En quel sens la médecine a-t-elle contribué à
l'élaboration de la philosophie cartésienne?
Les théories des passions de Regius et de Descartes1.
On souligne souvent le rôle décisif d'Élisabeth dans l'évolution
des positions cartésiennes sur la question des passions de l'âme2. Par
ses questions, la princesse incita le philosophe à problématiser le lien
entre les principes de physique fondamentaux et des principes psycho-
physiologiques faisant toute leur place aux considérations sur
l’histoire de l’individu3. Elle lui fit quitter le terrain de la distinction
des substances et s'installer au cœur de la troisième notion primitive
ici envisagée dans sa dimension passive.
Ce recentrement sur l’âme en tant qu'unie au corps atteste de
ce que chez Descartes, les considérations métaphysiques s'inscrivent
dans un dialogue évolutif avec toute une série de questionnements
empirico-médicaux eux-mêmes en mutation. C'est précisément ce
dialogue « impur » qui légitime la place si décisive et si négligée par
les interprétations idéalistes dominantes de la philosophie de
Descartes, dans la généalogie de l'anthropologie moderne.
Pour contribuer à restituer ce dialogue, nous avons choisi
l'interlocuteur qui fut à l’origine, en 1643, des questions qu’Élisabeth
1Ce texte reprend, avec l'accord de l'éditeur et en leur donnant d'autres développements, quelques points de notre contribution : « La question des passions chez Regius et Descartes. Premiers éléments d’interprétation », in The Domain of the Human. Anthropological Frontiers in Modern and Contemporary Thought, Azimuth, Storia e Letteratura, dir. S. Guidi, 2013, I., 2013, p. 13-32. 2 Cf. notamment la lettre du 25 avril 1646, dans laquelle Élisabeth commente le «premier crayon» du traité des passions, pages 163 et 164 dans l’édition de Michelle et Jean-Marie Beyssade, Descartes. Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Paris, GF, 1989.3 Cf. la lettre de mai 1646, Beyssade, ibid., pp. 166-167).
adressa à Descartes au sujet de l’union de l’âme et du corps4: le
médecin d’Utrecht Henricus Regius5.
Si la question des passions constitue à ce titre le meilleur point
de vue, c'est parce qu'elle fait l’objet de discussions communes aux
deux hommes, depuis les premières disputes de physiologie
(particulièrement la troisième, soutenue en deux parties en juin 1641
par Jacob Blocq et Johann de Raey) et jusque après la mort de
Descartes, dans la Philosophia naturalis (1654 et 1661), qui reprend et
modifie des passages de la De affectibus animi dissertatio, parue à
Utrecht en 1650. Il y a là comme un fil rouge reliant le moment où le
Discours de la méthode et les Essais seuls sont publics, jusqu’à la
parution des Méditations métaphysiques (1641), des Principia
philosophiae (1644) puis des Principes de la philosophie (1647)6 , et
enfin des Passions de l’âme (1649).
Afin de proposer les premiers éléments d’analyse critique sur
cette question, nous commencerons par détailler ce qui, dans les toutes
premières considérations de Regius sur les passions (celles des 4 Nous posons les premiers jalons de l’importance de cette relation dans notre contribution: « Élisabeth philosophe: un cartésianisme empirique? », in Élisabeth face à Descartes: deux philosophes?, dir. Kolesnik-Antoine Delphine et Pellegrin Marie-Frédérique, Paris, Vrin, 2014, pp. 119-138.5 Outre l’édition de référence de La Querelle d’Utrecht par Theo Verbeek (Paris, Les Impressions Nouvelles, 1988) et le volume d' Erik-Jan Bos, The correspondence between Descartes and Henricus Regius (Zeno, The Leiden-Utrecht Research Institute of Philosophy, 2002), qui contient une bibliographie des études antérieures sur Regius, on pense particulièrement aux contributions récentes suivantes: Clarke Desmond, The Physics and the Metaphysics of the Mind: Descartes and Regius, in Mind, Method and Morality: Essays in Honour of Anthony Kenny, ed. J. Cottingham – P. Hacker, OUP, 2010, pp. 187-207; Bos Erik-Jan, « Henricus Regius et les limites de la philosophie cartésienne », in Qu’est-ce qu’être cartésien?; dir. Kolesnik-Antoine Delphine, ENS Éditions, 2013, p. 53-68 ; Bellis Delphine, « Empiricism Without Metaphysics: Regius’ Cartesian Natural Philosophy », in Dobre Minhea – Nyden Tammy (dir.), Cartesian Empiricisms, Dordrecht, Springer, Studies in History of Philosophy of Science, 2013, pp. 151-183 ; et Kolesnik-Antoine Delphine, « L’âme et le corps dans la philosophie naturelle de Regius. Repenser en médecin l’héritage cartésien », in Machine and Life. Epistemological Models and Moral Implications (XVII-XIXth Centuries), dir. Allocca Nunzio, Nodus Publikationen, Münster, 2014.
