « a meeting with representatives
of Đồng Kỵ in order to clarify the matter, apologize to the elders and promise to correct the errors
contained in the two books165 » (ibid., p.336).
Selon Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly (2008, p.325), les habitants ont ainsi « refused to
accept the passive role of objects of study. Claiming to possess a heroic history to counteract images
of a fertility-obsessed unchanging village culture, they were able to force its ethnographers to give
up their privileged perch as observers and instead assume the far more humble role of recorders in
the villagers’ quest for self-representation166 ». En faisant appel à des références au passé glorieux
du village, notamment à la période de la guerre contre les français et au fait qu'ils aient caché
d'importants révolutionnaires, à son dynamisme économique actuel et à sa force commerciale, les
villageois sont parvenus à faire modifier, officiellement, leur passé et à se créer une histoire plus
conforme à leur volonté.
conflit des villageois avec les chercheurs souligne également la recherche d'antécédents utilisables pour les politiques actuelles et le recyclage constant du passé dans le Vietnam du 'late socialism'. Cela soulève également la question de qui possède l'histoire d'une communauté et qui a le droit de la raconter »
165 « une réunion avec les représentants de Đồng Kỵ dans le but de clarifier le problème, de s'excuser auprès des personnes âgées et de promettre de corriger les erreurs contenues dans ces deux livres »
166 « refusé d'accepter le rôle passif d'objets d'étude. Affirmant posséder une histoire héroïque pour contrecarrer l'image d'une culture villageoise inchangée et obsédée par des questions de fertilité, ils furent capables de forcer ces ethnographes à abandonner leur position privilégiée d'observateurs et, à la place, à endosser le rôle bien plus modeste d'archivistes de la quête des villageois pour leur propre image »
181
Cette anecdote confirme également le pouvoir des habitants de Đồng Kỵ dans tous les
domaines. Comme le soulignent Hue-Tam Ho Tai et Lê Hong Ly (2008, p.328), « in its religious
and commemorative landscape, Đồng Kỵ displays the same agility as it does in the political and
economic fields. Proud of their village’s long history, the villagers also consider themselves
forward-looking. Politically connected and economically successful, they are a far cry from
voiceless subalterns, and refuse to be patronized by scholars167 ».
Conclusion
Ainsi, à travers ce conflit apparaissent des traits caractéristiques de Đồng Kỵ, à savoir sa fierté
villageoise, sa confiance et sa capacité à mobiliser ses réseaux lorsque ses activités économiques
sont en berne, que son patrimoine foncier est menacé ou que son histoire ne correspond pas à
l'image que les habitants souhaitent véhiculer.
En outre, le dynamisme des villageois et leur capacité d'adaptation en font un modèle de
reconversion réussie et d'intégration à une économie de marché internationale.
Ces succès ont néanmoins provoqué les critiques de certains villages limitrophes, qui ont mal vécu
le « vol » de leur métier et l'accaparement de leurs savoir-faire et qui méprisent l'orientation prise
par Đồng Kỵ, où l'étalage de la richesse et de la puissance est contraire aux valeurs traditionnelles
vietnamiennes, comme aux vertus prônées par le régime communiste.
Le village continue néanmoins, pragmatiquement, à attirer les convoitises et les travailleurs et à
accroître son insertion, tant dans des réseaux internationaux que dans la sphère urbaine, en
transformant progressivement sa ruralité en urbanité.
167 « concernant son paysage commémoratif et religieux, Đồng Kỵ déploie la même agilité que dans les champs économiques et politiques. Fiers de la longue histoire de leur village, les villageois se considèrent également comme tournés vers l'avenir. Politiquement connectés et ayant réussi sur le plan économique, ils sont bien loin d'être des subalternes sans voix et refusent d'être traités avec condescendance »
182
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
Malgré les récentes turpitudes de l'histoire vietnamienne et les changements majeurs de
régime politique, les villages de métier du delta du Fleuve Rouge ont réussi à d'adapter, à se
reconvertir, à évoluer et à investir progressivement les nouvelles opportunités de développement qui
leur étaient offertes ou qu'ils se sont créées.
D'un point de vue économique, les années suivant les réformes du Đổi Mơi ont vu la reprise
de l'économie familiale et privée, qui s'est traduite dans les villages de métier par la résurgence de
l'artisanat, la constitution de nouveaux partenariats au sein de villages comme au sein de clusters et
l'émergence de nouveaux acteurs économiques locaux, en mesure d'accumuler patrimoines fonciers
et financiers. Bien que les communautés villageoises soient actuellement marquées par leur
hétérogénéisation sociale, l'ouverture économique et la libéralisation des activités ont néanmoins
bénéficié aux villages, dans leur ensemble, créant un enrichissement général et une forte
amélioration des conditions de vie. Or ce redéveloppement est essentiellement le fait des acteurs
locaux, d'initiatives villageoises, s'autonomisant du contrôle collectif et étatique de l'activité
économique, révélant ainsi la forte capacité de résilience de ces communautés.
Ce développement des entités territoriales a également eu d'importants impacts sur la
structure morphologique des villages et sur leur organisation géographique interne : en densifiant et
optimisant les espaces existants ou disponibles, les villages de métier se sont en effet urbanisés in
situ et ont également réinvesti des espaces auparavant négligés, le long des voies de communication
notamment, pour bénéficier des flux d'hommes et de marchandises de plus en plus importants dans
la région. En outre, ce mouvement d'extraversion des villages a contribué à l'apparition d'une
économie « urbaine » et à la tertiarisation des activités, entraînant dans leur sillage de nouveaux
modes de consommation. Ce développement commence néanmoins à être limité par la raréfaction
d'espaces disponibles pour la modernisation et l'industrialisation de l'artisanat comme pour la
reproduction sociale, interrogeant ainsi l'avenir de ces villages et leur capacité à se « maintenir »
dans le contexte d'étalement urbain, de pression sur les terres et de concurrence accrue.
Malgré cette ouverture, les villages de métier continuent à fonctionner selon un mode
corporatiste et à largement organiser, en interne, leur vie économique et sociale. Le réinvestissement
dans des rapports sociaux pré-socialistes et la re-émergence d'une vie culturelle et rituelle antérieure
à la révolution peuvent ainsi être perçus à la fois comme une volonté de recréer du lien localement
et comme une volonté de différenciation par rapport aux autres villages de métier ou communautés
locales, en affirmant une identité propre.
183
Pourtant, ces villages ne fonctionnent pas uniquement de façon autonome, déconnectée de
considérations politiques ou des effets des stratégiques nationales. De même, l'autorité communale,
les acteurs clés de la gestion locale et les structures de mobilisation villageoise continuent à tenir un
rôle important dans l'organisation de ces villages et dans l'établissement de conditions favorables à
leur développement. Notre prochaine partie vise par conséquent à présenter et analyser de façon
plus approfondie le fonctionnement politique des villages de métier ainsi que leur intégration au
sein d'un système territorial et gestionnaire hiérarchique, lui-même en cours de recomposition.
184
DEUXIÈME PARTIE
STRUCTURE POLITIQUE ET GESTIONNAIRE DU TERRITOIRE VIETNAMIEN : DE L'INFRA-LOCAL À L'ÉTAT CENTRAL, MULTIPLICATION DES ACTEURS ET HYBRIDATION DE
L'EXERCICE DE L'AUTORITÉ
Malgré l'autonomie, voire l'ostracisme mythique du village nord-vietnamien, ces derniers ne
se sont pas développés sur un terrain politique « neutre », déconnectés des considérations politiques
nationales ou mettant en place des structures de gestion locales propres et particulières. Ainsi
qu'évoqué dans notre première partie, l'État central, bien qu'attribuant une certaine marge de
manœuvre dans la gestion des affaires locales, demeure l'unique prescripteur du cadre législatif et la
figure d'autorité décisive.
Avec la prise de pouvoir des communistes a été instauré un nouveau système politique et
territorial, fonctionnant sur le principe du centralisme démocratique. Ce système est actuellement
toujours en place, même s'il connaît des évolutions récentes importantes et contradictoires,
déléguant certaines prérogatives aux niveaux dits « locaux », en fait essentiellement aux provinces,
et réaffirmant au même moment son pouvoir central.
Cette seconde partie s'attache ainsi à montrer à la fois comment fonctionne concrètement la
gestion locale aux niveaux des communes et comment l'autorité et le pouvoir décisionnel
s'articulent hiérarchiquement.
Le premier chapitre présente tout d'abord la structure associative présente dans les villages,
le rôle des associations de masse traditionnelles dans la mobilisation des villageois comme
l'émergence de nouvelles formes associatives « hors-Parti », vectrices de fédérations plus
autonomes des habitants et de leurs intérêts.
Le second chapitre s'attache à montrer l'importance du niveau infra-communal dans la
gestion quotidienne des villages, à travers l'étude des chefs de hameau, figures semi-officielles de la
vie politique locale, à l'intersection des pouvoirs publics et des habitants.
Le troisième chapitre décrit ensuite les acteurs officiels du gouvernement local : le conseil
populaire, organe législatif, et le comité populaire, organe exécutif. Il s'agit ici d'insister sur la
déconnexion entre les textes de lois qui leur délèguent un pouvoir conséquent et la réalité de leurs
prérogatives sur le terrain, limitant ainsi leurs capacités de gestion ou d'intervention sur le devenir
de leurs circonscriptions.
185
Le quatrième chapitre dépasse le niveau local et présente les autorités publiques de niveau
supérieur, des districts jusqu'à l'État central. En nous basant sur des domaines concrets de
compétence, comme le foncier et l'aménagement du territoire, nous cherchons à montrer les
mécanismes de prise de décision, la fragmentation de l'autorité au sein de ces différents échelons
ainsi que les récentes évolutions de ces niveaux « locaux », qui se voient dévolus de plus en plus de
responsabilités.
Le dernier chapitre vise enfin à étudier ce système politique et territorial dans son ensemble,
en montrant les principaux dysfonctionnements qui entravent tant son fonctionnement concret que
son efficience et qui ont conduit à la mise en place de réformes administratives d'envergure, afin de
pallier ces obstacles.
Cette partie s'inscrit par conséquent dans une dimension politique importante : en étudiant
finement les acteurs publics et territoriaux à différents niveaux, nous cherchons à recontextualiser
les villages de métier étudiés dans l'échelle nationale. Appréhender ainsi les rouages du régime
vietnamien et le mouvement d'hybridation dans lequel il est engagé nous semble en effet essentiel
avant d'étudier, dans notre dernière partie, les répercussions concrètes de ces évolutions dans
l'aménagement des villages de métier comme dans l'évolution des rapports pouvoirs publics-
habitants, au niveau local.
186
CHAPITRE 7
DES ASSOCIATIONS DE MASSE AUX ASSOCIATIONS DE LOISIR : ÉMERGENCE DE NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION COMMUNALE ET DIVERSIFICATION DES ACTEURS LOCAUX
Comme nous avons pu le voir dans la partie précédente, les villages de métier connaissent
une diversification majeure de leur activité économique, une réorganisation de leurs structures et de
leurs types de production, et connaissent d'importants bouleversements sociétaux, dont
l'augmentation des inégalités et l'apparition de « nouvelles » catégories sociales.
De nouveaux systèmes d'acteurs émergent également, qui concernent tant les activités économiques
que la vie de la commune, des habitants et la structure socio-politique de ces villages. Au même
moment, les structures associatives d'orientation socio-politique, les associations de masse ou les
organismes communautaires importants, comme les lignages, évoluent, tant du point de vue de leurs
objectifs que de leur fonctionnement.
En effet, pour Dô Hai Dang (1997), la diminution du rôle des associations de masse,
associée au déclin des systèmes d'organisation collective supra-villageoise, comme les coopératives,
expliquent le dynamisme de ces nouveaux groupes ou associations locales, qui visent à combler ce
vide dans l'encadrement de la vie économique et sociale des villages.
Parmi ces nouveaux acteurs figurent les associations: aux associations de masse fondées dès 1954
s'ajoutent de nouvelles associations, apparues progressivement depuis le Đổi mơi.
Et ces associations jouent un rôle important dans l'organisation de la production des villages de
métier, à travers les associations professionnelles ou les coopératives de production, et dans la vie
sociale, culturelle et sportive des villages, via la multiplication d'associations de loisirs notamment.
La structure sociale évolue par conséquent, rendant en partie obsolètes les anciennes institutions
associatives (Nguyễn Qúy Nghi, 2006).
I. Des organisations « amphibiennes », intégrées au système, autonomes du système : éléments de cadrage théorique
Une mutation d'une partie des organisations, des associations locales, des groupements,
s'opère donc, vers d'autres formes, au sein de nouveaux interstices. Cette ouverture à d'autres
domaines, d'autres sphères et d'autres modes de fonctionnement marque une importante évolution
de la structure socio-politique locale, des rapports entre les habitants et les organismes de
187
représentation ou de mobilisation existants. Pour Gainsborough (2010, p.167), « the proliferation of
a wide variety of non-governmental organizations- albeit under an uncertain legal framework-
further suggests that there are an increasing number of individuals and groups which fall outside
party-sanctioned organisational structures168 ». Bien que les considérations du politologue s'appuient
sur l'étude du niveau national, localement, les villageois s'autonomisent également progressivement
des structures associatives héritées de la période communiste et se rejoignent sur d'autres terrains,
en apparence apolitiques. Pour London (2009, p.393) également, même si « truly independent civil
society organizations do not exist in Vietnam, though other forms of quasi-autonomous
organizations are certainly thriving169 » et ces dernières représentent un défi d'intégration ou de rejet
pour les pouvoirs publics.
D'autres recherches ont porté sur le rôle de ces associations non-gouvernementales au niveau
national, mais nous n'aborderons pas dans notre étude le travail des ONG internationales ou
vietnamiennes qui, bien qu'en constante évolution, ne sont pas présentes dans les villages que nous
avons étudiés. Précisons cependant que les ONG vietnamiennes se multiplient, qu'elles aient une
visée sociale, en palliant les failles du système, pour les personnes pauvres par exemple, ou qu'elles
aient davantage comme objectifs sous-jacents le lobbying politique et un positionnement en tant que
force de changement et plaident pour l'évolution des pratiques, dans tous les domaines. La thèse de
Hannah170 est une source d'informations et d'analyses précieuse pour comprendre le fonctionnement
de ces organisations, leurs moyens d'action, la façon dont elles se perçoivent et se situent dans la
sphère de la société vietnamienne et leurs interactions avec les pouvoirs publics vietnamiens, qui
peinent à définir leur rôle et leur statut légal. La loi sur les ONG fait en effet partie des serpents de
mer législatifs des pouvoirs publics vietnamiens, évoquée depuis des dizaines d'années, débattue au
sein du Comité central du Parti Communiste, de l'Assemblée Nationale, mais dont l'adoption est
sans cesse reportée.
Pour ce chercheur, les organisations non-gouvernementales vietnamiennes171 sont des
organisations amphibiennes, marquées par leur hybridité. Ainsi, elles pourraient « maintain
independent operations while having structural ties to the state172 » (Hannah, 2007, p.16). En effet,
Hannah souligne que la plupart des ONGV sont liées au système politique et administratif
168 « la prolifération d'une large variété d'organisations non-gouvernementales – bien que dans un certain cadre légal – suggère en outre qu'il y a un nombre croissant d'individus et de groupes qui tombent hors des structures organisationnelles approuvées par le Parti »
169 « de véritables organisations de la société civile n'existent pas au Vietnam, mais d'autres formes d'organisations quasi-autonomes sont certainement florissantes »
170 Local non-governement organizations in Vietnam : development, civil society and state-society relations (2007)171 Ci-après ONGV172 « mener des opérations indépendantes tout en ayant des liens structurels avec l'État »
188
vietnamien, qu'elles collaborent officiellement avec les pouvoirs publics ou que ses membres soient
étroitement connectés au Parti et à la sphère administrative, leur permettant ainsi d'exploiter « the
insider's connection or familiarity with the system in order to challenge the system... (this) form of
activism to challenge the state agenda is actually sustained by connection with the state or
identification with state goals173 ». Kerkvliet (2001, p.243-244) confirme également cette idée que
« forces in society can influence policy through organizations that the state itself dominates. (…)
The interactions between leadership and citizens through state-instigated and state-managed
organizations also helps to perpetuate the political system174 ». Les associations cooptées, et en
particulier les associations de masse, ne peuvent donc être uniquement considérées comme des
courroies de transmission du régime, simples organes de propagande, tandis que les nouvelles
organisations non-gouvernementales et autonomes de l'État n'ont pas le monopole d'un discours
critique ou se situant à la marge de la rhétorique officielle.
Ces liens avec le système permettent d'ailleurs de fonctionner grâce à une approche
caractérisée par « the non-confrontational pressure for change that comes through cooperative and
mutual influencing activities involving state and non-state actors175 » (Hannah, 2007, p.16).
Pourtant, malgré cette capacité à influencer les politiques publiques, Hannah se positionne du côté
de ceux qui pensent que ces ONGV ne représentent pas une menace pour la stabilité politique du
pays et ne visent pas à renverser le régime, puisque « they are not a radicalizing force, promoting
opposition to state ideology or state policy. Rather, they work in conjunction with state officials
toward fulfilling state development goals and policies176 » (2007, p.135) et optent donc pour une
évolution progressive. Ces associations ne sont par conséquent pas une source de déstabilisation du
régime actuellement, puisqu'elles sont canalisées par les pouvoirs publics, qui leur imposent des
organismes de tutelle publics et cooptent, en interne, leurs membres.
Ces ONGV se multiplient néanmoins, se diversifient, se professionnalisent et se saisissent de
nouveaux champs d'action, afin de « fulfil social needs from which the Vietnamese state is
retreating and to play some research and advocacy roles in Vietnamese society177 » (Sidel, 2010,
173 « la connexion ou la familiarité de l'initié avec le système dans le but de défier ce système … (cette) forme d'activisme pour contester le projet étatique est en fait rendue possible par la connexion à l'État ou par la reconnaissance des objectifs de l'État ». Hannah (2007, p.182), citant Heng R. H.-K. (2001)
174 « des forces dans la société peuvent influencer la politique à travers des organisations que l'État domine lui-même. Les interactions entre le leadership et les citoyens à travers des organisations initiées et gérées par l'État aident également à perpétuer le système »
175 « la pression non-confrontationnelle pour le changement, qui par des activités coopératives et s'influençant mutuellement et qui impliquent des acteurs étatiques et non-étatiques »
176 « elles ne sont pas des forces radicalisantes, promouvant l'opposition à l'idéologie d'État ou à la politique d'État . Au contraire, elles travaillent conjointement avec les officiels d'État pour remplir les objectifs étatiques de développement et leurs politiques »
177 « répondre aux besoins sociaux desquels l'État vietnamien se désengage et jouer un rôle de chercheur et d'advocacy dans la société vietnamienne »
189
p.52). Ainsi, dans certains cas, ces nouvelles formes associatives supplantent l'État et remplissent
des fonctions qui lui sont normalement dévolues, ouvrant ainsi jeu politique comme sphère d'action
sociale.
Bien que ces ONG soient peu présentes dans les villages que nous avons étudiés, plusieurs
types d'organisations existent dans les villages de métier: les associations de masse (hội),
regroupées sous la tutelle du Front de la Patrie, qui ont été créées en même temps que le pouvoir
communiste se mettait en place et qui sont considérées dans les textes législatifs comme des
organisations socio-politiques, les associations socio-politiques professionnelles, comme les
associations d'artisans et, enfin, les associations à but non-lucratif, que Dang Thi Viet Phuong,
travaillant justement sur la commune de Đồng Quang, nomme les « organisations sociales
volontaires » (hội ou câu lạc bộ).
Ces organisations fonctionnent essentiellement au niveau communal, où leurs activités ne sont pas
enregistrées auprès des autorités locales; en outre, elles sont financièrement indépendantes.
II. Le Front de la Patrie178 et les associations de masse : mutation de l'héritage socialiste
Bien que « concurrencées » par ces nouvelles organisations, les associations de masse
demeurent néanmoins une composante majeure de la structure politique vietnamienne et du système
socialiste et représentent un poids quantitatif important, avec 74% de la population appartenant à au
moins l'une d'entre elles (Norlund, 2007).
Les devoirs ou responsabilités attribués aux associations de masse sont majeures. Ainsi, elles se
doivent de participer à l'édification de la société vietnamienne, de mobiliser les masses pour mener
à bien les directives et les plans de développement des pouvoirs publics, mais également de
contribuer à l'unité nationale.
De plus, depuis l'accession du Parti au pouvoir et avant les réformes du Đổi mơi, les
relations entre l'État et ses citoyens s'étaient nouées au sein des associations de masse, ces dernières
devant, selon Gainsborough (2010, p.164), « mediate the interests of various different social groups,
such as farmers, women and youth179 », moins accessibles autrement.
178 Le Mặt trận Tổ quốc est principalement traduit par « Front de la Patrie », mais il peut également être appelé « Front Populaire » ou simplement abrégé en « Front »
179 « servir de médiatrices des intérêts de différents groupes sociaux comme les agriculteurs, les femmes et les jeunes »
190
Dans ses recherches sur la société civile au Vietnam, Norlund (2007) considère les associations de
masse comme des éléments de société civile, ne suivant pas systématiquement les préconisations du
Parti et s'en autonomisant financièrement. Ces associations sont donc d'après elle essentielles dans
tous les aspects sociaux et quotidiens des Vietnamiens et peuvent « potentially (they may) become a
more powerful force of change180 » (2007, p.75).
1. Le Front de la Patrie, organe de mobilisation et de contrôle des villageois
Le Front, tutelle de toutes les associations, est donc présent dans chaque domaine de la vie
des habitants, puisque même les activités spirituelles ou religieuses tombent « sous la coupe » de
ces associations. Ce Front populaire est par conséquent composé des secrétaires (chi hội trưởng) des
associations de masse: la Confédération générale du travail, l’Association des femmes,
l’Association de la jeunesse d'Hồ Chi Minh, l’Association des vétérans, l’Association des paysans.
Le chef de Front, qui dispose d'un mandat de deux ans et demi, est proposé par le Parti, et doit
répondre à des critères de moralité révolutionnaire et posséder des compétences spécifiques : un
niveau d'instruction supérieur ou égal au bac, être « compétent », respecté des habitants, savoir
communiquer et persuader les habitants, etc.
Ses objectifs sont de maintenir la solidarité entre les habitants, de préserver les moeurs et
coutumes, de maintenir de « bonnes » conditions de vie et « ambiance » de vie en encourageant les
hameaux ou villages « beaux, verts et sains »181. La connotation morale de l'activité du Front est
donc très importante et « justifie » cette intrusion dans chaque interstice, à la fois de la vie publique,
mais également privée des habitants. Drummond (2000), dans un article portant sur les espaces
publics et privés au Vietnam, aborde justement cette question de l'interférence de l'État, à travers ses
différentes campagnes de propagande et les associations de masse, dans la vie quotidienne des
habitants et dans l'espace privé, de la maison et de la famille, en l'occurrence à Hà Nội. Selon la
géographe (2000, p.2378), « from the outside-in, the state’s interventions in so-called ‘private’
space, particularly in the organisation of domestic life, are so invasive and so wide-ranging as to
negate or seriously compromise a conceptualisation of ‘private’ space182 ». Cette affirmation trouve
écho dans les villages vietnamiens, où le contrôle social est très important et où la sphère
180 « potentiellement devenir une puissante force de changement »181 Selon les propos d'un chef de Front dans un khu phố de Đồng Kỵ (2010)182 « de l'extérieur vers l'intérieur, les interventions de l'État dans l'espace supposément 'privé', en particulier dans
l'organisation de la vie domestique, sont tellement invasives et couvrent une telle variété de domaines qu'elles nient ou compromettent sérieusement une conceptualisation de l'espace 'privé' »
191
domestique privée et le noyau familial sont largement exposés aux yeux des voisins, des lignages,
des collaborateurs, des représentants plus ou moins officiels des pouvoirs publics, la vie se
déroulant de toute façon à l'extérieur, dans la cour des maisons, ouvertes sur la rue, ou dans les
maisons, toutes fenêtres ouvertes.
En outre, selon McCormick (1998, p.126), cette profusion d'associations de masse et leur
infiltration dans chaque couche ou classe de la société vietnamienne expliquent largement la
distinction à opérer dans les moyens de contrôle du Vietnam par rapport à d'autres pays du bloc
soviétique, et notamment des pays de l'Est. En effet, pour ce politologue, « the mobilization and
supervisory functions that were assigned to separate organizations such as secret police and censors
in the Soviet Union and eastern Europe were more effectively managed by grassroots organizations
in China and Vietnam. The result was that it has been much harder to separate society from the state
in those two countries, which in turn provided the state institutions and the official ideology with a
more secure foundation183 ». Le rôle des organisations de masse est ainsi beaucoup plus politique et
instrumental que sa présentation ne le laisse supposer.
Organisme « parapluie » des autres associations, en charge de mutualiser leurs actions et
d'assurer la cohérence de leurs missions, le Front rencontre le comité populaire de la commune de
façon hebdomadaire. À l'occasion de cette réunion, les nouveaux documents de lois ou missions lui
sont transmis, afin que le Front puisse par la suite communiquer ces informations aux habitants.
Le Front fait donc également office de courroie de transmission à destination des habitants et, à
l'inverse, est chargé de faire remonter les opinions ou besoins des habitants auprès des autorités
publiques. En ce sens, son rôle se rapproche de celui du conseil populaire ou du chef de khu phố,
que nous étudierons dans notre prochain chapitre.
Cette multiplicité des organismes, politiques, associatifs ou administratifs, peut laisser croire
que les villageois disposent d'une myriade d'interlocuteurs et de représentants potentiels, et sont
ainsi en mesure de faire entendre leur opinion, au moins à travers l'une de ces structures. La réalité
des faits et des pratiques nuance néanmoins cette idée : bien que ce « millefeuille » socio-politique
existe et que les fonctions de représentation soient nombreuses, ces postes sont occupés par les
mêmes élites villageoises. Ainsi, une seule personne peut être à la fois membre du Parti, chef d'une
association de masse et représentant du conseil populaire, limitant ainsi, de fait, le nombre
183 « la mobilisation et les fonctions de supervision qui étaient dévolues à des organisations séparées en Union soviétique ou en Europe de l'est, comme la police secrète ou les censeurs, étaient plus efficacement gérées par les organisations locales en Chine et au Vietnam. Le résultat est qu'il était beaucoup plus difficile de séparer l'État de la société dans ces deux pays, ce qui, en retour, a donné aux institutions d'État et à l'idéologie officielle un fondement plus sûr »
192
d'interlocuteurs et de « médiateurs ».
Ces différentes instances travaillent de toute façon ensemble, de façon plus ou moins collégiale, en
fonction des contextes et des affinités locales, pour régler les problèmes ou les sujets délicats. En
effet, tous sont regroupés dans les comités de conciliation, que nous présenterons ultérieurement.
Il peut dès lors être compliqué de comprendre quelles organisations s'occupent de quels domaines,
et de savoir quel est l'interlocuteur privilégié pour un sujet donné.
Théoriquement, le Front de la Patrie devrait surtout être sollicité pour des questions
politiques et sociales, et non pour des questions administratives ou liées à la gestion quotidienne.
Selon certains secrétaires ou membres du Front rencontrés, leur rôle se complexifie d'ailleurs à
mesure que leur village s'urbanise, s'industrialise, se recompose. En effet, les points de tension entre
les habitants sont plus nombreux, les enjeux fonciers, environnementaux, d'occupation des espaces
accrus, les nouveaux venus dans les villages sont plus nombreux et les habitants ont, de toute façon,
moins de temps à consacrer à toutes les activités politiques ou sociales.
Le travail de persuasion et de mobilisation des habitants est donc complexifié et demande davantage
d'investissement et de travail, puisque le nombre d'habitants est croissant, les problèmes en hausse
et les demandes des autorités publiques, en l'occurrence des comités populaires de phường-urbain,
sont plus exigeantes, pour les rapports notamment. Nous reviendrons néanmoins davantage sur
l'évolution du rôle de ces associations de masse dans notre dernière partie et sur ces difficultés
consécutives au passage à l'urbain ou, de façon plus générale, à l'urbanisation de ces villages.
Chaque association de masse a donc pour vocation de « coopter » des représentants de la
société vietnamienne, d'où ces distinctions de genre, d'âge ou d'occupation, puisqu'il s'agit
théoriquement de représenter et d'intégrer toutes les composantes de la société vietnamienne.
À Sơn Đồng, l'association des jeunes, par exemple, est forte d'environ 200 membres, âgés de 15 à
30 ans. Cette organisation à vocation politique est, selon son président, le « bras droit du Parti ».
Les activités sociales, culturelles et sportives sont plutôt prises en charge par d'autres associations
de jeunes, plus spécialisées. Aux Jeunesses d'Hồ Chi Minh, l'objectif est plutôt de former des jeunes
à leur future intégration au sein du Parti. Toujours selon son président, ce sont donc les éléments les
plus actifs et les « meilleurs » jeunes qui participent à cette association, ce qui explique, d'après lui,
la non-représentation de l'ensemble des jeunes.
Les activités de l'association sont cependant assez limitées: elle participe à l'organisation de
journées commémoratives, comme le jour de la fondation de l'armée ou de l'indépendance
193
vietnamienne, et est également impliquée lors des journées de mobilisation spéciales, nettoyage des
canaux par les jeunes du village par exemple. Des réunions entre membres sont également
organisées ponctuellement.
Enfin, les jeunes ouvriers, artisans ou travailleurs extérieurs ne peuvent adhérer à
l'association de Sơn Đồng, étant donné qu'ils ne sont pas rattachés administrativement, de façon
pérenne, au village. Ainsi, ils peuvent participer à l'association de leur village d'origine, mais pas à
celle de leur village d'accueil. Il en est de même pour toutes les autres associations de masse et
révèle la faible volonté intégrative de ces villages, et leur désir de « préservation », en particulier
vis-à-vis des migrants les moins qualifiés, les artisans talentueux étant mieux accueillis localement.
Tous les migrants sont néanmoins faiblement représentés localement, au niveau politique comme
associatif, et ne peuvent donc participer ni à la structure politique des villages, ni à la vie culturelle
locale.
2. L'Association des femmes, vecteur d'intégration politique et délégation de compétences
Parmi les associations socio-politiques, l'association des femmes joue un rôle prépondérant,
notamment dans la mise en place de projets de développement ou de soutien aux initiatives locales,
par les aides ou prêts. Comme le rappellent Carpenter, Daniere et Takehoshi (2004, p.868),
« women have been targeted historically by the communist party in Vietnam to mark on communal
projects and are supposed to be treated, in law anyway, as being equal to men. There is an
impressive legacy of rhetoric in Vietnam extolling gender equality and the active participation of
women in the economic and community184 ». Ainsi, c'est à travers l'association des femmes que de
nombreuses campagnes de propagande sont menées ou des projets de développement mis en place.
L'association des femmes de Sơn Đồng comprend par exemple environ 1 600 membres, sur
les 2 400 femmes constituant la population active de Sơn Đồng. Sur ces 1 600 membres, 1 200 ont
un travail en rapport avec le métier, bien qu'aucune d'entre elles ne soit patronne, les 400 membres
restants étant fonctionnaires ou apparentés.
La vocation de cette association est dans un premier temps politique: il s'agit d'informer ses
membres sur les nouvelles politiques ou décisions de l'État. Dans un second temps, l'association
fournit également de l'aide à ses membres, sur des questions économiques : en octobre 2009,
184 « historiquement, les femmes ont été ciblées par le Parti communiste au Vietnam pour participer à des projets communaux et sont censées être considérées, au moins dans la loi, comme égales aux hommes. Au Vietnam, il existe un héritage frappant de la rhétorique louant l'égalité des genres et la participation active des femmes dans l'économie et la communauté »
194
l'association a par exemple cotisé 60 millions de đồng (2 835 USD), auxquels s'ajoutent 15 millions
de đồng (710 USD) attribués par le comité populaire, pour pouvoir accorder des prêts avec des taux
d'intérêt très bas - inférieurs à ceux pratiqués dans les banques, aux femmes. Trente-six femmes ont
à cette occasion emprunté de l'argent pour développer leurs activités d'élevage ou de services.
De même, au début de l'année 2010, il était prévu que le district prête 700 millions de đồng
(33 060 USD) pour contribuer au développement du village et les verse à l'association des femmes,
en charge de la redistribution, sous forme de prêts entre 5 et 20 millions de đồng (de 235 à 945
USD).
En outre, le comité populaire délègue à l'association des femmes certaines activités de propagande,
concernant les politiques de planning familial pour l'essentiel.
Enfin, depuis 2003, certaines membres de l'association ont été sélectionnées pour être des
« infirmières de xóm », rémunérées. À l'époque, cinq femmes ont été formées pendant trois mois à
cette fonction, puis six autres femmes ont été recrutées en 2007. Ces femmes travaillent sous la
direction du dispensaire, rendent de petits services sanitaires aux habitants, possèdent une trousse de
secours en cas de besoin - depuis 2008, et participent aux diverses campagnes de vaccinations ou de
distribution de vitamines pour les enfants, par exemple.
À Đồng Kỵ, l'association des femmes a été restructurée suite à la division de la commune de
Đồng Quang, à l'image de la réorganisation du Front de la Patrie et des autres associations. Tandis
que ces associations n'étaient présentes précédemment qu'au niveau du village, du thôn/làng, elles
sont dorénavant constituées et présentes au niveau des khu phố. D'une association commune au
village, Đồng Kỵ est donc passé à sept associations locales.
Les dernières estimations de juin 2010 avançaient le chiffre de 4 200 membres de l'association à
l'échelle du phường, le nombre de membres variant d'un khu phố à un autre. Ainsi, 569 membres
sont répertoriés au khu phố Thanh Nhàn, tandis qu'aucun membre n'est déclaré pour la zone
artisanale du village de métier, où les subdivisons d'association n'ont pas encore été établies,
puisque cette zone n'a pas d'existence administrative fixée et officielle et n'est pas reconnue comme
un khu phố.
Ses membres sont donc les femmes du village, âgées de plus de 18 ans, et sont acceptées les
habitantes « de souche » comme les épouses venues d'autres villages mais résidant sur place. En
revanche, les ouvrières travaillant à Đồng Kỵ dans la journée n'y participent pas, ni celles ayant des
permis de séjour plus long.
195
La réunion la plus importante de cette association a lieu tous les 8 mars, journée
internationale des femmes: à cette occasion, les différentes branches se réunissent et déterminent les
missions et objectifs pour l'année à venir. À ce moment-là, certaines femmes peuvent présenter leur
famille pour obtenir trois certificats différents: celui de « famille heureuse » (gia đình hạnh phúc),
de « famille de bonne mentalité » (gia đình có ý thức) et de « famille auto-suffisante
économiquement » (gia đình đủ điều kiện kinh tế). Une seconde réunion est organisée le 20 octobre,
journée des femmes vietnamiennes, pour faire le bilan de l'association et établir son rapport
financier.
Pour pouvoir remplir ses missions, qui demandent parfois des connaissances particulières, le
thị xã de Từ Sơn organise parfois des formations pour les présidentes d'association, qui forment les
autres membres par la suite.
L'association des femmes y est en effet, comme à Sơn Đồng, en charge d'attribuer les aides
financières et les prêts, versées à l'association par la banque des politiques sociales du thị xã.
700 millions de đồng (33 060 USD) lui ont par exemple été attribués en 2010, divisés en prêts d'un
montant maximum de 10 millions de đồng, remboursables au taux de 0,65%. Ces aides sont
également un soutien à des initiatives commerciales ou artisanales et n'ont pas vocation à aider les
foyers pauvres, concernés par d'autres types d'aides. L'attribution de ces prêts se fait après étude des
demandes et de leurs finalités, et suite à un vote des membres de l'association.
Une différence notable entre l'association de Sơn Đồng et de Đồng Kỵ tient à une
expérimentation mise en place par le thị xã dans deux khu phố en particulier, le khu phố Nghè et le
khu phố Thanh Nhàn : la constitution de sous-groupes au sein de l'association, en fonction de l'âge
des membres. Ainsi, trois « clubs » ont été formés: pour les femmes de 18 à 34 ans, où la priorité est
donnée à l'encouragement de la planification familiale et à ne pas avoir de troisième enfant, un
second pour les femmes de 25 à 49 ans, où les efforts se concentrent sur le maintien d'une famille
« heureuse et épanouie » et, enfin, un club pour les femmes de 50 ans et plus, les « femmes âgées ».
Dans le cas du khu phố Thanh Nhàn, seuls les clubs des « jeunes » et des « femmes âgées » ont pu
être constitués et font preuve d'un certain dynamisme. Le club « mixte » est le plus difficile à
organiser, ses membres étant essentiellement des femmes actives et étant trop occupées par leurs
métiers.
196
Cette expérimentation confirme un certain décalage ou inadéquation des institutions de
masse classiques, qui ont besoin de se renouveler et de s'adapter au contexte changeant pour
redynamiser leurs activités, étendre leur influence et être attractives pour les jeunes. Cette division
sur des critères d'âge et de statut familial vise ici à mutualiser d'autres types d'associations – d'âge
justement – et à stimuler la participation des jeunes, parfois rebutés par le caractère conservateur et
dépassé de ces associations.
Comme le note Gainsborough (2010, p.167), « the mass organizations are creaking at the
seams, primarily because they appear rather out of date in the context of the rapid social change that
has accompanied the reform era185 » et cela exige donc un renouvellement de ces associations et de
leur fonctionnement et objectifs, vers des activités plus ludiques, ou en favorisant le rapprochement
de personnes davantage liées par un vécu partagé.
Ces associations de masse sont regroupées sous le patronage du Front de la Patrie et, bien
entendu, du Parti communiste. Mais elles se trouvent également associées sur une base plus
irrégulière dans les comités de conciliation des hameaux, les tổ hòa giải, créés à la fin des années 90
et qui comprennent sept membres : les président(e)s du Front de la Patrie, des associations des
personnes âgées, des agriculteurs, des vétérans, des femmes, des jeunesses d'Hồ Chi Minh et enfin
le chef de xóm.
Le rôle de ce comité est de résoudre les conflits, discussions ou bagarres qui se déroulent dans les
xóm, lorsque l'intervention seule du président du Front ou du chef de xóm a échoué.
En cas d'échec de la médiation, le comité de conciliation rédige un procès-verbal envoyé au Front
de la Patrie de la commune, qui prendra les mesures nécessaires ou redirigera le problème sur des
bureaux compétents au comité populaire, comme le bureau du cadastre en cas de litiges fonciers par
exemple. Enfin, en cas de conflit impliquant deux xóm différents, les deux présidents du Front
concernés interviennent, parfois avec le soutien de leur comité de conciliation respectif.
Chargées de mobiliser les villageois, de leur faire accepter et appliquer les politiques
nationales comme communales, les associations de masse conservent un pouvoir important,
essentiellement de persuasion, au niveau local. Leur rôle de médiation entre les pouvoirs publics et
les habitants demeure également majeur et elles sont, dans certains cas, de plus en plus sollicitées
pour parvenir à maintenir la « paix sociale » localement. Outils de maîtrise du Parti, les associations
185 « les organisations de masse sont en train de péricliter, principalement parce qu'elles apparaissent obsolètes dans le contexte de rapide changement social qui a accompagné la période de réformes »
197
de masse sont néanmoins victimes du désintérêt croissant des villageois, qui se détournent de ces
structures rigides et datées pour s'impliquer davantage dans d'autres formes associatives,
volontaires.
III. La multiplication des associations volontaires : autonomisation du système et réinvestissement des rapports pré-socialistes
Outre ces associations de masse, émanations du système socialiste et du Parti, ces dernières
décennies ont donc vu l'émergence d'une kyrielle de nouvelles associations culturelles, sociales ou
sportives.
L'organisation, le fonctionnement et la gestion des associations sont présentés dans le décret n°
88/2003/ND-CP du 30 juillet 2003. Ce décret ne s'applique ni au Front de la Patrie et aux
associations de masse, ni aux congrégations, autrement dit aux associations professionnelles. Selon
ce décret sont donc concernées les associations à but non-lucratif fondées volontairement « par des
citoyens ou organismes vietnamiens ayant la même profession, les mêmes goûts, le même sexe ou
les mêmes objectifs afin de mener, de manière permanente, des actions visant à protéger les droits et
intérêts légitimes des sociétaires et à s’entraider ». Ces associations sont également différenciées en
fonction de leur portée territoriale: associations nationales ou inter-provinciales, provinciales, de
district et enfin communales. En effet, les associations peuvent exister à différents échelons et avoir
des déclinaisons locales, ou alors exister uniquement à de très fines échelles, avec des associations
au niveau villageois (làng) dans une commune (xã) ou même dans des hameaux (xóm).
Plusieurs termes sont utilisés en vietnamien pour nommer ces associations: de câu lạc bộ (club) à
hội (association), terme générique, qui peut être utilisé pour désigner toutes les organisations
sociales.
Ce décret définit également les autorités publiques habilitées à autoriser la fondation ou la
dissolution de ces associations et chargées de leur surveillance et gestion. Dans l'article 15, il est
rappelé que le ministère des Affaires Intérieures est l'organisme compétent pour les associations
nationales ou inter-provinciales, tandis que le président du comité populaire de province est
l'autorité publique légitime concernant les associations opérant dans les limites du territoire de sa
province. L'article 34 précise néanmoins que le comité populaire de province est chargé de « diriger
les services techniques et les comités populaires de district et de commune subordonnés dans leur
travail de gestion des associations », ce qui implique que la gestion des associations de district et de
198
commune soit gérée concrètement par le comité populaire de même niveau, qui doit cependant
rapporter la situation locale au niveau provincial. Le niveau provincial étant lui-même tenu de
« faire des rapports annuels au ministère des Affaires Intérieures sur les activités associatives et la
gestion des associations dans la province », respectant ainsi la hiérarchie pyramidale du système
vietnamien.
L'étude de Dang Thi Viet Phuong sur les associations volontaires de la commune de Đồng
Quang, présentée en 2008 lors des doctoriales de l'IRD, permet de différencier les types
d'associations volontaires et d'expliquer les motivations qui poussent les villageois à y participer.
Tout d'abord, l'auteur considère que plus de vingt types d'organisations existent à Đồng Quang, qui
se distinguent par le sexe des participants, leur année de naissance, leur niveau d'éducation ou leur
participation à une activité commune. Ainsi peuvent exister des associations de classe au lycée, des
associations de femmes nées la même année ou de vétérans revenus au même moment au village.
En ajoutant à cela les clubs de loisirs, culturels ou sportifs, l'auteur estime à une centaine le nombre
d'associations, en prenant en compte les trois villages formant Đồng Quang à l'époque186.
Tableau 4. Liste des types d'associations volontaires à Đồng Quang
Source : Dang Thi Viet Phuong (2008)
186 Pour rappel, la commune-xã de Đồng Quang comprenait les villages de Đồng Kỵ, Trang Liệt et Binh Hạ jusqu'en 2008.
199
L'auteur dresse également une typologie des associations de la commune:
- les organisations ayant une existence légale, étant enregistrées, qui regroupent principalement les
associations sportives, culturelles et artistiques et les « clubs » (câu lạc bộ). Nombre des ces
associations ont été patronnées par les associations de masse, qui ont participé ou aidé à leur
fondation et à leur enregistrement. Ainsi, elles doivent disposer d'un règlement, d'un siège social et
d'un nombre suffisant de membres.
- les associations dont les activités ne sont pas enregistrées auprès des autorités publiques, qui n'ont
donc pas d'existence légale et dont le fonctionnement reste très informel. L'auteur souligne d'ailleurs
que les membres de ces organisations ne se considèrent pas comme appartenant à une association,
vu leur dimension informelle et spontanée. Ces associations sont généralement de plus petite
envergure et plus restrictive concernant leurs membres: association des personnes du même âge,
association des camarades d’une même classe, association des joueurs d'échecs traditionnels,
association de coqs de combat, association d’oiseaux, association de buffles, etc.
Les motivations qui poussent les habitants à joindre ces associations sont diverses: du plaisir
lié à la pratique d'un sport à la volonté de participer à des organisations sociales et de s'investir dans
une association, en passant par la reprise obligatoire du statut de membre d'un parent décédé, ou la
pression sociale à participer au moins aux associations les plus informelles, de sa classe au lycée ou
de son âge, les raisons ne manquent pas.
En outre, comme le rappelle l'auteur, l'absence de participation à une association, quelle qu'elle soit,
peut être très mal perçue par l'ensemble de la communauté, comme un signe d'exclusion volontaire
de la vie villageoise, de rejet des autres et donc de la manifestation de la morgue, de l'avarice ou du
sentiment de supériorité de celui qui ne participe pas. Les exclus volontaires de ces associations se
retrouvent implicitement rejetés de l'ensemble de la vie sociale ou même politique du village, étant
privés d'accès à la maison communale ou à la pagode, aux postes à responsabilités ou aux multiples
comités existants.
Cependant les habitants font preuve de compréhension et d'empathie lorsque certains habitants ne
peuvent participer, faute de moyens. Les plus pauvres ne sont pas blâmés, puisqu'ils n'ont ni le
temps, trop occupés à tenter de vivre, ni l'argent, alloué à la vie quotidienne, à consacrer aux
associations.
L'adhésion et la participation à ces associations peuvent en effet engendrer des dépenses
conséquentes: aux cotisations initiales ou annuelles s'ajoutent en effet des contributions plus
ponctuelles, mais néanmoins récurrentes, pour l'organisation d'activités, de fêtes ou du traditionnel
200
et immanquable repas annuel.
Tous s'acquittent de ces droits, certains probablement avec plus d'enthousiasme, puisque la
participation à plusieurs associations signifie le développement de son réseau, amical ou même
professionnel, et par conséquent la constitution ou l'entretien de son capital social. Dans certains
clubs les hommes d'affaires et les patrons sont bien davantage représentés et voient dans cette
participation une façon de nouer de nouveaux liens, pouvant mener à de nouveaux partenariats,
contrats, à des mises en relation avec d'autres clients, à l'échange d'informations sur le climat
d'affaires ou sur les futures politiques.
Les repas sont les moments les plus propices à ces rencontres et à ces échanges d'ailleurs,
l'ambiance, et l'alcool souvent, pouvant aider à délier les langues et rapprocher les gens. Outre le
plaisir de la fête et la gaieté du partage, le repas revêt également une dimension sociale importante,
d'intégration et de participation à la vie villageoise.
Les villages de métier sont également pourvus de cette profusion d'associations sportives ou
culturelles, pour les jeunes comme pour les personnes âgées. Leur nombre est d'ailleurs en
augmentation. Ainsi, à Sơn Đồng, on trouve onze associations de football – une par hameau – qui
organisent régulièrement des tournois, mais également des associations de gymnastique pour les
personnes âgées et autres. Bien que ces associations soient apolitiques et ne participent pas du
système politico-administratif des villages, les jeunes artisans venus d'autres provinces ou districts
ne sont pas non plus acceptés dans ces clubs, pour éviter les tensions. En effet, les responsables de
ces associations sportives et des associations des jeunes sont réticents à l'idée de laisser ces jeunes
venus « de l'extérieur » constituer une équipe de football, puisqu'ils craignent que des conflits
surviennent dans le cas d'une victoire sur l'équipe locale. Ces associations, qui ont pour vocation
d'encourager les gens à participer à la communauté, peuvent par conséquent être également un lieu
d'exclusion.
Une autre association, non-officielle, et qui correspond davantage à un regroupement
ponctuel, est composée de sept personnes âgées, exclusivement des hommes, et a été constituée en
octobre 2009 à Sơn Đồng. Son objectif était d'écrire un nouveau règlement pour le village, basé sur
le droit coutumier, qui statuerait sur quatre points : les relations entre les habitants, les cérémonies
de mariage, les enterrements et, enfin, les questions relatives au culte des ancêtres et à l'usage de la
pagode. Il s'agissait donc de réactualiser le hương ươc (règlement intérieur) du village, qui vise à
régenter la vie quotidienne du village, dans tous les aspects extérieurs aux pouvoirs publics.
À l'époque de nos enquêtes, ce document était en cours de rédaction et devait par la suite être
201
envoyé à tous les xóm, avant l'organisation d'une réunion au đình pour recueillir l'opinion des gens
et le valider.
À Trang Hạ, ce document est appelé « convention du village » (quy ươc). Il existe depuis
plus de 50 ans mais a été remanié à quatre reprises pour s'adapter à la loi et à l'évolution du contexte
social et culturel. Tous les habitants disposent d'un exemplaire, et décident « librement » d'y
souscrire, bien que son rôle prescripteur ait diminué et que les gens, même à la campagne,
s'éloignent parfois des préconisations de cette convention pour organiser des cérémonies familiales
et publiques plus fastes que prévues, l'image et le statut social l'emportant sur les coutumes.
La participation à ces associations peut donc être bénéfique, voire nécessaire, pour qui
souhaite occuper une position respectable, ou simplement être visible, au sein d'un village.
En outre, ces associations peuvent être le siège de discussions à caractère plus politique et devenir
ainsi un lieu d'échanges hors du contrôle officiel des autorités publiques. Comme nous l'avons
évoqué précédemment, plusieurs auteurs voient en effet dans la multiplication de ces formes
associatives l'indice de l'émergence d'une société civile au Vietnam, hors des structures étatiques de
représentation et leur attribuent des capacités accrues d'influencer l'État. Pour Dalton et Ong
notamment (2003, p.9), « since opposition political parties are prohibited, these non-political groups
might serve as outlets for casual political discussion with fewer chances of being accused of law-
breaking », et ces groupes plus autonomes vis-à-vis de l'État-Parti, « seem to be increasing and size
and social impact187 ».
IV. Les associations professionnelles : une fédération des intérêts inachevée
1. L'association des « Bons artisans de Sơn Đồng » : adhésion symbolique, résultats mitigés
Enfin, un autre type d'associations en fort développement, à tous les échelons, dont celui des
villages de métier, sont les associations professionnelles, regroupant les artisans du village désireux
de s'impliquer.
À Sơn Đồng existe ainsi une « association des bons artisans », créée en 2001, à l'initiative de
quelques artisans quadragénaires. Son objectif était de jouer le rôle d'intermédiaire entre les artisans
187 « puisque les partis d'opposition sont interdits, ces groupes non-politiques peuvent servir d'exutoires pour des discussions politiques informelles avec moins de chances d'être accusés d'entorse à la loi », « semblent augmenter en taille comme dans leur impact social »
202
et les pouvoirs publics, et de les conseiller pour la future zone artisanale, notamment. Il apparaît par
ailleurs que son rôle ne s'est pas limité aux conseils concernant ce projet, mais que l'association, ou
tout du moins ses dirigeants, aient pratiqué un certain lobbyisme pour obtenir la construction d'une
telle zone, nous y reviendrons ultérieurement.
D'après la direction de cette association, plus de 70 % des artisans de Sơn Đồng y sont représentés,
et plus de 300 membres répertoriés, en fonction de leur spécialité, laque ou sculpture.
Cette association fonctionne sans aides publiques, grâce aux cotisations de ses membres. Cet
argent sert aux dépenses de gestion, et aucun fond n'est constitué pour venir en aide à certains
artisans, puisque, d'après sa direction, ses membres n'en ont pas besoin, étant principalement de
« bons artisans », ayant réussi.
Les activités actuelles de l'association sont très limitées. Quelques rencontres ponctuelles sont
organisées, si une nouvelle loi concernant les villages de métier ou le commerce est adoptée, mais la
plupart des rencontres sont informelles, et ne concernent que quelques membres, qui se retrouvent
« pour boire ».
Et même si le but annoncé de cette association est de promouvoir l'artisanat du village, tant sur des
questions d'image qu'en gérant la concurrence entre les artisans, en échelonnant les prix, et en
assurant une bonne qualité des produits, les actions concrètes étaient jusqu'à récemment absentes.
Selon certains des 18 membres du comité de direction, l'association n'aurait même « aucun intérêt ».
Précisons d'ailleurs que cette association n'a rien de collégiale, puisque son chef et vice-chef n'ont
pas été élus, et se sont autoproclamés à ces postes, lorsqu'ils l'ont fondée.
Quant aux artisans membres de l'association, il semblerait qu'ils s'y soient inscrits sans réelle
attente, essentiellement parce qu'elle existait. Certains ont néanmoins refusé d'y participer, puisqu'ils
considèrent qu'il s'agit d'une « mascarade », qui a pour but d'avantager ses fondateurs, et non le
village dans son ensemble.
Illustration 10. Siège de l'association du village de métier traditionnel de Sơn Đồng, des « bons artisans »
Source : auteur (2009)
203
Ceci étant, l'association semble vouloir « défendre » la tradition de l'artisanat, et fait preuve
d'une certaine virulence à l'égard des sociétés extérieures qui se sont implantées à Sơn Đồng,
intéressées uniquement par l'argent, sans compréhension du fonctionnement et du caractère du
village et hostiles à la préservation de la morale et de la tradition de Sơn Đồng188. Suivant une
logique corporatiste, l'association vise en effet à maintenir le monopole des artisans de Sơn Đồng au
sein du village-même. Cette critique concernait par conséquent manifestement la société
VietDesign, que nous avons précédent présentée, et a finalement porté ses fruits. En effet, le projet
de zone industrielle a fini par être abandonné et son dirigeant, lassé de l'opposition vive au sein du
village, a pris la décision de déménager son entreprise dans un autre village du district, où la fronde
était moins forte.
Tandis que l'association était critiquée pour son manque d'activités, et par la même d'intérêt,
il nous a été rapporté lors d'entretiens complémentaires menés en 2010 que depuis nos enquêtes
précédentes, le rôle de l'association et ses activités s'étaient développés. Une coupure et une vraie
transformation ont apparemment été opérées, dont l'un des résultats fut la participation de plusieurs
artisans du village à un concours national d'artisanat, récompensant les plus belles réalisations,
exposées par la suite pendant quelques jours au jardin botanique d'Hà Nội, dans le cadre des
célébrations du millénaire de la ville.
L'association a clairement été dans ce cas à l'initiative du projet et sa force motrice. Les artisans
primés nous ont expliqué qu'il s'agissait de leur première participation, puisqu'ils n'étaient pas
informés auparavant de ce type de concours. Cette fois-ci, l'association les a avertis, avec un certain
retard néanmoins, ce qui les a contraints à présenter des objets commandés par des clients, et non
des créations spécifiques.
Cette participation visait à promouvoir le village, bien entendu, et correspondait à l'objectif de
l'association, de bâtir ou renforcer l'identité de Sơn Đồng et, à travers cela, l'excellence de leurs
productions, en comparaison avec d'autres villages.
Parmi les dix produits proposés, tous ont d'ailleurs obtenu un prix. Ceci s'explique en partie par le
talent des artisans de Sơn Đồng, mais également par la sélection réalisée en amont par l'association:
en effet, bien que tous les artisans aient pu postuler, les oeuvres présentées ont été choisies par la
direction de l'association, selon elle pour montrer des produits typiques et représentatifs du village,
en fonction de critères esthétiques et techniques, et pour éviter les doublons.
Il semblerait également que l'association commence à réfléchir à la mise en place d'un label pour
Sơn Đồng et pour faciliter l'exportation des sculptures, rendue difficile à l'heure actuelle à cause du
188 Entretien avec l'Association des bons artisans (2009)
204
manque de connaissances et de ressources concrètes et par des problèmes techniques, comme le
séchage du bois.
Cependant, les capacités de cette association demeurent limitées, puisqu'elle ne représente
qu'une partie des artisans et demeure même assez sectaire, que son professionnalisme fait défaut189,
et que ses fonds sont limités.
En outre, la concrétisation des actions de cette association à travers la création d'une zone
industrielle, pour laquelle l'association pourrait se constituer en investisseur et maître d'ouvrage,
semble peu réalisable, considérant la pression majeure exercée sur le foncier « disponible » de Sơn
Đồng.
2. Đồng Kỵ, conflits d'intérêts et méfiance des artisans
À Đồng Kỵ en revanche, et malgré le poids économique du village, la constitution d'une
association d'artisans n'a toujours pas été réalisée. Différentes raisons nous ont été apportées pour
expliquer la difficulté de constitution d'une telle association, à laquelle le Parti comme le comité
populaire du phường sont pourtant très favorables.
La première tient aux inégalités ou aux divergences d'envergure, de statut, de moyen, de structures
ou d'organisations des différentes unités de production. En effet, des nombreuses SARL puissantes
et économiquement très développées, qui exportent directement, aux petits artisans produisant dans
la cour de leur maison, avec une main-d'oeuvre exclusivement familiale, un fossé existe, bien que
chacun participe, à sa façon, au même artisanat du bois. Regrouper l'ensemble de ces unités de
production est très difficile dans ce contexte, puisque leurs objectifs ou leurs attentes vis-à-vis d'une
association professionnelle diffèrent grandement.
La constitution d'une association d'un village de métier implique que chacun soit libre d'y participer,
à condition qu'il appartienne à ce village et qu'il produise le type d'artisanat promu, ou en tout cas y
participe étroitement – on pourrait ainsi envisager que les incrusteurs de nacre, ou même les
fournisseurs de matières premières y adhèrent également.
Or de telles disparités pourraient créer une véritable inégalité de pouvoirs au sein de cette
association, chacun ayant les mêmes devoirs, mais pas nécessairement les mêmes droits, puisque
nous pouvons penser qu'une grosse entreprise exportant, employant des centaines d'ouvriers
extérieurs, et ayant un chiffre d'affaires de plusieurs milliards de đồng n'ait pas le même poids dans
189 Bien qu'enregistrée, l'association ne dispose ni d'employés, ni de bureaux, par exemple. Son siège est en fait l'atelier - maison du fondateur et président de l'association.
205
la prise de décision ou dans l'orientation de l'association, qu'un foyer « indépendant ».
L'absence d'égalité entre les membres d'une potentielle association a donc plusieurs fois constitué
un motif de rejet, surtout du côté des plus « petits », qui craignent de se retrouver noyés dans la
masse, ou écrasés par les entreprises motrices.
Du côté des sociétés les plus puissantes, l'absence d'intérêt ou de bénéfices d'une telle association, et
le regroupement avec des producteurs mineurs, peu « flatteur » pour elles, constituent le principal
motif du refus d'adhérer, ou d'aider à la constitution d'une telle association.
En outre, les raisons qui pourraient pousser les entreprises motrices à participer à
l'association sont les suivantes: un accès facilité aux matières premières de qualité, la
« labellisation » des produits, la constitution d'une marque du village, qui pourrait permettre de
donner une plus grande visibilité à l'artisanat local de Đồng Kỵ, notamment à l'export, à condition
que ces critères ne soient pas trop contraignants. Ces conditions ne sont pourtant pas réunies, étant
donné les faibles prérogatives légales des associations locales et leur marge de manœuvre limitée.
De plus, de nombreux artisans, qu'ils soient grands patrons ou à la tête d'un atelier spécialisé
dans un seul maillon de la chaîne de production, ne souhaitent pas adhérer à une association
potentiellement contraignante, et qui limiterait leur initiative, leur droit, ou leur pouvoir de décision.
Être parvenu à travailler de façon autonome, « être son propre patron », ne dépendre, en tout cas à la
marge, de personne, demeurent d'importantes raisons de s'abstenir de participer, à nouveau, à une
structure « collective ». De plus, les patrons les plus dynamiques sont déjà à la tête d'un réseau
d'ateliers ou d'artisans, ont déjà développé leur filière d'approvisionnement en bois, ont les moyens
et les connaissances pour développer leur activité et élargir leur clientèle et développent de plus en
plus de stratégies marketing pour s'affirmer comme des sociétés de pointe et de qualité. Ils ont par
conséquent déjà constitué une sorte d'association à leur échelle, dont ils déterminent les tenants et
les aboutissants. En l'absence d'autres bénéfices, qui découleraient d'une implication plus forte des
pouvoirs publics, leur participation à une association professionnelle ne leur semble pas pertinente.
Les plus petites unités de production artisanale, autrement dit les familles produisant, ne perçoivent
pas non plus les avantages à tirer d'une telle association, puisque leurs patrons considèrent, au bout
du compte, qu'ils devront toujours « se débrouiller seuls ». Ils considèrent par conséquent qu'il vaut
mieux ne pas participer à une telle association, qui entraverait leur marge de manœuvre sans leur
apporter de bénéfices.
206
En outre, les mauvaises expériences d'adhésions passées à des associations et la présence
justement de nombreuses associations déjà existantes, à différents échelons ou sur différents
secteurs, semblent avoir largement rebuté les artisans de Đồng Kỵ.
En faisant abstraction des multiples associations nationales qui pourraient intéresser les artisans de
Đồng Kỵ, d'autres associations professionnelles plus proches les concernent: l'association du bois et
du traitement du bois de la province de Bắc Ninh et l'association des PME fondée par le thị xã Từ
Sơn. Bien que quelques sociétés aient participé à l'association provinciale, au moment de sa
fondation, la plupart d'entre elles s'en sont retirées, devant l'absence d'activités concrètes, outre la
rédaction du règlement.
Quant à l'association des PME, après avoir cotisé pour y adhérer, les artisans de Đồng Kỵ ont
également été déçus, puisqu'à part quelques réunions et « l'aide morale » des autorités publiques,
peu d'activités étaient organisées et aucun bénéfice n'a pu en être retiré.
Par conséquent, beaucoup d'habitants initialement favorables à la participation à une association se
sont trouvés échaudés suite à ces expériences, et ne souhaitent pas la réitérer, même au niveau local
et même si cela les concerne plus directement.
Le comité populaire de Đồng Kỵ a pourtant poussé les artisans à constituer une association,
et continue de le faire, pour « favoriser l'entraide » et réunir habitants et producteurs.
De plus, les pouvoirs publics considèrent que la formalisation d'une association permettrait à cette
dernière de pouvoir prétendre à des aides étatiques complémentaires et à des politiques
d'encouragement de la part des pouvoirs publics provinciaux ou nationaux. Il pourrait s'agir d'aides
ponctuelles, pour la logistique de la participation à une foire ou à une exposition, ou de mesures
plus pérennes, pour l'importation du bois ou l'exportation des produits. Aider à la visibilité et au
rayonnement du village et de son artisanat pourrait également être soutenu par les pouvoirs publics,
de façon plus officielle.
Cependant, le comité populaire de Đồng Kỵ s'est résigné à attendre que les choses évoluent et que
les habitants changent de point de vue, puisqu'en tant qu'entité administrative, il ne peut fonder une
association: l'initiative comme la gestion doit être le fait des artisans.
Enfin, les artisans ont conscience que dans la plupart des cas, les associations sont fondées
pour favoriser et soutenir ses fondateurs, pour faciliter leur accès aux matières premières, à des
réseaux de distribution ou à de nouveaux marchés, et que les artisans lambdas n'en bénéficient pas.
207
L'absence d'association peut néanmoins être pénalisante, surtout pour les foyers producteurs
les plus fragiles, mais peut également limiter, de façon plus générale, la capacité des artisans de
Đồng Kỵ, quelque soit leur taille, à faire valoir leurs besoins, leurs demandes auprès des pouvoirs
publics, notamment de district ou de province, et à tenter d'influencer les décisions en matière
d'aménagement de zones résidentielles ou industrielles, par exemple, ou, de façon plus générale, les
choix de développement mis en place.
En effet, l'absence d'associations d'artisans fortes peut priver ces derniers d'importants
leviers de lobbyisme et d'instrumentalisation de ces associations afin de promouvoir des objectifs
plus larges, et pour qu'ils puissent être réellement partie prenante des orientations politiques les
concernant.
Conclusion
En conclusion, le système associatif et collectif local témoigne actuellement de cette
multiplication des acteurs locaux, et de la surimposition de nouvelles structures, répondant à de
nouveaux besoins ou concurrençant les structures de l'ancien système collectiviste. Outre les
différents types d'association que nous venons de présenter s'ajoute pléthore d'autres comités et
groupements auto-gérés, dont l'encadrement administratif et légal n'est pas formel. Ainsi, le groupe
de gestion du marché du village, celui chargé d'assurer la sécurité de la circulation au carrefour de
Sơn Đồng, ou le comité chargé de l'organisation des activités culturelles ne sont qu'une partie de la
multitude de ces groupes composés de volontaires, qui ne disposent ni de budget, ni de prérogatives
ou de pouvoirs coercitifs, mais qui veillent au bon fonctionnement quotidien du village.
Ainsi, à l'encadrement des rapports sociaux issu de la période socialiste s'ajoutent de
nouvelles formes d'associations ou d'auto-gestions locales, tandis qu'au même moment re-émergent
des coutumes ou rites pré-socialistes, qui sont « réinvestis » par les communautés villageoises,
comme nous l'avons montré dans notre première partie.
Selon Thayer (2009, p.4), la diversité et l'envergure de ces formes associatives plus ou moins
autonomes de l'État-Parti nuancent donc fortement l'idée d'un « mono-organizational socialism ».
Enfin, pour Malarney (1997, p.917), ce renouveau des associations « indicate that the state no
longer has exclusive control over the range of social organizations in Vietnamese society190 »,
190 « indique que l'État n'a plus le contrôle exclusif sur l'éventail des organisations sociales de la société
208
arguant ainsi que les sociétés villageoises locales, notamment, sont entrées dans un processus
d'autonomisation par rapport aux structures de mobilisation collectives traditionnelles.
vietnamienne »
209
CHAPITRE 8
LE CHEF DE XÓM, INTERFACE ENTRE LES POUVOIRS PUBLICS ET LES VILLAGEOIS : « BRAS DROIT » DU COMITÉ POPULAIRE, REPRÉSENTANT DES CITOYENS
La vie locale des villages est également gérée quotidiennement au sein des découpages
territoriaux infra-communaux, au niveau des hameaux ruraux, les xóm, de leur équivalent en milieu
urbain, les khu phố, et de leurs propres subdivisions, les tổ dân phố ou tổ liên gia, groupements
résidentiels comprenant généralement une trentaine de foyers.
Bien que ces ensembles ne soient pas considérés comme des entités administratives et territoriales
officielles, ils demeurent des échelons importants d'autogestion des populations et un point de
contact majeur entre les autorités de la commune et les habitants. Comme évoqué précédemment,
les associations de masse sont par exemple présentes dans chaque xóm, territoire de leurs actions.
Ces entités sont gérées par des chefs de xóm, élus, dont la mission première est d'assurer tant
l'application des directives publiques que le contrôle des populations et de leurs activités. Acteurs
semi-officiels de la structure administrative et politique vietnamienne, Koh considèrent qu'ils sont
« the only states agents in Vietnam that reach right into homes. They can mobilize people
personally, and, in this sense, the state in not 'faceless'191 » (2006, p.49), mais est représenté par ces
chefs, membres actifs de la communauté locale. Pour le politologue, ces agents sont
instrumentalisés par les pouvoirs publics afin de « promote community spirit and ideology as well
as to perform administrative duties192 » (Ibid, p.48). Hayton (2010, p.69) considère également que
ces chefs sont d'importants outils de régulation politique et sociale et « a very flexible form of very
local control193 », sur lesquels les pouvoirs publics locaux s'appuient lourdement.
Cependant, leur loyauté et leur obédience ne sont pas uniquement orientées vers le comité
populaire, ses élus comme ses fonctionnaires, puisque les chefs de xóm se perçoivent également
comme les porte-paroles de leur communauté.
Leur position est ainsi à l'interface entre les villageois, leurs voisins et proches, et les
pouvoirs publics. Effectuant un travail important en tant qu'envoyé du comité populaire d'une part,
et étant investi d'une mission de représentation de plus en plus importante, d'autre part, les chefs de
xóm sont actuellement tiraillés par ce positionnement dual. Pour Nguyen Thi Tan Binh (in Culas et
Nguyen Van Suu, 2004, p.99), « as a result, they confront a major challenge on how to be
191 « les seuls agents de l'État qui peuvent entrer directement dans les maisons. Ils peuvent mobiliser les gens personnellement et, en ce sens, l'État n'est pas 'anonyme' »
192 « promouvoir l'esprit communautaire et l'idéologie ainsi que remplir des fonctions administratives »193 « une forme très flexible de contrôle très local »
210
accountable to both local people and the state194 », tandis que leur rôle est souvent résumé par
l'expression révélatrice, « powers light like straws but responsibilities heavy like stones » (quyền
rơm vạ đá)195, puisque leur statut semi-officiel leur confère de très faibles prérogatives.
Ce chapitre vise ainsi à présenter tant le rôle et les missions concrètes de ces chefs de xóm que leur
profil, et leurs modalités d'élection. Nous montrerons ainsi l'ambivalence de leur fonction, avant
d'aborder, dans notre dernière partie, l'évolution de leur positionnement, tant vis-à-vis des villageois
que des autorités locales.
I. Processus électoral et modalités de désignation des candidats
Les chefs de xóm, ou de khu phố, sont officiellement élus pour un mandat de deux ans et
demi, bien qu'il arrive que ce mandat soit écourté, en cas de démission ou de conflits majeurs avec
les habitants du xóm, ou prolongé, pour correspondre davantage à l'agenda politique national. Ainsi,
les dernières élections à Đồng Kỵ ont eu lieu en novembre 2010, et non en novembre 2009, afin
qu'elles se déroulent après la grande conférence du Parti, organisée en mai 2010. Les autorités
publiques de la province Bắc Ninh ont en effet considéré qu'il était préférable d'attendre la fin de ce
congrès, moment phare de la vie politique vietnamienne, qui pose les bases des nouvelles
orientations politiques du pays et désigne en interne les candidats aux postes aux plus hautes
responsabilités. En outre, le décalage de ce moment électoral correspondait également à la volonté
de créer un mouvement de mobilisation politique fort, puisque les élections de chefs de xóm ont été
finalement organisées au même moment que les élections des conseils populaires de tous niveaux et
des députés de l'Assemblée Nationale.
Concrètement, les élections organisées dans chaque xóm se déroulent sur plusieurs jours,
quatre dans le cas de Đồng Kỵ. Les lieux de vote ou de réunion préalable dépendent des
infrastructures disponibles dans le xóm concerné: dans la maison culturelle (nhà văn hóa) si celle-ci
existe, au siège du comité populaire, dans l'école municipale ou encore, dans le cas des xóm les
moins bien équipés, dans la maison d'un « officiel », un chef d'association de masse par exemple, à
condition qu'elle soit suffisamment grande pour accueillir les votants.
Des réunions d'information sont normalement tenues quelques jours avant l'élection, ou le jour-
194 « par conséquent, ils sont confrontés au défi majeur d'être à la fois responsables devant les habitants locaux et devant l'État »
195 « des pouvoirs légers comme de la paille, des responsabilités lourdes comme des pierres », expression citée par Koh (2006, p. 49).
211
même dans certains cas, lors desquelles les candidats sont présentés, introduisent leur
« programme » ou leur bilan, s'il s'agit du candidat sortant.
Les élections se déroulent en présence d'un certain nombre de membres du Parti
communiste, de fonctionnaires, d'élus ou de notables du village, en charge de veiller au bon
déroulement du vote. De même, plusieurs personnes sont choisies pour vérifier les fiches
d'élections, faire le décompte des voix et annoncer le résultat. Pour le xóm Thượng de Sơn Đồng par
exemple, tandis que le secrétaire du Parti et les représentants du comité populaire étaient présents
lors du vote, sept personnes, dont cinq membres du Parti, avaient été choisies pour assurer la
fonction de scrutateur. Au xóm Rảnh, trois personnes ont occupé cette fonction: l'infirmière du xóm,
un membre du Front de la Patrie et une dernière personne non-identifiée.
Le vote en lui-même se fait normalement grâce à des fiches d'élection, sur lesquelles les
votants rayent les noms des candidats rejetés avant de les déposer dans une urne scellée. Ces fiches
sont établies par le comité populaire de la commune ou du quartier, qui est en charge de répertorier
et de valider les différentes candidatures. Le vote à main levée, bien que toujours pratiqué dans les
villages étudiés, lors des prises de décisions relatives à la vie économique du xóm, à des choix
d'infrastructures ou à l'approbation des foyers pauvres désignés, n'a pas été pratiqué pour ces
dernières élections. En revanche, cette méthode de vote a été maintenue dans certains tổ liên gia,
surtout lorsqu'il s'agit d'approuver ou de rejeter une candidature unique. Plus qu'une élection entre
plusieurs candidats, cette méthode est appliquée lors des « plébiscites » en faveur d'un candidat,
pour des élections de moindre enjeu.
Selon la Constitution de 1992, chaque citoyen de plus de 18 ans peut voter aux élections de
tous les niveaux, « sans distinction de race, de sexe, d’appartenance sociale, de croyance, de
religion, de niveau d’instruction, de métier et de durée de résidence ».
Enfin, même si les élections à ce niveau ne sont pas régies par une loi particulière, puisque
le xóm rural ou le khu phố urbain ne sont pas considérés comme des échelons administratifs
officiels, elles suivent néanmoins les règles qui s'appliquent aux élections des conseils populaires,
telles que définies dans la loi n°12/2003/QH11 « Sur l'élection des représentants des conseils
populaires », datant de novembre 2003. Nous reviendrons ultérieurement sur les dispositions de
cette loi et sur l'organisation des élections à ce niveau, mais il important de souligner
qu'officiellement, le vote par procuration est interdit au Vietnam.
212
En effet, il est indiqué dans le chapitre V de cette loi sur l'organisation des élections que les citoyens
doivent voter par eux-mêmes, doivent présenter leur propre carte d'électeur (article 49) à l'exception
de deux cas de figure: si le votant n'est pas en mesure d'écrire son vote ou de mettre son bulletin
dans l'enveloppe, il peut demander l'aide d'une tierce personne. Enfin, dans le cas où l'électeur ne
serait en mesure de se déplacer, en raison de son état de santé, c'est la « brigade électorale » qui
doit se déplacer au domicile du votant pour recevoir son bulletin et enregistrer son vote (article 50).
Or la grande majorité des chefs de xóm ou de khu phố que nous avons rencontrés nous ont indiqué
que ce sont les chefs de foyer, les pères de famille dans la plupart des cas qui, munis des cartes
d'électeurs des membres de leur foyer, viennent voter pour l'ensemble de leur famille. En cas de
non-participation, l'électeur n'est pas pris en compte.
