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En quel sens la médecine a-t-elle contribué à l'élaboration de la philosophie cartésienne?

Date post: 22-Jan-2023
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En quel sens la médecine a-t-elle contribué à l'élaboration de la philosophie cartésienne? Les théories des passions de Regius et de Descartes 1 . On souligne souvent le rôle décisif d'Élisabeth dans l'évolution des positions cartésiennes sur la question des passions de l'âme 2 . Par ses questions, la princesse incita le philosophe à problématiser le lien entre les principes de physique fondamentaux et des principes psycho- physiologiques faisant toute leur place aux considérations sur l’histoire de l’individu 3 . Elle lui fit quitter le terrain de la distinction des substances et s'installer au cœur de la troisième notion primitive ici envisagée dans sa dimension passive. Ce recentrement sur l’âme en tant qu'unie au corps atteste de ce que chez Descartes, les considérations métaphysiques s'inscrivent dans un dialogue évolutif avec toute une série de questionnements empirico-médicaux eux-mêmes en mutation. C'est précisément ce dialogue « impur » qui légitime la place si décisive et si négligée par les interprétations idéalistes dominantes de la philosophie de Descartes, dans la généalogie de l'anthropologie moderne. Pour contribuer à restituer ce dialogue, nous avons choisi l'interlocuteur qui fut à l’origine, en 1643, des questions qu’Élisabeth 1 Ce texte reprend, avec l'accord de l'éditeur et en leur donnant d'autres développements, quelques points de notre contribution : « La question des passions chez Regius et Descartes. Premiers éléments d’interprétation », in The Domain of the Human. Anthropological Frontiers in Modern and Contemporary Thought, Azimuth, Storia e Letteratura, dir. S. Guidi, 2013, I. , 2013, p. 13-32. 2 Cf. notamment la lettre du 25 avril 1646, dans laquelle Élisabeth commente le «premier crayon» du traité des passions, pages 163 et 164 dans l’édition de Michelle et Jean-Marie Beyssade, Descartes. Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Paris, GF, 1989. 3 Cf. la lettre de mai 1646, Beyssade, ibid., pp. 166-167).
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En quel sens la médecine a-t-elle contribué à

l'élaboration de la philosophie cartésienne?

Les théories des passions de Regius et de Descartes1.

On souligne souvent le rôle décisif d'Élisabeth dans l'évolution

des positions cartésiennes sur la question des passions de l'âme2. Par

ses questions, la princesse incita le philosophe à problématiser le lien

entre les principes de physique fondamentaux et des principes psycho-

physiologiques faisant toute leur place aux considérations sur

l’histoire de l’individu3. Elle lui fit quitter le terrain de la distinction

des substances et s'installer au cœur de la troisième notion primitive

ici envisagée dans sa dimension passive.

Ce recentrement sur l’âme en tant qu'unie au corps atteste de

ce que chez Descartes, les considérations métaphysiques s'inscrivent

dans un dialogue évolutif avec toute une série de questionnements

empirico-médicaux eux-mêmes en mutation. C'est précisément ce

dialogue « impur » qui légitime la place si décisive et si négligée par

les interprétations idéalistes dominantes de la philosophie de

Descartes, dans la généalogie de l'anthropologie moderne.

Pour contribuer à restituer ce dialogue, nous avons choisi

l'interlocuteur qui fut à l’origine, en 1643, des questions qu’Élisabeth

1Ce texte reprend, avec l'accord de l'éditeur et en leur donnant d'autres développements, quelques points de notre contribution : « La question des passions chez Regius et Descartes. Premiers éléments d’interprétation », in The Domain of the Human. Anthropological Frontiers in Modern and Contemporary Thought, Azimuth, Storia e Letteratura, dir. S. Guidi, 2013, I., 2013, p. 13-32. 2 Cf. notamment la lettre du 25 avril 1646, dans laquelle Élisabeth commente le «premier crayon» du traité des passions, pages 163 et 164 dans l’édition de Michelle et Jean-Marie Beyssade, Descartes. Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Paris, GF, 1989.3 Cf. la lettre de mai 1646, Beyssade, ibid., pp. 166-167).

adressa à Descartes au sujet de l’union de l’âme et du corps4: le

médecin d’Utrecht Henricus Regius5.

Si la question des passions constitue à ce titre le meilleur point

de vue, c'est parce qu'elle fait l’objet de discussions communes aux

deux hommes, depuis les premières disputes de physiologie

(particulièrement la troisième, soutenue en deux parties en juin 1641

par Jacob Blocq et Johann de Raey) et jusque après la mort de

Descartes, dans la Philosophia naturalis (1654 et 1661), qui reprend et

modifie des passages de la De affectibus animi dissertatio, parue à

Utrecht en 1650. Il y a là comme un fil rouge reliant le moment où le

Discours de la méthode et les Essais seuls sont publics, jusqu’à la

parution des Méditations métaphysiques (1641), des Principia

philosophiae (1644) puis des Principes de la philosophie (1647)6 , et

enfin des Passions de l’âme (1649).