6La préface à l’édition française de 1647 entérinant la brouille avec Regius, suite à la parution des Fundamenta Physices en 1646, sur fond de dessin d’un arbre du savoir enracinant la physique dans la métaphysique et désormais désigné, par Descartes lui-même, comme le seul «cartésien».
disputes de physiologie) fut discuté et critiqué par Descartes, et
modifié ou conservé par Regius. Nous mettrons ensuite en regard le
traité des affections de l’âme de Regius (1650) et le traité des passions
de l'âme de Descartes (1649), et proposerons pour finir quelques
analyses ciblées de la Philosophia naturalis (1654, 1661).
L'enjeu d'une telle analyse n'est pas seulement d'érudition :
ouvrir un dossier méconnu de histoire de la philosophie. Il vise, bien
plus largement, à comprendre ce qui, dans les thèses du médecin
d'Utrecht et dans sa manière de les présenter, était accrédité par un
certain Descartes au début des années 1640, et ne pourra plus l’être à
l’approche de 1650. Les choix du traité des Passions de l’âme
pourront dès lors être interprétés comme un moyen, pour Descartes, de
prendre un virage par rapport à ce à quoi auraient pu le conduire ses
premiers écrits si Regius ne les avait pas, selon les interprétations,
déformés ou, au contraire, exposés correctement. Symétriquement, les
choix de Regius pourront être interprétés comme une des destinées
possible des premiers textes de Descartes. Les Méditations
métaphysiques s'en trouveront ainsi réinsérées dans les débats
physiologiques qui les ont précédées et sur fond desquels elles
prennent sens. Et le prisme passionnel permettra de déplacer le débat
interprétatif traditionnel du terrain de l'antagonisme entre un
matérialisme anti-cartésien et un idéalisme cartésien, vers l'examen
plus attentif d'un dialogue intra-cartésien entre un empirisme du sens
externe et un empirisme du sens interne7.
7 Il faut rappeler ici les analyses décisives proposées par Georges Canguilhem dans « Qu'est-ce que la psychologie? » (Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1958 -conférence prononcée le 18 décembre- ; repr. Dans le vol. 2 des Cahiers pour l'analyse -1966- et dans les Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, pp. 365-382. À partir d'une lecture de la douzième des Règles pour la direction de l'esprit, il propose de considérer Descartes comme le promoteur d'une psychologie entendue comme une physique mathématique du sens externe, qui aboutira à Fechner, grâce au secours de physiologistes comme Helmoltz, critiqué à son tour par Herbart. Une telle lecture permet de dénoncer le contresens, que Canguilhem impute à Maine de Biran,
1/ La question des passions dans la Physiologia, sive Cognitio
sanitatis. Tribus disputationibus in Academia Ultrajectina publice
proposita (Utrecht, 1641)
Le texte latin de quatre disputes sur les sept soutenues à
Utrecht (les disputes 1 à 3 et la sixième) a été fourni par Erik-Jan Bos
dans son édition de la correspondance entre Descartes et Regius8. Si
l’on excepte un article d’Annie Bitbol-Hespériès, paru en 19939, qui
leur est consacré, et des contributions plus récentes, référencées dans
la note 4, qui s’en servent dans le cadre d’une argumentation plus
générale de réhabilitation de l’intérêt de la pensée de Regius, ces
disputes n’ont, à notre connaissance, fait l’objet d’aucune étude
spécifique à ce jour10. Elles vont ici nous permettre de montrer en quoi
le thème des passions a fait très tôt l’objet de discussions cartésiennes,
dans un contexte médical décisif à plus d'un titre.
consistant à ériger Descartes en promoteur d'une psychologie rationnelle ou d'une science du moi, contresens dont les Méditations métaphysiques auraient été l'occasion, sans toutefois en porter la responsabilité. Or c'est avec Descartes et non contre lui qu'il s'agit de penser une psychologie empirique comme histoire naturelle du moi et de recréer les liens, brisés par cette histoire idéaliste, entre Descartes et Locke ou Ribot, via Condillac, les Idéologues français et les utilitaristes anglais. C'est la place de Regius dans cette histoire, donc du débat empiriste au sein du cartésianisme lui-même, que nous souhaitons pour notre part éclairer.8 Bos, The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, ibid.., pp. 195-248 pour le texte de la Physiologia, sive Cognitio sanitatis. Tribus disputationibus in Academiâ Ultrajectinâ publicè proposita (Utrecht, 1641). Erik-Jan Bos indique en italiques les passages modifiés par Regius suite à la relecture et aux propositions de correction de Descartes.9 Descartes et Regius: leur pensée médicale, in Descartes et Regius. Autour de l’Explication de l’esprit humain. Theo Verbeek (dir.), Studies in the History of Ideas in the Low Countries 2, Amsterdam/Atlanta: Rodopi, 1993, pp. 47-68.10 Le renouveau des recherches cartésiennes actuelles, notamment le travail de Robin Buning sur Reneri (qui a mis au jour cinq nouvelles Disputationes, imputables aux dernières années d’enseignement de Reneri, en portant ainsi à douze le nombre total de Disputationes soutenues à Utrecht), permettra dans l’avenir de reconsidérer toute l’importance de ces textes dans la première diffusion du cartésianisme. Cf. par exemple, sur ce point, l’article de Robin Buning, « Henricus Regius and the earliest teaching of Cartesian philosophy at Utrecht University », in Vu d’ailleurs. Le siècle d’Or des Pays-Bas et les nouveaux agendas de la recherche, dir. Kolesnik-Antoine Delphine – Secrétan Catherine, Paris, Champion, 2014.