La dernière étape, en fin de la journée, est le décompte des votes effectué par les scrutateurs
désignés, en charge de vérifier la validité des votes et l'exactitude des fiches d'élections. Dans
certains cas, comme au xóm Thượng de Sơn Đồng, des fiches ont été considérées comme mauvaises
et un nouveau tour a par conséquent été organisé. Un autre tour peut également être organisé
lorsqu'aucun candidat n'obtient pas la majorité des voix nécessaires à son élection. Dans le xóm
Thượng à nouveau, les trois candidats avaient reçu respectivement 33 voix, 30 voix et 10 voix. Au
second tour, la candidate en tête a finalement obtenu 44 voix, lui permettant ainsi de devenir la
nouvelle chef de xóm.
Toutes les élections ne sont cependant pas aussi serrées et peuvent se transformer en
véritable plébiscite, en particulier lorsqu'il s'agit de la réélection d'un chef. Ainsi, dans le cas du xóm
Hàn à Sơn Đồng, la chef de xóm a été reconduite avec 87 voix sur 95 votants. Véritable adhésion à
sa façon de gérer et de représenter les habitants, nous reviendrons ultérieurement sur le cas de ce
xóm, particulièrement intéressant pour illustrer les rapports entre les chefs de xóm et leurs
« administrés ».
Le choix des candidats est donc une question centrale pour comprendre ces élections, ce
qu'elles révèlent, et pour expliquer leur issue, entre résultats potentiellement contestables, lors
d'écarts très faibles ou à l'inverse lorsqu'une majorité écrasante de votes l'emporte.
Dans le cas des élections de chef de xóm, les choix des candidatures ne suivent pas de règles
précises: la majorité des candidats sont « présentés » par une association de masse, un groupe de
résidents ou par la branche locale de la coopérative agricole par exemple, et on trouve peu de
213
candidats « indépendants » ou auto-proclamés.
Les candidats sont choisis selon des critères différents et cette sélection dépend également de la
situation politique locale ou du contexte politique du moment. Sont généralement désignées des
personnes ayant déjà eu une expérience dans les affaires publiques, occupant une position
économique favorable dans le village ou disposant d'une certaine aura morale, comme les retraités
ou les vétérans par exemple. Le nombre total de candidats présentés dépend des sessions et, à
nouveau, du contexte politique local à ce moment-là: de deux candidats lors de sessions
« normales » et sans grand enjeu, à trois ou quatre lors de sessions plus tendues, où l'enjeu de
l'élection est plus pointu.
Dans la plupart des cas, l'un des candidats est le chef de xóm sortant et, à moins de conflits
importants ayant eu lieu dans sa mandature précédente, est réélu. C'est ainsi qu'un grand nombre de
chefs de xóm de Sơn Đồng ont occupé cette fonction pendant plusieurs mandats et ont été chefs
pendant une décennie, voire davantage. Cependant, ces mandatures à rallonge risquent de se
marginaliser progressivement, les attentes des habitants, nous y reviendrons ultérieurement,
évoluant et devenant de plus en plus exigeantes vis-à-vis de leurs représentants les plus directs.
Dans le cas de Sơn Đồng à nouveau, les dernières élections ont profondément bouleversé la
physionomie du groupe des chefs de xóm, avec un renouvellement majeur des chefs après des
années de statu quo.
Les personnes approchées ont la possibilité de refuser de présenter leur candidature, bien
qu'il soit délicat de décliner cette offre, au risque d'être perçu comme égoïste, en refusant de
s'impliquer dans la vie sociale de son xóm. Cependant, il semble que ce rejet soit de plus en plus
fréquent, qu'il soit motivé par la charge de travail incombant, considérée comme trop lourde pour
des personnes travaillant en parallèle, ou qu'il s'explique par le contexte de tensions entre les
pouvoirs publics et les habitants, les candidats potentiels ne souhaitant pas être directement
impliqués dans ces relations conflictuelles. Ce dernier point explique d'ailleurs le nombre important
de démissions des chefs de xóm ayant fait suite au conflit opposant certains habitants et le comité
populaire de Sơn Đồng en 2008, sur lequel nous reviendrons dans notre dernière partie.
Dans le cas du xóm Đình par exemple, quatre candidats avaient été désignés par les habitants suite à
la démission de l'ancien chef de xóm, mais deux ont décliné cette offre, l'un arguant qu'il était trop
occupé pour assurer cette fonction, le second qu'il ne disposait pas des compétences nécessaires
pour être un bon chef de xóm.
Au niveau des tổ dân phố ou tổ liên gia, les modalités de désignation des candidats,
d'élections ou la durée des mandats sont encore moins officielles: dans les tổ liên gia que nous
214
avons étudié, principalement à Đồng Kỵ, seul un candidat était présenté et sa désignation était
entérinée soit par cette désignation informelle, soit par un vote à main levée. Quant à la durée de
mandat, elle semble davantage déterminée par la « satisfaction » des habitants, ou surtout par
l'absence d'insatisfaction: sauf démission de la part du chef ou faute grave, le chef de tổ liên gia
peut rester en place pendant des années.
Enfin, dans le cas de la zone industrielle du village de métier de Đồng Kỵ, des élections ont
également été organisées pour désigner un gestionnaire de même zone, aux responsabilités
similaires à celles des chefs de xóm. En effet, bien que cette zone n'ait pas d'existence légale en
termes de statut administratif, en tout cas pour l'instant, elle est similaire, du point de vue de sa
taille, de son fonctionnement et de ses activités, à un autre khu phố, et demande donc une structure
de gestion similaire. Cette zone est néanmoins composée de sept tổ liên gia, qui proposent des
candidats - les associations de masse n'ayant pas encore été formellement constituées dans cette
nouvelle zone, au poste de chef de la gestion de cette zone. S'en suit une élection et la prise de
fonction en tant que chef, assisté, comme dans les khu phố officiels, d'un secrétaire et d'un trésorier-
comptable.
Suite au déroulement de ce processus électoral, le vote doit être validé par le comité populaire,
puisque les chefs de xóm sont considérés comme les « mains » des autorités publiques dans le
village et qu'ils doivent donc, théoriquement, satisfaire les « représentés ».
II. La fonction des chefs de xóm : se substituer aux pouvoirs publics et assurer la médiation au niveau local
La périodicité des réunions entre les chefs de xóm et leurs administrés ne répond pas non
plus à un calendrier officiel, précis et obligatoire. Dans leur majorité, les chefs nous ont expliqué
qu'ils adaptaient l'organisation de ces rencontres en fonction des besoins, de la nécessité de débattre
de sujets pressants, des demandes des habitants ou de « circonstances particulières ». Cependant, il
semble qu'un rythme de deux réunions par an, organisées au même moment que les réunions du
conseil populaire, soit le minimum, respecté par tous les chefs de xóm ou khu phố. De nombreux
chefs nous ont néanmoins indiqué organiser des rencontres mensuelles, suite aux réunions
organisées par le comité populaire, afin de transmettre les nouvelles informations aux habitants. Des
215
réunions beaucoup plus spontanées ou des transmissions d'informations informelles ont également
lieu de façon hebdomadaire, sur un pas-de-porte ou lors d'autres rendez-vous, d'associations de
masse, sportives, de célébrations ou d'activités sociales diverses.
Les chefs de xóm sont cependant sollicités beaucoup plus régulièrement par les autres
réunions, plus organisées et formelles, notamment avec le comité populaire. À Sơn Đồng comme à
Đồng Kỵ, nos entretiens ont montré qu'une réunion mensuelle minimum était tenue, rassemblant
l'ensemble des chefs de xóm, les membres prééminents du comité populaire ainsi que la tête du Parti
communiste de la commune. Ces rencontres semblent d'ailleurs souvent plus fréquentes, pouvant
avoir lieu lors des temps « clés » de la vie politique locale, toutes les semaines. Y sont expliquées
les nouvelles politiques nationales concernant la vie villageoise, transmis les nouveaux règlements,
et, en sens inverse, rapportée la situation locale de chaque xóm.
Ce travail en commun et cette rencontre de l'ensemble des chefs de xóm n'arrivent que lors de ces
réunions, ces derniers ne se retrouvant manifestement jamais sans la présence de représentants du
comité populaire. Il n'existe donc pas, du moins dans nos villages étudiés, de discussions, débats,
prises de position ou d'initiatives propres aux chefs de xóm.
Suite à ces réunions, les chefs de xóm prennent le parti de transmettre les informations à
leurs administrés de façon différente: tandis que certains organisent directement une réunion avec
les habitants, d'autres choisissent de rassembler les chefs de tổ liên gia de leur xóm, eux-mêmes
chargés par la suite d'informer les habitants. Ces chefs de tổ liên gia ou de tổ dân phố196 gèrent donc
ces subdivisions des xóm ou de khu phố et assistent les chefs dans leurs actions et missions, et
participent à la régulation de la vie sociale à l'échelle d'un bloc de maisons ou d'une ruelle.
Pour résumer, les réunions les plus régulières qui concernent les chefs de xóm ont lieu avec
le comité populaire, avec la cellule du Parti communiste de leur xóm, et avec le Front de la Patrie,
rassemblant toutes les associations de masse. Cette flexibilité de l'agenda politique local permet
donc une adaptation aux enjeux du moment, les habitants pouvant solliciter des rencontres plus ou
moins régulières, au moins avec leurs chefs de xóm ou d'association. La multiplication des
rencontres et réunions entre structures, comme les différents comités (de gestion du marché, de la
circulation, de conciliation) impliquent que les rendez-vous politiques soient très fréquents et soient
autant de moments de discussion potentiels, ou en tout cas d'échanges entre les habitants, leurs
196 Les appellations « tổ liên gia » et « tổ dân phố » font référence à ces groupements de résidents, ou groupements d'habitants. Bien qu'il n'existe pas de définition officielle de ces entités, nos entretiens ont montré que l’appellation tổ liên gia est plutôt réservée à ces groupements en milieu rural, et tổ dân phố en milieu urbain.
216
voisins, leurs associations et leurs « représentants » au niveau du xóm, quel qu'ils soient.
Les réunions liées à des circonstances particulières varient dans leur importance: tandis que
des réunions peuvent être soudainement organisées pour discuter d'expropriations ou de conflits liés
à la corruption, d'autres sont planifiées à l'avance, comme à Đồng Kỵ, pour informer les habitants
que les pétards, en particulier ceux en provenance de Chine, seront interdits pour la prochaine fête
du Tết197, pour récupérer les pétards déjà achetés et faire signer un engagement aux habitants.
Les chefs de xóm agissent également en tant qu'organisateurs des fêtes nationales, sociales
ou culturelles annuelles, en collaboration avec les comités officiellement en charge de ces
célébrations: journée des soldats blessés du 27 juillet, fête de la mi-automne, considérée comme le
jour des enfants, fête nationale du 2 septembre. Et bien que ces journées ne soient pas officiellement
consacrées à la vie villageoise ou aux échanges d'informations, elles sont néanmoins d'autres
occasions de se rencontrer et d'avoir accès, de façon moins conventionnelle, à des figures publiques.
Le chef de xóm ou de khu phố est donc un point nodal majeur dans la structure politique d'un
village, puisqu'il est à l'interface de toutes les sphères composant cette société villageoise: le comité
populaire, les habitants, les associations de masse, le Parti et toutes autres organisations constituées
plus ou moins formellement, les comités auto-gérés, les associations de loisirs, professionnelles, etc.
Les chefs de xóm peuvent être particulièrement sollicités en temps de crises ou de conflits, ou lors
de temps forts de la vie politique vietnamienne, comme les élections nationales ou les congrès du
Parti communiste. Relais de l'échelon supérieur à l'échelle du quartier, ils officient donc comme des
« porte-paroles », selon la définition initiale de leur fonction, des pouvoirs publics locaux.
Officiellement, ces réunions ont pour but de transmettre les nouvelles politiques nationales
aux habitants, les directives prises par le niveau provincial ou du district, les projets ou futures
actions du comité populaire local. Considérés traditionnellement comme « le bras long » du comité
populaire dans le village, les chefs de xóm se doivent donc de communiquer la parole et d'expliquer
les décisions des pouvoirs publics aux habitants, étant donné que ces derniers, même dans des
villages toujours considérés comme ruraux, ne « descendent plus dans le village »198, au contact
direct avec les habitants, bien qu'ils y vivent toujours avec leur famille.
La présence de l'ensemble des villageois est néanmoins rare et un certain nombre de chefs de xóm
déplorent la diminution de la participation des habitants à ses réunions, qu'ils attribuent tant à un
197 Nouvel an lunaire vietnamien 198 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng (2009)
217
manque d'intérêt pour la politique des gens qu'à leur métier, de plus en plus prenant.
Cependant, la définition de leurs devoirs et responsabilités dépendent des villages, des
communes, étant donné que le niveau du xóm ou du khu phố n'a pas d'existence administrative
concrète et n'est donc pas soumis à des lois ou règlements nationaux. La délégation de
responsabilités et de missions dépend de l'appréciation des comités populaires d'une part, et des
habitants, d'autre part, qui sollicitent plus ou moins leur chef. Leur rôle est également modifié par la
présence plus ou moins forte d'autres acteurs politiques ou associatifs locaux, qui peuvent prendre le
relais des chefs de xóm dans certains cas et assurer une partie de leurs missions: en effet, si la
cellule du Parti communiste est particulièrement forte et active localement, s'il existe un lignage
prédominant et dynamique, ou si les associations de masse sont très impliquées dans l'organisation
locale, certaines fonctions dévolues ailleurs aux chefs de xóm sont dans ces cas redistribuées
localement.
Malgré ces différences, une large proportion des chefs rencontrés, en commune rurale ou
arrondissement urbain s'accorde pour dire qu'ils sont très occupés et sollicités, et que leur position
se résume à avoir une variété de devoirs qui ne sont contrebalancées ni par des droits ni par des
prérogatives.
Quant à la compensation financière, elle est minime, à l'image des salaires versés aux
fonctionnaires ou aux élus locaux. Variant selon le nombre d'habitants administrés, selon le statut
administratif du village, urbain ou rural, et selon la province à laquelle le village appartient, la
rémunération des chefs oscille entre environ 300 000 đồng par mois en 2009 (14 USD) à 760 000
đồng en août 2010 (36 USD). Les chefs ne peuvent donc pas vivre uniquement grâce à ce salaire,
qui ne permet que de couvrir des dépenses minimes dans des lieux où le niveau de vie, et les prix,
ne cessent d'augmenter. Il s'agit donc que d'un faible apport, ce qui explique que tous les chefs
rencontrés ont soit une autre activité, d'artisanat par exemple, soit sont à la retraite et ne dépendent
pas non plus de ce salaire pour vivre. Certains avantages « en nature » existent cependant, ou de
petits revenus complémentaires, d'enveloppes, versés par l'entrepreneur chargé de bétonner une
route, dont la construction est surveillée par le chef, ou même par les habitants, à l'occasion de la
fête du Tết.
Outre ces réunions, les chefs de xóm ont donc une multitude de responsabilités, d'officielles,
déléguées par le comité populaire, à officieuses, résultant de problèmes concrets au sein du xóm.
218
Concernant leurs devoirs, les comités populaires leur confient annuellement la réalisation du
recensement et le dénombrement des foyers pauvres vivant dans leur xóm, tâches parfois assistées
par le responsable des statistiques du comité populaire de commune ou de district, lorsque des
enquêtes plus spécifiques sont organisées.
À ces enquêtes plus ponctuelles s'ajoutent l'établissement de rapports sur la bonne marche du xóm,
beaucoup plus réguliers, qu'ils soient oraux, lors des rencontres hebdomadaires, ou écrits, plusieurs
fois dans l'année.
Les chefs ont également un rôle de surveillance de la vie sociale locale, du respect des lois
ou des politiques et de maintien d'un certain « ordre ». Ainsi, ils sont chargés de veiller à ce que les
habitants n'abusent pas de la complaisance des autorités publiques, sur la question de l'empiètement
sur l'espace public, pour l'entrepôt de matières premières par exemple, et doivent tenter de dissuader
certains habitants de construire une extension illégale de leur maison, le comblement d'un étang
public ou le recouvrement d'égouts pour gagner de l'espace sur la rue. Cependant, ne disposant que
d'un pouvoir de persuasion, les chefs de xóm n'arrivent que rarement à régler ce type de violations et
doivent souvent faire appel, en cas d'échec de la discussion, au comité de conciliation, dans un
premier temps, puis au comité populaire ou au responsable du cadastre, en dernier recours, seuls
détenteurs de véritables prérogatives localement, amendes ou usages de la force publique.
Leur parole n'est donc pas « de grande valeur »199 bien qu'ils continuent d'être sollicités par
les pouvoirs publics pour expliquer les décisions conflictuelles et « encourager » les gens à accepter
les choix du comité populaire. Et une façon d'encourager les gens à respecter les décisions
publiques est, pour les chefs de xóm, de s'y soumettre en premier et ainsi de montrer l'exemple.
C'est ainsi que le chef du xóm Rảnh, vivant le long d'une des rues du Ngã Tư a dû accepter fin 2009
de voir sa maison amputée d'une partie de sa façade, de son trottoir et de son auvent, suite à la
décision du comité populaire du district d'Hoài Đức de financer l'élargissement du pont enjambant
la rivière Nhuệ.
Le travail de persuasion s'est poursuivi en accompagnant le représentant du cadastre de la
commune, du district et les constructeurs du pont lors de la remise du procès verbal détaillant la
récupération des terres et les destructions à venir.
En charge de montrer l'exemple, les chefs de xóm, et les membres du Parti communiste également
sont donc généralement les premiers, voire dans certains cas les seuls, à accepter l'expropriation et à
« libérer » leurs terres, comme c'est le cas à Đồng Kỵ, pour les quelques parcelles récupérées par la
199 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng (2009)
219
société ITD, dans la seconde zone industrielle.
Outre ce rôle de guide, voire de « modèle » à suivre, les chefs font également office de
garants, ou de cautions morales, sur un certain nombre de sujets: les attestations sur l'existence
réelle d'une activité et d'un projet pour obtenir un prêt de la Banque du développement rural, les
lettres déclarant officiellement qu'un jeune ne s'est jamais marié, en vue d'un premier mariage, ou
encore, et il s'agit là d'une responsabilité majeure, l'attestation d'occupation de terres, sans qu'elle ne
nuise à la collectivité ou ne contrevienne à la vie locale, pour obtenir une régularisation et
l'obtention d'un carnet rouge.
Bien entendu, n'ayant pas d'existence administrative, ou de « tampon rouge », les chefs ne peuvent
délivrer des documents officiels, mais ils font en revanche ces attestations à destination du comité
populaire qui, s'il décide de se fier aux recommandations des chefs, peut délivrer ces documents
majeurs, ces certificats, réels sésames pour les habitants dans certains cas.
Une autre dimension majeure du rôle des chefs de xóm tient à la collecte des taxes foncières
et à l'organisation de cotisation pour des oeuvres de charité ou des projets villageois locaux. Assistés
dans ces tâches par deux adjoints, un trésorier et un secrétaire-comptable, non-élus mais désignés
localement dans chaque xóm, les chefs ont en effet la responsabilité de recouvrer les taxes foncières,
selon une liste pré-établie par le comité populaire et de lui transmettre ces fonds. Vivant au milieu
des contribuables et connaissant parfaitement leurs revenus, possessions et leur patrimoine foncier,
les chefs semblent, du point de vue du comité populaire, les plus à mêmes de réclamer cet argent.
Au niveau des xóm sont également organisées des collectes de fonds annuelles, pour
organiser les fêtes religieuses ou autres manifestations culturelles locales, et des levées de fonds
plus exceptionnelles, pour aider les pauvres ou pour envoyer de l'argent aux sinistrés d'inondations,
qui ont lieu chaque année, notamment dans le centre du pays. D'autres collectes répondant à des
besoins plus spécifiques sont également organisées, lorsque les habitants, lassés d'attendre les fonds
publics, décident de prendre eux-mêmes en charge un aménagement: dans certains xóm étudiés, les
chefs et leurs collaborateurs ont été chargés de fédérer les bonnes volontés et les ressources locales
pour organiser le bétonnage de ruelles, la construction d'un terrain de badminton provisoire ou, dans
le cas rare du xóm Hàn à Sơn Đồng, pour financer la construction d'une maison culturelle qui se
faisait particulièrement attendre.
Ceci étant, ces projets autogérés et ces initiatives locales doivent obtenir l'assentiment du
comité populaire, au moins de façon orale, à défaut d'autorisation écrite.
Malgré l'importance de cet échelon, les xóm ne disposent pas de fonds propres annuels ou de
dotations régulières par le comité populaire. Des ressources ponctuelles leur sont allouées, pour
220
financer la construction de petites infrastructures par exemple, ou pour verser une subvention à une
cérémonie ou célébration, mais il ne s'agit pas de dotations obligatoires et fixes. Seul un chef de khu
phố, à Đồng Kỵ en l'occurrence, a évoqué un budget officiel attribué par le comité populaire, dont
l'utilisation serait laissée au bon vouloir du hameau. Cependant, selon ces informations, ce budget
aurait été amputé de moitié entre 2009 et 2010, passant de 10 à 5 millions de đồng (de 474 à 237
USD), sans réelle explication. En croisant ces informations avec celles d'autres chefs, il semblerait
qu'un pourcentage du budget officiel du comité populaire puisse être ponctuellement reversé aux
xóm ou khu phố. Il ne s'agit cependant pas d'une pratique systématique, régulière, et ces dotations
varient selon les années et répondent davantage à du cas par cas, lorsqu'un xóm est concerné par la
construction de nouvelles infrastructures routières, de rénovations ou de la construction d'une
nouvelle maison culturelle, par exemple.
Enfin, dans le cas de Đồng Kỵ, les chefs de xóm sont chargés de récolter les taxes destinées au
ramassage des poubelles et de gérer les factures directement avec la société embauchée pour cette
tâche.
Outre ces prélèvements ou quêtes, aux visées collectives, les chefs sont également chargés,
implicitement, d'organiser des « activités sociales » communes et de motiver les habitants à y
participer. Curage des canaux, devenus de véritables dépotoirs serpentant dans chaque ruelle,
débroussaillage des herbes sur les terres communales ou dans les champs laissés en friche,
nettoyage des étangs ou balayage des rues, autant d'activités censées encourager le sens
d'appartenance au xóm, l'implication dans la vie locale et la fédération des habitants autour
d'objectifs communs. Ceci étant, plusieurs chefs nous ont indiqué qu'il était de plus en plus difficile
de mobiliser les habitants, déjà fortement sollicités toute l'année pour d'autres réunions, célébrations
ou activités, pris par un métier de plus en plus exigeant et chronophage et, probablement, lassés de
devoir participer à ces activités qui, de fait, ne font que pallier les insuffisances publiques.
Enfin, les chefs se doivent d'assister aux nombreuses fêtes ou célébrations organisées dans
leur xóm: cérémonies de mariage, anniversaires des personnes âgées ou enterrements, leur présence
est attendue et implicitement exigée. La présence des chefs lors de ces moments privés semble
tellement acquise, logique, qu'elle révèle la proximité, au moins théorique, des habitants et de leur
chef. De la même façon, ces derniers sont très sollicités en tant que médiateurs, lors de conflits entre
voisins, mais également pour arbitrer et tenter d'apaiser des disputes familiales, dont des divorces.
Dans le cas de disputes entre voisins, qui concernent bien souvent l'appropriation par l'un de
terres revendiquées par l'autre, les chefs de xóm sont néanmoins assez impuissants, puisqu'ils ne
221
peuvent compter que sur le dialogue pour régler les conflits. Cependant, il existe des exemples où
leur médiation peut aider à dénouer les tensions. Le cas de deux familles du xóm Đình, à Sơn Đồng,
cohabitant depuis 1953 sur une même parcelle illustre ce cas de figure: chaque famille avait sa
propre maison, mais partageait la cour et un portail commun. Les deux personnes à l'origine de ce
partage étant décédées depuis quelques années, les seconde et troisième générations ont commencé
à se disputer, chaque famille revendiquant la propriété de ces espaces communs. Devant
l'impossibilité de s'accorder et de trouver un terrain d'entente, pour la construction d'une seconde
porte et la subdivision de la cour par exemple, l'une des familles a envoyé une pétition à la chef de
ce xóm, pour qu'elle la transmette au comité populaire. La chef nous a cependant expliqué qu'avant
d'impliquer le comité populaire, déclenchant ainsi une procédure et un potentiel règlement du
conflit plus long, plus compliqué et potentiellement plus « destructeur », elle a préféré se rendre sur
place suite à la réception de ce courrier et tenter de négocier une solution entre ces familles. Selon
nos dernières informations, après plusieurs échecs de cette intervention, une solution était en passe
d'être trouvée sans que le comité populaire n'ait à intervenir, bien qu'il ait sans aucun doute été
informé de cette affaire.
Réel succès de la médiation, ou volonté commune d'éviter de faire appel aux pouvoirs
publics et à la police et de les impliquer dans une procédure administrative sur les questions
troubles de foncier et de droit d'usage du sol, certains problèmes parviennent ainsi à se régler au
niveau micro-local et « s'arrêtent » au niveau du xóm.
Quant à l'intervention des chefs dans des disputes familiales, liées à des « fléaux sociaux », comme
l'alcoolisme, le jeu ou l'infidélité, l'efficacité et le résultat de leur médiation dépendent davantage
des chefs concernés, des habitants, de la confiance réciproque ou de la proximité.
La personnalité et l'influence des chefs de xóm sont par conséquent des prérequis essentiels pour
accomplir leurs missions et réguler, localement, la vie des villageois.
III. Le profil des chefs de xóm, figures traditionnelles de la petite notabilité villageoise
Personnage central de la vie locale du village et référent important de la structure politique
villageoise pour les habitants, les chefs de xóm présentent, globalement, un profil similaire. Ceci
était particulièrement le cas ces dernières années, tant que les villages fonctionnaient de façon
relativement autonome et demeuraient davantage préservés des influences extérieures, de
l'urbanisation comme de l'intrusion plus fréquente des échelons administratifs supérieurs dans la
222
gestion locale. Le profil des chefs de xóm commence cependant à évoluer, en tous cas dans les
villages que nous avions étudié, et en particulier à Sơn Đồng, qui a connu des conflits récurrents
entre les habitants et les pouvoirs publics200.
Le profil « type », très stéréotypé mais néanmoins très fréquemment rencontré dans nos
études des chef de xóm, est le suivant: une homme né dans les années 50, vétéran retourné au
village à la fin des années 80, suite au conflit opposant le Vietnam à la Chine et au départ des
troupes vietnamiennes du Cambodge, reconverti dans l'artisanat, à un niveau « familial » plus qu'en
tant qu'entrepreneur ayant une grande entreprise, et occupant une fonction officielle au sein du
village, policier, chef d'association, membre du Parti communiste. Arrivé à l'âge de la retraite, ou
lorsque sa santé ne lui permet plus de travailler autant, son nom est proposé pour cette fonction et il
est généralement élu. Au moment de nos enquêtes, cet homme a déjà plusieurs mandats derrière lui,
mais commence à ressentir une certaine lassitude par rapport à cette fonction, de plus en plus
exigeante, chronophage et difficile, vu les nouveaux enjeux qui opposent les habitants et leurs
pouvoirs publics, créant autant de tensions qui se cristallisent parfois, nous l'étudierons
ultérieurement, sur la figure de pont, de lien, qu'est le chef de xóm.
Secrétaire du Parti communiste du xóm, ex-fonctionnaire du comité populaire, membre du
conseil populaire, chef de thôn, secrétaire d'une association de masse, sur les vingt chefs
interviewés de façon approfondie, toutes générations, mandats ou villages confondus, au moins
treize avait occupé de façon certaine d'autres positions au sein de la structure politique ou
associative locale201.
Cette appartenance à des associations ou des entités politiques explique en partie le fait que
les chefs aient accepté d'occuper cette fonction qui, comme nous l'avons exposé, peut être assez
ingrate, prenante et peu compensée financièrement. Ainsi un certain nombre d'entre eux évoque leur
sens des responsabilités vis-à-vis de leur communauté, leur volonté de participer à un « échange
social », mais également l'évidence d'accepter ce rôle, qui découle logiquement de l’adhésion au
Parti.
200 Nous n'aborderons cette question de façon plus approfondie que dans la dernière partie de notre travail, et ne présenterons dans ce chapitre que l'ancienne, bien que toujours active, génération de chefs.
201 Nos entretiens ne nous ont pas permis d'aborder systématiquement cette question, ou de retracer l'histoire et la trajectoire de vie de tous les chefs de xóm rencontrés. Si nous avions pu le faire, nous ne doutons pas que la quasi totalité aurait déjà au minimum participé activement à une association de masse, étant donné qu'elles sont grandes pourvoyeuses de candidats et occupent un rôle majeur dans leur désignation, puisant souvent dans leur propre « vivier » pour ces postes.
223
Indépendamment de ces raisons, les chefs avancent leurs caractéristiques morales pour
expliquer leur recommandation à ce poste. Être dynamique, audacieux, entreprenant, avoir une
vision à long terme, comprendre les politiques nationales, sont autant de critères avancés qui
définiraient un bon chef de xóm et le distingueraient du reste des habitants. Les compétences sont
donc importantes, mais la morale l'est également. Ainsi, les chefs doivent être respectés par les
habitants, s'ils veulent pouvoir être en mesure d'être écoutés et suivis, puisque leur principal pouvoir
réside dans leur parole, leur capacité à persuader et leur aura. Un chef qui ne possède pas de
constructions illégales, qui ne fraude pas et qui respecte les règlements, tacites comme explicites, a
par conséquent une légitimité accrue à convaincre et influencer les villageois. Avoir une bonne
réputation et une certaine droiture, voire une certaine sévérité, est donc essentiel pour recevoir
l'assentiment des habitants.
Cependant, les chefs doivent être en mesure de comprendre les difficultés des habitants, et
savoir par conséquent être flexibles ou compréhensifs en fonction du contexte local. En effet, bien
qu'ils soient chargés de vérifier l'application locale des lois ou décisions, les habitants attendent
d'eux qu'ils ferment parfois les yeux sur certaines contraventions, jugées inévitables par les
villageois. Par exemple, les villages de métier étant tous confrontés au problème commun de
manque d'espace, notamment pour le stockage des matières premières, la plupart des habitants
entreposent, de façon provisoire, et dans le cas des villages étudiés, du bois sur la chaussée, des
sculptures en attente de livraison ou occupent le pavé pour poncer des meubles. Bien que cela ne
soit pas formellement autorisé, la pratique demeure tolérée, à condition qu'elle ne dépasse pas une
limite, de temps, d'envergure ou de fréquence. Les chefs de xóm ne s'impliquent donc pas sur ces
questions, à moins qu'un excès ne leur soit signalé par des voisins, ou que ce stockage n'entrave pas
totalement la circulation et ne créé pas de danger.
Puisque les chefs sont considérés comme plus proches de la réalité et du quotidien des gens, vivant
à leur côté et exerçant souvent le même métier, il peut leur être plus aisé de comprendre les besoins
des gens et les entorses aux réglementations nécessaires.
Les Vietnamiens font souvent référence aux termes tình cảm-sentiment et lương tâm-conscience,
pour décrire ce qu'ils attendent de leurs autorités, et notamment de leur chef de xóm. Ces derniers
doivent à la fois être guidés par leur conscience, pour prendre des décisions justes, équitables et
non-arbitraires et « développer des sentiments » à l'égard des villageois, faisant ainsi preuve
d'empathie et de compréhension.
Les habitants attendent donc de leur chef une certaine flexibilité, de la même façon qu'ils
attendent une certaine flexibilité de leur comité populaire, sur laquelle nous reviendrons
224
ultérieurement.
Pour être légitime, les habitants considèrent également qu'ils doivent pouvoir compter sur
leurs chefs et que ces derniers doivent être en mesure de les aider ou de les conseiller, même sur des
questions privées, de disputes familiales ou de difficultés financières.
Enfin, de façon plus triviale, plusieurs chefs nous ont expliqué qu'il fallait avoir une bonne santé,
pour pouvoir répondre à toutes les sollicitions, du comité populaire comme des habitants, et certains
nous ont exprimé leur souhait de se retirer de cette fonction, à l'occasion des nouvelles élections,
leur âge ou leur fatigue ne leur permettant plus d'assumer ce rôle.
Les chefs de xóm que nous avons rencontrés présentent également une dernière
caractéristique commune: leur situation financière les place dans les franges moyennes ou
supérieures de la population villageoise et leurs enfants font majoritairement des études en ville, à
Hà Nội ou à Bắc Ninh, parfois dans des universités et écoles prestigieuses, ou occupent des postes
dans des administrations nationales, dans le secteur du tertiaire supérieur, comme dans les banques
ou les cabinets d'architectes. Cela ne signifie pas que les chefs aient nécessairement bénéficié de
leur statut pour s'enrichir ou s'élever sur l'échelle sociale, vu les faibles pouvoirs dont ils disposent,
mais est davantage à lier aux attentes des habitants. Les « compétences » exigées d'un chef de xóm
sont jugées ou découlent souvent de leur occupation, leur statut et l'éducation de leurs enfants: un
chef ayant réussi sa vie, selon les critères des villageois, est plus à même d'être élu qu'un candidat
étant particulièrement pauvre, mauvais entrepreneur ou ayant une famille disloquée et des enfants
affectés par des « fléaux sociaux ».
Enfin, il apparaît que ces compétences commencent à surpasser l'importance du nom du
chef, et par conséquent de son lignage. Bien que l'appartenance à un lignage économiquement plus
prospère et politiquement actif puisse jouer en la faveur d'un candidat, au même titre que son statut
socio-économique, il nous a été rapporté que l'origine et la famille des chefs avaient maintenant
moins de valeur que ses aptitudes à exercer le rôle de chef. Cependant, il est statistiquement plus
probable qu'un chef de xóm appartenant à un lignage conséquent soit élu, ne serait-ce que par la
capacité de vote de ces familles, démographiquement importantes.
225
Conclusion
Acteurs semi-officiels du système administratif et territorial vietnamien, figure d'autorité
morale auprès des villageois, les chefs de xóm voient leur rôle évoluer, vers une augmentation de
leur charge de travail et une certaine professionnalisation d'une part, et vers un rôle de
représentativité et de défense des habitants, d'autre part. Leur position, au contact entre les pouvoirs
publics et les citoyens les met dans une situation inconfortable, en particulier lorsque la confiance
envers les autorités locales est rompue.
La personnalité du chef de xóm devient, dans ces cas de figure, un critère d'élection
important et de définition intime de son rôle : tandis que certains restent dans le cadre implicite de
leur fonction, et jouent le rôle de courroie de transmission du comité populaire, d'autres se
positionnent « du côté » des habitants, et se font les porte-paroles du mécontentement local.
Bien que cette fonction se complexifie, à mesure que ces villages s'extravertissent et
s'urbanisent et que les chefs de xóm puissent commencer à être identifiés comme des menaces par le
comité populaire, leur existence n'est pas remise en cause, puisqu'ils continuent, malgré tout, de
permettre un véritable quadrillage du territoire, une implication dans toutes les sphères d'activités,
publiques comme privées, et qu'ils demeurent des outils de contrôle majeurs pour le système.
226
CHAPITRE 9
L'ÉCHELON LOCAL , « FONDATION DE L'ADMINISTRATION PUBLIQUE » VIETNAMIENNE
Le premier échelon administratif et territorial officiel vietnamien est celui de la commune
rurale (xã), du quartier urbain (phường) et du bourg (thị trấn). Il s'agit, dans le jargon de la structure
administrative du Vietnam, de l'autorité locale basique (chính quyền cơ số) ou de l'unité
administrative de base (đơn vị hành chính cơ số). En revanche le village, le làng ou thôn, n'a pas
d’existence juridique et est simplement considéré comme une réalité sociale.
Selon Hồ Chi Minh, cet échelon, « the commune level, being closest to the people, is the
foundation of our public administration. If the commune level works, then all our work will proceed
smoothly »202. L'importance de ce niveau, en tous cas dans le discours des pouvoirs publics
vietnamiens, est donc essentielle. Lieu de vie des habitants, de reproduction sociale,
d'épanouissement d'une communauté et lieu d'interactions et de contacts directs avec les pouvoirs
publics, ce niveau est néanmoins critiqué pour son inefficacité du point de vue administratif et pour
son étroitesse ou son inadéquation avec la réalité du point de vue territorial. Remis en question et
souvent remodelé, le niveau local demeure néanmoins essentiel pour les habitants, en particulier en
milieu rural, où cette entité administrative a davantage de sens et d'importance en termes de
représentation et de cohérence territoriale.
Nous reviendrons ultérieurement, dans notre troisième partie, sur la distinction à opérer
entre xã-rural et phường-urbain qui, bien que considérées comme des entités administratives et
territoriales équivalentes, présentes de nombreuses différences, tant en matière de gestion que de
« découpage ».
Dans ce chapitre nous présenterons les deux pendants principaux de l'administration
vietnamienne à cet échelon: le conseil populaire, organe législatif, émanation de l'Assemblée
Nationale, et le comité populaire, organe exécutif, représentant du gouvernement central au niveau
local. Nous introduirons les modalités d'élection de ces deux organes, puis nous présenterons leur
fonctionnement et leurs prérogatives et, enfin, nous mettrons l'accent sur les critiques qu'ils
soulèvent.
202 « l'échelon communal, étant le plus proche des gens, est la fondation de notre administration publique. Si l'échelon communal fonctionne, alors tout notre travail se déroulera sans incident », dans Ho Chi Minh Toan Tap, Volume 5, p. 371, cité par Fritzen (2006, p.2)
227
I. Le conseil populaire de commune : un pouvoir de papier menacé de suppression
1. Un processus électoral orchestré par les autorités publiques
Les modalités d'élections du conseil populaire des trois niveaux administratifs,
commune/quartier, district/arrondissement et province, sont définies dans la loi n°12/2003/QH11 du
26 novembre 2003, « Loi sur l'élection des représentants des conseils populaires », de l'Assemblée
Nationale.
Cette loi fixe le processus électoral, du calendrier à la constitution de conseils électoraux
chargés de leur organisation, en passant par la composition idéale du conseil populaire et au choix
des candidats. Très détaillée sur certains points, comme le nombre de représentants en fonction de la
démographie et de la localisation de ces circonscriptions, beaucoup plus floue et parfois laissant
place à interprétation, cette loi reflète bien le type de documents législatifs que l'on retrouve
fréquemment au Vietnam : leur objectif n'est pas tant de mettre en place un État de droit que de se
donner l'apparence d'un État de droit, de fixer des grandes lignes directrices et d'avoir une valeur
prescriptive plus que fonctionnelle ou technique.
Elle indique cependant, dès les premiers articles, ce que les candidats à la représentation
populaire, à travers le conseil, devraient être et à quels critères ils devraient répondre.
Ainsi, à la fidélité à la Nation et au Front de la Patrie du Vietnam s'ajoutent des qualités morales, le
respect des lois, la lutte contre la corruption, l'autoritarisme, la bureaucratie, le gaspillage des
ressources, les atteintes à l’État et aux droits et intérêts légitimes des citoyens. D'autres exigences en
matière de compétences et de qualifications sont avancées, les candidats, ou futurs élus, devant être
capables de comprendre les politiques nationales, de cerner les difficultés spécifiques de leur
localité et être en mesure de mobiliser, via la propagande, leurs administrés.
Seuls des candidats présentant ces qualités doivent donc pouvoir se présenter et ces critères
sont censés être vérifiés lors de la sélection des candidats par le conseil des élections qui, après
plusieurs tours de réunions et de consultations, détermine les candidats éligibles.
C'est ce que l'expression populaire « le Parti sélectionne, le peuple vote » (Dan bau dong cu)
souligne ironiquement, puisque la marge de manœuvre et la liberté de choix des électeurs est
limitée.
228
L'expression de la démocratie locale est censée se réaliser à travers cette sélection des candidats:
bien que tous ne puissent se présenter jusqu'au bout du processus, la validation ou le rejet de leur
candidature sont le fait d'organisations représentant le peuple dans son ensemble.
Selon Koh, travaillant sur les quartiers d'Hà Nội (2006, p.13), ces élections, bien que
tronquées, fait bien perçu par les électeurs, « feel(s) the need for popular endorsement, no matter
how artificially that endorsement is obtained203 » et permettent malgré tout d'intégrer les citoyens
dans le fonctionnement du régime et de la communauté en générale. Le politologue considère par
ailleurs qu'en votant, « people showed, at least superficially, that they accepted the political system,
no matter how authoritarian it is204 » (ibid.). Les citoyens participent ainsi à ce que d'aucun pourrait
considérer comme une mascarade, sans nécessairement cautionner le régime: beaucoup votent parce
qu'ils doivent le faire, sans se poser d'autres questions, certains parce qu'ils souhaitent tout de même
choisir et influencer le résultat, et les derniers parce que le choix de voter ou non ne leur est pas
laissé.
En effet, le déroulement d'une journée d'élections est ponctué de nombreuses visites des
autorités locales, des membres des associations de masse, des chefs de xóm ou de tổ dân phố et tổ
liên gia, pour encourager les foyers à voter, ou même pour venir chercher et convaincre ceux qui
n'auraient pas encore voté. Ainsi, la pression « sociale » est forte pour accomplir ce devoir et pour
laisser effectivement penser que les gens adhèrent au système en place.
Cependant, tous les habitants ne sont pas convaincus par ce raisonnement et ne voient dans
ces élections qu'un simulacre de démocratie, le vote servant davantage à valider des choix effectués
ailleurs, en l'occurrence en amont ou au sein des multiples ramifications du Parti.
Certes, il arrive que des candidats largement favorisés par le pouvoir ne soient pas élus,
puisque le ratio candidats-postes à pourvoir a été récemment augmenté afin, justement, de se
rapprocher de réelles élections. L'article 42 précise d'ailleurs que deux candidats de plus que de
postes à pourvoir doivent être présentés dans toutes les circonscriptions. Cependant, les autorités
organisatrices des scrutins tentent de mettre en place des conditions favorables à l'élection de leurs
candidats, en leur attribuant des circonscriptions favorables, en présentant face à eux de mauvais
candidats, en affichant un soutien ostensible ou, dans les situations les plus tendues, en les évinçant
de la course, avant l'organisation même du scrutin, afin de ne pas « perdre la face » au cas où
l'annonce de leur candidature aurait déjà provoqué des remous au sein de l'opinion publique locale.
203 « satisfont le besoin d'un soutien populaire, peu importe qu'il soit obtenu artificiellement »204 « gens montrent, au moins superficiellement, qu'ils ont accepté le système politique, peu importe à quel point il
est autoritaire »
229
En effet, en cas de désapprobation générale, de rumeurs persistantes sur une figure politique locale
ou d'expressions plus frontales d'opposition à un candidat, ce dernier peut être retiré de la sélection
en amont, souvent sous des prétextes politiquement neutres, familiaux ou liés au travail par
exemple.
Ce cas de figure est néanmoins assez rare et ne se présente essentiellement que dans le cas
des candidats indépendants, puisque, selon Koh (2006, p.112), « the possibility of party-sponsored
candidates being defeated is severely circumscribed or even eradicated205 », par cette sélection
préalable.
Koh qualifie ainsi ces élections « d'élections sans choix », qui servent essentiellement à entériner la
sélection du système, en amont.
Concrètement, les élections du conseil populaire se déroulent en plusieurs phases.
La première est la définition du nombre de postes de représentants à pourvoir. Dans le cas des xã,
phường et thị trấn des deltas de moins de 4 000 habitants, 25 représentants sont au maximum
autorisés. Si ces communes, quartiers ou villes sont plus peuplés, chaque tranche de 2 000 habitants
pourvoit un nouveau poste de représentant. Cependant, quelque soit le nombre d'habitants, le
conseil ne peut excéder 35 membres.
Pour les phường de plus de 8 000 habitants, dans les deltas à nouveau, 25 membres peuvent être
élus et chaque tranche de population de 4 000 personnes déclenche un nouveau poste de
représentant. Le total des membres du conseil ne peut pas non plus dépasser 35 personnes, qui ne
peuvent prétendre à plus de deux mandats consécutifs.
Au niveau communal, une fois ce nombre de représentants possibles établi, la composition
idéale de cette assemblée est proposée par le comité permanent du conseil populaire à renouveler,
après consultation du comité permanent du Front de la Patrie et du comité populaire de même
niveau, au minimum 95 jours avant l'élection (article 14).
Cette composition prend en compte le nombre de députés qui devraient être élus en fonction de leur
appartenance:
– aux organisations politiques, en l'occurrence au Parti
– aux organisations socio-politiques, autrement dit aux associations de masse
– aux organisations économiques, qu'il s'agisse d'associations artisanales dans nos cas ou de
coopératives de production
– à l'armée ou à la police
205 « la possibilité que des candidats soutenus par le Parti soient battus est strictement limitée ou même éliminée »
230
– à des entreprises d'État du même niveau,
– et, enfin, dans le cas des communes uniquement, aux hameaux composant la commune
concernée ainsi qu'aux groupes de résidents, les tổ liên gia ou tổ dân phố.
La composition du conseil populaire doit également comporter un certain nombre de femmes et de
membres issus de minorités ethniques, surtout dans les zones montagneuses.
Cette composition idéale fonctionne d'ailleurs sur le même modèle que celle de l'Assemblée
Nationale.
Cette représentation sectorielle demeure, selon Koh (2006, p.133), une pierre angulaire des
élections au Vietnam, qui souligne le fait que « the party-state still believes it must screen nominees
to ensure that elections unite, not divide, the country206 » en représentant équitablement les
différentes composantes de la société vietnamienne, bien que les candidats indépendants soient par
exemple très peu représentés, à la différence des entrepreneurs et businessmen qui, au moins au
niveau de l'Assemblée Nationale, sont de plus en plus nombreux.
Localement cependant, la représentation ne répond pas à cette structure « parfaite », faute de
candidats, dans certains cas, et notamment de jeunes. En effet, bien que la provenance géographique
soit respectée, surtout en ce qui concerne les xóm et que les candidats soient effectivement issus de
différentes composantes de la structure socio-politique villageoise, le conseil est majoritairement
composé de personnes d'une cinquantaine d'années ou plus. Ce déséquilibre démographique est à
lier aux mêmes raisons qui expliquent la prédominance de personnes plus âgées chez les chefs de
xóm que de jeunes: ces derniers s'investissent globalement moins dans les associations de masse, au
sein du Parti et souhaitent préserver leur temps pour développer leurs activités économiques ou ne
veulent pas s'embarrasser de ces fonctions prenantes.
En effet, bien que le conseil ne se réunisse officiellement que deux fois par an, ses membres
peuvent être davantage sollicités à travers les « comités permanents » en charge d'un thème,
circulation, sécurité ou agriculture, et sont de toutes façons occupés par leur fonction initiale, au
sein d'associations par exemple.
Suite à la définition de cette assemblée idéale est donc organisée la proposition des
candidats, puis leur sélection. Officiellement, et selon la loi, tous les citoyens de plus de 21 ans
répondant aux critères moraux ou de compétences que nous avons précédemment énoncés peuvent
se présenter à la candidature, dans un premier temps. Une limitation existe tout de même: les
206 « l'État-Parti considère toujours qu'il doit sélectionner les candidats pour s'assurer que les élections unissent, et ne divisent pas, le pays »
231
candidats doivent vivre ou travailler à temps plein dans la circonscription qu'ils convoitent, quel que
soit l'échelon territorial concerné.
Le dossier du candidat, comprenant sa biographie et son curriculum vitae attesté par le
comité populaire de sa commune de résidence, est déposé au conseil électoral, composé de neuf à
dix membres issus du comité populaire, du Front de la Patrie et d'autres organisations socio-
politiques. Précisons que le choix des membres de ce comité est le fait du comité populaire, du
conseil en poste et du Front populaire et est laissé à la discrétion des différents corps ou associations
concernés, en interne.
Après avoir parcouru dans un premier temps les dossiers et donné son avis sur les différents
candidats, le conseil doit les transmettre au Front de la Patrie de même niveau, dans notre cas de la
commune. Le Front, associé aux organisations de masse, organise une première réunion qui vise à
écrémer éventuellement une première fois les candidatures déposées. Suite à cette réunion, les
opinions des collègues du candidat, au sein de son lieu de travail et auprès de ses voisins, dans son
quartier, sont recueillies: les gens sont, par ce biais-là, censés donner leur avis sur les compétences
des candidats, sur leur moralité et sur la pertinence de leur candidature.
Après cette collecte d'opinions, une seconde réunion est organisée avec le conseil permanent du
Front populaire, qui désigne alors les candidats acceptés et officiels.
Cette liste est ensuite transmise au conseil électoral, chargé de la publier officiellement. Comme
nous le rappelions précédemment, il doit y avoir au moins deux candidats de plus que de postes de
représentants. Ainsi, à Đồng Kỵ, il nous a été rapporté que pour trois postes par circonscription,
quatre ou cinq candidats avaient été présentés.
Le nombre de circonscriptions d'une commune est déterminé par le comité populaire de
même niveau et est validé par le comité populaire de niveau supérieur. Chaque circonscription est
ensuite subdivisée en plusieurs bureaux de vote, comprenant de 300 à 4 000 votants, gérés par les
comités électoraux, composés de sept à neuf personnes, représentantes des agences d'État, des
organisations politiques et socio-politiques et des votants locaux, via les chefs de xóm par exemple.
Ces bureaux de vote sont ensuite concrètement gérés et tenus par la base de cette pyramide
organisatrice: les groupes ou « brigades » électorales, composés de cinq à six personnes, qui
tiennent les bureaux de vote le jour de l'élection, vérifient l'identité des électeurs, comptent les
bulletins, transmettent les résultats, etc. Ces brigades sont quant à elle composées de membres
d'associations de masse et de représentants des votants, dans la plupart des cas des chefs de xóm ou
de tổ liên gia.
232
Un dernier point est à souligner concernant ces élections: à l'image des élections des chefs
de xóm, le vote par procuration est officiellement illégal mais, afin de rendre possible l'exercice de
ce droit citoyen à l'ensemble des habitants, les autorités publiques, à travers ces brigades électorales,
sont tenues de mettre en place des bureaux dans les hôpitaux par exemple ou de se déplacer au
domicile des personnes âgées ou invalides pour recueillir leur voix. La différence entre la loi et la
réalité est cependant particulièrement marquée sur cette question, puisqu'une large part des foyers
vote via l'un de ses membres, sans que cela ne pose problème aux organisateurs du scrutin. Étudiant
les élections dans certains quartiers d'Hà Nội, Koh (2006) attribue ces pratiques à deux raisons
principales: la première est qu'en autorisant ce vote par procuration, les pouvoirs publics semblent
faire preuve d'empathie et de compréhension pour les habitants trop faibles et trop occupés. La
seconde étant qu'en tolérant cette pratique, les autorités locales s'assurent d'obtenir un taux de
participation très élevé et ainsi de pouvoir s'enorgueillir d'avoir une capacité très forte à mobiliser
les gens.
L'intégralité de ce processus électoral est donc dirigée, gérée, organisée, modifiée ou adaptée
par le Front populaire, les associations de masse, toutes les structures officielles, qu'elles soient
économiques ou territoriales, et à travers elles par le Parti. Cette mainmise du Parti, associée à la
machine étatique, questionne bien évidemment la liberté de choix des habitants et l'existence d'une
véritable démocratie locale, en tous cas sur la question des élections.
2. De la loi à la pratique : l'adaptation locale du processus électoral
Les grandes lignes de l'organisation des élections au Vietnam et le déroulement officiel des
scrutins sont ainsi censés correspondre à la loi. Cependant, certaines adaptations locales sont à
prendre en compte et existent, en fonction du contexte, des réalités locales et des rapports politiques
différents au sein de la commune ou du district.
Tout d'abord, les dernières élections des conseils populaires ont eu lieu en mai 2011, alors qu'elles
auraient dû être organisées, selon la loi, en novembre 2009. Cependant, il a été décidé au niveau
national que ces élections seraient repoussées pour être organisées au même moment que les
élections de l'Assemblée Nationale. Ainsi, les citoyens vietnamiens ont élu au même moment leurs
députés au plan national et leurs représentants au niveau local, lors d'un mois de mai
particulièrement actif d'un point de vue politique. Que cette décision soit le fait de calculs
pragmatiques – mobiliser toutes les ressources nécessaires au processus électoral une fois pour ces
233
deux élections, ou politiques – pour créer un temps politique fort et mettre en place une dynamique
commune aux différents échelons administratifs, elle a néanmoins contourné et adapté la loi.
Ainsi, les derniers conseils, élus en 2004, sont restés à Đồng Kỵ comme à Sơn Đồng en
poste pour sept ans au lieu des cinq prévus. De plus, dans le cas de Đồng Kỵ, ce conseil est même
resté incomplet pendant près de 3 ans, suite à la division de la commune-xã de Đồng Quang en deux
arrondissements-phường en 2008. En effet, ce conseil populaire comportait initialement vingt-six
membres, dix-sept venants de Đồng Kỵ et neuf de Trang Liệt et Binh Hạ, selon le respect de la
représentation des différents villages administrativement regroupés.
Suite à la division et au changement administratif, le conseil populaire du nouveau phường Đồng
Kỵ est resté composé de dix-sept membres, en attendant les futures élections.
À Sơn Đồng, ce sont trente députés qui représentaient les habitants, soit un peu moins de trois élus
par xóm.
Dans le cas de ces villages, les élections ont été organisées dans chaque xóm ou chaque khu
phố. Chacun d'entre eux y est considéré comme une circonscription, avec plusieurs postes à
pourvoir. Cependant chaque xóm ou khu phố n'obtient pas le même nombre de sièges, étant donné le
déséquilibre démographique d'une sous-unité territoriale à une autre.
Suivant les mêmes principes que ceux définis par la loi, les différentes associations de masse
locales, le Front populaire et les « unités de production » (đơn vị sản xuất) ont proposé des
candidats, choisis en interne. Puis une réunion a été organisée, à Đồng Kỵ par exemple, par le Front
de la Patrie, en présence du Parti, des organisations, associations et autres pour « se mettre
d'accord » et sélectionner les candidats.
Ainsi, dans le khu phố Đại Đình par exemple, les trois personnes élues en tant que représentants au
conseil populaire sont respectivement chef de l'association des personnes âgées, chef du groupe de
production du khu phố et le futur vice-président du comité populaire207.
207 À titre d'information, les membres du conseil reçoivent une compensation financière pour ce rôle, qui est plus élevée pour les membres d'un conseil populaire de phường que de xã, de 57 000 đồng par mois en rural (2,7 USD) à 211 000 đồng par mois (10 USD), en milieu urbain (novembre 2010). En outre il nous a été rapporté que les membres du conseil avaient également droit à des primes annuelles, pour l'achat de vêtements (un million de đồng en 2009 pour un xã, 47,5 USD), et des aides ponctuelles en cas de maladie (200 000 đồng - 9,5 USD), d'hospitalisation (500 000 đồng – 23,7 USD) ou de décès d'un proche (300 000 đồng – 14 USD).
234
Selon nos entretiens, les mêmes qualités sont attendues d'un représentant du conseil
populaire que des chefs de xóm: la fiabilité qui permet la confiance des habitants, des aptitudes à
comprendre les politiques nationales et leurs finalités, et la capacité à exprimer des positions
autonomes et personnelles, ne suivant pas systématiquement l'opinion générale.
Globalement, les élections organisées localement respectent les grandes règles édictées par
la loi, même si le processus de sélection des candidats et l'organisation du scrutin sont largement
simplifiés, les mêmes corps politiques, économiques et sociaux étant systématiquement impliqués à
tous les stades. En interne, et dans les villages étudiés, les élections sont généralement moins
disputées ou attirent moins d'attention que dans des quartiers urbains moins homogènes ou qu'au
niveau national, pour les députés. Certaines élections ont néanmoins révélé d'autres logiques et une
implication différente des habitants, mais nous reviendrons davantage sur ces cas dans notre
dernière partie.
3. Les missions et attributions du conseil populaire : diriger et superviser l'exécutif
Les missions et attributions de ces conseils locaux sont consignées dans la loi sur
l'Organisation des conseils populaires et des comités populaires en date du 26 novembre 2003,
amendement de l'ordonnance sur les missions et attributions précises des conseils et des comités
populaires des collectivités locales de 1996.
Des amendements ultérieurs ont précisé ou modifié légèrement cette loi, sans en changer réellement
la substance, tandis que de nouvelles lois, ne portant pas spécifiquement sur l'organisation des
conseils et comités populaires, ont pu indirectement modifier leurs prérogatives, nous y
reviendrons.
Bien que cette loi soit également très générale dans sa formulation et qu'elle ne fixe pas les
modalités concrètes d'action, elle nous permet néanmoins de voir les grandes lignes directrices de
l'organisation « idéale » des pouvoirs publics vietnamiens et la division supposée des pouvoirs au
niveau local, entre le conseil populaire, organe législatif, et le comité populaire, pouvoir exécutif.
Division supposée puisque, nous l'étudierons dans ce chapitre, la subordination du pouvoir exécutif
235
au pouvoir législatif est très relative au niveau local, et les pouvoirs du conseil populaire,
légalement très étendus, sont dans la réalité bien limités.
Après avoir rappelé dans le premier article que le conseil populaire est le détenteur local de
la puissance publique, qu'il « représente la volonté, les aspirations et les droits souverains de la
population locale qui l’élit », et qu'il est responsable devant cette dernière et les autorités
supérieures, la loi définit les secteurs dans lesquels le conseil populaire est compétent et quels sont
ses « moyens d'action ».
Du point de vue économique (article 29), le conseil est par exemple chargé d'élaborer et
d'adopter le budget local ou d'adopter les plans locaux d’aménagement territorial et d’occupation
des sols. Bien que le comité populaire ait le droit de décider des dépenses budgétaires, et de
proposer des dépenses, il ne peut le faire qu'avec l'accord préalable du conseil populaire. Le conseil
est également chargé de « prendre les mesures adéquates », termes laissant place à interprétation,
dans des domaines aussi variés que l'agriculture, le développement de coopératives, la protection
des ressources en eaux ou des ouvrages hydrauliques ou encore pour encourager la lutte contre la
corruption.
L'article 30 concerne quant à lui les domaines culturels et éducatifs et attribue au conseil le
droit de « prendre les mesures nécessaires » pour améliorer la scolarisation des enfants, éduquer les
jeunes, développer les œuvres culturelles et « construire un mode de vie organisé et un modèle de
civilité familiale ; éduquer les habitants locaux aux traditions et aux bonnes mœurs nationales ;
empêcher la diffusion de la culture réactionnaire, obscène ; promouvoir la lutte contre les fléaux
sociaux et les pratiques malsaines dans la vie en société », sans que des modalités concrètes d'action
ou des mesures ne soient précisées.
Enfin, sans rentrer dans de plus amples détails, les articles suivants donnent compétence au conseil
populaire dans les domaines de la sécurité et de l'ordre public, ainsi que dans les domaines
religieux.
Le conseil populaire est également légalement considéré comme un « garde-fou du régime »,
qui a comme mission de surveiller le respect des lois, de la Constitution et de « prendre les mesures
nécessaires pour garantir le règlement des plaintes et des dénonciations faites par les citoyens
conformément à la loi », sans qu'il ne soit précisé, dans ce texte, de plaintes ou dénonciations à
l'usage de qui.
236
Enfin, l'une des missions majeures, dans « l’organisation du pouvoir local et la gestion des
circonscriptions administratives locales » (article 51) du conseil populaire est l'élection, ou la
révocation, du Président, du Vice-président et des autres membres du comité populaire de leur
commune. Le conseil peut également théoriquement annuler des décisions illégales ou
anticonstitutionnelles prises par le comité populaire du même niveau.
Sur le plan administratif, le conseil est également chargé « d'adopter le projet de division ou de
réajustement des circonscriptions administratives de la commune qui doit être soumis aux autorités
supérieures pour approbation », comme la division d'une commune en plusieurs entités
administratives distinctes ou le passage du statut rural au statut urbain.
Pour finir, la dimension de « contrôle » du conseil populaire est normalement assez étendue,
comme l'indiquent les articles 74 à 81, qui rappellent que le conseil peut contrôler à tout moment les
directives du comité populaire, examiner les rapports produits voire même, dans un cas extrême, se
substituer à ce comité en la personne du président du conseil. L'article 64 précise d'ailleurs que sur
la base de ces résultats de surveillance, le conseil peut annuler les documents juridiques ou
résolutions du comité populaire contrevenant à la loi ou aux décisions du conseil, engager la
responsabilité du comité populaire en cas d'échec ou de délais non-respectés dans la mise en place
de projets ou de politiques et révoquer les membres du comité populaire, dont le président et ses
vice-présidents.
Officiellement, les conseils populaires, à tous les niveaux, ont donc théoriquement l'autorité
pour « decide on plans (quyết định kế hoạch) and policy lines (quyết định chủ trương) as well as to
supervise (giám sát)208 » (Fforde, 2003, p.14).
Ces différentes missions montrent l'étendue des prérogatives et des pouvoirs du conseil, tant
sur la commune en elle-même que sur le comité populaire. Cependant, il existe une grande
différence entre cette loi et la réalité telle qu'elle est vécue et pratiquée localement.
4. De l'affichage législatif à la réalité de l'exercice de l'autorité: un pouvoir de papier
Concrètement, le conseil populaire se réunit officiellement deux fois par an, lors de réunions
appelées « conférences » (hội nghị). Lors de la première réunion suivant l'élection du conseil, les
nouveaux membres élisent leur président, qui propose alors son adjoint, le vice-président, puis vient
208 « décider des plans et des lignes politiques comme de superviser »
237
l'élection du président du comité populaire et, normalement, du vice-président et des autres
membres du comité populaire, conformément à la loi.
En outre, lors de cette première conférence, chaque circonscription constitue un « groupe de
représentants », équivalent d'un comité permanent, composé de ces élus, dirigé par un chef et qui
doit se réunir régulièrement, environ tous les trois mois, pour discuter de ses missions. L'activité du
groupe des représentants est dirigée par un chef qui gère la répartition du travail et la désignation
d'un représentant pour la réception des habitants, puisque les membres du conseil populaire sont
censés tenir une permanence pour accueillir les citoyens.
Chaque représentant du conseil est en outre théoriquement membre de comités de surveillance
spécifiques à des domaines, agriculture, sécurité, éducation ou autres. Ainsi, de petits groupes sont
formés au sein du conseil, non en fonction de leur circonscription mais des compétences de chacun,
pour mener davantage d'études ou d'inspections. Ils doivent être actifs dans la surveillance et
participer à ces groupes selon les domaines et les missions attribuées par le conseil.
Selon nos enquêtes auprès de membres des conseils populaires, l'une de leurs premières
missions est d'exprimer les « aspirations » (nguyện vọng) des habitants au comité populaire, de
transmettre l'opinion des habitants via l'adresse de questions et de surveiller les activités des
fonctionnaires du comité. Cependant, ces représentants se trouvent limités dans leurs prérogatives,
puisqu'ils estiment de pas avoir de moyens de régler directement le problème ou de mettre
réellement en place ou d'imposer un projet, bien que la loi les y autorise. Une représentante nous a
d'ailleurs confié qu'en cas de problème avec le comité populaire, les membres ne pouvaient que
passer par le comité-même, en la personne de son président ou de son vice-président, ou encore
soumettre ce problème au secrétaire général du Parti, qui est d'ailleurs presque toujours le vice-
secrétaire du comité populaire.
Ces conférences bi-annuelles sont donc normalement un moment fort de la démocratie
locale, où la parole devrait être libre puisqu'il s'agit, entre autres, d'évaluer le travail du comité
populaire, sa probité, l'efficacité de ses actions ou encore son respect des lois. Or, outre les dix-sept
membres restants au conseil populaire de Đồng Kỵ, il nous a été rapporté que le représentant
permanent du Parti était présent, ainsi que le président du comité populaire, le chef du bureau du
comité populaire, un représentant de l'échelon supérieur, dans ce cas du thị xã Từ Sơn, ainsi que les
chefs de bureaux et le secrétaire du Parti de chaque khu phố. La liberté de paroles et de débat des
238
membres du conseil est donc limitée puisque tous les responsables politiques, gestionnaires et
sociaux dont les actions sont censées être jugées et potentiellement critiquables sont présents.
Et, bien qu'à l'issue de cette réunion seuls les membres élus du conseil puissent voter, cette
conférence n'est clairement pas celle des représentants du peuple, et d'eux-seuls, puisque le Parti y
est largement inclus, officiellement par ses représentants et de façon indirecte puisque la plupart des
membres du conseil sont, de toutes façons, membres du Parti.
Suite à cette réunion, un rapport est rédigé, contenant les questions adressées au comité
populaire par les représentants des habitants et les conclusions du conseil à faire appliquer par le
comité populaire, qui est ensuite envoyé au conseil populaire de niveau supérieur, du thị xã ou du
huyện, pour approbation et validation.
Ce document établit également les priorités du conseil pour les six mois suivants de sa mandature,
organise le travail à fournir, en matière de surveillance, d'organisations de réunions ou de rencontres
dans les xóm ou khu phố avec les habitants en vue des conférences ultérieures. Les décisions du
conseil populaire sur les questions relevant de sa compétence sont prises sous forme de résolutions
(nghị quyết) consignées dans des procès-verbaux (biên bản).
En outre, les représentants sont chargés de contacter les responsables du Front et les chefs de
xóm pour organiser une réunion avec les habitants et leur présenter leurs conclusions, exposer
clairement les opinions et propositions énoncées et encourager les habitants à réaliser les
conclusions du conseil.
Précisons également que les réunions préalables aux conférences connaissent ce même problème de
liberté de discussion. En effet, ces réunions préalables, organisées à l'échelle du xóm et du khu phố,
qui visent à recueillir les griefs ou opinions des habitants, accueillent bien entendu les membres du
conseil populaire représentant cette « circonscription », mais également le chef de khu phố, le chef
du Front et le secrétaire du parti du xóm ou du khu phố, dont la présence entrave potentiellement
l'expression des divergences.
Le problème auquel se trouvent confrontés les conseils populaires, en tous cas ceux qui
souhaiteraient avoir un rôle réel, tient à leur manque de moyens pour imposer leurs décisions et les
faire appliquer localement. Sans véritables moyens de sanction ou de coercition, ils ne peuvent que
se contenter de poser des questions, qui peuvent être très critiques, directes et sévères, et demander
239
des réponses par écrit, sans aucune garantie de retour néanmoins.
Ainsi, bien que les dernières conférences à Đồng Kỵ par exemple aient clairement été un moment
d'expression, de revendications, de questionnements importants, nous savons également qu'elles ne
furent pas suivies d'effets et que les réponses et demandes sont restées largement lettres mortes. Ces
conférences semblent en fait être seulement un exutoire du mécontentement des habitants et une
façon d'apaiser les tensions et de donner l'apparence de pratiques démocratiques, même s'il ne s'agit
que d'exprimer des critiques.
Le conseil populaire se trouve donc globalement assez faible vis-à-vis de son exécutif, mais
il l'est également vis-à-vis des habitants, dont il parvient difficilement à faire appliquer ses
décisions. Seule la persuasion est à leur portée, étant donné que tous moyens d’action concrets
demeurent entre les mains du comité populaire, à travers le recours à la force publique ou aux
amendes.
L'un des membres du conseil populaire de Đồng Kỵ nous a par exemple rapporté le cas de la
construction d'un parking et d'un marché de bois, entériné lors d'une précédente conférence et
approuvé à la fois par le niveau du thị xã et le niveau de la province, mais jamais réalisé par le
comité populaire. Les arguments avancés pour ce « retard » étaient un budget insuffisant et la
nécessité, par conséquent, d'avoir recours à une société privée en charge de construire puis
d'exploiter ces équipements. Le conseil s'était pourtant opposé à cette solution, arguant que le
comité populaire devait en être maître d'ouvrage. Ainsi, une décision débattue et approuvée par le
conseil peut être négligée par le comité populaire, sous des prétextes plus ou moins fallacieux,
contrevenant ainsi à la loi.
De même, le comité populaire outrepasse souvent ses droits, mettant en place des politiques,
décisions ou engageant le budget municipal sans consulter le conseil et sans obtenir son accord
préalable, ce qui devrait normalement être la procédure.
5. Une solution radicale : résoudre l'inefficacité du conseil populaire par sa suppression
Face à ce constat de mauvais fonctionnement et d'inefficacité, la question de la suppression
du conseil populaire à certains niveaux est un serpent de mer depuis de nombreuses années au
Vietnam. En effet, bien que la loi attribue de nombreuses responsabilités et pouvoirs au conseil,
dans la réalité, nous avons pu voir que leur rôle est limité et est plus symbolique que réel, surtout au
240
niveau local.
L'un des arguments en faveur de cette suppression tient à la meilleure efficacité et rapidité
supposée d'un comité populaire « débarrassé » de son pendant législatif direct, qui se réunit
rarement. Ceci permettrait donc de pallier le décalage quasi-systématique entre les décisions ou
directives adoptées, les plans d'aménagement ou de développement économique et la réalité, les
besoins concrets, actuels, des territoires concernés. Et par conséquent de rationaliser les politiques,
de les faire davantage coïncider avec la situation des districts ou quartiers concernés, tout en
assouplissant la prise de décision.
Ce mouvement de réforme s'est accéléré depuis 2008, lorsqu'a été mise en place une
expérimentation concernant dix provinces: les conseils populaires du niveau du district (huyện), du
quartier (phường) et de l'arrondissement (quận) ont été supprimés et leurs droits et devoirs partagés
entre le conseil populaire de niveau supérieur, à savoir la province, et le comité populaire de même
niveau.
Cette expérimentation vise en fait en partie à reconnaître un état de fait, tout en l'encadrant plus
officiellement. En effet, l'écart majeur entre les missions du conseil populaire dans les textes de loi
et la réalité est largement mis en avant pour justifier sa suppression. Le conseil, au niveau local ou
médian, serait tout simplement inutile et par conséquent « effaçable »209.
Selon le décret n°26/2008/QH12 adopté en novembre 2008 par l'Assemblée Nationale, 67
districts, 32 arrondissements et 483 quartiers ont ainsi vu leur conseil populaire supprimé.
En 2010, le journal du gouvernement210 faisait état de cette expérimentation et des premières
retombées de cette expérience. L'article souligne l'efficacité de cette mesure, arguant que les
comités populaires étaient plus efficaces, réactifs, pouvaient davantage s'adapter à la situation locale
et faire preuve de plus de flexibilité depuis la suppression du conseil, puisqu'ils étaient davantage
maîtres de leurs décisions. La lourdeur administrative serait donc, par le biais de cette suppression,
allégée.
En septembre 2010, un autre article « People's Councils come under axe » du journal
VietNamNews se faisait l'écho des discussions et débats des membres de la commission chargés de
la rédaction des lois, dont le ministère des Affaires Intérieures, le président du comité législatif et
d'autres membres du gouvernement, et confirmait cette idée.
Selon les propos rapportés du ministre des Affaires Intérieures, « the trial project helped tidy up
209 Entretien au comité populaire de Từ Sơn (2010)210 Article « Nhìn lại 1 năm thi điểm không tổ chức HĐND huyện, quận, phường » (Retour sur l'année pilote sans
les organisations des conseils populaires de district, arrondissement et quartier), in Chinh Phủ, 30.06.10
241
governmental bureaucracy and prevent overlapping in the function and operation of different
bodies211 »: la suppression du conseil permettrait donc de fluidifier le fonctionnement des
institutions publiques et de mieux définir les responsabilités de chacun, leurs prérogatives ou leur
tutelle.
D'après ces articles, la communication avec les habitants, le recueil de leur opinions ou souhaits
étaient assurés par les conseils populaires du niveau provincial, qui ont multiplié les réunions, les
lieux de rencontre, augmenté le nombre d'habitants participant à ces réunions et leur ont donné
davantage d'opportunités de prendre la parole.
Quant à la question de la représentation populaire locale, en cas de suppression du conseil dans les
communes rurales, elle n'est pas censée poser problème: les habitants pourront s'adresser au niveau
provincial ou transmettre leur point de vue à travers les canaux d'expression déjà existants au niveau
local, les associations de masse et les chefs de xóm et khu phố par exemple.
Cependant, le fonctionnement de ce système réformé ne fonctionne pas parfaitement et la
presse souligne que certaines localités ont demandé une augmentation du nombre d'adjoints du
président du comité populaire pour pouvoir répondre à leurs nouveaux devoirs, en particulier dans
les branches et les domaines où le comité populaire devait prendre de nouvelles décisions et
assumer de nouvelles prérogatives.
Avec cette expérimentation, les nouveaux comités populaires semblaient néanmoins plus actifs pour
rédiger les plans, ainsi que dans leur gestion du budget. Ils pouvaient ainsi modifier les prévisions
budgétaires en cas de besoin, plus rapidement.
Malgré les premiers « succès » de cette expérimentation, l'adoption de cette réforme au plan
national ou l'extension du nombre de collectivités concernées ont été repoussées puisque, d'une part,
l'expérience reste courte et limitée dans son ampleur et que, d'autre part, certains problèmes
demeurent, notamment concernant l'absence d'entités légitimes pour surveiller les comités
populaires locaux.
Un autre argument en faveur de cette suppression abordé lors de nos entretiens concerne les
cas de relations conflictuelles entre le conseil et le comité populaire de même niveau, qui peuvent
211 « ce projet pilote a aidé à mettre en ordre la bureaucratie gouvernementale et à éviter l'empilement dans le fonctionnement et la conduite des affaires des différents organismes »
242
aboutir à des situations de blocage et de paralysie de l'action publique, les deux institutions ne
cessant de rejeter ou de ne pas appliquer les décisions prises par l'autre. Le conseil serait par
conséquent en mesure d'entraver l'action du comité populaire et cela poserait problème, bien que la
loi lui accorde cette prérogative. Enfin, ces situations de blocage seraient évidemment la source de
tensions, mais mettraient également à mal la collaboration entre ces institutions publiques,
législatives comme exécutives, menaçant ainsi la solidarité qui doit prévaloir au sein de la nation
vietnamienne.
