+ All Categories
Home > Documents > Entre droit et médecine : les origines de la médecine légale en Italie

Entre droit et médecine : les origines de la médecine légale en Italie

Date post: 21-Nov-2023
Category:
Upload: univ-avignon
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
64
TROISIÈME PARTIE AUX CONFINS DE LA MÉDECINE
Transcript

TROISIÈME PARTIE

AUX CONFINS DE LA MÉDECINE

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD

ENTRE DROIT ET MÉDECINE

LES ORIGINES DE LA MÉDECINE LÉGALE EN ITALIE(XIIIe-XIVe SIÈCLES) *

Depuis quand la médecine légale existe-t-elle ? Dans les histoires destinées aux praticiens actuels, on ne manque jamais de citer, au début du parcours, des textes aussi anciens que le code d’Hammura-bi, en 2200 avant notre ère ; et cependant, on retrouve presque sys-tématiquement, dans les mêmes présentations, l’idée selon laquelle la médecine légale proprement dite est née au cours de l’époque moderne, entre le XVIe et le XVIIe siècle 1. Cet apparent paradoxe est lié à une incertitude sur la nature même du domaine : la médecine légale est-elle une pratique, simplement constituée d’actes isolés exercés par un médecin expérimenté ? Ou bien constitue-t-elle un corps de doctrine complet, théoriquement structuré et bien différen-ciable d’autres spécialités médicales ? De la réponse à cette question dépend, bien sûr, le moment où l’on situera ses débuts.

Or, définir la médecine légale reste aujourd’hui une entreprise malaisée. Le volumineux Forensic Medicine. Clinical and Pathological Aspects paru en 2003, qui aborde tous les aspects du sujet dans une visée encyclopédique, n’en fournit aucune présentation globale : ainsi, dans leur tableau historique qui sert d’introduction, J. Payne-James et A. Busuttil proposent seulement une rapide définition faisant la distinction entre la médecine légale thanatologique (fo-rensic pathology), qui « enquête sur la mort », et la médecine légale clinique (clinical forensic medicine) qui désigne « cette branche de la médecine qui implique une interaction entre la loi, le judiciaire

* Les auteurs souhaitent vivement remercier pour leurs relectures et leurs conseils Sarah Blanshei, Massimo Giansante et Massimo Vallerani.

Abréviations utilisées : ASB : Archivio di Stato di Bologna ; ASS : Archivio di Stato di Siena ; ASV : Archivio di Stato di Venezia.

1 Par exemple le premier chapitre du Traité de médecine légale de J.-P.  Beauthier, De l’ouverture des corps aux racines de la médecine légale, par J.-P. Beauthier et P. Wéry, Paris, 2011 (2e éd.), p. 21-24.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD234

et la police impliquant (généralement) des personnes vivantes » 2 ; précisant cette dernière fonction, les auteurs énumèrent alors les différents rôles du médecin légiste, qui s’articulent autour d’un en-semble de 22 fonctions typiques et additionnelles, parmi lesquelles on retrouve notamment la rédaction de certificats, l’interprétation des blessures ou l’intervention devant des tribunaux.

Bien sûr, il est remarquable qu’une telle définition, une fois sortie du cadre strict de l’étude des causes de la mort, se présente sous la forme d’une énumération, comme si la présentation de la discipline ne pouvait se fonder que sur les modalités concrètes qu’elle prend, et non sur une délimitation théorique précise. On ne s’étonnera donc pas de constater qu’aucune définition générique ne se dégage clairement des ouvrages médicaux, la plupart se conten-tant de présentations générales mettant en avant son rôle d’interface entre droit et médecine. Le Dictionnaire de l’Académie de médecine propose, par exemple, de définir la médecine légale comme la « dis-cipline qui étudie les rapports entre toute situation médicale et la loi ou la justice et les conséquences médicales de l’application des lois » 3 ; du côté des spécialistes du droit, le Vocabulaire juridique est encore moins précis, puisqu’il pose que la médecine légale est une « branche spéciale de la médecine qui a pour objet d’aider la justice (pénale ou civile) dans la découverte de la vérité (notamment en matière d’homicide, d’accidents du travail, etc.) » 4.

Cette hésitation sur le statut de la spécialité est ancienne. Paolo Zacchia, dans ses fameuses Quaestiones medico-legales, publiées entre 1621 et 1651, et considérées à juste titre comme le premier traité général de médecine légale, ne proposait déjà aucune défini-tion de la discipline, préférant commencer son ouvrage par deux préfaces, rédigées l’une à l’attention du médecin, l’autre à celle du juriste, avant de passer immédiatement à des problèmes très concrets. La présence de deux préfaces au lieu d’une montre bien le rôle d’interface que joue la médecine légale aux frontières des deux disciplines ; car sa pratique revient, comme l’affirme Zacchia dans l’adresse au spécialiste de la loi, à ce que le médecin se « trans-forme totalement en juriste » 5, c’est-à-dire en vienne à considérer les

2 Forensic Medicine.  Clinical and Pathological Aspects, éd.  J.  Payne-James, A. Busuttil et W. Smock, Londres, 2003, p. 3-12.

3 Dictionnaire consulté en ligne (version de 2013) à l’adresse : http://diction-naire.academie-medecine.fr/.

4 Vocabulaire juridique, 8e édition, éd. G. Cornu, Paris, 2000.5 Paolo Zacchia, Quaestiones medico-legales, « lectori legumperito », Rome,

1621-1651 : Neque enim ut iurisperitis rem gratam facerem sat habui, eas mate- rias, quae ad propositum argumentum pertinebant, nostro, medico nimirum more,

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 235

questions médicales classiques sous l’angle des problèmes juridiques qu’elles posent. La difficile définition de la médecine légale explique donc les débats sur ses origines. En effet, alors que les mentions de recours à des médecins dans un cadre judiciaire remontent à la plus haute Antiquité 6, certains historiens refusent de considérer qu’une médecine légale puisse exister avant l’époque moderne, arguant qu’il faut, pour que l’on puisse identifier une telle spécialité, qu’existe un corps de doctrine organisé et bien identifié institutionnellement 7. Pourtant, à regarder les documents tant archivistiques que litté-raires, il semble bien que de nombreux aspects faisant aujourd’hui clairement partie de la médecine légale existaient déjà à l’époque médiévale. À défaut d’une formalisation achevée de savoirs, on voit donc poindre aussi bien un ensemble de pratiques que les éléments d’une réflexion à caractère doctrinal.

Du côté juridique, le constat d’une intervention de plus en plus fréquente de médecins dans un cadre légal doit être interprété dans le contexte d’une codification plus large du droit écrit, qui fait état du recours au Moyen Âge, dans certains cas obligatoire, au consi-lium sapientis 8 (procédure de la requisitio consilii) mais aussi à des formes de peritia facti, c’est-à-dire à l’utilisation dans le procès, à la demande du juge et en cas de doute, d’un avis autorisé d’expert qui permettra la prise de décision 9. Aussi bien les droits canon que

pretractare, sed omnino me in iurisperitum transformare tentavi, ac in omnibus, et per omnia legaliter agere.

6 On trouve ainsi des expertises médico-légales dans l’Empire romain, cf.  les cas mentionnés par V.  Nutton, Ancient Medicine, Londres-New York, 2004, p.  263, et pour l’Égypte, où plusieurs de ces expertises ont été retrou-vées, D.  W.  Amundsen et G.  B.  Ferngren, The Forensic Role of Physicians in Ptolemaic and Roman Egypt, dans Bulletin of the History of Medicine 52, 1978, p.  336-353 ainsi que F. Mitthof, Forensische Medizin in römischen und spätan-tiken Ägypten, dans E. M. Harris et G. Thür (éd.), Symposion 2007. Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte. Papers on Greek and Hellenistic Legal History (Durham, September 2-6 2007), Vienne, 2008, p. 301-318.

7 Sur l’écriture de l’histoire de la médecine légale, notamment en France, voir V. Zuberbuhler, Écrire la médecine légale. L’apport des manuels de Foderé à Lacassagne, dans Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 22, 2010, p. 61-77.

8 Cf. en particulier M. Ascheri, Consilium sapientis, perizia medica e res iu-dicata : Diritto dei ‘dottori’ e istituzioni comunali, dans Proceedings of the Fifth Int. Congress of Medieval Canon Law, éd. S. Kuttner et K. Pennington, Cité du Vatican, 1980, p. 533-579 et C. Leveleux-Teixeira, La pratique du conseil devant l’Inquisition (1323-1329), dans Les justices de l’Église dans le Midi (XIe-XVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 42, 2007, p. 165-198. Voir également O. Cavallar, La bene-fundata sapientia dei periti. Feritori, feriti e medici nei commentari e consulti di Baldo degli Ubaldi, dans Ius commune 27, 2000, p. 215–228.

9 Sententiabit enim iudex in hoc, secundum hoc quod sibi videbitur, habita tamen collatione sapientium, si non esset certus (Bernard de Parme, Decret. L. II,

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD236

romain évoquent ces demandes de conseils à différents periti au titre desquels peuvent aussi figurer des hommes (et des femmes) de l’art 10. Sans doute faut-il ici distinguer le consilium sapientis formellement requis en droit canon et plus particulièrement dans le cadre de l’Inquisition, sans lequel la sentence ne saurait être rendue – même si l’avis qu’il délivre n’est pas de nature à s’imposer dans la prise de décision, mais vise tout au plus à l’orienter et à la faciliter 11 –, d’autres formes d’expertises qui visent clairement à qualifier les faits (peritia facti). Les modalités du recours, la qualité des experts et leur nombre (au moins deux) ainsi que l’obligation de prêter serment sont autant d’éléments sur lesquels statuent les droits canon et romain.