Ces quatre textes médicaux portent respectivement sur la
définition de la santé, sur les actions naturelles, sur les actions
animales et sur les signes des maladies. Ils ont été soumis à Descartes
avant publication ; ils ont fait l’objet de remarques circonstanciées et
de recommandations concernant l’ajout, la modification ou la
suppression de certains passages qui pourraient prêter le flanc à la
critique. Le résultat final est donc un authentique texte à quatre mains,
ce que souligne l’édition d’Erik-Jan Bos en indiquant en italiques les
parties du texte retouchées suite à l’intervention de Descartes.
L’exemple le plus frappant est l’ajout, dans la troisième
dispute et à propos de l’entendement, de perceptions «inorganiques»,
susceptibles de nous faire connaître les choses dépourvues d’images,
comme l’âme rationnelle ou Dieu. Ces « perceptions inorganiques »,
dont il faut souligner que la formulation, artificielle et privative, ne
convient ni à la philosophie de Descartes, ni à celle de Regius,
disparaîtront des versions de la Philosophia naturalis consécutives à
la brouille entre les deux hommes, en retissant le lien indissoluble et
devenu non négociable, pour Regius, entre l’esprit et le tempérament
du cerveau.
Or concernant les passions, l’intégration des corrections dans
le texte des disputes n’est ni nette, ni systématique.
On pourrait résumer les objections de Descartes à trois
arguments, ici repris dans leur ordre d’apparition dans la
correspondance (à partir de la lettre du 24 mai 1640).
Le premier ne concerne pas tant les passions proprement dites
que la possibilité éventuelle de s’en émanciper, pour n’être pas réduit
à une âme passive dépendante du corps. Que ce lien soit naturel ou
formé par habitude, Regius a, selon Descartes, trop durci la façon dont
l’exercice du jugement se rapporte au tempérament du corps. Et il a
sous-estimé, en proportion, le rôle de la volonté. Les théories de la
liberté et de l’erreur, ébauchées dans la quatrième partie du Discours
de la méthode et qui seront reformulées et consolidées dans les
Méditations métaphysiques, viennent ainsi corriger certaines
affirmations de la sixième partie du Discours lui-même, réinvesties
par Regius dans la Physiologia :
L’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher11.
Lorsque Descartes écrit à Regius, dans sa lettre de mai 1641,
qu’il n’est pas «du sentiment de ceux qui disent que l’homme ne
comprend point par le moyen du corps», il réoriente donc une lecture
possible de son propre texte (celui du Discours), dans la direction
d’une distinction de l’âme et du corps que les Méditations
s’emploieront à prouver et que le traitement pour lui-même de la
thématique des passions aurait risqué, en 1641, d’obscurcir. Sans cet
échange avec Regius, autrement dit, la pente de la « forte
dépendance » de l'âme envers le corps aurait sans doute été, chez
Descartes lui-même, beaucoup plus marquée qu'on ne le considère en
relisant la fin du Discours à travers le prisme des écrits ultérieurs.
Le deuxième argument de la correspondance concerne le
dénombrement des passions. Il condamne la réduction de ces dernières
à des modalités de deux passions principales : la joie et la tristesse, là
11 Discours de la méthode, VIe partie, AT VI, 61.
où la colère ou la crainte, par exemple, qui comprennent aussi la
tristesse, nous affectent d’une manière bien différente de celle-ci.
La réduction n’est donc pas critiquée en tant que recherche des
critères de dénombrement les plus généraux pour expliquer la
particularité indéfinie des passions dérivées, mais en tant que
simplification outrancière de ces critères, dont il est entendu qu’ils
doivent rester en nombre restreint.
Le troisième et dernier argument concerne plus directement la
physiologie des passions. À Regius, qui les situe dans le cerveau,
Descartes objecte qu’il faut faire une place au cœur, auquel le
cerveau est relié par un petit nerf spécifiant le sens interne par
rapport aux sens externes. La précision du critère physiologique a
donc tout à voir avec la conception que l’on se fait des relations entre
l’âme et le corps, dans un tel phénomène. Une solution satisfaisante
pour Descartes serait la suivante :
Je dirais, [que] le principal siège des passions, en tant qu’elles regardent le corps, est dans le cœur, parce que c’est lui qui en est le plus altéré ; mais leur place est dans le cerveau, en tant qu’elles affectent l’âme, parce que l’âme ne peut souffrir immédiatement que par lui (mai 1641)12.