Afin de proposer les premiers éléments d’analyse critique sur

cette question, nous commencerons par détailler ce qui, dans les toutes

premières considérations de Regius sur les passions (celles des 4 Nous posons les premiers jalons de l’importance de cette relation dans notre contribution: « Élisabeth philosophe: un cartésianisme empirique? », in Élisabeth face à Descartes: deux philosophes?, dir. Kolesnik-Antoine Delphine et Pellegrin Marie-Frédérique, Paris, Vrin, 2014, pp. 119-138.5 Outre l’édition de référence de La Querelle d’Utrecht par Theo Verbeek (Paris, Les Impressions Nouvelles, 1988) et le volume d' Erik-Jan Bos, The correspondence between Descartes and Henricus Regius (Zeno, The Leiden-Utrecht Research Institute of Philosophy, 2002), qui contient une bibliographie des études antérieures sur Regius, on pense particulièrement aux contributions récentes suivantes: Clarke Desmond, The Physics and the Metaphysics of the Mind: Descartes and Regius, in Mind, Method and Morality: Essays in Honour of Anthony Kenny, ed. J. Cottingham – P. Hacker, OUP, 2010, pp. 187-207; Bos Erik-Jan, « Henricus Regius et les limites de la philosophie cartésienne », in Qu’est-ce qu’être cartésien?; dir. Kolesnik-Antoine Delphine, ENS Éditions, 2013, p. 53-68 ; Bellis Delphine, « Empiricism Without Metaphysics: Regius’ Cartesian Natural Philosophy », in Dobre Minhea – Nyden Tammy (dir.), Cartesian Empiricisms, Dordrecht, Springer, Studies in History of Philosophy of Science, 2013, pp. 151-183 ; et Kolesnik-Antoine Delphine, « L’âme et le corps dans la philosophie naturelle de Regius. Repenser en médecin l’héritage cartésien », in Machine and Life. Epistemological Models and Moral Implications (XVII-XIXth Centuries), dir. Allocca Nunzio, Nodus Publikationen, Münster, 2014.

6La préface à l’édition française de 1647 entérinant la brouille avec Regius, suite à la parution des Fundamenta Physices en 1646, sur fond de dessin d’un arbre du savoir enracinant la physique dans la métaphysique et désormais désigné, par Descartes lui-même, comme le seul «cartésien».

disputes de physiologie) fut discuté et critiqué par Descartes, et

modifié ou conservé par Regius. Nous mettrons ensuite en regard le

traité des affections de l’âme de Regius (1650) et le traité des passions

de l'âme de Descartes (1649), et proposerons pour finir quelques

analyses ciblées de la Philosophia naturalis (1654, 1661).

L'enjeu d'une telle analyse n'est pas seulement d'érudition :

ouvrir un dossier méconnu de histoire de la philosophie. Il vise, bien

plus largement, à comprendre ce qui, dans les thèses du médecin

d'Utrecht et dans sa manière de les présenter, était accrédité par un

certain Descartes au début des années 1640, et ne pourra plus l’être à

l’approche de 1650. Les choix du traité des Passions de l’âme

pourront dès lors être interprétés comme un moyen, pour Descartes, de

prendre un virage par rapport à ce à quoi auraient pu le conduire ses

premiers écrits si Regius ne les avait pas, selon les interprétations,

déformés ou, au contraire, exposés correctement. Symétriquement, les

choix de Regius pourront être interprétés comme une des destinées

possible des premiers textes de Descartes. Les Méditations

métaphysiques s'en trouveront ainsi réinsérées dans les débats

physiologiques qui les ont précédées et sur fond desquels elles

prennent sens. Et le prisme passionnel permettra de déplacer le débat

interprétatif traditionnel du terrain de l'antagonisme entre un

matérialisme anti-cartésien et un idéalisme cartésien, vers l'examen

plus attentif d'un dialogue intra-cartésien entre un empirisme du sens

externe et un empirisme du sens interne7.

7 Il faut rappeler ici les analyses décisives proposées par Georges Canguilhem dans « Qu'est-ce que la psychologie? » (Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1958 -conférence prononcée le 18 décembre- ; repr. Dans le vol. 2 des Cahiers pour l'analyse -1966- et dans les Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, pp. 365-382. À partir d'une lecture de la douzième des Règles pour la direction de l'esprit, il propose de considérer Descartes comme le promoteur d'une psychologie entendue comme une physique mathématique du sens externe, qui aboutira à Fechner, grâce au secours de physiologistes comme Helmoltz, critiqué à son tour par Herbart. Une telle lecture permet de dénoncer le contresens, que Canguilhem impute à Maine de Biran,

1/ La question des passions dans la Physiologia, sive Cognitio

sanitatis. Tribus disputationibus in Academia Ultrajectina publice

proposita (Utrecht, 1641)

Le texte latin de quatre disputes sur les sept soutenues à

Utrecht (les disputes 1 à 3 et la sixième) a été fourni par Erik-Jan Bos

dans son édition de la correspondance entre Descartes et Regius8. Si

l’on excepte un article d’Annie Bitbol-Hespériès, paru en 19939, qui

leur est consacré, et des contributions plus récentes, référencées dans

la note 4, qui s’en servent dans le cadre d’une argumentation plus

générale de réhabilitation de l’intérêt de la pensée de Regius, ces

disputes n’ont, à notre connaissance, fait l’objet d’aucune étude

spécifique à ce jour10. Elles vont ici nous permettre de montrer en quoi

le thème des passions a fait très tôt l’objet de discussions cartésiennes,

dans un contexte médical décisif à plus d'un titre.