Alors que l’utilité voire la nécessité de ces avis autorisés, effec-tués à la demande du juge, sont reconnues de tous, leur rôle dans la détermination de la sentence, surtout en cas d’avis convergeant et unanime, n’est pas sans soulever des difficultés dont témoignent les prises de position variées de nombreux légistes : quand Yves de Chartres affirme qu’il faut croire chaque expert dans son domaine de compétence (unicuique experto in sua scientia credendum est) 12, ou Guillaume Durant qu’on doit croire le médecin à propos de la médecine, l’artisan au sujet de son œuvre (medico creditur de sua medicina, fabro de fabrica) 13, ou lorsqu’encore Grégoire VIII privilé-gie la preuve apportée par les sages femmes à propos de la virginité d’une épouse à l’avis de son époux 14, Innocent IV préconise, lui, le choix du juge en conscience à la contrainte qui lui serait faite de suivre l’avis des experts 15. Au-delà toutefois de ces divergences quant à la place de l’expertise au sein même du processus déci-sionnel, il n’en reste pas moins que le droit médiéval rend possible ces formes d’avis autorisés au sein desquels, comme en témoigne la documentation de la pratique, figure en bonne place l’intervention des médecins.

Bien sûr, notre but n’est pas ici de prouver à toute force que la médecine légale a pu naître dès la fin du Moyen Âge. Il s’agit plutôt de montrer quelles furent les étapes décisives franchies à cette époque

tit. XXVIII de appellationibus, c. 59, Ut debitus). Cf. aussi Cod. Just., l. IV, tit. XX, de testibus, lex 9, Iurisiurandi.

10 À titre d’exemple : Décrétale d’Honorius III à propos de la détermination de la nature mortelle des blessures confiée à des médecins (Decr. L. V, t. XII, De homicidio, c. 18 Significasti).

11 C. Leveleux-Teixeira, La pratique du conseil… cit., p. 177-181.12 Digeste, livre I, titre V, de statu hominum, 1.12, septimo mense.13 Guillaume Durant, Speculum, de probationibus, para. 3 n° 26.14 L. II, tit. XIX, De probationibus, c. 4, Proposuisti.15 Dig. L. IV, tit. VIII de Receptis.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 237

dans la constitution à venir d’une véritable spécialité autonome, naissant de la confluence de deux traditions fortes et dynamiques, l’une scientifique, l’autre juridique. Pour cela, il convient de ne pas se limiter à une approche unique, mais d’aborder la question de l’apparition de la médecine légale de trois manières complémen-taires : en analysant les textes normatifs encadrant et promouvant le recours aux médecins dans un contexte judiciaire ; en étudiant les documents attestant d’une pratique médico-légale – rapports et expertises rédigés par les médecins ; enfin, en comparant ces élé-ments aux textes de médecine plus théoriques, pour y distinguer d’éventuelles influences et la possible apparition d’une réflexion sur le sujet.

Or, pour qui veut s’intéresser aux débuts de la médecine légale en Occident, d’évidence le choix de l’Italie s’impose 16. En effet, les cités universitaires du nord et du centre de la Péninsule, notamment Bologne, Padoue, Sienne, Pérouse et Florence, combinent tous les éléments qui, dans cette période charnière allant de 1250 à 1350 environ, concourrent à l’émergence d’une médecine légale authen-tique 17 : existence de législations communales impliquant le recours, dans certains cas systématique, au médecin ; présence de juristes à même de réfléchir sur le cadre conceptuel d’un tel recours ; enfin, le grand nombre de médecins lettrés, formés dans les universités pour la plupart, et dépositaires aux yeux des autorités d’une cer-taine expertise. On ne saurait trop souligner de ce point de vue la précocité de la Péninsule pour ce qui concerne la place et le rôle joué par les praticiens, et plus particulièrement par les diplômés, principalement dans les sociétés urbaines 18. Reconnus et soutenus par les autorités publiques, souvent au détriment des charlatans et autres empiriques qui peuplaient les cités, ils forment à partir du XIIIe siècle des groupes protégés par des statuts qui visent à réguler

16 Cela ne signifie bien sûr pas qu’on ne puisse ailleurs trouver des témoi-gnages de procédures similaires. Pour un panorama succinct qui mériterait une mise en contexte, C.  G.  Cumston, A Note on the History of Forensic Medicine of the Middle Ages, dans Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology, 3-6, 1913, p. 855-865.

17 Sur cette période de l’histoire italienne, voir la synthèse d’É.  Crouzet-Pavan, Enfers et Paradis, L'Italie de Dante et de Giotto, Paris, 2001.

18 Une étude récente sur la Catalogne fournit des témoignages sur une pré-sence diversifiée de médecins en milieu rural, loin d’être tous de simples empi-riques. Cf. C. Ferragud, La médecine en milieu rural dans la Couronne d’Aragon au Moyen Âge, dans Études Roussillonnaises.  Revue d’histoire et d’archéologie méditerranéennes, 26, 2013-2014, p. 15-22. Voir aussi M. R. McVaugh, Medicine before the Plague. Practitioners and their Patients in the Crown of Aragon, 1285-1345, Cambridge, 1993.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD238

aussi bien l’accès aux associations professionnelles, les conditions de leur recrutement que l’exercice du métier. La documentation conservée, celle issue de la littérature médicale ainsi que les fonds archivistiques témoigne également de la diversité de leur interven-tion (enseignants dans les studia, médecins communaux, au service des armées, de la justice, dotés d’une clientèle propre…) et souligne les prémisses de formes de médicalisation, certes inachevées 19.

Il n’est donc pas étonnant de constater que c’est dans cet espace italien qu’apparaissent, dès le milieu du XIIIe  siècle, les premières législations visant à encadrer la pratique médico-légale, c’est-à-dire, le plus souvent, le recours à une expertise de praticien dans des cas d’homicides ou de simples coups et blessures. Les premiers exemples, absolument contemporains, sont ceux de Venise (en 1258) et de Bologne (en 1265). Le second prévoit par exemple l’interven-tion obligatoire de médecins « insoupçonnables et expérimentés (periti) dans l’art de la médecine » pour des accusations de meurtre par blessure 20. Dans le cas de Venise, la loi prévoit même dès 1281 que les médecins aient obligation de déclarer, dans les deux jours suivant la prise en charge d’une victime, toute blessure qui leur semblerait résulter de violence 21. À Forlì, dans les statuts de 1369, toute procédure accusatoire ou inquisitoire et toute instruction de procès, pour être ouvertes, doivent se fonder, en cas de crime violent ayant ou non entraîné la mort de la victime, sur l’expertise de deux ou trois praticiens (l’un médecin, l’autre chirurgien) mandatés par le podestat ou le juge ad maleficia 22. Ces dispositions légales pré-

19 M. Nicoud, Formes et enjeux d’une médicalisation médiévale : réflexion sur les cités italiennes (XIIIe-XVe siècles), dans Genèse, 82, 2011, p. 7-30.

20 Statuts de Bologne de 1265, dans Statuti di Bologna dall'anno 1245 all'an-no 1267, éd. L. Frati, Bologne, 1877, vol. III, p. 596 : Quod nullus possit de morte alicuius vel mortifere vulnerato et accusare vel denuntiare, nisi tot homines quot vulnera mortalia apparuerint esse illata mortuo vel vulnerato, que per medicos videantur.  (…) et ne fraus in vulneribus commitatur, duo medici, qui sint sine suspitione et in arte medicandi periti, destinentur ad vulneratum, et videant vul-nera omnia, et sacramento de novo prestito ab eis, dicant quot vulnera habet, et quot non mortifera.

21 ASV, Maggior Consiglio, Liber Comunis secundus, f.  103r (1281), men-tionné par Guido Ruggiero, The Cooperation of Physicians and the State in the Control of Violence in Renaissance Venice, dans Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, 33, 1978, p. 155-166 : p. 158-159.

22 Item statuimus et ordinamus quod tanquam de mortiffere vulnerato nullo modo procedatur contra aliquem per accusationem denumptiationem vel inqui-sitionem vel alio modo nisi prius habita fide a duobus medicis, uno phisico et altero ciruico, mittendis per dominum potestatem vel eius iudicem mallefitiorum ad videndum vulneratum si sit mortiffere vulneratus vel non, rellationi quorum cum sacramento credatur.  Et si fuerint disschordes per potestantem vel iudicem predictum assumatur tertius et stetur dicto duorum.  Qua rellatione non prece-

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 239

voient également des procédures complexes pour la désignation des praticiens, souvent reprises dans de nombreuses cités italiennes : ainsi, à Pise, on retrouve des modalités proches de celles édictées par Bologne pour le tirage au sort de médecins-chirurgiens chargés d’examiner à la demande du juge ad maleficia les blessés (1287) 23, tandis qu’à Imola deux medici periti in arte medicine sont requis à partir de 1334 24. Dans tous ces cas, la question du choix des mé-decins devant rendre leur expertise occupe une large place ; mais s’il est souvent indiqué qu’ils doivent être expérimentés et probes, le plus souvent rien n’est dit de leur formation, et rien de ne les distingue à première vue des autres praticiens de la cité.

La question de l’apparition dès cette époque d’une véritable dis-cipline médico-légale, ou du moins d’une réflexion sur la question, reste donc entière. Pour la traiter, il est nécessaire de commencer à passer en revue les multiples occasions d’intervention du méde-cin dans un cadre juridique au Moyen Âge, avant de voir si cette présence de plus en plus massive conduit à une prise de conscience théorique d’une véritable spécificité.

Un champ d’application très large

Les opportunités d’interventions d’un médecin dans un cadre ju-diciaire sont, dès le Moyen Âge, multiples. Bien sûr, les enquêtes pour coups et blessures constituent l’exemple le plus frappant et souvent le plus complexe d’expertise médico-légale, et c’est à leur propos que les statuts comunaux sont les plus diserts : dans le cas de Bologne, ceux-ci précisent, à quatre reprises en 70 ans (en 1265, 1288, 1292 et 1335), les modalités d’intervention du praticien 25. Néanmoins, les médecins sont aussi, très souvent, appelés à témoigner en justice pour des affaires moins graves et, dès lors, moins encadrées par la

dente, tamquam de vulnere simplici et non mortiffero procedi possit (E. Rinaldi, Gli statuti di Forlì dell’anno 1369 con le modicificazioni del MCCCLXXIII, Rome, 1913, p. 258 [Corpus statutorum italicorum, 5]).