En outre, cette inefficacité s'expliquerait en partie par le fonctionnement du conseil, qui se
réunit peu, et dont le rôle n'est pas respecté par les autres institutions, mais également par
l'incompétence de ses membres, qui ne seraient pas en mesure de définir de bonnes orientations
politiques, de mettre en place les « mesures nécessaires » énoncées dans la loi pour le
développement local, l'éducation ou le respect de l'environnement. Ainsi, Kerkvliet (2004, p.7)
souligne que le mécanisme-même du conseil le rend inefficace et faible, puisque « .. convene only a
couple times a year, and then only for a day or two. And a considerable portion of that time, said
one observer wryly, is ceremonial, leaving little time for serious deliberation and debate.
Consequently, the councils in most places govern primarily by endorsing whatever is put before
them212».
Enfin, la dernière raison invoquée et qui explique la paralysie du conseil populaire tient à la
pluri-activité ou la multiple appartenance des membres qualifiés du conseil populaire. En effet,
lorsque ses membres sont compétents, ils sont souvent employés ailleurs, ne peuvent pas réellement
assurer leurs missions de surveillance fine des actions du comité populaire et recevoir les citoyens
pour recueillir leurs opinions. De plus, ils occupent souvent des postes ou fonctions importantes,
dans les associations de masse, les associations professionnelles ou peuvent être des fonctionnaires
employés du comité populaire du même niveau. La surveillance et l'évaluation potentiellement
critique du président du comité populaire qui vous emploie est donc malaisé, et ce conflit d'intérêts
conduit ainsi ces membres du conseil au mieux à la retenue, au pire au silence.
212 « ne se réunit qu'une ou deux fois par an, et uniquement pour un jour ou deux. Et une portion considérable de ce temps est cérémonielle, comme le note un observateur avec ironie, laissant peu de place aux débats et délibérations sérieux. En conséquence, dans la plupart des cas, les conseils gouvernent principalement an approuvant tout ce qui leur est soumis »
243
En conclusion, le conseil populaire, qui devrait être le témoin et le transmetteur des opinions
des villageois, se trouve largement impuissant, par sa nature-même et son fonctionnement interne et
en raison des entraves multipliées par l'exécutif local, le comité populaire, comme par les échelons
administratifs et législatifs supérieurs. Plusieurs expressions vietnamiennes soulignent d'ailleurs
cette situation paradoxale : « les conseils populaires ont les droits mais non le pouvoir » (Hội đồng
nhân dân là cơ quan có quyền mà không có lực) ou « les conseils populaires gouvernent avec une
épée sans lame » (giáo gươm mà không có lưỡi). Ne remplissant donc pas sa fonction initiale, ce
niveau est menacé de disparition, bien que n'aient été trouvées à l'heure actuelle de solutions
pleinement satisfaisantes pour assurer ses missions et compenser sa disparition.
II. Le comité populaire : la concentration des pouvoirs par l’exécutif, soumis aux niveaux supérieurs
Le second acteur majeur à tous les échelons de l'État vietnamien est le comité populaire,
dont nous avons déjà pu entrapercevoir le pouvoir et l'influence.
Il existe certaines différences entre les comités de différents niveaux, bien évidemment, du point de
vue de leurs prérogatives et de leurs responsabilités, mais également entre les comités populaires de
statut rural et ceux de statut urbain. Dans ce chapitre nous présenterons essentiellement les comités
populaires de commune rurale (xã). Les différences introduites par le changement de statut seront
définies et explicitées dans notre dernière partie, qui aura trait aux changements consécutifs à la
transformation administrative des unités territoriales et de gestion.
1. La composition des comités populaires : des élus et fonctionnaires locaux
Le comité populaire est le pendant exécutif du conseil populaire à tous les échelons : ses
fonctions et son organisation sont également définies principalement dans la Loi sur l'Organisation
des conseils populaires et des comités populaires en date du 26 novembre 2003.
Il y est indiqué que le comité populaire « est chargé de l’administration publique au niveau local, de
l’application de la Constitution, des lois, des textes des autorités supérieures et des résolutions du
conseil populaire ». Il est ainsi le représentant local de l'autorité nationale, l’organe administratif de
l’État au niveau local. Les décisions prises par ce comité le sont sous forme d'arrêtés (nghị định) et
de directives (quy định).
244
Les modalités d'élection de ce comité populaire sont définies dans la section 5 de cette loi, à
l'article 51. Il y est précisé que lors de la première session de réunion du conseil populaire, ses
membres doivent élire le président du comité populaire sur recommandation du président du conseil
populaire, son vice-président et les autres membres (thành viên) sous recommandation cette fois du
président du comité populaire.
Dans le cas de la suppression des conseils populaires au niveau local, dans les phường notamment,
l'idée d'un vote direct des habitants, après une sélection des candidats par le Front populaire et le
Parti fait partie des pistes évoquées.
La désignation du président du comité populaire et des membres restants par le comité populaire du
niveau supérieur semble peu probable légalement, bien qu'il se produise déjà dans la réalité, nous y
reviendrons. En revanche, l'élection de ces membres par le conseil populaire du niveau du district
est une seconde option envisageable.
Le comité populaire est composé d'un président, nécessairement issu du conseil populaire,
d'un ou plusieurs vice-présidents, et de ses membres élus, en fait principalement des cadres envoyés
par le Parti (les « cán bộ ») et étant originaires du village. Ces derniers sont généralement en charge
du secrétariat, de la comptabilité, de l'accueil ou encore de la sécurité de la commune.
La loi fixe une fourchette pour le nombre total de fonctionnaires composant le comité populaire, qui
est compris entre cinq et neuf au niveau communal et conditionne donc le nombre de « bureaux »
(bàn) existants.
Le nombre de vice-présidents dépend bien souvent de la composition de la commune concernée:
dans le cas d'une commune composée de plusieurs villages, on trouve généralement un président
venu d'un des villages, souvent le plus puissant, et un nombre de vice-présidents équivalent au
nombre de villages restants. Ainsi à Đồng Quang, avant sa division en deux phường, le comité
populaire était dirigé par un président originaire de Đồng Kỵ, assisté de deux adjoints, le premier
venu de Trang Liệt et le second de Binh Hạ. Enfin, le comité populaire du niveau supérieur, le
district, doit approuver et valider ces élections et désignations.
245
Illustration 11. Nouveau siège du comité populaire du phường Đồng Kỵ, situé dans la première zone industrielle
Source : Fanchette (2010)
Ce comité est en outre composé de fonctionnaires d'État, « envoyés » par les ministères et en
charge de domaines plus spécialisés – les domaines judiciaires, le cadastre, l'environnement par
exemple – qui doivent théoriquement passer des concours au niveau du district et qui sont des
contractuels de ce district. La police et les forces armées font également partie de ce contingent. Ces
fonctionnaires peuvent être extérieurs au village, bien que cela soit encore rarement le cas en milieu
rural, où le recrutement se fait principalement localement, parfois grâce à l'achat de postes, pratique
assez courante au Vietnam, ce que nous étudierons davantage ultérieurement.
Cependant, une autre façon de sélectionner localement les fonctionnaires peut être de laisser le
comité populaire de la commune recruter lui-même ses fonctionnaires, avant de faire valider ces
embauches par le niveau supérieur qui officialisera ces nominations par des contrats, a posteriori.
Concrètement, ces membres du comité populaire se réunissent officiellement de façon mensuelle,
bien qu'ils travaillent tous au sein du même siège et se rencontrent ainsi de façon quotidienne et plus
informelle.
246
La caractéristique des comités populaires tient donc à leur subordination multiple et à la
diversité officielle, ou officieuse, de leur organisme de tutelle. En effet, cette distinction des
membres du comité populaire entre élus et fonctionnaires introduit une distinction dans leur
direction. L'article 54 de la Loi sur l'Organisation des conseils et des comités populaires rappelle en
effet que « the specialized agencies under the People's Committee are subject to the direction and
management of the People's Committee of their level in matters of organization, personnel and
work. At the same time, in their professional matters, they are subject to the direction of the
professional agency of the high level213 ». Ainsi, la loi précise que les fonctionnaires dépendent des
comités populaires de même niveau pour fixer le travail à fournir et des questions plus
administratives, tandis qu'ils sont redevables à leur pendant au niveau supérieur pour des questions
« professionnelles », davantage liées à la conformité de leur travail par rapport aux directives
supérieures ou aux grandes orientations mises en place par leurs ministères de tutelle.
Tandis que les élus sont responsables devant leur conseil populaire, au niveau local, les
fonctionnaires sont quant à eux sous la direction de leur ministère de tutelle à travers leurs
représentants aux niveaux supérieurs, dans les services provinciaux ou les bureaux de district,
employés au sein des comités populaires de ces échelons. En outre, les comités populaires de
commune sont également soumis à l'autorité des comités populaires des niveaux supérieurs, de
district comme de province, qui fixent les redistributions budgétaires et peuvent, nous le verrons
ultérieurement, annuler des décisions prises localement ou intervenir très directement dans la
conduite des affaires locales, notamment politiques.
À cette double subordination, horizontale comme verticale s'en ajoute une autre, présente
dans les textes de lois mais non définie précisément: la subordination au Parti et à ses différents
échelons.
Les salaires des membres du comité populaire sont fixés dans le décret n°204/2004/ND-CP,
du 14 décembre 2004, fixant « le régime de salaire pour les cadres, les fonctionnaires, les officiels
et le personnel des forces armées ». Sans entrer dans les détails de ce décret, précisons tout de
même qu'il définit à l'article 6 des marges de manoeuvre par rapport aux grilles salariales jointes au
décret, en fonction de l'ancienneté (+ 5%), des compétences plus ou moins spécifiques (de + 5% à +
50%), de la situation géographique (dans des régions isolées, sur des îles ou le long des frontières)
ou des heures supplémentaires effectuées (+ 10%).
213 « les agences spécialisées au sein du comité populaire sont sujettes à la direction et à la gestion du comité populaire de leur niveau en matière d'organisation, de personnel et de travail. Au même moment, sur des questions professionnelles, elles sont sujettes à la direction de l'agence professionnelle de niveau supérieur »
247
Bien que ces grilles salariales aient été revalorisées depuis la parution de ce décret, elles définissent
néanmoins la hiérarchie des revenus au niveau communal, révélatrice de la hiérarchie des fonctions
et de la structure politique locale des villages. Ainsi, le secrétaire du Parti communiste local est le
mieux rémunéré avec un salaire, à l'époque, de 680 000 đồng (32 USD). Viennent ensuite le vice-
secrétaire du Parti et les présidents du conseil populaire et du comité populaire rémunérés 623 000
đồng (30 USD). Le président du Front de la Patrie et les vice-présidents du comité populaire et du
conseil occupent la troisième place sur cette grille salariale avec 565 000 đồng (27 USD) mensuels.
Enfin les chefs d'associations sont rémunérés à hauteur de 507 000 đồng (24 USD), tout comme les
membres restants du comité populaire214.
Les autorités responsables de ces salaires, des potentielles revalorisations ou de l'augmentation
des indemnités sont les services du ministère des Affaires Intérieures et du ministère des Finances
au niveau provincial, ainsi que leur déclinaison locale, ou la direction des services d'État pour des
secteurs plus spécifiques comme l'armée ou les instituts de recherche (article 10).
Selon nos entretiens, ces salaires ont été revus à la hausse, sans toutefois suivre l'inflation et
sans permettre aux cadres et aux élus de ne vivre que de cette activité. Ainsi, en 2010, un vice-
président de comité populaire de phường gagnait un million de đồng par mois (47,5 USD). Disposer
d'une activité complémentaire ou avoir d'autres revenus plus lucratifs dans le foyer est essentiel,
d'autant qu'à la différence des élus français, ils ne se voient pas attribuer de logement de fonction.
Bien entendu, ce salaire ne constitue pas le seul poste de « recette » des membres du comité
populaire et certains arrangements locaux existent. Comme les chefs de xóm, le fait de contracter
une entreprise particulière pour effectuer des travaux peut permettre de récupérer quelques deniers,
des procédures administratives ou l'obtention des papiers peuvent être facilités ou accélérées grâce à
des enveloppes. Sans compter les primes spéciales, les avantages en nature, cigarettes ou déjeuners
copieux, qui améliorent le quotidien.
Quant à la corruption beaucoup plus massive, qui touche davantage au foncier, à l'accès à la
terre pour des entreprises ou au fait de fermer les yeux sur des malversations ou des utilisations
totalement illégales de terres publiques, elle touche davantage les échelons supérieurs aux pouvoirs
décisionnaires et à la capacité d'approbation de projets et de transformation du statut des terres plus
étendus, bien que certaines retombées locales soient possibles.
214 Nous citons ici uniquement les salaires de grade 1, pour un poste à temps complet au niveau de la commune, à titre indicatif.
248
Ces salaires demeurent malgré tout extrêmement faibles, favorisant cette petite corruption et
n'attirant pas les talents, les jeunes diplômés notamment, qui préfèrent travailler dans le commerce
ou dans l'artisanat, des emplois beaucoup plus rémunérateurs. Nous reviendrons ultérieurement sur
cette question de la « gangrène » de la corruption, qui fait les gros titres de la presse vietnamienne
ces dernières années, menace la légitimité du Parti et mobilise le gouvernement central comme le
Politburo.
2. La constitution du budget local
Concernant le budget des comités populaires, Kerkvliet (2004, p.13) estime que 66% des
dépenses annuelles des gouvernements locaux, de commune, sont consacrées au financement de
l'éducation, essentiellement des écoles primaires, puisque peu de communes ont des collèges ou
lycées et à la santé, avec les dépenses liées aux dispensaires, aux infirmières de xóm et aux activités
sociales.
Les comités populaires de commune sont chargés de percevoir une bonne partie des taxes et
impôts auxquels sont soumis les habitants ou entreprises locales déclarées.
Ainsi, les autorités publiques locales perçoivent les taxes foncières, en gardent un certain
pourcentage, variable en fonction des communes et des contextes, et remettent la somme restante au
comité populaire du niveau supérieur. Les communes215 collectent également certaines taxes, sur la
production agricole ou les étals des marchés par exemple, puis transmettent ces fonds au district.
Outre ces quelques fonds conservés, la principale source du budget local vient de la
redistribution des fonds par les autorités supérieures, qui adaptent leurs versements selon les
localités et en fonction de leur santé financière. En effet, le Vietnam a une politique de
redistribution fiscale importante et transfère aux comités populaires locaux des budgets dépendant
de leurs besoins et de leur budget propre. Nous présenterons davantage ce système de péréquation
fiscale dans le chapitre suivant, concernant les districts et provinces, qui sont largement
responsables du budget des communes.
En complément de ces budgets fixes, d'autres fonds leur sont également alloués par le
district ou la province, lors de la construction d'infrastructures conséquentes ou coûteuses, ou lors
215 Précisons que la collecte « officieuse » des taxes ou impôts est généralement organisée par les chefs de xóm, dans de nombreux villages, qui transfèrent ensuite ces fonds aux comités populaires, qui les « perçoivent » officiellement.
249
de la mise en place de nouveaux projets. Ces aides ponctuelles dépendent donc de la situation locale
et des besoins présents. Selon ce principe de redistribution, les communes les plus pauvres, qui
perçoivent peu d'impôts, reçoivent le plus d'aides exceptionnelles de la part des pouvoirs publics
supérieurs.
Les revenus des taxes foncières ne suffisant pas, des subventions annuelles sont versées par la
province ou le district et des aides plus spécifiques sont attribuées, lors de la mise en place de
campagne contre la délinquance sociale ou l'accès à l'eau potable dans les villages ruraux par
exemple. Ces transferts conditionnels existent à tous les échelons et visent à remplir localement les
programmes nationaux ciblés, les « national target program ».
Les échelons supérieurs peuvent également participer de façon exceptionnelle au budget
local lorsque des terres agricoles sont converties pour un usage résidentiel ou industriel. En effet, la
province tire d'importants revenus de la transformation de ce statut des terres et en conserve
théoriquement une partie pour investir dans de nouvelles infrastructures dans le xã ou le phường
concernés par ces expropriations et changements.
Ainsi il nous a été rapporté par le comité populaire de Trang Hạ que dans le cas de la construction
de la seconde « zone industrielle » de la compagnie ITD, une partie des revenus tirés de la location
des terres agricoles, une fois transformées, avait été consacrée à des investissements dans les
infrastructures de Trang Liệt et Binh Hạ, seuls villages à avoir accepté de rendre leurs terres.
Enfin, vu le faible budget global dont disposent ces comités, les autorités locales tentent de
lever des fonds par d'autres moyens, en imposant de nouvelles taxes, sur le passage des camions de
livraison de matières premières par exemple, qu'ils conservent intégralement.
Ces différentes méthodes de collecte de fonds permettent aux comités populaires de couvrir environ
¼ de leurs dépenses totales.
De même, les comités populaires peuvent également augmenter leurs revenus grâce à des
taxes mises en place sur les constructions illégales. Non-encadrées par la loi, Koh (2006, p.209)
nomme ces amendes « fine for existence » (phạt cho tồn tại). De cette façon, les extensions des
maisons ou des cours illégales, suite au remblaiement d'un étang ou à l'empiètement progressif sur
les terres agricoles limitrophes, ou même l'implantation totalement ex nihilo d'ateliers sur des terres
agricoles le long des routes, sont taxées par les autorités publiques locales de façon annuelle, dans
250
certains cas, ou de façon exceptionnelle.
Ainsi, toute une portion du xóm Chiêu de Sơn Đồng, initialement totalement déconnectée de la
route inter-district menant vers la route digue, a été construite par les artisans du xóm, sans l'accord
des autorités de commune, mais sans qu'elles n'interviennent pour empêcher ces destructions, les
interdire ou les détruire.
Certains de ces artisans nous ont confié être parfaitement au courant de l'illégalité de leur
construction, mais ne pas se sentir menacés par la destruction de leur atelier, comme cela a pu
arriver dans d'autres xóm puisque grâce à leur « taxe », ou amende, ils se savent protégés, au moins
pour l'instant, par le comité populaire de la commune.
Ce qui fait dire à certains habitants du village que les autorités sont injustes dans leur traitement des
constructions illégales ou bien qu'elles encouragent ces constructions, puisqu'elles en tirent des
revenus substantiels. Pour des raisons évidentes, nous ne sommes pas en mesure de dire quel usage
est fait de ces « revenus complémentaires »: s'ils intègrent intégralement le budget communal, si
une seule partie est utilisée pour financer des dépenses supplémentaires du comité ou si ces fonds
disparaissent complètement.
Précisons que les comités populaires ont néanmoins la possibilité de mettre de véritables
amendes, officielles, aux foyers ou entreprises ayant des constructions ou des extensions illégales.
Le montant de cette amende est pourtant minime, d'un maximum de 2 millions de đồng (95 USD)
au niveau local. Le comité populaire de district peut quant à lui imposer des amendes plus
conséquentes, de 5 millions de đồng (240 USD), et surtout avoir recours à la force publique si les
contrevenants refusent de détruire eux-mêmes leur construction216.
Une dernière source de revenus, ou plutôt d'absence de dépenses pour les comités populaires
de commune, concerne les services publics comme le ramassage des déchets, l'accès à l'eau potable
ou à l'électricité, pris en charge par les usagers.
Ce « financement par l’usager »217 ne permet cependant pas de payer totalement ces services
puisque les tarifs en vigueur ne correspondent pas du tout au coût réel du service, ce qui explique
largement leur mauvais état, leur manque de fiabilité ou la mise en place locale de services
concurrents pour pallier ces manques. Ainsi, les habitants des villages de métier sont nombreux à
être équipés de générateurs, les coupures de courant étant quasiment quotidiennes en été, à installer
216 Entretien Fanchette au comité populaire de La Phù (décembre 2009)217 Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.37)
251
un système de récupération des eaux de pluie, à creuser des puits ou, souvent, à se débarrasser de
leurs ordures ou de leurs « encombrants » dans les rivières des villages ou au bord des routes.
3. Responsabilités locales et missions des comités populaires de commune
Les comités populaires sont chargés d'élaborer trois types de plans, qui différent en fonction
de leurs objectifs: ainsi, les plans de développement socio-économiques sont préparés à tous les
échelons administratifs, les schémas directeurs d'aménagement du territoire et les plans de
développement sectoriel également.
Ces plans sont également différenciés par l'horizon de leur « réalisation ». Tandis que le terme de
quy hoạch est réservé à des projets de long terme, et donc principalement aux plans de
développement socio-économique ou aux plans d'aménagement, le terme de kế hoạch est utilisé
pour des plans à plus courte échéance, de quelques années, et sont généralement plus pratiques et
plus appliqués que les quy hoạch, qui doivent s'étaler sur des décennies et sont davantage des guides
ou des instruments de marketing urbain, que de véritables plans visant à être mis en oeuvre, nous y
reviendrons.
Les prérogatives des comités populaires au niveau local, de la commune ou du quartier, sont
malgré tout très limitées. En effet, toute décision d'importance doit être validée par le comité
populaire de niveau directement supérieur, le district, et souvent même par le comité populaire de
province, lorsqu'il s'agit de l'acceptation d'un projet de zone industrielle (khu công nghiệp), de zone
industrielle du village de métier (khu công nghiệp làng nghề) ou de zone résidentielle, les khu đô thị
mơi. La coordination entre ces échelons se fait directement d'un comité populaire à un autre, mais
également via les fonctionnaires plus spécialisés et présents à tous les niveaux de la pyramide
administrative. Ainsi le bàn de commune (cellule) est sous la direction du phòng du district
(bureau), lui-même sous la tutelle du sở (service) de la province, dépendant du bộ concerné
(ministère).
Dans le cas de Xuân Đỉnh218 par exemple, le comité populaire nous a expliqué avoir fait des
demandes réitérées, argumentées, officielles depuis des années pour obtenir la transformation de
quelques hectares de terres rizicoles, trois en l'occurrence, pour pouvoir aménager une petite zone
218 Xuân Đỉnh est une commune rurale appartenant au district de Từ Liêm, province de Hà Nội. Cette commune, forte de près de 40 000 habitants, est accolée aux quartiers urbains les plus denses de la capitale, et présente elle-même des caractéristiques urbaines importantes, en termes d'activités comme d’architecture. Nous détaillerons et analyserons davantage cette situation paradoxale, d'un espace clairement urbain au statut néanmoins rural dans la dernière partie de notre dissertation.
252
industrielle, afin de permettre aux artisans de gâteaux et de fruits confits de délocaliser leur lieu de
production hors de leur maison, de moderniser leurs installations et d'améliorer leur production, tant
du point de vue de la qualité que de la quantité.
Cette demande a néanmoins été systématiquement ignorée tant par le district de Từ Liêm que par la
ville d'Hà Nội puisque ce projet, si petit soit-il, aurait occupé des terres précieuses et chères pour les
autorités supérieures, qui ont déjà prévu la transformation et l'occupation de toutes les parcelles
disponibles et même de celles qui ne le sont pas219.
Nos interlocuteurs ont largement insisté sur les efforts fournis par le comité populaire dans
leur travail de persuasion, reflet des demandes des habitants, mais qui se sont heurtés à la vision
plus globale que les autorités de Hà Nội ont de la ville, de son futur et des orientations de son
aménagement.
De la même façon, les autorités locales de Xuân Đỉnh, très actives dans leur représentation des
habitants et dans leur défense, ont plusieurs fois effectué des demandes auprès du ministère de
l'Agriculture pour le classement de leur village comme village de métier traditionnel. Le comité
populaire de commune ne peut pas s'arroger ce titre arbitrairement, bien qu'il considère le village
comme un village de métier, et doit obtenir le soutien et l'aval des autorités supérieures. Ce titre leur
a néanmoins été refusé à chaque fois, Xuân Đỉnh ne répondant pas aux critères définissants un
village traditionnel, l'activité artisanale y étant trop récente, « importée » de l'extérieur et n'émanant
pas d'un fondateur de métier, à l'époque féodale.
Accentuant cette impuissance, la marge de manœuvre des autorités publiques locales, surtout
en matière de planification et d'aménagement, a considérablement évolué depuis la fin des années
90 et le début des années 2000.
En effet, à ce moment-là, le foncier et les terres agricoles des villages de métier relativement
éloignés du centre-ville d'Hà Nội ou des capitales provinciales attiraient peu d'investisseurs.
Pourtant, à cette même époque, les artisans voyaient déjà leurs commerces fleurir et leurs besoins
en matière d'espaces et d'infrastructures augmenter. Ainsi, dans certaines localités dynamiques et
assez entreprenantes, les comités populaires locaux, en accord avec les habitants, ont commencé à
concevoir des plans et projets de création de « zones industrielles de village de métier », se
rapprochant cependant davantage de zones d'extension résidentielle, et à les soumettre à leurs
comités populaires de tutelle, au niveau du district comme de la province.
C'est donc dans ce contexte que la zone industrielle de Đồng Kỵ a été construite et aménagée. La
219 Un stade doit par exemple être récupéré pour le transformer en hôtel pour les visiteurs étrangers, qui seront nombreux dans la zone vu la construction du « Diplomatic compound » de la zone Tây Hồ Tây, en cours de construction au sud de la commune.
253
même chose s'est produite à Bát Tràng, district de Gia Lâm, un village de métier aux franges d'Hà
Nội, très développé et spécialisé dans la céramique, selon Nguyen Quy Nghi dans sa thèse La
reconfiguration des districts industriels au Vietnam (2009). L'auteur prend exemple sur le comité
populaire de Bát Tràng qui, constatant l'accélération de l'industrie artisanale en cours dans son
village, a élaboré à la fin des années 90 un plan d'aménagement favorisant ce développement puis
l'a soumis aux autorités supérieures. Les niveaux du district et de la commune ont ainsi collaboré
pour la mise en oeuvre de ce projet, comprenant une zone de production concentrée et un « centre
commercial » à ciel ouvert, en fait des rues comprenant toutes les boutiques des artisans, des deux
côtés.
Dans les deux cas, les comités populaires locaux étaient à initiative de ces projets et en étaient
finalement devenus les maîtres d'ouvrage, en gérant la libération des terres facilitée par la nature du
projet, bénéfique au « bien commun » du village, et en gérant les fonds pour la construction de cette
zone, provenant des artisans ayant obtenu des parcelles et des aides versées par les niveaux
supérieurs.
Un fonctionnaire spécialisé dans la gestion des zones industrielles d'un district nous a en effet
expliqué la distinction entre cette période et maintenant. Selon lui, à la fin des années 90, constatant
l'absence de sociétés prêtes à investir dans ce type de zone, les comités populaires locaux s'y sont
substitués, dépassant ainsi leurs prérogatives officielles. En revanche, depuis que l'urbanisation
progresse à grande vitesse et que les villages autrefois éloignés et peu attractifs sont actuellement
aux portes de la ville, les investisseurs se pressent pour avoir accès à leur terre. Le comité populaire,
entité administrative, n'a par conséquent plus de raisons d'endosser ce rôle de maître d'ouvrage, qui
théoriquement n'aurait jamais du lui être dévolu.
Enfin, pragmatiquement, le comité populaire bénéficie financièrement maintenant de
l'existence de ce type de projets, à la fois par les versements supplémentaires potentiels donc nous
avons déjà parlé, mais également pour « récompenser » leur rôle facilitateur pour l'obtention des
terres, tant auprès des autorités supérieures que des habitants.
En matière de planification du développement économique ou de l'aménagement, les marges
de manoeuvre et d'initiatives des comités populaires demeurent assez faibles, se limitant davantage
à des propositions au niveau supérieur qu'à un réel pouvoir décisionnaire. Ainsi, DiGregorio (2009,
p.25) souligne que « (…) communes have little capacity to engage in proactive, commune level
254
planning in advance of the changes. As a result, they are forced into reactive planning220 ». On
retrouve ici l'une des principales critiques adressées à ce système et aux comités populaires locaux,
qui seraient davantage là pour mettre un tampon local sur des décisions prises au niveau supérieur,
perpétuant ainsi un mode top-down de planification, nous y reviendrons.
Les autorités de la commune sont ainsi davantage des autorités exécutives des directives ou
décisions prises au niveau supérieur et sont rarement à l'instigation de projets d'envergure ou de
nature à réellement changer la physionomie des villages.
Elles coordonnent néanmoins localement l'application des plans décidés par le district ou la
province et assistent ces derniers pour la mise en place de projets parfois sensibles. Ainsi, lors de la
décision de récupération de terres pour un projet de zone industrielle ou de zone résidentielle, les
autorités locales se voient demander d'assister la société sélectionnée par les comités populaires de
niveau supérieur, de les aider pour la libération des terres et de faciliter le processus d'expropriation.
Les comités populaires sont donc en charge de convaincre ou persuader les habitants de la nécessité
de renoncer à l'usage de leurs terres, d'accepter les compensations et de ne pas trop « faire de
vague ». Il s'agit de la mission la plus délicate des comités, qui se trouvent en première ligne face à
la désapprobation ou à la colère des habitants, qui se sentent de plus trahis par des autorités censées
les représenter et oeuvrer pour le développement de la localité et de ses habitants, et non
d'entreprises extérieures, souvent taxées de vouloir uniquement faire du profit et exploiter des terres
villageoises, au détriment des habitants. Nous reviendrons sur ces tensions et ces sujets très
conflictuels, de nature à changer les relations entre les pouvoirs publics locaux et les habitants dans
notre dernière partie.
Dans des cas moins sensibles, comme la construction d'un équipement public, une école, un
marché ou une maison culturelle, les comités populaires sont également chargés de mettre en
oeuvre ces projets, de veiller à la libération de terres et à la bonne marche des travaux.
Outre ces prérogatives, ou limites, concernant des questions d'aménagement et de foncier,
les comités populaires locaux sont chargés de délivrer un nombre important de certificats, puisqu'à
la différence des chefs de xóm, bien souvent sollicités pour « attester », ils disposent du fameux
tampon rouge officiel. Ainsi, qu'il s'agisse de certifier de la possession de droits d'usage du sol
officiels pour obtenir un prêt de la banque, d'attester du célibat d'une future mariée ou de
220 « (…) les communes ont peu de possibilités de mettre en oeuvre une planification pro-active du niveau communal, en amont des changements. Par conséquent, elles sont contraintes à des aménagements 'réactifs' »
255
reconnaître l'usage prolongé et ancien de terres, sans conflit avec les voisins ou la collectivité, pour
obtenir une régularisation et un carnet rouge, les comités populaires de commune ont un rôle
important à jouer.
Les comités populaires peuvent également délivrer un certain nombre d'attestations, mais qui ne
correspondent pas à des certificats ou à des autorisations. Ainsi, les foyers d'artisans non constitués
en entreprises doivent faire une demande au district pour obtenir un permis de construction pour un
atelier, tandis que les entreprises officielles, dont les SARL, doivent faire leur demande auprès du
comité populaire de province221. Sera néanmoins joint au dossier de demande l'attestation du comité
populaire de commune.
Quant aux tâches plus administratives, elles sont largement dévolues aux comités populaires
locaux et vont de l'organisation des élections au recensement des foyers pauvres, en passant par les
enregistrements de naissance, décès ou mariage, ou la délivrance de certificats pour la constitution
d'une entreprise.
Malgré ce large panel de responsabilités et domaines de compétences énoncés dans la loi, la
liberté d'initiatives des comités populaires de commune demeure limitée.
Il existe cependant quelques espaces d'action possibles, en particulier en ce qui concerne des
questions infra-locales, sans véritables enjeux pour les pouvoirs publics des échelons supérieurs.
En effet, les comités populaires sont censés, selon la loi et son « flou », favoriser le développement
des métiers traditionnels dans la commune, en créant de bonnes conditions de production et « aider
à appliquer des progrès scientifiques et technologiques pour développer de nouveaux métiers afin
de créer des emplois, améliorer les conditions de travail et de vie de la population dans la
commune ».
Cela se traduit concrètement par l'amélioration des infrastructures dans la localité, routières
notamment, pour faciliter le transport des matières premières et des marchandises, par des
formations organisées ponctuellement ou des classes de professionnalisation ouvertes comme à Sơn
Đồng, par le développement des services de la localité, avec le soutien du comité populaire de Đồng
Kỵ pour la construction d'un hôtel, afin d'accueillir et d'héberger le nombre croissant d'acheteurs
étrangers, notamment chinois.
La mise en oeuvre de ces projets se fait donc, à petite échelle, par les autorités publiques locales
après l'accord du conseil populaire de commune et la validation du comité populaire de district.
Enfin, les comités populaires peuvent tenter de favoriser l'organisation du métier à travers
221 Entretien Fanchette, comité populaire de La Phù (2009)
256
l'encouragement à la constitution d'associations professionnelles, avec un succès mitigé, comme
nous avons pu le voir précédemment.
4. Gérer les personnes étrangères au village : l'action conjointe du comité populaire et de la police
Enfin, la sécurité et le contrôle de l'immigration de personnes venant d'autres villages ou
districts font partie des domaines de compétence du comité populaire. En fait, ce dernier délègue ce
pouvoir à la police qui gère directement ces questions et en rend compte au comité.
Concrètement, les personnes venues de l'extérieur, qu'il s'agisse d'artisans, de « simples » habitants
ou d'étudiants, comme dans le cas de l'université du sport de Trang Hạ, sont gérées conjointement
par le comité populaire et par l'entreprise les embauchant ou les habitants les hébergeant.
Mais c'est surtout la police qui se charge d'assurer la légalité du séjour provisoire de ces habitants, à
travers leur enregistrement. En effet, le système des permis de résidence, les Hộ khâu, est toujours
en vigueur au Vietnam et le déplacement des populations est toujours restreint par la détention de
ces carnets « roses », sur lequel figure le lieu de résidence des habitants et qui conditionne leur
accès aux services publics de la localité.
Les mouvements sont néanmoins autorisés pour les travailleurs comme pour les étudiants,
grâce à des permis spéciaux, qui leur permettent donc de bénéficier également des services publics
dans leur localité d'implantation.
Dans le cas des artisans migrants, nombreux dans les villages de métier, ils doivent se faire
enregistrer formellement auprès de la police locale s'ils dorment dans le village.
Le nombre de policiers dépend de la population de la commune concernée et évolue en
fonction de la démographie ou de l'attractivité du lieu pour les migrants. Quant au niveau de
professionnalisation et à l'origine de ces policiers, les faits changent en fonction du statut de la
localité, rurale ou urbaine, nous y reviendrons ultérieurement.
A Đồng Kỵ par exemple, 231 cas de travailleurs extérieurs ont été déclarés pour le mois de
novembre 2010, venant de l'ex-Hà Tây, de Bắc Giang, de Lạng Sơn ou des districts de Ứng Hòa et
Phú Xuyên. À Sơn Đồng, en décembre 2009, ce sont près de 300 ouvriers qui travaillaient et
demeuraient de façon durable dans le village en ayant un permis de séjour provisoire.
La déclaration s'effectue ainsi auprès de la police, qui fournit un carnet de séjour provisoire sans
durée fixe et qui permet à ces artisans ou ouvriers d'avoir accès aux prestations publiques. Cette
déclaration est entérinée en présence du patron embauchant l'artisan « migrant », qui s'engage par la
même à gérer cet ouvrier et à ce qu'il ne contrevienne pas à la loi ou aux us et coutumes du village.
257
Tous les patrons ne déclarent cependant pas leurs ouvriers et c'est la raison pour laquelle les
policiers sont tenus de mener des contrôles réguliers dans les ateliers et de mettre des amendes de
100 000 đồng (4,7 USD) en cas de séjour illégal.
La police est également chargée de gérer l'entrée de toutes personnes extérieures au village,
étrangères en particulier, surtout si ces dernières passent une nuit dans la localité, tant pour « assurer
leur sécurité » que pour surveiller leurs activités. En ce cas, les passeports des touristes ou des
acheteurs étrangers doivent normalement être conservés au poste.
La police gère également la circulation, officiellement uniquement sur les routes intra-communales,
la sécurité sur les routes inter-districts ou provinciales étant assurée par les policiers du district.
Enfin, la police est responsable de faire régner un certain ordre dans le village et de veiller par
exemple à ce que les restaurants, karaokés ou les bars, de plus en plus nombreux dans les villages
« urbanisés », ferment à 23h et ne provoquent aucun trouble.
Les prérogatives et les moyens concrets d'action des policiers sont également limités: ainsi,
ils ne peuvent mettre d'amendes pour l'entrepôt illégal de matériaux de construction ou de matières
premières et doivent faire appel aux policiers du district pour cela.
Les policiers au niveau communal sont assistés dans les xóm ou les khu phố par deux ou trois
« protecteurs de hameau », bảo vệ dân xóm/phố222, qui ne sont pas des policiers officiels mais des
habitants chargés de la sécurité et que l'on appelle pour de petits problèmes, un habitant ivre sur la
voie publique ou des voisins trop bruyants par exemple. Ces protecteurs reçoivent une petite
indemnité et sont désignés par les habitants eux-mêmes, avec l'accord de toute la structure politique
ou associative locale, évidemment.
Conclusion
Les comités populaires au niveau communal sont par conséquent assistés dans leurs
missions par une kyrielle d'acteurs, répartis aux plus petits échelons du territoire. Les chefs de xóm,
les membres du conseil populaire, les chefs d'association de masse, les « protecteurs de hameau »
222 Littéralement « défenseur des gens du hameau »
258
contribuent tous, tant à la gestion interne de ces communautés qu'à leur surveillance étroite par les
pouvoirs publics, en particulier dans les villages du périurbain, quel que soit leur statut.
Malgré ces nombreux « outils » de gestion et des prérogatives légales étendues, la distance
entre la définition officielle de ces deux organes, législatif et exécutif, et leur fonctionnement sur le
terrain est majeure. En effet, comme le note Koh (2006) dans le cas des quartiers d'Hà Nội, « the
people's councils and people's committees of the wards may only alter Ha Noi' policies at the
margins and decide on purely local matters, usually on unusual matters within their locality or
authority (such as helping to organize an election, a donation campaign for natural disasters, or
campaigns to solve social problems)223 ». La marge de manœuvre des conseils et comités populaires
locaux est en effe, faible, et ces entités sont souvent cantonnées à des activités purement
administratives, à la gestion quotidienne de petites contraventions à la loi, à l'organisation d'activités
sociales ou politiques régulières et, enfin, au soutien avec de faibles moyens des habitants et de
l'activité économique du village.
Ce niveau communal est donc le plus discuté, qu'il soit taxé de non-efficacité et d'inutilité, ou
qu'il soit considéré comme un échelon non-approprié à la situation du périurbain ou de la
campagne, résultat de l'agglomération de plusieurs villages, potentiellement antagonistes et par
conséquent trop compliqués à gérer.
Néanmoins, la situation dépeinte ici ne saurait décrire fidèlement et totalement le rôle des pouvoirs
publics locaux et l'importance du niveau communal qui demeure, pour les habitants, un échelon
important, lieu de contacts avec les autorités publiques et d'expression de leurs revendications.
223 « les conseils et comités populaires d'arrondissement peuvent uniquement modifier à la marge les politiques d'Hanoi et décider sur des sujets purement locaux, généralement sur des questions inhabituelles au sein de leur localité et sous leur autorité (par exemple, en aidant à organiser une élection, une collecte de dons pour des désastres naturels ou des campagnes pour résoudre des problèmes sociaux »
259
CHAPITRE 10
ORGANISATION ET STRUCTURE HIÉRARCHIQUE DES ÉCHELONS ADMINISTRATIFS SUPRA-COMMUNAUX : DU DISTRICT AU NIVEAU NATIONAL, UN POUVOIR FRAGMENTÉ ET DES
COMPÉTENCES PARTAGÉES
En gravissant les échelons de la pyramide administrative et territoriale vietnamienne, de
nouveaux acteurs publics, aux prérogatives officielles et légales plus étendues se retrouvent : le
niveau du district224, le niveau provincial (tỉnh) et le niveau national, comprenant le gouvernement
central et ses ministères et l'Assemblée Nationale.
Les échelons dits « locaux », dont nous avons rappelé en première partie l'importance mineure aux
yeux des villageois notamment, acquièrent cependant depuis les réformes du Renouveau de plus en
plus de pouvoirs, d'autorité et de contrôle sur le développement des territoires et sur les politiques
mises en œuvre localement. Sans être exhaustif, ce chapitre vise à montrer, en s'appuyant sur des
exemples concrets et des domaines circonscrits, comment ces niveaux d'autorité interagissent et
s'articulent, et à souligner la fragmentation des pouvoirs et la concurrence qui prévalent dans les
rapports inter-échelons.
Après avoir brièvement exposé les modalités d'élection et la composition concrète de ces
pouvoirs publics, nous développerons plus précisément le rapport district-province, puis prendrons
l'exemple concret de la planification pour montrer l'articulation des prérogatives de ces trois
niveaux. Enfin, après avoir donné des éléments de compréhension sur le fonctionnement financier
des pouvoirs publics et leur budget, nous présenterons les autorités compétentes pour la gestion des
villages de métier, révélatrice de la fragmentation des responsabilités dans le système administratif
vietnamien.
224 Dans ce chapitre, nous choisissons d'utiliser le terme de district pour désigner ce niveau médian, entre commune et province. Ce niveau regroupe officiellement plusieurs entités au statut administratif différent: le district rural (huyện), l'arrondissement urbain (quận) et la cité municipale (Thị xã)
260
I. Structure administrative et organisation des organes législatifs et exécutifs des districts et provinces
1. Modalités d'élection et représentation de territoires duales : les conseils et comités populaires des échelons supérieurs
L'organisation des élections des conseils populaires aux niveaux des districts et provinces est
sensiblement la même que celle des conseils populaires du niveau communal. La structure
organisatrice de ces élections, la sélection des candidats ou encore la pratique du vote par
procuration sont en effet équivalentes à tous les échelons. De la même façon, les habitants votent
pour le conseil populaire du district ou de la province, qui sera lui-même en charge de désigner la
présidence du comité populaire de même niveau.
Quelques points méritent néanmoins des éclaircissements et précisions.
Tout d'abord, les conseils populaires de districts comme de provinces sont à la fois chargés
d'administrer et de gérer la ville de leur siège, mais également le territoire plus large de leur district
ou province. Ainsi, le comité populaire de Bắc Ninh est responsable tant de la ville de Bắc Ninh
(thành phố) que de la province dans son ensemble (tỉnh). Le thị xã de Từ Sơn est quant à lui chargé
d'orchestrer directement la gestion du territoire de la ville de Từ Sơn et de superviser en même
temps l'action des comités populaires des xã ou phường qui composent cet ensemble administratif et
territorial.
Les élections des membres des conseils populaires de ces deux échelons concernent donc à
la fois les habitants de la ville-centre et les habitants des communes, quartiers ou districts de ces
territoires. Selon le décret n°19/2004/ND-CP du 10 janvier 2004, qui détaille et précise certains
articles de la loi sur les élections de 2003, chaque circonscription électorale élit au maximum cinq
représentants. Dans le cas des districts par exemple, chaque commune, quartier ou bourg de district
(thị trấn) représente une circonscription et peut élire jusqu'à cinq représentants. Lors des dernières
élections du conseil populaire du thị xã Từ Sơn, s'éloignant ainsi quelque peu de la loi, les membres
du comité populaire de même niveau ont proposé deux à trois candidats par circonscription225. Les
habitants ont du, non pas voter pour un candidat, mais entériner son élection, en approuvant ou
désapprouvant sa nomination. Les candidats ayant recueillis plus de 50% des voix ont obtenu
officiellement un poste de représentant au sein de ce conseil populaire226. Dans le cas de la
225 Pour rappel, les candidats doivent normalement être proposés par le Front de la Patrie, ou par d'autres organismes socio-politiques locaux, comme les coopératives. Dans le cas de Từ Sơn, non seulement les candidats ont été désignés par le comité populaire, mais le vote a davantage correspondu à un référendum qu'à une élection plurielle.
226 Entretien avec le vice-président du comité populaire de Trang Hạ (2010)
261
suppression du conseil populaire à ce niveau médian du huyện, du thị trấn ou du thị xã, il est
envisagé d'organiser une élection directe du comité populaire par les citoyens, après approbation des
candidats par cette même structure mixte de membres du Parti, d'élus de la mandature précédente, et
d'associations de masse.
Dans le cas des provinces ou des villes sous gestion directe du gouvernement, les districts ruraux
(huyện), les arrondissements urbains (quận), les villes provinciales (thị xã) et les villes (thành phố)
sont les circonscriptions votantes pour la composition du conseil populaire.
La révocation d'un président de comité populaire ou sa dissolution peuvent être le fait du conseil
populaire de district ou du comité populaire de province, pour le niveau du district, ou du conseil
populaire de province ou du Premier ministre, pour le niveau provincial.
Selon la décision n° 215/QD-TTg du 16 février 2011, sur la structure, la composition et le
nombre de membres du conseil populaire à tous les niveaux pour la période 2011-2016, promulguée
par le Premier ministre, la composition de ces conseils doit comprendre 15% de moins de 35 ans,
30% de femmes, 10% de non-membres du Parti et une représentation dite « raisonnable » de
membres de l'Armée, des organisations de masse, etc. Les conseils, à ces deux niveaux, ne peuvent
excéder 40 représentants à l'exception d'Hà Nội, qui peut en compter jusqu'à 95. En outre, cette
nouvelle décision insiste particulièrement sur les nouvelles qualités requises pour ces futurs élus,
très liées à leur dimension représentative. Ainsi, ils doivent garder un contact proche et constant
avec les habitants, écouter et respecter leurs opinons, être incorruptibles, toujours protéger leurs
droits et intérêts et, enfin, gagner leur confiance (article 1).
Suite à ces élections, le comité populaire de même niveau est donc constitué et sont élus ses
président et vice-présidents. Le conseil populaire se structure quant à lui de la même façon qu'au
niveau communal, chaque membre appartenant à un ou plusieurs comités permanents en charge de
la surveillance d'un domaine en particulier et ses conférences sont également bi-annuelles.
2. La composition des comités populaires : fonctionnaires déconcentrés et représentants de l'État central
Ces comités sont également constitués d'élus et de fonctionnaires déconcentrés, sous la
double direction de leur ministère de tutelle et de la présidence du comité populaire. Au niveau
provincial, ces départements sont généralement au nombre de seize et comprennent : les services
262
des affaires intérieures, de la justice, du plan et de l'investissement, des finances, de l'industrie et du
commerce, de l'agriculture et du développement rural, des transports, de la construction, des
ressources naturelles et de l'environnement, de l'information et des communications, du travail, des
invalides de guerre et des affaires sociales, de la culture, des sports et du tourisme, des sciences et
technologies, de l'éducation et de la formation, de la santé et, enfin, de l'inspection provinciale 227.
Dans quelques cas de figure, un service des minorités ethniques est constitué ou est établi un service
des affaires étrangères, pour les provinces frontalières.
Ces « corps spécialisés », tels que nommés dans cette loi, sont donc officiellement chargés
d'assister et de conseiller le comité populaire dans la mise en place de mesures ou décisions de leur
champ de compétences, mais également de veiller à ce que ces décisions soient en conformité avec
les lois nationales et avec les directives de leur ministère de tutelle.
Ces départements ont la responsabilité de mener des études préalables à la rédaction de directives
provinciales, à la réalisation des plans d'aménagement ou de développement socio-économique, à la
mise en place de programmes spécifiques, qu'ils soumettent par la suite à l'approbation et à la
promulgation par le président du comité populaire. Enfin, ces services sont également chargés de
gérer la composition de leur branche au niveau du district et doivent définir les critères légaux de
qualification et d'embauche pour ces fonctionnaires, sous leur supervision228.
À titre d'exemple, la définition des tâches du service de la construction dans ce décret est la
suivante : « conseiller et assister le comité populaire de province à accomplir la gestion d'État dans
la construction ; les matériaux de construction ; les maisons d'habitation et bureaux ; l'architecture ;
les plans de construction ; les infrastructures techniques des centres urbains, parcs industriels, zones
d'exportation, zones économiques, parcs de haute-technologie (dont les infrastructures urbaines ;
l'alimentation en eau et le drainage ; le traitement des eaux usées ; l'éclairage public, les espaces
verts, les cimetières, les déchets provenant des zones urbaines) ; le développement urbain ;
l'immobilier ». Dans les cas spécifiques d'Hà Nội et Hồ Chi Minh Ville, ces prérogatives sont
regroupées au sein du département spécial de l'Aménagement et de l'architecture.
Nous détaillerons plus tard les responsabilités concrètes de ce département, en développant dans la
suite de ce chapitre les autorités compétentes en matière d'aménagement.
227 Décret n°13/2008/ND-CP, sur l'organisation des « corps spécialisés » des comités populaires de provinces et de villes.
228 Ces services, qualifiés au niveau de la province de sở, sont également présents au niveau du district, sous le terme de phòng ou bureaux.
263
Pour finir, précisons les responsabilités du service de l'Inspection provinciale, qui existe également
au niveau communal sous l’appellation d'« inspecteur du peuple ». Ses missions principales tiennent
à la supervision globale du travail du comité populaire, à la réception et au règlement des plaintes et
dénonciations des citoyens, et à la prévention et lutte contre la corruption.
Au sein du siège de ces comités populaires provinciaux se trouvent également les bureaux
des députés et des délégations de l'Assemblée Nationale représentant ces territoires ainsi que leur
permanence229. Certains députés sont en effet constamment en poste au sein de leur circonscription,
animent ces bureaux et ne participent aux travaux de l'Assemblée Nationale que lors des deux
sessions parlementaires annuelles, tandis que d'autres sont membres du comité permanent de
l'Assemblée à Hà Nội et ne reviennent que rarement dans leur circonscription (Malesky et Schuler,
2010).
Outre ces directions provinciales et ces représentations locales, des fonctionnaires sont également
embauchés pour gérer les bureaux du comité populaire de province, en charge de l'organisation de
ces comités et de leur fonctionnement. Selon le décret gouvernemental n°136/2005/ND-CP du 08
novembre 2005, sur la définition des fonctions, mandats, autorités et sur la structure
organisationnelle des bureaux des comités populaires, quatre membres au maximum peuvent
composer ces bureaux : un chef et trois adjoints. Désignés par le président du comité populaire, ils
sont plus particulièrement responsables de l'administration et organisation du comité, du
« management » et des finances et, enfin, de l'accueil des citoyens.
Les comités populaires sont également composés de cadres, qui tiennent le secrétariat ou assurent la
sécurité, comme au niveau des communes.
Enfin, les conseils et comités populaires des districts et provinces ont également des comités
permanents, chargés de surveiller quotidiennement les activités de ces organes exécutifs et de
recevoir les doléances des habitants, les 1er et 15 du mois au thị xã Từ Sơn par exemple.
229 Résolution n° 545/2007/UBTVQH12 du comité permanent de l'Assemblée Nationale, établissant et définissant la fonction, les tâches, les pouvoirs et la structure organisationnelle des bureaux de délégation de l'Assemblée Nationale.
264
3. Le rapport district-province : subordination du district et limitation de ses prérogatives
Bien que le niveau médian soit le principal interlocuteur et intermédiaire pour les pouvoirs
publics de commune, ses prérogatives et capacités d'action sont très limitées. Selon Albrecht,
Hocquard et Papin (2010, p.19) en effet, la province « cantonne le plus souvent les échelons
inférieurs à des interventions de proximité », puisque les véritables décisions sont prises à l'échelle
provinciale et que le niveau du district doit systématiquement faire vérifier et approuver ses plans et
projets au niveau supérieur. Le rôle du district est par conséquent principalement celui d'orchestrer
et de mettre en place les politiques nationales et provinciales au niveau local, sans véritable
autonomie. Organe exécutif des niveaux supérieurs, seuls quelques domaines d'importance mineure
sont sous sa gestion plus directe, bien que l'approbation de la province soit toujours nécessaire. Son
véritable pouvoir réside donc plutôt dans son contrôle des communes ou quartiers sous sa
responsabilité et dans ses quelques attributs coercitifs.
Concrètement, le district est surtout chargé de la gestion des services publics de base :
l'entretien des routes inter-districts, la construction de nouvelles routes ou leur réhabilitation,
l'entretien des bâtiments publics, des maisons culturelles, des sièges de comités populaires ou des
bâtiments administratifs, l'entretien des canaux d'irrigation, la collecte des impôts perçus par les
comités populaires locaux, ou encore la gestion des écoles primaires et secondaires et des hôpitaux
ou dispensaires. En outre, de plus en plus de districts ont fondé des compagnies des eaux, de
l’électricité ou des URENCO (Urban Environment Compagny) en charge du ramassage des déchets,
qui oeuvrent dans la ville du district mais peuvent également être contractés par les autres
communes et quartiers présents dans cette zone. C'est ainsi que la première zone industrielle de
Đồng Kỵ, comme nous l'avons précédemment évoqué, a progressivement souscrit des contrats
auprès de ces entreprises de Từ Sơn pour la fourniture de services.
Les districts sont également chargés de redistribuer les budgets publics aux niveaux inférieurs, qu'il
s'agisse des budgets de fonctionnement des comités populaires de xã, des fonds spéciaux pour la
réalisation de certains projets, comme l'aide à la reconversion des paysans expropriés ou, à travers
leurs associations de masse, des prêts aux associations communales.
Concernant les questions foncières, les prérogatives des comités populaires de district sont
faibles, puisqu'ils ne peuvent ni changer le statut des terres ni décider unilatéralement d'attribuer des
licences d'investissement ou de récupérer ces terres. En revanche, ils peuvent gérer des petits
265
conflits fonciers locaux dans les entités administratives inférieures, diviser en deux des carnets
rouges et donc constituer de nouvelles parcelles, par exemple.
Enfin, officiellement, les comités populaires de district sont supposés gérer les problèmes
inter-districts, qu'il s'agisse de problématiques communes à ces territoires, en matière hydraulique
par exemple ou de voies de communication, ou arbitrer des différents entre communes, comme nous
l'avons montré avec l'exemple de la pollution de la rivière Nhuệ, à Sơn Đồng230. Dans ce cas précis,
les habitants et le comité populaire de la commune se sont plaints à de multiples reprises auprès du
comité populaire d'Hoài Đức puisque la tentative de gestion directe du conflit entre les deux xã
avait échoué. Finalement, le comité populaire d'Hoài Đức a décidé de financer le nettoyage de ce
canal et de contracter les services d'une société des eaux (mát trời xanh) pour tenter de mettre en
place un système de traitement des déchets directement sur place, à Dương Liễu231. Cependant,
malgré l'implication du district dans ces tensions, la situation n'était toujours pas réglée lors de nos
dernières enquêtes, montrant les difficultés que ce niveau rencontre dans la gestion des conflits
inter-communaux.
Le pouvoir s'exerce donc principalement sur les communes ou quartiers de son territoire
administratif et sur ses capacités coercitives. En effet, le comité populaire peut faire appel à la force
publique, l'armée comme la police pour la destruction de constructions illégales ou pour l'éviction
forcée de villageois refusant les expropriations. En général, le district tente dans un premier temps
d'utiliser son pouvoir de persuasion pour encourager les habitants à détruire d'eux-mêmes ces
constructions, après avoir dressé des procès verbaux, mis des amendes et menacé ces récalcitrants
ou, dans le cas de résistances aux expropriations, en constituant des « comités de libération des
terres et compensations », chargés justement de tenter de rendre ce processus plus pacifique et
rapide. Bien que le recours à la force publique demeure l'ultime solution, Sơn Đồng a malgré tout
connu en janvier 2010 l'intervention de cent policiers du district et de deux cents militaires,
dépêchés sur place pour détruire les ateliers illégaux construits sur la portion nord de la route
menant à la route-digue de la rivière Đáy. Nous reviendrons ultérieurement sur cet événement et sur
les causes qui ont motivé cette intervention, qui peut sembler disproportionnée au vu du faible
nombre de villageois concernés.
230 Pour rappel, Sơn Đồng se situe en aval de la commune de Dương Liễu, un village d'agro-alimentaire spécialisé dans la transformation du manioc, pour la production des vermicelles appelés « miến ». Lors des trois derniers mois de l'année lunaire, la production s'accroît, à l'approche du Tết, et certains habitants de cette commune ont pris l'habitude de déverser leurs déchets dans le canal T2, issu de la rivière Nhuệ. Suivant le cours de ce canal, ces déchets, qu'ils soient organiques ou non, se répandent à Sơn Đồng, à l'occasion d'une « butée » contre un pont.
231 Entretien au dispensaire de Sơn Đồng (2009)
266
Enfin, les policiers de district peuvent également être sollicités par les pouvoirs publics pour mettre
des amendes aux occupants illégaux des espaces publics ou pour faire fermer des ateliers polluants
ostensiblement les ressources naturelles locales.
Tandis que dans ces cas précis, la commune ne peut mettre des amendes que de 2 millions de đồng
(95 USD), le district peut quant à lui mettre des amendes atteignant 5 millions de đồng (240 USD)
et imposer la fermeture de l'atelier232.
Pris entre des provinces aux pouvoirs étendus, dominant largement les politiques et
décisions de ses déclinaisons locales d'un côté, et de l'autre par des communes qui sont souvent
récalcitrantes à appliquer localement les décisions nationales ou provinciales et tentent de se
soustraire au contrôle du district, ce niveau administratif est largement affaibli par ces tiraillements
et par son manque de prérogatives concrètes et de moyens. L'autonomie des pouvoirs publics de
district est donc davantage une autonomie de gestion qu'une autonomie de décision. Seule une
faible marge de manœuvre est laissée par les autorités provinciales, faute de contrôle ou de volonté
de contrôle, ainsi qu'à travers les dysfonctionnements inhérents au système administratif
vietnamien, où le « flou réglementaire » continue de prévaloir, autorisant les autorités des plus
faibles échelons, notamment, à adapter localement ces décisions. La pertinence de cet échelon est
d'ailleurs remise en cause et certains experts vietnamiens estiment qu'il devrait disparaître, laissant
place à un système à deux échelons, le niveau local et le niveau provincial.
II. Planification, investissement et aménagement : compétences partagées, contradictions et concurrences entre niveaux local et central
1. Processus de planification et édification des schémas directeurs : plans asynchrones et dysfonctionnements organisationnels
En matière d'approbation de licences d'investissement, de transformation d'usages des terres
et de cessions des droits d'usages du sol, les pouvoirs résident essentiellement entre les mains des
comités populaires de provinces et, au niveau central, des ministères comme du Premier ministre.
Tout d'abord, le gouvernement central, à travers le ministère du Plan et de l'Investissement (MPI),
élabore tous les cinq ans des plans de développement socio-économiques (SEDP) qui servent de
cadre à tout autre plan, notamment les plans spatiaux. Une fois approuvés, ces plans conditionnent
232 Entretien au comité populaire de la commune de La Phù, district d'Hoài Đức (Fanchette 2009)
267
également les budgets des ministères et les dotations aux gouvernements locaux, sur lesquels nous
reviendrons dans la suite de ce chapitre.
Des déclinaisons de ces plans sont ensuite réalisées plus en détails à chaque échelon administratif,
validées par le niveau supérieur et aux échéances plus courtes. Ainsi, les SEDP de communes et
districts sont réalisés annuellement.
Deux autres types de plans existent : les plans spatiaux ou « schémas d'aménagement », édifiés par
le MOC (ministère de la Construction) et ses services aux niveaux locaux, et les plans de
développement sectoriels, préparés par les ministères concernés.
Nombre de ces plans se surimposent et sont porteurs d'injonctions souvent contradictoires,
puisqu'une réalisation cohérente et harmonieuse demanderait un travail interministériel qui n'existe
pas au Vietnam. Fritzen (2005, p.17) souligne en effet que cette « poor multi-sectoral (or horizontal)
coordination is in part a legacy of the former system of command and control, when each ministry
developed powerful interests in managing economic activities233 ». De même, Fforde (2003)
rappelle que la contrainte d'une coordination inter-départementale, nécessaire pour développer ces
plans multi-sectoriels, est peu remplie.
Ainsi, il arrive que les plans d'occupation des sols érigés par le MONRE (ministère des Ressources
naturelles et de l'environnement) ne correspondent pas aux schémas directeurs du MOC (ministère
de la Construction) ou à la planification des transports du MOT (ministère des Transports). En
outre, au niveau provincial, la Banque mondiale estime que les comités populaires « do not have
sufficient power to efficiently fulfill this coordination and management234 », entre les départements
concernés.
En outre, tandis que les quy hoạch couvrent des périodes de 20 à 30 ans et sont rarement suivis
d'effets et réalisés, les kế hoạch, de court ou moyen termes, ont davantage de chances d'être, au
minimum, d'utiles outils à la prise de décisions. Les plans de plus long terme sont généralement très
rapidement obsolètes, ne correspondent plus aux besoins et contextes locaux, et sont donc ignorés.
Concernant l'aménagement urbain, la loi n°16/2003/QH11 du 26 novembre 2003 sur la
Construction, sous l’égide du MOC, est prescriptrice en la matière.
Cette loi définit quatre types de schémas directeurs ou masterplan : les schémas directeurs
régionaux ou inter-provinciaux introduits en 2005, les schémas directeurs urbains, au niveau des
233 « faible coordination multi-sectorielle (ou horizontale) est en partie un héritage de l'ancien système de commandement et de contrôle, dans lequel chaque ministère développait de puissants intérêts à diriger des activités économiques »
234 « n'ont pas suffisamment de pouvoir pour remplir efficacement cette exigence de coordination et gestion »
268
villes, les plans urbains détaillés, concernant les zones à urbaniser et, enfin, les plans concernant les
zones résidentielles en milieu rural (Albrecht, Hocquard et Papin, 2010).
Ces plans sont élaborés par le ministère de la Construction au niveau national, en ce qui concerne
les schémas directeurs régionaux, ou au niveau provincial par les services de la construction,
appuyés par l'Institut national de planification urbaine et rurale (INPUR), à l'exception d'Hà Nội et
Hồ Chi Minh Ville, qui disposent d'instituts dépendant directement de leur comité populaire. Ainsi,
à Hà Nội, c'est l'HUPI qui en est en charge (Institut de Planification urbaine d'Hà Nội).
Ces schémas doivent normalement être réalisés en collaboration avec d'autres ministères et
directions provinciales, notamment avec le MONRE, qui fixe l'usage du foncier.
Ces plans sont cependant également peu appliqués et les licences d'investissement ou d'approbation
de constructions de zones industrielles ou résidentielles entrent souvent en contradiction. Pour la
Banque Mondiale en effet (2006, p.27), « it is widely acknowledge that the current spatial, or
master, plans of Vietnam's cities are not effective. There is a large disconnect between the
beautifully drafter idealized master plans, that hang in the offices of people's committee and the
reality of urban development on the ground235 ».
Jusqu'en 2003, la possibilité d'amender ces plans était possible, afin de faire correspondre de
nouveaux projets privés avec le cadre officiel de la planification. Les autorités publiques de
province, notamment, se servaient largement de cette possibilité de révision et de cette flexibilité
pour attirer des investisseurs et multiplier les projets. Ces changements et adaptations étaient
d'ailleurs particulièrement utilisés pour les plans les plus détaillés, les plus rigides pour «
accommodate new, market driven proposals where development occurs on a more flexible and
dynamic basis governed by the availability of land on the market, and capital to the developer 236 »
(Banque Mondiale, 2006, p.32). Avec la loi 30/2009/QH12 du 17 juin 2009 sur la Planification
urbaine, cette option a finalement été abandonnée, afin de rendre ces plans plus effectifs et de
promouvoir leur réalisation.
Enfin, pour Mellac, Fontanel et Tran Dac Dan (2010, p.63), outre le décalage des plans et de
leur horizon temporel existe un phénomène de désynchronisation entre le temps de la rédaction du
plan et son temps d’acceptation par les niveaux supérieurs. Selon ces auteurs, les districts sont ainsi
souvent contraints de réaliser des plans transitoires informels puisqu'« une sorte d'autonomie est
donc laissée de fait aux unités administratives inférieures et aux départements pour structurer leurs
235 « il est de notoriété publique que les schémas directeurs ou les plans d'aménagement actuels des villes vietnamiennes ne sont pas effectifs. Il y a une importante déconnexion entre les schémas directeurs idéalisés et magnifiques, qui sont suspendus dans les bureaux des comités populaires et la réalité du développement urbain sur le terrain »
236 « (les) adapter à des nouveaux projets conduits par le marché, où le développement se produit sur des bases plus flexibles et dynamiques, dirigé par les disponibilités foncières sur le marché, et un capital pour l'exploiter »
269
actions dans l'attente des directives officielles qui n'ont dès lors qu'une valeur indicative ». Dans
l'attente de cadres globaux pour définir leurs programmes de développement et définir leur
planification, les autorités locales sont souvent contraintes de mettre en place leurs propres plans,
invalidés, modifiés ou parfois appliqués en contradiction avec les orientations futures émanant de la
province ou du niveau national.
L'urbanisation « non-cartographiée » (Musil, 2013, p.210) demeure ainsi toujours la norme et
s'explique en partie par la multiplication des autorités compétentes en matière d'approbation de
projets et les toujours multiples possibilités de contourner ces plans.
2. L'approbation des projets : attributions partagées et fragmentation de l'autorité
Indépendamment de ces cadres formels de planification, le décret gouvernemental
n°37/2010/ND-CP du 7 avril 2010 sur la formulation, l'évaluation, l'approbation et la gestion de la
planification urbaine, précisent les autorités compétentes qui accordent ces autorisations, en
fonction des catégories urbaines concernées237. Ainsi, le Premier ministre approuve les schémas
directeurs d'aménagement pour les villes « spéciales » et pour les villes de catégories I et II. En
outre, le décret n°08/2004/NQ-CP du 30 juin 2004 fixe l'approbation du schéma d'aménagement
général de la région du delta du Fleuve Rouge par le Premier ministre. Quant aux schémas
directeurs des villes des autres catégories, ils sont approuvés par les comités populaires de province
après consultation du MOC et validation par le conseil populaire de même niveau.
Outre cette segmentation des prérogatives en fonction des catégories urbaines, l'approbation
des projets et la délivrance des permis d'investissement dépendent également de la taille de ces
projets, de leur coût, de leur nature, comme du statut des investisseurs concernés (entreprises
privées, entreprises d'État, investisseurs internationaux via les investissements directs étrangers,
aides publiques au développement, etc.). Par exemple, seul le gouvernement central, à travers le
Premier ministre, peut approuver les projets d'infrastructures impliquant des investisseurs étrangers
ou qui bénéficient d'aides publiques au développement (APD). De même, le niveau central est
compétent dans les cas de projets requérant un changement d'usage des terrains de plus de 5
237 Les villes vietnamiennes sont en effet classées en différentes catégories urbaines, selon le décret gouvernemental n°42/2009/ND-CP du 07 mai 2009. La première catégorie regroupe les « villes spéciales », Hanoi et Hồ Chi Minh Ville, la seconde les centres urbains de catégorie I et II, qui regroupe les villes sous la direction du gouvernement central (Hải Phòng, Đà Nẵng et Cần Thơ) et les capitales provinciales, et les dernières catégories, III, IV et V, de plus petits centres urbains, dont les thị xã ou les thị trấn. Ce classement, que nous détaillerons davantage dans notre troisième partie, dépend à la fois de critères quantitatifs, nombre d'habitants et densité de population par exemple, et de critères « qualitatifs » (Albrecht, Hocquard et Papin, 2010) comme le rayonnement de ces centres urbains sur les plans économiques ou culturels, par exemple.
270
hectares en milieu urbain et 50 hectares en milieu rural. Selon l'arrêté 12/2009/ND-CP du 12 février
2009, sur les investissements dans la construction, le Premier ministre doit également approuver les
projets de plus de 20 000 milliards de đồng (950 millions USD)238 ou les projets spéciaux qui
peuvent avoir d'importants impacts environnementaux, nécessiter la délocalisation de plus 20 000
habitants ou être réalisés dans des zones de défense et de sécurité nationale.
Selon les lois sur la construction de 2004 et le décret sur la gestion de la planification et des
projets d'investissement dans la construction de 2005, la province peut approuver les projets de 400
millions de đồng (25 millions USD) pour les infrastructures et 600 millions (40 millions USD) dans
les autres cas. Les licences d'investissement pour les zones industrielles ou pour les zones urbaines
nouvelles sont délivrées par le comité populaire de province, en concertation avec le service du MPI
(ministère du Plan et de l'Investissement) à une restriction près. La province ne peut en effet
délivrer ces licences pour des investisseurs étrangers que pour des zones urbaines de moins de 10
millions de dollars, jusqu'à 40 millions pour les zones industrielles239. Ces montants dépassés, la
compétence repasse dans les mains du Premier ministre.
Avec le décret n°08/2004/NQ-CP du 30 juin 2006 intitulé « Continuer à renforcer la
décentralisation publique entre le gouvernement et les autorités des villes relevant du pouvoir
central », est précisée la décentralisation de fonctions, de compétences, de responsabilités entre le
gouvernement et les provinces dans les domaines de l'aménagement, de la planification et de
l'investissement et est détaillé également le transfert de compétences pour la location du sol, la
récupération et l'attestation d'usage aux individus par les comités populaires.
Concrètement, au niveau provincial, les aménagements émanent de deux pratiques. D'une
part, le comité populaire peut faire appel à des investisseurs pour réaliser un objectif, selon le plan
d'orientation générale de la province : par exemple, faire un appel à projet pour la construction d'une
zone industrielle telle que prévue dans un plan. Si une entreprise est intéressée, elle peut rédiger une
lettre de demande et un dossier pour réaliser cette zone et la transmettre aux services du MPI et de
la Construction. D'autre part, un société peut directement proposer un projet d'investissement auprès
238 Jusqu'à la promulgation de cet arrêté, le Premier ministre devait approuver tous les projets dépassant les 1 500 milliards de đồng de budget.
239 Décret complémentaire à la loi sur l'investissement n°108/2006/ND-CP du 22 septembre 2006
271
des comités populaires en proposant sa localisation et ses usages. Ces investisseurs peuvent décider
de s'adresser directement au niveau provincial, en fonction de leur budget, de leur poids ou de leurs
contacts, ou s'adresser en priorité auprès du comité populaire de la localité convoitée, en sollicitant
leur appui pour l'acceptation du projet aux niveaux supérieurs.
Cette latitude dans les démarches d'investissement et l'importance du soutien des pouvoirs publics
des différents échelons participent à l'augmentation du « phénomène de compétition entre les
différents unités administratives à différents échelons, pour attirer les investissement porteurs de
richesse, de prestige, ainsi que d'emplois » (Mellac, Fontanel et Tran Dac Dan, 2010, p.20).
Quelles que soient l'origine de l'investissement, la réponse à un appel à projet ou la
proposition directe, la première étape pour soumettre un projet d'aménagement de plusieurs hectares
est de proposer un projet à l'échelle 1/2000. Si ce plan obtient un accord de principe du comité
populaire compétent, alors l'entrepreneur fait réaliser un plan au 1/500 par un cabinet d'architecte.
En cas d'approbation de ce plan, les divers permis d'investissement et de construction sont émis et la
procédure de récupération des terres est lancée. Suite à l'annonce de la récupération de ces terres, le
comité populaire local concerné par les expropriations se doit de faire une liste des foyers affectés,
de l'afficher au siège du comité et d'organiser une réunion d'information avec ces habitants en
présence du comité de pilotage du projet. Enfin, des décisions officielles d'expropriation sont
envoyées à chaque foyer ayant des terres dans la zone déterminée. Dans certains cas, des comités de
libération des terres sont constitués, comprenant des membres du comité populaire et des
représentants des investisseurs, et s'occupent des indemnisations, qu'il s'agisse de versements
d'argent pour les droits d'usage du sol, principalement pour les terres agricoles, ou de l'attribution
d'une autre parcelle ou d'un logement pour la relocalisation des expropriés en cas de récupération de
terres résidentielles. Bien que le montant des expropriations soit à la charge de l'investisseur, la
pression exercée par les fonctionnaires ou leur pouvoir de négociation participent à la facilitation du
processus. Il arrive néanmoins que les investisseurs se chargent eux-mêmes de ces expropriations et
négocient directement avec les habitants concernés. Nous aborderons davantage ces procédures,
leur fonctionnement concret comme leurs conséquences dans notre dernière partie.
272
3. Fixation des prix et changements de statuts des droits d'usages du sol : les outils de contrôle de la province
Concernant la gestion des terres, la province gère donc les autorisations d'investissements, les
expropriations ou le changement de leur statut pour les investissements d'acteurs privés, pour les
agences d'État ou les autres organisations publiques, tandis que le district s'occupe de ces questions
pour les individus et les foyers et, enfin, le niveau communal ne peut que consigner l'usage qui est
fait des terres localement et éventuellement reconnaître les échanges qui sont réalisés ou les mises
en location (Kerkvliet, 2006).
En outre, légalement, les provinces ont la possibilité de mettre des amendes aux entreprises ou
habitants n'ayant rien construit sur les terres reçues depuis plus de trois ans, afin de dissuader des
pratiques de spéculation foncière, et de récupérer ces terres, dans des cas extrêmes. De plus, les
licences d'investissement sont délivrées pour 24 mois, dans le cas de plusieurs investisseurs et de 12
mois, s'il s'agit d'un investisseur unique et peuvent également être abrogées en cas d'inactivité. Des
stratégies existent néanmoins pour prolonger ces licences et autorisations, sans que ne soient
réellement entrepris des travaux ou investissements : ainsi, le remblaiement sommaire des terres
peut suffire pour conserver ces droits d'usage.
Enfin, un dernier point majeur concernant la planification ou l'usage des terres dans leur
ensemble tient à la fixation des prix de ces terres. Les provinces sont en effet chargées de fixer le
prix des terres annuellement et de les ré-évaluer tous les 1er janvier. Selon Pandolfi (2001, p.151)
« en établissant les prix officiels, les pouvoirs publics ont voulu préserver leur contrôle sur la valeur
des terrains » et, à travers cela, maintenir une partie de leur maîtrise du foncier, utile lors de la
construction d'ouvrages ou d'aménagements publics, notamment. Cette grille d'évaluation permet
également de baser les calculs du montant des expropriations pour les entreprises ou collectivités. Il
s'agit en fait d'une estimation, qui sert également comme référence pour fixer le montant des taxes
foncières (ibid.), bien que leur valeur soit largement déconnectée de leur valeur sur le marché.