consistant à ériger Descartes en promoteur d'une psychologie rationnelle ou d'une science du moi, contresens dont les Méditations métaphysiques auraient été l'occasion, sans toutefois en porter la responsabilité. Or c'est avec Descartes et non contre lui qu'il s'agit de penser une psychologie empirique comme histoire naturelle du moi et de recréer les liens, brisés par cette histoire idéaliste, entre Descartes et Locke ou Ribot, via Condillac, les Idéologues français et les utilitaristes anglais. C'est la place de Regius dans cette histoire, donc du débat empiriste au sein du cartésianisme lui-même, que nous souhaitons pour notre part éclairer.8 Bos, The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, ibid.., pp. 195-248 pour le texte de la Physiologia, sive Cognitio sanitatis. Tribus disputationibus in Academiâ Ultrajectinâ publicè proposita (Utrecht, 1641). Erik-Jan Bos indique en italiques les passages modifiés par Regius suite à la relecture et aux propositions de correction de Descartes.9 Descartes et Regius: leur pensée médicale, in Descartes et Regius. Autour de l’Explication de l’esprit humain. Theo Verbeek (dir.), Studies in the History of Ideas in the Low Countries 2, Amsterdam/Atlanta: Rodopi, 1993, pp. 47-68.10 Le renouveau des recherches cartésiennes actuelles, notamment le travail de Robin Buning sur Reneri (qui a mis au jour cinq nouvelles Disputationes, imputables aux dernières années d’enseignement de Reneri, en portant ainsi à douze le nombre total de Disputationes soutenues à Utrecht), permettra dans l’avenir de reconsidérer toute l’importance de ces textes dans la première diffusion du cartésianisme. Cf. par exemple, sur ce point, l’article de Robin Buning, « Henricus Regius and the earliest teaching of Cartesian philosophy at Utrecht University », in Vu d’ailleurs. Le siècle d’Or des Pays-Bas et les nouveaux agendas de la recherche, dir. Kolesnik-Antoine Delphine – Secrétan Catherine, Paris, Champion, 2014.

Ces quatre textes médicaux portent respectivement sur la

définition de la santé, sur les actions naturelles, sur les actions

animales et sur les signes des maladies. Ils ont été soumis à Descartes

avant publication ; ils ont fait l’objet de remarques circonstanciées et

de recommandations concernant l’ajout, la modification ou la

suppression de certains passages qui pourraient prêter le flanc à la

critique. Le résultat final est donc un authentique texte à quatre mains,

ce que souligne l’édition d’Erik-Jan Bos en indiquant en italiques les

parties du texte retouchées suite à l’intervention de Descartes.

L’exemple le plus frappant est l’ajout, dans la troisième

dispute et à propos de l’entendement, de perceptions «inorganiques»,

susceptibles de nous faire connaître les choses dépourvues d’images,

comme l’âme rationnelle ou Dieu. Ces « perceptions inorganiques »,

dont il faut souligner que la formulation, artificielle et privative, ne

convient ni à la philosophie de Descartes, ni à celle de Regius,

disparaîtront des versions de la Philosophia naturalis consécutives à

la brouille entre les deux hommes, en retissant le lien indissoluble et

devenu non négociable, pour Regius, entre l’esprit et le tempérament

du cerveau.

Or concernant les passions, l’intégration des corrections dans

le texte des disputes n’est ni nette, ni systématique.

On pourrait résumer les objections de Descartes à trois

arguments, ici repris dans leur ordre d’apparition dans la

correspondance (à partir de la lettre du 24 mai 1640).

Le premier ne concerne pas tant les passions proprement dites

que la possibilité éventuelle de s’en émanciper, pour n’être pas réduit

à une âme passive dépendante du corps. Que ce lien soit naturel ou

formé par habitude, Regius a, selon Descartes, trop durci la façon dont

l’exercice du jugement se rapporte au tempérament du corps. Et il a

sous-estimé, en proportion, le rôle de la volonté. Les théories de la

liberté et de l’erreur, ébauchées dans la quatrième partie du Discours

de la méthode et qui seront reformulées et consolidées dans les

Méditations métaphysiques, viennent ainsi corriger certaines

affirmations de la sixième partie du Discours lui-même, réinvesties

par Regius dans la Physiologia :

L’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher11.

Lorsque Descartes écrit à Regius, dans sa lettre de mai 1641,

qu’il n’est pas «du sentiment de ceux qui disent que l’homme ne

comprend point par le moyen du corps», il réoriente donc une lecture

possible de son propre texte (celui du Discours), dans la direction

d’une distinction de l’âme et du corps que les Méditations

s’emploieront à prouver et que le traitement pour lui-même de la

thématique des passions aurait risqué, en 1641, d’obscurcir. Sans cet

échange avec Regius, autrement dit, la pente de la « forte

dépendance » de l'âme envers le corps aurait sans doute été, chez

Descartes lui-même, beaucoup plus marquée qu'on ne le considère en

relisant la fin du Discours à travers le prisme des écrits ultérieurs.