23 I Brevi del Comune e del popolo di Pisa dell’anno 1287, éd.  A.  Ghignoli, Rome, 1998, p. 306-307 (Fonti per la storia dell’Italia medievale. Antiquitates, 11).

24 Statuti di Imola sec. XIV. I. Statuti della Città (1334), éd. S. Gaddoni O.F.M., Milan, 1932, p. 182-183 (Corpus statutorum italicorum, 13).

25 Sur les statuts de Bologne, voir en particulier G. Ortalli, La perizia medica a Bologna nei secoli XIII e XIV, dans Atti e Memorie della Deputazione di Storia Patria per le Provincie di Romagna, n.s. 17-19, 1969, p. 223-259 et A. Simili, The Beginnings of Forensic Medicine in Bologna, dans H. Karplus (éd.), International Symposium on Society, Medicine and Law, Jerusalem, March 1972, Amsterdam-Londres-New York, 1973, p. 91-100.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD240

législation. Un rapide panorama, limité pour l’essentiel à l’Italie du Nord et aux derniers siècles du Moyen Âge, suffira donc à montrer que les débuts de la médecine légale à caractère pratique forment un ensemble à la fois divers et cohérent dans le temps.

Ainsi, un exemple relevé par A. Nitto peut être cité. Il s’agit d’une déposition, faite en 1299 devant le tribunal par un médecin nommé magister Bernus, déclarant qu’un certain Mondino est malade, et souffre, depuis longtemps, d’une douleur aux flancs et aux reins qui l’empêche de se rendre en personne à la chevauchée décidée par la ville 26. Dans ce cas, on se trouve face à un témoignage, qui prend pour partie la forme d’une véritable attestation : même si l’in-tervention du médecin ne semble pas encadrée par une procédure bien définie, et si elle n’est pas contraignante pour les autorités, elle est appuyée par un serment, par la mention de la profession du praticien et par certains éléments médicaux (douleur, incapacité à se déplacer) qui « prouvent », comme l’indique le texte, l’empêchement de Mondino. Le caractère certainement très courant de tels certi-ficats fait qu’on en retrouve dans de nombreuses villes italiennes de l’époque, comme par exemple à Sienne en 1304, où un notaire atteste par un publicum instrumentum que « maître Meus quondam Bataligno, médecin des blessures, a dit et affirmé que Insegninolus Raucci, appelé Russus, ici présent et devant moi, était si malade aux jambes qu’il ne pouvait monter à cheval d’aucune manière sans péril pour sa personne » 27.

Un autre cas du même genre, mais cette fois dans un contexte

26 Éd. A. Nitto, Un aspetto ancora sconosciuto della medicina peritale bologne-se ai suoi inizi (con documenti inediti), dans Gazzetta internazionale di medicina e chirurgia, 62, n°13, 1962, p.  1475-1486 : Intendit probare Mundinus domini Rayneri de Capella sancti Blasii qui habet equum bonum munitum omnibus armis necessariis in comune Bononie pro quarterio porte Ravennatis super eo quod di-ctus Mundinus non fuit ad cavalcatam factam per dominum potestatem in campo fori die vigesimo quarto iunii sed misit equum suum cum bono scontro ad dictam cavalcatam.  Magister Bernus medicus capelle sancti Blasii dicit suo iuramento quod ipse predictus Mundinus habet magnum malum et iam tempore dicte caval-cate et ante erat infirmus de tali infirmitate scilicet de doloribus in flanchis et renis, ita quod non potuisset se substinere eques.  Item dicit quod dictus Mundinus est sub custodia et cura sua. A. Nitto propose d’identifier, avec une bonne probabi-lité, ce Mondino comme le célèbre médecin Mondino de’Liuzzi.

27 Magister Meus quondam Bataglini medicus vulnerum, dixit et affirmavit quod Insegninolus Ranucci, vocatus Russus, ipso presente et me vidente, erat taliter infirmus vulnerum in cruribus quod equitare non posset aliquo modo sine massimo periculo sue persone (ASS, Pergamene Archivio Generale, 21 déc. 1304 cité par A. Garosi, Perizie e Periti medico-legali in alcuni capitoli di legislazione statutaria medioevale, dans Rivista di Storia delle Scienze Mediche e Naturali, 29, 1938, p. 3-13 : p. 12).

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 241

politique plus délicat, peut être mentionné pour la fin du XIIIe siècle. Ici, la certification est fournie en 1273 à l’archevêque Peregrino de Brindisi, accusé par la cité et le chapitre cathédral d’avoir, lors d’un prêche, prononcé des paroles hérétiques et d’avoir commis diverses malversations 28. Celui-ci s’excuse alors de ne pouvoir se rendre à une convocation pontificale, et fait témoigner devant deux juges envoyés par le pape son médecin personnel, un certain Gregorio, « médecin compétent et éprouvé dans l’art physique et médical » (medicum in fisicali et medicinali arte peritum et expertum). Ce dernier donne des détails sur les raisons empêchant l’archevêque de se rendre à la Curie : il déclare qu’il « souffre de la susdite infirmité et s’en trouve affecté, à savoir d’asthme et de strangurie, et que le même seigneur archevêque, tant en raison du grand âge dans lequel il se trouve et des douleurs de la vieillesse et de la décrépitude dont il souffre qu’en raison, surtout, de la susdite infirmité qui affecte sa personne depuis longtemps, ne peut en aucune manière monter à cheval ni par aucun moyen se rendre personnellement aux pieds du très saint père le seigneur pontife suprême, sans grand danger pour sa personne et risque de mort » 29. Les termes ici employés, asma et stranguria, renvoient à deux affections précises : un problème respiratoire pour le premier, une difficulté à uriner pour le second. Il s’agit de termes évidemment médicaux, qui désignent des affec-tions bien déterminées ; leur présence, ainsi que la mention de la fonction du médecin, suffisent à attester la véracité du témoignage, sans qu’il soit nécessaire de présenter une analyse plus poussée des symptômes et des dangers évoqués : le propos du médecin éprouvé et expérimenté semble suffire.

De telles attestations étant courantes 30, il n’est pas étonnant de constater qu’elles sont rapidement encadrées, voire suscitées par les

28 L’acte est conservé dans les archives du chapitre cathédral de Brindisi ; il est édité et traduit dans P. Gilli et J. Théry, Le gouvernement pontifical et l’Italie des villes au temps de la théocratie (fin XIIe-mi-XIVe s.), Montpellier, 2010, p. 399-410 (et p. 374-376 pour l’analyse de l’ensemble de l’affaire).

29 Ibid., p. 404-405 : Qui predictus medicus exposuit nobis et sub religione sa-cramenti et juramenti ab eo prestiti et per sacramentum et juramentum predictum dixit quod ipse predictus dominus Brundusinus archiepiscopus est infirmus et laborat et infirmatur in predicta infirmitate, scilicet asma et stranguria, et eandem patitur infirmitatem, de qua infermitate ipsum in cura habuit et habet, et quod idem archiepiscopus, tam propter senium in quo constitutus est eum infortunia senii et etatis decrepite quam patitur, tam etiam maxime propter predictam infir-mitatem sue persone jamdudum innatam, nullo modo equitare potest seu posset nec ad pedes predicti sanctissimi patris domini summi pontificis quoquo modo personaliter se conferre sine mortis et maximo persone sue periculo (Traduction P. Gilli et J. Théry).

30 On trouve aussi dans les archives notariées de Gênes des certificats médi-

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD242

statuts communaux. Ainsi, deux articles de la législation d’Imola, rédigés en 1334, prévoient qu’aucun titulaire d’office ne puisse le transmettre à un autre, sauf en raison de maladie et sur la base d’une attestation (adsertio) médicale 31. Mais d’autres cas fréquents d’interventions de médecins concernent les pratiques sexuelles, la virginité ou les questions de parenté. Dans un exemple de 1365 tiré des archives vénitiennes, quatre praticiens, deux médecins (Thomas de Forlì et Zanzius de Rimini) et deux chirurgiens (Bartolomeo de San Felice et Baudino de Venise) attestent par serment avoir examiné un certain Simon afin de vérifier s’il était capable de pratiquer l’acte sexuel : il s’agit en réalité d’un cas d’accusation de sodomie où cet artisan vénitien, soupçonné d’homosexualité, se défend en déclarant ne pas être capable d’avoir une relation sexuelle complète, afin de ne pas risquer une peine trop lourde. Après examen, les médecins rendent un avis nuancé : ils concluent que ce Simon est bien capable d’avoir une érection, mais qu’un défaut incurable des testicules l’empêche d’émettre du sperme, et donc de produire un acte sexuel complet 32. Ici encore, l’appel au médecin se justifie en raison de la difficulté d’apprécier, pour un non professionnel, la réalité ou pas d’une affection. Ce recours est donc logique, bien que n’étant parfois pas totalement décisif : dans le cas de Simon, comme dans ceux qui précèdent, la réponse des médecins ne préjuge évidemment pas de la décision finale qui sera rendue par le tribunal.

Parmi les autres occasions les plus courantes d’intervention du médecin dans un cadre légal différent de celui des enquêtes criminelles, il faut bien sûr citer les procès de canonisation et les jugements de lèpre. Le premier cas mérite que l’on s’y attarde. En effet, même si les rapports écrits de médecins lors de procès n’appa-raissent dans la documentation qu’à l’époque moderne, la présence

caux délivrés par des praticiens à propos de l’état de santé d’esclaves et adressés à l’Office de la Mercanzia.

31 Statuti di Imola… cit., p.  75 : Quod aliquis non possit concedere suum officium alicui nisi causa infirmitatis (...) Et notarius qui substitui petierit, taliter fuerit impeditus et de dicto impedimento potestati vel capitaneo constiterit per assertionem medici vel alterius qualitercunque.