Concernant les deux derniers arguments, une interprétation
possible consisterait à dire que, de même qu’il s’est contenté de
poursuivre l’argumentation des cinquième et sixième parties du
Discours de la méthode dans un sens qui minore voire ignore
l’importance de la quatrième, Regius a ici repris le gros de
l’argumentation de la cinquième partie, de la Dioptrique (seul texte
12GRL, 43.
cité par Regius) et, peut-être, du traité de L’Homme encore inédit13 ,
pour ériger le point de vue de la machine, abstraction faite des
modifications que l’âme-fontenier peut lui impulser, en point de vue
adéquat sur le « vrai homme ». Le traité des Passions de l’âme
jouerait à cet égard, par rapport à ces textes, le même rôle que les
Méditations par rapport à la quatrième partie du Discours : celui du
développement d’une question qui, sans cela, aurait pu entraîner, au
nom du cartésianisme universitaire, des interprétations du type de
celle de Regius.
Car en présentant ainsi ses analyses sur les passions, Regius
avait le sentiment de faire œuvre de cartésien. Il revenait donc à
Descartes de préciser ses propres positions par rapport à ce qui était en
passe de devenir la version officielle, attestée par un enseignement et
des publications se réclamant de la Dioptrique, de sa nouvelle
13 Sur la question des copies de L'Homme, cf. Sylvain Matton, « Un témoignage oublié sur le manuscrit du Traité de L’Homme de Descartes », in Bulletin cartésien, 2005, pp. 7-8; et Matthijs van Otegem, A Bibliography of the Works of Descartes (1637-1704), 2 tomes, Zeno, The Leiden-Utrecht Research Institute of Philosophy, volume XXXVIII, 2002, pp. 485-536 (dans le tome 2) pour le De Homine. Si cette question est délicate, c'est en raison de l'importance souvent accordée a priori, dans l'historiographie, à ce que nous appellerons « la rumeur du plagiat ». Le point de départ de cette rumeur se trouve chez Descartes lui-même, dans la lettre à Élisabeth de mars 1647 (Beyssade, pp. 197-199). Et elle est reprise, sans même être questionnée, dans des études aussi importantes que la thèse de Thomas P. Gariepy, Mechanism without Metaphysics: Henricus Regius and the Establishment of Cartesian Medicine (Ph. D. Diss., Yale University, 1990). Theo Verbeek et Erik-Jan Bos ont été les premiers à mettre en doute la vérité de cette accusation et à nous inciter à nous méfier d’une acceptation trop facile et non questionnée de la parole de Descartes. Un texte très peu lu : la préface de Carolus Fabricius à la seconde édition de la Brevis explicatio, revient sur cet épisode, pour le retourner à la faveur de Regius: «[…] comme les calomniateurs allèrent jusqu’à dire que Regius avait plagié les écrits de Descartes sur les animaux, bien qu’il n’en eût jamais eu connaissance, l’on est certainement bien davantage en droit de dire la même chose, non de Regius mais de Descartes, précisément que Descartes, dans ses écrits, s’est approprié l’intégrité du recueil de physiologie de Regius, dont il avait eu connaissance de nombreuses années auparavant, et en a transformé le contenu à son usage» (le texte se trouve dans la seconde édition de la Brevis explicatio mentis humanae, sive animae rationalis, antea publico examini proposita, et deinde operâ Henricii Regii Ultrajectini nonhil dilucidata, et à notis Cartesii vindicata, Edito Postrema, prioribus auctior et emendatior, ad calumniarum quarundam rejectionem, nunc evulgata ed, Utrecht, Th. Van Ackersdijck et G. Van Zijll, 1657. traduction de Stéphanie Vermot). On voit par là que l'évacuation de la question empiriste du champ des études cartésiennes résulte également d'une construction historiographique complexe remontant à Descartes lui-même. On voit par là combien la répugnance à inclure la philosophie cartésienne dans un cadre empiriste est tributaire de relais historiques et de l'importance qu'on leur accorde dans notre compréhension de cette philosophie.
philosophie, du côté de ses partisans comme du point de vue de ses
détracteurs14.
De quelle manière Regius a-t-il alors réagi aux critiques de
Descartes ?
Concernant le premier réseau d’objections, Regius a tenu à
maintenir le lien indissoluble entre les pensées de l’âme et le corps, en
dépit de quelques ajouts «forcés» de considérations sur l’âme
rationnelle.
La première dispute, qui eut pour répondant Cornelius Bruynvisch,
définit ainsi cette âme rationnelle comme «premier principe, chez
l’homme, des actions humaines», le «principe» étant ici défini comme
«la première cause efficiente». Et elle conclut en soulignant qu’il est
vain de se demander si cette âme rationnelle consiste entièrement dans
le tout ou entièrement dans les parties singulières, puisque cela revient
à la considérer sur le modèle du corps. La troisième dispute est plus
nuancée devant les objections du «Mystagogue sacré de la Dioptrique
française». D’un côté, Regius souligne que si le jugement peut être
affecté par un cerveau mal disposé, l’important est que l’esprit se
garde alors de l’utiliser, pour juger correctement. Il semble donc
reconnaître la possibilité, au moins théorique, pour l’homme, de se
déprendre d’une telle «dépendance» vis-à-vis du corps. Mais d'un
autre côté, Regius propose une définition radicalement physiologique
du sens interne et une explication du jugement immédiatement reliée à
l’affection ou à la passion.