Le deuxième argument de la correspondance concerne le

dénombrement des passions. Il condamne la réduction de ces dernières

à des modalités de deux passions principales : la joie et la tristesse, là

11 Discours de la méthode, VIe partie, AT VI, 61.

où la colère ou la crainte, par exemple, qui comprennent aussi la

tristesse, nous affectent d’une manière bien différente de celle-ci.

La réduction n’est donc pas critiquée en tant que recherche des

critères de dénombrement les plus généraux pour expliquer la

particularité indéfinie des passions dérivées, mais en tant que

simplification outrancière de ces critères, dont il est entendu qu’ils

doivent rester en nombre restreint.

Le troisième et dernier argument concerne plus directement la

physiologie des passions. À Regius, qui les situe dans le cerveau,

Descartes objecte qu’il faut faire une place au cœur, auquel le

cerveau est relié par un petit nerf spécifiant le sens interne par

rapport aux sens externes. La précision du critère physiologique a

donc tout à voir avec la conception que l’on se fait des relations entre

l’âme et le corps, dans un tel phénomène. Une solution satisfaisante

pour Descartes serait la suivante :

Je dirais, [que] le principal siège des passions, en tant qu’elles regardent le corps, est dans le cœur, parce que c’est lui qui en est le plus altéré ; mais leur place est dans le cerveau, en tant qu’elles affectent l’âme, parce que l’âme ne peut souffrir immédiatement que par lui (mai 1641)12.

Concernant les deux derniers arguments, une interprétation

possible consisterait à dire que, de même qu’il s’est contenté de

poursuivre l’argumentation des cinquième et sixième parties du

Discours de la méthode dans un sens qui minore voire ignore

l’importance de la quatrième, Regius a ici repris le gros de

l’argumentation de la cinquième partie, de la Dioptrique (seul texte

12GRL, 43.

cité par Regius) et, peut-être, du traité de L’Homme encore inédit13 ,

pour ériger le point de vue de la machine, abstraction faite des

modifications que l’âme-fontenier peut lui impulser, en point de vue

adéquat sur le « vrai homme ». Le traité des Passions de l’âme

jouerait à cet égard, par rapport à ces textes, le même rôle que les

Méditations par rapport à la quatrième partie du Discours : celui du

développement d’une question qui, sans cela, aurait pu entraîner, au

nom du cartésianisme universitaire, des interprétations du type de

celle de Regius.

Car en présentant ainsi ses analyses sur les passions, Regius

avait le sentiment de faire œuvre de cartésien. Il revenait donc à

Descartes de préciser ses propres positions par rapport à ce qui était en

passe de devenir la version officielle, attestée par un enseignement et

des publications se réclamant de la Dioptrique, de sa nouvelle

13 Sur la question des copies de L'Homme, cf. Sylvain Matton, « Un témoignage oublié sur le manuscrit du Traité de L’Homme de Descartes », in Bulletin cartésien, 2005, pp. 7-8; et Matthijs van Otegem, A Bibliography of the Works of Descartes (1637-1704), 2 tomes, Zeno, The Leiden-Utrecht Research Institute of Philosophy, volume XXXVIII, 2002, pp. 485-536 (dans le tome 2) pour le De Homine. Si cette question est délicate, c'est en raison de l'importance souvent accordée a priori, dans l'historiographie, à ce que nous appellerons « la rumeur du plagiat ». Le point de départ de cette rumeur se trouve chez Descartes lui-même, dans la lettre à Élisabeth de mars 1647 (Beyssade, pp. 197-199). Et elle est reprise, sans même être questionnée, dans des études aussi importantes que la thèse de Thomas P. Gariepy, Mechanism without Metaphysics: Henricus Regius and the Establishment of Cartesian Medicine (Ph. D. Diss., Yale University, 1990). Theo Verbeek et Erik-Jan Bos ont été les premiers à mettre en doute la vérité de cette accusation et à nous inciter à nous méfier d’une acceptation trop facile et non questionnée de la parole de Descartes. Un texte très peu lu : la préface de Carolus Fabricius à la seconde édition de la Brevis explicatio, revient sur cet épisode, pour le retourner à la faveur de Regius: «[…] comme les calomniateurs allèrent jusqu’à dire que Regius avait plagié les écrits de Descartes sur les animaux, bien qu’il n’en eût jamais eu connaissance, l’on est certainement bien davantage en droit de dire la même chose, non de Regius mais de Descartes, précisément que Descartes, dans ses écrits, s’est approprié l’intégrité du recueil de physiologie de Regius, dont il avait eu connaissance de nombreuses années auparavant, et en a transformé le contenu à son usage» (le texte se trouve dans la seconde édition de la Brevis explicatio mentis humanae, sive animae rationalis, antea publico examini proposita, et deinde operâ Henricii Regii Ultrajectini nonhil dilucidata, et à notis Cartesii vindicata, Edito Postrema, prioribus auctior et emendatior, ad calumniarum quarundam rejectionem, nunc evulgata ed, Utrecht, Th. Van Ackersdijck et G. Van Zijll, 1657. traduction de Stéphanie Vermot). On voit par là que l'évacuation de la question empiriste du champ des études cartésiennes résulte également d'une construction historiographique complexe remontant à Descartes lui-même. On voit par là combien la répugnance à inclure la philosophie cartésienne dans un cadre empiriste est tributaire de relais historiques et de l'importance qu'on leur accorde dans notre compréhension de cette philosophie.

philosophie, du côté de ses partisans comme du point de vue de ses

détracteurs14.