32 Éd. L. Münster, Un processo per sodomia a Venezia e una perizia medica re-lativa ad esso, dans Fracastoro. Studi e memorie nel IV Centenario, Vérone, 1954, p. 82-84 : Post hec de mandato ipsorum dominorum fuerunt convocati infrascripti medici et sacramento artis suae fecerunt videre ipsum Simonem et temptari eum, si ispe est potens ad actum carnalem. Qui viderunt ipsum et circaverunt diligenter et retulerunt quod ipse Simon habet naturaliter membrum suum et rationabiliter dirigi possit.  Ipse habet deffectum in testiculis, quorum caret sensu, nec possit guarire, nec per consequens emittere sperma, licet dirigi possit. Magister Thomas de Forlivio. Magister Zanzius de Arimeno physici. Magister Bartholomeus Sancti Felicis. Magister Baudinus de Veneciis cirurgici.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 243

des praticiens au moment des enquêtes de sainteté est attestée dès le XIIIe 33. Joseph Ziegler a tenté de différencier plusieurs modes de participation des médecins à ces formes d’expertise, chacun d’entre eux visant, pour l’essentiel, à prouver la validité de miracles, c'est-à-dire l’impossibilité d’une guérison naturelle, aidée ou pas de l’action d’un médecin : mentions comme simple témoin ou comme déposant pour prouver une guérison miraculeuse, présence des médecins personnels des saints…, les opportunités d’intervention sont diversi-fiées. Un cas tiré du procès de canonisation de Nicolas de Tolentino est assez représentatif : un certain Amadasius magistri Mercatantis, médecin, y affirme que le noble Bictius de Sancto Maroto souffrait d’une fièvre double quarte et d’autres accidents, à tel point que les médecins, au nombre de trois, désespéraient de son cas et pronos-tiquaient sa mort ; mais le malade fit venir le frère Nicolas, dont les prières lui permirent de recouvrer la santé 34. Dans ce cas précis, le médecin, qui ne fait pas nécessairement partie des trois praticiens ayant soigné le malade, intervient comme simple témoin juré ; mais son statut d’homme de science renforce, à l’évidence, la valeur du jugement.

Cependant, l’intervention du praticien dépasse parfois ce simple rôle de témoin privilégié. Dans deux cas au moins, en 1208 et 1321, il fait en effet partie de la commission qui doit rendre la décision finale. En 1321, l’affaire concerne la canonisation de Thomas d’Aquin, et le médecin intervient à propos du témoignage d’un certain Amato Bruni de Castro Sompnini, qui souffrait depuis six ans d’une hernie inguinale soignée de façon inefficace. Le ma-lade aurait, selon ses dires, été guéri en quinze jours après un vœu au saint ; pour le vérifier, les inquisitores mettent alors en place une commission ad hoc chargée de visiter le témoin, et à laquelle sont associés plusieurs dignitaires locaux, mais aussi un médecin explicitement mentionné, Nicolaus de Tibure 35. Toutefois, si la par-ticipation d’un praticien est ici clairement attestée et s’il est sans doute appelé pour ses compétences, il n’est pas seul à être concerné par l’affaire et son rôle n’est ni complètement institutionnalisé, ni clairement séparé de celui des témoins honorables capables d’at-

33 Cf.  J.  Ziegler, Practitioners and Saints : Medical Men in Canonization Processes in the Thirteenth to Fifteenth Centuries, dans Social History of Medicine, 12, 1999, p. 191-225.

34 Éd. N. Occhioni, Il processo per la canonizzazione di S. Nicola da Tolentino, Rome, 1984, p.  578-579.  Voir également, sur ce procès, D.  Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge, essai d'histoire sociale : Nicolas de Tolentino, 1325, Paris, 2008.

35 Ce cas est mentionné dans J. Ziegler, Practitioners… cit., p. 219.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD244

tester le fait. Par ailleurs, comme pour les autres formes d’inter-ventions d’expertise médico-légale, la participation plus fréquente de médecins à des procès de canonisation ne donne pas lieu à la rédaction de textes à visée plus théorique, sur le modèle de ce que fera Paolo Zacchia lorsqu’il insèrera, dans le quatrième livre de ses Quaestiones medico-legales, un titulus « De miraculis » en étudiant notamment les miracles de guérison, de résurrection ou encore l’extase 36. À la fin du Moyen Âge, les médecins sont, simplement, des témoins privilégiés et plus fiables que d’autres : leur parole est une opinion plus proche de la vérité qu’un simple témoignage, mais elle ne peut toutefois fournir seule une totale certitude 37.

Reste enfin, pour compléter ce tour d’horizon, à évoquer le second cas le plus important d’intervention du médecin expert dans un cadre légal en Italie à la fin du Moyen Âge : celui des jugements de lèpre prononcés devant les tribunaux ou plus largement de l’ex-pertise demandée aux médecins dans les cas de soupçon de lèpre 38. Il convient, là aussi, de ne pas se méprendre sur leur réelle significa-tion. En effet, si les médecins interviennent souvent pour déterminer si un patient est bien atteint de lèpre, et si des remarques en ce sens sont parfois faites dans les textes rédigés par les praticiens 39, il faut bien considérer que les médecins ne sont pas toujours seuls au mo-ment de tels jugements : des clercs interviennent parfois également pour donner leur avis 40. Pour cette raison, les jugements de lèpre ne

36 Cf. Paolo Zacchia, Quaestiones medico-legales, Rome, 1621-1651, livre IV titre 1. Sur Paolo Zacchia et son œuvre, voir récemment A. Pastore et G. Rossi (éd.), Paolo Zacchia. Alle origini della medicina legale 1584-1659, Milan, 2008.

37 Sur le statut particulier du témoignage du médecin, voir C.  Leveleux-Teixeira, Savoirs techniques et opinion commune : l’expertise dans la doctrine juridique médiévale (XIIIe-XVe  siècles), dans Experts et expertise au Moyen Âge.  Consilium quaeritur a perito, Paris, 2012, p.  117-131, notamment p.  124-127.  Voir aussi Y.  Mausen, Ex scientia et arte sua testificatur.  À pro-pos de la spécificité du statut de l’expert dans la procédure judiciaire médiévale, dans Rechtsgeschichte.  Zeitschrift des Max-Planck-Instituts für europäische Rechtsgeschichte, 10, 2007, p. 127-135.

38 Sur la lèpre, se reporter à l’étude générale de L. Demaitre, Leprosy in Pre-Modern Societies : A Malady of the Whole Body, Baltimore, 2007. Le chapitre 2 de l’ouvrage porte précisément sur le judicium lepre.

39 On pourra par exemple citer le cas de Bernard de Gordon, qui au début du XIVe  siècle se montre très prudent dans son jugement sur ce type de cas.  Cf.  D.  Jacquart, De la faillibilité de l’art médical aux erreurs du praticien au début du XIVe  siècle : une imperceptible marge, dans Errors and Mistakes.  A Cultural History of Fallibility, éd. M. Gadebusch Bondio et A. Paravicini Bagliani, Florence, 2012 (Micrologus’ Library, 49), p. 129-146, notamment p. 140-143 sur les implications sociales qu’illustrent les hésitations de Bernard de Gordon à propos des jugements de lèpre.

40 L. Demaitre, Leprosy in Pre-Modern… cit., p. 37.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 245

se distinguent pas nettement des jugements rendus lors des procès de canonisation ou des autres situations déjà évoquées : les méde-cins fournissent un témoignage, que l’on peut qualifier d’expertise, mais qui reste inséré dans un ensemble plus vaste visant à éclairer la prise de décision du juge.

Encore une fois, il faut noter la grande variété des situations, en fonction des lieux, des époques et de la documentation sub-sistante. Ainsi certains statuts communaux prévoient la question, pourrait-on dire, du dépistage de la lèpre et si dans des cités moyennes comme Pérouse en 1270 ou Turin en 1360, ce sont de simples probi viri qui sont mandatés pour donner leur avis, dans un gros castrum comme Chianciano, situé dans la province de Sienne, c’est en revanche un médecin savant (sapientus medicus) qui est prévu dans les règlements de 1287 41 ; il y a fort à croire que la précoce exploitation d’eaux thermales sur le site explique le recours à un praticien qualifié pour éviter tout risque possible de contamination 42. En 1291, à Castiglione del Lago, le podestat avec le conseil de l’évêque est tenu d’élire deux bons hommes (boni viri) pour examiner tout individu soupçonné de lèpre, avec le conseil des médecins (cum conscilio medicorum). Du côté de la documen-tation judiciaire et notariée, ici aussi le rôle des médecins apparaît contrasté.

Dans certains cas, des habitants dénoncent auprès des autorités la présence en ville d’individus atteints de la lèpre, et les praticiens sollicités sont manifestement à l’origine de la prise de décision. Ainsi, dans un cas qui sort du cadre italien, à Nîmes le 20 juillet 1327, les hommes soupçonnés d’être malades sont convoqués ainsi qu’un certain nombre de praticiens pour que leur examen soit ef-fectué devant les autorités : maîtres Jean de Bato et Pierre Garidelli, « maîtres dans l’art de la médecine, hommes estimés et approuvés dans l’art susdit » 43 et maître Étienne Vallete, bachelier, sont accom-

41 Chianciano 1287. Uno statuto per la storia della comunità e del territorio, éd. M. Ascheri, Rome, 1987, p. 153.

42 Les statuts de 1287 évoquent les aménagements de la rivière et des bas-sins. Dès le début du XIVe siècle, un conflit oppose Chianciano et Montepulciano notamment sur la gestion des bains qui fait intervenir des juristes (D. Boisseuil, Les juristes et les eaux thermales dans la Toscane des XIIIe et XIVe  siècles, dans MEFRM, 121-1, 2009, p. 159-171). 