L'étude de la décision n°62/QD-UBND du 31 décembre 2008, élaborée par le comité populaire
d'Hà Nội, révèle par exemple la variation des prix en fonction de la catégorie des terres et de leur
localisation dans le district d'Hoài Đức.
Ainsi, les terres agricoles pour des plantations pluri-annuelles sont estimées à 162 000 đồng par m2
(7,7 USD), les terres rizicoles à 189 600 đồng par m2 (9 USD) et les terres pour l'élevage également
à 162 000 đồng par m2 (7,7 USD).
273
Quant aux terres résidentielles, elles sont évaluées à 1 million de đồng par m2 (47,5 USD) dans le
coeur villageois mais à 4,5 millions (213,5 USD) le long de la route menant à la rivière Đáy ou dans
un rayon de 200 mètres de cette route. Enfin, les terres de production ou commerciales sont
estimées à 680 000 đồng par m2 dans la zone villageoise (32 USD) et 2,6 millions de đồng à
proximité des infrastructures routières inter-districts (123 USD).
Les nuances de tarifs et les différentes catégories sont bien évidemment beaucoup plus importantes
dans les arrondissements urbains d'Hà Nội, ou chaque rue ou presque est évaluée séparément,
qu'elle soit située au fond d'une parcelle, près d'une infrastructure majeure etc. Les valeurs estimées
des terres sont donc très contrastées, en particulier dans des provinces comme Hà Nội où se
« côtoient » les terres les plus prisées du pays et des terres montagneuses et arides, très éloignées de
la capitale, surtout depuis l'élargissement des limites administratives de la capitale, qui a intégré de
vastes régions rurales.
Mais ces tarifs ont davantage une valeur informative dans le contexte des expropriations, les
sociétés concernées pouvant indemniser à des taux bien supérieurs et revendre les terres, une fois
transformées ou équipées, à des prix dépassant largement ceux fixés par la province. Cette dernière
ne peut donc intervenir sur le prix de revente pour favoriser l'accès à de nouvelles parcelles,
industrielles notamment, à des personnes ciblées.
4. Le financement des opérations d'aménagement urbain : la multiplication de montages financiers multilatéraux et des partenariats public-privé
Outre la formule simple de l'attribution d'une licence d'investissement et de terres par les
pouvoirs publics aux investisseurs privés, il existe d'autres montages de financement et
d'exploitation des aménagements urbains les plus importants, dans lesquels la puissance publique
est beaucoup plus présente. Pour Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.41) en effet, « les opérations
d’aménagement urbain d’envergure sont, dans les faits, la plupart du temps de véritables
partenariats entre la puissance publique et les opérateurs ».
Plusieurs types de partenariat se mettent en place progressivement pour financer les besoins en
infrastructures et en logements très importants du pays. Sans entrer dans leur description détaillée, il
convient néanmoins d'en présenter les principales caractéristiques.
Tout d'abord, les partenariats public-privé (PPP) tendent à se multiplier, surtout depuis la
clarification de leur fonctionnement avec la décision n°71/2010/QD-TTg du Premier ministre, en
274
date du 9 novembre 2010, qui fixe les normes et le cadre légal de ces montages. Réalisés
principalement sous la forme de BOT (Build Operate Transfert) ou de BT (Build Transfert), les PPP
sont particulièrement utilisés pour la réalisation d'infrastructures lourdes, comme les centrales
hydro-électriques, et impliquent souvent des bailleurs de fonds internationaux et l'aide publique au
développement.
Un autre mécanisme de financement, proche des PPP mais ne répondant pas aux mêmes critères
légaux concerne les projets de « terre contre infrastructure » (đôi đất lấy hạ tầng). Ces formes de
partenariat permettent aux autorités publiques de financer des services publics, routes, hôpitaux ou
logements sociaux, en échange, soit de concessions foncières, que ces entreprises privées peuvent
exploiter commercialement en construisant une zone urbaine nouvelle par exemple, soit en offrant
un accès facilité aux terres, avec des cessations de droits d’usages du sol sur des terres publiques, en
aidant à la libération des terrains, ou en proposant des avantages de nature fiscale. En outre, nombre
de ces partenariats sont créées avec des entreprises de construction liées aux comités populaires ou
avec des sociétés d'État.
Selon Kim (2011, p.494), grâce à ces montages, « local government bureaus developed a new form
of economic relationship with an emerging group of private entrepreneurial firms. They exchanged
private land development approval for the private financing of public infrastructure in an
arrangement I refer to as fiscal socialism240».
Ainsi, ces nouvelles formes contractuelles permettent aux provinces les plus dynamiques à la
fois d'attirer des investisseurs sur leur territoire, mais également de financer des projets publics,
directement, et sans avoir recours au budget public ou aux emprunts par exemple. Ce mode
d'investissement n'est cependant pas pérenne, la disponibilité foncière étant amenée à diminuer, et
les difficultés à faire respecter les engagements des investisseurs sont fréquentes.
Enfin, depuis la promulgation du décret gouvernemental n°138/2007/ND-CP du 28 août
2007, sur l'organisation et la mise en place des fonds locaux d'investissement, ont été mises en place
ces institutions financières provinciales, qui contribuent largement au financement des projets
publics dans le domaine des services de santé ou d'éducation, de la construction de zones
industrielles ou d'infrastructures routières.
Ces fonds sont constitués à partir du budget propre des provinces, mais également à partir
240 « les agences des gouvernements locaux ont développé une nouvelle forme de relation économique avec un groupe émergent de firmes entrepreneuriales dynamiques. Ils échangent l'approbation pour des développements fonciers privés contre le financement privé d’infrastructures publiques dans un arrangement que je qualifie de socialisme fiscale »
275
d'emprunts effectués directement auprès de bailleurs de fonds internationaux et de l'aide publique au
développement, ou des banques publiques vietnamiennes.
Enfin, de plus en plus de PMU (project management unit) sont constituées pour la mise en
place de ces aménagements urbains, en particulier des plus importants, du point de vue de leur
nature comme de leur coût. Regroupant les différents services provinciaux concernés par ces
projets, elles visent à mettre en place une gestion plus collégiale et efficace. Ministère et direction
du Plan et de l'Investissement doivent également veiller au respect de nombreuses règles techniques
et administratives énoncées par la loi 59/2005/ QH11 de novembre 2005 sur les investissements et
par le décret n°108/2006/ND-CP actualisé en 2009, qui classe les investissements en plusieurs
catégories en fonction de leur montant et de leur nature. En effet, le processus d’autorisation
technique supposant, dans de nombreux cas, l’intervention de plusieurs directions, ces nouvelles
unités visent à introduire des pratiques plus transversales, mais également à créer une réelle entité
de pilotage de projet.
Pour conclure sur ce rapide survol des questions foncières, de planification et
d'investissement, il convient de noter que les autorités publiques vietnamiennes sont engagées dans
un processus de décentralisation des pouvoirs, bien qu'ils demeurent encore largement
compartimentalisés.
Les nouvelles lois sur la construction ou sur la planification ont en effet participé à l'augmentation
des prérogatives des provinces en matière de décision et à leur délégation de nouveaux pouvoirs.
Pour la Banque Mondiale (2006, p.14), bien que « the promulgation of standards for construction
and urban planning are retained at the central level, (while) approval of plans and projects is being
progressively decentralized to People's committees241 ».
Cependant, la segmentation des prérogatives et les objectifs contradictoires qui peuvent être
affichés par les différents niveaux de gestion ou les différents ministères continuent d'affecter la
prise de décision et la réalisation des plans affichés. En outre, pour Musil (2013), les processus de
planification demeurent marqués par leur inertie, résultant justement de cette compartimentalisation
des pouvoirs.
241 « la promulgation de normes pour la construction et l'aménagement urbains est maintenue au niveau central, (tandis) que l'approbation des plans et projets est progressivement déléguée aux comités populaires »
276
III. Budgets et finances publiques : un important processus de décentralisation, source de différenciations locales.
Afin de comprendre l'articulation des différents échelons administratifs et territoriaux au
Vietnam et leur évolution, il convient d'introduire synthétiquement le fonctionnement financier des
pouvoirs publics vietnamiens et la constitution de leur budget.
Tout d'abord, trois types de revenus principaux constituent la source du budget national, certains
allant intégralement dans le budget de l'État national, d'autres dans le budget provincial et, enfin, les
derniers types de revenus étant partagés (Banque Mondiale, 2006)
Ainsi, les taxes sur l'import/export, la TVA, la taxe sur le pétrole non-transformé et la taxe sur les
entreprises sont totalement affectées au budget de l'État central. Les taxes foncières, les taxes
immobilières, les revenus issus de l'exploitation ou de la vente des ressources naturelles, les taxes
pour l'attribution des licences d'investissement, les taxes sur les transferts des DUS ou encore les
revenus perçus de la vente des propriétés publiques alimentent le budget des provinces.
Enfin, la TVA sur les produits importés, certaines taxes pour les entreprises, les impôts sur le revenu
et les taxes sur l'essence sont répartis entre le budget d'État et le budget des provinces.
Le recouvrement des impôts et taxes répond à un système centralisé dont sont chargés le
ministère des Finances et ses démembrements locaux au sein des départements provinciaux, des
bureaux de district et des douanes. Chaque province se voit fixer annuellement un objectif global de
taxes et impôts à percevoir. Afin d'encourager ce recouvrement local, les provinces peuvent
actuellement conserver une partie du montant collecté supérieur aux montants exigés.
Pour fixer ces objectifs, les ministères des Finances et du Plan et de l'Investissement s'appuient tout
d'abord sur les demandes formulées par les comités populaires d'un côté et sur les SEDP préparés au
niveau national, d'un autre côté, et avant que ces montants ne soient votés par l'Assemblée
Nationale.
Sont ensuite définis les montants à recouvrer ainsi que les redistributions budgétaires qui seront
accordées à chaque province, selon la loi 1/2002/QH11 du 16 décembre 2002. En outre, y sont
imposés des principes de solidarité et d'équilibre qui mettent en place les mécanismes de
péréquation fiscale et de redistribution, très importants dans le cas du Vietnam. Tous les trois à cinq
ans, ces montants sont donc re-évalués en fonction des nouveaux besoins des provinces ou de leurs
nouvelles capacités de financements autonomes.
Certaines provinces sont par conséquent plus ponctionnées que d'autres et contribuent
largement au budget national, tandis que d'autres provinces, les plus défavorisées, reçoivent de
277
substantiels budgets et aides, puisqu'elles ne peuvent s'appuyer sur leurs fonds propres.
L'État peut en effet décider de conserver une partie des taxes partagées, la TVA et l'impôt sur les
sociétés, des provinces les plus riches. Ainsi, selon Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.27), « dix
des 63 provinces sont ainsi ponctionnées de 5 % à 74 % de ces ressources. Cette ponction
représente, pour les dix provinces concernées, un manque à gagner global équivalent à environ 60
% de leurs recettes potentielles ».
Cependant, ces provinces « excédentaires » sont rares et la plupart des provinces vietnamiennes
reçoivent des transferts du niveau national, tant pour leur budget de fonctionnement que pour
financer leurs investissements. Ainsi, « en moyenne, à l’échelle nationale, les transferts contribuent
pour 47 % aux budgets des provinces » (ibid.) et ils sont essentiellement utilisés pour des
investissements ciblés, à travers les « national target program », déjà évoqués au niveau communal.
Malgré ces mécanismes, il est essentiel pour de nombreux comités populaires locaux de
trouver d'autres sources de financement et de mettre en place d'autres montages contractuels pour
financer leurs projets. Les PPP ou les partenariats entre les autorités provinciales et des compagnies
locales sont possibles, bien qu'ils soient plus difficilement mis en place dans des provinces moins
développées ou à la localisation moins intéressante, faute de profits importants pour les
investisseurs.
Outre les taxes perçues et entrant directement dans le budget des provinces, ces taxes partagées et
les transferts de fonds du gouvernement central, ces prêts conditionnels, d'autres sources de revenus
sont accessibles aux provinces dont: les emprunts contractés auprès du gouvernement central, les
revenus générés par des partenariats avec des entreprises privées, l'émission d'obligations et l'entrée
à la bourse d'Hà Nội ou d'Hồ Chi Minh Ville. Enfin, comme nous l'avons déjà indiqué dans notre
chapitre consacré à l'échelon local, de plus en plus de financements dépendent de la contribution
des usagers, dans le domaine des services, qu'il s'agisse de la fourniture d'électricité, d'accès à l'eau
ou même d'éducation, avec des hausses des droits ou tarifs.
Grâce à ce recouvrement et à ces transferts, les budgets des comités populaires provinciaux
sont donc constitués et doivent être conformes aux grandes orientations définies au niveau national,
avec un certain pourcentage des fonds utilisés pour le secteur de la santé, de l'éducation ou des
infrastructures. Le détail plus précis de l'allocation des budgets doit ensuite être approuvé par le
conseil populaire de même niveau.
278
D'après Albrecht, Hocquard et Papin à nouveau (2010), la structure « type » des budgets
provinciaux est établie de la façon suivante : un quart du budget est consacré à l'investissement
public, un cinquième aux transferts aux communes et districts, 15% à destination de
l'environnement et de la santé, tandis que la part majeure est attribuée aux dépenses de personnel.
Les budgets des districts et entités infra-provinciales représentent donc en moyenne environ un
cinquième des budgets provinciaux, tandis que près de la moitié du budget d'État est consacré aux
budgets des provinces.
Les observateurs étrangers considèrent que le processus de décentralisation en matière fiscale
est le plus abouti au Vietnam et que ces nouvelles marges de manoeuvre et autonomie de décision,
surtout pour les provinces les plus dynamiques du point de vue économique, permettent une
« émancipation progressive des pouvoirs locaux »242.
Mais ce retrait relatif de l'État dans les finances locales pose la question de la pérennité du modèle
de péréquation fiscale mise en place et de la poursuite du maintien artificiel d'une certaine unité des
territoires au niveau national. En effet, de nombreuses provinces n'ont pas accès à ces nouveaux
montages financiers et aux ressources du privé et ne peuvent que s'appuyer sur les transferts
étatiques, accroissant les inégalités de développement et de croissance.
En outre, pour la Banque Mondiale (2006, p.39) par exemple, « government will have to balance
the desire for greater fiscal decentralization with consideration of the needs to strengthen the
technical and financial capacity of local governments, and for equitable development throughout the
country243 ».
Ainsi, des auteurs comme Kerkvliet (2004), Albrecht, Hocquard et Papin (2010) considèrent que le
niveau provincial est actuellement dans un processus d'émancipation de la tutelle centrale, en raison
de l'autonomisation de ses revenus budgétaires. En effet, le changement de loi permettant aux
autorités provinciales de conserver la marge supérieure de leurs recettes, et leur récente possibilité
de gérer directement les investissements et les projets avec les acteurs économiques étrangers, ont
permis aux provinces de diversifier leurs sources de revenus, de ne plus être uniquement
dépendantes de l'État et de mettre en place des pratiques différenciées d'une province sur l'autre, en
matière de procédures d'investissement ou d'attractivité.
En outre, Malesky et Schuler (2010, p.5) considèrent d'ailleurs que cet accroissement des richesses
et de l'indépendance économique des provinces encourage leur prise de distance vis-à-vis des
242 Albretcht, Hocquard et Papin (2010, p.35)243 « le gouvernement devra trouver l'équilibre entre le désir d'une plus grande décentralisation fiscale et la prise en
compte des besoins de renforcer la capacité technique et financière des gouvernements locaux, pour un développement équitable à travers le pays »
279
directives nationales, la multiplication des actes de « fence-breaking » de la part des autorités
provinciales, qui périodiquement ont « broken away from the confines of centrally directed policy
making to bolster their local economies244 ».
IV. La gestion des villages de métier au niveau supra-communal : l'absence d'une autorité régulatrice, des compétences fragmentées.
1. Un ministère de tutelle en perte de pouvoir : la diminution du rôle du Ministère de l'Agriculture et du développement rural
À l'image des autres domaines, la gestion des villages de métier dépend de nombreux
ministères, niveaux de compétence et organisations parfois concurrentielles, aux politiques ou
intérêts souvent contradictoires. La définition des prérogatives demeure floue, tout comme les
responsabilités de chacun, tandis que les nouvelles lois ou les recompositions territoriales font
régulièrement évoluer ce système difficilement appréhendable. Ces entités « transversales », ou
pluri-actives, sont donc gérées de façon fragmentée.
Tout d'abord, puisque les villages de métier sont encore majoritairement situés en zone
administrative rurale, le MARD (ministère de l’Agriculture et du Développement rural) est
officiellement le ministère responsable de ces villages depuis 2005245. Son rôle est de proposer des
plans, projets ou politiques liés au développement du secteur non-agricole en général et d'assister
les autorités locales dans leur mise en place. Ce ministère est également chargé de proposer des
politiques incitatives pour le développement de l'artisanat, en élaborant dans un premier temps un
protocole de loi ou de résolution, puis en proposant un projet provisoire, discuté au sein du
ministère comme avec les autorités locales concernées246, avant de soumettre ces politiques à
l'Assemblée Nationale.
Son influence et sa capacité à imposer des politiques en faveur du développement de ces
villages sont néanmoins entravées par la limitation de ses prérogatives. En effet, le MARD et ses
244 « se sont dégagés des limites imposées par les décisions politiques centrales pour renforcer leur économie locale »
245 Avant cette décision, le Ministère de l'Industrie était leur ministère de tutelle et l'Union des associations coopératives l'agence gouvernementale en charge des villages de métier. (Entretien avec le vice-directeur général du département de transformation et de commercialisation des produits agricoles au sein du MARD, octobre 2010).
246 Selon la résolution n°545/2007/UBTVQH12 du comité permanent de l'Assemblée nationale, Establishing, and defining the functions, tasks, powers and organizational structure of offices of provincial/municipal national assembly delegations and people's councils, avec les bureaux de délégation de l'Assemblée nationale.
280
déclinaisons au sein des comités populaires locaux ne peuvent proposer de projets de zones
industrielles des villages de métier, sous la responsabilité du MOI (ministère de l'Industrie),
attribuer des licences d'investissement, contrôlées par le MPI (ministère du Plan et de
l'investissement), s'opposer à la récupération de terres agricoles, gérée par le MOC (ministère de la
Construction), le MONRE (ministère des Ressources naturelles et de l'Environnement) ou encore
directement par le Premier ministre, comme nous l'avons précédemment montré.
Concernant la promotion de l'artisanat, de ses formes d'organisation et de son exportation, le
MPI conduit la formalisation des activités, la constitution de PME et leur compétitivité, le MTI
(ministère du Commerce et de l'Investissement) s'occupe de la promotion de l'exportation, et le
MOI (ministère de l'Industrie) gère les zones industrielles comme la mécanisation de ces métiers.
En outre, le MOLISA (ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales) est responsable
tant de la promotion de l'emploi rural que de l'aide à la reconversion des paysans expropriés suite à
des projets de zones industrielles, résidentielles, récréatives ou encore à la construction
d'infrastructures de transport.
Sur des questions moins stratégiques, le MARD ne peut pas davantage proposer de
politiques de développement touristique, lequel incombe au ministère de la Culture et de
l'Information chargé de valoriser l'artisanat vietnamien à travers foires, conférences, expositions ou
parutions d'ouvrage, ou au ministère du Tourisme chargé d'encourager la constitution de réseaux
touristiques et de visites dans ces villages.
Les prérogatives du MARD sont donc parcellaires et la collaboration avec les autres ministères
rendue difficile puisque les objectifs divergent. Ainsi, tandis que le MARD est supposé promouvoir
le développement de l'agriculture et à travers cela le fonctionnement pluri-actif des villages, le
MOC comme le MOI encouragent davantage la récupération de ces surfaces agricoles et leur
transformation au profit du développement urbain ou industriel.
En outre, le rôle du MARD et son champ de compétences varient en fonction du statut
administratif des villages concernés. Nous reviendrons plus en détail ultérieurement sur les
implications de ce statut, mais pouvons déjà illustrer ces répercussions par l'exemple d'Hà Nội.
Avant l'élargissement du périmètre administratif de la capitale, les villages de métier appartenant à
Hà Tây étaient gérés, aux niveaux provincial, de district et communal, par les représentants
déconcentrés du MARD au sein des services et bureaux de l'agriculture. Suite à l'intégration de cette
province, les prérogatives de gestion des villages de métier ont été confiées au service de l'Industrie,
du Commerce et du Tourisme, les services de l'agriculture ayant disparu. Le rôle du ministère
officiellement de tutelle est donc d'autant plus amoindri par le changement de statut administratif et
281
par l'intégration formelle des villages de métier dans la sphère urbaine.
2. La création d'organismes transversaux : l'Agence vietnamienne de promotion du commerce (Vietrade) et l'Association vietnamienne des villages de métier (VietCraft)
Malgré cette fragmentation des compétences au sein de multiples ministères, plusieurs
organisations et agences ont été créées afin de tenter de rendre plus cohérentes les politiques liées
aux villages de métier et d'encourager leur développement. Vietrade (Vietnam Trade Promotion
Agency) a par exemple été établie en 2000 par la décision 78/200/QD-TTG. Assistant le MTI247 de
l'époque, cette agence devait participer à la promotion du commerce de l'artisanat de ces villages sur
le marché domestique comme à l'exportation. Ses fonctions se rapprochent d'un institut de
recherche - financé par le budget d'État, puisque Vietrade est chargé de mener des enquêtes sur les
marchés nationaux et internationaux et de fournir des informations aux ministères concernés sur la
situation économique des villages de métier et leurs débouchés.
Devant le constat du manque de mutualisation d'expériences et de l'absence d'une structure
regroupant les villages de métier, Vietrade a proposé en 2007 la création de VietCraft (Vietnam
Craft Association), fondation entérinée par la décision 302/QD-BNN du ministère de l'Intérieur,
ministère de tutelle des associations. Cet organisme a également vocation à encourager le
développement de ces artisanats et est chargé de fournir des services aux villages de métier, sur des
questions de gestion, d'accès aux matières premières, d'amélioration de la qualité des produits ou
encore en favorisant la mise en place de liens avec les marchés internationaux. Les destinataires de
ces services sont donc davantage les entreprises constituées et formelles des villages de métier,
plutôt que les villages eux-mêmes, soutenus quant à eux par VIRAFT (Vietnam Association of Craft
Villages), créée en 2005 par la décision 22/2005/QD-BNV, qui vise plus largement à préserver
l'artisanat traditionnel en protégeant les droits et les intérêts des membres de cette association.
Forte de 600 membres en 2008 (Mekong Economics, 2008), les capacités de cette association sont
néanmoins limitées, puisqu'elle ne dispose pas de moyens d'action propres et qu'elle n'attire qu'un
nombre limité de villages, de particuliers ou encore d'entreprises comme nous l'avons exposé
précédemment.
247 ministère du Commerce et de l'Industrie, dissout depuis.
282
Enfin, sans entrer dans de plus amples détails, de nombreux autres organismes, institutions
ou associations sont concernés par les villages de métier et participent à leur promotion, comme la
Chambre du Commerce et de l'Industrie du Vietnam (VCCI), l'AFAFP (Agency for Processing
Agricultural and Forest Products) ou encore les nombreuses associations nationales ou provinciales
constituées autour de types d'artisanat.
En conséquence, aux niveaux national comme local, ministériel comme provincial, aucun
organe administratif ou associatif n'est réellement en charge des villages de métier et des
problématiques spécifiques qu'ils rencontrent. Ainsi, la prise en compte de leurs intérêts comme leur
défense ne sont ni cohérentes, ni efficaces et participent au délitement de ces villages, qui
disparaissent face à des intérêts plus puissants, qu'il s'agisse de l'objectif d'industrialisation, de
modernisation et de « civilisation248 » du pays, d'ambitions métropolitaines ou plus prosaïquement
d'acteurs économiques, semi-publics comme privés.
Conclusion
Sur un plan formel, le cadre institutionnel et légal vietnamien est en cours d'évolution : il tend
vers la mise en place non pas d'un État de droit, mais d'une gestion par le droit. À travers l'exemple
du domaine de la planification, nous avons cherché à montrer les efforts des pouvoirs publics pour
délimiter plus précisément les prérogatives des différents échelons et pour formaliser les procédures
administratives. Malgré cela, le « legal limbo » ou « law fuzziness » (Culas, 2010, p.68), la
multiplication et l'empilement de textes et normes dont la hiérarchie demeure floue, continuent à
laisser une marge de manœuvre aux pouvoirs publics de tous niveaux, dans leur application, leur
adaptation ou leur ignorance. L'autorité publique reste fragmentée, parcellaire et les processus de
décentralisation, en matière fiscale notamment, créent de nouvelles opportunités pour une
autonomisation des provinces en particulier, qui dépendent moins des subsides de l'État central que
des investissements privés et prennent ainsi une distance politique du centre.
248 La « civilisation » du pays, văn minh hóa, fait partie des grands objectifs de l'État-Parti et ses politiques concrètes se manifestent particulièrement dans les centres urbains du pays. Nous reviendrons davantage sur la signification de ce terme et ses implications dans le second chapitre de notre dernière partie, consacrée aux représentations du rural et de l'urbain.
283
Outre ces questions de définition des prérogatives entre échelons et d'articulation des
politiques, d'autres « dysfonctionnements » continuent d'entraver le fonctionnement administratif du
pays. Le dernier chapitre vise justement à présenter ces difficultés et lacunes et à montrer les
tentatives de réponses apportées par les pouvoirs publics depuis deux décennies.
284
CHAPITRE 11
DYSFONCTIONNEMENTS DU SYSTÈME ADMINISTRATIF VIETNAMIEN ET RÉFORMES DU CADRE INSTITUTIONNEL : LE MOUVEMENT ITÉRATIF DE PRODUCTION D'UN « NOUVEL ORDRE
POLITIQUE »
Le cadre institutionnel et légal vietnamien, marqué par sa recréation perpétuelle et un certain
tâtonnement, volontaire, dans son élaboration, présente néanmoins de nombreuses lacunes.
Outre la fragmentation de l'autorité exposée précédemment, la définition des prérogatives et
responsabilités de chaque échelon administratif, la cohérence des textes législatifs et leur
pertinence, l'application réelle des politiques de décentralisation continuent de contrarier le
fonctionnement concret des institutions, d'encrasser les rouages de l'État et, in fine, de nuire aux
relations État-Société.
Ce chapitre présente tout d'abord les principales pierres d'achoppement et
dysfonctionnements du système administratif et politique vietnamien ; il vise à éclairer sa situation
contemporaine et la façon dont elle est analysée tant par la communauté internationale que par les
chercheurs spécialistes du pays. Puis, les tentatives de réponse des pouvoirs publics seront exposées
à travers la présentation des vastes programmes de réformes administratives et du parti-pris d'une
implication grandissante des citoyens dans les affaires publiques, au moins sur le plan formel.
I. De la complexité institutionnelle à la corruption généralisée : un système miné par des « dysfonctionnements » majeurs
1. Double subordination et faiblesse de l' « accountability » des pouvoirs publics : l'opacité du système administratif et politique vietnamien
Tout d'abord, comme nous avons pu le voir dans notre précédent chapitre, la principale
critique du système vietnamien, vu comme la source de l’inefficacité de l'action publique, tient à la
fragmentation des prérogatives et des pouvoirs de décision. Leseignoux rappelle par exemple que
« l’absence de définition claire des domaines de compétences de chaque échelon territorial est la
source d’une confusion généralisée dans l’exercice des pouvoirs » (2005, p.11) et nuit ainsi à la
mise en place de directives coordonnées et à la visibilité des politiques gestionnaires.
L'existence des ces multiples instances, qui se chevauchent et s’imbriquent, complexifie en effet le
285
fonctionnement des institutions, créant contradictions et luttes de pouvoirs entre ces structures.
Pour Painter,« the location of authority and jurisdiction between levels of government and across
agencies at the same level is often unclear because of duplication, overlap and composition over
lucrative, income generating fields of administration249 » (2004, p.265) : ainsi, à la concurrence
entre les différentes structures de gestion s'ajoute selon lui le risque de favoriser la prise de décision
arbitraire, la transparence des responsabilités n'étant pas assurée. Est ainsi créé ce que le politologue
nomme un « gap in the control system250» (Painter, 2004, p.266), impliquant ainsi qu'aucune chaîne
de commandement ininterrompu n'existe dans le système vietnamien actuel.
Bien qu'en théorie chaque échelon administratif exécutif répond à une double subordination,
à l'échelon administratif supérieur et à sa propre circonscription, à travers les conseils populaires,
les analystes insistent sur le manque d'« accountability » de ces organes et sur le faible système de
contrôle impliquant de rendre des comptes sur l'action publique menée.
Selon le rapport « Modern institutions »251 (2010), les pouvoirs publics ne sont ni réellement guidés
par l'« upward accountability », impliquant la conformité des décisions avec les lois, règles et
instructions édictées par le sommet de la hiérarchie institutionnelle, ni par la « downward
accountability », basée sur les résultats concrets des actions et leur correspondance au mandat
délivré par les citoyens.
En outre, pour Fritzen (2005, p.17), les faiblesses de la sphère législative locale, représentée par les
conseils populaires, dont nous avons montré les limites, rendent le système très déséquilibré, avec
un pendant exécutif largement dominateur, limitant ainsi « the scope for holding administrators
accountable for delivering public goods in a transparent and participatory manner as prescribed by
law252», qui pourrait garantir davantage de contrôle.
De plus, cette double subordination est considérée par certains comme « a potential source
of tension between national and local interests. More fundamentally, the existing structure also
generates potential tension between elected/representative and appointed administrative bodies 253 »
249 « la localisation de l'autorité et de la juridiction entre les niveaux administratifs et au sein des agences de même niveau est souvent peu claire, en raison de la duplication, du chevauchement et de l'agencement (des responsabilités) concernant les domaines de l'administration les plus lucratifs et générants des revenus »
250 « un vide dans le système de contrôle »251 Rapport co-financé et réalisé en partenariat entre la Banque Mondiale, la Banque Asiatique de développement,
l'Union Européenne, les Nations Unies, et les agences de développement-coopération international-e australienne (AusAid), japonaise (JICA), canadienne (CIDA), suisse (SDC), espagnole (AECID), suédoise (SIDA), danoise (DANIDA), finlandaise (FINIDA), du Royaume-Uni (DFID) et des Etats-Unis (USAID).
252 « la possibilité de tenir les gestionnaires responsables de la délivrance des services publics de façon transparente et participative, telle que prescrite par la loi »
253 « une potentielle source de tension entre les intérêts locaux et nationaux. Plus fondamentalement, la structure
286
(Fforde, 2003, p.24). Ainsi émerge le risque, renforcé par les politiques de décentralisation et
l'évolution des attentes des citoyens envers leurs représentants et dirigeants, d’écartèlement des
pouvoirs publics locaux entre, d'un côté, les directives nationales et les politiques d'orientation non-
adaptées ou bénéfiques pour leur circonscription et, d'un autre côté, les besoins exprimés par ces
localités. Se dessinent ici les fondements de la concurrence accrue entre le niveau central, d'une
part, et le niveau local, d'autre part, que nous avons abordé dans notre introduction et qui
accompagnent les processus de réformes administratives que nous aborderons dans la suite de ce
chapitre.
En outre, Fforde suggère ici que ces dissensions pourraient se matérialiser concrètement au sein des
comités populaires des différents niveaux, les fonctionnaires dépendant et répondant davantage à
leur système de commandement vertical tandis que les élus deviendraient plus redevables de leur
circonscription et soumis au contrôle horizontal.
Figure 1. Pouvoirs, niveaux d'administration et double subordination
Source : Albrecht, Hocquard et Papin (2010, p.20)
existante génère également de potentielles tensions entre les élus et les corps administratifs, composés de fonctionnaires »
287
Enfin, à cette complexité institutionnelle officielle s'ajoute la « hiérarchie secrète » du parti,
qui, selon Papin et Passicousset (2010, p.130) « l'emporte sur la hiérarchie officielle, celle de
l'État ». En effet, l'ensemble de ce système administratif est dupliqué à tous les échelons par les
organes du Parti, qui se posent à la fois en « retrait » du système, officiellement, mais qui cooptent
intégralement le système, officieusement, prenant les décisions finales et dirigeant concrètement le
pays. Ces auteurs expliquent d'ailleurs le sureffectif de ce système administratif, avec environ dix
millions de fonctionnaires et apparentés, par ce doublement des entités État-Parti tout au long de la
chaîne de commandement pyramidale.
Lors de nos entretiens, le rôle fondamental du Parti ainsi que le fait que le pouvoir réside réellement
dans ses mains a plusieurs fois été évoqué, notamment par les non-membres du Parti. Une
représentante du conseil populaire de Đồng Kỵ révélait :« comme je ne suis pas une membre du
Parti, je ne peux pas résoudre les problèmes, je peux juste les transmettre », témoignant ainsi des
limitations, tant des sphères administratives que des représentants élus à prendre des décisions
autonomes du Parti.
L'étude de Ngo Huy Duc et Ho Ngoc Minh (2008, p.7), « Vietnam: The Effect of Grassroots
Democratic Regulations on Commune Government Performance and Its Practical Implications »
(2008) confirme d'ailleurs la primauté du Parti au niveau des communes et explique ainsi l'absence
de réactivité de ces pouvoirs publics vis-à-vis des demandes des citoyens, « since the officials are
accountable not directly to the people, but to the party254 ». Ces auteurs notent néanmoins que la
proportion de non-membres du Parti dans les instances locales, comités populaires comme chefs de
village, est en augmentation, passant d'une moyenne de 3,7 non-membres avant 1998 à près de 10,8
en 2005, bien que les postes d'autorité et de pouvoir demeurent très largement occupés par des
membres du Parti.
2. Impuissance et passivité des échelons locaux
À cette impuissance des acteurs détachés du Parti s'ajoute l'impuissance des niveaux locaux,
communaux en particulier, dans la prise de décision. Bien qu'une certaine décentralisation soit en
cours, la prise de décision demeure largement top-down, puisque le sommet de la hiérarchie
continue à pouvoir rejeter et annuler les décisions prises aux niveaux inférieurs.
Les faibles ressources indépendantes de ces échelons et la nécessité, même pour des affaires locales,
de faire valider et approuver toutes décisions par le niveau supérieur privent les niveaux les plus bas
254 « puisque les officiels sont responsables devant le Parti, et non directement devant les citoyens »
288
de la hiérarchie administrative tant de pouvoirs concrets que de volontarisme ou d'esprit d'initiative.
Pour Fritzen (2005, p.12), « low funding predictability and decision-making power have lead to the
two phenomenon, much discussed by Vietnamese analysts, of ‘asking and giving permission’ [co
che xin-cho] and of lower levels being “passively dependent” on upper levels to provide initiative to
solve local problems [nan y lai]255 ». Les autorités communales continuent en effet de limiter leurs
interventions à des problèmes circonscrits et ne parviennent que difficilement à mettre en
application leurs directives, recourant souvent aux niveaux supérieurs pour qu'ils imposent eux-
même ces décisions, ou qu'ils formulent des réponses appropriées aux problèmes rencontrés
localement.
En outre, insuffisamment formés et entraînés à la gestion locale et aux politiques publiques,
les organes exécutifs locaux n'appliquent parfois tout simplement pas les directives supérieures, ne
sachant comment les mettre en place ou ne comprenant pas leurs finalités. Existent en revanche des
stratégies volontaires des pouvoirs publics locaux d'ignorer ces directives, qu'elles soient perçues
comme contraire au développement de la localité ou qu'elles contreviennent aux souhaits des
habitants, nous y reviendrons ultérieurement.
Ainsi, pour Leseignoux (2005 p.11), « à l’interventionnisme excessif de l’État dans les affaires
locales répond alors une apathie ou une anarchie dans la mise en application des décisions
gouvernementales au niveau local ».
DiGregorio (2009) constate également cette passivité « imposée » du niveau communal et souligne
tant la domination des échelons supérieurs sur les politiques locales que ses effets à plus long terme
sur les capacités des autorités communales. À cet égard, Fforde (2003) voit dans le fonctionnement
de ce cadre institutionnel les limites qu'il impose aux gouvernements locaux en termes de créativité
et de capacité à être proactifs. De même, pour Sun Sheng Han and Kim Trang Vu (2008, p.1113),
ces considérations limitent les possibilités d'action comme la volonté des pouvoirs publics locaux,
les rendant ainsi inefficaces.
3. Des ressources humaines inégales : le manque de compétences et de professionnalisme de l'appareil public
Outre cette structure duale de direction et la difficile définition du cadre institutionnel, les
ressources humaines insuffisantes sont avancées, tant par les pouvoirs publics que par les experts ou
255 « la faible prévisibilité des fonds et le faible pouvoir décisionnel ont conduit à deux phénomènes, très discutés par les analystes vietnamiens, de 'demander et donner la permission' et de la 'dépendance passive' des niveaux inférieurs par rapport aux niveaux supérieurs pour fournir des initiatives afin de résoudre les problèmes locaux »
289
chercheurs, pour expliquer la mauvaise application des directives ou les erreurs commises, en
particulier au niveau local.
Plusieurs études montrent en effet que le niveau de formation des élus et cadres des échelons
administratifs les plus bas, communes et districts notamment, est largement insuffisant pour qu'ils
puissent correctement accomplir leurs tâches, comprendre les enjeux politiques ou de
développement, et mettre en place ces mesures.
Dans les communes et districts que nous avons étudiés, par exemple, la plupart des cadres et élus ne
possédaient aucun diplôme ou spécialisation dans leur champ de compétences et seuls les postes les
plus élevés sur la pyramide administrative, les présidents du comité populaire de Đồng Kỵ par
exemple, étaient occupés par des détenteurs du bac, ou d'un diplôme du secondaire professionnel, à
savoir un bac + 2 (niveau trung cấp).
Au service de gestion urbaine de Từ Sơn, qui dispose pourtant de prérogatives techniques
importantes, en matière de recherches ou d'aménagement notamment, sur dix-huit employés, seuls
neuf disposaient d'un diplôme post-baccalauréat et un seul d'un niveau master.
Une étude menée par l'État vietnamien en 2001256, et portant sur la période 1994-1999,
révélait qu'au niveau communal du xã, plus de 80% des membres des conseils et comités populaires
n'avaient reçu aucune formation professionnelle, près de la moitié aucune formation politique,
tandis que 80% des membres des conseils populaires n'avaient pas été formés à la gestion d'État,
70% pour les comités populaires. Dans le secteur plus précis de la gestion des terres, cette même
enquête montrait que parmi ces fonctionnaires « spécialisés », 70% n'avaient pas de formation
professionnelle, 85% de compétences en matière de gestion étatique et 70% de formation politique.
Bien que la situation se soit améliorée depuis, suite aux programmes de réformes administratives
que nous présenterons dans la suite de ce chapitre, plusieurs études ultérieures soulignent toujours
le manque de connaissances locales, notamment pour la gestion des budgets décentralisés. Fritzen
(2006) rapporte par exemple que selon les entretiens menés auprès des officiels de trois
provinces257, le bas niveau d'éducation (trình độ tạp) expliquait les réticences de ces autorités à
transférer réellement le contrôle des budgets aux niveaux locaux et les capacités limitées
d'investissement dans des projets, même pour de petites infrastructures.
Ce manque de compétences et cette inexpérience des autorités locales seraient également à
256 À partir d'une étude de Fforde, Decentralisation in Vietnam – Working effectively at provincial and local government level– A comparative analysis of Long An and Quang Ngai provinces, 2003 (p.26)
257 Provinces de Quảng Trị, Đắk Lắk and Trà Vinh
290
la source de la non-application des mesures politiques et à la « destruction » des plans (phá vỡ)
élaborés aux niveaux supérieurs mais non mis en place, au détriment des objectifs de
développement258.
En outre, les comités populaires, ses fonctionnaires comme ses élus, sont également taxés de
conservatisme et de politiques réactionnaires, ne permettant pas l'élaboration de mesures profitables
pour les villages métier259.
Enfin, ce manque de compétences est l'un des principaux arguments avancés pour la suppression
des conseils populaires au niveau des xã, phường et thị trấn, comme nous l'avons précédemment
exposé.
L'origine de ces déficiences tient à plusieurs raisons. Tout d'abord, la pratique coutumière veut
que les élus et fonctionnaires des communes, et même des districts, soient originaires des territoires
administratifs dans lesquels ils sont embauchés. Plus en mesure de comprendre les habitants et les
enjeux de leurs circonscriptions, ils seraient ainsi plus compétents pour occuper ces postes et
reçoivent par conséquent les faveurs des habitants. Ainsi sont majoritairement préférées les
personnalités proches des habitants, connaissant le terrain, plutôt que des personnes plus
professionnelles, mais sans ancrage local. Les ressources humaines locales sont néanmoins limitées,
en particulier en milieu rural, où l'accès à des formations universitaires et diplômantes est plus
récent.
Bien qu'il soit possible de recruter des fonctionnaires extérieurs et que ce phénomène se développe,
nous y reviendrons, ce critère d'appartenance locale continue à favoriser la sélection d'autorités
publiques peu formées professionnellement et, dans une moindre mesure, politiquement.
À des sphères plus élevées, du district comme de la province, la question de l'accès aux postes
demeure l'une des principales raisons expliquant la médiocrité du professionnalisme et des
compétences d'un nombre important de fonctionnaires. En effet, la méritocratie est peu développée
au Vietnam, au sein des ministères comme des comités populaires, l'avancement se faisant surtout à
l'ancienneté, comme le souligne Fontanel (2001, p.61) en notant l'expression Sống lâu lên lão làng
que l'auteur traduit par « celui qui vit longtemps devient chef de village », mais qui veut
littéralement dire « se faire une situation (uniquement) grâce à son ancienneté ».
258 Entretien au service de l'Industrie de Bắc Ninh (2010)259 Entretien à Sơn Đồng, avec un chef d'association de masse, chargé de l'artisanat au sein du Parti (2009)
291
Enfin, la seconde façon de s'assurer une promotion est d'être coopté, d'avoir accès à un meilleur
poste grâce au népotisme ou grâce à des enveloppes. L'achat des postes est un véritable
investissement pour l'avenir puisqu'une position intéressante peut, à terme, fournir des leviers pour
faciliter des investissements ou recevoir les subsides de la corruption. Ainsi, selon Koh (2006,
p.17), « the local administration system in general is plagued by an unmeritocratic electoral
practice, insubordination, incompetence and corruption, lack of checks and balances, and lack of
comprehensive supervision and control by upper level authorities260 ».
La faiblesse des salaires du public explique en partie la corruption généralisée, qui naît de
l'accès aux postes et se poursuit par la suite, afin de rembourser ces dettes.
Selon un article du journal Tuổi Trẻ261, en 2013, le salaire mensuel du Premier ministre du
Vietnam, Nguyễn Tấn Dũng, atteignait 17 millions de đồng (805 USD), en prenant en compte sa
revalorisation à travers les différents coefficients salariaux, en fonction de son rang ou de
l'importance de sa mission, les indemnités et les bonus.
À titre de comparaison, l'article souligne que le PDG de la compagnie publique de drainage urbain
d'Hồ Chi Minh Ville262 touche quant à lui plus de 10 000 dollars par mois, qui dépendent du succès
de l'entreprise, bien que légalement, les salaires de ces présidents ne doivent excéder 54 millions de
đồng par mois (2 550 USD), même si l'entreprise perçoit d'importants bénéfices.
Les salaires sont néanmoins régulièrement revalorisés, pour suivre l'inflation, tandis que les
« extras » sont nombreux, qu'ils soient légaux, à travers les primes ou allocations, ou illégaux, à
travers les « enveloppes » facilitant l'accès à l'information ou l'accélération de procédures
administratives. De plus, les fonctionnaires du service public bénéficient des informations qu'ils
possèdent, par exemple les terres les plus intéressantes à acheter, qui longeront une infrastructure
routière. Pour Painter, cette faiblesse des salaires demeure néanmoins l'une de causes principales de
la corruption. Le politologue explique ainsi : « salaries are very low and compressed, so that all the
officials are driven to seek extra income and those moving up the ranks find their increased
authority and power being accompanied by derisible monetary reward. Some of the extra income is
found in various schemes for diverting state funds (for example, sub-contracting to 'consultants'
comprising agency officials); other income is earned by offering advisory and other services for a
260 « le système administratif local est infesté par des pratiques électorales non-méritocratiques, par l'insubordination, l'incompétence et la corruption, le manque de vérifications et de contrepoids, et le manque de supervision et de contrôle exhaustif par les autorités supérieures »
261 Article du 29 août 2013 (Vietnam Prime Minister’s monthly salary is $805: Gov’t office)262 Urban Drainage Company Limited
292
fee to firms and individuals seeking their way through the labyrinths of the bureaucracy (e.g.,
advising foreign companies on how to evade the tax laws); and income is also earned from simple
bribe-taking263» (Painter, 2004, p.265).
Malgré ces nombreux « à-côté », les rémunérations et le cadre rigide du travail poussent de
nombreux jeunes diplômés vers le privé et l'emploi international. Selon le rapport Modern
Institutions (2010, p.13) « while it is natural, and even laudable, for talented people to be interested
in business and other forms of employment outside the state, competition that is too one-sided risks
leaving the civil service under-qualified, under- motivated, or both. During the period from 2003 to
2007 period, more than 16,000 cadres and civil servants, about 40 percent of which were in Ho Chi
Minh City, voluntarily left government agencies264 ».
Tableau 5. Pourquoi les fonctionnaires souhaitent-ils quitter la fonction publique?
Source: NAPA (2006), cité dans Vietnam Development Report (2010)
En outre, à la concurrence de ces postes dans le privé s'ajoute l'attractivité des postes plus
élevés dans la hiérarchie institutionnelle, conduisant à un départ important des fonctionnaires
compétents et des élus, au niveau communal, vers des emplois aux niveaux des districts et
provinces. Une étude menée par l'Institut national pour l'administration en 2002 soulignait ainsi que
263 « les salaires sont très bas et réduits à leur minimum, ce qui conduit tous les officiels à chercher des revenus supplémentaires et les officiels qui montent dans l'échelle administrative à constater que leur autorité et leur pouvoir supplémentaires sont accompagnés de récompenses monétaires risibles. Une partie de ces revenus complémentaires est perçue via des différents procédés pour détourner des fonds étatiques (par exemple, en sous-traitant des 'consultants', dont des officiels des agences) ; d'autres revenus sont gagnés par la fourniture de conseils et services à des entreprises et individus cherchant leur chemin à travers le labyrinthe de la bureaucratie contre des commissions (conseiller des entreprises sur les méthodes d'évasion fiscale par exemple) ; et des revenus tirés grâce aux simples pots-de-vin »
264 « bien qu'il soit naturel, et même souhaitable, que les personnes talentueuses soient intéressées, tant par le business que par d'autres formes d'emploi en dehors de l'État, une compétition trop inégale risque de laisser la fonction publique sous-qualifiée, sous-motivée, ou les deux. Pendant la période 2003-2007, plus de 16 000 cadres et fonctionnaires, dont environ 40% d'Hồ Chí Minh Ville, ont volontairement quitté les agences gouvernementales »
293
« the few who do become competent frequently leave to take up higher level positions in the
province »265.
4. Un système gangréné par la corruption : une « civilisation des enveloppes »
La faiblesse des salaires, les tentations de bénéficier de sa position pour un enrichissement
personnel ou familial, les dettes contractées suite aux achats de poste, la fragmentation des
responsabilités et la lenteur des pratiques bureaucratiques sont autant de raisons expliquant la
corruption généralisée qui prévaut au Vietnam et que Papin et Passicousset (2010, p.124) qualifient
de « gangrène ». Cette référence à la maladie, dont la propagation et la contagion seraient très
difficilement contrôlables, est également la position adoptée par les pouvoirs publics, qui emploient
notamment le vocable d'ulcère, pour qualifier ce problème.
De plus, cette corruption est protéiforme, atteint tous les niveaux de l'État et des services publics, et
se manifeste dans la majorité des interactions entre les institutions et les citoyens, ou entre les
acteurs du privé et les pouvoirs publics.
Pour Vasavakul (2008), la corruption se manifeste sous trois formes principales: la
corruption pour accélérer et faciliter les procédures administratives, qu'il qualifie de « grease
money », la privatisation illégale des biens de l'État, avec l'établissement de taxes illégales, de
fraudes, d’extorsions ou de trafics et, enfin, la vente du pouvoir de l'État, à travers l'achat de postes
ou de promotions. De l'inscription d'un enfant dans une école particulière aux détournements de
millions de dollars d'aide internationale, ces pratiques sont devenues généralisées, conduisant à une
« civilisation des enveloppes » (Papin et Passicousset, 2010, p.123).
Selon Fritzen (2005)266, la nature de cette corruption au Vietnam peut être catégorisée de deux
façons. La première catégorie concerne les actes individuels : un officiel exploite sa position et son
pouvoir de décision pour percevoir pots-de-vin et enveloppes, sans que ne soient impliqués d'autres
échelons de gestion, profitant ainsi du manque de contrôle et de responsabilisation de ses décisions.
La seconde perçoit cette corruption comme un problème systémique, où ceux qui contrôlent ce
système, édictent les lois ou mettent en place les politiques sont eux-mêmes corrompus. Selon un
rapport du Programme des Nations-Unies pour le développement267, dans le cas vietnamien, la
265 « les rares (fonctionnaires) qui deviennent effectivement compétents quittent fréquemment leur poste pour occuper une fonction dans le niveau administratif supérieur de la province », Le Chi Mai, « Dao tao, Boi Minh Nhut Duong », 2002, cité par Kerkvliet, 2004, p.12.
266 The ‘misery’ of implementation: Governance, institutions and anti-corruption in Vietnam, in Tarling, N. (ed) Corruption and good governance in Asia
267 (UNDP, 2009, cité par Gainsborough)
294
corruption n'est pas une aberration du système mais est le système.
Les structures, les institutions dans leur ensemble, seraient donc corrompues, dépassant en cela les
actes individuels et mettant en avant l'idée que « la corruption assouplit un système qui, par nature,
ne peut pas fonctionner» (Papin et Passiquousset, 2010, p.148).
Les conséquences concrètes de ces pratiques sont multiples et affectent tant l'État lui-même
que ses citoyens. Papin et Passicousset (2010, p.132) suggèrent que la corruption participe à la
« ruine de l'État » et pointent par exemple que seul 1/10 des taxes sur la construction est perçu,
tandis que le recouvrement des impôts demeure très limité. Le manque à gagner pour le budget
d'État est donc majeur, et s'accroît d'autant plus si l'on considère également les mauvaises
utilisations des fonds publics. Régulièrement, des infrastructures ou équipements construits sur des
budgets d'État deviennent immédiatement obsolètes ou inappropriés, lorsqu'ils ne s’effondrent pas,
comme dans le cas du pont de Cần Thơ268. Rognant sur la qualité des matériaux utilisés et
embauchant dans de très précaires conditions les ouvriers, cette corruption et ces tentatives de
récupération de fonds à la marge conduisent par conséquent tant à des pertes financières concrètes
qu'à une exaspération croissante des citoyens, qui se trouvent directement confrontés à ces
problèmes dans leur vie quotidienne.
En 2012, l'ONG Transparency International plaçait le Vietnam 123ème pays sur 176 en
matière de corruption269, soulignant que malgré les efforts officiels entrepris en matière de lutte
contre la corruption, les résultats péchaient : en 2010, 62% des Vietnamiens interrogés considéraient
que le corruption avait augmenté les trois années précédentes et 88% des urbains vietnamiens
percevaient les services publics et les officiels comme corrompus270.
De même, le rapport « Anti-corruption in Vietnam : the situation after two years of implementation
of the law » de 2008271 analyse la perception de la corruption chez les citoyens et révèle que 97,67%
des citoyens ressentent la corruption au niveau des districts, 96,61% au niveau des provinces et
268 Le 26 septembre 2007, une rampe d'accès au pont s'est en effet effondrée, tuant 52 personnes et faisant 174 blessés. Bien que les causes officielles ne pointent pas directement la corruption comme responsable de cette catastrophe, la qualité des matériaux utilisés est largement mise en cause, ne correspondant pas au plan et contrat officiels.
269 Données disponibles à l'adresse suivante http://www.transparency.org/country#VNM270 Overview of corruption and anti-corruption in Vietnam, citant notamment le rapport Transparency International
global Corruption Barometer de 2010271 Rapport du Center for Community Support Development Studies (CECODES) et du ministère des affaires
étrangères finlandais
295
84,05% au niveau des communes. Le plus faible degré de perception de la corruption au niveau
communal s'explique, selon cette étude, par les plus faibles pouvoirs et prérogatives de cet échelon,
notamment en matière de gestion foncière et d'allocations des terres. La gestion de terres et les
projets de construction sont d'ailleurs les deux domaines dans lesquels la corruption est la plus
fortement rencontrée, avec respectivement 85,7% et 84,81% des citoyens considérant les pouvoirs
publics comme corrompus. Le rapport Modern Institutions (2010) confirme d'ailleurs cette
prédominance des litiges fonciers dans les faits de corruption, puisqu'en se basant sur les données
du Département des Plaintes et pétitions de l'Assemblée Nationale, 70 à 80% des plaintes de
citoyens avaient trait à ces conflits en 2007 et de 80 à 90% en 2008-2009.
Selon un article de VNS272, un rapport établi à la fin de l'année 2010 révélait que 276 officiels
seniors du gouvernement avaient été accusés de négligences sur la période 2006-2010, dont 39
risquaient des sanctions criminelles et 212 des sanctions administratives.
En outre, ce même article évoque les rapports émis par les 63 provinces vietnamiennes, qui
déclarent au total 2 494 membres du Parti sanctionnés pour corruption en 2010.
Ces références à des cas particuliers, dont la presse se fait abondamment l'écho, illustrent la
stratégie de communication des pouvoirs publics en matière de corruption. Le fil directeur de cet
argumentaire vise à reconnaître l’existence de malversations, le fait de brebis galeuses isolées et
ainsi de nier l'existence d'une corruption plus généralisée et systémique.
La « dégénérescence » de certains cadres ou leur « dégradation morale » sont régulièrement
avancées par les pouvoirs publics pour justifier les manques du système vietnamien et ses
déficiences institutionnelles. Le compte-rendu du VIe Plénum du Comité Central du Parti
Communiste273, qui s'est tenu en octobre 2012, témoigne de cette rhétorique comme de ses
arguments. Ainsi, suite aux séances de critiques et auto-critiques sont révélées les principales
lacunes identifiées par le Parti : « le Bureau politique et le Secrétariat n'arrivent pas à prévenir et
remédier au fait qu'une partie de cadres et membres du Parti, dont des responsables, gestionnaires,
et cadres, se dégradent en terme d'idéologie, de moralité, de mode de vie, d’idéal, tombent dans
l'individualisme, courent après honneurs et richesses, rivalisent entre-eux pour l'accès aux places,
montrent des signes de sectarisme, sont tracassiers et cupides ».
Les responsabilités individuelles sont donc pointées du doigt et sont reconnues les difficultés
272 Action to attack corruption ‘ulcer' (01/12/2010), Viet Nam News
273 Communiqué du VIe Plénum du CC du PCV, rapporté par l'Agence Vietnamienne de l'Information, 17/10/2012
296
rencontrées par les pouvoirs publics, sans que ne soient abordées frontalement les causes plus
fondamentales de cette corruption.
Enfin, derrière l'exposition de cas précis de corruption peuvent se cacher ponctuellement des
tactiques politiciennes, visant à faire tomber des rivaux politiques ou à affaiblir des « courants » au
sein du Parti. McKinley (2008, p.18) révèle que « it has been suggested that Vietnam's coverage of
corruption is linked to political machinations, with the media used as a pawn in a game of political
one-upmanship274 », soulignant ainsi l'utilisation du thème de la corruption comme de l'outil
médiatique à des fins carriéristes personnelles ou claniques.
Figure 2. Perception du niveau de corruption et conséquences sur les citoyens
Source :VHLSS (2008), module sur la gouvernance, cité dans Vietnam Development Report (2010)
Or, la multiplication des malversations et l'implication des acteurs publics ont comme dernière
conséquence la montée de l'exaspération du public et mine la légitimité de l'État-Parti à guider le
développement du pays et sa gestion. Plusieurs auteurs soulignent que ces atteintes au contrat État
274 « il a été suggéré que la couverture de la corruption au Vietnam soit liée à des machinations politiciennes, où les médias sont utilisés dans le jeu politique de la surenchère »
297
-Société provoquent de plus en plus de conflits ouverts et une crise de confiance des citoyens à
l'égard de leurs dirigeants, à tous les niveaux de l'État. Pour Fforde par exemple (2004, p.127),
« (...) the pervasive corruption associated with cadre involvement in business, has greatly eroded
both the political authority of the party and the internal discipline of the state 275 ».
Selon, Kekvliet (2004, p.16), « officials at various levels, even in villages, are known to embezzle
public funds, take over public lands and ponds for themselves and relatives, extort money and
labour from residents, impose illegal taxes and use the revenue for illicit purposes, and bully people
to keep quiet and torment those who dare to object276 », dégradant ainsi les rapports mais également
le bien-fondé des politiques mises en place localement et leur acceptation par les citoyens, ou
villageois.
Papin et Passicousset (2010, p.145) soulignent quant à eux que ces pratiques de « rabioter l'argent
public » (xa eo cong quy) atteignent l'ensemble des générations, provoquant la lassitude des
populations, jeunes en particulier, tandis que les personnes plus âgées, « notamment celles qui se
sont battues et sacrifiées, c'est peu dire qu'elles sont déçues: elles sont humiliées, piquées au vif d'un
sentiment d'honneur national qui les pousse à regretter l'époque du socialisme intègre et de la misère
vertueuse».
II. La réforme du système administratif : rationnaliser la structure institutionnelle et son fonctionnement et impliquer les citoyens
1. Le soulèvement de Thái Bình , élément déclencheur de la réaction des pouvoirs publics
L'identification par les pouvoirs publics des dysfonctionnements de ce système est néanmoins
déjà ancienne, et ces deux dernières décennies ont été marquées par la recherche de solutions,
l'élaboration d'un cadre législatif plus important et précis et la mise en place de réformes
administratives majeures.
Pour de nombreux auteurs, le point de départ de ces résolutions à lutter contre la corruption,
275 « la corruption généralisée associée à l'implication des cadres dans le business a grandement érodé l'autorité politique du Parti comme la discipline interne du Parti »
276 « les officiels à tous niveaux, dont ceux des villages, sont connus pour détourner des fonds publics, s'emparer de terres publiques et d’étangs pour eux-mêmes ou pour leurs proches, pour extorquer de l'argent ou du travail aux résidents, pour imposer des taxes illégales et les utiliser à des fins illicites, pour tyranniser les gens afin qu'ils se taisent ou pour tourmenter ceux qui osent s'opposer »
298
notamment, à réformer le cadre institutionnel du pays et à en améliorer sa gestion se trouve dans les
révoltes rurales de Thái Bình, au sud-est d'Hà Nội, en mai 1997, lorsqu'une dizaine de milliers de
paysans et de familles ont convergé vers la capitale de la province et ont organisé des
manifestations en protestation contre la corruption sévissant dans cette province.
Les informations dont nous disposons sur ce mouvement de contestation demeurent
parcellaires, puisque les pouvoirs publics ont organisé un blocage dans les médias, ne laissant filtrer
des articles et nouvelles, dans les journaux Nhân Dân277 et Quân đội Nhân dân278 notamment, qu'à
partir du mois de septembre, une fois ces protestations contenues (Vasavakul, 1998).
L'origine de ce fort mécontentement populaire, inédit dans l'histoire contemporaine du Vietnam, est
la corruption qui a prévalu dans la construction de nombreuses infrastructures de la province pour
lesquelles les villageois avaient été directement sollicités pour des contributions supplémentaires.
Des arrangements secrets, détournements de fonds et rétro-commissions ayant été découverts,
certains citoyens avaient dans un premier temps soumis des plaintes contre l'allocation de certains
terrains et demandé davantage de transparence sur les comptes publics, le détail de l'utilisation des
budgets et des sanctions contre les officiels corrompus (ibid). Selon Fontanel (2001, p.62), à cette
dénonciation de malversations concrètes s'est ajoutée la dénonciation de « l'autoritarisme, de
l'individualisme et la dégénérescence d'un certain nombre de cadres ». Les protestations sont
néanmoins restées lettre morte et se sont par conséquent transformées en opposition ouverte, jusqu'à
ce que la situation dégénère en conflit violent. Hayton (2010, p.42) rapporte par exemple que dans
la seule commune de An Ninh, les villageois « smashed up the local People's Committed building
which had just been fitted out with $70,000 worth of chinaware and furniture and then trashed the
houses of eight local officials279 ».
Dans d'autres districts, des officiels ont été physiquement attaqués tandis que plusieurs de leurs
maisons ont été incendiées (Minh Nhut Duong, 2004).
Ce soulèvement n'a finalement été circonscrit qu'avec le déploiement de forces de police
conséquentes et l'intervention sur place de délégations d'importants officiels du régime.
L'implication du gouvernement central s'est poursuivi par la suite, conduisant à l'ouverture d'une
enquête et de poursuites judiciaires, à l'issu desquelles le secrétaire général du Parti de la province
et le président du conseil populaire furent démis de leur fonction et trente officiels condamnés à des
peines de prison (Painter, 2004).
277 Nhân Dân, « le Peuple », est le quotidien officiel du Parti. 278 Quân đội Nhân dân, « l'Armée du Peuple », est le quotidien de l'armée vietnamienne.279 « ont démoli le bâtiment du comité populaire local qui venait juste d'être équipé de 70 000 dollars de meubles et
porcelaines, et ont saccagé les maisons de huit officiels locaux »
299
Bien que cette révolte de Thái Bình ait été la plus importante de cette période par le nombre de
citoyens fédérés, la violence de leurs protestations et la réaction des pouvoirs publics, l'année 1997
fut également marquée par d'autres soulèvements de même nature, à Thanh Hóa au sud d'Hà Nội en
août ou à Đồng Nai, à l'est d'Hồ Chi Minh Ville en novembre.
Outre l'ampleur de ces événements et leur caractère inédit, ces soulèvements se sont produits
au moment de la tenue du troisième Plénum du comité central du Parti, en juin 1997. Ces actualités
se sont à ce moment-là largement immiscées dans les débats et l'idée de la constitution d'un nouvel
ordre politique fut davantage discutée (Vasavakul, 1998), fournissant ainsi « a stimulus to the Public
Administration Reform process, strengthening the hands of those (…) who wanted to separate party
and state and establish a more professional civil service280» (Painter, 2004, p.264). Pour Minh Nhut
Duong (2004) également, le paroxysme de cette colère populaire obligea le Parti comme le
gouvernement central à agir.
L'auteur rapporte que lors de ce plénum, Đỗ Mười, le secrétaire général du Parti, attribua ces
mouvements de protestation à des manquements démocratiques et à l'échec des autorités locales à
demeurer proches des citoyens et responsables devant eux.
Selon Vasavakul (1998), Đỗ Mười proposa par conséquent le renforcement de deux formes
démocratiques : une démocratie directe, qui se matérialisera par le décret sur la démocratie locale de
1998 et la mise en place du mouvement « le Peuple sait, le Peuple discute, le Peuple agit, le Peuple
contrôle » (dân biết, dân bàn, dân làm, dân kiểm tra), et une démocratie représentative renforcée à
travers les organes législatifs, à tous les échelons.
Deux résolutions ont également été prises à cette occasion: celle d'édifier un État socialiste fort et
propre et celle de mettre en place de nouvelles stratégies de formation des cadres et d'amélioration
du système institutionnel à travers des réformes administratives majeures.
2. Le décret sur la démocratie locale : l'affichage public de la volonté d'implication des citoyens
La première directive du comité central281 à se manifester concrètement fut à travers la
promulgation du décret 29/1998/ND-CP sur l'exercice de la démocratie dans les communes, appelé
le « grassroot democracy decree» (GDR), qui voit l'introduction de nouvelles procédures
280 « un stimulus pour le processus de réforme de l'administration publique, renforçant la position de ceux qui voulaient séparer le Parti de l'État et établir un service civil plus professionnel »
281 Directive 30-CT du Comité Central du Parti Communiste, « that established the policy bases for strengthening participation of communities at local level »
300
d'information, de contrôle et de participation à la prise de décision des populations locales.
Bien que l'article 2 de la Constitution établissait déjà que « l'État de la République socialiste du
Vietnam est un État de droit socialiste du peuple, par le peuple, pour le peuple » (của dân, do dân,
vì dân), la mise en place de ce décret vise officiellement à matérialiser cette participation et
l'implication des citoyens dans la conduite directe des affaires locales. À travers ces mesures,
l'objectif affiché par les pouvoirs publics était de favoriser tant la transparence des pratiques
gestionnaires et de gouvernement que de promouvoir la lutte contre la corruption, les citoyens ayant
davantage de moyens concrets de supervision et contrôle.
Il s'agissait également d'afficher, aux yeux des citoyens comme de la communauté internationale, le
fait que le Vietnam « embrace (of) the rhetoric of 'good governance'282 » (London, 2009, p.390) et
s'appliquait à mettre en place une forme de démocratie directe et procédurale.
Vu comme un moyen de maintenir une stabilité politique locale et de prévenir la
multiplication des soulèvements populaires, ce décret fixait donc les domaines dans lesquels les
citoyens avaient le doit d'être informés, de débattre, de commenter, de décider ou de contrôler un
organe public ou une décision. En effet, pour Mattner, la mise en place de ce système avait une
visée stratégique importante puisqu'il permettait d'« absorbing popular discontent into the formal
structures of the Party-state. With such a feedback mechanism in place, popular discontent should
be uttered through established political channels provided by the state, instead of resulting in unrest
or even wholesale rejection of the political system283» (Mattner, 2004, p.126), maintenant, voire
renforçant le contrôle de l'État-Parti sur les formes d'expression de doléances ou de rejets des
citoyens.
Minh Nhut Duong rappelle par conséquent que « the grassroots democracy Decree is thus partly an
exercise in maintaining control and partly a public relations exercise284 » (2004, p.29).
Amendé en 2003 par le décret 34/2007/PL-UBTV-QH11 du Comité permanent de l'Assemblée
Nationale sur la mise en oeuvre de la démocratie locale, cette nouvelle version étend les champs
d'application de ces procédures locales et précise leurs méthodes d'application.
Il y est tout d'abord précisé dans l'article 1 que les conseils et comités populaires de commune sont
les autorités responsables de l'application du décret et de l'exercice de la démocratie locale dans leur
282 « adopte la rhétorique de la 'bonne gouvernance' »283 « absorber le mécontentement populaire dans les structures formelles de l'État-Parti. Avec un tel mécanisme de
récupération des 'réactions', le mécontentement populaire devrait s'exprimer à travers les canaux politiques établis par l'État, au lieu de se manifester à travers un soulèvement ou même à travers un rejet massif du système politique »
284 « le décret sur la démocratie locale est donc en partie un exercice de maintien du contrôle et en partie un exercice de relation publique »
301
circonscription.
Les chapitres suivants détaillent les domaines couverts par ce décret et la forme de
consultation à mettre en place. Le chapitre II détaille les domaines dans lesquels les citoyens
doivent simplement être informés, par voie d'affichage au siège du comité populaire, par
transmission orale grâce aux hauts-parleurs des communes ou par l'organisation de réunions. Ainsi,
la transparence et la communication des informations sur les questions suivantes sont imposées : les
nouvelles lois ou politiques nationales concernant les communes, les résolutions des conseils
populaires et décisions du comité populaire, les modifications dans les procédures administratives
ou les taxes et impôts, les plans de développement socio-économiques et les plans spatiaux, la
composition du budget communal et les aides publiques nationales accordées à ces communes,
l'ajustement des limites administratives, les résultats des investigations menées dans des cas de
corruption ou encore les événements culturels organisés. Actuellement, ce volet du décret est le plus
respecté et appliqué localement, ses implications étant moindres, et sa mise en place plus aisée.
Le chapitre suivant expose les domaines dans lesquels des débats et des prises de décision
directes des citoyens doivent avoir lieu. Ainsi sont concernés les projets de construction
d'infrastructures publiques et de services sociaux tout comme la contribution financière
complémentaire demandée aux citoyens, les règlements et conventions communaux (hương ươc et
quy ươc), les « affaires internes de la communauté », l'établissement de comités de surveillance
pour les travaux publics et, enfin, les questions relatives à la protection de la commune concernée.
Des discussions doivent être organisées par le comité populaire ou par le Front de la Patrie, avant
que la décision des citoyens ne soit validée par un vote ou par le recueil de fiches d'opinion.
Officiellement, ces domaines devraient donc donner aux citoyens un pouvoir de décision
réelle et nécessiter leur assentiment. Cependant, il est précisé par exemple à l'article 18 du chapitre
VI que le règlement communal doit être a posteriori accepté et validé par les conseil et comité
populaires de la commune, par le Front de la Patrie, puis approuvé par le comité populaire supérieur
après consultation du service de la justice du district. In fine, le prise de décision finale demeure
entre les mains des pouvoirs publics, et en particulier de l'échelon supérieur, maintenant la primauté
de la subordination verticale, tant sur les citoyens que sur le gouvernement local.
D'autres questions doivent être discutées et commentées avant approbation par
l’administration de la commune : les plans d'utilisation des sols et la gestion de terres publiques, la
planification concernant les quartiers résidentiels, la mise en place des programmes nationaux
302
ciblés, ainsi que les limites administratives des territoires. Dans ces cas-là, des réunions doivent être
organisées et le recueil d'opinion doit se faire à travers la mise en place d'urnes.
Enfin sont énoncés les domaines dans lesquels les citoyens peuvent superviser l'action publique et
la contrôler : les activités du comité populaire, les résultats de la mise en œuvre des résolutions, les
qualités morales des membres du conseil et du comité populaires, la résolution des plaintes des
citoyens en matière de budget et d'utilisation des terres. Ces inspections peuvent être réalisées par
les organisations ou individus appartenant aux organisations socio-politiques de la commune, aux
associations de masse par conséquent, et par les comités de surveillance du conseil populaire. La
possibilité de contrôle par un citoyen lambda est donc écartée par ces conditions préalables, et ce
sujet sensible de la supervision circonscrit à ceux qui adhèrent et participent déjà au système.
Pour finir, ce décret introduit l'obligation d'organiser des réunions bi-annuelles entre les citoyens et
le comité populaire afin de « construire la communauté villageoise » (chapitre VI).
En 2007, un nouveau décret du comité permanent de l'Assemblée Nationale285 précise à
nouveau les champs d'application comme la mise en place concrète de cette démocratie
procédurale. Après avoir rappelé que ce décret a vocation à assurer « the people’s right to know,
contribute comments, decide, implement and monitor implementation of democracy at the
commune level286 », sont essentiellement détaillés les délais de mise en œuvre de ces procédures
consultatives et ajoutés quelques domaines d'application. Ainsi, les investissements publics et les
compensations financières en cas de récupération des terres doivent dorénavant être affichés, tandis
qu'il est précisé que le renvoi d'un chef de village ou de tổ dân phố, décidé par les villageois, doit
être entériné ou refusé par le comité populaire de commune dans un délai de 5 jours et qu'en cas de
désapprobation, les pouvoirs publics doivent répondre à l'écrit « with clarified reasons ».
Malgré la promulgation de ce premier décret en 1998 et de ses amendements ultérieurs, les
conséquences et effets concrets de ces nouveaux dispositifs « participatifs » sont limités. Bien que
l'affichage des décisions des comités populaires et l'information des citoyens, a posteriori, aient été
améliorés, persiste une absence de consultation et de véritable délégation du pouvoir décisionnaire
par ce mode de démocratie directe.
Les faiblesses des résultats officiellement escomptés relèvent de plusieurs raisons : est à nouveau
mise en cause l'incompétence des pouvoirs publics, ignorant comment mettre en place de telles
285 Décret 34/2007/PL-UBTVQH11286 « le droit du peuple à savoir, à faire des remarques, à décider, à appliquer et à surveiller la mise en œuvre de la
démocratie au niveau communal »
303
procédures et en quoi elles sont importantes, mais également peu enclins à appliquer ces directives,
qui les priveraient d'autorité comme du pouvoir d'imposer leurs décisions, en se soumettant à
l'opinion publique locale qui demeure souvent perçue comme peu apte à comprendre les enjeux
politiques locaux et à faire des choix « éclairés ».
Une étude rapportée dans le rapport Modern Institutions (2010, p.35) expose justement, à
partir d'entretiens et enquêtes menés dans les provinces de Thái Bình, Gia Lai, Trà Vinh et Sơn
La287, les difficultés d'application de ce décret tant du point de vue des gouvernements locaux que
des citoyens. Concernant les pouvoirs publics, l'une des raisons supplémentaires invoquée est que
« some officials do not want people to know more, or to empower people to supervise them288 ».
Les pouvoirs publics, à tous les échelons, craignent toujours en effet ce que l'un de nos
interlocuteurs qualifiait « d'excès de démocratie »289 et que cette délégation de pouvoirs aux
citoyens n'aboutisse à une mise en accusation injuste des fonctionnaires ou élus locaux, par
méconnaissance comme par grief personnel.
Minh Nhut Duong (2004, p.21) rapporte en ce sens le point de vue exposé par des officiels du
ministère des Affaires Intérieures, qui considèrent que « a breach of democracy will entail such
things as using democracy to defame another person, using democracy so as to advance the selfish
personal interests to the detriment of society or using democracy in breach of the Constitution or
Vietnamese law290 ».