La première définition du sens interne ou commun comme «partie
du sens par laquelle l’âme, à partir du mouvement de la glande
pinéale, perçoit et reconnaît tous les mouvements des objets offerts 14 Lorsqu’il réfute Descartes, c’est ainsi Regius, et non Descartes, que Martin Schoock cite, dans l’Admiranda methodus novae philosophiae Renati des Cartes (Utrecht, 1643).
aux cinq sens», pourrait bien sûr être interprétée comme une simple
reprise, réfractée dans l’actualité du mécanisme du quatrième
Discours de la Dioptrique, du sens commun des anciens. Mais elle
permet surtout à Regius de ne pas spécifier ce sens interne du point de
vue de l’âme.
La liaison intrinsèque entre le jugement et l’affection entraîne par
ailleurs la requalification de la volonté cartésienne dans le lexique
physiologique du cours et de la force des esprits animaux. Car le
centre d’initiative de l’appréciation, par l’âme, du caractère «bon» ou
«mauvais» de ces objets, n’est pas situé dans l’âme, mais dans le
corps, avec tout ce que cette prise de position comporte de décisif
pour apprécier le chemin inverse que parcourra Descartes, dans
l’article 52 de la deuxième partie des Passions de l’âme :
Le jugement est souvent [c’est cet adverbe qui disparaît dans les écrits ultérieurs] accompagné par une affection, qui consiste dans l’élan par lequel l’âme, affectée de façons différentes par l’opinion d’objets bons ou mauvais, propulse des esprits animaux par l’œuvre du conarion, d’une manière variée, à travers les nerfs dans le cœur et dans ses vaisseaux , par quoi, ils sont plus comprimés, ou dilatés, que d’habitude, et le sang est distribué soit copieusement, soit parcimonieusement, à travers le corps, ce qui explique pourquoi le corps dans sa totalité est ensuite perturbé de différentes façons.
Les deux autres arguments de Descartes sont examinés dans la
continuité de celui-ci. Concernant le troisième, Regius prend acte des
corrections suggérées, mais en en profitant pour souligner une
nouvelle fois le lien entre l’esprit et le cerveau:
Le siège principal des affections, dans la mesure où elles concernent le corps, est dans le cœur puisque c’est lui qui est,
en particulier, affecté par elles; mais, dans la mesure où elles affectent également l’esprit, il est seulement dans le cerveau, puisque c’est seulement par lui que l’esprit peut-être affecté immédiatement.
Concernant le deuxième, Regius concède le nécessaire
élargissement de la liste des passions principales. Mais il maintient la
plus grande principialité de la joie et de la tristesse, en la justifiant par
un «examen attentif». Le point de vue de Descartes, là encore, n’est
donc pas tant intégré que complété voire corrigé :
Les principales affections comportent l’amour, la haine, la joie, la tristesse, l’espoir, le désespoir, la peur, l’audace, la colère. Mais un examen attentif montre qu’il s’agit simplement des différents jugements et volontés, associés aux affections de la joie et de la tristesse.
Or comment sont définies ces deux affections principales?
Comme une certaine volupté (pour la joie) et une certaine douleur
(pour la tristesse) provenant du jugement qu’un objet est bon (pour la
joie) ou mauvais (pour la tristesse).
De manière générale, Regius adoucit les formulations contestées
dans la version finale de son texte. Le point qui pose le plus question
concerne le lien intrinsèque entre le jugement et l’affection. Car il
rend problématique la liaison qu’il convient d’instaurer entre une
synecdoque de passion, que l’on pourrait réduire à la sensation, et une
passion qui pourrait être pleinement humaine, et qui intégrerait la
complexification du mécanisme physiologique par un jugement de
l’âme à la fois voulant et voulu.
C’est précisément sur ce point que les écrits ultérieurs innovent.
2/ Le Traité des affections de l’âme (1650) et le Traité des
passions de l’âme (1649).
On ne sait rien du contexte d’élaboration de la dissertation sur
les affections de l’âme. Il ne s’agit en aucun cas d’un texte
académique officiel, comme le sont les disputes. Il est probable, mais
aucunement certain, qu’il ait eu pour objectif de répondre au traité de
Descartes. Enfin, on ne sait pas dans quelle mesure Regius a pu avoir
entendu parler des échanges entre Descartes et Élisabeth sur ces
questions. On sait seulement qu’Élisabeth s’est opposée à la
circulation de ses lettres, que certaines copies ont pourtant circulé à
son insu15, que Descartes a envoyé ses premières considérations sur les
passions à la reine Christine, qu’Élisabeth a au moins été en contact
avec Regius en 1643 (puisque c’est lui qui l’a renvoyée à Descartes)
et, enfin, que ses objections sur la nécessité de particulariser ses
explications pour rendre raison de l’expérience ne sont pas sans
rapport avec les interrogations de Regius.