43 Vocaceruntque ad se dicti domini locatenentes, ad requisitionem dictorum dominorum consulum ibidem presentium in dicto loco, magistros Johannem de Bato et Petrum Garidelli, magistros in arte medicinali, viros eximios et approba-tos in arte predicta, et magistrum Stephanum Vallete, baccallarium in dicta arte, habitatores civitatis predicte ; vocaveruntque in dicto loco Guilhelmum de Lauro, Paulus Coste et Raimundum Chatbaudi barberios civitatis predicte, cité d’après

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD246

pagnés par Guillaume de Lauro, Paul Coste et Raimond Chatbaudi, trois barbiers également citoyens de Nîmes, qui sont chargés de pratiquer une saignée sur les accusés. Dans le document qui enre-gistre la procédure, figure aussi le compte rendu d’expertise rédigé en latin par le notaire qui a entendu la déclaration faite à haute voix et dans leur langue maternelle, le franco-provençal, par les profes-sionnels. Ces derniers disent avoir vu tous les membres, examiné leur disposition, de la tête aux pieds, et recueilli tous les signes essentiels que les grands philosophes et les maîtres de la discipline médicale ont transmis 44. Et c’est d’une manière unanime et d’un commun accord (unanimiter et concorditer) qu’ils reconnaissent que certains individus sont clairement lépreux, d’autres ont un risque de contracter la maladie (« à moins qu’il ne se régisse et ne se gouverne selon le conseil des médecins » 45 est-il dit à propos de l’un d’eux), tandis qu’un seul est déclaré sain. Ayant juré de rapporter la vérité vraie et légitime 46, les experts prêtent à nouveau serment devant la cour et c’est sur la base du jugement unanime des médecins (me-dicorum iudicium) que le lieutenant du vicaire prescrit de chercher les hommes déclarés lépreux et, sous huit jours, de les séparer du reste de la communauté 47.

Pierre Pansier fournit d’autres témoignages de cas de suspicion de lèpre, tirés des archives notariés provençales du XVe  siècles, mieux étudiées sur ce sujet que les archives italiennes et pouvant fournir un intéressant point de comparaison. Ils donnent lieu à des expertises médicales (appelées parfois responsio ou relatio)

P. Pansier, Les procès en suspicion de lèpre dans la région d’Avignon aux XIVe et XVe siècles, dans La France Médicale, 58, 1911, p. 281-284 et 348-350 : p. 348.

44 Ideo nos predicti magistri et alii barbitonsores… cum magna diligentia ipsos, omnia membra eorum vidimus et dispositionem eorum consideravimus, a capite usque ad plantas pedis…, respiciendo omnia signa essentialia circa que magni philosophi et magistri in predicta scientia tradiderunt (ibid., p. 348).

45 Ymo asserimus et dicimus ipsum [Poncium Blaqueriam, corraterium] esse sanum, quantum est de presenti, tamen ipsum esse dispositum ad predictum morbum incurrendum, nisi se rexerit et gubernaverit consilio medicorum expec-torum et sapientium in scientia medicine. […] Item pronunciamus Johannem de Vergerio, servientem et Bertrandum de Figiaco, preconisatorem vini, quod nunc et de presenti esse sanos, tamen dispositos ad predictum morbum breviter inc-curendum, nisi bonum regimen teneant et utantur bono consilio, secundum quod sapientes precipiunt et docent, per quem modum morbus predictus non incurran-tur (ibid., p. 349).

46 Veram et legitimam referrent veritatem (ibid., p. 348).47 … prenominatus dominus locumtenens dicti domini vicarii precepit predicto

Petro Cortesii, presenti, et per ipsum dicto Bertrando Guiraudi, absenti, qui dic-torum medicorum judicio, ut premissum est, infecti dicto morbo reperti sunt, ut infra instantes octo dies se separaverint a consortio aliorum (ibid., p. 349).

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 247

effectuées à la demande de la justice, « approuvées, homologuées, ratifiées et louées » 48 par les juges qui ordonnent d’en faire un instrumentum. Sur ce même modèle de formulaire, les décisions semblent prises sur la base du jugement des médecins mandatés par la justice. L’une d’elles fournit même l’occasion d’une double ex-pertise : à celle décidée par la justice, menée par Jean Claret, Pierre Robin et Jean Guillaume, maîtres en art et médecine, accompagnés du barbier et chirurgien Guillaume Hacquitilli, s’en ajoute une autre, inscrite dans le même acte à la demande de l’accusé, Jean Bienfait, un habitant d’Avignon : jugeant sans doute insuffisante la première attestation qui le déclarait pourtant en bonne santé, ce dernier fait appel à des médecins de plus grand prestige, venus de l’université de Montpellier : à leur tour, quelques jours plus tard, Jacques Angeli, chancelier, Guillaume Meruen, doyen, tous deux maîtres en arts et médecine, ainsi que Jean Lamour, barbier et chirurgien, déclarent avoir vu, vérifié et examiné avec diligence le requérant. Quoiqu’il porte sur lui quelques signes équivoques et presque semblables aux signes de la lèpre, ces marques dénotent, selon les médecins, une autre maladie (qui n’est pas nommée) 49. Aussi le déclarent-ils sain, à leur tour.

Le recours aux médecins dans les cas de lèpre est, bien sûr, également largement attesté en Italie à la même époque. Il est même tellement évident qu’il est régulièrement mentionné hors des sources médicales. Ainsi, lorsque Marsile de Padoue, qui a étudié la médecine au début du XIVe siècle, veut illustrer dans le Defensor pacis (1324) sa position sur le rôle que doivent jouer les prêtres dans les décisions d’excommunication, il compare tout naturellement ces derniers aux praticiens : « En effet ces prêtres doivent juger ou discerner, par un jugement entendu au premier sens du terme, les crimes pour lesquels, selon la Loi Évangélique, quelqu’un doit être mis au ban de la communauté des fidèles de crainte qu’il ne conta-mine les autres, tout comme un médecin ou un collège de médecins doivent juger au moyen d’un jugement entendu au premier sens du terme, d’une maladie corporelle à cause de laquelle quelqu’un, par exemple un lépreux, doit être mis au ban de la communauté, de

48 Qua quidem relatione sic per predictos medicos facta et per ipsos dominos viguerium et judicem audita, ipsam approbaverunt, omologaverunt, ratificarunt et laudarunt et de eadem voluerunt et consentierunt fieri… publicum et publica ins-trumentum et instrumenta (ibid., p. 370). Ici un cas de suspicion de lèpre contre la tenancière d’un lupanar d’Orange, daté du 20 juin 1455.

49 … quamquam in predicto Johanni aliqua appareant signa equivoca, et leprosorum signis quasi similia, que tamen aliam denotant egritudinem (ibid., p. 369). Daté du 7 octobre 1454.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD248

crainte qu’il ne contamine les autres ». Marsile de Padoue précise alors que « le crime doit être tel qu’on puisse prouver à l’aide d’un témoignage certain que quelqu’un l’a commis. Et c’est pourquoi, de même qu’il n’appartient pas à un médecin ou seulement à un collège de médecins d’établir un jugement ou un juge possédant le pou-voir coercitif d’expulser les lépreux, mais à l’ensemble des citoyens fidèles ou à leur partie prépondérante (…), de même également, dans la communauté des fidèles il n’appartient à aucun prêtre ou collège de prêtres d’établir un jugement ou un juge possédant le pouvoir coercitif d’expulser ces hommes de la communauté à cause d’une maladie de l’âme, tel un crime notoire » 50. On ne saurait mieux résumer le statut du témoignage médical dans le cas des jugements de lèpre : indispensable à l’établissement du fait, il s’insère toutefois dans un complexe juridique plus vaste où il n’est pas seul à per-mettre la prise de décision.

Pour mieux saisir ce statut complexe de la parole du médecin dans le cadre judiciaire, au moment même où se mettent en place les premières législations médico-légales dans les villes italiennes, il est donc nécessaire d’étudier en détail le contenu des expertises elles-mêmes. Pour ce faire, nous voulons maintenant nous attarder, avec plus de détail, sur les rapports rédigés sous la direction des médecins chargés, dans des procès criminels, d’examiner les coups et blessures reçus par des victimes encore vivantes ou décédées. Le cas de Bologne retiendra particulièrement notre attention, pour trois raisons : d’abord parce qu’il est très bien documenté ; ensuite parce qu’il constitue l’un de premiers cas connus en Occident ; enfin parce que la présence de la prestigieuse université fournit aux autorités de nombreux praticiens formés aux subtilités de la science médicale de leur temps.

50 Marsile de Padoue, Defensor pacis, 2.6 (éd. C. W. Previté-Orton, Cambridge, 1928, p.  169-170) : Sacerdotes namque iudicio primae significationis debent cri-mina iudicare seu discernere, quibus secundum Legem Evangelicam debet quis a fidelium praecidi consortio ne alios inficiat, quemadmodum medicus aut medico-rum collegium iudicio primae significationis iudicare habent de morbo corporali, propter quem debet quis ne alios inficiat, ut leprosus, ab aliorum consortio sepa-rari. Et rursum debet esse crimen huiusmodi quod certo testimonio probari possit per aliquem fore commissum. Et propterea, sicut non ad medicum quemquam, aut ipsorum tantummodo collegium, iudicium seu iudicem, cuius est coactiva potes-tas expellendi leprosos, statuere pertinet, sed ad civium fidelium universitatem aut ipsorum partem valentiorem (…), sic quoque propter animae morbum, ut crimen notorium, expellendorum a communi consortio iudicium aut iudicem, cuius sit horum coactiva potestas, ad nullum sacerdotem solum aut ipsorum tantummodo collegium statuere pertinet in communitate fidelium.  La traduction est celle de Jeannine Quillet (Paris, 1968, p. 236), que nous modifions légèrement.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 249

Droit et médecine dans les expertises judiciaires bolonaises

Une telle étude n’est pas complètement nouvelle, même pour Bologne. Des historiens se sont en effet par le passé déjà penchés sur la documentation de la pratique, qui atteste, aux côtés des sources théoriques 51, un recours à des formes d’expertises médicales lors de procédures judiciaires. Joseph Shatzmiller pour Manosque 52, et avant lui Ladislao Münster, Alessandro Simili ou Eugenio dall’Osso 53 pour certaines communes de l’Italie septentrionale et plus particuliè-rement Bologne, ont souvent choisi de publier des comptes rendus faisant état de l’examen, par des praticiens, du corps du délit au sens propre. Mais dans ces études, ils ont parfois préféré l’anecdotique ou l’exceptionnel à l’ordinaire. En effet, de nombreuses publications, parues dans des revues d’histoire de la médecine dans les années 1950 et 1960 surtout, se sont le plus souvent focalisées sur les ex-pertises les plus remarquables conservées au sein de l’importante documentation bolonaise, soit parce qu’elles faisaient intervenir des praticiens de renom 54, professeurs de la déjà célèbre université, soit parce que l’examen mentionnait le recours à l’autopsie ou la cita-tion d’autorités médicales pour renforcer la parole de l’expert 55. En

51 Voir par exemple, pour une comparaison entre le droit continental et le droit romain médiéval, C.  Crawford, Legalizing Medicine : Early Modern Legal Systems and the Growth of Medico-legal Knowledge, dans Legal Medicine in History, éd.  M.  Clarck, C.  Crawford, Cambridge, 1994, p.  89-116 (Cambridge History of Medicine).