Du point de vue des citoyens, cette même synthèse souligne que nombre d'entre eux ne
souhaitent pas participer aux réunions de discussion ou d'information, lorsqu'elles sont tenues, par
manque d'intérêt ou de volonté de se détourner, même ponctuellement, de préoccupations plus
personnelles et économiques, par peur d'être sollicités financièrement et de ne pouvoir décliner ces
demandes et, enfin, par crainte d'exprimer leur opinion dans une assemblée majoritairement
composée de membres actifs de la sphère politico-associative locale. Le rapport expose également
que la participation des citoyens à ces nouvelles arènes de discussion demanderait un « cultural shift
287 Synthèse réalisée à partir de deux études : « Survey on Grassroots Democracy Regulation – Implementation Situation and Organization Capacity of Social Organizations in Thai Binh Province » (DOHA-Department of Home Affairs et VUSTA-Vietnamese union of science and technology associations, 2009) et « Mobilizing Rural Institutions for Sustainable Livelihoods and Equitable Development, Governance Institution - the case of the Grassroots Democracy Steering Committee » (CAP-Center for Agricultural policy et IPSARD-Institute of policy and strategy for agricultural and rural development , 2008).
288 « certains officiels ne souhaitent ni que les gens en sachent davantage ni qu'ils se voient attribuer un plus grand pouvoir de surveillance »
289 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng, à propos des élections des chefs de xóm en novembre 2009.290 « « une brèche démocratique pourra entraîner l'utilisation de cette démocratie pour diffamer des personnes,
pour faire avancer des intérêts égoïstes au détriment de la société ou pour transgresser la Constitution ou la loi vietnamienne »
304
that cannot be achieved quickly291 » (Modern Institutions, 2010, p.IV).
En outre, l'objectif d'affichage de mesures plus démocratiques et participatives semble déjà
rempli par la simple promulgation de ces décrets et par leur application minimale au niveau local,
tout en permettant au gouvernement « to hold a grip on power using grassroots democracy merely
as an exercise in legitimatization292 » (Minh Nhut Duong, 2004, p.4).
3. La lutte contre la corruption : l'ambivalence des pouvoirs publics
Cette ambivalence entre l'établissement de directives et lois favorables à l'implication directe
des citoyens dans les affaires publiques d'une part, et la limitation de cette implication dans les
textes législatifs même ou dans la pratique d'autre part, se retrouve également dans l'évolution de la
lutte contre la corruption.
L'un des volets de cette lutte apparaît dans ce décret sur la démocratie locale, particulièrement dans
son volet de supervision et de contrôle de l'action publique, mais également dans d'autres textes,
principalement dans la Loi sur les Réclamations des citoyens et Dénonciation de 1998, amendée en
2004 et 2005, et la Loi n°55/2005/QH11 sur l'Anti-corruption, promulguée en 2005 et révisée en
2007293.
Légalement, la loi sur les plaintes et dénonciations autorise les citoyens à soumettre des
réclamations (khiếu nại-réclamer) et à dénoncer des décisions (tố cáo-accuser, dénoncer) prises par
des agences d'État ou des organes publics. Ces plaintes doivent être écrites et adressées au président
du comité populaire de l'unité administrative concernée, mais peuvent également être soumises à
l'étude des échelons supérieurs en cas de litige persistant, jusqu'aux ministères concernés ou au
Département des réclamations et dénonciations de l'Assemblée Nationale, le dernier recours étant le
Premier ministre ou une plainte en justice. Jusqu'en 2011 cependant, date à laquelle cette loi a été à
nouveau amendée, les citoyens soumettant ces plaintes devaient également fournir leurs
informations personnelles, nom, prénom et adresse, limitant grandement ces dépôts et la mise en
œuvre de ces procédures, les whistleblowers craignant pressions et représailles sur eux-mêmes
comme sur leur famille. Depuis novembre 2011 cependant, le gouvernement a promulgué la Loi sur
la Dénonciation dont l'article 7 précise que les plaignants peuvent demander à ce que leurs données
291 « un changement culturel qui ne peut être accompli rapidement »292 « maintenir l'emprise sur le pouvoir en utilisant la démocratie locale simplement comme un outil de
légitimation »293 Décret n°37/2007 mettant en œuvre la loi anti-corruption
305
personnelles restent confidentielles.
Malgré cette évolution du texte, selon Minh Nhut Duong (2004, p.11), « the overemphasis
on duties and protection of national security or preservation of community order affects the way
that Vietnamese citizen exercise their right to denunciate and practice their democratic rights 294 ».
En effet, la ligne tracée entre une plainte perçue comme légitime et une dénonciation vue comme
une atteinte à l'intégrité de l'État et à ses intérêts est mince. Dans ce cas également, les pouvoirs
publics jouent sur l'ambiguité et l'interprétation des lois, et conservent ainsi la possibilité de juger au
cas pas cas du degré de dangerosité des dénonciations. Ainsi, l'article 258 du code pénal de 1999,
toujours en vigueur, précise :
« the Crime of taking advantage of the democratic rights so as to encroach upon the interest
of the State or lawful interest of the organisation and community. Anyone who takes
advantage of the freedom of speech, freedom of the press, freedom of belief, religion,
association, assembly and other democratic rights contrary to the interest of the State, the
lawful interest of the organisation and the community will be punished by a warning, re-
educated but not detained for three years or imprisoned for a period from six months to three
years. Serious offenders will be subjected to imprisonment from two years to seven
years295 ».
C'est d'ailleurs en se basant sur ces articles que sont principalement emprisonnés les dissidents
politiques du pays : selon le rapport Situation des droits humains dans le monde de 2013, Amnesty
International estimait à 27 le nombre de prisonniers politiques arrêtés avant 2012 et toujours en
captivité, sous les motifs de propagande, d'atteinte à l'intégrité de l'État et de volonté de
« renverser » le régime.
La loi anti-corruption de 2005 est une autre étape dans l'établissement du système législatif
vietnamien et dans le programme de réforme globale des institutions et de leur fonctionnement.
Trois méthodes de lutte contre la corruption y sont énoncées : un volet sur la prévention de la
corruption, un autre sur la détection de la corruption et un dernier sur la gestion de ces actes de
corruption ou autres violations des lois.
294 « la lourde insistance sur les devoirs et sur la protection de la sécurité nationale ou sur la préservation de la communauté affectent la façon dont les citoyens vietnamiens exercent leur droit de dénonciation ou exercent leurs droits démocratiques »
295 « le Crime d'exploiter les droits démocratiques dans le but d'empiéter sur l'intérêt de l'État ou sur les intérêts légitimes de l'organisation et de la communauté. Quiconque profite de la liberté d'expression, de la liberté de la presse, des libertés de croyance, de religion, d'association, de réunion ou d'autres droits démocratiques de façon contraire à l'intérêt de l'État et aux intérêts légitimes de l'organisation et de la communauté sera soumis à un avertissement, ré-éduqué et non détenu, pour trois ans, ou emprisonné pour une période allant de six mois à trois ans. Les coupables sérieux pourront être emprisonnés de deux à sept ans »
306
Afin de prévenir cette corruption, plusieurs obligations sont mises en place, qui peuvent simplement
correspondre au décret sur la démocratie locale, comme la nécessité de transparence et
d'information à tous les échelons et pour toutes activités du secteur public, ou dépasser le paramètre
de ce décret.
Sont ainsi ciblées les pratiques de l'administration publique et la gestion des ressources humaines.
L'élaboration de codes de conduite et de règles éthiques doit être systématiquement mise en place,
une rotation des postes « sensibles » est organisée et les officiels en poste au niveau du district et
aux niveaux supérieurs, ainsi que certains employés ou élus au niveau communal et les candidats à
l'Assemblée nationale ou aux conseils populaires, doivent faire une déclaration de leurs revenus et
de leur patrimoine296. Concernant l'administration publique, l'ouverture de comptes en banque pour
le versement des salaires et pour les transferts des budgets étatiques est également instaurée.
Quant au volet « détection » de cette loi, il incombe principalement au côté législatif de l'appareil
d'État, à travers l'Assemblée Nationale, les conseils populaires et leurs différents comités
permanents de surveillance. Sont également mentionnés les « lanceurs d'alerte », auxquels sont
assurés protection et récompenses, selon l'article 67, qui stipule que « handling corrupt acts shall be
commended materially and/or spiritually according to the provisions of law297 ».
Le rôle de supervision et l'implication nécessaire de la société sont également soulignés, à travers
les organisations de masse ou les médias.
Enfin, la loi précise que la punition des actes de corruption doit être le fait des pouvoirs
publics exécutifs, à travers la création de comités permanents anti-corruption au niveau national,
dès 2005, puis au niveau provincial à partir de 2008. Les sanctions de ces actes et violations
peuvent être de deux natures : administratives ou pénales. En effet, outre le renvoi des fauteurs
concernés et la confiscation des biens mal-acquis, des peines de prison peuvent être infligées.
Malgré la promulgation de ce décret, et ses amendements ultérieurs, le nombre de citoyens ayant
réellement dénoncé des faits de corruption demeure limité. Outre la crainte de représailles, de n'être
pas entendu ou de risquer de se retrouver finalement dans la position d'accusé, Minh Nhut Duong
(2004, p.28) rappelle que « the people tend to agree that they are more worried about their
livelihoods than monitoring what a politician does. Many of the people tend to be apathetic about
corruption in that they think what ever they do, nothing will change old ways298 ».
296 Les revenus et patrimoines des épou(x)- (ses) doivent également être déclarés. Ainsi les maisons, droits d'usage du sol, métaux ou pierres précieuses, propriétés et comptes à l'étranger, et les revenus imposables sont concernés (article 45).
297 « Dénoncer des actes de corruption doit être récompensé matériellement et/ou spirituellement selon les clauses prévues par la loi »
298 « les gens ont tendance à reconnaître qu'ils sont plus préoccupés par leurs moyens de subsistance que par la
307
Afin d'étendre la portée de cette loi et d'accélérer « l'assainissement » de la structure
administrative, perçue par les pouvoirs publics comme une condition essentielle à leur maintien,
d'autres programmes de lutte contre la corruption ont été progressivement mis en place.
Ainsi, depuis le 10ème congrès du Parti communiste de 2006, des conférences annuelles sont
organisées pour évaluer les activités de lutte contre la corruption et l'Assemblée Nationale est
également chargée d'émettre un avis sur l'efficacité de ces dispositifs.
Puis, en 2009 a été adopté le programme « Stratégies nationales anti-corruption à l'horizon 2020 ».
Dans le cadre de la conférence nationale du Parti sur l'évaluation de la lutte anti-corruption,
organisée en novembre 2010 à Hà Nội, a également été présenté le programme VACI 2011,
« Initiatives de la lutte contre la corruption »299. Ces programmes sont dorénavant annuels et le
dernier en date, VACI 2013, a été lancé fin novembre 2012 par l'Inspecteur du gouvernement, la
Banque Mondiale et les autres bailleurs de fonds impliqués.
Bien que les ressorts concrets de cette lutte demeurent limités, les objectifs théoriques, et la
rhétorique, restent similaires. Ainsi, l'adjoint de l'Inspecteur du gouvernement, Tran Duc Luong,
rappelle que « the initiative aims at minimizing corruption, strengthening transparency and integrity,
and bringing a better living environment. We are looking for initiatives in the fight against
corruption, especially at the grassroots level, and duplicate them in the community. It helps raise
public awareness of anti-corruption policies and social responsibility in tackling corruption300».
Enfin, en 2012 a également été lancé un programme anti-corruption, co-financé avec l'agence
australienne pour le développement international (AusAid), l'aide irlandaise (Irish AID) et le
département pour le développement international de l'ambassade de Suède (DFID).
Deux volets d'action sont principalement définis. Le premier, « Innovation Competition », vise à
organiser une compétition ouverte entre diverses organisations proposant des idées et initiatives en
matière de lutte contre la corruption, dont les lauréats recevront des fonds afin de mettre en
application leurs propositions. Le second, « Knowledge Exchange », correspond à la mise en place
d'un forum de partage de connaissances sur la législation anti-corruption en vigueur et sur l'échange
d'expériences sur les pratiques de lutte contre la corruption et la transparence dans les
surveillance de l'action d'un politicien. De nombreuses personnes ont tendance à être indifférentes à propos de la corruption puisqu'elles pensent que quoiqu'elles fassent, rien ne changera les vieilles pratiques»
299 Courrier du Vietnam, 01/12/2010, « Bilan des activités de lutte contre la corruption »300 « cette initiative vise à minimiser la corruption, à renforcer la transparence et l'intégrité et à créer un meilleur
environnement de vie. Nous cherchons des initiatives pour lutter contre la corruption, particulièrement au niveau local et à les reproduire dans la communauté. Cela aide à la sensibilisation du public sur les politiques anti-corruption et sur la responsabilité sociale de s'attaquer à la corruption », propos rapportés par Voice Of Vietnam World (VOVworld), 29/11/2012, « Vietnam Anti-Corruption Initiative (VACI) Programme 2013 makes its debut »
308
administrations publiques301.
Ces programmes et politiques de lutte contre la corruption visent principalement à afficher la
volonté de l'État central, et à travers lui du Parti, d'éradiquer ce « fléau », d'assurer sa crédibilité, et
de maintenir ainsi sa légitimité. Le décalage entre les discours et les lois et la réalité demeure
néanmoins important, puisque la corruption continue d'atteindre des niveaux très élevés et de
« huiler » l'ensemble du système.
4. La réforme de l'administration publique: le programme PAR 2001-2010 et l'évolution de l'appareil d'État
Outre la mise en place de ces mesures visant à accroître, au moins officiellement, la
transparence des décisions publiques, le contrôle des citoyens, leur participation directe à la gestion
locale et la lutte contre la corruption, un important mouvement de réforme administrative a été mis
en place au début des années 2000, à travers le PAR (Public Administration Reform) pour la période
2001-2010, reconduit et approfondi ensuite par le PAR pour la période 2011-2020.
En 1995, à l'occasion du VIIe congrès du Parti communiste est décidée l'élaboration d'un
plan de réforme administrative, le PAR, dont le lancement officiel a eu lieu en 2001 lors du IXe
congrès du Parti, après approbation du Premier ministre et concernant la période 2001-2010.
Devant le constat d'un mauvais fonctionnement de l'appareil administratif d'État, de velléités
provinciales d'autonomie et la multiplication d'actes de « fence-breaking »302, des pressions de la
sphère économique privée demandant un système plus efficace, des incitations des bailleurs de
fonds et de la communauté internationale, et devant le mécontentement populaire grandissant, le
pouvoir central constate la nécessité d'une réforme importante du système, qu'il s'agisse de
régularisations a posteriori des innovations locales ou de mise en œuvre de nouvelles mesures.
Quatre grands domaines d'intervention ont ainsi été ciblés : une réforme institutionnelle, une
restructuration organisationnelle, l'amélioration du contingent des cadres et fonctionnaires et, enfin,
une réforme des finances publiques.
301 Saigon-gpdaily, 30/11/2012, « Vietnam launches 'Anti-Corruption Program' »302 Sidel (2008, p.78) rapporte par exemple à ce sujet que « in a report compiled by the National Assembly in the
summer of 2005, the department identified more that 400 legal documents promulgated by national ministries as well as by local authorities that conflicted with higher national law » (dans un rapport compilé par l'Assemblée Nationale à l'été 2005, le département a identifié plus de 400 documents légaux promulgués par des ministères ou des autorités locales entrant en contradiction avec des lois nationales), soulignant ainsi les nombreux écarts volontaires à la loi et la prise de distance de certaines provinces vis-à-vis des prescriptions du niveau central.
309
Les principaux objectifs contenus dans ce volet de réformes tenaient principalement à la
simplification des procédures administratives, avec la mise en place du système « one stop, one
stamp »303 notamment, la professionnalisation de l'appareil d'État, l'amélioration de l'élaboration des
documents législatifs et de leur application, et la réduction de la corruption, à travers des incitations
à davantage de transparence et une meilleure définition des responsabilités de chaque organe ou
échelon administratif.
Vasavakul (1998), s'appuyant sur le discours officiel, rappelle ainsi que « the PAR-MP‘s
(Public administration reform master plan) goal focuses mainly on the improvement of the public
administration, that is, to build a public administration that is democratic, with integrity,
professional, modern, effective, and efficient, based on the principle of the socialist state rule by law
under the leadership of the Party, and to build a corps of civil servants that has the ethics and
competency to respond to the country‘s development304 ».
Piloté dans son ensemble par le ministère des Affaires Intérieures et par le bureau du
Premier ministre, ce programme avait donc pour but de moderniser et rationaliser le fonctionnement
politique et administratif, d'introduire progressivement un système de contrôle centralisé et un
ensemble de procédures bureaucratiques plus uniformes. À travers la promulgation de nombreuses
lois et une décennie législative marquée par son foisonnement, le système politico-administratif
vietnamien a en effet été marqué par une réorganisation des pouvoirs et responsabilités, avec ce
double mouvement, présenté en introduction, de recentralisation, d'une part, et de décentralisation,
sous la forme de délégations de pouvoirs aux provinces, d'autre part.
Malgré l'ensemble de ces réformes et cet affichage de politiques volontaristes visant à
reconstruire l'appareil d'État, à séparer davantage l'État du Parti et à accorder plus d'autonomie aux
niveaux locaux, ce programme n'a pas abouti à un règlement des difficultés et n'a concrètement pas
303 Le système « một cửa, một dấu » correspond à la création d'un guichet unique pour la réception des procédures administratives des citoyens ou entreprises et pour la délivrance de ces documents, par la suite. En réduisant considérablement les différentes étapes de contact pour les demandeurs, le but était à la fois d’accélérer ces formalités, d'accroître la visibilité et la responsabilité des autorités apposant ce tampon unique, et de limiter les possibilités de corruption potentielle. Un rapport sur l'application de ce guichet à Hồ Chi Minh Ville souligne par exemple l'idée sous-jacente de cette réforme « The separate steps of receiving and processing applications reduce the harassment and troubles caused to the people. Application-processing personnel do not directly contact people, so the submitters and the processors are separated». Pour Mellac, Fortunel et Tran Dac Dan (2010, p.92) cependant, la dîme à payer aux bureaux concernés n'en est pas moins toujours perçue, tandis que ce nouveau guichet est « un acteur supplémentaire, susceptible d’être corrompu, plutôt qu’un outil de simplification » et une serrure supplémentaire à potentiellement faire sauter.
304 « le but du programme de réforme de l'administration publique est principalement d'améliorer l'administration publique, c'est-à-dire de construire une administration publique démocratique, intègre, professionnelle, moderne, efficace et efficiente, basée sur le principe d'un État socialiste gouverné par la loi sous la direction du Parti et de construire une fonction publique qui a des valeurs éthiques et des compétences pour répondre au développement du pays »
310
rempli l'ensemble de ses objectifs. Arrivé à son terme en 2011, un second programme de réformes a
d'ailleurs été lancé en novembre 2011 pour la période 2011-2020. Les objectifs énoncés par le
ministère des Affaires Intérieures restent dans la continuité du précédent programme : «édifier une
administration démocratique, transparente, forte, professionnelle, modernisée, efficace, et un
contingent de cadres et de fonctionnaires compétents pour répondre aux exigences du
gouvernement305». Quant aux secteurs prioritaires à réformer, ils demeurent liés à l'amélioration du
service public, de ses représentants comme de son fonctionnement et à la modernisation de la
structure d'État.
Outre la force d'inertie d'un système complexe et la difficulté à le réformer profondément, de
nombreux auteurs évoquent les luttes politiques et idéologiques au sein du Parti pour expliquer ce
processus inabouti de transition. Tandis qu'une frange de l'élite politique fait pression pour accroître
le contrôle et la régulation des ressources de l'État, les réformistes, un autre pan du Parti tente de
bloquer cette évolution afin de continuer à bénéficier du contrôle de ces ressources à des fins
personnelles et non exclusivement idéologiques (Painter, 2004). Le politologue décrit cette
contradiction de la façon suivante : « the fundamental dilemma for the reform is that it produces
contradictory political forces within the state. (On the one hand), there is a struggle for control over
state owned resources because some party and state actors engage in appropriation and wealth-
creation through their state positions and at the same time, the party center is also concerned to
regulate such activity and moderate its consequences in so far as they affect party legitimacy in the
wider society306 » (Painter, 2004, p.161).
McCormick (1998, p.121) souligne également que bien que « in both countries, citizens are
increasingly skeptical of and alienated from these institutions. Leaders in both states are broadly
aware of this problem and have tried to strengthen their elected parliaments and legal systems so as
to create new forms of legitimacy. But their projects have been hampered by leader's reluctance to
risk 'chaos' by accelerating the decline of the existing institutions (which are after all the basis of
their power)307 ».
305 Propos rapportés dans Le Courrier du Vietnam, « Réforme administrative : les ministères et les provinces évalués » (19.12.12)
306 « le dilemme fondamental de cette réforme est qu'elle produit des forces politiques contradictoires au sein de l'État. (D'un côté), il y a lutte pour le contrôle des ressources de l'État, puisque certains acteurs du Parti et de l'État sont impliqués dans l'appropriation et la création de richesses à travers leur position officielle et, au même moment, le Parti central est également concerné par la régulation de telles actions et par la modération de leurs conséquences, dans la mesure où cela affecte la légitimité du Parti dans la société »
307 « dans les deux pays, les citoyens sont de plus en plus sceptiques et éloignés de ces institutions. Les dirigeants de ces deux pays sont largement conscients de ce problème et ont essayé de renforcer leur parlement élu et leur système légal afin de créer de nouvelles formes de légitimité. Mais leurs projets ont été freinés par la réticence des dirigeants à risquer le 'chaos' en accélérant le déclin des institutions existantes (qui sont, après tout, la base de leur pouvoir) »
311
Warren et Huong Nguyen (2013, p.215) montrent ainsi que malgré la mise en place de réformes qui,
dans leur ensemble, conduisent à un desserrement du pouvoir, le Parti « want to control or modify
the reforms so that their reputations are not jeopardized and revenue streams are not completely
shut off308 »: tout en accordant davantage de pouvoirs et d'initiatives aux citoyens, à la sphère privée
et à des experts non exclusivement membres du Parti, ce dernier créée des nuances législatives ou
impose un cadre qui lui demeure, malgré tout, toujours favorable.
Conclusion
L'étude des dysfonctionnements de l'appareil administratif vietnamien et des réponses
apportées par les pouvoirs publics permet de souligner des caractéristiques fondamentales du
régime : son écoute attentive de l'opinion publique, sa faculté à coopter et à intégrer les conflits
comme les nouveaux acteurs potentiellement « hostiles » et son mode adaptatif de gouvernement.
En effet, malgré le cadre officiel de gestion rigide, un pendant autoritaire indéniable et la
conservation des pouvoirs, le régime parvient à évoluer suffisamment pour que l'opinion publique
s'en satisfasse sans pour autant limiter à son autorité.
Cependant, les enjeux contemporains, de gestion des territoires, de développement local, de
contrôle du foncier comme de l'urbanisation constituent de nouveaux défis, tant pour le maintien de
la légitimité de l'État-Parti que pour l'avenir des relations État-Société.
Notre dernière partie vise à illustrer ces tensions et à montrer dans quelle mesure elles sont
porteuses de changements dans le fonctionnement des pouvoirs publics comme dans le
positionnement des citoyens, plus spécifiquement dans des territoires marqués par une évolution
« subie », à travers l'urbanisation exogène et administrative.
308 « veut contrôler et modifier les réformes de telle façon que leur réputation ne soit pas compromise et que leur source d'enrichissement ne soit pas tarie »
312
TROISIÈME PARTIE
URBANISATION EXOGÈNE ET CHANGEMENTS ADMINISTRATIFS : L'INTÉGRATION DES VILLAGES DE MÉTIER DANS LA SPHÈRE URBAINE, SOURCE D'ÉVOLUTION DU RAPPORT
POUVOIRS PUBLICS – HABITANTS
Notre seconde partie s'attachait à définir, au niveau micro-local comme au niveau national,
le partage de l'autorité, l'évolution de la distribution des pouvoirs, mais également les entraves au
fonctionnement du système politico-administratif vietnamien. Après avoir dépeint les principaux
acteurs socio-politiques locaux, nous avons cherché à montrer le caractère évolutif et adaptatif de ce
système aux prises avec de nouveaux enjeux, impulsés tant par la sphère privée que par la « société
civile ». Dans un mouvement double itératif, les expérimentations ou usages « de la base » ont ainsi
des répercussions au niveau central, modifiant l'orientation des lois ou des politiques. À l'inverse,
les décisions unilatéralement émises par l'État central et l'évolution du cadre institutionnel et
législatif font évoluer les pratiques locales et contraignent les pouvoirs publics à ce niveau, comme
les habitants, à se repositionner progressivement.
Ce mouvement de construction-déconstruction de l'autorité au Vietnam se produit également
dans une période charnière, où les pouvoirs publics sont confrontés à la nécessité de faire des choix
politiques et développementalistes plus aboutis et strictes, s'éloignant ainsi de leur mode de
gouvernance flexible et adaptatif actuel. Parmi ces nouveaux enjeux figurent un défi majeur, celui
de la transition urbaine, de la planification urbaine et du contrôle des ressources et du foncier.
L'intégration des espaces « périurbains » dans la sphère urbaine pose ainsi des questions sur ses
modalités, ses acteurs et ses objectifs.
Cette partie s'attache ainsi à étudier les effets, tant de l'urbanisation exogène que de
l'urbanisation « administrative » sur les villages de métier étudiés comme sur les rapports entre
pouvoirs publics – habitants, localement. Il s'agit de montrer comment, à travers cette double
urbanisation, le pouvoir central parvient enfin à intervenir au niveau local et à reprendre le contrôle
de ces territoires. La construction de représentations binaires, rurale et urbaine, associée à la
redésignation administrative des entités rurales, font ainsi figure d'outils de gouvernement et
d'assise du pouvoir central.
Le premier chapitre vise tout d'abord à exposer les conséquences de l'étalement urbain et de la
« colonisation » urbaine sur les villages de métier, tant d'un point de vue économique que social.
Le second chapitre concerne quant à lui l'évolution des représentations liées à l'urbain et au rural,
313
médiatisées en tant qu'outil de « soft governance » et de justification des choix politiques de
distinction administrative.
Le troisième chapitre aborde ensuite la dimension concrète de ces catégories dichotomiques, en
étudiant de façon détaillée les processus de changements administratifs, les stratégies qui les sous-
tendent comme leurs répercussions locales, en matière de gestion, notamment.
Enfin, le dernier chapitre se focalise sur l'évolution des rapports pouvoirs publics – habitants, au
niveau local, provoquée tant par la multiplication des conflits fonciers sur les terres villageoises que
par l'imposition d'une nouvelle structure de gestion et d'un cadre institutionnel renouvelé.
314
CHAPITRE 12
LES EFFETS DE L'URBANISATION EXOGÈNE SUR LE PÉRIURBAIN DU DELTA DU FLEUVE ROUGE : LA CONTRAINTE D'ADAPTATION DES COMMUNAUTÉS VILLAGEOISES
Tandis que notre première partie s'attachait à montrer les processus d'urbanisation endogène
des villages de métier, liés au développement comme à la diversification de l'activité économique
locale, ce chapitre vise à étudier les effets de l'urbanisation exogène, des processus de
métropolisation et de périurbanisation de la capitale, et d'en analyser les causes comme les
conséquences. Le périurbain hanoien est en effet actuellement une « transformed interface between
city and hinterland309 » (Leaf, 2002, p.28), qui porte les manifestations physiques des changements
socio-économiques du pays et de la transition urbaine vietnamienne. Leaf souligne également que
l'émergence rapide d'économies urbaines a pour conséquences concrètes « the outward
deconcentration of urban core areas into pre-existing urban peripheral villages, often coupled with
the influx of migrant populations from the countryside310 » (Leaf, 2002, p.24).
L'extension de la ville sur ses marges provoque ainsi des changements majeurs dans les
villages de métier, qui sont progressivement « intégrés » à la sphère urbaine : des changements
économiques, avec la disparition des terres agricoles et la réorientation de l'activité vers des petits
services urbains, des changements sociaux, avec l'arrivée et l'installation de travailleurs migrants
comme de populations urbaines, des changements morphologiques, avec l'implantation des zones
urbaines nouvelles ou de parcs industriels enclavant les villages, et, enfin, des changements
politiques, que nous étudierons ultérieurement.
Dans ce chapitre, nous montrerons tout d'abord quelles sont les modalités de cette
urbanisation exogène, liée à la ville et quelles formes elles prennent, puis nous analyserons
davantage les sources de cette urbanisation et de la « fièvre foncière » qui touche le pays, et, enfin,
nous étudierons ses effets sur la vie villageoise locale, et les évolutions qu'elle provoque.
309 « interface transformée entre la ville et son hinterland »310 « la déconcentration centrifuge des centres villes urbains vers les villages urbains périphériques pré-existants,
souvent doublée d'un afflux de populations migrantes venues de la campagne »
315
I. Les modes d'urbanisation du périurbain dans le delta du Fleuve Rouge : de l'urbanisation informelle à l'urbanisme de projets
1. L'urbanisation in situ liée à la transition urbaine du Vietnam : accommoder les migrants, divertir les urbains
Dans notre première partie, nous avons pu voir que les villages de métier s'auto-urbanisaient,
et que cette urbanisation in situ était liée au développement de l'activité artisanale et de l'agriculture
irriguée, à la diversification de l'économie locale et à l'enrichissement des villageois, pouvant
davantage investir dans leur habitat, notamment.
Les villageois modifient leurs usages des espaces et urbanisent cependant également leur
village pour répondre à de nouvelles exigences et de nouveaux marchés nés de l'urbanisation et des
migrations. Ainsi, certains villageois ont pris le parti d'utiliser les espaces non-bâtis disponibles de
leurs terres résidentielles, essentiellement leur cour, pour construire des baraquements provisoires,
visant à héberger migrants comme étudiants. Ces nhà trọ, traduites par pension ou auberge, ou xóm
trọ, peuvent aussi bien être des chambres individuelles dans les maisons, des extensions de cette
maison, avec l'ajout de pièces supplémentaires, ou des constructions ad hoc de dortoirs en case,
dans les cours des maisons, pouvant accueillir plusieurs dizaines de travailleurs ou étudiants.
Certains villages se sont ainsi reconvertis en véritables villages-dortoirs, cette activité
devenant la principale occupation des villageois, en particulier pour les villages de la première
couronne périurbaine ou pour les villages situés à proximité d'un parc industriel311. Pour Trần Nhật
Kiên (2010, chapitre 4, p.15) , « les cases sont la traduction architecturale de l'exode rural312» et
témoignent du manque de structures publiques d'accueil de ces populations, de la faible proportion
de logements sociaux ou étudiants, et des difficultés d'accès à des logements privés abordables en
centre ville.
311 La localisation de ces deux types de villages-dortoirs, limitrophes d'un centre urbain ou d'un parc industriel, n'a pas les mêmes répercussions à plus long terme. Tandis que les villages proches des frontières urbaines peuvent envisager de se reconvertir durablement dans cette activité, les villages accueillant des ouvriers des parcs industriels sont confrontés à la fluctuation des embauches dans ces zones, qui suivent elles-mêmes la situation économique nationale. L'arrêt des activités, le faible taux d'occupation de ces parcs ou les licenciements massifs sont en effet légions, entraînant une perte de revenus considérable pour les villageois ayant investi dans ces nhà trọ.
312 Le patrimoine villageois face à l'urbanisation : le cas des villages périurbains de Triều Khúc et Nhân Chính-Hà Nội-Vietnam, thèse de doctorat en géographie et aménagement
316
Illustration 12. Xóm trọ – série de dortoirs à louer dans le village de Nhành Chính
Source : Trần Nhật Kiên (2010)
Selon Leaf (2008, p.155), la tolérance des autorités publiques vis-à-vis de ces constructions et du
développement de ces activités, largement informelles, s'explique par le fait qu'elles bénéficient à
tous et pallient les carences étatiques en matière de logements. Ainsi, le géographe déclare « a
coalition of interests is formed, with local residents benefiting through the rents they receive,
migrants benefiting from the low-cost housing they are able to access, factory owners benefiting
from the low-cost labour they obtain, local officials benefiting from the revenues they are able to
generate locally, and higher level officials benefiting from generated wealth for the city overall 313».
En autorisant cette densification des villages périurbains, les pouvoirs publics délèguent ainsi une
partie des questions d'accès au logement aux villageois eux-mêmes, et permettent également leur
reconversion, puisque ces villageois ont souvent perdu leurs terres agricoles suite à l'extension de la
ville.
Sơn Đồng comme Đồng Kỵ ne sont pas réellement concernés par cette densification des
centres villageois pour l’accueil de migrants extérieurs au métier, étant donné que la plupart des
migrants sont des artisans directement hébergés chez leur patron. En outre, à l'exception de
quelques grands ateliers de la zone industrielle de Đồng Kỵ, qui ont construit des dortoirs pour leurs
313 « une coalition d'intérêts se forme, comprenant des résidents locaux bénéficiant des loyers qu'ils perçoivent, des migrants bénéficiant du logement à bas prix auquel ils peuvent accéder, des patrons d'usines bénéficiant du coût du travail faible qu'ils obtiennent, des officiels locaux bénéficiant des revenus qu'ils parviennent à générer localement, et des officiels des échelons supérieurs bénéficiant de la richesse générée pour la ville dans son ensemble »
317
ouvriers, la plupart des patrons aménagent simplement une pièce de leur maison familiale pour
accueillir ces travailleurs.
Le cas de Trang Hạ diffère dans ce sens, puisque le phường accueille un nombre considérable
de travailleurs et d'étudiants extérieurs au village. En effet, tandis que le phường compte environ 5
000 habitants « natifs » des deux villages de Trang Liệt et Binh Hạ, 3 663 personnes extérieures
étaient répertoriées en 2010 avec un titre de séjour provisoire314.
Cette forte présence « allogène » est due à l'implantation sur les terres de Trang Hạ du parc
industriel de l'entreprise vietnamienne Hanaka, de l'université du sport de la province de Bắc Ninh
et de l'École de gestion de l'économie industrielle. Environ 700 ouvriers d'Hanaka et leur famille
vivent dans le phường depuis la fin des années 80, ainsi que 1 000 étudiants de l'école de gestion, 2
000 étudiants de l'université du sport, et environ 120 foyers de professeurs.
Bien que deux khu tập thể315 aient été construits sur les terres de l'université du sport pour
accueillir enseignants et étudiants, de nombreux jeunes décident de vivre dans le village, faute de
places disponibles mais également en raison de la vétusté de ces constructions, de l'insécurité et des
nombreux vols commis, et des conditions d'accueil sommaires. Les villageois de Trang Hạ ont par
conséquent largement aménagé leurs maisons pour accueillir des étudiants, qui logent « chez
l'habitant » pour un prix abordable et dans un cadre de vie plus agréable.
Outre ces modifications liées à l'hébergement des travailleurs et étudiants extérieurs, de
nombreux commerces ont été ouverts dans le village pour répondre aux attentes de ces populations.
En 2010 étaient ainsi répertoriés 96 restaurants et cafés dans le village, et 80 commerces classés
dans la catégorie statistique « autres », et correspondant en fait à des cybercafés, des librairies
spécialisées dans les mangas, des boutiques de vêtements de sport ou des petits commerces de
proximité.
Les activités de ce phường, initialement orientées vers la fourniture de services à Đồng Kỵ et la
récupération des déchets, se sont par conséquent diversifiées et enrichies par cet afflux de
populations extérieures, qui, bien que modifiant les caractéristiques morphologiques et
sociologiques rurales du village, nous y reviendrons, a également permis une autonomisation du
phường vis-à-vis de Đồng Kỵ et un développement des deux villages.
314 Entretien au comité populaire de Trang Hạ (2010)315 Les khu tập thể sont des logements collectifs publics, accueillant fonctionnaires ou étudiants. Il s'agit
généralement d'immeubles de deux ou trois étages, pouvant partager des aménités communes, cuisines ou salles de bain par exemple.
318
L'urbanisation « endogène » des villages s'effectue donc également pour répondre à de
nouveaux besoins et accommoder des populations migrantes, temporaires comme permanentes et
naît de dynamiques individuelles et de décisions de particuliers, optant pour la densification de leurs
parcelles et la réorientation de leurs activités, devenant ainsi des propriétaires fonciers à petite
échelle.
Un autre phénomène, plus marginal mais qui touche néanmoins certains villages du
périurbain, tient à l'achat de terrains et à la construction de propriétés secondaires par de riches
hanoiens, à quelques heures de voiture du centre-ville. Drummond (2012, p.85)316 inclut ce type de
logement dans une catégorie « consumption and leisure », et souligne que malgré le caractère récent
de ce phénomène, il s'agit d'une « growing trend317 », qui modifie également les dynamiques
rurales-urbaines et les rapports locaux.
Cette « dépossession foncière des ruraux par les urbains » (Mellac, Fortunel et Tran Dac Dan,
2010, p.26), sur des terres auparavant négligées, commence par conséquent à poser le problème de
l'accès aux terres, à la concurrence pour ce foncier et à l'urbanisation, par les urbains directement,
de ces villages.
2. L'urbanisation à grande échelle : la multiplication des projets de zones industrielles et de zones urbaines nouvelles sur les terres villageoises
À cette urbanisation in situ, liée aux migrations ou à des choix individuels, s'ajoute une
urbanisation linéaire, le long des axes de communication, temporaire et précaire, ou pérenne et
légale. En effet, nous avons déjà montré qu'à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ s'était effectué un
basculement des centres économiques et de pouvoirs, du centre villageois dorénavant enclavé aux
espaces jouxtant les voies de communication. Les routes sont devenues un important vecteur de
diffusion de l'urbanisation, à plusieurs échelles, créant un tissu continu de constructions le long des
routes provinciales ou inter-districts. Les autorités publiques tolèrent l'implantation de petits
commerces ou d'ateliers d'artisan sur ces axes, autorisent formellement la construction d'extensions
résidentielles des villages, sous forme de zones industrielles des villages de métier ou de nouveaux
316 In The Reinvention of Distinction: Modernity and the Middle Class in Urban Vietnam, Nguyen-Marshalls V., Drummond L. et Bélanger D., chapitre 5 « Middle class landscapes in a transforming city : Hanoi in the 21st
century », 317 « consommation et loisir » et une « tendance croissante »
319
xóm et khu phố, et accordent ponctuellement des licences d'investissement et de construction pour
des équipements utiles, comme les stations services, lorsqu'elles n'attribuent pas ces emplacements
privilégiés à des personnes « connectées ».
Cette transformation d'usages des terres, de petite envergure si l'on considère la taille de ces
projets, mais d'une ampleur importante en termes de cumul, est néanmoins de plus en plus
concurrencée par des projets de grande échelle, essentiellement pour les parcs industriels et pour les
khu đô thị mơi, les zones urbaines nouvelles. Localisés préférentiellement le long des routes, ces
projets se font d'ailleurs de plus en plus sous la forme de « terres contre infrastructures », les
investisseurs obtenant des terres dans ces espaces recherchés en contrepartie d'un financement de
l'infrastructure routière, par exemple. Selon DiGregorio (2009, p.8), ce parti-pris des autorités
publiques « made it clear that the city administration would favor large scale urban projects over
individual household and small capitalist development318 ».
Ces parcs industriels se distinguent des zones industrielles des villages de métier par leur
superficie, de 93,2 hectares pour le parc industriel de Khắc Niệm dans la ville de Bắc Ninh à 6,6
hectares pour le village de métier de Đại Bái319, province de Bắc Ninh, mais également par leur
usage. À la différence des zones de village de métier, les parcs industriels ont vocation à attirer de
gros investisseurs domestiques ou étrangers et à implanter des usines modernes, vectrices d'emplois
et de transferts de savoir-faire. Ainsi, dans le parc industriel de Nội Bài, située à proximité de
l'aéroport international de Hà Nội sont implantées des entreprises internationales, asiatiques comme
américaines telles que le conglomérat japonais Sumitomo ou la compagnie singapourienne Spindex.
Les khu đô thị mơi sont également à la source d'une conversion majeure des terres rizicoles de
la région et visent, officiellement, à offrir des logements et des conditions de vie plus modernes,
civilisées et écologiques à la population urbaine croissante. Ces zones se déclinent toutes sur la
même forme, ou presque : 50% de leur superficie doit être consacrée aux espaces résidentiels bâtis,
souvent un mélange de villas, de maisons en bande et de tours, 25% aux infrastructures de transport,
et les 25% restants aux espaces verts, qui sont parfois remplacés, sur les plans, par de grands lacs
artificiels. Les plus grandes zones prévoient également dans leur projet des centres commerciaux,
des hôpitaux, des écoles ou des infrastructures de loisirs320.
318 « montra clairement que l'administration de la ville favoriserait des projets urbains de grande échelle plutôt que des petits développements capitalistes et des projets de foyers individuels »
319 Đại Bái est un village de métier spécialisé dans le travail de martelage de métaux de récupération, cuivre comme aluminium, pour en faire des produits usuels, plateaux, marmites ou théières.
320 L'équipement de ces zones en infrastructures « publiques », hôpitaux ou écoles, entre également dans le système « terres contre infrastructures ». En effet, dans certaines zones, l'investisseur est tenu de construire un hôpital
320
Leurs différenciations et distinctions résident sur l'accent que les promoteurs mettent sur leur
« produit », soit sur leur dimension écologique, comme avec la khu đô thị EcoPark dans la province
de Hưng Yên, ou sur l'idée d'excellence, de sélection et de sécurité, comme dans le cas de la khu đô
thị Ciputra, arrondissement de Tây Hô, Hà Nội, zone enclose de 400 hectares.
L'ampleur de ces projets et leurs impacts sur les territoires sont conséquents, puisque Nguyen
Van Suu (2009, p.110) considère par exemple qu'Hà Nội seule a converti entre 2000 et 2004 plus de
5 496 hectares de terres agricoles pour 957 projets, affectant ainsi plus de 138 000 foyers.
Le rapport du cabinet de consultants PPJ321 estime quant à lui que 1 000 hectares de terres agricoles
sont transformés chaque année à Hà Nội, 2 000 hectares dans l'ancienne Hà Tây, et que dans les
années à venir, ce rythme de conversion de terres va s’accélérer dans la capitale pour répondre aux
besoins en terres résidentielles, industrielles ou routières. Les terres dédiées à la construction
urbaine sont, quant à elles, passées de 4 654 hectares en 1997 à 17 940 hectares en 2009.
À Đồng Kỵ, outre la seconde « zone industrielle » d'ITD, plusieurs autres projets étaient
envisagés, et même autorisés, bien qu'aucun d'entre eux n'ait été entrepris et que les terres rizicoles
n'aient pas encore été saisies. Le premier projet, khu công nghiệp đô thị và dịch vụ Từ Sơn (zone
industrielle, résidentielle et de services de Từ Sơn) résulte d'une joint-venture comprenant, entre
autres, une société indonésienne, Jababeka et une entreprise de construction, la société Nam Hong,
originaire du phường de Đình Bảng, et étant déjà active dans le district puisqu'elle est en charge de
la construction de la route provinciale n°295B, qui longe la partie sud de cette future zone. D'une
superficie totale de 500 hectares, dont 303 hectares de terres industrielles et 197 hectares à vocation
résidentielle, cette zone s'étend sur le territoire de trois communes : le phường Đồng Nguyên (sud-
ouest), le xã Tam Sơn (au sud) et Đồng Kỵ, avec 65,8ha concernés322. Le plan de cette zone a déjà
été publié et affiché à l'entrée du village, le long de la première zone industrielle et de la route
principale d'accès. En outre, les investisseurs se sont déjà rendus dans les khu phố concernés par les
expropriations, et une liste des foyers à exproprier était en cours de rédaction lors de nos dernières
enquêtes, en 2010.
Un second projet était également alors à l'étude et concernait davantage le phường de Trang
accueillant des populations ne résidant pas dans ces zones en échange de l'accès au foncier, sur le papier en tous cas.321 Selon le rapport The Hanoi capital construction MasterPlan to 2030 and vision to 2050 établi par le consortium
américano-coréen Posco-Perkins & Eastman-Jina (PPJ), principal consultant pour l'élaboration du Master Plan d'Hanoi élargie. 2010. Document non-publié.
322 Données issues de l'article Công bố quy hoạch khu công nghiệp đô thị và dịch vụ Từ Sơn (Publication du plan de zone industrielle, résidentielle et de services de Từ Sơn), Báo Bắc Ninh (Journal de Bắc Ninh), 24.06.09, et d'un entretien au comité populaire de Đồng Kỵ (2010).
321
Hạ. Le projet Ha Thanh, situé à côté de la zone ITD, devrait s’étendre sur 79 hectares et
comprendre des parcelles dédiées à la production et à l'habitat, mais également un emplacement
réservé à un nouveau siège pour le comité populaire de Trang Hạ323. Un projet de même nature nous
a également été rapporté, concernant plus directement Đồng Kỵ, au nord du village, et dont
l'objectif était, entre autres, d'accueillir le siège du comité populaire et d'autres bâtiments publics 324.
À Sơn Đồng, d'après les projets acceptés par Hà Tây et en attente de validation par Hà Nội, ce
sont près de 173 hectares de terres agricoles, sur les 214 hectares que comptent le village, qui sont
censées être expropriés pour la construction de plusieurs zones urbaines nouvelles : la khu đô thị de
Hoài Đức, la khu đô thị de Tây Do, ou encore la khu đô thị du périphérique 4325 par l'entreprise
Vinaconex.
Carte 6. Projets acceptés par Hà Tây de khu đô thị mới, de zones industrielles et d'infrastructures routières à Sơn Đồng : la disparition programmée des terres agricoles
Source : UBND Hoài Đức, enquêtes de terrain Fanchette-Segard (2009). Réalisation : Casrad
323 Entretien au bureau de la gestion urbaine du thị xã Từ Sơn (2010).324 Entretien auprès du chef de khu phố limitrophe de cette zone (2010).325 Il s'agit de la quatrième rocade périphérique autour d'Hanoi, qui doit normalement passer à l'ouest de Sơn Đồng,
et dont les terres agricoles limitrophes accueillent de nombreux projets de khu đô thị mơi.
322
Projet de zone urbaine
Terres agricoles
Zone résidentielle villageoise
Zone urbaine
Terres de service
Zone industrielle
Limites de la commune
Rivière et arroyos
Routes principales
Ruelles villageoises
Cette carte répertorie les différents projets touchant la commune de Sơn Đồng, avant l'intégration à
Hà Nội. En noir apparaît le projet de zone industrielle du village de métier, et en beige hachuré de
jaune les projets de zones urbaines nouvelles, qui devraient, à terme, encercler totalement le village
et convertir toutes les terres agricoles.
Cet « urbanisme de projet » (Goldblum et Franck, 2007, p.233), qui consiste à plaquer des
morceaux de ville, qui ne sont ni reliés entre eux, ni intégrés à leur espace environnant, composé de
villages denses et peuplés, pose la question des choix stratégiques faits par les pouvoirs publics en
matière d'aménagement du territoire, et surtout de la correspondance entre leurs ambitions
métropolitaines pour Hà Nội et la réalité de l'acceptation des projets, sur le terrain.
En effet, les schémas directeurs successifs, en particulier le dernier en date, à l'horizon 2030 et
accepté en 2011, soulignent les mêmes ambitions pour la capitale : faire d'Hà Nội une métropole
internationale moderne, civilisée, verte et culturelle avec un développement « synchrone ». En
s'appuyant sur un nouveau réseau de voies de communication326, ce dernier Master Plan propose la
création de cinq villes satellites327 et de trois villes dites « écologiques »328, correspondant ainsi à un
modèle de ville polycentrique, préservant officiellement des usages zonés des espaces, en
conservant par exemple un corridor vert, maraîcher, dans la zone hors-digue de la rivière Đáy.
Carte 7. L'organisation des futures zones urbaines, selon le schéma directeur pour 2030
Source : PPJ (2010)
326 Avec la création d'un 4ème périphérique de 160km et d'une cinquième rocade de 320km, ainsi que des voies radiales, comme l'autoroute Láng-Hòa Lạc
327 Sóc Sơn, Sơn Tây, Hòa Lạc, Xuân Mai et Phú Xuyên328 Chúc Sơn, Quốc Oai, Phúc Thọ
323
Or, le décalage entre ce plan, promouvant un développement coordonné et stratégique, et la
multitude de projets concurrents déjà approuvés ou en cours de vérification, souligne à nouveau
l'écart entre le discours et la pratique, que nous avons déjà évoqué.
En s'appuyant sur les idées de Milbert (2004)329, ce périurbain est donc caractérisé par « une
hétérogénéité due à la fragmentation entre opérations planifiées, développements privés, et
processus de croissance informelle », qui rend inapplicables ou obsolètes toute tentative de
planification d'État.
II. La « fièvre foncière », moteur de l'urbanisation du delta du Fleuve Rouge
1. Faire fructifier la terre à tout prix : la prédation sur les terres agricoles
Cette multiplication de projets, où chaque village ou presque est concerné par la construction
d'une zone industrielle ou d'une zone résidentielle interroge sur leur véritable finalité et sur les
causes qui provoquent cette sốt đất, fièvre foncière.
Le foncier est en effet devenu le principal investissement des classes moyennes, qui se
méfient des banques et voient dans l'achat de terres un investissement plus solide et rentable. Pour
Pédelahore, « dans cet irrépressible élan qui saisit toutes les couches de la société s’épanouit une
volonté frénétique de faire fructifier, à marche forcée, les terres urbaines et urbanisables. Se
retrouvent ainsi physiquement au coude-à-coude les particuliers, les entreprises publiques et
privées, ainsi qu’un grand nombre d’institutions de toutes sortes. La valorisation du sol des villes et
de leurs environs est la grande affaire qui occupe aujourd’hui, quasi quotidiennement, chaque
membre de la société contemporaine » (Pédelahore, 2006, p. 20).
Ces deux dernières décennies ont en effet vu les prix des terres augmenter de façon
exponentielle et disproportionnée, permettant aux premiers investisseurs de se constituer des
capitaux fonciers et financiers majeurs, au jeu de l'achat et de la revente. L'expression « un morceau
de terre, un morceau d'or » (tấc dất tấc vàng) est ainsi révélatrice de l'importance du patrimoine
foncier dans la constitution des richesses, et de l'intérêt à porter à ces terres.
329 Milbert, « Espace périurbain et gouvernance » in Dupont V., Golaz V., Dynamiques périurbaines : population, habitat et environnement dans les périphéries des grandes métropoles, collection « Les numériques du Ceped » (2004). Document accessible à l'adresse suivante: http://www.ceped.org/cdrom/dynamiques_periurbaines/html/gouvernance.htm
324
Ces primo-investisseurs, souvent liés à l'appareil institutionnel ou aux sphères
professionnelles concernées, les architectes ou chercheurs par exemple, ont pu bénéficier dès les
premières années de l'ouverture économique de ces opportunités d'investissement, obtenant des
informations, avant l'heure, sur les futures terres jouxtant de nouvelles infrastructures routières ou
situées dans des zones à aménager. Des coalitions de croissance330, associant acteurs privés
connectés au régime, développeurs semi-privés ou issus des entreprises d'État, et fonctionnaires, se
sont ainsi constituées, formant une nouvelle classe d'entrepreneurs, que Gainsborough (2010, p.34)
qualifie d'« entrepreneurial bureaucrats ». Le politologue considère ainsi que le foncier est devenu
le vecteur de création de « 'new state interests' (which) refers to business interests linked to state
enterprises and/or bureaucratic institutions of the party-state which were at the forefront of moves to
exploit commercial opportunities that emerged during the reform years331», et se poursuivent
actuellement.
Devant l'enrichissement lié à ces délits d'initiés, de nouveaux acteurs ont progressivement
émergé, diversifiant les formes d'investissements fonciers et accentuant la pression foncière sur les
terres disponibles. De simples ménages ont également commencé au début des années 2000 à
investir et à acheter des lotissements dans des khu đô thị, ou à acquérir de plus petits terrains dans
les villages périurbains. Une récente étude332 montrait d'ailleurs que 26% des trente plus importants
millionnaires du Vietnam avaient fait fortune grâce à leur investissement dans le foncier et
l'immobilier.
L'ampleur de ces investissements et des bénéfices potentiels s'est tellement accentuée que la
spéculation foncière a pris le pas sur de véritables acquisitions suivies de viabilisation et
d'aménagement des terres, conduisant ainsi tant à une saturation du marché qu'à l'atteinte de prix
exorbitants et non-accessibles à la majorité des Vietnamiens.
Papin et Passicousset (2010, p.135) soulignent également que cette pression sur les terres est
liée à la « lessiveuse immobilière ». Selon eux, « un des secrets de polichinelle du Vietnam est
justement que le prix des logements grimpe dans les grandes villes parce que les deniers de la
corruption s'y recyclent » : les sommes perçues illégalement peuvent ainsi être blanchies par ces
achats de terres, leur revente, ou leur location.
330 Sun Sheng Han et Kim Trang Vu, 2008331 « bureaucrates entrepreneurs » et « 'nouveaux intérêts de l'État (qui) se réfèrent aux intérêts commerciaux liés
aux entreprises publiques et/ou aux institutions bureaucratiques de l'État-Parti, qui étaient aux avant-postes du mouvement d'exploitation des opportunités commerciales émergentes dans les premières années des réformes »
332 Etude rapportée dans l'article The way the 100 richest Vietnamese families earn their money, 28.05.13, VietnamNet
325
2. Essoufflement et ralentissement des activités foncières et immobilières
Ce système montre néanmoins des signes d’essoufflement, et le Vietnam fait actuellement
face à une crise de l'immobilier et du foncier important. Lors de projets « réels », des investisseurs
se retrouvent à cours de liquidités et ne peuvent poursuivre la construction et l'aménagement de leur
zone, faute de capital, largement basé sur la vente a priori des maisons ou appartements. Qu'ils ne
soient parvenus à vendre sur plan leur produit, ou que les acheteurs ne soient en mesure de payer
leurs traites, de nombreux projets ont été provisoirement suspendus et leurs investisseurs encourent
des pénalités de retard. Ainsi, la khu đô thị d'An Khánh sud, district d'Hoài Đức, connaît depuis
quelques années d'importantes difficultés. Tandis que le projet était considéré comme un bon
investissement à ses prémices, en 2004, avec des prix de revente de 35 à 40 millions le m2333, le
projet a pris un certain retard, face à l'opposition des villageois locaux, mais également pour lever
suffisamment de fonds. Ainsi, en 2013, seules 60% des terres avaient été viabilisées et bâties, et
aucun équipement public prévu, en l’occurrence un centre de santé et plusieurs écoles, n'avait été
construit334.
Illustration 13. Document marketing présentant le projet de khu đô thị d'An Khánh sud
Source : Investisseur principal du projet, l'entreprise Sudico (2004). Les plans des zones urbaines nouvelles sont
généralement largement idéalisés et omettent également de représenter le projet dans son environnement réel. En effet,
sur cette image, les villages de métier ont été remplacés par une luxuriante végétation.
À Hà Nội, le ministère de la construction répertoriait en 2013 397 projets de zones urbaines
nouvelles suspendus à Hà Nội, qui demanderaient plus de 45 millions d'USD pour être terminés335.
333 Article Tử huyệt An Khánh chôn vùi đại gia (le tombeau d'An Khánh ensevelit les géants de l'immobilier) , 09.08.13, VietnamNet
334 Article Khu đô thị Nam An Khánh: Mịt mù ngày hoàn thành (La zone urbaine nouvelle d'An Khánh Sud : un achèvement dans un jour lointain), 29.07.13, VnMedia
335 Selon le vice-ministre de la Construction, Nguyen Tran Nam, cité dans l'article Hanoi: 397 Realty Projects Need
326
Selon le journal Thanh Niên336, dans les deux plus grandes villes du pays, Hà Nội et Hồ Chi Minh
Ville, plus de 60 000 appartements construits étaient toujours à la recherche d'acquéreurs en 2012,
qui représentent une valeur de 2,8 millions d'USD. L'économiste Vu Dinh Anh, interrogé par le
journal, pointe le prix d'achat de ces biens pour expliquer la faible demande et ces taux de vente et
d'occupation réduits. En effet, la plupart de ces projets de khu đô thị mơi vise une population aisée,
voire très aisée, qui, de fait, n'existe pas encore à une échelle suffisante dans les grandes villes
vietnamiennes pour acheter et accéder à ce type de logements.
En outre, la situation des parcs et zones industriels du pays n'est guère meilleure. Selon le
département du développement urbain du ministère de la Construction337, en 2011, seulement 46%
de la superficie totale des parcs et zones industriels du pays étaient occupés. Ce taux d'occupation
ne s'est pas amélioré depuis, puisque sur les 878 petites zones industrielles, d'une superficie totale
de 16 166 hectares que le pays comptait en 2013, seules 50% sont opérationnelles et occupées338.
Ainsi, bien que les demandes en nouveaux logements soient importantes, le marché
conséquent et les besoins en espaces productifs, notamment dans les villages de métier, en
augmentation, l'offre entre en inadéquation avec la demande et ces grands projets peinent à trouver
des acquéreurs. S'en suit une situation paradoxale, où des villages sont soit limités dans leur
développement, soit précarisés par cette urbanisation, tandis que les nouveaux projets occupant les
anciennes terres agricoles et encerclant les villages sont incomplets, inutilisés, ou tout simplement
jamais construits. Leurs répercussions sur ces villages sont néanmoins bien réelles, et créent de
nouvelles tensions, tant entre les populations qu'entre les usages de ces territoires.
US$45 Bln to be Completed, Vietnamica, 13.09.13336 Article Blame game continues, Thanh Nien News, 21.09.12337 Push to fill half-empty industrial, export zones, 23.06.11, VietnamNews338 Statistiques du Ministère de l'Industrie et du Commerce, rapportées par l'article Nearly half of small IPs
inefficient, 01.01.13, VietnamNet
327
III. Les conséquences de l'urbanisation exogène sur les villages : de la précarisation de l'économie à la dilution des communautés locales
1. Les impacts des grands projets : déstructuration des réseaux et crise environnementale
L'extension métropolitaine, sous toutes ses formes, déstructure l'organisation vernaculaire du
delta du Fleuve Rouge et met notamment en péril les réseaux d'échanges entre les villages et par
conséquent leur organisation en clusters. Fanchette souligne que « les autoroutes, les zones
résidentielles et les industrielles traversent des finages, isolant des villages, supprimant les axes de
communication inter-villageois » (2011, p.11), ce qui a pour conséquence la remise en cause des
échanges ou des partenariats établis entre plusieurs villages, soudainement rendus impossible par le
percement d'une autoroute, par exemple. Selon la Banque Mondiale, cet urbanisme de projets
provoque également la « destruction of tightly knit communities with their own carefully developed
economic and social support system that have evolved over many years339 » (2006, p.31), mettant
ainsi en cause la structure économique de ces communautés.
Les conséquences de cette multiplication de projets résidentiels ou industriels sur
l'environnement sont également majeures et affectent tant les terres rizicoles restantes que les
villages eux-mêmes, soumis à des risques renforcés d'inondations. Outre l'imperméabilisation des
sols et les ruissellements subséquents, plusieurs projets déjà construits ne respectent ni les normes
environnementales et ni la législation en vigueur en matière d'équipements et d'infrastructures, de
traitement des eaux usées, par exemple. Lors d'un entretien au service de l'agriculture et du
développement rural, en charge des questions hydrauliques, du district d'Hoài Đức (2009), nous ont
été rapportés deux exemples significatifs de l'absence de respect des règlements comme des
territoires environnants ces projets.
La khu đô thị de Mai Lin, par exemple, commune de Tiền Yên, a été construite au-dessus du
système de traitement des eaux usées du village et n'a pas respecté les modifications à effectuer à ce
réseau, mettant volontairement en place des tuyaux d'évacuation moitié moins importants que ceux
prévus dans le projet, déstructurant ainsi l'ensemble du système d'évacuation et provoquant des
déversements d'eau impropre sur les terres agricoles du village.
Quant au projet de khu đô thị d'An Khánh sud, que nous avons déjà évoqué, il a été
339 « destruction de communautés très soudées, avec leur propre système économique et de solidarité sociale, développé progressivement et qui a évolué pendant de nombreuses années »
328
construit, suite au remblaiement et à la viabilisation des terres, un mètre au dessus du niveau des
zones résidentielles bâties du village. Officiellement, l'entrepreneur Sudico aurait dû construire un
système d'évacuation des eaux autonome du système villageois et ainsi protéger le village en cas
d'inondations. Ces sociétés sont normalement censées anticiper ces conséquences et construire un
système autonome autour des villages existants pour l'évacuation des eaux, mais dans ce cas précis,
l'investisseur n'a installé aucun système pérenne et n'a mis en place que des mesures provisoires.
Cependant, faute de contrôle sur le terrain et d'autorités locales disposant de réelles prérogatives,
ces contraventions demeurent impunies et les impacts de ces projets sur les villages environnants
potentiellement désastreux.
Outre ces risques accrus d'inondations, la pollution des terres rizicoles accolées aux zones
industrielles, ou situées en amont des cours d'eau longeant ces zones est très importante, et
l'accumulation de ces externalités négatives menace l'intégrité des villages.
Les terres rizicoles de Đồng Kỵ et Trang Hạ sont par exemple largement polluées par l'eau
de la rivière Cầu. En amont de cette rivière se trouve une zone industrielle accueillant l'entreprise de
papier Dong Cao, qui déverse ses eaux usées sans retraitement, directement dans la rivière. Or, c'est
qui reste l'une des principales sources d'eau pour l'irrigation des champs. Le périurbain demeure
ainsi un « exutoire aux contraintes de la ville » (Milbert, ibid.), où sont installées toutes les
industries polluantes.
Selon un membre du comité populaire de Trang Hạ (2010), « avec la réalisation de tous ces projets,
les ordures industrielles sont de plus en plus importantes et les impacts sont néfastes sur la santé des
gens ».
Les autorités d'Hoài Đức estiment quant à elles qu’environ 100 hectares de terres du district sont
« influencés »340 par ces projets, c'est-à-dire qu’elles ne sont plus cultivables, faute d'irrigation ou de
drainage, le système hydraulique ayant été détruit.
Cette pollution des eaux, et à travers l'irrigation, des terres, se conjugue à la disparition des
terres agricoles à un rythme soutenu et commence à poser un problème pour la sécurité alimentaire
du pays comme pour le maintien de son volume d'exportations. Dao The An et Fanchette soulignent
par exemple que « depuis 1998, le Vietnam enregistre une baisse de ses superficies cultivées en riz
(1 % par an) du fait du désintérêt d’une partie des paysans et d’une désintensification des systèmes
de culture dans certaines zones du delta du fleuve Rouge » (2008, p.176). À l'impossibilité de
cultiver, faute de terres, ou en raison de leur pollution, s'ajoute donc une désaffection de certains
340 Entretien au service de l’agriculture et du développement rural d’Hoài Đức (2009)
329
villageois, en particulier dans les villages de métier, comme nous avons pu le voir, pour le travail
agricole, dont la pénibilité augmente à mesure que les réseaux hydrauliques sont compromis, et les
rendements diminués par l'accumulation de facteurs de pollution. Le ministre des Ressources
naturelles et de l'environnement soulignait d'ailleurs en 2009 que « if land is managed in such an
irresponsible way as this, it is not clear how our children will live in the future »341.
2. La conversion des terres agricoles en terres résidentielles ou industrielles : de l'essor du chômage au sous-emploi
La disparition des terres agricoles pose des problèmes tant matériels, en termes de revenus et
de « sécurité » pour les villageois, en cas de crise de l'artisanat, qu'immatériels, puisqu'elle influence
également les modes de vie et les fondements de la structure communautaire locale.
Tout d'abord, la perte des terres agricoles peut potentiellement affecter les clusters de métier.
Bien que la majorité des artisans-patrons ne cultivent plus eux-mêmes leurs terres et ne dépendent
pas de cette source de revenus ou de nourriture, certains foyers satellites ont besoin de cette pluri-
activité. Sans des ressources complémentaires tirées de l'agriculture, le travail fournit par l'artisanat
ne pourrait leur permettre de vivre, et pousser une partie des membres du foyer à la migration, par
exemple. Les grands ateliers, qui s'appuient sur cette souplesse de l'emploi et de la tâche et qui ont
besoin de ces réseaux de sous-traitance, pourraient ainsi voir leur système productif mis à mal.
En outre, la disparition des terres rizicoles oblige les foyers à s'approvisionner autrement en
riz et à acheter leurs rations quotidiennes, qui demeurent importantes, sur des marchés privés,
extérieurs aux villages, puisque ces derniers ont, de toute façon, des rendements globaux assez
faibles.
Les terres agricoles de Sơn Đồng étant amenées à disparaître dans un futur proche, nous avons
cherché à représenter concrètement ce qu'impliquerait cette perte des terres rizicoles dans le budget
d'un foyer d'artisans. Notre exemple ne donne cependant qu'une image partielle du problème,
puisqu'il s'agit d'un foyer relativement aisé, qui « sous-traite » la culture de ses terres à des ouvriers
agricoles et dont les revenus proviennent essentiellement de l'activité de sculpture et de laque. Il est
bien évident que pour des foyers dépendant principalement de l'agriculture, la perte de leurs terres
serait autrement problématique.
341 « si la terre continue à être gérée de façon ausi irresponsable, il est difficile de savoir comment nos enfants pourront vivre dans le futur », cité par To Xuan Phuc et Drummond, « How has 'industrialization and modernization' transformed the Vietnamese countryside? », communication présentée lors de la troisième conférence mondiale sur la géographie économique, Séoul, 2011
330
Il s'agit d'une famille composée de cinq membres. Le chef de foyer est un artisan reconnu, membre
de l'association des artisans de Sơn Đồng, bien intégré aux circuits de production et de vente, qui vit
dans le xóm Hàn. Les deux sào de la famille produisent en moyenne 800 kilos de riz par an, pour
deux récoltes. Malgré cela, leurs besoins en riz ne sont pas satisfaits actuellement et le foyer doit
acheter environ 35 kilos de riz supplémentaires par mois. Cette dépense, annuellement, représente
environ 3 millions de đồng (142 USD), si l'on considère qu'un kilo de riz coûte à peu près 7 000
đồng (0,33 USD). Si ce foyer devait acheter ce qu'il produit actuellement, cela représenterait un
budget annuel de 5,6 millions de đồng (265 USD, soit environ 22 USD par mois). En tout, leur
approvisionnement en riz leur couterait 9 millions par an (427 USD), donc 750 000 đồng/mois (35
USD). Sachant qu'un foyer aisé dépense environ 7 millions de đồng par mois (332 USD), cela
représenterait une hausse 10% du budget mensuel.
Officiellement, les pouvoirs publics tentent d'anticiper ces pertes d'emploi et de revenus par
des politiques en faveur de la reconversion des paysans expropriés. Les districts mettent donc en
place des aides, qui passent notamment par la création de centres de formation pour des métiers
simples et des petits services urbains : broderie, coiffure, réparation de motos, etc. Des aides
financières sont également fournies en complément de ces formations, pour l'établissement d'un
petit commerce par exemple.
La question de pose néanmoins de la pertinence de ces formations et de l'intérêt de former des
hordes de paysans à des métiers très peu rémunérateurs et qui sont déjà largement saturés, puisqu'ils
sont principalement exercés en ville par de nombreux migrants de provinces plus lointaines. Ces
formations au rabais risquent de favoriser le sous-emploi urbain et la précarité de ces travailleurs,
alors qu'un ciblage sur les réels besoins de compétences de ces villages, en informatique ou en
comptabilité, pourrait permettre une meilleure adaptation de ces politiques de reconversion.
En outre, les paysans expropriés n'accèdent pas tous à ces formations et ne sont pas
davantage épaulés ou soutenus dans les démarches ou choix à opérer après la perte de leurs terres
agricoles. Bien que les montants des compensations soient faibles, au vu de la valeur de ces terres
sur le marché, les expropriés reçoivent néanmoins une somme considérable par rapport à leurs
revenus habituels, mais ne disposent pas des connaissances nécessaires pour utiliser ces fonds à
long terme et de façon pertinente. Ainsi, la plupart d'entre eux investissent immédiatement dans la
destruction de leur maison rurale pour reconstruire une maison urbaine, villa ou maison-tube, en
fonction de leur budget. Si quelques fonds demeurent, l'achat de nouvelles motos, de meubles
331
dispendieux ou de télévisions à écran plat est souvent privilégié. Selon une étude du MOLISA342,
environ 60% des foyers utilisent l'argent de leurs compensations pour construire une nouvelle
maison, et moins de 3% investissent dans une formation professionnelle. To Xuan Phuc et
Drummond soulignent ainsi que « as a result, many former farmers now have multi-storey villas
and motorbikes for every member of the family, but are unable to meet their daily food needs343 »
(ibid.).
Enfin, les enquêtes menées au plan national par le MARD344 révèlent que tandis que 13% des
paysans estiment que leurs conditions de vie se sont améliorées suite aux expropriations, 53%
considèrent que leurs conditions de vie sont plus dures et se sont largement dégradées.
Une autre conséquence de cette pression foncière touche à l'augmentation des prix du
foncier, qui peut prendre des dimensions inédites. Pour Nguyễn Xuân Hoàn et Nguyễn Ngọc Mai, à
Đồng Kỵ par exemple, la diminution des surfaces disponibles associée à l'augmentation des prix de
location des terrains industriels a conduit à la multiplication par 75 des tarifs en vigueur, passant de
400 000 đồng par m2 en 2000 (19 USD) à 30 millions de đồng en 2007 (1 423 USD). Selon eux,
cette envolée des prix « is inevitably damaging to production conditions, product prices, incomes,
and livability of the locality »345.
Cette disparition des terres agricoles et les pertes d'emploi et de revenus subséquents
pourraient potentiellement être compensées par l'implantation sur les terres villageoises de zones
industrielles, et donc de nouveaux emplois dans des usines. Bien que beaucoup de ces usines
embauchent des travailleurs peu ou pas qualifiés, le recours à une main-d'oeuvre locale est
néanmoins rare et s'explique par l'absence de qualifications et d'expérience de ces villageois, mais
également par leur âge et par la volonté des entreprises d'embaucher des personnes plus
déconnectées du milieu local et potentiellement plus malléables, voire corvéables.
Pour DiGregorio( 2009, p.24), le sort de ces expropriés est particulièrement préoccupant, puisque
« too old for most entry level low skilled factory work, and lacking the agricultural land on which
their families depended, their only alternative appears to be a gradual sale of land assets, and when
this income dries out, a gradual drift in even deeper property346 ».
342 Ministère du travail, des invalides et des affaires sociales343 « par conséquent, de nombreux anciens agriculteurs possèdent actuellement des villas de plusieurs étages et des
motos pour chaque membre de leur famille, mais ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins quotidiens en nourriture »
344 Enquêtes rapportées dans l'article « Fears over farmland reclamation », VOD, 13.04.09345 « influence inévitablement les conditions de production, le prix des produits, les revenus et la qualité de vie de la
localité » dans la communication « Urbanization of trade villages in the Red River delta – Case study of Dong Ky, Tu Son, Bac Ninh »
346 « trop âgés pour la plupart des emplois industriels non-qualifiés et ne pouvant plus s'appuyer sur les terres agricoles dont leur famille dépendait, leur seule alternative devient la vente progressive de leurs biens fonciers et,
332
Dans les quelques cas où les zones industrielles embauchent localement, la situation économique
des villages, ou en tous cas de leur artisanat, ne s'en trouve guère améliorée. Un responsable au sein
du service de l'Industrie et du Commerce d'Hà Nội nous indiquait ainsi qu'au village de Phú Vinh347,
les emplois dans les deux zones industrielles entourant le village avaient essentiellement été
pourvus par des villageois locaux, menaçant ainsi le maintien de l'activité artisanale de bambou et
rotin, faute de main-d'oeuvre. En effet, parvenir à conserver et fidéliser les artisans compétents est
une dimension importante de l'embauche et des ressources humaines dans les villages de métier,
mais il est également essentiel d'avoir cette main-d'oeuvre bon marché, malléable, et toujours
disponible, des petites-mains. Or la création de zones industrielles et l'implantation subséquente
d'usines concurrencent les ateliers d'artisan pour le recrutement des ouvriers non-qualifiés. Bien que
les usines n'offrent pas nécessairement une stabilité de l'emploi supérieure, des salaires plus
avantageux ou une meilleure protection sociale348, elles attirent une partie de cette main-d'oeuvre,
qui espère malgré tout une amélioration de ses conditions d'emploi, et de vie.
3. Arrivée de populations extérieures dans les villages et augmentation des inégalités locales: l'organisation communautaire en péril
Enfin, cette urbanisation exogène, la disparition des terres agricoles et l'arrivée de
populations extérieures, pauvres migrants comme riches urbains, affectent le fonctionnement social
du village, modifient son organisation communautaire et provoquent un double mouvement de
décloisonnement social et de repli identitaire.
Tout d'abord, le développement des villages de métier, dans leur ensemble, les nouvelles
opportunités d'enrichissement et la pression à la réussite économique provoquent une diminution
des contacts, des échanges et du temps à consacrer à la vie communautaire. Nous avons déjà évoqué
la désaffection des villageois pour l'implication dans les structures politico-associatives des villages
ou les activités « sociales » dans notre seconde partie, mais ce retrait de la vie villageoise se
manifeste également dans les interactions quotidiennes. Ainsi, un membre du conseil populaire de
Đồng Kỵ (2010) nous révélait que les habitants de son village sont maintenant trop occupés par leur
lorsque cette source sera tarie, l'enfoncement progressif dans une profonde pauvreté »347 Commune de Phú Nghĩa, district de Chương Mỹ, nord-ouest d'Hanoi.348 En effet, dans certains cas, les usines se voient légalement obligées d'embaucher des habitants du village, afin
d'aider à la libération des terres, offrant ainsi des emplois comme compensations supplémentaires. Pourtant, les contrats sont de courte durée dans un premier temps, de 6 mois par exemple, et ne sont pas systématiquement renouvelés. En outre, certains villageois démissionnent rapidement, ne supportant ni la répétitivité de la tâche, ni le fait d'être soumis à un patron.
333
métier pour, simplement, « bavarder ». Et lorsque ces femmes, notamment, se rencontrent, leurs
sujets de discussion évoluent sur des questions très pragmatiques, sur « l'économie, ou comment
avoir des revenus stables » et de moins en moins sur des questions personnelles, amicales, ou liées à
la vie du village.