Quoi qu’il en soit des incertitudes qui demeurent, on peut ainsi
considérer que ces deux traités : celui de Regius et celui de Descartes,
se sont élaborés sur un fond de discussions croisées et passionnées des
mêmes problèmes, dans des réseaux communs, et dans le sillage des
questions soulevées par la querelle d’Utrecht et la publication des
Fundamenta Physices.
15 Certaines survivent en des copies allemandes, notamment à Wiesbaden. Une équipe de chercheurs munichois, coordonnée par Sabrina Ebbersmeyer et à laquelle participe Kathrin Schlierkampf, travaille actuellement à la reconstitution de la correspondance entière d’Élisabeth. Le volume Élisabeth face à Descartes: deux philosophes?, ibid., pp. 205-212, propose une description de ce projet, qui en français s’intitule : Les réseaux invisibles: les femmes dans la philosophie au début de l’époque moderne. Reconstruction et documentation de l’héritage intellectuel d’Élisabeth de Bohème, princesse palatine (1618-1680).
On retiendra trois enseignements de la dissertation sur les
affections de l’âme, pour notre propos : la consolidation du rôle du
cerveau, au détriment du cœur, dans l’explication du phénomène
passionnel ; la reconnaissance de la causalité «principale» du corps
dans l’origine et l’entretien de la passion, par rapport à une force
d’âme surtout spécifiée dans sa dimension physiologique ; et, enfin,
l’affirmation sans condition de la principialité, non plus de la joie et
de la tristesse, mais de la volupté et de la douleur, dans le
dénombrement des passions. Je développerai seulement les points 2 et
3.
Tout d’abord, c’est parce que les passions se définissent par un
mouvement violent et impétueux des esprits animaux nés dans les
ventricules du cerveau que ce dernier doit être considéré comme leur
siège «principal», et non comme un deuxième siège, d’importance
moindre par rapport au cœur ou même à mettre sur le même plan que
ce dernier. L’affirmation des disputes n’est donc pas tant corrigée que
radicalisée ou, pourrait-on dire, davantage assumée.
Deuxièmement, Regius distingue trois causes du mouvement des
esprits animaux : la détermination de l’âme pensante, la conformation
même des esprits animaux et les objets mouvant les esprits animaux16.
Ces causes, sans réciprocité, animent, conservent, accroissent et même
quelquefois provoquent des changements. Mais les deux dernières, qui
mobilisent des critères physiologiques internes et externes, sont dites
«principales», car ce sont elles qui «affectent au plus haut point»
l’âme et le corps17. Enfin, la première n’est analysée que dans ses
«limites», qui proviennent des tempéraments inné et acquis dont 16C'est le § VI du texte.17§ VII.
Descartes avait critiqué l’extension, dans les thèses de physiologie.
L’argumentation est développée au paragraphe IX:
La force d’âme, qui peut déterminer le mouvement même des esprits ou modifier leur détermination, n’est pas infinie mais possède, bien au contraire, des limites qui, chez les différents hommes, aussi bien en raison d’une conformation innée, que due à l’habitude ou acquise pour quelque cause que ce soit, sont variées. De là vient que les affections peuvent être freinées davantage chez certains et moins chez les autres.
Ainsi, la force d’âme (il n’est pas question de « générosité » dans
ce texte), consiste dans le pouvoir de déterminer, non son jugement
droit directement, mais l’intensité (le plus ou le moins) du mouvement
des esprits animaux, qui accompagne voire détermine ce jugement18.
Le combat entre affections contraires, dont nous faisons parfois
l’expérience en nous, et dont Descartes rend correctement raison à
l’article 47 des Passions de l’âme, n’est donc pas imputable à une
lutte entre le corps et l’esprit, mais bien à un conflit entre différents
flux corporels, dont l’origine demeure toujours principalement
somatique19. L’erreur consiste ainsi, selon Regius, à revendiquer, dans
les trois articles qui suivent20, un illusoire « pouvoir absolu » de l’âme
sur ses passions.
Les différences entre les deux hommes se laissent ainsi lire les
unes par rapport aux autres. C’est parce que Regius a trop insisté, dans
ses écrits antérieurs, sur la dépendance de l’âme envers le corps, et
qu’Élisabeth a poussé Descartes à clarifier la manière dont l’âme
pourrait bien prétendre s’en émanciper, lorsque ce dernier est mal
disposé, que ce même Descartes a conclu les développements 18§ XI.19§ VIII.20Les articles 48-50 dans les Passions de l'âme.
physiologiques de la première partie du traité des Passions de l'âme
par un durcissement dissonant par rapport à ses premiers écrits : la
revendication d'un pouvoir « absolu » de l’âme sur les passions, mais
dans la continuité de l’entreprise de « verrouillage » de la distinction
des substances, dans les Méditations métaphysiques. Et c’est très
certainement par réaction contre ce qui, pour Regius et sur le plan
éthique, devait avoir le même statut que les développements sur
l’innéisme dans le domaine épistémologique, à savoir celui d’une
scorie ne rendant pas compte de l’expérience, que celui-ci a réinséré la
force de l’âme dans son contexte physiologique, dans la dissertation.