52 Dans les archives éditées par J. Shatzmiller (Médecine et justice en Provence médiévale. Documents de Manosque. 1262-1348, Aix-en-Provence, 1989), 52 des 84 actes étaient constitués par des expertises médicales.  Voir aussi du même auteur, The Jurisprudence of the Dead Body. Medical Practition at the Service of Civic and Legal Authorities, dans Micrologus, 7, 1999, p. 223-230.

53 Certains de ces travaux sont cités dans les notes du texte.  Il ne faut pas non plus oublier les nombreuses recherches et publications entreprises par O. Mazzoni Toselli, Racconti storici estratti dall’archivio criminale di Bologna, ad illustrazione della storia patria, Bologne, 1866-1872, 3 vol.

54 Cf. par exemple les articles d’A. Simili consacrés à l’intervention de pro-fesseurs du studium bolonais à des expertises : Bartolomeo da Varignana e una sua perizia giudiziaria, dans La Riforma Medica, 36, 1941, p. 3-12 ; Id., Un certi-ficato medico inedito di Baverio Bonetti, dans Il Policlinico, 1941, p. 2009-2012 ; Id., Un consiglio inedito di Bartolomeo da Varignana e Giovanni da Parma, dans Minerva Medica, 3, 1942, p. 3-12 ; Id., Un referto medico legale inedito e autografo di Bartolomeo da Varignana, dans Il Policlinico, 58-5, 1951, p. 150-155.

55 À ce titre, l’expertise médicale est loin d’être seulement le reflet de compétences techniques.  Elle se fonde certes sur l’observation et l’expérience puisqu’elle vise à expertiser un casus, mais requiert aussi des savoirs doctri-naux.  C’est aussi la raison pour laquelle, à Bologne, sont requis des médecins lettrés.  Sur la question des compétences empiriques ou techniques de l’exper-tise, voir M.  Porret, F.  Brandli et M.  Lozat, Fabriquer des savoirs, dans La fa-

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD250

revanche, les très nombreux comptes rendus plutôt formalisés dans leur contenu et leur présentation, et qui représentent la majorité des sources sur la question, n’ont guère retenu l’attention de ces historiens. Enfin, surtout dans le cas bolonais, les actes conservés ont plutôt été étudiés pour eux-mêmes ou par rapport aux savoirs médicaux médiévaux, sans toujours tenter de saisir leur place et leur rôle au sein de la procédure 56.

Il est vrai que Bologne mérite l’attention que les historiens lui ont accordée, à la fois pour l’organisation précoce d’un recours au savoir médical lors des procès et pour son exceptionnelle documentation judiciaire. La renommée de son école juridique, associée à l’essor de l’enseignement de la médecine dès la seconde moitié du XIIIe siècle, en est peut-être la cause 57, mais aussi l’influence du droit canonique. Dès cette date, en effet, l’enregistrement des procès et des différentes étapes de la procédure fournit un témoignage exceptionnel qui nous informe sur les modalités de l’intervention médicale et sur le rôle de la parole de l’expert.

L’étude ici s’appuie principalement sur plusieurs centaines de cas datés des années 1280-1337, soit les décennies qui ont suivi la mise en place institutionnelle de l’expertise 58 – toutefois, le dépouil-lement des registres, étant donné leur masse, n’est en rien exhaus-tif 59. Au vu de la richesse des archives conservées, ce corpus ne constitue donc qu’un échantillon, mais il paraît assez représentatif, à la lumière des sondages effectués, des sources qui documentent à Bologne l’examen médical lors des procès survenus entre la fin du XIIIe et le premier tiers du XIVe siècle, jusqu’à la nouvelle rédaction des statuts de la ville en 1335 60. Notons toutefois que l’analyse s’est limitée à la justice inquisitoriale, laissant de côté les procédures accusatoires 61 où l’on peut aussi trouver les mentions de recours,

brique des savoirs. Figures et pratiques d’experts, dir. Ph. Borgeaud, K. Bruland, R.  Hofstetter, J.  Lacki, M.  Porret, M.  Ratcliff et B.  Schneuwly, Genève, 2013, p. 9-24.

56 À l’exception des travaux de L. Münster.57 G. Ortalli, La perizia medica… cit.58 Ibid., où l’auteur étudie les différents statuts et les modifications significa-

tives apportées par les légistes dans les rubriques relatives à l’expertise médicale. 59 D’autres expertises plus tardives, faisant l’objet d’éditions et datées de la

seconde moitié du XIVe et du XVe ont été ajoutées à ce corpus, pour offrir quelques points de comparaison.

60 Lo statuto del Comune di Bologna dell’anno 1335, éd.  A.  L.  Trombetti Budriesi, 2 vol., Rome, 2008 (Fonti per la storia d’Italia medievale. Antiquitates, 28).

61 Sur cette procédure, nous renvoyons pour Bologne à M. Vallerani, I pro-cessi accusatori a Bologna fra Due e Trecento, dans Società e Storia, 78, 1997, p. 741-788.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 251

par l’une des parties, à la parole médicale, qu’il s’agisse du témoi-gnage du praticien traitant la victime ou d’un medicus appelé par la défense. Le choix de privilégier la nouvelle procédure, qui tend à s’affirmer dans la seconde moitié du XIIIe siècle au sein des justices communales et plus particulièrement dans le cadre des poursuites contre les crimes 62, s’explique notamment par le fait qu’à Bologne, dès 1265, le recours à des praticiens de la cité de la part du juge ad maleficia a été institutionnalisé lorsqu’un délit avec coups et bles-sures a été commis 63. Ces derniers sont choisis par tirage au sort parmi un ensemble de candidats et les pré-requis pour figurer sur cette liste ont été, on l’a vu, à plusieurs reprises redéfinis dans les statuts urbains successifs 64.

Les actes qui documentent l’expertise se présentent sous deux formes qui appartiennent à deux séries archivistiques distinctes relevant de la cour du podestat. La première est constituée par les Libri inquisitionum et testium, initiés en 1235. Les Libri inquisitio-num enregistrent l’ouverture d’une procédure souvent à la suite de la dénonciation ou de la notification d’un forfait 65 et classent, aux côtés des premiers témoignages recueillis parmi les personnes du voisinage, les expertises des médecins lorsque ces derniers ont été mandatés sur place pour examiner le corps du blessé ou du défunt 66 ;

62 S. Blanshei, Crime and Law Enforcement in Medieval Bologna, dans Journal of Social History, 16-1, 1982, p. 121-138. Cela n’empêche toutefois pas le mode accusatoire de rester prévalent. Selon les calculs de M. Vallerani (I processi ac-cusatori a Bologna… cit., p. 747), il y a en moyenne, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, entre 150 et 200 inquisitiones par an contre 1200 à 1500 procédures accusatoires. 

63 Les statuts de 1252, 1259 et 1262 prévoyaient aussi le possible recours par le podestat au medicus plagarum employé par la ville, en cas de nécessité : si potestas ab aliquo medico quesiverit utrum aliquis qui dicatur vulneratus, sit in periculo mortis vel non (E. Dell’Osso, L’organizzazione medico-legale a Bologna e a Venezia nei secoli XII-XIV, Césène, 1956, p. 17).

64 Cf.  J.  Chandelier et M.  Nicoud, Les médecins en justice.  Le cas bolonais, XIIIe-XIVe siècle, dans Experts et expertise… cit., p. 149-160.

65 Il peut s’agir soit de notifications émanant de parties privées (la victime elle-même ou quelqu’un de proche, inquisitio cum promovente), soit de dénon-ciations émises par des officiers communaux, le massarius pour ce qui relève du contado et le ministralis pour ce qui concerne les paroisses de Bologne qui sont tenus de faire savoir publiquement que des crimes ont été commis. Aussi, comme le souligne M.  Vallerani (Il potere inquisitorio del podestà.  Limiti e de-finizioni nella prassi bolognese di fine Duecento, dans Studi sul Medioevo per Girolamo Arnaldi, éd. G. Barone, L. Capo et S. Gasparri, Rome, 2000, p. 379-417 [I libri di Viella, 24]), la distinction entre inquisitio et accusation privée n’est-elle pas toujours si claire. 

66 Y figurent aussi, lorsque l’affaire n’est pas classée, les commissioni ai nunci de la commune, ainsi que l’assignation des termes aux parties jusqu’à la fin de la procédure.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD252

les Libri testium regroupent les témoignages déposés auprès du juge. Dès que le podestat vient à savoir qu’un délit a été commis, le juge ad maleficia, qui juge au pénal 67, s’arroge alors, comme le rappelle Massimo Vallerani, le droit d’ouvrir une enquête (inquisitio ex offi-cio), le plus souvent contre de présumés coupables, parfois aussi de manière anonyme lorsque la rumeur publique ne fournit pas le nom des fauteurs de trouble 68. Il le fait afin qu’aucun crime ne demeure impuni 69. Cette série originelle, tenue par des notaires qui, à l’image des podestats et des juges, sont aussi des étrangers, est constituée de différents livres chronologiquement organisés selon les périodes de gouvernement des différents podestats qui ont la haute main à Bologne, et ce depuis 1276, sur la justice civile et criminelle. Aux côtés de ces enregistrements, il existe également une série factice – les carte di corredo 70 – créée par les archivistes bolonais. Ces derniers ont en effet ôté des registres dans lesquels ils avaient été consignés l’ensemble des pièces nécessaires à l’instruction, parmi lesquelles se trouvaient les comptes rendus originaux des expertises effectuées par les médecins, et normalement rédigées, à partir de 1335, par le notaire qui les accompagnait lors de leur intervention 71. Ces actes se trouvaient soit entre les pages du registre, soit à l’intérieur de la reliure d’un fascicule, aux côtés de l’affaire dont ils traitaient (fig. 1).