En outre, les temps forts de la vie locale, les mariages notamment, où tous sont tenus de
participer à l'échelle du voisinage, sont devenus, pour de nombreux villageois, le lieu de l'étalage
des richesses, de surenchère et de pression sociale forte. Un homme âgé de Sơn Đồng, érudit
connaissant le nôm et ayant à cœur la préservation des « bonnes moeurs » dans le village349,
témoigne de l'évolution des pratiques et de l'organisation des diverses fêtes et célébrations. Selon
lui, ces célébrations sont devenues excessives, tant du point de vue de leur durée, de trois jours pour
le Tết à près de 15 jours actuellement, que du point de vue de l'investissement qu'elles représentent :
les foyers dépensent d'importantes sommes pour accueillir leurs voisins, au point de s'endetter,
tandis que les invités sont tenus de contribuer à cette fête sous forme d'enveloppes, d'argent donc,
de plus en plus élevées. Quant aux mariages, ils sont devenus le symbole de la richesse des familles
et une surenchère s'opèrent entre les foyers, obligeant les villageois les plus pauvres à participer
néanmoins et à offrir des cadeaux hors de leur portée, pour ne pas « perdre la face ».
En outre, selon cet homme, ces multiples fêtes et célébrations représentent un gaspillage
(lãng phí) de temps et d'argent conséquent, auquel participe activement les membres du comité
populaire, qui « donnent le mauvais exemple » en s'absentant pour assister à ces repas, ne travaillent
pas et s'enivrent. Ces questions, qui peuvent sembler triviales de prime abord, sont néanmoins
représentatives des inégalités sociales en hausse dans ces villages et de l'écart qui se creuse entre les
plus aisés, qui affichent ostensiblement leurs richesses, et une part non-négligeable de villageois
moins fortunés, ou de « communistes » opposés à cet étalage, qui se trouvent néanmoins contraints
de participer à ces fêtes, pour préserver la « paix sociale ».
Ce fossé ne touche pas uniquement les catégories sociales, mais également les générations.
De nombreuses personnes « âgées »350, à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, ont souligné les
changements de mentalité provoqués par l'enrichissement et l'ouverture du pays, l'essor des
télécommunications ou par l'avancée de l'urbanisation. Nous étudierons dans notre prochain
349 Il s'agit de la même personne qui a organisé la rédaction du nouveau règlement communal, hương ươc, dont nous avons parlé dans notre seconde partie.
350 Nous regroupons sous cette appellation « âgée », utilisée par les vietnamiens, tout personne ayant connu la période de subsistance, en opposition au terme « jeune », qui s'emploie pour qualifier les personnes étant nées après les réformes du Đổi mơi.
334
chapitre cette idée d'importation des « fléaux sociaux», qui touchent particulièrement les jeunes, par
la ville, mais pouvons d'ors et déjà souligner l'incompréhension de certains villageois par rapport
aux intérêts et valeurs des jeunes. Moins « doux et calmes » que leurs aînés351, ces jeunes mènent
également des vies moins « simples, économes et honnêtes » et privilégient des activités solitaires,
comme les jeux vidéos, ou mercantiles, paris sportifs, soirées dans les karaokés et dans les bars,
plutôt que des activités communautaires ou sociales.
Le village de Trang Hạ est encore davantage touché par cette différence générationnelle
puisque 3 000 jeunes étudiants, extérieurs au village, y vivent. Bien qu'un membre du comité
populaire perçoive ces jeunes avec une certaine bienveillance, il nous a également rapporté que leur
présence avait considérablement modifié « l'ambiance » du village (2010). Selon lui, ces jeunes,
quelque peu livrés à eux-mêmes car vivant loin de leur famille et ayant peu d'heures de cours,
passent l'essentiel de leur temps à « traîner » dans le village, occupés à leurs « relations
sentimentales », et ce jusque tard dans la nuit, troublant le calme du village.
La situation est d'autant plus complexifiée avec l'arrivée des travailleurs migrants, qui, selon
l'anthropologue Bui Xuan Dinh, « leads to cultural conflicts » et entraîne la dilution ou même la
disparition de la culture villageoise locale352. Il ajoute qu'ainsi, la culture « tangible and intangible
(is) under threat353 », vu le décloisonnement de ces sociétés villageoises, dont nous avons pu
montrer le caractère relativement clos auparavant.
En outre, ces migrants permanents, hors villages de métier, ont un lien distendu avec leur village
d'origine et s'établissent dans des villages dans lesquels ils n'ont pas davantage de liens particuliers,
ce qui implique qu'ils s'investissent peu dans la vie villageoise, lorsque cette possibilité leur est
donnée354.
Enfin, l'arrivée de populations urbaines, dans les khu đô thị mơi comme dans les
« cottages », pose également la question de leur intégration aux communautés villageoises.
Les enquêtes menées dans le xã de Xuân Đỉnh355, district de Từ Liêm, Hà Nội, dont une partie des
terres a été expropriée pour construire la « gated community » de Ciputra, montrent que les liens
entre ces zones et les villages environnants sont souvent limités à leur strict minimum. En effet, les
351 Entretien avec un chef de xóm de Sơn Đồng (2009)352 De l'Institut d'anthropologie de l'Académie des sciences sociales de Hanoi, propos rapportés dans le journal
Outlook, The price of urbanisation, 2009, p.10353 « provoque des conflits culturels », et « la culture matérielle et immatérielle est menacée »354 Rappelons que les migrants ne sont généralement pas inclus formellement dans les structures politiques et
associatives locales.355 Entretiens au sein du comité populaire de Xuân Đỉnh (2010-2011)
335
nouveaux habitants ne fréquentent le village qu'à la marge, s'approvisionnent très peu dans les
marchés ou commerces, ne sortent pas dans les cafés ou restaurants, et ne participent pas à la vie
sociale ou culturelle du village. Les quelques contacts se font à travers les habitants du village qui
sont parfois embauchés dans cette zone, pour des activités de gardiennage ou de ménage, mais qui
ne constituent cependant pas un facteur d'intégration ou de constitution d'une communauté
territorialisée.
Dans le cas des đại gia, les riches urbains propriétaires de maisons secondaires dans des
villages périurbains, étudiés par To Xuan Phuc, la distance et les conflits avec la population locale
sont d'autant plus prégnants. L'anthropologue révèle:
« Though present in the uplands, the đại gia are not necessarily, and not usually, part of
village social life. In other words the đại gia do not consider themselves members of the
village. In Ba Vì commune, some đại gia refused to make cash contributions to upgrade the
village road, despite the fact that all the other resident villagers, including many poor
households, participated voluntarily in the upgrading fund-raising. One villager referred to
these đại gia as 'very rich but very mean'. My interviews with some đại gia who bought land
in Ba Vì revealed that they held a strong bias against the villagers. They often used words
with negative connotations when talking about their village neighbours, such as bân (dirty),
mất vệ sinh (unhygienic), and lạc hậu (backward)356 » (2011, p.151).
Cette arrivée de population urbaine aisée, aux propres codes et aux propres représentations du
monde rural, peut ainsi potentiellement créer des tensions avec les populations « endémiques » et
les villageois.
Conclusion
Les villages du périurbain, dont les villages de métier, se trouvent ainsi à la confluence du
monde urbain et du monde rural, au centre des intérêts de la sphère privée des investisseurs et
356 « Bien que présents dans les montagnes, les đại gia ne sont pas nécessairement, et généralement pas, partie prenante de la vie sociale villageoise. En d'autres mots, les đại gia ne se considèrent pas comme des membres du village. Dans la commune de Ba Vì, quelques đại gia ont refusé de contribuer financièrement à l'amélioration de la route du village, malgré le fait que tous les villageois, dont de nombreux pauvres, avaient participé bénévolement à la collecte et à la levée de ces fonds. Un villageois décrivait ces đại gia comme 'très riches mais très mauvais'. Mes entretiens avec plusieurs đại gia qui avaient acheté de la terre à Ba Vì ont montré qu'ils ont un avis très tranché sur les villageois. Ils utilisaient souvent des termes péjoratifs pour décrire leurs voisins, comme bân (sale), mất vệ sinh (non-hygiénique), et lạc hậu (attardé). »
336
spéculateurs comme des populations urbaines en quête de meilleures conditions de vie, mais
également au croisement de différents modèles d'organisation sociale, de mœurs et d'organisation
communautaire de la vie locale.
Nous avons tenté de montrer dans ce chapitre selon quelles formes l'urbanisation du delta du
Fleuve Rouge s'opérait, et quels étaient leurs impacts sur des communautés villageoises
anciennement constituées, soumises néanmoins à d'importants changements internes en termes
économiques comme sociaux.
Les villages du proche périurbain sont actuellement confrontés à des défis de réorganisation
et d'intégration à la sphère urbaine inédits, qui interrogent sur leur capacité de réaction et
d'adaptation, mais également sur l'évolution des catégories strictes du rural et de l'urbain, qui
dominent toujours les discours des décideurs comme des populations et continuent à façonner tant
les politiques que les représentations des habitants.
337
CHAPITRE 13
LE RURAL ET L'URBAIN : ÉVOLUTION DES REPRÉSENTATIONS ET DICHOTOMIE DES IMAGES
L'urbanisation exogène, les processus de périurbanisation comme les migrations rurales-
urbaines, outre leurs conséquences concrètes et matérielles, entraînent également des changements
sociaux et symboliques majeurs. Alors que les catégories rurales et urbaines demeurent strictes, d'un
point de vue administratif, ces évolutions internes comme externes de la ville, et des campagnes,
provoquent un « blurring (of) the pure categories of country and city in a process that threatens to
break down the very structure of social order itself357 » (Harms, 2011, p.42). Ces changements sont
en effet perçus, par les autorités publiques comme par les citadins ou les « ruraux », comme
porteurs à la fois de menaces sur le fonctionnement et l'organisation de la ville et de la campagne,
que sur l'identité-même de ces entités.
Tandis que les centres urbains sont déclarés « affectés » par des phénomènes de ruralisation,
les villages du périurbain sont exposés à la propagation des « fléaux » sociaux importés des villes.
Les réponses des pouvoirs publics à ces deux phénomènes, considérés comme néfastes pour les
espaces urbains comme pour les espaces ruraux, visent à renforcer la « pureté » de ces catégories, et
à maintenir leur rôle fonctionnel comme symbolique.
Avant d'étudier ensuite la dimension administrative de ces catégories et leurs conséquences, ce
chapitre vise à présenter et analyser l'évolution des discours et des politiques sur le rural et l'urbain
et à montrer le maintien de cette dichotomie des représentations, bien que le sens accordé à ces
différents espaces a évolué au gré des circonstances et des contextes politiques comme
économiques.
Après avoir brièvement introduit la perception des villes et des campagnes dans le corpus
idéologique communiste, nous exposerons les représentations contemporaines de ces espaces, puis
les politiques mises en place pour favoriser le maintien de ces catégories conceptuelles.
357 « brouillage (des) catégories de campagne et de ville dans un processus qui fait poser la menace d'un effondrement de la structure et de l'ordre social-même »
338
I. Changements idéologiques : du biais rural au biais urbain
Les prémices de représentations opposées de la ville et de la campagne sont antérieures à la
prise de pouvoir des communistes, et le régime féodal considérait déjà la suprématie culturelle de la
campagne sur la ville. Selon Trần Ngọc Thêm (2008, p.302), la ville était perçue comme « un
ramassis d'aventuriers de toutes provenances », sans communauté propre, culture vernaculaire,
valeurs villageoises partagées ou solidarités entre les habitants. Selon lui, la ville aurait donc été
constituée de l'accumulation de migrants rejetés de leur propre village, cherchant anonymat ou
fortune dans les centres urbains naissants, ces agglomérations ne constituant pas de communautés
sociales et culturelles. L'historien ajoute que cette mentalité « trọng nông (pro-campagne) ức
thương (anti-ville) se manifeste partout » (ibid.) à cette époque, et trouve en partie ses racines dans
la dichotomie du Yin et du Yang. « La campagne stable, tranquille, refermée sur elle-même est du
Yin » tandis que « la ville active, ouverte, est du Yang » (2008, p.304), ce qui expliquerait
également que les villes n'aient « jamais pu s'émanciper de l'influence et de l'emprise de la
campagne » (2008, p.304).
Bien que Trần Ngọc Thêm décrive dans ces termes la pensée « dominante » sur les villes,
l'ancienne Hà Nội, Thăng Long, a largement été fondée à partir de villages ruraux s'implantant dans
le nouveau quartier commercial du Ke Chợ, et de communautés qui amenèrent avec elles leur mode
d'organisation sociale villageoise, leurs rites, comme leurs modes de vie. Papin (2003, p.167)
souligne par exemple qu'« un des éléments unissant village urbain et village d'origine est lié au
politique. Le fait même que le village urbain possédait un đình, c'est-à-dire un bâtiment
typiquement rural destiné à abriter les réunions de la communauté villageoise » révélait cette
continuité du mode d'organisation rurale, importé en ville, et était « la marque de la ruralité au cœur
de la ville ». En outre, Hà Nội s'est progressivement constituée par l'absorption de villages
périphériques, entrant dans la sphère administrative urbaine, mais conservant les bases, au moins
dans un premier temps, de leurs organisations politique et culturelle villageoises.
Malgré tout, cette domination symbolique comme matérielle du monde rural sur le monde
urbain a perduré sous la colonisation française et durant la période collectiviste de 1954 à 1986.
Durant cette dernière période, le gouvernement communiste a en effet tenté de contenir le
développement urbain en encourageant l’économie agricole au détriment du secteur urbain tertiaire
et en adoptant une politique de contrôle des populations visant à maintenir les paysans dans les
campagnes. Alors que l'histoire du peuplement et du développement de la région hanoienne réside
précisément dans ce lien ville-campagne, dans les échanges, les liens poreux, les flux d'hommes, de
339
richesses et d'activités, les communistes, dans leur discours comme dans leur pratique, ont cherché à
séparer ces deux entités.
Les politiques mises en place à cette époque relevaient de considérations pragmatiques
comme de l'idéologie communiste. Tout d'abord, les bombardements répétés et massifs sur Hà Nội
conduisirent les pouvoirs publics à organiser l'évacuation des citadins vers les campagnes. Ainsi,
Logan (2000, p.158) rapporte que « the evacuation program reached its peak in early 1968, by
which time, according to Western correspondents, about one-third to one-half of the populations of
Hà Nội, Haiphong and other major cities were evacuated to rural areas358».
Le mouvement d'exode des populations ne fut néanmoins pas linéaire, et certaines phases de
pause dans les bombardements américains voyaient le retour de nombreux citadins. Logan (2000,
p.176) rapporte ainsi que « at first, Hà Nội’s population had fallen from 643,000 in 1960 to an
estimated 400,000 in 1967-68, before rising to 1.2 million during the gap in bombing from
November 1968 and April 1972. Then, with renewed bombing from April 1972, the evacuation
program resumed, eventually bringing the total number of Hà Nội residents leaving the city to as
many as 700,000, that is, 60 percent of the population of metropolitan Hà Nội and 75 percent of the
population of inner city Hà Nội. This exodus reduced Hà Nội’s population to 480,000 by the end of
1972359».
Ces migrations ne furent pas uniquement liées à des questions de sécurité, mais découlèrent
également des stratégies de contrôle et d'aménagement du territoire par les communistes au pouvoir.
Il s'agissait à la fois de mieux répartir la population sur l'ensemble du nord-Vietnam et d'en
exploiter les ressources, dans un premier temps, mais également d' « abattre le 'monstre urbain' (ce
qui) supposait de reconstruire la campagne et, partant, de la repeupler » (Papin, 2003, p.44). Se met
donc en place une « politique de désurbanisation et de « dispersion » des unités de production »
(Musil, 2013, p.39) et la recherche de destruction de la classe moyenne afin de « faire pièce aux
'habitudes bourgeoises' que le nouveau régime attribuait, par nature, aux citadins » (Papin, 2003,
p.62).
358 « le programme d'évacuation atteignit son apogée au début de l'année 1968, date à laquelle, selon les correspondants occidentaux, d'1/3 à la moitié des habitants d'Hanoi, Hai Phong et des autres villes majeures avaient été évacués dans les zones rurales »
359 « au début, la population d'Hanoi était tombée de 643 000 habitants en 1960 à 400 000 habitants estimés en 1967-68, avant d'augmenter jusqu'à 1.2 million d'habitants pendant l'arrêt des bombardements de novembre 1968 à avril 1972. Puis, avec la reprise des bombardements en avril 1972, le programme d'évacuation reprit, entraînant le départ de près de 700 000 résidents hanoiens, c'est-à-dire 60% de la population de la métropole hanoienne et 75% de la population du centre d'Hanoi. Cet exode réduit la population d'Hanoi à 480 000 habitants à la fin de l'année 1972 »
340
Concrètement, ces politiques visèrent à transformer la ville, et à la faire passer d'une ville
consumériste à une ville productive : de 1955 à 1985, des usines furent implantées en périphérie de
la ville coloniale avec l'aide russe comme à Thượng Đình, Vĩnh Tuy, Thanh Trì, ou Minh Khai,
souvent associées à la construction de complexes d'habitation socialistes inspirés du modèle
soviétique du microrayon360.
En outre, le système administratif introduit à l'époque se fondait et accentuait la distinction
rural-urbain, incluant dans ces catégories binaires des formes de peuplement et des territoires
auparavant distincts361. De même, cette individualisation du rural et de l'urbain était renforcée par le
contrôle des mouvements de population, « maintenues » à la campagne par le système des hộ khâu,
passeports intérieurs, qui limitèrent considérablement les migrations officielles vers la ville.
Un changement idéologique finit néanmoins par s'opérer dans les années 1990, dans la foulée
du lancement des grandes campagnes d'industrialisation et de modernisation du pays (công nghiệp
hóa, hiện đại hóa). Une politique du développement plus favorable aux villes a en effet commencé
à être introduite par les autorités nationales, reconnaissant le rôle moteur des villes dans la création
d’un « pays riche, d’une économie forte et équitable et d’une société civilisée ». Ce changement de
parti-pris s'est rapidement traduit par l'assouplissement du contrôle des populations, et par
d'importants investissements publics, soutenus par la reprise de l'aide publique au développement
des pays occidentaux, en matière d'infrastructures notamment.
Actuellement, le rôle des centres urbains dans le développement global du pays est largement
identifié par les pouvoirs publics, qui accompagnent tant la création de triangles de croissance de
régions urbaines362 que l'urbanisation des hinterland ruraux des grandes villes ou le développement
d'un réseau de villes secondaires sur l'ensemble du territoire.
Les statistiques récentes de la Banque Mondiale363 confirment d'ailleurs l'importance des
centres urbains dans l'économie nationale, qui contribuaient en 2009 à plus de 50% du PIB national,
les métropoles d'Hồ Chi Minh Ville et d'Hà Nội participant quant à elles à hauteur respectivement à
21% et 12% de ce PIB.
Cette identification du potentiel des villes dans le développement du pays se double en outre
d'une évolution du discours des pouvoirs publics sur ces villes. D'un biais « anti-urbain », la
360 Les KTT, khu tập thể, littéralement « zones collectives » de Kiem Liên, Thanh Xuân, Trung Tự ou Nguyễn Công Trứ par exemple. De 1961 à 1963, Logan rappelle par exemple que 99 700 m2 de logements furent construits selon ce principe (2000, p.204)
361 Pour rappel, cette citation de Marr (2004) dans notre chapitre 2 « as we look at the four-tier (centre, province, district, commune) governing-system which has prevailed in Vietnam since 1945, it is easy to forget the prior existence of prefectures, upland districts (châu), cantons, fishing villages (vạn), artisan clusters (so) and the like »
362 En particulier les triangles de croissance Hô Chi Minh-Ville, Biên Hòa et Bà Rịa-Vũng Tàu au sud, et Hanoi, Quảng Ninh et Hải Phòng au nord.
363 Banque Mondiale, Vietnam Urbanization Review, Technical Assistance Report (2011)
341
propagande nationale est en effet actuellement marquée par un fort virage conceptuel et
idéologique, qui voit maintenant dans la ville la principale source de modernisation et de
civilisation du pays.
II. Les représentations contemporaines : la dichotomie rurale-urbaine et l'ambiguité du périurbain
Les représentations qui prévalent actuellement sont marquées par un jugement déterministe
des territoires. Pour les résumer de façon volontairement caricaturale, l'urbain est moderne et
civilisé, le rural pur et nourricier, et le périurbain est, selon Harms un « edge : anomalous interface
of the rural countryside and the urban fringe364 » (2011, p.2), dénigré comme idéalisé.
1. La ville, lieu de « civilisation »
Tout d'abord, la ville est perçue comme un lieu de vie « civilisé ». Ce terme, văn minh,
recouvre une acceptation plus large en vietnamien que dans d'autres langues : il ne s'agit pas
seulement d'un mode de vie, d'une façon de se comporter, mais également de caractéristiques
matérielles très concrètes. Pour DiGregorio (2009, p.19), « for many, and in different ways, a
civilized life means having clothing and shoes that are not patched or worn; having an education
that allows them and their children to integrate with the modern world; having running water and
flush toilets in their homes, and having a life free of the dirt and odors of rural life365 ». L'urbaniste
révèle d'ailleurs, dans son étude sur la perception des effets de l'urbanisation, que pour 92% des
villageois enquêtés, l'« urbanization offers rural people opportunities to live a more civilized life366»
(ibid.).
La ville est moderne parce qu'elle possède les infrastructures et les équipements nécessaires
pour faciliter la vie, parce qu'elle est le lieu de l'innovation et parce qu'elle revêt en premier les
marques d'internationalisation du Vietnam et d'accès à des produits de consommation mondialisés.
Bien que ces produits finissent par arriver, et de plus en plus rapidement, jusqu'au périurbain et à la
campagne, ils continuent à provenir de la ville ou ne demeurent accessibles qu'en ville.
364 « frontière : une interface anormale entre la campagne rurale et la frange urbaine »365 « pour beaucoup, et de façon différente, une vie civilisée veut dire avoir des vêtements et des chaussures qui ne
sont pas rapiécés ou déchirés ; avoir un système éducatif qui leur permet ou permet à leur enfant d'intégrer le monde moderne ; avoir de l'eau potable et des toilettes avec chasses d'eau dans leur maison et avoir une vie libérée de la saleté et des odeurs de la vie rurale »
366 « l'urbanisation offre aux populations rurales des opportunités de vivre une vie plus civilisée »
342
Nous faisons ici référence aux cinémas, cafés branchés367, restaurants ou centres commerciaux qui
sont toujours absents du périurbain, mais qui sont perçus comme des symboles de l'intégration du
pays au sein d'une Asie moderne rêvée368, modèle à suivre tant pour les pouvoirs publics
vietnamiens dans leur rêve de grandeur, que par les jeunes urbains fascinés par les cultures et modes
de vie notamment véhiculés par les dramas, séries télévisées asiatiques au succès retentissant au
Vietnam.
Cette recherche de ville moderne et civilisée se traduit tant dans les discours, dans les modes
de vie et de consommation que dans les produits immobiliers privilégiés par les investisseurs, les
pouvoirs publics et les citadins. Il s'agit de proposer la création de nouveaux paysages urbains,
internationalisés, ce qui passe également par le contrôle des espaces publics, nous y reviendrons.
Selon Douglass369, cet intérêt pour des produits immobiliers internationaux, dont les khu đô
thị mơi, a « a great deal to say about the type of society they envisage in the spaces they are
producing370 », témoigne du renversement des sources d'influences et marque l'attrait général pour
des formes standardisées, en tous cas physiquement, de logement ou de consommation. Douglass
ajoute que « by appealing to global linkages, these projects reorient the identity of city away from
its basis in the local culture, and indigenous production of space371 », renforçant l'idée que le
développement urbain est source tant de modernité et de civilisation, que d'un rattrapage du pays
sur des pays plus « avancés »372.
Similairement au dogme communiste de « changer la ville pour changer la vie », ces projets
fondamentalement capitalistes visent à la fois à introduire de nouvelles formes architecturales et à
véhiculer des nouveaux modes de vie et une nouvelle culture urbaine.
Le succès de ces nouvelles zones urbaines à créer une nouvelle « culture résidentielle »373
reste néanmoins limité, puisque des études récentes, comme celle de Boudreau et Labbé (2011)374,
montrent que les habitants de ces zones tendent à maintenir leurs utilisations des espaces, importent
367 Les cà phê cao cấp, littéralement café « supérieur ». Le terme cao cấp sert également à caractériser tout établissement « de standing ».
368 avec la Corée du Sud, Hong-Kong ou Singapour en ligne de mire369 Communication « Globalization on edge : fleeing the public sphere in the (peri-)urban transition in southeast
asia, présentée lors du colloque Hanoi Millenium, 2010. 370 « beaucoup à dire à propos du type de société qu'ils envisagent dans les espaces qu'ils produisent »371 « en recourant à des référents mondiaux, ces projets réorientent l'identité de la ville loin de ses racines dans la
culture locale et de sa production indigène de l'espace »372 Pour rappel, nous évoquions dans notre introduction, en nous appuyant sur les travaux de Woodside (1998), la
volonté de rattrapage et de contrôle du temps des pouvoirs publics vietnamiens, qui voient dans l'urbanisation et l'industrialisation rapide et massive du pays la possibilité de « sauter » des étapes de développement pour entrer directement dans la catégorie des pays développés.
373 Ambition affichée par exemple par les entrepreneurs coréens en charge de la construction de la « ville nouvelle » de Na Bhe, à Hồ Chi Minh Ville.
374 « Les nouvelles zones urbaines à Hanoi : ruptures et continuités avec la ville », Cahiers de géographie du Québec, vol. 55, n° 154, 2011
343
leurs modes de vie et leurs liens avec les quartiers environnants et contrecarrent ainsi les plans
initiaux de transformer les pratiques des citadins.
Enfin, l'idée du caractère civilisé de la ville vient de ses fonctions culturelles, patrimoniales
et politiques. Siège du pouvoir, des musées, de l'opéra ou d’emblèmes culturels nationaux, comme
le Văn Miếu, le temple de la littérature, la ville accueille les nouveaux lettrés et érudits, dont le
pouvoir symbolique comme matériel demeurent important dans cette société toujours confucéenne.
Des villageois de Sơn Đồng, intégrés dans les limites administratives urbaines de la capitale depuis
2008, soulignaient d'ailleurs que le village devait « être digne de la capitale » ou que les villageois
souhaitaient « participer à l'embellissement de la capitale », témoignant ainsi du caractère spécial de
la capitale vietnamienne, siège du modernisme, bien qu'Hồ Chi Minh Ville soit plutôt la référence
urbaine en la matière, et siège de la tradition culturelle du pays.
2. La campagne, terreau de la société vietnamienne, symbole de la tradition et ressource nourricière du pays
Sans revenir de façon approfondie sur les perceptions très mélioratives du rural, largement
issues du mythe du village vietnamien et de la perception de la campagne sous la période féodale, la
campagne demeure néanmoins dans l'imaginaire collectif le lieu de fondation de « l'identité »
vietnamienne, la base de l'organisation collective, mais également le rempart du pays, protégeant la
tradition culturelle et sociale nationale contre les influences internationales.
En outre, la campagne continue tant à produire des richesses qu'à nourrir les villes et le pays dans
son ensemble, et reste l'espace de lien avec la nature et un environnement théoriquement plus sain.
Les références à cette campagne idéalisée et traditionnelle (truyền thống) continuent en effet de
marquer le discours des pouvoirs publics, tout comme la culture populaire375.
En ville, cette nostalgie d'une campagne rêvée se manifeste également dans la multiplication
des restaurants ou cafés « which are often named to evoke the rural—“The Thatched Roof Café”,
“The Homeland Restaurant”, etc. But nostalgia is also already being extended to imaginings of a
past-Hà Nội, with restaurants such the “Quán Ăn Ngon” (Delicious Eating Place) where patrons
order from a menu of street foods which are prepared at “stalls” situated around the perimeter of the
restaurant; this set-up tames, sanitizes, and romanticizes street-food as something already lost to the
375 De nombreux films, séries télévisées ou chansons (Quê Hương, Quê Hương Bỏ Lại, etc.) témoignent en effet de la nostalgie de la campagne et exaltent son charme.
344
modern middle class and its aspirants 376» (Drummond, 2012, p.89).
L'attrait des citadins pour la campagne apparaît de même dans la fréquentation en hausse des
lieux de culte dans les villages, des pagodes anciennes, ou dans leur participation aux nombreux
festivals organisés dans les villages, à l'occasion des célébrations des fondateurs des métiers, par
exemple. Enfin, le succès rencontré par le musée d'ethnographie de Hà Nội, qui expose tant
l'artisanat des minorités ethniques que le travail des artisans du delta est révélateur de ce goût pour
« l'exotisme » du rural. De même, certains villages proches de la capitale accueillent un tourisme
domestique important, à l'occasion des week-ends, comme Bát Tràng, village de céramique et
poterie, Vạn Phúc, village de la soie, ou Đường Lâm, surnommé Làng cổ – le village ancien,
« emblème » des villages ruraux préservés, qui possède toujours des maisons centenaires, des rues
pavées et qui attire les familles hanoiennes en quête d'authenticité. Cependant, l'authenticité n'est
pas le seul critère d'attraction, puisqu'a par exemple été créé un parc à thème dans la commune d'An
Khánh, le Bảo Sơn Paradise Park, qui reproduit l'ancien quartier des 36 rues, lorsqu'il présentait
encore des traces rurales de leur village d'origine, et qui accueille des artisans, faisant démonstration
de leur métier, dans le cadre « moderne » et aseptisé du parc.
3. Le périurbain, quand la dichotomie rurale-urbaine s'efface devant les faits et les pratiques
Entre la ville moderne et la campagne traditionnelle se trouvent ces espaces d'entre-deux, qui
n'entrent dans aucune de ces deux catégories et suscitent des jugements et des stéréotypes
contraires. La vision des districts périurbains, et des villages de métier, est par conséquent à
l'intersection des représentations. Comme souligné par Harms, travaillant sur le district de Hóc
Môn, à Hồ Chi Minh Ville, « all of the outer-city districts are both denigrated as 'nasty' (ghê quá)
and also idealized as an important greenbelt. The outer city is a 'wasteland' (đất hoang) and also a
source of vegetables, produce, meat, poultry; the districts are denigrated as dirty and celebrated as
lungs for the city377 » (2011, p.53).
Cette dualité et ces caractéristiques contraires de ces espaces et de leurs représentations ne
concernent pas uniquement leur rôle économique, mais également leur morphologie, leurs usages,
376 « qui sont sommés pour évoquer le rural – 'le café au toit de chaume', 'le restaurant de la terre natale', etc. Mais la nostalgie commence déjà à être étendue à un imaginaire de l'ancienne Hanoi, avec des restaurants comme 'Quán Ăn Ngon' (restaurant délicieux) où les clients commandent des plats à partir de menus typiques de la cuisine de rue, préparés dans des 'étals' situés tout autour de la salle de restaurant. Cette configuration apprivoise, assainit et romantise la cuisine de rue comme quelque chose qui aurait déjà été délaissé par la classe moyenne moderne et ses aspirants »
377 « tous les districts périphériques de la ville sont à la fois dénigrés en tant que lieux « horribles » et idéalisés en tant qu'importante ceinture verte. L'extérieur de la ville est à la fois un dépotoir et la source de légumes, de fruits, de viande, de volaille : les districts sont qualifiés de sales et sont célébrés comme les poumons de la ville »
345
et leurs modes de vie.
Illustration 14. Images du périurbain sale, pollué, « inabouti »
Source : auteur (2009) ; Fanchette (2009)
Le paysage du périurbain est en effet physiquement marqué par ce rôle d'interface, et les
images contrastées qui s'y expriment rendent cet espace transitoire « laid » : ni réellement rural,
puisque les terres agricoles disparaissent pour laisser place à des constructions en cours ou à l'arrêt,
ni réellement urbain, puisque les infrastructures sont insuffisantes et les équipements obsolètes. Le
périurbain est ainsi un mélange d'images hétéroclites, signes d'une transition inachevée et d'un état
changeant, qui ne correspond ni à la modernité urbaine, ni à l'image de la tranquillité rurale.
Un parcours des villages de métier révèle d'autant plus cet aspect dual : les usines à ciel ouvert,
autrement dit les zones industrielles des villages de métier, côtoient des maisons rurales, des
sentiers communaux en brique, des vestiges architecturaux anciens, pagodes ou maisons
communales, des villas « urbaines » aux couleurs criardes, des petits commerces urbains de vente
de téléphonie mobile, tandis que s'amoncellent à côté des rizières toujours cultivées les ordures
rejetées et les matériaux de construction entreposés sauvagement. Ces « paysages » contrastés
contribuent ainsi à déprécier l'image de ces villages, inaboutis, en cours d'évolution, et soumis à des
influences contraires.
346
Outre l'impact des paysages, la perception des villages de métier, et en particulier des
villages spécialisés dans la transformation agro-alimentaire, s'est également dégradée depuis
quelques années à la suite de plusieurs scandales sanitaires. De produits artisanaux recherchés,
requérants un savoir-faire particulier, les productions provenant des villages de métier sont
actuellement critiquées pour n'être ni de qualité artisanale, ni de qualité industrielle, et
potentiellement plus contrôlés.
La Phù par exemple, district d'Hoài Đức, commune spécialisée dans le textile et la
fabrication de bonbons et confiseries, s'est ainsi retrouvée au cœur d'un scandale dont la presse s'est
faite écho378 : une « descente » de policiers du district et de responsables des services sanitaires de la
province dans plusieurs ateliers a en effet révélé l'utilisation d'huile de cuisson récupérée des
restaurants du district pour faire frire les confiseries locales. Non seulement cette huile avait servi
deux fois, dans un premier temps pour la viande puis pour ces bonbons, mais ses conditions de
stockage et la salubrité des ateliers ont conduit à la fermeture de ces entreprises et, par effet de
capillarité, ont porté atteinte à l'image du village dans son ensemble. Bien que les gens savaient déjà
que ces confiseries n'étaient pas de bonne qualité379, la découverte de leurs véritables conditions de
production a conduit à l'insinuation, dans l'esprit des consommateurs urbains, marché cible de ces
produits, que les villages de métier produisaient, à tout prix et en utilisant tous les moyens
disponibles pour réduire les coûts, des produits non seulement de mauvaise qualité, mais aussi
potentiellement dangereux pour la santé.
Dans la commune de Xuân Đỉnh, dont une partie des habitants fabrique des bánh trung thu,
les gâteaux traditionnels pour la fête de la mi-automne, et des mứt380 pour le Tết, des journalistes ont
également mené des enquêtes sur place, révélant des conditions de production « non-
hygiéniques »381. Les répercussions de ces articles se sont fait sentir dès les fêtes suivantes, où
certains artisans nous ont révélé que la venue directe de clients hanoiens avaient fortement diminué,
conduisant une partie des artisans à cesser leurs productions pour les célébrations ultérieures. Ces
clients se sont très probablement réorientés vers des produits industriels, de nombreuses sociétés
comme Kinh Đô, Hữu Nghị ou Hải Hà étant très présentes sur ce marché, ouvrant des boutiques
provisoires dans la ville quelques semaines avant ces fêtes, et attirant une clientèle grandissante,
prête à payer davantage pour une qualité « industrielle », sous-entendue ici plus hygiénique et sûre.
378 Notamment dans les articles de An ninh thủ đô (04.12.09), Dùng dầu, mỡ “bân” để chế biến thức ăn (Utiliser de l'huile et de la graisse « sale » pour transformer les aliments) et de Lao Động (28.10.13), Dầu mỡ bân « dạo phố » (Huile et graisse « de rue »)
379 Il s'agit principalement de sachets de bonbons individuels ou autres « bim bim» en vietnamien, dont le coût est très faible et la qualité médiocre.
380 Un genre de fruit confit381 Entretien avec une artisane du thôn Dong, où l'activité est principalement concentrée (2010).
347
En fait, les consommateurs sont largement trompés sur la qualité de la marchandise, puisqu'ils
ignorent que ces grosses entreprises se fournissent largement à Xuân Đỉnh pour les matières
premières, toujours produites selon les conditions des villages de métier, lorsque ces entreprises
n'achètent pas directement ces gâteaux et se contentent de les conditionner382.
Ces scandales n'affectent pas seulement les villages directement concernés, mais touchent
l'ensemble des villages de métier, suscitent la méfiance des consommateurs et contribuent
également à cette évolution des perceptions et représentations de ces villages.
Ils influencent également les formes de consommation des citadins, en particulier des plus aisés et
des catégories sociales supérieures, qui ont la possibilité d'accéder aux supermarchés et de s'y
fournir en denrées alimentaires plutôt que dans les marchés de bord de route, les marchés en plein
air ou couverts, et auprès des vendeurs ambulants.
Dans une étude sur les systèmes de l'alimentaire et de sa distribution, Figuié et Moustier soulignent
les principales causes d’attractivité des supermarchés, toutes populations confondues, même si les
plus pauvres y ont un accès limité, faute de ressources mais également par crainte de « détonner ».
Ainsi, les chercheuses révèlent que :
« The perceived advantage of supermarkets resides in the diversity and the quality of goods
that they stock (for 70% and 77% of the survey respondents, respectively) and for that reason,
everyone feels that higher prices are justified. With regard to the quality of the products sold
in supermarkets, some of the focus group participants are not satisfied with the freshness and
the taste of fruits, vegetables and meat sold in supermarkets compared to wet markets, but
most emphasize the safety of the products sold in supermarkets: people believe that
supermarkets undertake regular and extensive safety controls of their supply and that this is a
way of eliminating sub-standard produce383» (Figuié et Moustier, 2009, p.214).
L'image des districts périphériques en tant que zone nourricière, produisant riz, fruits et légumes
382 Entretien auprès du câu lạc bộ de Xuân Đỉnh, l'association du village de métier local. Selon cet entretien, 60% des gâteaux vendus à Hanoi proviendraient de Xuân Đỉnh, 90% si l'on prend également en compte la fourniture de matières premières par ce village. Ces chiffres, bien qu'excessifs selon nos connaissances, révèlent néanmoins le poids du village dans ce marché, mais également les stratégies commerciales et marketing des industriels.
383 « L'avantage perçu des supermarchés réside dans la diversité et dans la qualité des produits qu'ils fournissent (pour 70% et 77% des enquêtés, respectivement) et, pour cette raison, tout le monde considère qu'un prix plus élevé est justifié. Concernant la qualité des produits vendus dans les supermarchés, certains participants de l'échantillon enquêté ne sont pas satisfaits par la fraîcheur et le goût des fruits, légumes et viandes vendus dans les supermarchés, comparés au marché, mais la plupart insiste sur la sécurité des produits vendus dans les supermarchés : les gens pensent que les supermarchés mènent des contrôles sanitaires réguliers et approfondis de leurs produits et qu'ils éliminent ainsi ceux ne correspondant pas à un certain standard ».
Un point de vue qui pourrait néanmoins s'éroder avec les scandales touchant également les produits vendus en supermarchés. Une étude menée par le Center for Study and Consultation on Consumerism (CESCON), révélait cet été qu'environ 80% des nouilles de riz testées, sous toutes leurs formes, vendues dans des supermarchés et marchés, contenaient des substances toxiques, dont du tinopal, un détergent industriel (75% of Vietnamese pho samples found toxic: food tests, Truoi Tre News - 30.07.13).
348
non-pollués, évolue par conséquent, et disparaît progressivement à mesure que la presse,
notamment, révèle ces affaires ou rapporte l'extrême pollution des terres « rurales ».
Les frontières des catégories rurales et urbaines sont donc de plus en plus brouillées par
l'évolution des espaces et des populations qui y vivent, de leurs usages comme de leurs
représentations, conduisant les pouvoirs publics à renforcer tant leur discours de propagande que
leurs actions concrètes pour maintenir cet outil de distinction et de politique.
III. Préserver la pureté des catégories symboliques : la distinction rural-urbain comme outil de gouvernance
Ces représentations dominantes, bien que généralisatrices et non-partagées par l'ensemble de
la population, révèlent néanmoins le maintien d'un discours et d'une vision dichotomique des
territoires, de leurs usages, de leurs modes de vie comme de leur structure organisationnelle.
En passant du discours aux actes se dessine la tentative des pouvoirs publics de conserver et de
maintenir, stratégiquement, ces catégories urbaines-rurales, et de s'en servir comme un outil de
propagande et d'acceptation des politiques.
Préserver la « pureté » de ces divisions apparaît dès lors comme le fil conducteur des
politiques d'aménagement : déruraliser la ville et instaurer un ordre urbain moderne et civilisé, et, au
même moment, protéger la campagne et le périurbain des fléaux sociaux, qui trouveraient leur
origine dans la ville.
1. Lutter contre la ruralisation des villes et les usages « non-civilisés » des centres urbains : l'établissement d'un nouvel ordre urbain et la privatisation des espaces
Tout d'abord, depuis la fin des années 90, les politiques de modernisation et de civilisation se
sont attachées à évacuer certains modes de vie « ruraux » des centres urbains tout en en conservant
et encourageant le maintien d'une organisation communautaire locale proche de celle prévalant dans
les villages. Il s'agit par conséquent de faire un tri entre l'importation d'usages de l'espace et de
pratiques jugés « rétrogrades » et la préservation des mœurs et coutumes positives, aux fondements
du mythe du village vietnamien.
Les campagnes de propagande et la mise en place de mesures contre les vendeurs ambulants,
349
majoritairement ruraux, migrants pendulaires comme migrants « permanents », sont révélatrices,
selon DiGregorio, du « desire to de-link cities from the countryside (2009, p.8) ». L'urbaniste
identifie dans ces politiques locales à la fois une attaque contre ces migrants mais également
« against the rural culture that produces them384 » (ibid.).
Hayton identifie l'année 2003, avant la tenue des jeux asiatiques, et une exposition médiatique
internationale, comme réel point de départ de ces campagnes officielles de promotion d'une vie văn
minh, civilisée, dont le but principal était de « clearing away the old street life » (2010, p.51).
Cependant, le journaliste souligne que ces « periodic attempts to clean up the streets, particularly
when the city is hosting a large international event, are swiftly reversed once the campaigns are
over385» (2010, p.52) et que les effets de ces campagnes à moyen terme sont limités.
Pourtant, les autorités de la ville d'Hà Nội, notamment, continuent régulièrement à promulguer de
nouveaux décrets et directives visant à remplacer progressivement ces vendeurs de rue par des
supermarchés, à inciter les citadins à mener leurs activités domestiques dans leur foyer, et non sur
les trottoirs, transformant ainsi progressivement les rues de lieux de vie et de sociabilité à lieux de
circulation et de consommation.
Ainsi, le comité populaire de Hà Nội a réitéré ses tentatives de suppression du commerce
ambulant en juillet 2008, en interdisant l'accès des marchands à 62 rues et 48 sites touristiques386.
Outre la nécessité, d'après les pouvoirs publics, d'interdire ce commerce pour fluidifier la
circulation, les références aux idées de civilisation étaient très présentes dans l'argumentaire officiel.
Ainsi, le maire adjoint de l'arrondissement Hoàn Kiêm, centre historique de la ville, Mr Lâm Quôc
Hùng, déclarait : « nous sommes bien décidés à faire de Hà Nội une capitale au mode de vie
civilisé ». Au même moment, le vice-président du comité populaire d'Hà Nội, Phi Thái Bin,
soulignait la volonté des pouvoirs publics de « rétablir l'ordre urbain et d'édifier un modèle de
'civilisation urbaine' dans la capitale ». Concrètement, les commerçants ambulants poursuivant leurs
activités dans les zones concernées sont dorénavant légalement exposés à des amendes de 100 000 à
un million de đồng387, et, officieusement, à la saisie de leurs marchandises par les policiers.
Les autorités de la ville se défendent néanmoins de vouloir totalement interdire l'accès à la ville à
ces marchands, mais souhaitent, selon les propos du président du comité populaire, Nguyên Thê
Thao à « le (commerce ambulant) regrouper, le canaliser, dans des endroits déterminés pour une
384 « désir de dé-lier les villes des campagnes », « contre la culture rurale qui les produit »385 « débarrasser la ville de l'ancienne 'vie de rue' », « les effets de ces tentatives périodiques de nettoyer les rues,
en particulier lorsque la ville accueille un important événement international, sont rapidement inversés lorsque les campagnes sont terminées »
386 Aujourd'hui, début de l'interdiction du commerce ambulant à Hanoi – Le Courier du Vietnam, 01/07/2008387 Les trottoirs de Hanoi retrouvent leur beauté et leur fonction – Le Courier du Vietnam, 02/07/2008
350
meilleure gestion et aussi pour préserver l'esthétique de la capitale, œuvrer pour un mode de vie
plus civilisé ». Il s'agit donc de « changer les habitudes et le mode de vie des habitants », selon le
porte-parole du comité, Nguyên Thinh Thành.
Cependant, les « endroits déterminés » auxquels le président du comité populaire fait
référence sont majoritairement d'anciens marchés couverts reconstruits et modernisés sous la forme
de centres commerciaux, dont les loyers sont bien supérieurs aux capacités financières que ces
marchands ambulants peuvent mobiliser. Pour Hayton (2010, p.55), derrière ce discours civilisateur
se cache en fait « a process of expropriating informally owned property from the poor and giving it
formally to the rich388».
Cette même recherche de transformation des nombreux services informels, ou des utilisations
illégales des espaces, se retrouve dans les campagnes menées contre les restaurants de rue,
surnommés quán bụi, restaurants de poussière, ou contre les petits cafés s'étendant sur les trottoirs,
avec leurs chaises en plastique.
Illustration 15. Des usages « non-civilisés » des espaces publics urbains
Source : auteur (2009 ; 2010)
388 « un processus d'expropriation des propriétés informelles des pauvres pour les attribuer formellement aux riches »
351
À travers ce type de campagne et d'action de répression concrète se manifestent en partie les
ressorts sous-jacents de cette idée de modernité. La modernité n'est pas uniquement perceptible à
travers l'accès à des infrastructures, des logements ou services « modernes », mais surtout à travers
l'établissement progressif de cet ordre urbain. Les comportements policés, le respect des lois et la
mise en place de régulations respectées sont en fait la principale recherche de modernité.
Outre ce recours à des mesures coercitives contre les marques d'utilisation « rurale » des
espaces urbains, des campagnes de propagande sont également organisées, afin d'inciter les citadins
à respecter un certain nombre de règles dans leurs vies quotidiennes et dans leurs rapports avec leur
voisinage, ironiquement inspirés des valeurs supposément présentes dans les campagnes.
Ainsi, existe au comité populaire d'Hà Nội un bureau « of civilised living and cultured family »
dont le but est de promouvoir certains modes de vie à travers la délivrance de certificat de famille
« culturelle », de gia đình văn hóa, aux foyers de la ville. Chaque mois de janvier, les chefs de khu
phố ou de tổ dân phố vont ainsi à la rencontre des foyers de leur zone, pour évaluer leur respect des
critères de sélection, qui sont regroupés dans quatre catégories principales, rapportées par Hayton
(2010, p.68) : « having a harmonious and progressive family ; improving the material and spiritual
life of the family ; strengthening mutual assistance within the neighbourhood ; fully implementing
citizens' responsibilities389 ». Les familles sont donc évaluées puis notées sur chacun de ces aspects,
et les foyers éligibles sont présentés, dans un premier temps au sein du khu phố concerné, pour
recueillir l'opinion du voisinage, puis sont validées par le phường.
Dans le cas où une famille soit reconnue en tant que gia đình văn hóa, un certificat lui est
délivré, qui sera souvent affiché sur la porte des réfrigérateurs et pourra, à l'occasion, justifier ou
appuyer une demande particulière. En outre, l'attribution de ces certificats a également une autre
portée locale : en effet, dans le cas où un khu phố possède plus de 80% de gia đình văn hóa, il
obtiendra le titre de khu phố văn hóa, qui, bien qu'ayant une valeur plus symbolique
qu'opérationnelle, confère tout de même un certain prestige au quartier.
Enfin, toute marque de ruralité n'est pas nécessairement menacée par ces politiques
publiques et une distinction est à opérer entre des traces rurales considérées comme rétrogrades, et
des empreintes ou signes de ruralité « positive ». Ainsi, la nostalgie de la campagne ne se manifeste
pas uniquement dans la multiplication de restaurants ou cafés, que nous avons évoquée, mais
également dans le maintien d'un patrimoine, artificiel ou non, à visée touristique.
389 « avoir une famille progressive et harmonieuse ; améliorer la ville spirituelle et matérielle de la famille ; renforcer l'assistance mutuelle dans le voisinage ; mettre totalement en pratique les responsabilités des citoyens »
352
Tandis que les marchands ambulants sont éconduits390, les cyclopousses (xích lô) circulent toujours,
bien qu'encadrés et limités, et des monuments ruraux, comme les maisons communales, sont
restaurées et protégées dans le quartier des 36 rues à Hà Nội391.
Une distinction est ainsi opérée entre des images du rural patrimonial et touristique et les signes de
« retard » imputé aux mœurs importés des campagnes.
2. Protéger la campagne des maux urbains: le recours à la culture et à la mobilisation des masses
À l'inverse, les campagnes sont perçues comme menacées par l'avancée de l'urbanisation,
censée importer les « fléaux sociaux », terme qui recouvre une réalité diverse : la toxicomanie, la
prostitution ou les jeux d'argent sont souvent invoqués, mais également un mode de vie plus
individualiste, égoïste et dicté par la recherche de profits de toutes natures.
Les politiques mises en place visent donc à préserver ces espaces ruraux des maux urbains, de
maintenir la cohésion villageoise traditionnelle et la culture locale, perçue comme un rempart à
cette corruption du rural vietnamien.
Nombre d'habitants témoignent également des craintes éprouvées vis-à-vis de l'urbanisation,
potentiellement destructrice des rapports sociaux et source d’inquiétudes, tant pour l'avenir du
village que pour « ses » enfants. En effet, l'urbanisation, comme nous avons pu le voir, génère une
perte des terres rizicoles et du travail agricole, qui demeure, pour l'un des chefs de xóm de Sơn
Đồng rencontré (2009), notamment, « la base de la proximité villageoise, qui vient du fait de
cultiver ensemble ». DiGregorio (2009, p.18) précise également que pour les personnes enquêtées
l'agriculture demeurait importante, moins dans sa dimension concrète, de l'emploi et du riz que dans
sa dimension symbolique, signifiant « both material culture as well as customs and habits, including
particular systems of belief and social practices, such as labor sharing392 ». Les villageois craignent
donc que la concomitance de la disparition des terres agricoles et de l'urbanisation des villages
390 Alors que de nombreux touristes paient pour pouvoir être pris en photo, palanche sur l'épaule et chapeau conique sur la tête.
391 La maison communale Kim Ngân, rue Hàng Bạc, a par exemple été entièrement restaurée de 2004 à 2011 grâce à un partenariat entre le comité populaire de Hanoi et la mairie de Toulouse. Actuellement, le đình est à la fois un lieu d'exposition sur l'orfèvrerie (puisque ce đình avait été construit par les habitants migrants de Châu Khê, province de Hải Dương, spécialisés dans la fonte de lingots d’argent) et le siège d’événements culturels, mais a également retrouvé ses fonctions premières de lieu de culte et de réunion des habitants du quartier.
392 « à la fois une culture matérielle et des us et coutumes, incluant des systèmes de croyance et des pratiques sociales particulières, dont le partage du travail »
353
puissent entamer la culture villageoise et introduire des maux sociaux.
Cependant la plupart des villageois, même s'ils identifient les changements morphologiques,
économiques et sociaux de leur village avec les multiples formes d'urbanisation et l'arrivée de
populations migrantes, semblent considérer, de prime abord, que la culture et la solidarité locale
parviendront à maintenir leur organisation communautaire locale et à préserver leurs modes de vie.
DiGregorio (2009, p.19) révèle ainsi dans son étude des statistiques intéressantes, qui témoignent à
notre sens tant d'une véritable conviction, pour certains, que d'une prophétie auto-réalisatrice, pour
d'autres. 97% des villageois considèrent par exemple que malgré leur intégration à la sphère
urbaine, administrative comme physique, leur village maintiendra son caractère rural. 90% pensent
également que les prochaines générations, malgré des modes de vie différents, conserveront les
mêmes valeurs culturelles.
En revanche, 80% se montrent inquiets pour ces plus jeunes générations et craignent qu'elles ne
soient progressivement « corrompues », entendons ici affectées par les fléaux sociaux, contredisant
ainsi les résultats précédents.
Néanmoins, malgré ces craintes, 96% des interrogés pensent que le fait de promouvoir la culture
locale, de restaurer les pagodes, maisons communales, temples (miếu), sanctuaires (từ) ou maisons
de lignage (nhà thờ họ) est le meilleur moyen de maintenir les coutumes locales et de prévenir cette
potentielle délinquance des jeunes, et la mauvaise influence de la ville.
Nos entretiens ont également révélé cette ambivalence du discours des villageois, partagés
entre l'appréhension de voir disparaître les mœurs et l'organisation villageoise et la confiance dans
leur capacité à les préserver et à les inculquer tant aux jeunes générations qu'aux migrants. Ainsi,
même si plusieurs interlocuteurs ont souligné la désaffection de certains de leurs co-citoyens pour
les activités communautaires, ou simplement pour les échanges entre voisins, une montée de
l'individualisme et l'introduction de modes de vie ou de loisirs inappropriés, ces mêmes personnes
pensaient malgré tout que leurs communautés villageoises parviendraient à s'adapter au fur et à
mesure aux changements, et à maintenir cohésion et entraide.
Un des chefs de hameaux et du Front populaire de Sơn Đồng (2009) établissait quant à lui une
distinction entre la façon de vivre ensemble en milieu rural, et la citadinité, qualifiée par ce dernier
de « bonne, mais différente ».
Outre ce recours à la culture locale comme rempart à l'influence urbaine négative, les
pouvoirs publics encouragent et soutiennent également les rôles du Front de la Patrie à contrôler les
populations et participer au maintien de mœurs approuvés par le Parti.
354
Un article paru dans le journal de Bắc Ninh393 concernant le phường de Đồng Kỵ révélait ce recours
aux campagnes de propagande orchestrées par les associations de masse locales pour préserver la
sécurité du village, mais également « pour maintenir la sécurité politique et sociale, contribuer
activement à la protection de la paix pour le peuple ».
Constatant l'accroissement des « affaires pénales », avec 24 cas répertoriés en 2009, essentiellement
des vols de motos mais également des dossiers concernant huit opiomanes et huit cas de paris
sportifs, des campagnes de sensibilisation pilotes ont été organisées dans les trois khu phố de Đại
Đình, Nghè et Thanh Bình.
Ces campagnes visent à impliquer davantage les résidents dans la lutte contre la criminalité,
à « construire un nouveau mode de vie dans les zones résidentielles », à encourager les gens à
participer à la prévention des crimes et à la gestion des « membres en faute » de la communauté.
Le recours au titre de « familles culturelles » ou de xóm et khu phố culturels fait également partie
des outils en possession des pouvoirs publics pour promouvoir un mode de vie « approprié ». Ainsi,
un chef de khu phố de Đồng Kỵ (2010) évoquait l'importance symbolique de ce statut sur les
habitants, mais surtout la question de l'affichage de ce titre sur les portes d'entrée des khu phố, afin
que « les habitants prennent plus conscience de ce mode de vie ».
L'efficacité de ces campagnes dans le contexte actuel reste néanmoins à étudier, compte tenu
de l'influence et du pouvoir amoindri de ces associations de masse et du caractère « inévitable » des
évolutions qu'elles sont censées prévenir.
393 Article de Bắc Ninh online, Phong trào quần chúng bảo vệ an ninh Tổ quốc ở phường Động Kỵ (campagnes populaires de masse pour protéger la sécurité à Đồng Kỵ), 08.07.10
355
Illustration 16. Affiche de propagande « Solidarité et construction d'une terre natale forte et prospère »
Source : auteur (2009)
Cette menace sur « l'identité » des villages et leur organisation socio-culturelle se retrouve à
la fois dans le discours des villageois et dans les interventions de certains professionnels
vietnamiens, qui appellent de leurs vœux un changement de politique et de positionnement des
pouvoirs publics, afin que l'attention portée aux centres urbains ne se fasse pas au détriment des
espaces ruraux.
Ainsi, cette volonté de préservation, voire même de protection des espaces ruraux contre la ville, se
retrouve dans le discours d'un chercheur hanoien, identifiant des risques tant concrets que
symboliques dans ces politiques favorisant la ville au détriment de la campagne. Selon Nguyên
Ngọc, rapportés par Nguyen Huu Thai (2008), « rural areas may become our society’s biggest
concern when they are being turned into cities’ backyards, a kind of municipal dumping ground for
wastes of all kinds, literally as well as figuratively, recipients of city-imported deplorable lifestyles,
backward technologies, out-dated goods. Meanwhile, in terms of development level, the gap
between the “backyard” and the “front-yard” keeps widening immensely. Has there emerged,
socially, a kind of colonist/neo-imperialist relationship between rural areas – the colony – and the
colonists – the urbanites? »394.
394 « les zones rurales pourraient devenir la plus grande préoccupation de notre société à mesure qu'elles sont
356
Afin de prévenir la déliquescence du rural vietnamien, la solution avancée est par conséquent
double : soutenir la culture locale, et, selon les propos de l'ancien premier ministre Võ Văn Kiệt395,
« state investments in welfare works in health care, education, culture, should not be channeled
exclusively into cities, where other resources of the society can give their share. In addition, the
State should refine institutions for medical insurance, aid funds, educational credits, etc. for the
poor’s benefit both in rural and urban areas396 ». Il s'agit donc de réinvestir financièrement et
symboliquement dans les campagnes et d'accompagner l'évolution de ces espaces périurbains et
ruraux, ce qui passe également par des changements administratifs, nous y reviendrons dans notre
prochain chapitre.
3. La stratégie de « soft-governance » des pouvoirs publics
La caractéristique commune à l'érection de ces catégories binaires, rurale et urbaine, et aux
campagnes de propagande et d'incitation à adopter des modes de vie différents, tient dans cette
tentative de modeler, par le discours, des comportements, des stratégies individuelles et des
références culturelles qui participent au maintien d'un ordre établi, dichotomique.
Pour Nguyen Thi Thanh Binh (in Culas et Nguyen Van Suu, 2010, p.123), cette « governance via
culture despite being a 'soft' mode of governance, has become a modern principle of contemporary
vietnam socialism397 » et participe, au même titre que les politiques et règlements coercitifs, à
orienter les façons de vivre et d'utiliser les espaces des habitants, citadins comme ruraux.
Ainsi, ces discours seraient non seulement entendus par les populations, mais également
appliqués dans leur vie quotidienne et intégrés à leur système de valeurs et de représentations, ces
habitants devenant les agents du changement et les relais des politiques nationales au niveau local.
transformées en arrières-cours des villes, une sorte de dépotoir municipal pour tout type de déchets, littéralement comme figurativement, les destinataires de mode de vie déplorables importés de la ville, de technologies arriérées, de biens obsolètes. Au même moment, en terme de niveau de développement, le fossé entre ' l'arrière-cour ' et ' l'avant-cour ' continue à se creuser immensément. A ainsi émergé, socialement, une sorte de relation colonialiste/néo-impéraliste entre les zones rurales – la colonie – et les colons – les urbains. » Nguyên Ngọc, propos rapportés dans l'article « Từ Hội An… đến Hà Nội » (De Hội An… à Hà Nội), journal Tuổi Trẻ, 19.05.2008.
395 Cité par Nguyen Huu Thai, qui rapportent ces propos énoncés dans l'article « Đừng để người nghèo bị gạt ra bên lề » (Ne pas laisser marginaliser les personnes pauvres) du journal Tuổi Trẻ, 12.04.08.
396 « les investissements publics dans les services sociaux concernant les domaines de la santé, de l'éducation, de la culture, ne devraient pas être dirigés exclusivement vers les villes, où d'autres ressources de la société peuvent assurer leur part du travail. En outre, l'État devrait améliorer ses institutions concernant l'assurance maladie, les fonds d'assistance, les crédits à l'éducation, etc., pour le bénéfice des pauvres en zones urbaines comme rurales »
397 « la gouvernance par la culture, bien qu'il s'agisse d'une forme 'douce' de gouvernance, est devenue un principe moderne du socialisme vietnamien contemporain »
357
Pour Hayton, les classes moyennes urbaines émergentes ont par exemple été acquises au fur et à
mesure à la cause des pouvoirs publics et à leur volonté de privatiser progressivement l'espace
public et d'encourager des modes de consommation « modernes ». Le journaliste souligne ainsi que
« shopkeepers and professionals look down on the street traders and the itinerant workers, deride
them for their rural ways, call them nhà quê398 (country bumpkin) and support the state's campaigns
to keep them off the street399 » (2010, p.55).
Harms (2009, p.185) considère également que « the rhetoric of “civilization” or “civility,”
while clearly promulgated in top-down fashion by the state as an official policy is not wholly out of
step with contemporary sentiment in certain sectors of Vietnamese cities400», et que ce discours est
en partie intégré dans les pratiques des citadins. En étudiant l'évolution des pratiques de
consommation et les nouvelles habitudes de fréquentation des citadins d'Hồ Chi Minh Ville,
l'anthropologue pense que certains se sont « laissés convaincre » de la nécessité de supprimer ou
d'interdire les cafés de rue au profit de cafés fermés et disposant de l'air climatisé. S'est ainsi établie
une convergence entre les intérêts de l'État et des pouvoirs publics, à savoir maîtriser et discipliner
la ville, et les intérêts d'une frange de la population urbaine, vivre dans un cadre « civilisé » et
bénéficier de la privatisation de la ville.
Le discours étatique nourrit ainsi progressivement les arguments des citadins. Selon Harms
(2009, p.192), « the very same people who frequented them in the past often added that they
understood why they had to go: it was important to clean up the city, they said, to prevent disorder,
reduce criminality, and make the city more 'civilized'. There was little nostalgia for the street life
that had disappeared401».
Ce recours au discours et à la culture n'affecte pas uniquement les espaces urbains et Nguyen Thi
Thanh Binh (ibid., p.124) considère quant à elle que « (…) life in contemporary rural politics is not
only guided by socio-cultural ideas or frameworks but also by emotion and imagination402 »,
398 Littéralement, le terme nhà quê vient du mot nhà, la maison, et quê, le village natal, et signifie donc globalement « la campagne ». Les vietnamiens font ainsi référence à leur quê pour parler de leur lieu d'origine, ou du lieu d'origine de leur famille, dans lesquels ils ont toujours généralement des proches, et où ils retournent à l'occasion des cérémonies ou fêtes familiales. Mais, en argot, ce terme de nhà quê prend une connotation très négative, et pourrait être traduit en français par des expressions comme « bouseux » ou « péquenaud », avec tout le mépris pour la dimension « rurale » du terme.
399 « les commerçants et les professionnels regardent de haut les vendeurs de rue et les travailleurs itinérants, les raillent pour leurs manières rurales, les appellent 'péquenauds' et soutiennent les campagnes publiques pour les exclure des rues »
400 « la rhétorique de 'civilisation' ou de 'civilité', bien que clairement promulguée d'une façon 'top-down' par l'État, en tant que politique officielle, n'est pas totalement en décalage avec le sentiment actuel de certains secteurs des villes vietnamiennes »
401 « les mêmes personnes qui les fréquentaient dans le passé ajoutaient souvent qu'ils comprenaient pourquoi ils devaient disparaître : il était important de nettoyer la ville, disaient-ils, pour prévenir le désordre, réduire la criminalité et rendre la ville plus 'civilisée' »
402 « la vie dans les politiques rurales contemporaines n'est pas uniquement guidée par des idées ou cadres socio-
358
soulignant ainsi l'importance des perceptions et du ressenti des populations dans leurs
comportements et modes de vie, et dans la capacité des pouvoirs publics à obtenir, sur le terrain,
l'adhésion ou la complaisance des populations.
Conclusion
De la campagne traditionnelle et idéalisée à une ville moderne et civilisée, les
représentations binaires du rural et de l'urbain ont contribué tant à l'orientation des politiques
publiques, favorisant d'abord la campagne puis la ville, qu'à l'évolution du discours des habitants, de
leurs valeurs comme de leurs comportements.
Ce recours à la propagande marque la volonté des pouvoirs publics de s'assurer la participation des
ruraux comme des citadins dans ces tentatives de conserver une structure territoriale dichotomique,
et des usages de l'espace différencié.
Cette recherche de distinction ne concerne cependant pas uniquement les représentations,
mais concerne également les statuts administratifs, qui matérialisent la distinction rurale-urbaine.
Ainsi, le Premier ministre déclarait : « the organizational model for the government machinery in
urban areas today is no different than the organization of that machinery in the rural districts and
commune... The situation cannot continue... We are carrying out the Industrialization and
Modernization of the country, but if we do not regularize urban administration, the above goals can
never be reached. It is necessary to have proficiency in administration, and also to modernize the
level of administration, so as to prevent the evil of bureaucracy from becoming a fertile ground for
the evil of harassing and pestering all the people403» (cité dans Harms, 2011, p.40). La ville ne
pourrait donc être gérée de la même façon que la campagne, puisque ces deux entités sont
différentes et demandent par conséquent une gouvernance différente, des frontières strictes, des
statuts distincts, des prérogatives spécifiques et des pouvoirs publics de différente « nature ».
culturels mais également par l'imagination et l'émotion »403 « le modèle d'organisation de la machinerie gouvernementale dans les zones urbaines aujourd'hui n'est pas
différent de l'organisation de cet appareil dans les districts ruraux et dans les communes... Cette situation ne peut plus durer... Nous portons les objectifs d'Industrialisation et de Modernisation du pays, mais si nous ne régularisons pas l'administration urbaine, ces buts ne pourront jamais être atteints. Il est nécessaire d'avoir une administration publique efficace et également de moderniser le niveau de l'administration, afin de prévenir que le fléau de la bureaucratie devienne un terrain fertile pour le harcèlement et le tourment de tout le peuple »
359
CHAPITRE 14
L'URBANISATION ADMINISTRATIVE : LES STRATÉGIES DU PASSAGE DU RURAL À L'URBAIN
Le maintien des catégories rurale et urbaine dans les représentations des pouvoirs publics
comme des habitants se manifeste également concrètement dans les statuts administratifs des
différentes unités territoriales. Ainsi, la dichotomie rurale-urbaine est renforcée sur le terrain par des
modes de gestion et de « gouvernance » distincts, qui introduisent des différences tant en termes de
prérogatives de ces entités administratives que d'autonomie et de marge de manœuvre. L'évolution
des statuts administratifs entraîne par conséquent d'importants changements dans la façon de gérer
localement les nouveaux territoires urbains comme dans les rapports entre gouvernants et
gouvernés.
Dans les premières années suivant les réformes du Đổi mơi, le développement des villages
trouvait sa source dans des dynamiques principalement endogènes : les communautés et
gouvernements locaux s'appuyaient sur les ressources à leur disposition –incluant une culture, une
histoire et des traditions locales communes – pour tracer leur propre trajectoire de développement.
Faute de ressources, la contribution des autorités centrales au développement des localités rurales
du delta du Fleuve Rouge était en effet demeurée limitée durant les premières décennies des
réformes. En outre, les pouvoirs publics centraux, bien que fixant le cadre général des politiques,
n'intervenaient qu'à la marge dans la gestion locale, laissant un degré élevé d'autonomie aux
autorités locales et tolérant l'expression de modes de gouvernance flexible.
Au cœur de ces modes de gouvernance « rurale », on observe des pratiques d’informalité
réglementaire à travers lesquelles les habitants et les autorités locales ignorent, contournent ou
« plient » les règles édictées par l’État central concernant, par exemple, l’exploitation des ressources
naturelles, l’utilisation du sol, l’importation de matières premières, etc.
Dans bon nombre de localités, cette marge de manœuvre en matière de gouvernance a consolidé les
capacités d’auto-développement local en encourageant les communautés rurales à expérimenter
avec les ressources, savoir-faire et réseaux marchands préexistants.
Cependant, la « durabilité » et la pertinence de ce modèle de développement endogène et de
gestion territorialisée sont actuellement remises en cause, en raison de l'émergence de problèmes
récents – pollution, traitement et accueil des populations migrantes notamment – et de l'influence
croissante de facteurs exogènes avec l'implantation des zones urbaines nouvelles, de zones
360
industrielles et l'accentuation de la pression foncière.
Tous ces changements génèrent de nouvelles demandes pour des services publics et
infrastructures urbaines de base (routes pavées, égouts, aqueducs, collecte des ordures, etc.), que les
administrations rurales, dotées de ressources humaines et financières limitées, peinent à fournir.
En outre, l'intégration progressive de ces territoires périurbains à la sphère urbaine concrète appelle,
pour les pouvoirs publics, leur inclusion dans la sphère administrative urbaine puisque dans le
système de gestion territoriale vietnamien, le statut urbain dote les gouvernements locaux de
ressources financières, matérielles et humaines beaucoup plus importantes que celles disponibles
pour leurs pendants ruraux. Enfin, en « soumettant » ces entités à la tutelle de l'administration
urbaine, il s'agit, pour les autorités centrales ou pour les autorités des échelons plus élevés d'affirmer
leur contrôle et leur maîtrise du développement et de la gestion locale.
Ce chapitre vise ainsi à étudier les mécanismes, stratégies et effets concrets de la désignation
administrative d'entités périurbaines au statut urbain. Après avoir exposé dans un premier temps les
modes de classification des unités territoriales, nous présenterons brièvement les différentes phases
de réorganisation administrative et territoriale d'Hà Nội, avant d'étudier les enjeux et effets du
changement de statut, de rural à urbain404.
I. La définition administrative de l'urbain: des standards quantitatifs à l’interprétation des critères qualitatifs
Outre l'organisation territoriale pyramidale, avec les différents niveaux de gestion
administrative précédemment définis, les entités territoriales vietnamiennes sont également classées
en fonction de leur statut rural ou urbain.
Officiellement devrait être « urbaine » toute unité territoriale de plus de 4 000 habitants, d'une
densité supérieure à 2 000 habitants au km2 et dont plus de 65% de la population active est engagée
dans des activités non-agricoles.
Ces critères quantitatifs sont exposés et définis dans le décret gouvernemental 42/2009/ND-CP du 7
mai 2009405 sur la classification des zones urbaines. Ce système de classification des centres urbains
404 Une partie de ce chapitre s'appuie sur un travail co-produit avec Danielle Labbé, prochainement publié dans l'ouvrage « Métropoles aux suds, le défi des périphéries ?», dirigé par Jean-Louis Chaléard et issu des travaux du programme de recherche Périsud. Notre chapitre s'intitule « Du rural à l'urbain : les enjeux du changement de statut administratif à Hanoi (Vietnam) » (p.343-354)
405 « Về việc phân loại đô thị »
361
ne repose pourtant pas uniquement sur des statistiques et des données concrètes, mais également sur
des critères qualitatifs, qui laissent ainsi une marge d'appréciation non-technicienne pour distinguer
le rural de l'urbain, nous y reviendrons.
Selon l'article 2 de ce décret, cette classification a pour objectif : « d'organiser, de classer
(sắp xếp) et de développer le système national des centres urbains ; de formuler et d'approuver les
plans de construction urbaine ; d'améliorer la qualité des zones urbaines et de les développer de
façon « durable » ; d'élaborer des politiques et mécanismes de gestion propres à ces zones
urbaines ».
Concrètement, les différentes catégories des centres urbains conditionnent les prérogatives des
autorités publiques locales, leur autonomie, ainsi que leur budget et le niveau d'investissement
national dans les infrastructures, par exemple (Albrecht, Hocquard et Papin, 2010).
Pour la Banque Mondiale, ce système de classement « provides incentives for cities to try to
move to a higher class. Cities often make investments in infrastructure to enable them to meet the
requirements of the next classification level, rather than in direct response to the immediate needs of
the population406 » (2006, p.5), puisque monter dans la hiérarchie urbaine implique davantage de
moyens financiers et de pouvoirs réels. Ceci est particulièrement valable pour les villes les plus
élevées dans ce système, mais concerne également les centres urbains des plus petites catégories ou
même les communes rurales qui s'appliquent à tenter de correspondre davantage aux critères
urbains pour voir leur statut administratif changer.
Ce système distingue six classes de centres urbains : les villes spéciales407, sous gestion
directe du gouvernement central, les villes de catégories I et II408, sous tutelle provinciale ou
centrale et qui sont considérées comme des villes d'importance nationale ou régionale, les villes de
catégories III et IV (thành phố et thị xã), sous tutelle provinciale et qui sont considérées comme
d'importance provinciale et, enfin, les centres urbains de catégorie V, les villes de district ( thị trấn)
et leurs subdivisions essentiellement.
Du point de vue des critères quantitatifs de cette classification, trois données sont prises en compte :
la population, la densité de population et la part de la population active non-agricole : le tableau
suivant récapitule ces critères de distinction des centres urbains.
406 « encourage les villes à essayer de monter en grade. Les villes font souvent des investissements dans leurs infrastructures pour leur permettre de satisfaire aux exigences du niveau supérieur de classification, plutôt que pour répondre aux besoins immédiats des populations »
407 Seules Hanoi et Hồ Chi Minh Ville ont ce statut de « ville spéciale ».408 Hải Phòng, Đà Nẵng et Cần Thơ n'ont pas ce statut spécial mais sont néanmoins sous tutelle du gouvernement
central.
362
Tableau 6. Critères quantitatifs du classement des centres urbains
Ces critères quantitatifs sont néanmoins bien plus indicatifs qu'opérationnels. D'une part, la
véracité des statistiques publiques est souvent sujette à caution et, d'autre part, la ville d'Hà Nội elle-
même ne correspond pas ces exigences statistiques409. En outre, ce décret introduit une dimension
plus qualitative à cette sphère urbaine et au programme de développement urbain. Ainsi, tous les
centres urbains doivent progressivement tendre, à travers la planification, à « améliorer la qualité de
vie des urbains, préserver l’architecture et les paysages civilisés, modernes et durables, tout en
protégeant les valeurs et la quintessence culturelle de chaque zone urbaine 410» (article 8).