De quelle manière Regius a-t-il alors réagi aux critiques de

Descartes ?

Concernant le premier réseau d’objections, Regius a tenu à

maintenir le lien indissoluble entre les pensées de l’âme et le corps, en

dépit de quelques ajouts «forcés» de considérations sur l’âme

rationnelle.

La première dispute, qui eut pour répondant Cornelius Bruynvisch,

définit ainsi cette âme rationnelle comme «premier principe, chez

l’homme, des actions humaines», le «principe» étant ici défini comme

«la première cause efficiente». Et elle conclut en soulignant qu’il est

vain de se demander si cette âme rationnelle consiste entièrement dans

le tout ou entièrement dans les parties singulières, puisque cela revient

à la considérer sur le modèle du corps. La troisième dispute est plus

nuancée devant les objections du «Mystagogue sacré de la Dioptrique

française». D’un côté, Regius souligne que si le jugement peut être

affecté par un cerveau mal disposé, l’important est que l’esprit se

garde alors de l’utiliser, pour juger correctement. Il semble donc

reconnaître la possibilité, au moins théorique, pour l’homme, de se

déprendre d’une telle «dépendance» vis-à-vis du corps. Mais d'un

autre côté, Regius propose une définition radicalement physiologique

du sens interne et une explication du jugement immédiatement reliée à

l’affection ou à la passion.

La première définition du sens interne ou commun comme «partie

du sens par laquelle l’âme, à partir du mouvement de la glande

pinéale, perçoit et reconnaît tous les mouvements des objets offerts 14 Lorsqu’il réfute Descartes, c’est ainsi Regius, et non Descartes, que Martin Schoock cite, dans l’Admiranda methodus novae philosophiae Renati des Cartes (Utrecht, 1643).

aux cinq sens», pourrait bien sûr être interprétée comme une simple

reprise, réfractée dans l’actualité du mécanisme du quatrième

Discours de la Dioptrique, du sens commun des anciens. Mais elle

permet surtout à Regius de ne pas spécifier ce sens interne du point de

vue de l’âme.

La liaison intrinsèque entre le jugement et l’affection entraîne par

ailleurs la requalification de la volonté cartésienne dans le lexique

physiologique du cours et de la force des esprits animaux. Car le

centre d’initiative de l’appréciation, par l’âme, du caractère «bon» ou

«mauvais» de ces objets, n’est pas situé dans l’âme, mais dans le

corps, avec tout ce que cette prise de position comporte de décisif

pour apprécier le chemin inverse que parcourra Descartes, dans

l’article 52 de la deuxième partie des Passions de l’âme :

Le jugement est souvent [c’est cet adverbe qui disparaît dans les écrits ultérieurs] accompagné par une affection, qui consiste dans l’élan par lequel l’âme, affectée de façons différentes par l’opinion d’objets bons ou mauvais, propulse des esprits animaux par l’œuvre du conarion, d’une manière variée, à travers les nerfs dans le cœur et dans ses vaisseaux , par quoi, ils sont plus comprimés, ou dilatés, que d’habitude, et le sang est distribué soit copieusement, soit parcimonieusement, à travers le corps, ce qui explique pourquoi le corps dans sa totalité est ensuite perturbé de différentes façons.

Les deux autres arguments de Descartes sont examinés dans la

continuité de celui-ci. Concernant le troisième, Regius prend acte des

corrections suggérées, mais en en profitant pour souligner une

nouvelle fois le lien entre l’esprit et le cerveau:

Le siège principal des affections, dans la mesure où elles concernent le corps, est dans le cœur puisque c’est lui qui est,

en particulier, affecté par elles; mais, dans la mesure où elles affectent également l’esprit, il est seulement dans le cerveau, puisque c’est seulement par lui que l’esprit peut-être affecté immédiatement.

Concernant le deuxième, Regius concède le nécessaire

élargissement de la liste des passions principales. Mais il maintient la

plus grande principialité de la joie et de la tristesse, en la justifiant par

un «examen attentif». Le point de vue de Descartes, là encore, n’est

donc pas tant intégré que complété voire corrigé :

Les principales affections comportent l’amour, la haine, la joie, la tristesse, l’espoir, le désespoir, la peur, l’audace, la colère. Mais un examen attentif montre qu’il s’agit simplement des différents jugements et volontés, associés aux affections de la joie et de la tristesse.

Or comment sont définies ces deux affections principales?

Comme une certaine volupté (pour la joie) et une certaine douleur

(pour la tristesse) provenant du jugement qu’un objet est bon (pour la

joie) ou mauvais (pour la tristesse).

De manière générale, Regius adoucit les formulations contestées

dans la version finale de son texte. Le point qui pose le plus question

concerne le lien intrinsèque entre le jugement et l’affection. Car il

rend problématique la liaison qu’il convient d’instaurer entre une

synecdoque de passion, que l’on pourrait réduire à la sensation, et une

passion qui pourrait être pleinement humaine, et qui intégrerait la

complexification du mécanisme physiologique par un jugement de

l’âme à la fois voulant et voulu.