67 Il existe en effet différentes juridictions en fonction des types de délits commis  (cf.  S.  Blanshei, Politics and Justice in late Medieval Bologna, Leyde-Boston, 2010, annexe A, p. 512 [Medieval Law and Its Practice, 7]).

68 M. Vallerani, La giustizia pubblica medievale, Bologne, 2005, p. 34 sq. Le domaine d’investigation du juge est vaste et touche aussi bien les homicides que les vols, les rixes, les fausses accusations ou encore les dommages comme le soulignent les statuts de 1288 (Statuti di Bologna dell’anno 1288, éd. G. Fasoli et P. Sella, Cité du Vatican, 1937, p. 174 [Studi e Testi, 73]) ; une autre liste est produite en 1313 qui limite le pouvoir inquisitorial. Le podestat doit mener l’en-quête dans les deux jours, sur les lieux du crime. Voir aussi sur ces questions, M. Vallerani, Il potere inquisitorio del podestà… cit.

69 C’est la formule qu’utilise notamment le célèbre juriste Alberto Gandino (1260-ca. 1310), auteur d’un Tractatus de maleficiis lorsqu’il se retrouve une pre-mière fois en 1289 iudex ad maleficia à Bologne : vobis placeat de predictis inqui-rere et inqueri facere ita quod dictum maleficium non remaneat impunitum (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 15, fasc. 6, f. 33, 1er avril 1289).

70 Les Carte di corredo ne contiennent pas seulement les expertises des méde-cins. Elles rassemblent aussi, sous une même forme, originellement également placée à l’intérieur du fascicule du procès concerné, les dénonciations, l’acte d’accusation, les citations des témoins, des accusations, des sentences, les noms des procurateurs de la défense…

71 G.  Ortalli (La perizia medica… cit., p.  235) souligne qu’il s’agit en effet d’une innovation des statuts de 1335 en ce qu’elle rend obligatoire la présence du notaire sans lequel les médecins ne peuvent partir (Lo statuto del Comune di Bologna… cit., éd. A. L. Trombetti Budriesi, VIII, 12, p. 603), mais elle préexistait dans la pratique.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 253

Le retrait de ces expertises – simples morceaux de parchemin ou de papier de différentes tailles, souvent anonymes et non datés (fig. 2) – des registres où elles étaient consignées, pour former une série séparée, ne facilite évidemment pas le travail de reconstitution nécessaire pour replacer ces actes au sein de leur procès d’origine.

Les enregistrements des expertises conservés dans les Libri in-quisitionum sont de deux types : l’un consiste dans la mise par écrit d’un compte rendu oral, fourni par les médecins experts mandatés par le juge 72 ; comme le rappellent les fascicules, ces derniers se sont rendus sur le lieu du délit, ont examiné le blessé ou le défunt, sont revenus et ont rapporté (retulere) devant le juge et son notaire le fruit

72 Le terme d’expert renvoie ici à leur expertise dans l’art de la médecine, rappelée comme pré-requis dans leur désignation lors de la rédaction des statuts de la justice criminelle : ils sont periti in arte medicandi (L. Frati éd., Statuti di Bologna dall’anno 1245 all’anno 1267, dans Dei Monumenti istorici pertinenti alle provincie della Romagna, 1er sér., Bologne, 1877, vol. 3, p. 596, statut de 1265).

Fig. 1 – ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 55, fasc. 5, f. 43v .

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD254

de leur examen 73. L’autre type est constitué par la copie de l’expertise rédigée sur le lieu même de l’examen du corps par les médecins ou par le notaire les accompagnant, sur la base de la déclaration, parfois signée, de ces derniers.

L’ensemble de la documentation conservée, originaux et copies enregistrées, fournit un riche témoignage des fréquentes interven-tions des médecins lors des procédures criminelles et permettent de dessiner les modalités de leur action et les attentes de la justice.

Circonstances et motivations de l’intervention médicale

L’enregistrement de l’expertise dans les Libri inquisitionum permet de mieux saisir sa place au sein au sein du processus judi-

73 La formule parfois employée précise qu’ils retulerunt dicto domino potes-tati et iudico malleficiorum […] ad banchum iuris malleficiorum in palatio veteri communis Bononie… (exemple dans ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 142, fasc. 7, f. 45r, 25 août 1335). 

Fig. 2 – ASB, Curia del Podestà, Carte di Corredo 50, 1310.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 255

ciaire 74. On la trouve souvent mentionnée à la suite de l’ouverture d’une inquisitio, lorsque le juge évoque la nécessité d’une enquête pour découvrir la vérité à propos d’une affaire dont les faits connus sont rapidement rappelés : le nom du ou des accusés, lorsqu’il est de notoriété publique, les circonstances et le lieu du drame, les armes et les coups portés, avec force détail, sur la victime, blessée ou dé-cédée. Dans la foulée de cette notification, et souvent le même jour, les Anciens (à savoir les officiers qui constituent le conseil exécutif), conformément aux statuts de la justice criminelle, procèdent à la désignation des médecins qui seront chargés d’examiner le corps. Certains registres se plaisent à citer le nom des Anciens et celui des praticiens, choisis par tirage au sort au sein d’une liste, ainsi que leur mission. Le notaire rappelle ainsi avec force non seulement la qualité professionnelle de l’expert – il est le plus souvent medicus, parfois medicus ciroicus, plus rarement medicine doctor 75 ou phisi-cus 76 –, mais plus encore le caractère officiel et la légitimité juridique de son statut : il est mandaté par le juge 77. D’autres fascicules se contentent de fournir le compte rendu des médecins, sans évoquer la procédure de désignation des experts. Les dates respectives de ces deux opérations sont toujours clairement mentionnées et suivent

74 Selon les statuts, les notaires du juge ad maleficia étaient tenus de recevoir (recipere) les accusations, dénonciations, et querelles dans un cahier ainsi que les citations et les proclamations (cride et banditi), tandis que les témoignages sont consignés dans un autre fascicule – les libri testium (Statuti… cit., éd. G. Fasoli et P. Sella, livre I, rubr. VII, p. 25) : 1352 : I, 13 : Et omnes accusationes, denun-ciationes seu notifficationes et nomina testium in scriptis porrigendorum, que coram suo iudice cui deputarentur fierent vel darentur recipere, et in suis actis scribere, et inquisitiones de malleficiis, que per ipsum iudicem fierent, vel per alium per quem inquisitio fieret, scribere in actis cum attestationibus testium, qui reciperentur seu producerentur in predictis, clare et distinte, sub suis tittulis et diebus, et secundum formam statutorum et ordinamentorum comunis Bononie, et cetera acta, que in predictis fierent, tam ex parte iudicis quam etiam ex parte accu-santium seu notifficantium et accusatorum vel notifficatorum seu prosequentium causas eorundem (V. Braidi, Gli statuti del comune di Bologna degli anni 1352, 1357, 1386, 1389, libri I, III, t. I, Bologne, 2002, p. 42, I, 13).

75 Comme dans cette expertise de 1401 où Matteo da Varignana est ainsi qualifié (L. Münster, La medicina legale a Bologna nel Quattrocento, dans Actes du VIIIe Congrès international d’histoire des sciences, Firenze, 3-9 sett. 1956, 1956, p. 687-711, réed. Florence, 1958, p. 1-24 : p. 16). 

76 Qualification utilisée pour un certain Bernus et Bartolomeo da Varignana dans un acte de 1304 (L. Münster, Alcuni episodi sconosciuti o poco noti sulla vita e sulla attività di Bartolomeo da Varignana, dans Castalia, 5-6 [1954], p. 2-8 : p. 3). Notons que Bartolomeo da Varignana, très célèbre professeur à Bologne, élève et rival du non moins célèbre Taddeo Alderotti, est dans les actes réguliè-rement qualifié de doctor physice, titre que lui même revendique. 

77 La formule la plus couramment employée dans les registres est : de man-dato domini iudicis domini potestatis ad malleficia deputati. 

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD256

rapidement l’ouverture de l’enquête, selon les termes des statuts de Bologne 78. Dans d’autres registres, le choix des praticiens et leur rapport sont même transcrits en préambule de l’ouverture d’une en-quête, à l’image de l’inquisitio menée à partir du 16 juillet 1300 sous le gouvernement de Pino Stuldi de Rubeis originaire de Florence, à propos du décès d’une certaine Margherita, fille de Pietro Raineri et épouse de Gabriele di Andrea 79. Un jour plus tôt, comme le rapporte le notaire sur le feuillet précédent, les Anciens ont tiré au sort le nom de deux praticiens, Pietro Barone et Giacopo Amoretti, chargés d’enquêter sur la présence de blessures mortelles sur le corps de la défunte 80. Le reste du feuillet est resté blanc afin que puisse y être rapporté ledit examen, effectué le 18 juillet 81. Le cas n’est pas unique 82 et souligne avec force la place primordiale accordée au jugement des médecins dans la procédure inquisitoire, si l’on retient l’hypothèse, soutenue par Massimo Vallerani, que l’enregistrement du procès correspond au déroulement de la procédure 83.

En tout état de cause, l’examen de la victime participe donc des prémisses de l’enquête, des premiers jours de l’instruction qui permettent, grâce à l’écoute des premiers témoins (des voisins inter-rogés sur place) et à l’expertise médicale, de vérifier non seulement l’existence et les circonstances du délit mais aussi de le qualifier comme le rappellent les statuts de 1288 : c’est pour savoir le plus vite possible si une blessure est létale ou si elle ne l’est pas que deux médecins sont mandatés par le juge 84 et leur mission, comme

78 Voir infra, note 84. 79 ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 49, fasc. 2, f. 24v.80 Die quintadecima mensis Julii/ Infrascriti sont medici extracti de pisside sive

saculo secundum formam statutis in presentiam istorum quatuor antianorum qui debent ire ad videndum vulnera illata in personam Margarite filiam Petri Rayneriri et uxoris Gabrielis Andree qui moratur in capelle Sancte Marie de caritate extra circlam burgi sancti Felicis (ibid., f. 24r). 