Cette dimension qualitative se retrouve également dans la classification des différents
centres urbains : sont ainsi pris en compte leur rayonnement économique et culturel, le rôle au sein
de l'armature urbaine vietnamienne et de leur hinterland environnant, le niveau de développement
du système d'infrastructures techniques et sociales « synchronisé », đồng bộ411, et être des
« modèles » de développement, comme précisé dans l'article 6.
409 Selon les dernières estimations, Hanoi comptait en 2012 une population totale de 6,8 millions d'habitants et une densité de 2 059 habitants au km2 (Statistiques du GSO, rapport annuel Area, population and population density in 2012 by province)
410 « Chương trình phát triển đô thị phải bảo đảm nâng cao chất lượng cuộc sống dân cư, diện mạo kiến trúc cảnh quan đô thị theo hương văn minh, hiện đại, bền vững và giữ gìn những giá trị tinh hoa, bản sắc văn hóa của mỗi đô thị »
411 « đồng bộ », littéralement, ce terme signifie « synchrone ». Il est utilisé par les pouvoirs publics pour décrire un système « complet, intégré et harmonieux ».
363
L'évaluation des centres urbains est réalisée annuellement et des reclassifications
potentielles peuvent avoir régulièrement lieu, soit qu'une zone urbaine nouvelle ait été créée
récemment et ait ainsi changé la morphologie comme les données statistiques des centres urbains
d'accueil, soit que la situation démographique, économique et sociale du centre urbain ait évolué et
demande à être prise en compte.
Les instances publiques compétentes pour cette évaluation et classification changent en
fonction du grade des centres urbains. Ainsi, pour les villes spéciales et pour les villes de catégorie I
et II sous tutelle centrale, le dossier de demande d'évaluation doit être formulé par le comité
populaire de province, soumis à l'approbation du conseil populaire de province, puis étudié par le
ministère de la Construction et enfin validé par le Premier ministre.
Pour les villes de catégories I et II sous tutelle provinciale, la décision finale demeure entre les
mains du Premier ministre également, mais le ministère de la Construction n'est pas directement
sollicité : ce sont ses services au niveau provincial qui sont directement en charge d'évaluer et de
participer à la composition du dossier.
Pour les villes de catégorie III et IV, le comité populaire de province est chargé d'élaborer ce plan
avec les services de la construction, puis de soumettre ce plan à l'approbation du conseil populaire
de même niveau, et, enfin, de faire entériner cette décision par le ministre de la Construction.
Enfin, la reclassification des centres urbains de catégorie V est le fait des services de la construction
de la province concernée, qui soumet ensuite la proposition au vote et à la décision du comité et
conseil populaires de cette province.
Un dernier décret gouvernemental introduit également des différences de classification
administrative au niveau des communes (xã), quartiers (phường) et bourg de district (thị trấn), à
l'échelon le plus bas de cette hiérarchie administrative. Ce décret 159/2005/ND-CP du 27 décembre
2005412 fixe ainsi un barème de points pour classer ces unités selon trois « grades ».
Des points sont attribués en fonction de la population, de la superficie de ces territoires et de
« facteurs spécifiques » qui ont trait à leur localisation, des points supplémentaires étant attribués
aux communes ou quartiers situés dans des zones montagneuses ou « reculées », ou à la proportion
de population « religieuse » par exemple. Des points « bonus » existent également, pour les comités
412 Về phân loại đơn vị hành chính xã, phường, thị trấn
364
populaires ayant recouvré le montant total des taxes fixé par le niveau supérieur, avec des
majorations pour ceux ayant généré davantage de revenus fiscaux. Cette classification est établie
par les comités populaires locaux puis soumis à l'approbation d'abord du conseil populaire de
niveau supérieur (huyện ou quận), puis aux comités et conseils populaires de province. En fonction
du nombre de points obtenus et du grade subséquent est fixé le nombre de fonctionnaires et
d'employés travaillant au comité populaire local, ce qui vise à adapter la structure de gestion de ces
unités administratives à des situations et des caractéristiques locales différentes.
L'article 3 précise ainsi que cette classification a pour but d'assurer « consistency and adequacy »
(cohérence et adéquation - bản đảm tính thống nhất và khoa học) entre les catégories
administratives et la réalité des entités qu'elles doivent gérer, justement.
Actuellement, tandis qu'Hà Nội est classée dans la catégorie « ville spéciale », la ville de Bắc Ninh
appartient à la catégorie III, et le thị xã Từ Sơn au grade IV.
À l'image des textes de loi en général, ces décrets et les classifications qu'ils définissent sont
marqués par leur caractère non-opérationnel : il s'agit de fixer un cadre théorique et légal global tout
en introduisant des degrés d’interprétation variée qui permettent, dans la pratique, d'adapter ces lois
aux situations locales et de faire mettre en place des stratégies différenciées.
Bien que les motifs de classification soient incomplets ou troubles, les conséquences du statut et de
la position dans ce classement sont importantes et expliquent ainsi l'utilisation de ces outils pour
réorienter politiques, développement ou sphère d'influence.
II. Les différentes phases d'extension territoriale et de recomposition administrative d'Hà Nội : utiliser le périurbain au profit du développement de la ville et asseoir le pouvoir central
Actuellement, Hà Nội partage avec Hồ Chi Minh Ville le sommet de la hiérarchie urbaine
nationale. Mais l'histoire de la capitale est jalonnée de différentes reconfigurations, tant de sa
dimension territoriale que de sa structure administrative interne. Les limites administratives d'Hà
Nội ont en effet été plusieurs fois remaniées depuis la prise de pouvoir des communistes et le
territoire de la ville s'est ainsi formellement étendu à de multiples reprises, englobant de quelques
villages du périurbain, qui faisaient déjà partie de la sphère urbaine fonctionnelle, à de plus larges
portions de territoires, province comprise.
365
Au même moment, la structure administrative évoluait également, avec la transformation au statut
urbain de parties de territoires ruraux.
1. Ajustement des limites territoriales et recomposition de la zone nội thị- urbaine d'Hà Nội : rendre la ville plus « gouvernable » et compétitive
Du point de vue des changements de superficie, les pouvoirs publics décidèrent d'une
extension importante des limites de la ville-province en 1978, faisant passer Hà Nội de 586,13 km2,
sa superficie depuis 1961, à 2 123 km2. Ces nouvelles limites intégrèrent par conséquent les centres
administratifs de Hà Đông et Sơn Tây, des districts entiers413 ainsi que des portions de districts414.
En 1991 cependant, les autorités nationales décidèrent de réduire la superficie de la capitale et
certains districts, comme Ba Vì, Phúc Thọ, Đan Phượng, Thạch Thất, Hoài Đức, Mê Linh ou le thị
xã Sơn Tây « sortent » du champ administratif de la capitale. La superficie totale de la ville-
province diminue à ce moment-là, atteint près de 921 km2, probablement pour retrouver une
dimension « gouvernable » et ce jusqu'au dernier élargissement d'Hà Nội, en 2008.
Du point de vue de l'organisation administrative interne, les autorités publiques ont plusieurs
fois refaçonné le découpage administratif des arrondissements urbains (quận) et districts ruraux
(huyện), entraînant par la même l'établissement de nouveaux quartiers (phường) ou communes (xã).
Ces transformations visaient à intégrer progressivement les nouveaux quartiers de logements
collectifs, les khu tập thể, à la sphère administrative urbaine, à étendre le périmètre urbain de la
capitale, et à établir de nouvelles entités territoriales, à l'image de la création des xã qui avaient lieu
au même moment dans les campagnes. Ainsi, Quertamp (2003, p.90) note par exemple que la
superficie urbaine passe en 1961 de 12,2 à 38 hectares, sans que la superficie totale de la capitale ne
soit étendue, et qu'il « s’agit de divisions internes pour faciliter la gestion urbaine ».
La dernière refonte de cette structure a été mise en place à partir de 1995, lorsque la ville
province était composée de quatre quận (Ba Đình, Hoàn Kiếm, Hai Bà Trưng, Đống Đa) et 5 huyện
(Từ Liêm, Đông Anh, Gia Lâm, Thanh Trì et Sóc Sơn). À cette date est en effet créé le nouveau
quận de Tây Hồ, suivi en 1997 des quận de Cầu Giấy et et Thanh Xuân. Ces redécoupages
administratifs sont réalisés en incorporant les anciennes communes rurales les plus proches de la
ville et en les regroupant sous un statut de quận urbain, amputant ainsi les huyện auxquels elles
413 Sóc Sơn, Hoài Đức, Ba Vì, Phúc Thọ, Thạch Thất, Đan Phượng, Quốc Oai, essentiellement des districts du nord et nord-ouest
414 Mê Linh, Chương Mỹ, Thanh Oai et Thường Tin
366
appartenaient de certaines de leurs subdivisions territoriales415. Enfin, en 2003, deux nouveaux quận
ont été établis : celui de Long Biên, sur la rive gauche du Fleuve Rouge et celui d'Hoàng Mai, au
sud de la ville.
Carte 8. Phases de recompositions administratives internes d'Hà Nội et création des quận
Source : Labbé et Segard (2013)
Les effets de ces transformations administratives ont eu un impact important sur les taux de
population urbaine enregistrés, qui étaient en constante augmentation depuis la fin des années 90,
passant de 57,81% urbains en 2000 à 65,32% en 2005 et 64,97% en 2007416. À cette date, la capitale
comptait 3,2 millions d'habitants, urbains comme ruraux.
2. La « nouvelle Hà Nội » et l'incorporation d'Hà Tây : maîtriser les ressources et asseoir le contrôle du pouvoir central
Le 1er août 2008, l'élargissement du périmètre administratif d'Hà Nội était entériné par une
décision du Premier ministre Nguyễn Tấn Dũng, qui faisait suite à un vote de l'Assemblée Nationale
415 Ce sont particulièrement les huyện de Từ Liêm et Thanh Trì qui ont été affectés par cette transformation administrative.
416 À titre informatif, en 1979, le taux de population urbaine d'Hanoi n'atteignait que 30% (Quertamp, 2010)
367
du 29 mai, la proposition d'extension de la capitale ayant recueilli près de 92,9% des suffrages417.
Concrètement, les nouvelles limites de la ville-province intègrent dorénavant l'ensemble de
l'ancienne province d'Hà Tây, le district de Mê Linh, anciennement province de Vĩnh Phúc, et
quatre communes418 du district de Lương Sơn, province d'Hòa Bình. La superficie de la ville a ainsi
triplé, passant de 921km2 à près de 3 300 km2, et sa population a doublé, passant de 3,2 millions
d'habitants en 2007 à 6,4 millions d'habitants, selon le dernier recensement de 2009419, dont 2,6
millions d'urbains et 3,8 millions de ruraux. Les conséquences de cet élargissement se lisent
également dans le taux de population urbaine du territoire d'Hà Nội puisque, suite à l'intégration
d'Hà Tây, province beaucoup plus rurale, ce taux a diminué, passant à 41% d'urbains et 59% de
ruraux420.
Carte 9. « Hà Nội Mới » : la nouvelle Hà Nội et l'intégration des territoires limitrophes
Source : Labbé et Musil (2011)
417 Article « NA agrees to expand Ha Noi » (l'Assemblée Nationale accepte d'étendre Hanoi), VietNamNews, 30.05.08
418 Đông Xuân, Tiến Xuân, Yên Bình et Yên Trung 419 General Statistics Office, recensement au Premier avril 2009 (GSO, 2009)420 Selon le rapport The Hanoi capital construction MasterPlan to 2030 and vision to 2050 établi par le consortium
américano-coréen Posco-Perkins & Eastman-Jina (PPJ), principal consultant pour l'élaboration du Masterplan d'Hanoi élargie. Document non-publié.
368
Les raisons de cette extension des limites administratives d'Hà Nội demeurent confuses, entre
discours officiel et arguments cachés. Dans la presse, les autorités publiques nationales ont justifié
leur décision pour des questions de rayonnement et de positionnement de la capitale vis-à-vis de sa
concurrente du sud, Hồ Chi Minh Ville, comme d'autres métropoles asiatiques. Cette annexion des
nouveaux territoires devait permettre, selon le Premier ministre Nguyễn Tấn Dũng, « (to) help to
develop the capital in line with the country's industrial and modernisation goals421 », de favoriser
l'urbanisation de la région et de permettre « the clearer projection of Hà Nội in national and
international media as the largest Vietnamese city, the gateway to Vietnam, Vietnam’s ‘world
city’422 » (Logan, 2009, p.92).
Selon le géographe, Hà Nội était en effet affectée par une « double vulnérabilité », à la fois interne,
dans son rapport à Hồ Chi Minh Ville, plus peuplée, puissante économiquement et attractive et
externe, perçue sur la scène internationale comme la capitale d'un Etat faible, engagé dans plusieurs
guerres et sous tutelle de puissances étrangères. Pour Logan (2009, p.93), « Hà Nội’s double
vulnerability has made its rulers acutely aware of the need to demonstrate the city’s power as a
capital city—or at least to give the semblance of power—through urban planning and architectural
design, the building of heroic monuments and the naming of streets and other city features after key
historic events and people423 », mais également par ce repositionnement stratégique de la capitale.
Pour Quertamp (2011, p.112), « cette extension spatiale vise à rendre Hà Nội plus compétitive, tant
à l’échelle nationale qu’internationale, en la situant au même plan qu’Ho Chi Minh-ville et les
grandes métropoles asiatiques comme Bangkok, Kuala Lumpur, Jakarta ou Singapour, Hong Kong
et Nanning ».
Cette question d'image n'est néanmoins pas la seule raison de ce choix politique
d'élargissement de la ville, et Labbé et Musil ont montré à la fois que cette « récente réorganisation
du territoire de Hà Nội constitue une reprise en main, par les instances supérieures de l’État-Parti
vietnamien, d’une province (Hà Tây) dont les pratiques en matière d’allocation de la ressource
foncière compromettaient le développement économique et la stabilité politique de la capitale
nationale » (2011, p.5) et que l'absorption d'Hà Tây correspondait en fait à une stratégie de politique
421 « (d') aider à développer la capitale en concordance avec les objectifs d'industrialisation et de modernisation du pays »
422 « une projection plus claire d'Hanoi dans les médias nationaux et internationaux en tant que plus grande ville vietnamienne, porte d'entrée du Vietnam et 'ville mondiale' du Vietnam »
423 « la double vulnérabilité d'Hanoi a rendu ses gestionnaires parfaitement conscients du besoin de démontrer le pouvoir d'Hanoi en tant que capitale – ou au moins de lui donner l'apparence du pouvoir – à travers la planification urbaine et le design architectural, la construction de monuments héroïques et par l’appellation des rues ou d'autres emblèmes de la ville d'après des personnages ou événements historiques clés »
369
interne, plus qu'à une vision économique stratégique, puisqu'il s'agissait de mettre en œuvre
« l’élimination d’un voisin gênant et la recentralisation du pouvoir » (2011, p.10).
En effet, nous avons évoqué dans notre première partie le dynamisme de la province d'Hà Tây,
dont les vastes portions de terres rizicoles toujours disponibles, à proximité de la capitale, attiraient
de nombreux investisseurs domestiques comme internationaux. Ainsi, Labbé et Musil (2011, p.10)
rappellent que « les innovations administratives et les pratiques extra-légales de gestion du foncier
adoptées par les autorités de Hà Tây ont eu un impact significatif sur la croissance des
investissements et de l’activité foncière sur le territoire de cette province. En 2006, 107 projets de
développement ont été approuvés, près de trois fois plus qu’en 2005. En 2007, 143 nouvelles
licences de projet ont été émises. En 2008, le nombre de projets de développement résidentiel
approuvés sur le territoire de Hà Tây a dépassé en nombre, superficie et capital investi les projets de
même type approuvés sur le territoire de Hà Nội (Vietnam Economic Time, 2008, p. 22-23) ».
Le pouvoir central et l'État prennent alors conscience que le développement des provinces
périphériques d'Hà Nội engendrait « un étouffement » (Pandolfi, 2007) de la capitale, devenait
préjudiciable au développement propre de la ville et concurrençait son attractivité.
À ces considérations économiques se sont également ajoutées des considérations plus
politiques : la province d'Hà Tây et ses dirigeants commençaient en effet à prendre de plus en plus
d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central et à se permettre des entorses aux lois problématiques
tant pour l'autorité de l'État que pour la stabilité sociale. En effet, une large proportion des projets
acceptés sur les terres d'Hà Tây était soupçonnée de n'être que spéculative, mais provoquait des
tensions bien réelles et des manifestations préoccupantes de la part des nombreux villageois
concernés pas les expropriations. Les premières décisions du nouveau gouvernement d'Hà Nội
consécutives à l'élargissement sont d'ailleurs significatives de ces malversations des autorités d'Hà
Tây : dès l'intégration, près de 700 projets acceptés par l'ancien comité populaire ont ainsi été
suspendus et ont été soumis à vérification par le Premier ministre lui-même. Les projets de khu đô
thị mơi sur les terres de Sơn Đồng comme le projet de zone industrielle du village de métier ont
ainsi à cette occasion été mis en attente de validation.
Bien que l'une des raisons avancées pour cette suspension soit liée à leur non-conformité au
Master Plan 2020, qui n'avait pas encore été adopté, leur vérification visait également à « mettre un
frein à la dilapidation des terres agricoles qui avait cours à Hà Tây » (Labbé et Musil, 2011, p.12), à
apaiser le climat social local, ainsi qu'à reprendre le contrôle sur les choix d'aménagement et de
370
développement de cette nouvelle Hà Nội élargie. Sur tous les projets révisés, 240 projets ont
finalement été acceptés par le Premier ministre en octobre 2009, après étude par les services de la
Construction, concernant une superficie totale de 7 300 hectares424 : il s'agissait principalement des
projets dont la construction avait déjà commencé, comme par exemple la khu đô thị mơi de An
Khánh Sud, que nous avons déjà abordé. Au même moment, 134 projets étaient totalement annulés
dans la seule ex-province d'Hà Tây, puisqu'ils ne respectaient pas les règlements et lois en
vigueur425. Quant aux projets restants, ils demeuraient suspendus à un réexamen ultérieur. De
nombreux cas de « fence-breaking » ont été ainsi répertoriés, puisque l'ancien comité populaire
avait accepté plusieurs projets dans des zones inondables, dans la zone hors-digue de la rivière Đáy
notamment, ou avait autorisé des projets controversés, de golfs en particulier, forme
« d'investissement » privilégié pour l'accumulation et la spéculation sur des vastes parcelles de
terres agricoles.
En outre, les autorités d'Hà Nội ont décidé depuis l'élargissement de ralentir globalement le
rythme d'acceptation des investissements et des constructions, ce qui coïncide également avec
l’essoufflement du marché foncier et immobilier précédemment évoqué.
La mise en œuvre concrète de la fusion administrative des deux provinces s'est traduite dans
un premier temps par une gestion bi-céphale de l'ensemble des services provinciaux: les directeurs
des services spécialisés de Hà Nội et Hà Tây sont en effet restés en place, partageant responsabilités
et prérogatives. Au niveau inférieur des districts, arrondissements, communes ou quartiers, le
fonctionnement et la structure de ces entités administratives n'ont pas immédiatement évolué. Un
comité central de pilotage a été établi, afin d'organiser la mise en place de ce nouvel appareil de
gestion, comprenant à la fois des élus et des fonctionnaires. Concernant les élus, les postes ont
essentiellement été redistribués lors des sessions d'élection de 2009. Quant aux fonctionnaires, leur
nombre n'a finalement pas diminué, mais a au contraire augmenté, et 26 440 fonctionnaires ou
employés supplémentaires ont été embauchés426, essentiellement afin de créer des postes d'adjoints
« hanoiens » dans les comités populaires locaux des entités administratives de l'ancienne Hà Tây.
Pragmatiquement, 1 044 organismes publics427, conseils et comités populaires, police et instances
judiciaires, ont également vu leurs tampons officiels changés, marquant ainsi leur appartenance à la
424 Article « PM okays Ha Noi real estate projects », (Le Premier ministre approuve des projets immobiliers), VietNamNews, 21.10.09
425 Article « Planning fails to keep pace with urbanisation » (La planification échoue à suivre le rythme de l'urbanisation), VietNamNews, 30.01.09)
426 Article « Hanoi élargie cinq ans déjà », Le Courrier du Vietnam (31.07.13)427 Article « Stabilisation du système administratif de la nouvelle Hanoi », Le Courrier du Vietnam, 04.08.2008
371
nouvelle Hà Nội.
3. L'intégration de territoires périurbains dans le périmètre de la capitale : l'alternative au changement administratif
Cette reprise en main des autorités centrales à travers l'intégration à la sphère d'Hà Nội s'est
également manifestée sur le terrain, aux échelons locaux. Ainsi, Sơn Đồng a connu dès
l'incorporation d'Hà Tây un durcissement du contrôle des activités foncières illégales des villageois.
Une réunion a par exemple été tenue en octobre 2009 au comité populaire de la commune qui faisait
le bilan des activités de lutte contre les constructions illégales sur les terres agricoles mises en place
depuis août 2008, en présence des membres du comité populaire, mais également des représentants
du district d'Hoài Đức et de la province d'Hà Nội.
Depuis cette date, seule une nouvelle construction avait été répertoriée et trois familles avaient
détruit d'elles-mêmes leur construction. La réussite de cette campagne tenait, selon les pouvoirs
publics, « aux efforts et aux responsabilités de chaque membre du Parti pour résoudre ce
problème ». En effet, les contrôles avaient été renforcés, et l'effort pédagogique, de présentation de
la loi foncière ou des visites dissuasives aux familles, semblait avoir porté leur fruit. En outre, les
autorités pensaient accentuer la pression sur les villageois en établissant des listes de foyers
concernés par ces extensions ou constructions illégales et en les affichant au comité populaire,
comptant sur la crainte d'être exposé aux yeux de la communauté et de « perdre la face » pour
décourager les usages interdits des terres agricoles. Enfin, en dernier recours, l'utilisation de la force
publique était également envisagée pour mettre fin à ces occupations. Une solution qui a finalement
été trouvée dès le mois de décembre 2009, lorsque 100 policiers du district et 200 militaires sont
venus détruire les ateliers illégaux construits le long de la route menant à la route-digue, face au
xóm Rô, et mettre ainsi un terme à ces occupations illégales, mais tolérées par le comité populaire
de la commune. Un de nos interlocuteurs, artisan de Sơn Đồng, résumait cette situation de la façon
suivante : « il était plus facile de respirer sous Hà Tây que sous Hà Nội - hồi ở Hà Tây cũ, dễ thở
hơn » (2009), sous-entendant ainsi la complaisance des anciennes autorités publiques en matière
d'application « marginale » des lois, décrets ou réglementations.
Nos interlocuteurs ont également souligné que les contrôles en matière d'immigration avaient été
renforcés et que les policiers étaient tenus d'exercer une surveillance accrue des travailleurs
migrants428.
428 Entretien à la police de Sơn Đồng (2009)
372
En outre, l'intégration à la sphère administrative d'Hà Nội a également eu des effets concrets
sur les investissements publics dans la commune de Sơn Đồng et sur l'amélioration des
infrastructures et services locaux. Ainsi, un système de ramassage des déchets a été mis en place dès
la fin de l'année 2008 : dorénavant, les déchets sont collectés tous les matins à 6h, contre 1 500
đồng par mois et par personne (0,07 USD), alors qu'auparavant, les villageois jetaient leurs ordures
n'importe où429. En outre, une chef de xóm de la commune (2009) déclarait que depuis cette
intégration : « on (sous-entendus les pouvoirs publics) s'intéressait davantage à la vie des gens ».
Cette attention accrue pour la vie des villageois s'est manifestée selon elle par l'augmentation des
aides et subventions publiques : ainsi, chaque foyer reçoit dorénavant 300 000 đồng (14 USD) à
l'occasion de la fête du Tết, les personnes âgées de plus de 85 ans perçoivent des aides mensuelles
de 250 000 đồng (12 USD), au lieu des 120 000 đồng (5,7 USD) sous Hà Tây et les foyers pauvres
peuvent également obtenir une carte d'assurance-maladie, en plus des aides mensuelles.
L'intégration d'Hà Tây à la sphère administrative d'Hà Nội correspond par conséquent à une
reprise en main, tant du développement concret de ces territoires périurbains ou ruraux que des
modes de gestion de ces espaces. Ce déséquilibre entre ressources supplémentaires et marge de
manœuvre amputée correspond à la mise sous tutelle des entités administratives par les autorités
supérieures, centrales dans le cas d'Hà Nội, de province dans le cas de Từ Sơn.
Le changement de statut administratif est également une forme d'affirmation du pouvoir des
échelons supérieurs. Dans ces deux configurations, les mêmes mécanismes et objectifs se dessinent
et montrent la dimension stratégique de l'extension urbaine : reprendre le contrôle politique et
gestionnaire, et asseoir sa maîtrise des ressources, foncières notamment.
III. La procédure du changement administratif : quand le « haut » téléguide le « bas »
Officiellement, la reclassification au statut urbain d'entités rurales vise à faire correspondre
leur statut administratif à leur situation économique et géographique réelle. Il s'agit de reconnaître
leur niveau de développement et d'urbanisation et ainsi de leur donner des moyens financiers,
politiques et humains appropriés.
La désignation d’une zone périurbaine au statut urbain est ainsi vue comme étant l’un des moyens
de résoudre les problèmes de gouvernance de territoires marqués par une double urbanisation et
429 Entretien avec un membre du comité de conciliation d'un xóm de Sơn Đồng (2009)
373
connaissant d'importantes mutations, mais qui demeurent gérées selon des modalités de
gouvernance « rurale ».
Les règles officielles régissant ce changement administratif demeurent néanmoins très imprécises,
réparties dans plusieurs lois ou décrets et sujettes, dans les faits, à de nombreuses interprétations.
1. Le processus de changement administratif : l'illustration de la démocratie procédurale à l'oeuvre
Selon le cadre légal existant, le changement de statut administratif s'appuie sur deux
conditions préalables : l'initiative de la procédure de transformation doit émaner de la base et
découler d'une étude approfondie des conditions économiques, sociales et géographiques des
localités concernées par ce changement. Bien que nous ne soyons parvenue, lors de nos enquêtes et
au cours de nos recherches, à trouver des études ou documents administratifs exposant les modalités
précises du changement administratif au plan national, nous avons pu obtenir deux documents
majeurs concernant Từ Sơn et Đồng Kỵ, qui nous ont permis d'appréhender la mise en œuvre
concrète de ces procédures.
Le premier document émane du comité populaire de Từ Sơn et a été élaboré conjointement
par les différents services techniques du district, de la construction et de l'économie notamment 430.
Réalisé en amont du lancement de la procédure de transformation administrative, en 2006, ce
rapport dresse un portrait la situation économique, sociale et géographique du huyện de Từ Sơn et
des différentes communes qui le composent. Au vu de ces résultats, le rapport indique que Từ Sơn,
dans son ensemble, présente les caractéristiques nécessaires à sa transformation en thị xã, centre
urbain de catégorie IV, et à la transformation de certaines communes rurales (xã) en quartiers
urbains (phường). Sont également exposées les futures limites et redivisions administratives, ainsi
que les investissements publics à envisager pour accompagner le développement de cette nouvelle
entité urbaine.
Les arguments en faveur de cette transformation sont de plusieurs natures. Tout d'abord, les
autorités compétentes considèrent que le niveau d'urbanisation « réelle » et les infrastructures
430 UBND huyện Từ Sơn (2006), Đề án. Xếp loại đô thị Từ Sơn là đô thị loại IV (Classer le centre urbain Từ Sơn en centre urbain de catégorie IV), dossier évalué par le service de la Construction de la province de Bắc Ninh (15.02.07)
374
techniques de Từ Sơn sont suffisamment développés pour que cette zone satisfasse aux critères de
zone urbaine de catégorie IV. Ces derniers critères concernent, par exemple, la proportion de routes
bétonnées, le développement des systèmes d'alimentation électrique, le pourcentage des foyers
ayant accès à l'eau propre ou encore à la mise en place d'un système de collecte des ordures. L'étude
souligne en outre que la structure économique du district, dominée par les secteurs industriel,
artisanal et de services, est plus en adéquation avec un statut urbain qu'avec un statut rural. La part
de travailleurs non-agricoles est par exemple estimée à plus de 80% de la population du district et
les revenus moyens par habitant sont supérieurs à 1 100 USD par an. Le développement de Từ Sơn
est également marqué par un fort taux de croissance du PIB, qui atteignait 19,5% en 2006.
Outre ces arguments statistiques, ce rapport expose des raisons plus politiques. Cette
transformation vise en effet également à identifier le niveau de classification urbaine « juste »
(nhằm) de Từ Sơn, le niveau de « gestion convenable, qui concorde avec les exigences de la gestion
d'État et le développement socio-économique de la localité ». En outre, le rapport insiste sur la
nécessité « d'intensifier la gestion de la sécurité, l'ordre public du district et renforcer les
investissements de l'État pour la circulation, l'électricité, l'éclairage public, les espaces verts et
l'environnement », qui correspondrait à un statut urbain. Le dernier argument en faveur de cette
transformation est que cette politique de changement administratif concorde avec les grandes
orientations politiques du Parti et de l'État et avec la stratégie de développement économique et
social de l'ensemble du pays, de la province de Bắc Ninh et du district de Từ Sơn.
Enfin, l'étude stipule que l'objectif de cette transformation est de « satisfaire les souhaits légitimes
(đáp ứng nguyện vọng chính đáng) » des habitants.
Ce dernier point nous amène à considérer les modalités concrètes de la procédure de
transformation, qui doit émaner de la base. Le second document que nous nous sommes procuré
compile l'ensemble des procès-verbaux des réunions liées à ce changement, ainsi que les décisions
officielles des différents échelons et institutions qui ont abouti à la fondation du thị xã Từ Sơn431.
Émis par le comité populaire de la province de Bắc Ninh, ce document a néanmoins été réalisé par
les services des affaires internes, sous tutelle du ministère des Affaires internes, ministère en charge
431 UBND Bắc Ninh (janvier 2008), Đề án. Thành lập thị xã Từ Sơn thuộc tỉnh Bắc Ninh (Projet. Fondation du thị xã Từ Sơn de la province de Bắc Ninh)
375
légalement des procédures de redécoupages administratifs et des limites territoriales.
Le processus aboutissant au changement administratif s'est étalé sur près de deux ans,
d'octobre 2006 à septembre 2008. Le tableau suivant détaille les différentes étapes de discussion, de
votes, de demandes officielles de changement et de promulgations des décisions : pour les étapes
aux niveaux des communes, nous n'avons inclus que l'exemple de Đồng Quang, mais les mêmes
réunions ont été organisées dans chaque xã concerné.
Encart 1. Chronologie des étapes administratives pour la fondation du thị xã Từ Sơn
• 5 octobre 2006 (matinée). Organisation de réunions dans les xóm des dix xã du huyện Từ Sơn. Collecte des opinions des habitants sur les changements administratifs envisagés et recueil des propositions des villageois (sur les nouvelles limites administratives, le nom des futurs phường ou sur les constructions publiques d'infrastructures nécessaires)
• 5 octobre 2006 (après-midi). Organisation d'une réunion extraordinaire à la commune de Đồng Quang, en présence, pour l'échelon du district, des représentants des conseil et comité populaires de Từ Sơn ainsi que du chef du bureau des affaires intérieures. Pour le niveau de la commune sont présents le Parti communiste, le Comité du Front de la patrie et les chefs de bureaux concernés par cette transformation administrative (non-précisés). Enfin, pour le niveau des trois thôn composant la commune (Đồng Kỵ, Binh Hạ et Trang Liệt) sont présents les secrétaires du Parti communiste, les chefs de thôn ainsi que les membres du conseil populaire de la commune. La discussion porte sur la fondation du thị xã Từ Sơn, sur la division de la commune de Đồng Quang en deux phường, Đồng Kỵ et Trang Hạ et sur les futures limites administratives de ces deux entités.La réunion se conclut par un vote du conseil populaire, qui approuve la fondation du thị xã et ses conséquences au niveau local.Suite à ce vote, le comité populaire de Đồng Quang rédige une lettre de demande à l'adresse des conseil et comité populaires de Từ Sơn pour appuyer la fondation du thị xã.
• 9 octobre 2006. Réunion du conseil populaire de Từ Sơn, qui approuve la fondation du thị xã. La décision officielle est émise deux jours plus tard, le 11 octobre 2006.
• 20 octobre 2006. Le comité populaire de Từ Sơn rédige une lettre de demande pour la fondation du thị xã, envoyée aux conseil et comités populaires de Bắc Ninh, ainsi qu'au chef du bureau des affaires intérieures.
• 16 juillet 2007. Conférence du conseil populaire de la province de Bắc Ninh, concernant tant les « affaires courantes » de la province que le projet de fondation du thị xã Từ Sơn. Sont présents : les représentants du conseil populaire de Bắc Ninh, le Comité permanent de la province, les députés de la province à l'Assemblée Nationale, les président et vice-présidents du comité populaire, le président du comité du Front de la Patrie, les chefs des services du comité populaire, les représentants des établissements gouvernementaux implantés dans la province, les représentants des conseils et comités populaires des districts et de la ville de Bắc Ninh et les médias, télévisions, radios et journaux. La réunion est présidée par le secrétaire général du Parti communiste de la province et le président du conseil populaire de Bắc Ninh. Lors de cette réunion interviennent plus spécifiquement le vice-directeur du service des affaires intérieures et le chef du comité législatif du conseil populaire, qui présentent le
376
projet de demande de fondation du thị xã. • 18 juillet 2007. Suite à cette conférence, le conseil populaire de Bắc Ninh émet une
résolution approuvant la fondation du thị xã. Le comité populaire de Bắc Ninh adresse alors une lettre de demande à destination du gouvernement.
• 11 janvier 2008. Le comité populaire de la province de Bắc Ninh rédige un projet de demande pour la fondation du thị xã Từ Sơn, envoyé au gouvernement.
• 24 septembre 2008. Promulgation du décret gouvernemental 01/ND-CP entérinant la fondation du thị xã Từ Sơn432. Le district rural - huyện de Từ Sơn, composé du bourg de district- thị trấn Từ Sơn, et de dix communes - xã (Đồng Quang, Đồng Nguyên, Đình Bảng, Tân Hồng, Châu Khê, Tam Sơn, Tương Giang, Hương Mạc, Phù Khê et Phù Chân) devient une ville de niveau district - thị xã, comprenant sept nouveaux quartiers - phường (Đông Ngàn, Đồng Kỵ, Trang Hạ, Đồng Nguyên, Tân Hồng, Đình Bảng et Châu Khê) et cinq anciennes communes - xã (Tam Sơn, Tương Giang, Hương Mạc, Phù Khê et Phù Chân). Cette nouvelle entité administrative du thị xã comporte par conséquent une zone urbaine centrale composée de Từ Sơn et des sept phường, la zone nội thị, et une zone toujours rurale et périphérique, constituée des cinq xã dont le statut n'a pas changé, la zone ngoài thị
Source : UBND Bắc Ninh (2008)
Initiées formellement par les communes, les étapes de cette procédure reflètent la structure
hiérarchique pyramidale du système administratif vietnamien : à chaque échelon, l'organe législatif
local est consulté, émet une décision, la transmet à l'organe exécutif de même niveau, qui fait la
demande formelle d'approbation auprès de l'organe législatif de niveau supérieur, jusqu'à ce que la
décision finale soit prise par le niveau central, c'est-à-dire par le gouvernement. En outre, les acteurs
présents dans ces discussions et votes rappellent l'absence de séparation des fonctions
précédemment exposée, puisque les pendants législatifs et exécutifs participent conjointement à
cette prise de décision, sous le contrôle ultime du Parti communiste, appuyé par ses associations de
masse.
Pourtant, ces procédures n'ont qu'une valeur d'affichage : il s'agit de montrer l'importance de
l'échelon local dans la prise de décision, de souligner le respect et la mise en œuvre du décret sur la
démocratie locale, de souligner la transparence de la procédure, alors que, dans les faits, ces
réunions, procès-verbaux et résolutions ne servent qu'à formaliser des décisions prises en amont, au
niveau central ou provincial. L'idée que la base, les villageois, soit à l'origine de cette demande est
largement fallacieuse : nos entretiens auprès des habitants comme de leurs représentants semi-
officiels, comme les chefs de xóm, ont montré que ces derniers ne connaissaient nullement les
conséquences du changement administratif, ne voyant ainsi pas l'intérêt de formuler une telle
432 Fait à noter, une commune ne peut être transformée seule : son district ou son chef-lieu de district de rattachement doivent préalablement être redésignés. Les enjeux du passage du rural à l'urbain dépassent donc le niveau uniquement local et ont des implications au niveau « médian ».
377
demande. En outre, l'étude du contenu des discussions organisées au niveau local et infra-local
révèle tant la méconnaissance des enjeux de ce changement administratif que le caractère
superficiel de la consultation. Dans le cas de Đồng Quang par exemple, la seule remarque notée fait
référence à la proposition d'un villageois pour renommer Đồng Kỵ, à l'occasion de sa constitution
en phường. Même s'il est probable que les discussions aient été plus houleuses, puisqu'elles tenaient
à la séparation de trois villages, avec des enjeux en termes d'obtention de ressources naturelles ou
d'infrastructures dans le nouveau périmètre administratif des nouveaux phường, les documents
officiels n'en font pas mention, et aucune différence n'existe entre le projet tel que formulé par le
comité populaire de Từ Sơn et la transformation approuvée par le comité populaire de Bắc Ninh.
L'influence des villageois dans ce processus est par conséquent limitée, et le pouvoir demeure
largement dans les mains des échelons supérieurs de la pyramide administrative, qui peuvent
également s'éloigner de la loi et des critères officiels pour cette transformation.
2. La désignation d'un territoire au statut urbain : un outil stratégique et politique de développement
En effet, à première vue, les exigences liées à au changement administratif laissent penser que
le passage à l'urbain est une décision purement technique, voire « automatique » : toutes localités
suffisamment peuplées, développées et urbanisées devraient pouvoir obtenir un statut urbain.
Pourtant, en pratique, des communes atteignant ces standards sont maintenues au statut rural. A
contrario, des communes rurales ont vu leur statut changé alors qu’elles n'atteignaient pas les
exigences requises, en particulier en ce qui concerne le niveau de développement des
infrastructures. Ceci suggère qu’au-delà des apparences technocratiques, le changement de statut est
en fait une décision politique et discrétionnaire, qui est facilitée par le flou réglementaire en
vigueur.
Plusieurs raisons, liées aux conséquences du changement administratif, expliquent la
décision de transformer une commune au statut de quartier, même lorsqu'elle ne répond pas aux
critères demandés. Cette décision stratégique permet en effet : d'encourager leur développement
grâce à l'augmentation des subventions publiques, de régulariser administrativement l’expansion
des communes périurbaines et de réorganiser leurs territoires, de reprendre en main leur gestion et
enfin de les intégrer, concrètement, dans le giron de la ville et dans sa sphère d’influence.
378
DiGregorio (2009, p.7) insiste quant à lui sur le changement de statut en tant qu'outil stratégique
pour l'attraction d'investisseurs privés. Selon lui, « designating land 'urban' can produce physical
spaces in the landscape that attract real estate speculators, potential entrepreneurs and traders, as
well as people looking for secure homes for themselves and their children433 ». Bien que la terre
urbaine soit plus onéreuse, quelque soit son usage, son statut la rend néanmoins plus attractive et
avantageuse à long terme.
Les enjeux économiques et politiques du passage à l’urbain sont par conséquent nombreux, en
particulier pour les pouvoirs publics locaux : le premier étant l'augmentation du budget alloué aux
communes devenues quartiers urbains et des investissements directs du niveau supérieur dans les
infrastructures ou réseaux locaux, qui permettent ainsi une mise aux normes urbaines progressive.
Le bureau de gestion urbaine de Từ Sơn a par exemple vu son budget dédié à la construction de
nouvelles infrastructures passer de 8 milliards de đồng en 2008 à 27 milliards de đồng en 2011 (de
38 000 USD à 1,28 million USD)434.
Le passage à l'urbain signifie donc une amélioration des infrastructures locales, qu'il s'agisse
du ramassage des ordures, d'éclairage ou de l'augmentation du nombre de bâtiments publics435 .
Cependant, cette amélioration se traduit par une augmentation du budget des foyers, qui doivent
payer pour ces nouveaux services. À ces coûts supplémentaires s'ajoute également une hausse des
impôts fonciers, des impôts en général ou des taxes sur l'achat d'une moto. Les habitants ne
semblent d'ailleurs pas tout de suite reconnaître les bénéfices du passage à l'urbain, puisque
concrètement, pour eux, cela signifie des complications administratives, des frais plus importants et
surtout moins de marge de manoeuvre pour utiliser leurs terres, et organiser leurs activités.
À l’inverse, nous n’avons obtenu que peu d’informations permettant d’expliquer la décision
de maintenir une commune au statut rural, alors qu’elle est, dans les faits, urbanisée. Nous pouvons
néanmoins dégager trois hypothèses qui peuvent expliquer ce décalage.
433 « désigner des terres « urbaines » peut créer des emplacements physiques dans le paysage qui attirent les spéculateurs immobiliers, les potentiels entrepreneurs et négociants, tout comme les gens cherchant à obtenir des maisons pour eux-mêmes et pour leurs enfants »
434 Entretien au service de la gestion urbaine de Từ Sơn, un service créé spécifiquement depuis le changement administratif (2010)
435 Par exemple, en milieu urbain, chaque khu phố doit être équipé d'une maison culturelle, une nhà van hoà, ce qui n'est pas obligatoire dans les xóm ruraux.
379
Une première hypothèse émergeant de nos enquêtes est liée à l'opposition des édiles locaux, qui ne
souhaiteraient pas « tomber sous la coupe » du centre ou des pouvoirs publics supérieurs. En
maintenant leur localité dans la sphère administrative rurale, les autorités locales se privent des
ressources supplémentaires qui accompagnent le passage à l’urbain, mais conservent leur relative
autonomie de fonctionnement, leur pouvoir décisionnel et leurs capacités d’autogestion des
populations et ressources locales.
Dans un deuxième temps, le statu quo administratif tiendrait à des questions de contrôle des
terres agricoles urbanisables dans les districts ruraux limitrophes des villes. La distinction « rural-
urbain » a en effet des conséquences sur le prix du foncier et par conséquent sur le montant des
compensations lors des expropriations, et ce tant pour des projets publics d'infrastructures que pour
des projets immobiliers privés. Peu importe leur usage, les terres situées dans les zones
administratives urbaines coûtent beaucoup plus cher à exproprier que les terres situées en zones
rurales selon le système de fixation des prix au niveau provincial. Dans ce contexte, il est
avantageux pour les pouvoirs publics, et pour les divers acteurs économiques connectés à l’État-
parti, très actifs dans les domaines fonciers et immobiliers, de maintenir artificiellement des
collectivités locales au statut rural, afin de pouvoir en récupérer l'intégralité des terres agricoles à
des montants très faibles, avant de « régulariser » leur situation et de les faire passer au statut
urbain. Cette stratégie crée de facto une réserve foncière pour l’expansion future de la ville-centre.
Enfin, le besoin d'un changement de statut ne se fait pas partout sentir de façon urgente.
Dans certaines communes rurales accolées aux villes, la gestion et les investissements sont déjà de
nature « urbaine », bien que le changement de statut ne soit pas officiellement entériné. Le district
se substitue alors aux pouvoirs publics locaux et pallie les limitations imposées aux villages ruraux.
Le cas de la commune de Xuân Đỉnh, district rural de Từ Liêm est particulièrement
révélateur. Xuân Đỉnh a vu sa situation géographique changer en 1995, lorsque les autorités
publiques de Hà Nội ont décidé la création du nouveau quận de Tây Hồ. Ainsi, tandis que le village
limitrophe de Xuân La devenait un phường urbain, Xuân Đỉnh est demeurée au statut rural.
Actuellement, ce « village » officiellement rural accueille une population de 40 000 habitants, sur
une superficie de 5,6km2. Le comité populaire local estime d'ailleurs qu'environ 50% de la
population actuelle n'est pas originaire du village et s'est implantée soit dans le coeur historique
villageois, à l'occasion de l'achat d'une maison, soit dans les nouvelles constructions. Le territoire de
Xuân Đỉnh, vu sa proximité de la zone urbaine officielle d'Hà Nội et les plus faibles coûts de ses
terres agricoles, a en effet accueilli de nombreuses nouvelles formes de logements : quelques tours à
destination des employés d'entreprises d'État, une zone de villas pour de riches militaires de la ville,
380
des tours privées et la « gated community » de Ciputra, qui se trouve à cheval sur le territoire de
quatre communes et quartiers.
Vu ses conditions économiques, sociales et géographiques, le district de Từ Liêm, ainsi que
les communes qui le composent, auraient théoriquement dû passer au statut de quận et phường
urbains depuis quelques années. Une transformation de leur statut à l'occasion de l'élargissement
d'Hà Nội et de sa refonte administrative aurait pu sembler opportune et pertinente. Il n'en a pourtant
rien été.
Selon plusieurs entretiens que nous avons mené au comité populaire de Xuân Đỉnh, deux
explications principales ont émergé. La première est liée aux divers projets de construction
d'infrastructures routières et de zones urbaines, comme celle de Tây Hồ Tây, sur les terres de la
commune. Xuân Đỉnh possède en effet toujours de larges parcelles de terres agricoles, attirant les
convoitises du secteur public comme privé, puisqu'elles se situent dans l'une des zones privilégiées
d'extension de la capitale, à l'ouest, et aux frontières nord du quartier administratif et diplomatique
de Ba Đình. Outre le projet de Tây Hồ Tây, qui mêle usages résidentiel et commerciaux, un
« diplomatic coumpound » accueillant plusieurs ambassades est prévu, tout comme une tour des
télécommunications, le parc Hòa Bình et le théâtre de Thăng Long. En maintenant Từ Liêm au
statut rural, les coûts d’expropriation et d'acquisition des terres sont automatiquement plus faibles
qu'en milieu urbain et sans commune mesure avec les prix du marché, qui reflètent la valeur urbaine
de ces terres.
Pour reprendre le cas plus spécifique de Xuân Đỉnh, la grille de prix fixés par la ville-province d'Hà
Nội révèle la différence d'évaluation de la valeur de ces terres agricoles. Tandis que les terres
agricoles appartenant à tous les arrondissements urbains - quận étaient estimées à 252 000 đồng par
m2 en 2009 (12 USD), les terres agricoles de Xuân Đỉnh, à quelques mètres de là, ne « valaient »
que 201 600 đồng par m2 (9,5USD)436. D'après le comité populaire de la commune, les pouvoirs
publics d'Hà Nội auraient donc sciemment décidé de maintenir le district de Từ Liêm dans le statut
rural, jusqu'à ce que l'ensemble des terres agricoles aient été expropriées à plus faible coût, tout en
justifiant, au moment opportun, le changement de statut administratif d'un district n'ayant plus
aucune caractéristique rurale.
Des discussions préparatoires ont d'ailleurs déjà eu lieu et nos intervenants au sein du comité
populaire nous ont révélé que les futures redivisions administratives avaient déjà été définies : ainsi,
la commune rurale de Xuân Đỉnh serait à terme divisée en deux phường.
436 Il s'agit du montant pour les terres agricoles dans la zone comprise des frontières des quận jusqu'à la rivière Nhuệ. Pour les terres agricoles de Từ Liêm situées de l'autre côté de la rivière Nhuệ, les prix tombent à 162 000 đồng par m2 (7,7 USD)
381
La seconde justification du maintien de Xuân Đỉnh en xã tient à notre dernière piste
avancée : la compensation du manque de moyens, financiers comme humains, et de l'inadéquation
entre modes de gestion et réalité de la situation par le district.
En effet, le district de Từ Liêm dépêche actuellement des fonctionnaires spécialisés dans des
domaines techniques, des policiers professionnels et a augmenté la dotation budgétaire annuelle de
la commune, ce qui a permis la mise en place des services urbains de base. Dans ce cas, le maintien
au statut rural, potentiellement problématique, est compensé par une adaptation du fonctionnement
des différents échelons de gestion, au cas par cas, dans l'attente d'une nouvelle vague de
transformation.
La transformation administrative n’est par conséquent ni systématique ni contrainte par la loi :
le rythme et l’envergure des changements de statuts ne suivent pas, dans les faits, le développement
économique et démographique du territoire hanoien, créant ainsi un décalage entre le niveau
d’urbanisation « réel » d'un territoire et son statut administratif. Quertamp (2003, p.460) qualifie
même cette situation d' « incohérence totale entre les catégories urbaines et les réalités urbaines ».
Cependant, cette marge de manœuvre des pouvoirs publics permet de se servir de cet outil de
gestion à des fins politiques, de favoriser des territoires, d'en reprendre le contrôle ou d'asseoir son
autorité sur des localités stratégiques.
IV. L'intégration dans la sphère de la ville : rentrer dans l'ordre urbain
L'intégration dans la sphère urbaine possède également une forte dimension politique. En
effet, les conséquences concrètes du changement de statut administratif ne se manifestent pas
uniquement dans la sphère économique, mais se dessinent également dans la structure politique et
gestionnaire locale. Plusieurs auteurs ont par exemple souligné que les territoires périurbains étaient
marqués par des structures de gestion inappropriées, à la frontière entre autorités « rurales » et
« urbaines ». Pour McGee, « desakota zones are to some extent 'invisible' or 'grey' zones from the
viewpoint of the state authorities. Urban regulations may not apply in these rural areas, and it is
difficult for the state to enforce them despite the rapidly changing economic structure of the
382
regions437 » (in Ginsburg N., Koppel B et McGee T, 1991, p.17). Leaf qualifie quant à lui les
pouvoirs publics locaux dans ces espaces transitoires comme des « alternative authority
structures438 » (2008, p.151).
Le changement administratif peut alors être également considéré comme une façon de
reprendre le contrôle de la gestion locale par les pouvoirs publics de niveau supérieur et de limiter
les manques identifiés de ce mode de gestion : l'incompétence des autorités locales, le non-respect
des lois nationales et directives provinciales, le choix de ne pas appliquer localement ces politiques,
leur corruption et leur appropriation privée des ressources publiques ou encore leur « esprit de
clocher ».
Rentrer dans l'urbain administratif est ainsi rentrer dans l'ordre urbain : dans des usages plus
contrôlés et plus normés des espaces, dans la « civilisation » urbaine, avec les modes de vie et les
comportements qu'elle implique, dans le licite et le réglementaire, mais également dans cette
structure de gestion pyramidale dont la ville fait figure de tête de pont et de siège du pouvoir.
1. Régularisation des extensions résidentielles et formalisation des quartiers
La première conséquence concrète du changement de statut est à la réorganisation de la
structure gestionnaire et territoriale locale afin de s'adapter aux nouvelles réalités de terrain, les
villages évoluant fortement entre chaque période de changement administratif, et de « remettre à
plat » les subdivisions administratives des xã devenues phường.
Le changement de statut implique ainsi une refonte des unités administratives et des modes de
représentation à l’échelle locale. À terme, le passage à l'urbain entraîne une réorganisation intra-
communale.
L’objectif des autorités municipales est de créer des unités administratives territoriales de plus petite
taille, tant du point de vue de leur superficie que de leur population, les rendant ainsi plus
facilement « gouvernables ». Ces redécoupages sont aussi l'occasion de régulariser et de formaliser
des extensions villageoises informelles, qui ont débuté au début des années 1990 sur les terres de
437 « les zones de desakota sont, dans une certaine mesure, des zones 'grises' ou 'invisibles' du point de vue des autorités publiques. Les réglementations urbaines peuvent ne pas s'appliquer dans ces zones rurales et il est difficile pour l'État de les mettre en œuvre malgré la structure économique rapidement changeante de ces régions »
438 « structures alternatives d'autorité »
383
maraîchage.
À Đồng Kỵ, la scission entre les trois xã et l'établissement de Đồng Kỵ en tant qu'unité
territoriale et de gestion autonome a provoqué une reconfiguration de l'organisation interne du
village. Avant cette transformation, Đồng Kỵ était considéré comme un thôn (village) composé de
cinq xóm : les xóm Giếng, Bằng, Nghè, Đình et Đột. Suite au changement administratif, les limites
internes des hameaux ont été redivisées et ont laissé place à sept khu phố : le khu phố Nghè, qui
s'est vu amputé d'une partie de son territoire pour la création du khu phố Tư, le khu phố Đại Đình,
constitué à partir de l'ancien xóm Đình et d'une partie de l'ancien xóm Đột, supprimé, les khu phố
Tân Thành et Thanh Bình, constitués à partir de la division de l'ancien xóm Bằng, le khu phố Thanh
Nhàn, émanation de l'ancien xóm Giếng, et, enfin, le khu phố Đồng Tiến, création « ex nihilo ». En
outre, la plupart des foyers de ces khu phố ont à cette occasion vu régulariser leur situation
familiale, en réactualisant l'ensemble de leurs documents administratifs officiels. Ainsi, sous la
direction du phường, la police de Đồng Kỵ avait déjà modifié le hộ khâu de 2 600 foyers dès le
début de l'année 2009439.
Figure 3. Structure administrative de Bắc Ninh et de Từ Sơn avant et après le changement de statut et conséquences sur l'organisation territoriale de Đồng Kỵ
439 Rapport du comité populaire Đồng Kỵ « Báo cáo tình hình kinh tế - xã hội 6 tháng đầu năm. Nhiệm vụ giải pháp 6 tháng cuối năm 2009 » (Rapport sur la situation socio-économique des six premiers mois de l'année. Missions et solutions pour les six derniers mois de l'année 2009).
384
Ces nouvelles divisions, établies sous la direction et le contrôle du bureau des ressources
naturelles et de l'environnement440 de Từ Sơn, visaient à la fois à créer de nouvelles entités
territoriales plus homogènes et à régulariser la situation des extensions résidentielles illégales et
non-planifiées. Ainsi, le xóm Bằng, devenu trop important d'un point de vue démographique fut
divisé en deux, permettant ainsi la fondation du khu phố Thanh Bình et du khu phố Tân Thành. Ce
dernier, le khu phố Tân Thành, est donc actuellement constitué de portions de territoires de l'ancien
xóm Bằng, mais surtout d'extensions illégales des constructions villageoises sur les terres
maraîchères et rizicoles de la commune. Certains habitants de Đồng Kỵ avaient en effet
progressivement commencé à empiéter sur ces terres rizicoles à partir du milieu des années 80,
établissant dans un premier temps des tentes, puis construisant des ateliers précaires, avant de se
mettre à bâtir des maisons en dur, à bétonner des routes et à se relier illégalement aux réseaux d'eau
et d'électricité de la commune. Situé à l'extrême nord du village, le long des terres rizicoles du
village, « loin » du siège du comité populaire, cette élargissement résidentiel sauvage s'était
néanmoins fait avec la complicité ou au moins avec la tolérance passive des autorités.
Bien que cet ensemble territorial se soit vu accorder une existence légale, tous les résidents
n'ont pas encore pu obtenir de carnets rouges, leur occupation des terres comme leurs maisons ou
ateliers construits demeurant dans l'informalité. Actuellement ce khu phố comprend 450 foyers et 1
500 habitants, en moyenne plus jeunes et plus actifs que la population des autres khu phố, puisqu'ils
se sont installés sur des parcelles plus importantes, produisant ainsi davantage et dans de meilleures
conditions, et qu'il s'agit surtout de jeunes couples qui s'étaient installés à l'époque sur les terres
agricoles familiales.
Le khu phố Đồng Tiến n'avait quant à lui aucune existence légale et administrative avant ce
changement de statut. Selon nos entretiens auprès du chef de Đồng Tiến (2010), les premières
implantations de villageois remontent au début des années 90. Bien que cet élargissement
résidentiel se soit fait de façon illégale, certains foyers avaient néanmoins pu obtenir un accord
tacite des autorités de district, afin de favoriser la décohabitation de plusieurs générations sous le
même toit. Malgré l'existence de cette nouvelle zone depuis des années, son équipement en
infrastructures de base était très limité, les pouvoirs publics ayant peu investi à Đồng Tiến, et sa
population reste inférieure aux autres hameaux, avec environ 300 foyers et 850 habitants. La
reconnaissance administrative du khu phố aura donc été l'occasion tant de permettre formellement
440 Ancien bureau du cadastre
385
des aménagements et constructions publics dans cette zone que de lui donner une existence
politique. En effet, depuis le changement, Đồng Tiến est non seulement devenu un khu phố mais a
vu la constitution d'associations de masse à son niveau et la création d'un « poste » de chef de khu
phố, chargé d'organiser, ou même d'initier, une vie communautaire locale. Pourtant, son chef nous a
rapporté que l'ambiance dans cette zone était différente, étant donné que les gens se connaissent
mal, interagissent peu, et se sentent globalement moins impliqués dans la gestion, l'entretien ou
l'animation de ce khu phố, qui n'a pas de valeur sentimentale ou de portée identitaire pour eux.
De façon générale, ces nouvelles entités territoriales, déterminées par les autorités
municipales d'Hà Nội ou les autorités du thị xã, pour Đồng Kỵ, sur une base strictement statistique,
ne correspondent pas à l’ancienne organisation socio-spatiale des communes, structurée
historiquement par les réseaux familiaux et de voisinage. Néanmoins, ces « nouveaux » quartiers
obtiennent ainsi une existence légale, reconnue, qui leur permet à la fois de prétendre à des
investissements publics et à leur représentation politique auprès des autorités locales.
2. Introduire de nouveaux modes de gouvernance, reprendre en main la gestion locale et homogénéiser le territoire : les effets politiques du changement de statut administratif
Le passage à l’urbain s’accompagne également de l’introduction d’un modèle de gestion des
affaires locales plus bureaucratique et plus rigide. Les gouvernements urbains locaux sont tenus
d’appliquer plus strictement les politiques, les lois et les règlements formulés par les autorités
provinciales et centrales que leurs pendants ruraux. Cette extension des pouvoirs et du contrôle du
centre vers la périphérie se traduit notamment par un contrôle plus serré de l’enregistrement des
migrants saisonniers ou permanents, par l’application de nouvelles règles de contrôle sur les
activités économiques pratiquées par les ménages, et par une surveillance plus étroite des activités
de construction résidentielle et des échanges fonciers par exemple.
Concrètement, nos enquêtes ont montré que depuis le passage à l'urbain, les foyers sont par
exemple tenus d'obtenir des permis de construction pour modifier, détruire ou reconstruire leur
maison. De même, l'effort incitatif pour la formalisation des activités et structures économiques s'est
renforcé, à travers les limitations d'accès aux zones industrielles ou à travers des mesures favorisant
les entreprises formellement constituées.
Quant au contrôle des migrants, il s'est largement accru avec la constitution d'une police
professionnelle. Tandis que la sécurité était auparavant assurée par des policiers non-diplômés et
386
issus du village, comme dans la plupart des communes rurales, la police du phường Đồng Kỵ
comprends actuellement huit policiers diplômés et recrutés en dehors du village, toujours appuyés
par les sept « défenseurs de hameau ». Aucun ancien policier villageois, qualifié de « semi-officiel »
n'a été maintenu en poste et les nouveaux policiers rencontrés nous ont rapporté différents
changements dans leur action et leurs prérogatives. Leur surveillance des ouvriers extérieurs se
manifeste par exemple concrètement par trois ou quatre « descentes » hebdomadaires dans le village
afin de vérifier que tous les travailleurs sont en règle. En cas de non-déclaration par les patrons, ces
derniers sont dorénavant soumis à des amendes de 100 000 đồng (4,7 USD). La police dispose ainsi
de nouvelles prérogatives et se voit imposer de nouvelles exigences de la part des pouvoirs publics :
faire réellement respecter les lois et directives, ce qui est facilité par l'absence d'ancrage dans le
village, nous y reviendrons dans notre dernier chapitre. Bien entendu, la corruption peut toujours
aider à contourner ou assouplir les lois, ainsi que les relations interpersonnelles qui se nouent
progressivement. Néanmoins, dans les faits, la police remplit davantage sa fonction et participe à
cette affirmation d'un pouvoir « unique ».
En outre, la composition des pouvoirs publics, et en particulier du comité populaire et des
fonctionnaires locaux, évolue : ainsi, le nombre de fonctionnaires requis augmente, et même si le
recrutement est toujours le fait du comité populaire, l'absence de ces compétences dans le vivier
local oblige à des recrutements extérieurs, en particulier dans les domaines techniques de
l'environnement, du judiciaire et des finances. Ainsi, le comité populaire de Đồng Kỵ est passé de
11 fonctionnaires sous statut rural, à 21 depuis sa transformation en phường, avec plusieurs
recrutements extérieurs.
Ensuite, les autorités locales doivent avoir un niveau d'études supérieures dans les phường
que dans les xã, qu'il s'agisse des fonctionnaires ou des chefs de khu phố, qui doivent d'ailleurs être
plus jeunes que précédemment. En outre, les pouvoirs publics doivent suivre davantage de
formations dispensées par l'échelon supérieur, approfondissant ainsi leur professionnalisation
progressive.
La création de nouveaux services techniques au sein des administrations locales et
l'élévation du niveau d'études exigé peuvent ainsi entraîner le recrutement de fonctionnaires
extérieurs au quartier et, dans les phường d'Hà Nội, le parachutage de dirigeants extérieurs au
village ancien, libérés des obligations sociales qui lient généralement les fonctionnaires ruraux à
leur communauté ou à leur lignage.
Cette imposition d'un « étranger » au village à la présidence d'un comité populaire demeure
néanmoins rare dans les phường nouvellement constitués, puisqu'elle soulèverait très probablement
387
de vives protestations de la part des habitants et risquerait de paralyser l'action publique. En
revanche, à Đồng Kỵ, le nouveau président du comité populaire n'a pas été désigné selon les
modalités prescrites par la loi. Théoriquement, le président aurait dû être élu par le conseil populaire
local. Or les deux derniers présidents ont été promus directement par le thị xã Từ Sơn, sans
consultation préalable du conseil populaire, qui a dû se contenter d'entériner cette nomination, a
posteriori.
Le processus d'urbanisation « administrative » révèle ainsi une intrusion plus importante des
niveaux supérieurs dans la gestion locale. Derrière les objectifs officiels de professionnalisation de
la fonction publique locale qui sont affichés pour justifier le passage à l'urbain, on peut supposer
que se cachent en fait des intentions d’encadrement des communautés rurales en affaiblissant les
structures de pouvoir locales. Les processus de régularisation et les réformes institutionnelles qui
accompagnent le passage à l’urbain contribuent en effet à dissoudre dans le système administratif de
la ville les structures politiques et les réseaux relationnels du monde rural, et témoignent, selon
nous, d’une volonté d'homogénéisation de la société rurale, de ses différentes composantes, et de les
rapprocher progressivement de ce modèle de société urbaine « moderne et civilisée ».
Conclusion
L’exploration des changements administratifs révèle des motivations politiques et des
rapports de force complexes. L'extension administrative du territoire urbain d'Hà Nội sur ses
territoires environnants ou le passage à l'urbain de certaines portions de territoires rurales n'est ainsi
pas qu'une simple décision bureaucratico-technique.
Le passage à l’urbain est l’une des réponses des administrations centrales ou provinciales
aux besoins croissants en services et infrastructures des espaces périurbains. L’intégration au sein de
la sphère administrative urbaine ouvre en effet l’accès à des ressources financières, humaines et
matérielles qui ont, jusqu’à ce jour, fait défaut aux localités du delta du Fleuve Rouge engagées,
depuis les réformes du Đổi mơi, dans d’intenses processus d’urbanisation et d’industrialisation in
situ. Les ressources supplémentaires allouées par le centre aux nouveaux quartiers urbains
permettent de moderniser les systèmes et réseaux urbains désuets des anciens villages ruraux en
cours d’urbanisation et de fournir les services et aménités essentiels à des populations périurbaines
en pleine croissance.
388
Cependant, nous avons pu voir que ces ressources supplémentaires ont un prix. Le passage à
l’urbain s’accompagne en effet de profondes transformations des modes de représentation politique
et de gouvernance. Les redécoupages administratifs intra-communaux, la professionnalisation de
l’administration locale et l’application plus stricte des normes et lois dans les nouveaux quartiers
urbains réduisent l’autonomie et les capacités d’autogestion des populations et autorités locales. Ce
durcissement et cette homogénéisation des modes de gouvernance sont donc une arme à deux
tranchants. En effet, alors que ces mesures permettent de juguler une informalité réglementaire qui
entrave la gestion des populations, de l’environnement et du développement urbain, elles privent
cependant les communautés périurbaines d’une partie de leur capacité de développement endogène.
Enfin, ces évolutions provoquent une nécessaire ré-articulation des rapports entre les
pouvoirs publics locaux et les habitants, qui se traduit par l'émergence de nouveaux conflits et par
une distanciation du lien entre les autorités publiques et leurs administrés.
389
CHAPITRE 15
URBANISATIONS EXOGÈNE ET ADMINISTRATIVE : LES CONDITIONS D'ÉVOLUTION DES RAPPORTS POUVOIRS PUBLICS-HABITANTS AU NIVEAU LOCAL
Le changement de statut administratif et la « montée » au statut urbain441 ont des
conséquences tant en termes de gestion locale que d'investissements publics, d'attractivité des
localités concernées ou des formes de représentation locale.
Les premières manifestations concrètes du changement de statut peuvent néanmoins être assez mal
perçues par les habitants. En effet, la première conséquence directe du passage à l'urbain se traduit
par une hausse importante des dépenses des foyers. Ainsi, les taxes foncières sur la terre
résidentielle augmentent fortement: à Đồng Kỵ et Trang Hạ, ces taxes ont par exemple été
multipliées par deux, et même par six pour les terres résidentielles situées dans des zones
stratégiques, au bord de la route principale Nguyễn Văn Cừ442. Le prix des terres, quel que soit leur
usage, augmente systématiquement de façon exponentielle, limitant également la possibilité d'achat
de nouvelles parcelles par les villageois les moins bien lotis, creusant ainsi les inégalités sociales
entre les grands propriétaires fonciers qui bénéficient de cette envolée des prix et les autres.
De plus, des taxes supplémentaires sont imposées lors de l'achat d'une moto par exemple,
passant de 2% du prix global à 5%443 et les coûts liés au financement des services publics et aux
charges collectives augmentent également, pour le ramassage des déchets par exemple.
En outre, le fait de passer au statut urbain, considéré comme privilégié, prive les jeunes d'un point
« bonus » pour l'entrée à l'université, marque de discrimination positive qui vise à favoriser l'accès à
l’enseignement supérieur pour les jeunes ruraux.
Enfin, les villageois « urbains » sont immédiatement confrontés à l'évolution du système
administratif local et à la présence accrue des autorités publiques de niveau supérieur dans leur vie
quotidienne. Ainsi, les habitants de Đồng Kỵ et Trang Hạ doivent dorénavant se rendre au thị xã Từ
Sơn pour l'obtention des actes de naissance ou la délivrance de certificats de décès, ce qui pourrait
sembler trivial de prime abord, mais révèle un changement important des pratiques : le comité
populaire local n'est plus la seule source du pouvoir administratif direct et le lien entre les villageois
et l'autorité publique, mais seulement l'un des acteurs administratifs et politiques possibles.
L'implication du changement de statut urbain revêt en fait une dimension politique et sociale
441 Le terme vietnamien qualifiant ce changement de statut administratif est lên phường, le mot « lên » signifiant « monter », sous-entendant l'idée que le passage à l'urbain est en fait une promotion.
442 Entretien au comité populaire de Trang Hạ (2010)443 Entretien au service de l'Industrie du comité populaire de Bắc Ninh (2010)
390
plus importante : le renforcement de l'application des lois et des contrôles obligent progressivement
les habitants à réinventer leurs habitudes de vie, leurs pratiques des espaces et transforment leurs
références ou recours habituels.
Les mécanismes du changement administratif, ses enjeux et ses conséquences sont donc
complexes et reflètent la tension qui existe au sein des différents échelons politiques et
administratifs vietnamiens, entre une gestion souple, adaptable, avec des règles peu contraignantes,
et une tentative récente mais de plus en plus affirmée de durcir et d'homogénéiser l'application de
ces règles et de rapprocher progressivement le Vietnam d'un « État de droit », ne serait-ce qu’en
apparence.
I. Conscience, bienveillance et souplesse: le modèle d'un dirigeant politique idéal menacé par les évolutions administratives et politiques
Ce double mouvement de recentralisation du pouvoir et d'urbanisation administrative
participe à un durcissement de l'application des lois et des normes au niveau local, remettant ainsi
en cause le mode de gouvernance « rurale », marquée par son adaptabilité et sa flexibilité.
Le fondement de l'autorité des pouvoirs publics de commune comme la base de leur pouvoir réel
sont ainsi menacés, contraignant les villageois comme les gestionnaires à faire évoluer leurs
pratiques et leurs rapports.
Les valeurs et éthiques qui, en milieu rural, devaient dicter la conduite des affaires publiques et les
relations pouvoirs publics-habitants sont en effet progressivement remises en question par cette
incursion des échelons administratifs et politiques supérieurs et par les mesures de
professionnalisation et de distanciation des autorités locales accompagnant le passage à l'urbain.
Tout d'abord, la légitimité et l'acceptation de l'autorité des pouvoirs publics locaux
résidaient, en milieu rural, sur leur capacité à « filtrer » les politiques nationales, appliquant
certaines bénéfiques au développement du village, ignorant d'autres contraires aux intérêts locaux.
Ainsi, le pouvoir local était perçu comme un rempart comme des mesures perçues comme iniques
ou négatives, agissant ainsi symboliquement comme la haie de bambou de l'adage vietnamien.
Kerkvliet (2004, p.16) souligne ainsi que les « officials who do not learn to make adjustments and
are sticklers for implementing policies that residents dislike are apt to have considerable difficulty
getting people's support444 ».
444 « les officiels qui n'apprennent pas à faire des ajustements et qui sont à cheval sur l'application des politiques que les résidents n'apprécient pas sont susceptibles de rencontrer des difficultés considérables pour obtenir leur
391
Koh (2006, p.5) considère également que les pouvoirs publics locaux « can stand on the side of
residents and make the party-state more accommodating to people at that level » et que « officials
and people in a locale may stand shoulder to shoulder and act as one 'corporate group' in reaction to
and in denying the state's objectives which clash with those of the village445 » (2006, p.21). Dans ce
cas de figure, les autorités locales et leurs citoyens forment une coalition d'intérêts, faisant front
pour adapter ou rejeter les politiques nationales.
Ainsi, l'adhésion et le respect du niveau local étaient fondés sur cette capacité des pouvoirs publics
à identifier les besoins de leur localité, à se placer comme des médiateurs entre le niveau central et
le niveau local, mais également à gérer le « major gap between official norms and villagers'
practices in Vietnam's rural areas446 » (Nguyen Van Suu, 2010, p.81).
Outre ce positionnement vis-à-vis des pouvoirs publics de niveau supérieur, les dirigeants
locaux sont également évalués par les villageois selon leur personnalité et leurs qualités morales,
qui transparaissent dans leur gestion des affaires locales. Kerkvliet (2004, p.17) rappelle par
exemple que « Vietnamese people, analysts suggest, would like local authorities to combine fair-
mindedness and impartiality with being 'good with the people' and somewhat flexible in order to
accommodate particular circumstances447 ». Les pouvoirs publics locaux doivent ainsi faire preuve
de lương tâm-conscience, de tình cảm-sentiment et de thông cảm-compréhension, pour évaluer et
gérer la situation locale.
Koh (2006, p.221) souligne également que les habitants « expect ward officials to “look the other
way” (bo qua-passer outre)448 » et de tolérer des entorses à la loi, en matière d'occupation du
domaine public, les trottoirs par exemple, ou d'utilisation de terres agricoles à d'autres fins, puisque
ces autorités sont censées comprendre les difficultés des habitants et fermer les yeux sur ces usages.
Des officiels appliquant strictement la loi, au détriment de l'intérêt des villageois seraient par
conséquent considérés comme « right by the law but wrong by sentiments449 » (Koh, 2006, p.94).
Cette exigence de tolérance et de compréhension s'appuie essentiellement sur la
connaissance qu'ont les pouvoirs publics locaux de la situation de leur commune, mais également
sur le fait qu'ils font partie de la communauté villageoise. En effet, considérant que les pouvoirs
soutien »445 « peuvent se positionner du côté des habitants et rendre l'État-Parti plus accommodant à ce niveau », « les
officiels et la population d'un lieu peuvent faire front et agir comme une 'communauté d'intérêts' en réagissant à ou en reniant des objectifs d'État incompatibles avec ceux du village »
446 « le fossé majeur entre les normes officielles et les pratiques des villageois dans les zones rurales au Vietnam »447 « les Vietnamiens, des analystes suggèrent, voudraient que leurs autorités locales combinent impartialité et
justice avec une bienveillance à l'égard des populations et suffisamment de flexibilité pour accommoder des circonstances particulières »
448 « attendent que les officiels des quartiers 'regardent ailleurs' »449 « justes selon la loi mais en tort selon les sentiments »
392
publics locaux sont membres de cette communauté, « they are usually expected to nurture personal
relationships and to enforce state policies in a selective manner450 » (Mattner, 2004, p.123). Selon
Malarney (1997, p.913), deux notions de vertu co-existent alors : « one, as defined by the
government, valorizes impartiality, the strict adherence to party ideology and discipline, and a
strong commitment to the construction of the socialist nation. The second, which has its roots in
local society relations, emphasizes affective bonds between coresidents and the conscientious
fulfilment of one social relation451 ».
Pourtant, la recentralisation de l'autorité associée à l'édification d'un corpus législatif plus
détaillé et précis limite progressivement la marge de manoeuvre laissée aux autorités locales. En
effet, les nouveaux enjeux liés à l'urbanisation de ces « campagnes » et la multiplication des intérêts
associés à la maîtrise des ressources locales et des investissements privés sont autant de
justifications d'un resserrement du contrôle central, aux visées politiques comme économiques. La
situation décrite par Koh (2006, p.10), où « (…) the party-state is generally stronger where
decision-making or policy formulation is concerned, but society usually is able to triumph in policy
implementation452 » semble dès lors menacée et en voie de disparaître, en particulier dans les
communes limitrophes d'Hà Nội ou d'autres centres urbains, dont le statut administratif change.