En outre, la dissertation sur les affections de l’âme dérive les
passions à partir de deux affections principales, définies par les deux
mouvements opposés des esprits animaux qui les mettent en branle : la
volupté et la douleur, comprises comme perception agréable ou
désagréable d’un tel mouvement par l’âme21. Sur ces «synecdoques»
de passions, selon le mot de Regius22 se greffent ensuite le jugement,
qui produit la joie et la tristesse, et la volonté, qui engendre l’amour et
la haine. Il y a donc une origine de la volonté dans les affects, qui ne
trouve aucun équivalent chez Descartes : la volonté peut bien, parfois,
être « voulue », comme dans le cas des combats décrits à l’article 47
du traité, mais elle est toujours déjà là, et d’un autre ordre.
Par rapport au parcours de la deuxième partie du traité des
Passions de l’âme, on peut donc encore tirer deux conclusions.
Concernant Descartes, tout d’abord : la distinction des trois
degrés du sens, dans les VIe Réponses aux Objections, et le
recentrement du critère de dénombrement des passions au sein de 21§ XVII et XVIII.22§ XIX.
l’âme et des façons « principales » qu’elle a de se rapporter aux objets,
dans la deuxième partie des Passions de l'âme, répond à la tentation,
qui était bien celle de Regius dans les disputes et dont Descartes lui-
même était parti dans le « premier crayon » du traité adressé à
Élisabeth en 1646, de se tourner du côté du corps pour les mettre en
ordre.
Parallèlement, la prise en considération de ces trois stades :
perception, jugement et volonté, chez Regius, vise à rappeler
l’enracinement du dernier lui-même dans le premier, c’est-à-dire
l’origine authentique de toute passion de l’âme dans le sens
physiologique, interne ou externe. Dans la dissertation, un tel choix
aboutit à la revendication du primat du toucher et du modèle du choc.
Et si la principale volupté sensible est tactile, alors le chatouillement
est plus qu’une synecdoque de la passion : il en est le paradigme. Les
façons dont l’âme connaît et se dirige en cette vie peuvent du coup
être rapportées à la sensation :
[…] parce que la plupart de nos actions cognitives sont commises par les affections de la douleur ou de la volupté, le bonheur et le malheur de presque toute notre vie consiste dans la bonne ou mauvaise direction des affections23.
Pour terminer, il resterait à analyser les avancées de la
Philosophia naturalis sur ces questions. Car après les polémiques de
1645 et la dispute des Notae in programma, Regius a ajouté aux
Fundamenta Physices un cinquième livre, intitulé De l’homme. Nous
en avons étudié ailleurs les principales avancées en matière
d’émancipation par rapport à l’ontologie dualiste des Méditations24 et
d’exploitation d’autres tendances d’autres textes cartésiens. Ce qui
23§ XXVI.24Kolesnik-Antoine Delphine , « L’âme et le corps dans la philosophie naturelle de Regius », ibid.
nous intéresse ici est différent : il s’agit de montrer de quelle manière
les considérations du traité des affections de l’âme y sont refondues
dans une épistémologie empiriste désormais pleinement assumée.
3/ La Philosophia naturalis (1654 et 1661)
La question des passions intervient dès le livre IV, consacré
aux «animaux irraisonnables», plus particulièrement au chapitre XVI,
qui traite des actions sensitives des animaux. Regius y reprend ses
considérations antérieures sur les deux principales synecdoques
passionnelles: la joie et la tristesse. Mais il y ajoute un élément, qu’on
peut relier aux premières critiques de Descartes dans la
correspondance et à propos duquel il a pu trouver des développements
intéressants dans la deuxième partie des Passions de l’âme: la colère
est physiologiquement distinguée de la tristesse par son enracinement
principal dans l’agitation des fibres des conduits de la bile, là où la
seconde provient d’une ouverture des pores de la rate et d’un mélange
particulier des esprits animaux qui en sortent, pour se mêler au reste
du sang et passer du foie au cœur. L’attention est donc apportée, dans
ce chapitre, à la nécessité de poursuivre jusqu’au bout l’entreprise de
particularisation des passions, à partir de leurs causes physiologiques.
Le chapitre XVII, qui spécifie encore les «passions animales»
par différents types d’expression (le rire, les cris, les gémissements,
etc.), insiste pour sa part sur l’importance des «impressions violentes
des objets» dans la détermination de ces expressions. La deuxième
cause physiologique, distinguée dès la deuxième dispute, retrouve
ainsi toute sa force.