C’est précisément sur ce point que les écrits ultérieurs innovent.

2/ Le Traité des affections de l’âme (1650) et le Traité des

passions de l’âme (1649).

On ne sait rien du contexte d’élaboration de la dissertation sur

les affections de l’âme. Il ne s’agit en aucun cas d’un texte

académique officiel, comme le sont les disputes. Il est probable, mais

aucunement certain, qu’il ait eu pour objectif de répondre au traité de

Descartes. Enfin, on ne sait pas dans quelle mesure Regius a pu avoir

entendu parler des échanges entre Descartes et Élisabeth sur ces

questions. On sait seulement qu’Élisabeth s’est opposée à la

circulation de ses lettres, que certaines copies ont pourtant circulé à

son insu15, que Descartes a envoyé ses premières considérations sur les

passions à la reine Christine, qu’Élisabeth a au moins été en contact

avec Regius en 1643 (puisque c’est lui qui l’a renvoyée à Descartes)

et, enfin, que ses objections sur la nécessité de particulariser ses

explications pour rendre raison de l’expérience ne sont pas sans

rapport avec les interrogations de Regius.

Quoi qu’il en soit des incertitudes qui demeurent, on peut ainsi

considérer que ces deux traités : celui de Regius et celui de Descartes,

se sont élaborés sur un fond de discussions croisées et passionnées des

mêmes problèmes, dans des réseaux communs, et dans le sillage des

questions soulevées par la querelle d’Utrecht et la publication des

Fundamenta Physices.

15 Certaines survivent en des copies allemandes, notamment à Wiesbaden. Une équipe de chercheurs munichois, coordonnée par Sabrina Ebbersmeyer et à laquelle participe Kathrin Schlierkampf, travaille actuellement à la reconstitution de la correspondance entière d’Élisabeth. Le volume Élisabeth face à Descartes: deux philosophes?, ibid., pp. 205-212, propose une description de ce projet, qui en français s’intitule : Les réseaux invisibles: les femmes dans la philosophie au début de l’époque moderne. Reconstruction et documentation de l’héritage intellectuel d’Élisabeth de Bohème, princesse palatine (1618-1680).

On retiendra trois enseignements de la dissertation sur les

affections de l’âme, pour notre propos : la consolidation du rôle du

cerveau, au détriment du cœur, dans l’explication du phénomène

passionnel ; la reconnaissance de la causalité «principale» du corps

dans l’origine et l’entretien de la passion, par rapport à une force

d’âme surtout spécifiée dans sa dimension physiologique ; et, enfin,

l’affirmation sans condition de la principialité, non plus de la joie et

de la tristesse, mais de la volupté et de la douleur, dans le

dénombrement des passions. Je développerai seulement les points 2 et

3.

Tout d’abord, c’est parce que les passions se définissent par un

mouvement violent et impétueux des esprits animaux nés dans les

ventricules du cerveau que ce dernier doit être considéré comme leur

siège «principal», et non comme un deuxième siège, d’importance

moindre par rapport au cœur ou même à mettre sur le même plan que

ce dernier. L’affirmation des disputes n’est donc pas tant corrigée que

radicalisée ou, pourrait-on dire, davantage assumée.

Deuxièmement, Regius distingue trois causes du mouvement des

esprits animaux : la détermination de l’âme pensante, la conformation

même des esprits animaux et les objets mouvant les esprits animaux16.

Ces causes, sans réciprocité, animent, conservent, accroissent et même

quelquefois provoquent des changements. Mais les deux dernières, qui

mobilisent des critères physiologiques internes et externes, sont dites

«principales», car ce sont elles qui «affectent au plus haut point»

l’âme et le corps17. Enfin, la première n’est analysée que dans ses

«limites», qui proviennent des tempéraments inné et acquis dont 16C'est le § VI du texte.17§ VII.

Descartes avait critiqué l’extension, dans les thèses de physiologie.

L’argumentation est développée au paragraphe IX:

La force d’âme, qui peut déterminer le mouvement même des esprits ou modifier leur détermination, n’est pas infinie mais possède, bien au contraire, des limites qui, chez les différents hommes, aussi bien en raison d’une conformation innée, que due à l’habitude ou acquise pour quelque cause que ce soit, sont variées. De là vient que les affections peuvent être freinées davantage chez certains et moins chez les autres.

Ainsi, la force d’âme (il n’est pas question de « générosité » dans

ce texte), consiste dans le pouvoir de déterminer, non son jugement

droit directement, mais l’intensité (le plus ou le moins) du mouvement

des esprits animaux, qui accompagne voire détermine ce jugement18.

Le combat entre affections contraires, dont nous faisons parfois

l’expérience en nous, et dont Descartes rend correctement raison à

l’article 47 des Passions de l’âme, n’est donc pas imputable à une

lutte entre le corps et l’esprit, mais bien à un conflit entre différents

flux corporels, dont l’origine demeure toujours principalement

somatique19. L’erreur consiste ainsi, selon Regius, à revendiquer, dans

les trois articles qui suivent20, un illusoire « pouvoir absolu » de l’âme

sur ses passions.