Avec l'urbain administratif, la professionnalisation, la surveillance par les niveaux médians des thị
xã ou des quận et l'imposition de nouvelles autorités locales non-liées aux territoires et aux
populations locales, les habitants ne pourront plus s'appuyer sur la proximité, la compréhension et la
tolérance basée sur des relations interpersonnelles pour négocier la gestion locale. Les điểm chung-
points communs entre les autorités publiques et leurs administrés, qui guidaient la gouvernance
rurale, s'amenuisent à mesure que l'urbanisation réelle comme administrative s'imposent. Par
conséquent, les ressorts habituels de négociation – sentimentaux amicaux, appartenance au même
lignage, solidarité liée au partage d'un territoire et histoire – deviennent progressivement inopérants.
De même, le fait de sécuriser des usages et occupations illégales « through personalistic ties to local
authorities, rather than through proper administrative procedures453 » (Leaf, 2002, p.27) est
largement remis en question et exige une refonte des bases du rapport pouvoirs publics-habitants
450 « on attend généralement d'eux qu'ils nourrissent des relations personnelles et qu'ils appliquent les politiques publiques de façon sélective »
451 « la première, telle que définie par le gouvernement, valorise l'impartialité, l'adhésion stricte à l'idéologie et à la discipline du Parti et un fort engagement dans la construction de la nation socialiste. La seconde, qui trouve ses racines dans les relations de la société locale, insiste sur les liens affectifs entre les co-résidents et l'accomplissement consciencieux d'une relation sociale »
452 « l'État-Parti est généralement plus fort quand il s'agit de formuler des politiques ou de prendre des décisions, mais la société parvient généralement à triompher dans leur application »
453 « à travers des liens personnels avec les autorités locales, plutôt qu'à travers des procédures administratives appropriées »
393
localement.
Les rapports entre les pouvoirs publics locaux et les citoyens sont par conséquent entrés
dans une nouvelle phase de mutation et de réinvention, la pratique d'une gouvernance « rurale » et
d'une gestion communautaire disparaissant progressivement à la faveur du changement
d'orientations des politiques nationales comme de l'évolution administrative locale.
II. Stratégies d'opposition et ressorts des résistances villageoises : les conflits fonciers comme source d'une dynamique de changement des rapports pouvoirs publics-habitants
L'urbanisation exogène est également la source de réinvention et de repositionnement des
relations pouvoirs publics-habitants, au niveau national comme au niveau local. Les conflits
fonciers liés aux expropriations se sont multipliés depuis deux décennies, devenant la source
principale de tensions et de destruction du contrat social vietnamien.
Le coût social de ces expropriations s'accentue et entame progressivement les fondements de la
légitimité politique du système communiste, à mesure que se fédèrent des oppositions argumentées
contre la multiplication de ces projets urbains ou industriels.
Sơn Đồng comme Đồng Kỵ ont connu ces dernières années plusieurs situations de fortes tensions et
de conflits ouverts avec leurs autorités locales, qui sont le reflet d'un mouvement plus important,
touchant toutes les provinces du pays et un nombre sans cesse croissant d'habitants.
Les deux projets de « zone industrielle du village de métier » ont en effet été la cause tant de
résistances villageoises fédérées que d'une érosion de la légitimité des pouvoirs publics locaux.
Dans ces deux cas, les arguments principaux avancés par les villageois pour justifier leur opposition
sont les mêmes : la nature des projets incriminés et leurs objectifs, les montants et modes de
compensation pour la libération des terres454 et, enfin, les modalités de décision et d'approbation de
ces projets par les pouvoirs publics.
Précisons néanmoins que dans les deux villages, le principe-même de construction d'une zone
industrielle était soutenu et réclamé par les habitants, en particulier par les artisans, qui voyaient
dans ces zones la possibilité d'étendre leur superficie de production, engendrant un développement
et un accroissement de leurs activités et l'opportunité de séparer leurs lieux de production et de vie,
améliorant les conditions de travail comme les conditions sanitaires de leur foyer. Un secrétaire de
la cellule du Parti d'un xóm de Sơn Đồng résumait ainsi la position des villageois : « la politique (de
454 Giải phóng mặt bằng, littéralement la libération des surfaces, expression employée par les autorités vietnamiennes pour caractériser les « expropriations » des droits d'usage du sol, quel que soit leur usage.
394
construction de zone industrielle) est bonne mais sa réalisation est mauvaise et les personnes
responsables du projet n'ont pas réalisé leur travail correctement » (2009).
1. Arbitraire des décisions locales, montants d'expropriation et injustice des projets : les sources des contestations villageoises
En effet, l'absence de consultation des villageois, la retenue d'information, le flou
caractérisant les procédures d'acceptation de projet et les destinataires des licences d'investissement,
ainsi que les différents refus des demandes de discussion et d'explication ont contribué à la colère et
à l'opposition dans les deux communes.
À Sơn Đồng, bien que le comité populaire ait lancé un appel pour que les artisans formulent des
demandes de parcelles dans la future zone industrielle, avant son acceptation, ses fonctionnaires et
élus n'ont pas organisé de réunion préalable de consultation ou simplement d'information. Nombre
de nos interlocuteurs, acteurs semi-officiels, artisans, ou simples habitants du village nous ont par
exemple révélé qu'ils n'avaient entendu parler de ce projet qu'à travers les hauts-parleurs du village,
a posteriori, grâce aux discussions avec leurs voisins et proches ou à travers la diffusion de rumeurs
dans le village.
Les informations délivrées par les pouvoirs publics étaient ainsi qualifiées d'« incomplètes » par un
responsable d'association de masse de Sơn Đồng (2009), contribuant à la méfiance des villageois
comme à la propagation des rumeurs.
En outre, cette absence de concertation a été perçue comme une mise à distance des villageois,
pourtant premiers concernés par ce projet et comme une rupture des principes de proximité et de
solidarité entre les membres du comité populaire et les habitants. En faisant ce choix unilatéral de
construction d'une zone industrielle par un investisseur privé extérieur, les pouvoirs publics se sont,
selon les villageois, « éloignés » des réalités de terrain, des besoins de leur circonscription et de
leurs administrés et ont renforcé leur sentiment de déconnexion, avec une autorité publique « ne
descendant plus455 » dans le village.
Enfin, l'absence de clarté et de réponse des pouvoirs publics a contribué à renforcer les
soupçons sur la véracité du projet. Certains artisans et chefs de xóm nous ont en effet rapporté les
inquiétudes des villageois face au véritable objectif de la zone : pour eux, il s'agissait d'un « projet
fantôme » (dự án ma), uniquement destiné à obtenir des droits d'usage du sol industriels pour des
terres agricoles très bien situées, avant de les revendre, participant ainsi au grand mouvement de
spéculation foncière touchant le district d'Hoài Đức. Plusieurs de nos interlocuteurs ont en effet fait
455 Entretien auprès d'un secrétaire d'une cellule du Parti communiste d'un xóm (2009)
395
référence à des projets « suspendus », potentiellement fantômes, touchant le commune de An Khánh
pour expliquer leur scepticisme face à la réalité du projet de Sơn Đồng. Soupçons renforcés par
plusieurs cas de malversations dans l'attribution de parcelles et dans la transformation des droits
d'usage du sol à des personnes influentes, dans des affaires antérieures, déjà évoquées, et qui avaient
participé à l'érosion de la confiance des villageois.
À Đồng Kỵ, la formulation et l'acceptation du projet de la zone ITD ont également fait
l'objet d'une rétention d'information de la part des pouvoirs publics et d'une grande opacité des
procédures. Bien que ce projet ait été principalement porté par les autorités de district et
provinciale, des membres du comité populaire local ont également été impliqués, en la personne de
son président, notamment. Selon un chef de tổ liên gia de la première zone industrielle (2010), ce
président « était gia trưởng-autoritaire. Il avait des idées et faisait preuve d'initiatives mais, quand il
décidait de quelque chose, il le faisait seul, sans organiser de réunion pour écouter les habitants ».
En outre, il semblerait que son soutien massif au projet l'ait conduit à mentir aux autorités publiques
de niveau supérieur, en déclarant que les terres agricoles vouées à accueillir ce projet étaient de
mauvaise qualité et n'étaient plus cultivables, alors que plusieurs villageois nous ont affirmé que ces
terres faisaient partie des plus productives du village. De forts soupçons de corruption ont d'ailleurs
pesé sur lui, puisqu'un autre membre du conseil populaire soulignait avec retenue que « la société
ITD est parvenue à le persuader de signer directement son soutien à l'approbation du projet, sans
que l'on ne sache comment ».
Les villageois réclamaient ainsi plus de transparence sur ce projet : un autre membre du
conseil populaire de Đồng Kỵ nous révélait qu'avant même de prendre parti les villageois
souhaitaient l'organisation d'une réunion avec l'investisseur ITD, simplement pour savoir « quelles
terres devaient-être récupérées, quel montant de compensation était prévu, etc. Que les choses
soient faites de façon claire » (2010).
Outre ces griefs sur la façon dont ont été élaborés et approuvés ces projets, le montant des
compensations a fait l'objet d'une contestation importante. Dans les deux cas, les villageois
expropriés ont considéré que la déconnexion entre la grille tarifaire d'indemnisation et le prix des
terres sur le marché privé était trop importante pour être acceptable. De plus, les habitants
estimaient que les futurs tarifs de location de parcelles dans ces zones les rendraient hors de portée
de la plupart des artisans, pourtant destinataires « officieux » de ces aménagements.
À Sơn Đồng, aucun document n'atteste officiellement des montants de compensation envisagés.
396
Cependant, il apparaît que les sommes avancées correspondent à la grille tarifaire établie par le
comité populaire de la province de Hà Tây à l'époque. Lors de plusieurs entretiens abordant cette
question des indemnités, la somme de 47 millions de đồng par sào456(2 226 USD) et l'attribution de
terres de 10% pour les parcelles récupérées étaient avancées. Ainsi, un foyer exproprié d'un sào de
terres agricoles aurait reçu en argent l'équivalent de 130 000 đồng par m2(6,1 USD) et 36m2 de
terres à usage industriel dans la nouvelle zone. Bien que le projet ait été suspendu, et qu'il s'agisse
ainsi de projections, ces mêmes interlocuteurs considéraient qu'après viabilisation des terres et leur
changement d'usage officiel, le prix du m2 dans la zone atteindrait au minimum 10 millions de đồng
(473 USD).
Figure 4. Motifs des plaintes administratives liées aux compensations et au relogement lors de récupération de terres par l'État
Source: MONRE (2005), in Vietnam Development Report (2010). Dans l'ensemble du pays, la déconnexion entre le
montant fixé des compensations et la valeur sur le marché de ces terres continue à être le motif principal du dépôt de
plaintes administratives auprès du ministère des Ressources Naturelles et de l'Environnement
À Đồng Kỵ, les montants des expropriations versées aux villageois de Trang Hạ et aux
quelques membres du Parti communiste de Đồng Kỵ, qui ne se sont pas joints à la contestation, ont
atteint la très faible somme de 79 000 đồng par m2 (3,7 USD), soit 28 millions de đồng par sào (1
326 USD), selon les grilles tarifaires établies par le comité populaire de Bắc Ninh457. À titre de
456 Entretiens auprès de quatre chefs de xóm, de deux artisans et d'un chef d'assocation de masse de Sơn Đồng (2009)
457 Entretiens au comité populaire de Trang Hạ, auprès de deux artisans ayant acheté dans la zone ITD et de deux membres du conseil populaire de Đồng Kỵ (2010)
397
70%
6%
3%
1%20%
Taux de compensation trop bas comparés aux prix du marché
Récupération des terres par l'Etat dans le passé sans compensation
Absence de relogement proposé alors que toutes les terres résidentielles ont été récupérées
Compensations et relogements injustes qui ont révélé des violations de la loi et des actes de corruptionAttribution des montants compensatoires en fonction de l'ancienne loi foncière et souhait d'être compensé selon les nouveaux tarifs en vigueur
comparaison, en 2002, le comité populaire de Đồng Quang avait fixé à 250 000 đồng par m2 le prix
d'indemnisation des villageois pour le projet « public » de première zone industrielle (12 USD).
À la revente, suite à la viabilisation des terres et à leur équipement partiel en infrastructures, le prix
du m2 dans la zone ITD atteignait de 2,3 millions de đồng à 5 millions de đồng (de 109 à 237 USD),
en fonction de la localisation des parcelles pour le sol « nu ». Deux ans plus tard, ces prix avaient
déjà doublé dans l'ensemble de la zone et quadruplé pour les parcelles les plus intéressantes, situées
en bord de route. En outre, les prix des terres résidentielles et productives dans le village, selon le
cour du marché, peuvent atteindre 50 millions de đồng par m2 (2 368 USD), ce qui révèle l'écart
majeur entre le prix du dédommagement et les prix du marché. Bien que le prix de location fixé par
l'entreprise ITD soit inférieur au prix marché, précisons que les frais supplémentaires – taxes
foncières, participation aux charges d'entretien de la zone, paiement des services de gestion de la
zone – peuvent atteindre des sommes très importantes et surtout que la superficie minimum de
location d'une parcelle est de 480m2 et demande un capital financier très important458.
L'opacité des procédures d'acceptation et d'attribution de ces projets associées aux modalités
d'expropriation et de compensation ont ainsi façonné leur nature et contribué à nourrir le principal
argument d'opposition des villageois. Ces projets sont en effet perçus comme étant injustes, destinés
à l'enrichissement d'acteurs privés et de certains officiels, contraires aux intérêts des villageois et du
« bien commun », en général.
Pour de nombreux interlocuteurs, à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, ces zones industrielles
auraient dû être de nature publique et les comités populaires en être les maîtres d'ouvrage. Les
maîtres d'oeuvre auraient quant à eux dû être contractés en concertation avec les futurs loueurs de
parcelles et embauchés uniquement pour la viabilisation des terres et leur équipement en
infrastructures primaires. Le choix des constructions, superficie, taille ou structure des ateliers
aurait été laissé aux futurs utilisateurs, plus à même d'identifier leurs besoins. En adoptant cette
« solution », ces projets auraient contribué à l'essor des artisanats et ainsi soutenu le développement
des villages dans leur ensemble. Cet objectif partagé aurait également permis de faciliter les
procédures de libération des terres, avec des tarifs négociés et raisonnables entre villageois. Les
habitants ne sont en effet pas systématiquement opposés aux expropriations, et plusieurs soulignent
d'ailleurs qu'ils seraient prêts à recevoir des montants de compensation très faibles à condition que
ce soit pour un projet public, d'intérêt général – la construction d'une école ou d'un aéroport par
458 Ce qui explique en partie les achats « groupés », entre plusieurs membres d'un même foyer, qui subdivisent par la suite la parcelle obtenue et y bâtissent plusieurs maisons, contrecarrant ainsi les plans architecturaux initiaux des projets.
398
exemple – ou contribuant à « assurer le devenir des habitants459 ».
Mais dans ces cas de figure, nos interlocuteurs considéraient qu'ils ne pouvaient pas accepter
(không chấp nhận) des projets privés se « trompant de chemin pour le développement du village »
(lỡ bươc phát triển của làng) et n'ayant aucune vision à long terme.
L'attribution de ces terres et des licences d'investissement à des acteurs privés est en effet assimilée
à une dépossession des ménages ruraux par des entreprises de promotion-construction extrêmement
liées à l'administration publique, nourrissant ainsi un sentiment d'injustice. Tandis que les artisans
des villages de métier peinent à développer et moderniser leurs productions, faute d'espaces
disponibles, « leurs » terres agricoles sont attribuées à des investisseurs privés, parfois à visée
spéculative, et à l'aide d'enveloppes à destination des pouvoirs publics de niveau supérieur et
souvent également à destination des membres des comités populaires locaux. Ces derniers, supposés
représenter l'intérêt des villages, se placent ainsi du côté du privé et renoncent à leur irréprochabilité
et à leur rôle de défense des villageois, brisant ainsi le contrat social tacite qui devrait les lier.
Pour Nguyen Van Suu (2007, p.6), « [...] conflict has arisen because while the villagers accept that
the entire people is the ultimate possessor of ownership rights, and that this gives the state some
overall controlling rights, they argue that their use rights mean that they are entitled to have a say in
how land use rights should be distributed, held, used, by whom and for whose benefit, and what
values these land use rights have at disposal460 ». En effet, bien que la plupart des habitants
reconnaissent que les terres agricoles ne leur appartiennent pas indéfiniment, ils considèrent
néanmoins que leur transformation et leurs usages doivent faire l'objet d'une consultation et d'un
consensus, à terme.
Cependant, à Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, ce « droit » leur a été nié, expliquant l'escalade de la
contestation et l'enlisement progressif de la situation en conflit ouvert.
2. Les stratégies de résistance des villageois : de la rumeur à la confrontation physique
À l'annonce des projets et du lancement des procédures de libération des terres, la première
réaction des deux villages a été de réclamer la tenue de réunions d'information puis de consultation.
Dans les deux cas, ces demandes sont restées lettres mortes, nourrissant le mécontentement local.
Les premières « stratégies » d'opposition se sont manifestées par la suite sous la forme de
459 Entretien avec un artisan de Sơn Đồng (2009)460 « [...] le conflit émerge puisque, bien que les villageois acceptent que le peuple entier soit le détenteur ultime des
droits de propriété, ce qui confère à l'État un droit de contrôle général, ils considèrent que leurs droits d'usage les autorisent à dire leur mot sur la façon dont les terres devraient être distribuées, détenues, utilisées, par qui et pour le bénéfice de qui, et à quelle valeur »
399
discussions informelles entre villageois, de propagation de rumeurs et du maintien de l'activité
agricole sur les terres concernées par les projets, ignorant ainsi l'exigence d'arrêt des cultures, en
amont de la récupération des terres.
Face au mutisme des pouvoirs publics, les habitants ont décidé de s'adresser aux niveaux
supérieurs, court-circuitant ainsi le système administratif hiérarchique, en écrivant des lettres aux
districts et provinces, en signant des pétitions à destination du niveau central - Parti communiste
comme gouvernement – en arguant notamment que les procédures démocratiques d'acceptation des
projets n'avaient pas été respectées. De plus en plus informés de leurs droits, à travers la presse
notamment, les villageois « gather information, compare situations and ask for written
documentation to authorities461 » (Culas, 2010, p.65), utilisant ainsi à leur avantage le nouveau
corpus législatif sur la démocratie locale et sur les procédures de libération des terres.
La loi, considérée par Sikor (2012, p.8) comme « an instrument by which central party-state seeks
to strengthen its hold over citizens and the other parts of the state alike, in an effort to avoid the
'parcellization of sovereignty' observed in other post-socialist settings462 » est en fait devenue
également un outil d'opposition des habitants, qui s'en emparent pour faire valoir leurs droits et
mettre les pouvoirs publics de tout niveau face à leur contradiction.
À Đồng Kỵ, ces premières étapes de contestation ont permis la tenue d'une réunion au cours
de l'année 2008, sans l'investisseur ITD, mais en présence du comité populaire local et des membres
du conseil populaire. À cette occasion, les villageois ont pu faire valoir leur opposition au projet,
leur refus des expropriations et leur remise en cause du président du comité populaire de l'époque, à
l'origine du projet. Suite à la réclamation d'un nouveau vote pour l'élection au poste de président,
sorte de vote de confiance, le président incriminé n'a pas obtenu la majorité des voix, a été démis de
ses fonctions et licencié pour faute grave.
La relative facilité avec laquelle les villageois de Đồng Kỵ sont parvenus à faire suspendre
ce projet, à conserver leurs terres et à évincer un membre important de la structure politique locale,
tient selon nous à trois raisons majeures. Tout d'abord, Đồng Kỵ est un village puissant, peuplé,
riche et confiant : la dispute opposant les villageois aux chercheurs vietnamiens sur la question de
l'histoire du village en avait déjà été l'illustration. Selon un homme âgé du village463, Đồng Kỵ « est
un village qui paie beaucoup d’impôts et nous sommes aussi un village très célèbre, donc nous
n'avons pas besoin des médias (pour porter leur contestation) ». L'image, le pouvoir de Đồng Kỵ et
461 « rassemblent l'information, comparent les situations et demandent des documents écrits aux autorités »462 « un instrument à travers lequel l'État-Parti central cherche à renforcer son pouvoir sur les citoyens et sur les
autres sphères similaires à l'État, dans un effort pour éviter la « parcellisation de la souveraineté » observée dans d'autres contextes post-socialistes »
463 Entretien Labbé (2009)
400
ses contacts au sein du sommet de la structure de l'Etat-Parti ont ainsi contribué à la prise en compte
de leurs revendications.
De plus, l'organisation socio-politique locale n'a pas favorisé l'imposition de ce projet. Un
membre du comité populaire de Trang Hạ (2011) nous expliquait ainsi la différence fondamentale,
selon lui, entre Đồng Kỵ et Trang Hạ : « les habitants de Đồng Kỵ sont plus difficiles à gérer parce
que pour eux, les relations de lignage sont importantes. En plus, il y a moins de membres du Parti
pour les aider à comprendre les politiques ou pour choisir les personnes compétentes (lors des
élections). À Trang Hạ, il y a moins d'habitants, mais les gens ont un niveau supérieur et il y a plus
de membres du Parti pour les aider à faire des choix et à s'élever (intellectuellement) ». Bien que ce
point de vue soit en partie biaisé par l'antagonisme ancien qui existe entre ces villages auparavant
agglomérés au sein d'une seule commune, il révèle également le fait que le Parti communiste n'a
jamais totalement réussi à s'implanter dans le village de Đồng Kỵ et à le soumettre à ses règles. Son
travail de persuasion dans les procédures d’expropriation a par conséquent été entravé et explique
en partie la réussite de la résistance villageoise.
Enfin, les contingences politiques nationales expliquent également la suspension d'une partie
du projet, sur les terres de Đồng Kỵ : comme nous l'avons déjà évoqué, cette crise s'est déroulée au
moment des conférences annuelles du Parti communiste à tous les échelons et avant les grandes
élections nationales. Selon un membre du comité populaire de Bắc Ninh (2010), les pouvoirs
publics ont cherché à l'époque à se prévenir de toutes manifestations, préjudiciables à leur image et
ont ainsi cédé aux revendications des villageois, au moins ponctuellement.
À Sơn Đồng, la contestation a pris une tournure plus violente lorsque les villageois se sont
heurtés au mur de silence dressé par les pouvoirs publics. Dans un premier temps, certains
villageois se sont mis à afficher publiquement et frontalement leur opposition au projet, en
distribuant des « pamphlets » contre le comité populaire au marché du village et en tentant de
convaincre leurs co-citoyens d'agir. Quatre personnes ont particulièrement été à la pointe de la
protestation et sont parvenues à mobiliser les autres villageois, jusqu'à l'organisation « spontanée »
d'une manifestation au siège du comité populaire de la commune. D'après nos entretiens, ce
rassemblement avait pour but de réclamer à nouveau une réunion d'information, mais s'est soldé,
devant le refus des pouvoirs publics, par la séquestration du président du comité populaire et du
secrétaire général du Parti pendant une nuit. L'intervention de la police a néanmoins mis un terme à
la manifestation et les quatre « leaders » de l'opposition ont été arrêtés et emprisonnés, pour une
durée que nous n'avons pas été en mesure de connaître précisément464.
464 Cette scène s'est déroulée selon nos entretiens en janvier 2008. Au moment de la conduite de notre première
401
Illustration 17. La multiplication des conflits violents et des confrontations force publique – villageois : le cas d'EcoPark (district de Văn Giang, province de Hưng Yên, le 24.04.12)
Source : blog d'une opposante politique (http://xuandienhannom.blogspot.fr/) en avril 2012 ; Agence Reuters (2012)
La violence de la confrontation n'explique qu'en partie la suspension de ce projet, et
l'intégration à la sphère administrative d'Hà Nội est en grande partie responsable de cet arrêt. En
effet, nous avons évoqué la remise à plat de l'ensemble des licences d'investissement accordées par
l'ancienne province de Hà Tây, suite à l'élargissement administratif : il s'agissait à la fois de
réévaluer des projets potentiellement contraires à la stratégie des pouvoirs publics centraux pour le
développement de la capitale, mais également de vérifier la validité de plus petits projets acceptés
localement et entraînant de fortes contestations villageoises. Le cas de la « zone industrielle du
village de métier » de Sơn Đồng entre selon nous dans cette catégorie et a été suspendu,
officiellement pour vérification, depuis plus de cinq ans, afin d'apaiser la situation locale sans pour
autant faire « perdre la face » au comité populaire local et le désavouer totalement465.
phase d'entretiens, entre septembre 2009 et janvier 2010, ces personnes étaient toujours emprisonnées ou purgeaient encore leur peine de prison conditionnelle.
465 Dans d'autres villages, des outils de résistance différents peuvent être utilisés. Le marquage foncier des terres agricoles en est un exemple. Dans la culture vietnamienne, les morts sont dans un premier temps enterrés dans un champ appartenant à leur famille et leurs tombes ne peuvent être déplacées pendant une période minimum de trois ans, sous peine de nuire à la vie, dans l'au-delà, des disparus ou d'obliger leurs âmes à errer sur terre. Il arrive ainsi que de fausses tombes soient érigées dans la nuit, afin de tenter de bloquer les projets pour plusieurs années. Dans d'autres situations, les villageois peuvent marquer leur opposition en refusant de participer aux discussions et réunions organisées par les pouvoirs publics ou les investisseurs. Selon Culas (2010, p.51), « the refusal to participate is a way for the villagers to show their objections » (le refus de participer est une façon pour les villageois de montrer leurs objections) et de dénoncer ainsi ce qu'ils considèrent comme une mascarade de démocratie locale. Enfin, de nombreuses protestations qui n'aboutissent pas localement sont portées par les villageois directement à Hanoi, où des sitting sont quotidiennement organisés devant le bureau de représentation permanent de l'Assemblée Nationale (văn phòng quốc hội).
402
3. La fédération des revendications, condition sine qua non du blocage des projets
Dans les deux cas, deux éléments clés ont expliqué le succès de ces revendications : la
situation politique et sociale des deux provinces à ce moment-là et, surtout, la capacité de fédération
des habitants. En effet, ces deux luttes se sont soldées par des réussites parce que les habitants se
sont suffisamment mobilisés et que leur contestation s'est organisée au niveau local.
À Đồng Kỵ, les villageois ont fait front pour s'opposer à la reprise de leurs terres, tandis
qu'au même moment, les villageois de Trang Hạ, poussés par le Parti communiste et le Front de la
Patrie locaux et attirés par cet afflux soudain de liquidités, ont progressivement accepté les
expropriations. Selon un membre du comité populaire du phường (2010), à partir du moment où
certains s'étaient laissés convaincre, ils étaient difficiles pour les autres de résister ou de chercher à
négocier des indemnités supérieures. Cette tactique de division et d'échelonnement des
expropriations est d'ailleurs régulièrement utilisée par les investisseurs, souvent secondés par les
pouvoirs publics. Les premiers paysans approchés se voient proposer des compensations plus
importantes afin de les encourager à accepter rapidement leur éviction, tandis que ceux qui
continuent à s'opposer se voient menacés d'être délogés par la force publique et d'être indemnisés à
moindre coût. Pour fédérer l'opposition, il est ainsi nécessaire que les villageois s'entendent et se
fassent suffisamment confiance dès le début du processus, afin de pouvoir faire valoir leur droit
ensemble.
À Sơn Đồng, le rôle des premiers contestataires et leur travail de persuasion ont également
été fondamentaux pour expliquer la forte mobilisation des habitants. Une chef de xóm nous
expliquait que « si ces personnes n'avaient pas autant protesté, nous n'aurions pas osé nous
opposer », soulignant leur importance dans la fédération des villageois.
Pour Tran Thi Thu Trang (2004, p.146), l'échec des revendications tient principalement à l'absence,
dans certains villages, de figures politiques ou morales établies, en mesure d'organiser et de fédérer
ces oppositions. La politologue souligne ainsi que « low levels of education, the absence of
grassroots leaders or intellectuals in the community, and the lack of contact with political figures
beyond the village have all hampered expressions of grievance466 ».
Or cette coalition de villageois, aux situations socio-économiques de plus en plus
différenciées, n'est pas chose aisée : des systèmes de valeurs, des éthiques politiques ou des intérêts
économiques divergents sont à l'oeuvre dans les villages de métier et expliquent parfois que le
466 « les faibles niveaux d'éducation, l'absence de leaders ou d'intellectuels locaux dans la communauté et le manque de contact avec des figures politiques au-delà du village ont entravé l'expression des doléances »
403
consensus ne soit pas trouvé et que l'opposition soit, numériquement et symboliquement, faible.
Pourtant, dans ces deux villages, l'étendue du faisceau d'arguments contre la nature des projets, ses
modalités et ses objectifs a permis de mobiliser une frange suffisamment importante de la
population pour qu'elle ne puisse être ignorée.
Encart 2. Villageois contre bulldozers, lorsque les résidents d'un hameau se mobilisent contre « l'injustice »
Bien que le domaine foncier communal ait pratiquement disparu à Sơn Đồng, une parcelle publique restante est située dans le xóm Hàn, longeant la route provinciale 422. En 1992, le comité populaire local a décidé de louer une partie de ces terres à un homme âgé du hameau, afin qu'il puisse y cultiver des légumes et a autorisé les villageois du xóm à utiliser la surface restante pour y bâtir une maison culturelle provisoire. Les habitants s'étaient ainsi cotisés pour payer la construction d'une petite bâtisse, en attendant que les pouvoirs publics, n'investissent réellement dans cette nhà văn hoá.Mais, en 2006, les villageois ont été informés que les droits d'usage du sol de ces terres avaient été vendus à un fonctionnaire du comité populaire local. Ce dernier, appartenant à un riche lignage, avait en effet formulé un projet de construction d'un vaste atelier, sur 600m2, pour la sculpture d'objets rituels. Ce projet devait ainsi s'étendre sur toute la parcelle agricole restante et faire face à une route particulièrement passante et commerçante. Les villageois du xóm n'ont néanmoins jamais cru à la véracité de ce projet, étant donné que ce fonctionnaire n'a jamais exercé la profession d'artisan et n'est pas davantage patron d'une entreprise de sculpture. En outre, ces terres avaient été attribuées officiellement à cet homme pour un montant extrêmement faible de 60 millions de đồng (2 840 USD), 100 000 đồng par m2 (4,7 USD), un montant inférieur à la grille tarifaire d'expropriation établie par Hà Tây à ce moment-là. Devant l'injustice du projet et les malversations évidentes qui avaient conduit à l'attribution de cette parcelle, les villageois ont commencé à s'organiser autour de deux figures centrales de la vie politique locale : le secrétaire du Parti de la cellule locale et la chef de xóm. Dans un premier temps, les habitants du xóm se sont mis à écrire des pétitions aux autorités publiques supérieures, et notamment au Parti communiste central. Ils ont également continué à cultiver les terres et à utiliser la maison culturelle, marquant ainsi leur refus de céder à leur récupération. Enfin, lorsqu'une nuit des bulldozers sont arrivés pour détruire les plantations, combler un étang et démolir la maison culturelle, les habitants se sont regroupés et se sont opposés à l'avancée des machines. Signe que la contestation pourrait dégénérer vers une confrontation violente, les bulldozers sont repartis, et le projet est resté en suspens. Selon le secrétaire du Parti du xóm, cette lutte a été rendue possible parce que les gens du hameau partageaient des valeurs communes, se faisaient confiance et avaient une haute considération des idées de justice et d'équité. En effet, ce xóm avait déjà obtenu le titre de xóm văn hoá dès 2003 et la cellule du Parti local le titre d'unité « propre, saine et forte ». En outre, la chef de xóm nous a rapporté qu'aucun villageois du hameau n'était engagé dans des activités illicites ou ne possédait de constructions illégales, en partie parce que le Parti local est très présent et encourage depuis longtemps le respect des lois et de l'éthique communiste. Ce qui, d'après nos intervenants, avait déjà dégradé les relations entre le comité populaire de Sơn Đồng et le hameau : le xóm était ainsi « détesté » par les membres de ce comité populaire, qui ne pouvaient bénéficier des enveloppes pour fermer les yeux ou agir selon leur bon vouloir sereinement. En outre, la colère des villageois du hameau s'était étendue à d'autres xóm, qui avaient participé à une collecte de fonds pour la construction d'une véritable maison culturelle et avaient soutenu la position de ces habitants. En « punition », le xóm s'est ainsi vu retiré son statut de xóm culturel et la cellule du Parti a perdu son titre. Lors de notre dernière visite cependant, en 2011, la bannière indiquant l'entrée dans un xóm văn hoá avait néanmoins été réinstallée, indiquant que les autorités supérieures avaient levé « l'affront » fait au hameau.
404
Les conflits fonciers, importants par le nombre, sont également symboliquement et
politiquement influents puisqu'ils créent de nouveaux points d'achoppement entre les villageois et
leurs pouvoirs publics locaux. À l'occasion de la privatisation des terres agricoles des communes et
des expropriations se constituent de véritables coalitions d'habitants, fédérées par leur refus de
projets considérés comme iniques, capitalistes ou contraires au bien commun, jusqu'à la mise en
cause de l'autorité et de la légitimité des pouvoirs publics. Le foncier est ainsi redevenu le terreau
d'émergence de résistances organisées, argumentées, parfois violentes, qui témoignent de
l'implication croissante des habitants dans les politiques et d'une nouvelle audace à affronter,
officiellement, la structure politico-administrative en place.
Ces conflits sont ainsi la marque d'empowerment d'une partie des citoyens, qui, s'ils ne
remettent pas en cause directement le régime vietnamien, affirment leur droit à influer sur les
décisions aux conséquences locales et exigent de nouvelles formes de gouvernance et de pratiques
politiques, à leur niveau.
III. Les conflits fonciers, créateurs de dynamiques de changement dans la gouvernance locale
Les conflits fonciers, et à travers eux l'urbanisation des zones rurales et périurbaines du delta
du Fleuve Rouge, créent ainsi de nouvelles conditions d'exercice du pouvoir local et font évoluer les
exigences des villageois envers leurs autorités publiques.
Alors que certains auteurs et politiques (Scott, Miller et Lloyd, 2006 ; Pham Quang Nghi, cité par
Gainsborough, 2010) continuent à attribuer au système communiste la responsabilité d'une absence
de culture démocratique populaire et l'apathie des citoyens, ces nouvelles tensions illustrent au
contraire la capacité des habitants à s'organiser, à s'opposer et à faire valeur leurs droits à participer
aux décisions politiques les concernant.
L'argument de Scott, Miller et Lloyd (2006, p.32), selon lequel « the legacy of State-lead everything
(a hangover from the collective economic period) contributes to a dependency syndrome' and the
perception amongst many state officials that poor people are not able or willing to do anything for
themselves. Instilling ownership or initiative and removing dependency and passivity is
challenging, not only due to the top-down and government dominated structures, but about a series
of mental disposition among many elements467 », nous semble dès lors être à nuancer, surtout dans
467 « l'héritage d'un État dirigeant tout (un vestige de la période économique collectiviste) contribue à un syndrome de dépendance et à la perception parmi de nombreux officiels que les pauvres ne sont pas capables ou ne veulent pas faire quoique ce soit pour eux-mêmes. Inculquer les notions de propriété, d'initiative et éliminer cette dépendance et cette passivité posent un défi, non seulement à cause des structures dominées par le gouvernement et
405
le cas des populations plus aisées et indépendantes économiquement de l'Etat-Parti que sont les
habitants des villages de métier. Au contraire, la façon dont ces habitants ont réinvesti leurs métiers,
leurs réseaux commerciaux, leurs utilisations de terres et dont ils s'émancipent actuellement des
structures officielles de représentation et d'association sont autant de signes d'émergence de
nouvelles formes de société civile locale.
À Sơn Đồng comme à Đồng Kỵ, les conséquences de ces conflits ne se sont pas arrêtées à la
suspension des projets, et l'évolution de leurs situations politiques ont révélé l'impact de ces
oppositions sur la gouvernance locale.
À Sơn Đồng, les élections des chefs de xóm en novembre 2009, près de deux ans après la
confrontation violente au siège du comité populaire, ont marqué un tournant de la vie politique
infra-communale.
Tout d'abord, la plupart des anciens chefs xóm, en poste depuis plusieurs mandats, n'ont pas
été reconduits, soit qu'ils aient été battus lors du scrutin, soit qu'ils ne se soient pas représentés.
Trois d'entre eux ont en effet refusé de se porter candidat à nouveau, malgré la pression du comité
populaire, au motif que leur position vis-à-vis des habitants n'était plus tenable. Ces chefs s'étaient
manifestement plutôt alignés du côté des pouvoirs publics lors de cette crise, considérant que leur
devoir premier était celui d'être « le bras » du comité populaire dans le village. Tandis que le conflit
s'enlisait et que le comité populaire refusait catégoriquement toute rencontre, les habitants se sont
retournés vers leur chef de hameau, afin de faire passer leurs revendications. Plusieurs nous ont
rapporté qu'ils ont été, à cette occasion, vilipendés par les villageois, accusés de complaisance avec
le comité populaire et insultés, jusqu'à leur domicile. L'un deux nous confiait que les habitants ne
croyaient plus en leur comité populaire, et que s'il continuait à être chef de xóm, il serait « pris au
piège. Si je veux plaire et satisfaire le comité populaire, je vais déplaire aux habitants, et vice
versa » (2009). Un autre chef soulignait quant à lui la fatigue éprouvée à se trouver au milieu des
conflits entre les pouvoirs publics locaux et les habitants.
Le résultat des élections vit donc un renouvellement important des chefs de hameau : seuls quatre
chefs sur onze furent ré-élus. En outre, sur ces quatre chefs, deux étaient des femmes – les seules
élues à ce moment-là, tous étaient en poste depuis peu, avec deux mandatures au maximum et
affichaient clairement leur inclinaison « pro-habitants ».
Quant aux sept nouveaux chefs, quatre sont des femmes. Cette féminisation de la fonction
n'est pas anodine et nos entretiens ont montré qu'elles avaient été élues pour « changer d'air468 ».
la pratique 'top-down', mais également à cause d'une série de dispositions mentales parmi de nombreux éléments » 468 Entretien avec une femme chef de xóm (2009). Les femmes élues sont ainsi actuellement majoritaires, avec six
406
Nos interlocuteurs ont insisté sur leurs caractéristiques différentes des hommes : ces femmes
seraient de meilleurs gestionnaires, étant déjà en charge de leur foyer et de ses dépenses, plus
intègres, dynamiques et audacieuses, s'étant auparavant exprimées contre le comité populaire et
ayant fait part de leurs oppositions. En même temps, elles auraient une « parole plus douce », qui
aiderait ainsi à accomplir plus sereinement leur travail de persuasion et de maintien de bonnes
relations dans leur xóm.
En élisant ces femmes et ces nouveaux chefs de xóm, les villageois ont ainsi marqué leur volonté de
rompre avec leurs représentants précédents et de choisir, à leur place, des personnes se considérant
davantage comme les portes-paroles des villageois que comme les mandataires de pouvoirs publics.
En revanche, la composition du comité populaire de Sơn Đồng est restée identique à la suite
des élections, malgré sa crise de légitimité. L'impuissance des villageois à renouveler ces élus tient
à deux raisons principales. La première, telle qu'évoquée par un chef d'association de masse, est que
« l'aménagement du comité populaire est difficile, puisqu'il est soutenu par le niveau supérieur »
(2009). Le comité populaire compte en effet de bons contacts au sein du district d'Hoài Đức, qui a
ainsi aidé à maintenir en poste les élus et fonctionnaires locaux. La seconde, révélée par un
secrétaire d'une cellule de Parti d'un hameau est que « les autorités publiques ont les moyens de se
protéger entres elles », sous-entendant l'appui des niveaux supérieurs mais également la solidarité
entre les acteurs politiques locaux, et notamment entre le Parti de la commune et le comité
populaire.
À Đồng Kỵ, l'étude du « rapport sur la synthèse des opinions des électeurs envoyée aux
représentants du conseil populaire pour la première conférence du phường Đồng Kỵ 469», de juillet
2009, révèle le caractère très critique des villageois à l'égard de leurs pouvoirs publics locaux et de
leurs décisions, ainsi que leur exigence de transparence et de respect des lois. Outre les membres
officiels de la structure politico-administrative locale habituelle – Parti communiste, Front de la
Patrie, comité populaire, étaient également présents directement 89 citoyens.
Ce document répertorie toutes les questions adressées au comité populaire via les représentants du
conseil populaire de chaque hameau et toutes les demandes de précisions et de justifications de leur
décisions.
À titre d'exemple, les questions liées aux usages du foncier communal sont révélatrices de la
pression exercée par les villageois sur le comité populaire local. Un cas semble particulièrement
chefs femmes pour cinq hommes.469 HĐND Đồng Kỵ, Báo cáo. Tổng hợp ý kiến cử tri gửi tới hội nghị lần thứ nhât HĐND phường Đồng Kỵ -
05.07.09
407
problématique : celui de la zone de terres communales appelée « Ba Gò », à proximité du khu phố
Đồng Tiến, utilisée depuis plusieurs années.
Ce sont les représentants de khu phố Tân Thành, Thanh Bình, Tư, Nghè et Đồng Tiến qui posent les
questions suivantes :
– pourquoi le secrétaire du Parti communiste, des fonctionnaires et le chef d'un khu phố louent
des terres dans cette zone ?
– quels sont les critères pour louer de la terre dans cette zone et quels foyers peuvent y
prétendre ?
– Les terres de cette zone sont officiellement au statut agricole mais leur usage a été
transformé en terres industrielles et résidentielles. Ce changement de statut est-il officiel ?
Quel est l'objectif officiel d'usage des terres déterminé par le comité populaire ?
– Comment le montant du prix de location a-t-il été décidé ? Y a-t-il eu négociation ? Quel est
le prix de location actuellement ? Qui reçoit l'argent du paiement des loyers ? Quelle somme
a été reçue ?
– Actuellement, combien de parcelles sont louées ? Pour quelle superficie et quelle durée ?
– Selon la loi, les décisions d'attribution des terres communales doivent-être prises par le
conseil populaire puis appliquées par le comité populaire. Le président du conseil populaire
a-t-il été informé de cette décision ? Le comité populaire peut-il prendre cette décision seul,
sans vote préalable ?
– La terre est-elle véritablement louée ?
– Si l'étude du cas révèle des violations des lois, les fonctionnaires responsables vont-ils être
nommément exposés ? Seront-ils sanctionnées ? La location des terres sera-t-elle
suspendue ?
Suite à ces questions, les représentants des khu phố au conseil populaire demandent alors que le
comité populaire réponde à ces questions par écrit en se basant sur la loi foncière, la loi de budget
des conseil et comité populaires, l'ordonnance sur les fonctionnaires et l'ordonnance sur la
démocratie locale.
Les autres demandes sont similaires, qu'elles concernent d'autres cas d'usages litigieux de terres
appartenant au domaine communal, l'utilisation du budget local ou l'état d'avancement de projets de
constructions d'infrastructures publiques. Elles révèlent ainsi le contrôle accru des citoyens sur les
activités des élus et fonctionnaires du comité populaire et leurs exigences de transparence et de
respect des procédures. Bien que ces questions soient souvent ignorées, et que l'impact de la
surveillance des citoyens demeure limité, ce document souligne néanmoins l'appropriation par les
408
citoyens de nouveaux outils législatifs et procéduriers pour accroître leur participation et leur
inclusion formelles à la politique et à la gestion locale.
En outre, ce rapport est émaillé de plusieurs remarques de membres du conseil populaire,
qui témoignent des attentes des citoyens envers leurs pouvoirs publics en termes d'éthiques et de
valeurs.
Ainsi, les habitants souhaitent que le comité populaire partage « de plus en plus les pensées,
sentiments et désirs des électeurs à propos de la solidarité, renforce la coordination étroite avec le
Parti et l'administration, comprenne leurs aspirations légitimes et assure leurs objectifs, la
démocratie et la justice dans la gestion sociale » (tâm tư tình cảm của đều mong muốn cử tri nâng
cao hơn nữa sự đoàn kết, phối hợp chặt chẽ giữa đảng bộ, chính quyền, đoàn thể nhân dân, thường
xuyên sâu sát gần gũ nhân dân địa phương để nắm bắt rõ, giải quyết kịp thời những nguyện vọng
chính đáng của nhân dân đảm bảo khách quận dân chủ, công bằng trong việc quản lý xã hội).
Les représentants demandent également à ce que les villageois soient davantage « guidés » par le
comité populaire dans leur compréhension de l'ordonnance sur la démocratie (pháp lệnh dân chủ),
ce qui est une façon diplomatique de demander à ce que ce décret sur la démocratie locale soit
davantage appliqué.
Enfin, ce document rapporte que les citoyens souhaitent que leurs questions au comité populaire
soient davantage répondues, dans l'absolu, mais également qu'elles fassent l'objet de réponses
écrites, dans les délais prévus par la loi, afin que cela n'atteigne pas la confiance des villageois dans
leurs autorités (ảnh hưởng lòng tin).
D'une façon générale, les habitants de ces deux villages formulent les mêmes attentes envers
leurs pouvoirs publics : de la transparence, du professionnalisme, le respect des lois et procédures et
une prise en compte de leurs points de vue, quitte à contrevenir aux formes de gouvernance rurale
plus traditionnelles, où la compassion, les liens personnels et les aménagements aux lois sont
légions.
DiGregorio (2009, p.17) montre par exemple que les habitants veulent de plus en plus faire partie
directement des processus et procédures décisionnels concernant la planification de leur territoire.
Ainsi, tandis que 86% des villageois interrogés sont opposés à l'idée que « state officers in charge of
development planning do not need to consult with local authorities before approving projects in
their area », 90% d'entre eux désapprouvent également le principe selon lequel « local people’s
committees are responsible for discussing the feasibility of projects with developers: the people
should not be consulted470 ».
470 « les officiers d'État en charge de la planification du développement n'ont pas besoin de consulter les autorités
409
Nguyen Van Suu souligne quant à lui que « like everyday popular and rightful forms of
resistance, public resistance ultimately creates dynamics for change. In regards to the party-state,
public resistance can affect the behaviour and conduction of state policy and policy making at
different levels, such as leading to a better regime of land management and use, as well as a more
rational policy for land use rights compensation at a national level, eliminating bad cadres and
reducing their corruption or misbehaviour towards villagers in local community471» (2010, p.92).
Ces conflits ont par conséquent des effets plus importants, pouvant conduire à des changements tant
dans les politiques nationales que dans la gouvernance locale.
Pour Malarney également (1997, p.900), l'évolution des attentes et critères d'évaluation des leaders
politiques par les habitants participe à la construction, par les vietnamiens, de leur « own post-
communist political culture ». L'anthropologue ajoute que la façon dont les gens perçoivent
maintenant le « legitimate leadership have begun to influence the content and direction of local
politics472 » (ibid.), la base de la société créant ainsi les conditions d'évolution des pratiques locales
comme nationales.
Enfin, se dessine selon nous actuellement un renversement de la structure politico-
associative locale : tandis que les structures associatives, représentées par le Front de la Patrie,
politiques, par l’intermédiaire du Parti et gestionnaires, à travers le comité populaire, ont été
imposées par l'État-Parti dans un but de mobilisation et de contrôle des populations, les habitants les
réinvestissent et s'en servent comme des outils d'implication dans les politiques locales, de défense
de leurs droits et intérêts, tout en se prévenant, stratégiquement, d'être accusés de sédition puisqu'ils
interviennent à travers les canaux approuvés par le régime.
locales avant d'approuver des projets dans cette localité », « les comités populaires locaux sont responsables de discuter la faisabilité des projets avec les développeurs : les habitants ne devraient pas être consultés »
471 « comme les formes quotidiennes et légitimes de résistance, la résistance publique crée, en fin de compte, des dynamiques de changements. Concernant l'État-Parti, la résistance publique peut affecter le comportement et la conduite des politiques et de la prise de décision à différents niveaux, en conduisant par exemple à un meilleur régime de gestion et d'utilisation des terres ou à la mise en œuvre d'une politique plus rationnelle de compensation des droits d'usage du sol au niveau national, en éliminant les mauvais cadres, en réduisant la corruption et les mauvais comportements envers les villageois dans la communauté locale »
472 « leur propre culture politique post-communiste », « leadership légitime a commencé à influencer le contenu et l'orientation des politiques locales »
410
Conclusion
L'urbanisation exogène comme les changements de statuts administratifs introduisent de
nouveaux enjeux et de nouvelles contraintes qui nourrissent une évolution nécessaire des rapports
pouvoirs publics-habitants au niveau local. Tandis que l'adaptabilité des pratiques gestionnaires
locales est menacée par un durcissement de l'application des lois et politiques nationales, le rôle de
l'autorité locale, en tant que « soupape » entre les niveaux locaux et centraux, est réinventé. Au
même moment, les conflits liés aux expropriations, la réorganisation des territoires et la
privatisation du foncier posent de nouveaux problèmes de définition des politiques et d'orientation
du régime. Le traitement des questions de justice sociale et spatiale crée ainsi des antagonismes et
un nouveau rapport de force entre les autorités publiques et les citoyens, qui se manifestent
localement par des résistances fédérées, signes d'émergence de nouvelles formes d'association des
habitants et de leur « conscientisation » politique. Ainsi, les villageois s'emparent de plus en plus
des structures et outils de contrôle mis en place par les autorités publiques pour leur propre défense,
provoquant leur mutation.
411
CONCLUSION
L'évolution des rapports pouvoirs publics-habitants au niveau local est contingente de
transformations sociales et politiques nationales. Dans le cas des villages de métier étudiés, deux
formes d'urbanisation, exogène et administrative, ont été la source d'une reconfiguration des
pouvoirs locaux, économiques comme politiques, d'émergence de nouveaux acteurs sur les scènes
associatives et gestionnaires et de dynamiques locales de changement du rapport État-Société.
Nos terrains d'étude sont néanmoins circonscrits et ne sont pas, en ce sens, totalement représentatifs
des évolutions vécues et perçues dans d'autres territoires ou par d'autres populations. Sơn Đồng
comme Đồng Kỵ présentent des particularités, du fait de leur nature – des villages fondés sur un
métier commun et ancrés dans un territoire partagé, de leur localisation – dans le delta du Fleuve
Rouge, en proche périphérie d'Hà Nội et de Bắc Ninh, et de leur situation économique, marquée par
un développement et un enrichissement important ces dernières années.
Tandis que Đồng Kỵ est un village puissant et indépendant, bien que soutenu par la province de Bắc
Ninh, aux politiques favorables au développement endogène et à l'industrialisation locale, Sơn
Đồng est un village plus « fragile », d'un point de vue économique comme politique, dont le
développement n'a été encouragé qu'à la marge par l'ancienne province de Hà Tây, qui cherchait
davantage à capter les ressources exogènes qu'à favoriser l'exploitation de ses richesses internes.
Les conséquences de ces divergences se sont ainsi manifestées tant sur le plan administratif, Đồng
Kỵ acquérant le statut urbain – un choix politique stratégique et le reflet de son niveau
d'urbanisation réelle – que sur le plan politique, Đồng Kỵ n'ayant pas eu à recourir à la violence
pour obtenir la suspension du projet ITD, à la différence de Sơn Đồng.
Malgré ces traits caractéristiques et leur singularité, ces villages se trouvent néanmoins tous
deux à l'interface du monde rural et du monde urbain, d'un point de vue administratif comme
matériel, et connaissent des dynamiques de fond, partagées par une part croissante de la population
vietnamienne engagée dans la transition urbaine.
La première évolution soulignée par notre travail à trait à la recomposition des pouvoirs
publics communaux et aux structures administratives, politiques et sociales locales. Jusqu'à présent,
les autorités publiques de niveau communal sont parvenues à maintenir leur pouvoir, malgré les
tentatives des régimes politiques successifs de le limiter.
Système féodal, modèle colonial, communisme « orthodoxe », tous ces systèmes politiques ne sont
en effet pas parvenus, malgré leurs efforts, à totalement s'implanter localement et à se substituer à la
413
structure politique et sociale communautaire.
Cette incapacité à asseoir leur autorité de façon stricte et homogène sur le territoire national
s'explique, en partie, par la coalition formée localement entre pouvoirs publics communaux et
habitants. En effet, bien que des luttes et conflits internes existent, les villages, en tant qu'entités
politiques et démographiques, avaient la capacité de faire front pour défendre leurs intérêts.
Dans ce cas de figure, les autorités communales faisaient office de « haie de bambou », régulant
l'application locale des directives nationales, fermant les yeux sur des usages et pratiques interdites,
protégeant leur village, avec l'appui des habitants, des influences ou d'emprises extérieures perçues
comme négatives.
Le pouvoir des autorités leur était conféré de deux façons : par les autorités publiques
nationales, leur attribuant une marge de manœuvre importante sur les décisions locales et sur la
gestion communale, et par leurs concitoyens, les investissant d'une mission de médiation et de
persuasion, s'appuyant sur leurs qualités morales ou leur aura.
Pourtant, les réformes du Đổi mơi et leur implication sur le développement du pays et son évolution
ont provoqué une érosion progressive de l'autorité locale.
Tout d'abord, le foncier communal, outil de gestion et pilier du pouvoir local, a pratiquement
disparu des villages de métier. Quant aux terres agricoles, elles sont progressivement récupérées et
converties à d'autres usages, sans que les pouvoirs publics locaux ne puissent intervenir sur ce
mouvement, les privant ainsi de leur rôle de « défense » des intérêts locaux.
Au même moment, leur capacité à négocier avec les échelons administratifs supérieurs se
réduit à mesure que les politiques de recentralisation du pouvoir, bénéficiant aux provinces, limitent
leurs prérogatives, marge de manœuvre et ressorts de protection du village.
Ce resserrement du contrôle par les niveaux supérieurs provoque également une déterritorialisation
de la définition des orientations politiques et de leur mise en œuvre, privant ainsi le local d'une
autonomie politique et décisionnelle.
Ce processus est renforcé et s'affirme encore davantage dans les nouvelles entités urbaines, puisque
le passage à l'urbain peut être considéré comme une nouvelle étape dans l'implantation d'une
bureaucratie plus technique que compassionnelle dans le village.
Suite à une période de « laissez-faire », la permissivité de la part des pouvoirs publics
centraux a abouti à de nombreux excès et déviances locales, dont la corruption et la transformation
de certains officiels locaux en entrepreneurs-bureaucrates sont des facettes. Alors que dans la
conception traditionnelle de l'organisation villageoise, les pouvoirs publics devaient filtrer et
défendre ainsi les intérêts des villages et de la communauté, leur position actuelle est marquée par
414
leur impuissance et la disparition progressive de leurs prérogatives. Dans certains cas, des officiels
locaux ont même renoncé à cette tâche, s'alliant avec des intérêts privés pour leur propre bénéfice
et participer ainsi au grand mouvement de spéculation foncière, de captation des terres et de
dépossession des « ruraux ».
La limitation du pouvoir local par le centre vise par conséquent à reprendre le contrôle
politique et administratif sur ces territoires mais également à établir leur maîtrise du développement
local, à l'orienter selon leurs objectifs globaux et à en tirer profit.
Le pouvoir local est entravé « par le haut » et également remis en cause « par la base »
puisque le hiatus entre les prérogatives réelles déléguées par les autorités supérieures et les attentes
des citoyens se creuse, entraînant des situations de blocage et de tensions.
De plus, les exigences renouvelées des pouvoirs publics, et en particulier urbains, envers leurs
administrés créent, en retour et dans un souci d'équité, de nouvelles attentes de la part des citoyens.
En effet, le passage à l'urbain et l'intégration à la sphère administrative de la ville impliquent une
formalisation des activités économiques, des usages plus normés et légaux des espaces, publics
comme privés, un contrôle accru sur les mouvements de population et les migrants et l'imposition
d'un « ordre urbain » plus contraignant. Les villageois se trouvent ainsi limités dans leur action,
dans leur capacité de négociation, d'arrangement et d'utilisation des ressources locales à leur
avantage et se voient obligés de réinventer leur rapport à la puissance publique, étatique comme
locale.
Ces villageois insistent alors de plus en plus pour que ces nouvelles exigences soient partagées et
s'appliquent à l'ensemble des acteurs locaux, dont les comités populaires. La concordance aux textes
de loi, aux nouvelles pratiques procédurales, à travers le décret sur la démocratie de base,
notamment, et la demande d'une justice de traitement s'insinuent progressivement dans les
références et attentes des villageois.
En définitive, le pouvoir du local n'a pas disparu, mais s'incarne à présent dans les citoyens
davantage que dans leurs autorités publiques.
Les habitants, en particulier dans les villages de métier, se sont en effet progressivement émancipés
de la tutelle de l'État-Parti et de ce système politique, notamment dans la conduite de leurs activités
économiques. Dans les deux villages étudiés, la résurgence de l'artisanat est un phénomène
essentiellement endogène et dans un premier temps individuel, dans lequel les pouvoirs publics sont
peu intervenus. La constitution de partenariats et la formation de clusters à plusieurs niveaux se sont
également élaborées en dépassant les frontières administratives et se sont mises en place sans
415
l'intervention des autorités locales.
De nouvelles notabilités locales, issues des élites pré-révolutionnaires ou des bénéficiaires
de l'ancien système collectiviste, ont émergé et fondent leur pouvoir non sur l'appartenance
politique au Parti et à ses structures de gestion, mais sur leur statut économique.
Au même moment, l'organisation sociale des villages évolue, avec la multiplication de formes
associatives indépendantes, un réinvestissement dans des rapports sociaux pré-socialistes et la
réaffirmation d'identités locales, contrevenant ainsi aux tentatives d'unification de la Patrie et
d'homogénéisation de la nation.
De même, face aux différentes crises locales, la « basic leninist structure of politics » qui
visaient à « dominate, govern and regulate all aspects of social life473 » (London, 2009, p.379)
perdent substantiellement leur pouvoir et peinent à remplir leurs objectifs officiels de mobilisation
des masses, et officieux de contrôle. Qualifiées d'« irrelevant » par McCormick (1998, p.121), dans
leur forme et leur usage actuels, ces structures traditionnelles de mobilisation sont également
marquées par leur autonomisation et par leur réinvestissement par les populations, à d'autres fins.
L'évolution et la féminisation de la situation des chefs de xóm à Sơn Đồng illustrent ce changement
de positionnement des citoyens comme de ces fonctions semi-officielles, passant de « bras long du
comité populaire » à représentant des résidents. Ces structures peuvent ainsi devenir un lieu de
défense des villageois et d'advocacy, à l'image des organisations non-gouvernementales
vietnamiennes, et un outil pour faire évoluer les pratiques du système tout en y appartenant.
Le jeu politique s'est ainsi ouvert, localement, et s'exprime avec de plus en plus de force
lorsque des conflits et tensions éclatent dans les villages.
De formes de résistances quotidiennes, efficaces mais de plus en plus entravées par le passage à la
norme et au formel, les oppositions sont passées à des formes plus ouvertes de confrontation :
lorsque les canaux officiels ont été épuisés, sont devenus inopérants, ou que les recours traditionnels
auprès des autorités publiques locales disparaissent alors la résistance peut s'organiser localement et
prendre une tournure violente.
Les villageois de Sơn Đồng et Đồng Kỵ ont ainsi fait preuve d'une capacité importante de
fédération de leurs revendications comme de leurs actions, malgré l'émergence progressive
d'intérêts divergents au sein de ces villages, nourris par un creusement des inégalités sociales.
Néanmoins, l'idée de défendre les intérêts du village, dans son ensemble, parvient toujours à
forger ces coalitions ponctuelles lorsque le « bien-être » local est menacé. La protection clanique est
473 « structure léniniste basique des politiques », « dominer, gouverner et réguler tous les aspects de la vie sociale »
416
toujours opérante et interroge parfois sur l'argumentaire de justice spatiale développé par les
villageois. À Đồng Kỵ par exemple, bien que les habitants se soient exprimés contre la nature
privée et marchande du projet de zone ITD, ils sont malgré tout les principaux acheteurs et résidents
des parcelles « libérées » par les villageois de Trang Hạ.
Ces revendications ne prennent ainsi pas nécessairement une dimension politique, ne
remettent pas en cause le régime et n'appellent pas davantage à un changement de ce régime.
Gainsborough (2010, p.14) rappelle à cet égard que « beyond individuals instances of unrest, it
would, however, be misleading to speak of a rural opposition in Vietnam understood in terms of an
organization with a common institutional base and a coherent critique of party rules474 ».
En effet, les oppositions et revendications sont nombreuses, diverses, protéiformes, mais non-
coordonnées ou non-organisées en réseaux, d'où le caractère local de ces résistances à l'urbanisation
et à la colonisation urbaine, en tant que prédation sur les terres villageoises, privatisation de ces
terres et l'imposition d'un gouvernement urbain extérieur et intrusif. Motivées davantage par le
conservatisme des villageois et par leur instinct de protection, ces résistances, sans être apolitiques,
sont néanmoins plus pragmatiques que révolutionnaires.
Malgré tout, la multiplication, la juxtaposition et l'accumulation des contentieux produisent
des effets et contraignent les pouvoirs publics centraux à les prendre en compte.
Gainsborough (2010, p.167) souligne ainsi également que « second societal interest are more
diverse and vocal that they were in the pre-reform period area and this too is having an impact on
decision-making475 » et sur l'apaisement des tensions locales.
À Hà Nội comme à Bắc Ninh, les pouvoirs publics ont suspendu une partie des projets litigieux et a
été promulguée au niveau national une révision de la loi foncière de 2003 sous la forme du décret
69/2009/ND-CP de 2009476, introduisant de nouvelles dispositions sur les modalités de libération
des terres, de fixation des montants compensatoires et sur les procédures de réinstallation des
personnes expropriées. Outre la mise en place de procédures plus claires et transparentes, ce décret
introduit la possibilité d'attribuer des subventions supplémentaires, en prenant en compte la valeur
des terres agricoles une fois leur statut transformé, les prix du marché comme la valeur des terres
474 « au-delà de cas individuels de soulèvement, il serait malgré tout trompeur de parler d'une opposition rurale au Vietnam, entendue comme une organisation ayant une base institutionnelle commune et une critique cohérente des règles du Parti »
475 « les intérêts sociétaux secondaires sont plus divers et se font davantage entendre actuellement par rapport à la période pré-réforme et ceci a également des impacts sur la prise de décision »
476 Décret gouvernemental « Additionally providing for land use planning, land prices, land recovery, compensation, support and resettlement » du 13 août 2009 (Quy định bổ sung về quy hoạch sử dụng đất, giá đất, thu hồi đất, bồi thường, hỗ trợ và tái định cư)
417
adjacentes, en particulier aux frontières du rural et de l'urbain, et de donner des aides ponctuelles à
la reconversion professionnelle, par exemple. À Hà Nội, les autorités publiques ont décidé de
décliner localement ce décret à travers la décision n°108 et de multiplier par cinq le montant des
compensations, en se basant toujours sur la grille tarifaire établie chaque année, afin de combler en
partie le décalage entre prix fixé et prix du marché et de permettre une accélération des procédures
de libération des terres et de la construction des projets477.
Cette réaction des pouvoirs publics centraux et provinciaux est révélatrice du rôle de
l'urbanisation en tant que déclencheur de nouvelles interrogations et de choix politiques. L'espace et
l'aménagement du territoire sont en effet médiatisés comme des outils de promotion du
développement et de la modernisation du pays qui passent, selon les pouvoirs publics, par la
transition urbaine et la constitution de centres urbains puissants, polarisants et « rationnels » dans
leur utilisation de l'espace. Les ambitions métropolitaines des pouvoirs publics sont néanmoins
contrecarrées, sur le terrain, par des résistances localisées de villageois craignant la « colonisation
urbaine » et, sur un plan politique, par des idéologies opposées.
Mellac, Fortunel et Tran Dac Dan (2010, p.69) résument ainsi le tiraillement des pouvoirs publics
« entre deux types d'exigences. D’un côté celle de maintenir l’apparence d’une adéquation avec
l’idéologie marxiste toujours affichée comme étant aux fondements des choix politiques majeurs et
de contenter une base populaire majoritairement rurale et agricole. De l’autre, celles liées au choix
qui a été fait de développer une économie de marché et à la nécessité de contenter les nouveaux
entrepreneurs, les acteurs étrangers et plus généralement les classes moyennes et aisées qui
souhaitent investir dans le pays ».
Actuellement, ces tensions idéologiques sur la vision du développement, sur ses formes et
ses bénéficiaires sont contournées et contenues, au coup par coup, par la mise en place de politiques
réactives et par le pragmatisme de l'exercice du pouvoir des autorités publiques. Le régime s'appuie
en effet sur des principes de gouvernance flexible et itérative, qui lui permettent soit de laisser
expérimenter localement des réponses à ces nouveaux enjeux, soit de limiter et circonscrire
abruptement ces expérimentations lorsque l'opinion publique devient trop agitée.
Ce « paradigme interactionniste » des pouvoirs publics (Papin et Passicousset, 2010) semble
néanmoins se heurter à de nouvelles pressions multiformes pour l'établissement de règles et lois
477 En « contrepartie », l'attribution de terres de service de 10% disparaît : les personnes expropriées recevront davantage d'argent mais perdront ces parcelles dans les nouvelles zones construites. Cette décision d'Hanoi pose également problème dans le cas de projet en cours d'expropriation, ou ces deux systèmes d'indemnisation cohabiteraient, entre personnes déjà expropriées et personnes en attente.
418
plus claires, prescriptrices, effectives et homogènes. En effet, une pression de la base s'exerce par
les villageois réclamant transparence et justice procédurale, tandis que la sphère économique privée
domestique ou étrangère, soutenue par de nombreuses instances internationales, appellent à
l'établissement de procédures « justes », dans un mouvement de construction d'un État de droit.
Dès lors, le « flou » comme mode de gouvernement et la production de la confusion à des fins
stratégiques semblent menacés et appellent une redéfinition des rôles et fonctions des différents
organes de régime, à tous les échelons, afin de limiter les excès, les écarts à la norme ou aux
objectifs fixés par l'État-Parti central mais aussi de contenir la tension.
Le maintien de l'hégémonie du Parti, sur tous les pans de la société et de l'économie
vietnamiennes, dépendra ainsi de la capacité du régime à négocier l'atomisation de la société. Ces
évolutions interrogent en effet l'aptitude de l'État-Parti à intégrer et à favoriser l'entrisme de ces
nouvelles catégories socio-professionnelles, associations, groupes dissidents, coalitions d'intérêts, à
reconnaître et canaliser leurs attentes, à fédérer leurs revendications et à les contrôler. Tandis que le
mouvement de libéralisation de l'économie avait été orchestré par les élites en place, conservant
pouvoir politique, domination culturelle et contrôle de la société, les effets de cette libéralisation
appellent des réformes, en partie entreprises, et une refonte du système politico-administratif en
place. De la volonté de l'État-Parti de mettre en place une structure politique post-socialiste, même à
parti unique, découlera également le maintien de son autorité, tant sur la conduite de l'urbanisation
que sur la gestion locale et la préservation de la « paix sociale ».
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Décision n°635/QĐ/UB, Sur le programme d'incitation à l'activité industrielle, prise par le comité populaire de la province de Hà Tây le 20 mai 2003
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Décret n°42/2009/ND-CP, Sur la classification des zones urbaines, promulgué par le gouvernement le 7 mai 2009
Décret n°69/2009/ND-CP, Introduisant de nouvelles dispositions sur les modalités de libération des terres, de fixation des montants compensatoires et sur les procédures de réinstallation des personnes expropriées, promulgué par le gouvernement le 13 août 2009Décret n°37/2010/ND-CP, Sur la formulation, l'évaluation, l'approbation et la gestion de la planification urbaine, promulgué par le gouvernement le 7 avril 2010
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Loi n°16/2003/QH11, Loi sur la Construction, adoptée par l'Assemblée Nationale le 26 novembre 2003
Loi n°25/2004/L-CTN, Loi sur la protection et le développement des forêts, adoptée par l'Assemblée Nationale le 03 décembre 2004
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Résolution n°26/2008/QH12, Sur la mise en place de l'expérimentation de la suppression des conseils populaires dans des districts, arrondissements et quartiers, émise par l'Assemblée nationale le 15 novembre 2008
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LISTE DES ABRÉVIATIONS
AFAFP : Agency for Processing Agricultural and Forest Products
APD : Aide Publique au Développement
CASRAD : Center for Agrarian Systems Research and Development
HĐND : Hội đồng nhân dân – Conseil Populaire
HUPI : Institut de Planification urbaine d'Hà Nội
INPUR : Institut National de Planification Urbaine et Rurale
IRD : Institut de Recherche pour le Développement
KTT : Khu Tập Thể – ensemble d’habitations collectives
MARD : ministère de l'Agriculture et du Développement rural
MOC : ministère de la Construction
MOI : ministère de l'Industrie
MOLISA : ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales
MONRE : ministère des Ressources Naturelles et de l'Environnement
MOT : ministère des Transports
MPI : ministère du Plan et de l'Investissement
MTI : ministère du Commerce et de l'Investissement
ONGV : Organisation non-gouvernementale vietnamienne
PAR : Public Administration Reform
PCI : Provincial Competitiveness Index
PMU : Project Management Unit
PPJ : Posco-Perkins Eastman-Jina
PPP : Partenariat Public – Privé
SEDP : Socio-Economic Development Plan
TDP : Tổ dân phố – groupement de résidents (urbain)
TLG : Tổ liên gia – groupement de résidents (rural)
VietCraft : Vietnam Craft Association
VietTrade : Vietnam Trade Promotion Agency
Viraft : Vietnam Association of Craft Villages
VCCI : Vietnamese Chamber of Commerce and Industry
UBND : Ủy ban nhân dân – Comité populaire
URENCO : Urban Environment Compagny
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TABLE DES TABLEAUX, FIGURES, CARTES, ILLUSTRATIONS ET ENCARTS
Structures territoriales rurales et urbaines.......................................................................................... 16Carte 1. Localisation des terrains d'étude........................................................................................... 41Carte 2. Répartition des « villages industriels » de Hà Ðông et Sơn Tây au début des années 30... .54Illustration 1. Maisons communales de Sơn Đồng, Đồng Kỵ et Trang Liệt aujourd'hui...................63Carte 3. Répartition des villages de métier dans les provinces de Hà Tây, Hà Nội et Bắc Ninh en 2006.................................................................................................................................................. 104Illustration 2. Évolution des formes architecturales dans les villages..............................................108Illustration 3. L'utilisation de l'espace public pour l'entrepôt des matières premières et des matériaux de construction..................................................................................................................................112Illustration 4. Festival du fondateur du métier de Sơn Đồng ...........................................................116Carte 4. Projets urbains, récréatifs, industriels et d'infrastructures routières dans le district d'Hoài Đức acceptés par la province d'Hà Tây pré-élargissement (début 2008) ........................................123Tableau 1. Principaux indicateurs socio-économiques des provinces comparés en 2007................124Tableau 2. Indices de la performance des provinces en matière de gouvernance économique (notés sur 10)...............................................................................................................................................131Tableau 3. Classement des provinces de Bắc Ninh et Hà Nội en fonction de leur compétitivité.. . .132Illustration 5. Diversité de la statuaire rituelle et religieuse de Sơn Đồng ...................................... 139Illustration 6. Répartition des ateliers et des commerces dans la commune de Sơn Đồng ............143Illustration 7. Images satellites de 2002 et 2008 de Đồng Kỵ..........................................................156Illustration 8. L'artisanat de Đồng Kỵ, ébénisterie et incrustation de nacre.....................................158Carte 5. Relations au sein du cluster des meubles en bois de Bắc Ninh .........................................160Illustration 9. Les deux « zones industrielles » de Đồng Kỵ, des extensions résidentielles du village de métier........................................................................................................................................... 174Tableau 4. Liste des types d'associations volontaires à Đồng Quang...............................................199Illustration 10. Siège de l'association du village de métier traditionnel de Sơn Đồng, des « bons artisans »...........................................................................................................................................203Illustration 11. Nouveau siège du comité populaire du phường Đồng Kỵ, situé dans la première zone industrielle................................................................................................................................246Figure 1. Pouvoirs, niveaux d'administration et double subordination ...........................................287Tableau 5. Pourquoi les fonctionnaires souhaitent-ils quitter la fonction publique?........................293Figure 2. Perception du niveau de corruption et conséquences sur les citoyens.............................. 297Illustration 12. Xóm trọ – série de dortoirs à louer dans le village de Nhành Chinh ......................317Carte 6. Projets acceptés par Hà Tây de khu đô thị mới, de zones industrielles et d'infrastructures routières à Sơn Đồng : la disparition programmée des terres agricoles........................................... 322Carte 7. L'organisation des futures zones urbaines, selon le schéma directeur pour 2030...............323Illustration 13. Document marketing présentant le projet de khu đô thị d'An Khánh sud...............326Illustration 14. Images du périurbain sale, pollué, « inabouti »....................................................... 346Illustration 15. Des usages « non-civilisés » des espaces publics urbains.......................................351Illustration 16. Affiche de propagande « Solidarité et construction d'une terre natale forte et prospère »......................................................................................................................................... 356Tableau 6. Critères quantitatifs du classement des centres urbains..................................................363Carte 8. Phases de recompositions administratives internes d'Hà Nội et création des quận ...........367Carte 9. « Hà Nội Mới » : la nouvelle Hà Nội et l'intégration des territoires limitrophes...............368Figure 3. Structure administrative de Bắc Ninh et de Từ Sơn avant et après le changement de statut et conséquences sur l'organisation territoriale de Đồng Kỵ ............................................................ 384Illustration 17. La multiplication des conflits violents et des confrontations force publique – villageois : le cas d'EcoPark (district de Văn Giang, province de Hưng Yên, le 24.04.12).............402
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