La particularité du livre V, qui constitue le passage le plus
retravaillé entre les Fundamenta Physices et les deux éditions de la
Philosophia naturalis, consiste à consolider les positions de Regius
concernant l’enracinement de toute forme de pensée dans la sensation.
Un tel procédé passe tout d’abord par la revendication du lien
intrinsèque entre toutes les pensées de l’âme, y compris celles qui
concernent les choses incorporelles, avec la disposition du cerveau.
Les questionnements d’Élisabeth se voient ainsi systématisés dans une
argumentation revendiquant le lien indissoluble entre toutes nos
pensées et les tempéraments différents, innés ou acquis, de nos
cerveaux respectifs.
Cette primitivité de la sensation ou du sentiment, selon les
traductions, sur toute forme de pensée, est martelée dès le titre du
deuxième chapitre du livre V, très provocateur pour un lecteur des
Méditations: « De l’entendement, et ‘premièrement’, du sentiment »25.
Jusqu’au chapitre VI, Regius reprend ses définitions physiologiques
antérieures des sens externe et interne, puis l’examen un par un des
différents sens, avant de poursuivre par la mémoire, l’imagination, la
volonté et le mouvement volontaire (chapitre X). La volonté elle-
même se voit ainsi inscrite dans une argumentation provenant des sens
pour retourner à son application au corps.
Le chapitre XI, intitulé « Des passions de l’âme », vient
conclure ces analyses.
Tout d’abord, la volonté, requalifiée en force d’esprit, y est
présentée sous un aspect qu’on pourrait qualifier de potentiellement
déficient ou, pour prendre le contre-pied de l’article 50 des Passions
de l’âme, comme susceptible de perdre à tout instant tout pouvoir sur
ses passions.
25 Nous soulignons.
Deuxièmement, la douleur et la volupté sensitives, qui
caractérisent les deux façons opposées dont nous pouvons nous
rapporter aux objets, sont désignées comme les principes premiers
dont l’infinie variété des passions, du jugement et de la volonté y
compris, pourra ensuite être dérivée. Il ne faut donc plus les
considérer comme de simples synecdoques, mais bien comme les
principales passions.
L’innovation majeure de ces développements, par rapport à la
dissertation sur les affections de l’âme, réside ainsi dans la longue
entreprise de justification, par Regius, de la fécondité de ces seuls
deux critères, pour descendre dans tous les détails des passions
particulières. On pourrait assimiler cette entreprise à une application,
contre Descartes, des recommandations de ce dernier, lorsqu’il
déconseillait à Regius de publier tels quels ses Fundamenta Physices :
sans le passage par le détour de la preuve, ses argumentations réduites
perdraient leur caractère persuasif. Il en résulte une liste indéfinie de
passions, toutes déduites de deux principes uniques, et parmi laquelle
on trouve, presque au hasard, la générosité, définie comme
L’amour que nous avons pour notre liberté et pour les choses qui nous sont propres, et dans le mépris que nous faisons de toutes celles qu’on peut nous ôter26.
Hors contexte encore une fois, cette définition pourrait sembler
toute cartésienne. Mais replacée dans la très longue liste des passions
qui l’accompagne, dans laquelle elle n’occupe aucune place
particulière, et re-contextualisée par toutes les modalisations apportées
par Regius à la définition de la volonté et de la force d’âme, cette
définition est, sinon vidée de son contenu, du moins restituée à son
26 Ibid., p. 541.
plein et entier statut de passion, comprise comme pensée enracinée
dans une sensation principale, ici, la volupté.
La lecture isolée des critiques de Descartes, demandant à
Regius de réorienter ses analyses en considérant l’importance des
facultés de l’âme rationnelle comme la volonté, aurait pu nous inciter
à penser que les développements des Méditations, puis des Passions
de l’âme, se contentent de conforter ce qui a toujours été la position de
Descartes.
Mais la restitution du dialogue entre les deux hommes montre
que ces dernières s’inséraient déjà dans un contexte polémique lourd
(celui de la querelle d’Utrecht) où il fallait durcir ce type d’argument
pour mieux se défendre ou, plus simplement, pour avoir la paix. Elle
montre en outre que les questions d’Élisabeth ont entraîné des
réponses remettant au premier plan l’importance du critère
physiologique sous toutes ses formes, dans la détermination des
pensées de l’âme.
Or, si l’on accepte l’idée selon laquelle les analyses
« dualistes » des Méditations et les développements relatifs à un
pouvoir « absolu » de l’âme sur ses passions, répondent à une lecture
partiale des textes physiologiques, alors il faut aussi considérer les
thèses de Regius et leur évolution comme une mise à nu possible de ce
que seraient devenues les thèses de Descartes, sans ce contexte de
pression polémique.
Regius aurait, en ce sens, pleinement achevé le « premier
crayon » proposé par Descartes à Élisabeth, en 1646.
Delphine KOLESNIK-ANTOINE, ENS de Lyon, CERPHI,
UMR 5037.
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