Les différences entre les deux hommes se laissent ainsi lire les

unes par rapport aux autres. C’est parce que Regius a trop insisté, dans

ses écrits antérieurs, sur la dépendance de l’âme envers le corps, et

qu’Élisabeth a poussé Descartes à clarifier la manière dont l’âme

pourrait bien prétendre s’en émanciper, lorsque ce dernier est mal

disposé, que ce même Descartes a conclu les développements 18§ XI.19§ VIII.20Les articles 48-50 dans les Passions de l'âme.

physiologiques de la première partie du traité des Passions de l'âme

par un durcissement dissonant par rapport à ses premiers écrits : la

revendication d'un pouvoir « absolu » de l’âme sur les passions, mais

dans la continuité de l’entreprise de « verrouillage » de la distinction

des substances, dans les Méditations métaphysiques. Et c’est très

certainement par réaction contre ce qui, pour Regius et sur le plan

éthique, devait avoir le même statut que les développements sur

l’innéisme dans le domaine épistémologique, à savoir celui d’une

scorie ne rendant pas compte de l’expérience, que celui-ci a réinséré la

force de l’âme dans son contexte physiologique, dans la dissertation.

En outre, la dissertation sur les affections de l’âme dérive les

passions à partir de deux affections principales, définies par les deux

mouvements opposés des esprits animaux qui les mettent en branle : la

volupté et la douleur, comprises comme perception agréable ou

désagréable d’un tel mouvement par l’âme21. Sur ces «synecdoques»

de passions, selon le mot de Regius22 se greffent ensuite le jugement,

qui produit la joie et la tristesse, et la volonté, qui engendre l’amour et

la haine. Il y a donc une origine de la volonté dans les affects, qui ne

trouve aucun équivalent chez Descartes : la volonté peut bien, parfois,

être « voulue », comme dans le cas des combats décrits à l’article 47

du traité, mais elle est toujours déjà là, et d’un autre ordre.

Par rapport au parcours de la deuxième partie du traité des

Passions de l’âme, on peut donc encore tirer deux conclusions.

Concernant Descartes, tout d’abord : la distinction des trois

degrés du sens, dans les VIe Réponses aux Objections, et le

recentrement du critère de dénombrement des passions au sein de 21§ XVII et XVIII.22§ XIX.

l’âme et des façons « principales » qu’elle a de se rapporter aux objets,

dans la deuxième partie des Passions de l'âme, répond à la tentation,

qui était bien celle de Regius dans les disputes et dont Descartes lui-

même était parti dans le « premier crayon » du traité adressé à

Élisabeth en 1646, de se tourner du côté du corps pour les mettre en

ordre.

Parallèlement, la prise en considération de ces trois stades :

perception, jugement et volonté, chez Regius, vise à rappeler

l’enracinement du dernier lui-même dans le premier, c’est-à-dire

l’origine authentique de toute passion de l’âme dans le sens

physiologique, interne ou externe. Dans la dissertation, un tel choix

aboutit à la revendication du primat du toucher et du modèle du choc.

Et si la principale volupté sensible est tactile, alors le chatouillement

est plus qu’une synecdoque de la passion : il en est le paradigme. Les

façons dont l’âme connaît et se dirige en cette vie peuvent du coup

être rapportées à la sensation :

[…] parce que la plupart de nos actions cognitives sont commises par les affections de la douleur ou de la volupté, le bonheur et le malheur de presque toute notre vie consiste dans la bonne ou mauvaise direction des affections23.

Pour terminer, il resterait à analyser les avancées de la

Philosophia naturalis sur ces questions. Car après les polémiques de

1645 et la dispute des Notae in programma, Regius a ajouté aux

Fundamenta Physices un cinquième livre, intitulé De l’homme. Nous

en avons étudié ailleurs les principales avancées en matière

d’émancipation par rapport à l’ontologie dualiste des Méditations24 et

d’exploitation d’autres tendances d’autres textes cartésiens. Ce qui

23§ XXVI.24Kolesnik-Antoine Delphine , « L’âme et le corps dans la philosophie naturelle de Regius », ibid.

nous intéresse ici est différent : il s’agit de montrer de quelle manière

les considérations du traité des affections de l’âme y sont refondues

dans une épistémologie empiriste désormais pleinement assumée.

3/ La Philosophia naturalis (1654 et 1661)

La question des passions intervient dès le livre IV, consacré

aux «animaux irraisonnables», plus particulièrement au chapitre XVI,

qui traite des actions sensitives des animaux. Regius y reprend ses

considérations antérieures sur les deux principales synecdoques

passionnelles: la joie et la tristesse. Mais il y ajoute un élément, qu’on

peut relier aux premières critiques de Descartes dans la

correspondance et à propos duquel il a pu trouver des développements

intéressants dans la deuxième partie des Passions de l’âme: la colère

est physiologiquement distinguée de la tristesse par son enracinement

principal dans l’agitation des fibres des conduits de la bile, là où la

seconde provient d’une ouverture des pores de la rate et d’un mélange

particulier des esprits animaux qui en sortent, pour se mêler au reste

du sang et passer du foie au cœur. L’attention est donc apportée, dans

ce chapitre, à la nécessité de poursuivre jusqu’au bout l’entreprise de

particularisation des passions, à partir de leurs causes physiologiques.

Le chapitre XVII, qui spécifie encore les «passions animales»

par différents types d’expression (le rire, les cris, les gémissements,

etc.), insiste pour sa part sur l’importance des «impressions violentes

des objets» dans la détermination de ces expressions. La deuxième

cause physiologique, distinguée dès la deuxième dispute, retrouve

ainsi toute sa force.

La particularité du livre V, qui constitue le passage le plus

retravaillé entre les Fundamenta Physices et les deux éditions de la

Philosophia naturalis, consiste à consolider les positions de Regius

concernant l’enracinement de toute forme de pensée dans la sensation.

Un tel procédé passe tout d’abord par la revendication du lien

intrinsèque entre toutes les pensées de l’âme, y compris celles qui

concernent les choses incorporelles, avec la disposition du cerveau.

Les questionnements d’Élisabeth se voient ainsi systématisés dans une

argumentation revendiquant le lien indissoluble entre toutes nos

pensées et les tempéraments différents, innés ou acquis, de nos

cerveaux respectifs.

Cette primitivité de la sensation ou du sentiment, selon les

traductions, sur toute forme de pensée, est martelée dès le titre du

deuxième chapitre du livre V, très provocateur pour un lecteur des

Méditations: « De l’entendement, et ‘premièrement’, du sentiment »25.

Jusqu’au chapitre VI, Regius reprend ses définitions physiologiques

antérieures des sens externe et interne, puis l’examen un par un des

différents sens, avant de poursuivre par la mémoire, l’imagination, la

volonté et le mouvement volontaire (chapitre X). La volonté elle-

même se voit ainsi inscrite dans une argumentation provenant des sens

pour retourner à son application au corps.

Le chapitre XI, intitulé « Des passions de l’âme », vient

conclure ces analyses.

Tout d’abord, la volonté, requalifiée en force d’esprit, y est

présentée sous un aspect qu’on pourrait qualifier de potentiellement

déficient ou, pour prendre le contre-pied de l’article 50 des Passions

de l’âme, comme susceptible de perdre à tout instant tout pouvoir sur

ses passions.

25 Nous soulignons.

Deuxièmement, la douleur et la volupté sensitives, qui

caractérisent les deux façons opposées dont nous pouvons nous

rapporter aux objets, sont désignées comme les principes premiers

dont l’infinie variété des passions, du jugement et de la volonté y

compris, pourra ensuite être dérivée. Il ne faut donc plus les

considérer comme de simples synecdoques, mais bien comme les

principales passions.

L’innovation majeure de ces développements, par rapport à la

dissertation sur les affections de l’âme, réside ainsi dans la longue

entreprise de justification, par Regius, de la fécondité de ces seuls

deux critères, pour descendre dans tous les détails des passions

particulières. On pourrait assimiler cette entreprise à une application,

contre Descartes, des recommandations de ce dernier, lorsqu’il

déconseillait à Regius de publier tels quels ses Fundamenta Physices :

sans le passage par le détour de la preuve, ses argumentations réduites

perdraient leur caractère persuasif. Il en résulte une liste indéfinie de

passions, toutes déduites de deux principes uniques, et parmi laquelle

on trouve, presque au hasard, la générosité, définie comme

L’amour que nous avons pour notre liberté et pour les choses qui nous sont propres, et dans le mépris que nous faisons de toutes celles qu’on peut nous ôter26.

Hors contexte encore une fois, cette définition pourrait sembler

toute cartésienne. Mais replacée dans la très longue liste des passions

qui l’accompagne, dans laquelle elle n’occupe aucune place

particulière, et re-contextualisée par toutes les modalisations apportées

par Regius à la définition de la volonté et de la force d’âme, cette

définition est, sinon vidée de son contenu, du moins restituée à son

26 Ibid., p. 541.

plein et entier statut de passion, comprise comme pensée enracinée

dans une sensation principale, ici, la volupté.

La lecture isolée des critiques de Descartes, demandant à

Regius de réorienter ses analyses en considérant l’importance des

facultés de l’âme rationnelle comme la volonté, aurait pu nous inciter

à penser que les développements des Méditations, puis des Passions

de l’âme, se contentent de conforter ce qui a toujours été la position de

Descartes.

Mais la restitution du dialogue entre les deux hommes montre

que ces dernières s’inséraient déjà dans un contexte polémique lourd

(celui de la querelle d’Utrecht) où il fallait durcir ce type d’argument

pour mieux se défendre ou, plus simplement, pour avoir la paix. Elle

montre en outre que les questions d’Élisabeth ont entraîné des

réponses remettant au premier plan l’importance du critère

physiologique sous toutes ses formes, dans la détermination des

pensées de l’âme.

Or, si l’on accepte l’idée selon laquelle les analyses

« dualistes » des Méditations et les développements relatifs à un

pouvoir « absolu » de l’âme sur ses passions, répondent à une lecture

partiale des textes physiologiques, alors il faut aussi considérer les

thèses de Regius et leur évolution comme une mise à nu possible de ce

que seraient devenues les thèses de Descartes, sans ce contexte de

pression polémique.

Regius aurait, en ce sens, pleinement achevé le « premier

crayon » proposé par Descartes à Élisabeth, en 1646.

Delphine KOLESNIK-ANTOINE, ENS de Lyon, CERPHI,

UMR 5037.

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