81 Parfois l’emplacement laissé blanc pour y copier l’expertise a été oublié, ce qui oblige le notaire à reporter dans les marges le compte rendu des médecins, à l’image des ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 27, fasc. 9, f. 4r, avril 1293.

82 En 1308, le tirage au sort des médecins et le compte rendu d’expertise qui le suit immédiatement dans le registre précède d’un jour l’ouverture officielle de l’enquête le 4 février à propos de la mort d’un certain Domenico Nucci de Pistorio (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 70, fasc. 1, f. 12v-13r).

83 M. Vallerani, La giustizia pubblica… cit., p. 31 : « Nel corso del Duecento scrittura e procedura tendono a coincidere, nel senso che gli atti scritti sono il processo ». 

84 Placet quod, si aliquis fuerit accusatus, denuntiatus vel inquisitus ex offitio potestatis pro homicidio vel vulnere mortifero, quod constiterit esse mortiferum, vel de quo dubitetur quod si mortiferum vel non, quod sciri debeat quam ci-cius poterit per dictum duorum medicorum bonorum et legalium et fidedigno-rum (Statuti… cit., éd. G. Fasoli et P. Sella, livre IV, rubr. VIII, p. 179). Comme

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 257

le stipulent les comptes rendus d’expertise, est bien de relever le nombre de coups portés et d’identifier ceux qui sont mortels. Ceci permet à la justice d’établir la possible responsabilité des accusés dans le décès de la victime et de ne pas poursuivre plus de per-sonnes qu’il n’a été retrouvé de blessures sur le corps 85 ; comme le soulignent avec force les mêmes statuts, c’est pour savoir cela (ad quod sciendum) et pour que nulle fraude ne soit commise en matière de blessures (ne fraus in vulneribus commitatur) – à savoir pour distinguer de possibles lésions post-mortem –, que des médecins sont mandatés par le juge 86. L’examen est donc indispensable pour établir le nomen criminis et le qualifier, le cas échéant, d’homicide lorsque les médecins ont retrouvé sur le corps au moins une blessure létale.

Ces examens qui répondent donc aux attendus de la justice se présentent sous forme d’une liste, plus ou moins longue, des lésions répertoriées, avec leur nombre, leur localisation précise sur le corps et la mention de leur caractère mortel ou non. On y distingue aussi parfois les coups ayant ou non provoqué une effusion de sang, non pour des raisons médicales, mais parce que cela relève de registres criminels et de sanctions pénales différents. La participation de l’expertise à la qualification du fait constitue l’une des raisons pour lesquelles les statuts rappellent l’obligation d’un examen rapide, dès que les faits délictueux ont été rapportés au juge 87 ; l’autre motif

le rappelle Alberto Gandino quomodo sciemus an vulnus sit mortale an non ? Respondero, nos hec sciemus dicto et relatione medicorum (De maleficiis, tit. De homicidiariis, éd. H. U. Kantorowicz, vol.  2, p.  304 n.  21, cité par M. Ascheri, Consilium sapientis… cit., p. 570). 

85 Par exemple : Magister Matheus quondam magistri Gherardini de Castro Sancti Petri/ Magister Jacobus magistri Baruffaldini ambo medici cyrugie extracti fuerunt die suscripta de sacchello secundum formam statutis, ordinamenti et re-formationis communis et populi bononie, quibus medicis dominus Cione iudex malleficiorum commisit et mandavit ipsa die quod vadant ad videndum et temptan-dum Azzolinum Rappe […] et referant dicto iudico quot vulnera in eo invenerunt mortalia et non mortalia secundum formam statutis et ordinamenti communis et populi bononie (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 49, fasc. 1, f. 15r, 17 juin 1300). Les termes ici employés reprennent en effet ceux des statuts de la ville. 

86 Statuti… cit., éd. G. Fasoli et P. Sella, livre IV, rubr. 4, p. 172.87 Les statuts de 1265 précisent ainsi que les héritiers doivent signaler le

crime au podestat ou au juge ad maleficia avant que le corps ne soit enterré (L. Frati éd., Statuti di Bologna… cit., vol. 3, p. 596), tandis que ceux de 1288 déclarent que les praticiens doivent être mandatés sur place par le juge « aussi vite que possible » (Statuti… cit., éd. G. Fasoli et P. Sella, p. 172). En 1335, les choses sont encore précisées : lorsque le délit a été commis à Bologne, les prati-ciens doivent opérer le jour même de leur désignation ; s’il a lieu dans le contado, ils ont trois jours pour faire leur expertise, mais il leur est recommandé de faire plus vite encore (Lo statuto del Comune di Bologna… cit., éd.  A.  L.  Trombetti Budriesi, VIII, 12, p. 604). Cela n’empêche toutefois pas que dans certains cas,

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD258

réside aussi dans la nécessité de ne pas trop tarder, en raison de l’état des cadavres qu’une dégradation trop avancée ne permettrait pas d’analyser avec acuité. C’est ce dont se plaignent du reste deux praticiens, Guglielmo da Crocesanta et Giovanni da Brescia, chargés d’examiner une certaine Bonagratia dont le cadavre est trouvé en état de décomposition 88. Dans un autre cas, daté de 1287, les maîtres Bernus et Guinicellus de Placitis disent même ne pas pouvoir juger des causes de la mort en raison de la « grande corruption du corps et plus encore de l’odeur » qui en émane, et se contentent d’en imputer la responsabilité à une unique blessure 89.

Comme pour le reste de la procédure, en raison peut-être du caractère sériel des actes de justice 90, les expertises enregistrées dans les Libri inquisitionum apparaissent fortement formalisées et, si on les compare à celles éditées par Joseph Shatzmiller pour la petite ville de Manosque, elles ne laissent pointer qu’assez rarement des formulations originales. En règle générale, elles ne portent pas de titre et ne se signalent visuellement que par l’accolade qui rassemble les noms des praticiens sous une même formule rappelant qu’ils ont été mandatés par le juge pour voir, et même toucher (ad videndum et temptandum) le corps de la victime. L’avis consiste dans les cas de violence dans l’énumération des blessures, suivant, avec plus ou moins de rigueur, un ordre emprunté au registre médical, de capite ad pedes 91, avec la précision adjacente : mortalia ou non mortalia. Le terme vulnus, sans plus de précision, est le plus couramment utilisé, parfois renforcé par celui de percussio, plutôt employé comme un équivalent. Lorsque des blessures paraissent plus anciennes, voire cicatrisées, les praticiens en font aussi mention, afin que le juge ne puisse les imputer à tort aux accusés 92. Le notaire rappelle aussi que

les praticiens précisent avoir examiné un cadavre déjà enseveli (par exemple, ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 50, 1er semestre 1310).

88 ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 49, fasc. 6, f. 15v.89 L. Münster, La medicina legale a Bologna… cit., p. 17.90 M.  Vallerani souligne en effet que face à la croissance d’une demande de

justice dans les cités italiennes, à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, la pro-cédure s’est transformée, donnant naissance au caractère plus sériel et plus for-malisé des actes de la procédure (M. Vallerani, La giustizia pubblica… cit., p. 31). 

91 C’est expressément l’ordre d’examen que disent avoir suivi les praticiens mandatés dans deux cas : magister Albertus/Magister Bernus […] dicunt suo sa-cramento eum diligenter tentasse a capite usque ad pedes (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 14, fasc.  3, f.  17r, 8 sept.  1289).  Même formulation dans un cas daté du 21 fév.  1289 traité par les médecins Jacobus et Bernus (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 15, fasc.  6, f.  10r).  Le reste du temps, l’ordre est plus ou moins respecté.

92 Cf.  plusieurs exemples dans ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 259

ces médecins sont assermentés et qu’ils ont, une fois établie leur déposition, réitéré le serment prêté une première fois lors de leur désignation comme experts. Comme le souligne Gherardo Ortalli, la mention du serment, prêté à deux reprises, engage à ne pas considérer l’institution de l’expertise comme un office 93. Nulle autre information ne filtre en général de l’examen du corps 94.

Plus rarement, le notaire utilise la formule relatio medicorum 95, voire celle de consilium, pour qualifier le compte rendu médical (fig. 3 et 4). Ici, la référence est évidente au consilium sapientis des juristes 96 auquel l’expertise alors s’apparente en partie 97. En effet, sont qualifiés de consilia dans les registres aussi bien des consul-tations rendues par des praticiens tirés au sort, comme le veulent les statuts, que des avis expressément requis auprès d’un médecin traitant ou auprès d’un maître désigné par le juge. Mais ces billets insistent tous sur leur dimension de conseil 98 et émanent du reste souvent, à l’image des conseils juridiques, de grandes figures de l’art médical, auxquelles sont expressément confiés des cas complexes qui méritent un éclairage spécifique, celui attendu d’un expert de renom 99. Ils font enfin l’objet d’une écriture plus originale : souvent exprimée à la première personne, précédée par une invocation à Dieu et à la Vierge reproduite par le notaire, l’expertise-conseil

93 G. Ortalli, La perizia medica… cit., p. 253.94 De ce point de vue, l’examen sert donc plus à qualifier le fait qu’il ne

permet d’éclairer véritablement les circonstances du crime, à la différence des autopsies d’époque moderne ou contemporaine. Cf. M. Porret, Introduction. La médecine légale entre doctrines et pratiques, dans Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 22, 2009, p. 3-15. 

95 Le terme de relatio pour désigner l’expertise est utilisé dans les statuts de 1335, rubrique 194.

96 Cf. M. Ascheri, Consilium sapientis… cit. et G. Rossi, Consilium sapientis iudiciale, Milan, 1958.

97 L’identification du consilium medici au consilium sapientis se vérifie même dans une formulation identique : Conscilium mei Bartholomei de Varignana phixi-cae doctoris… ; Consilium mei Merchadantis de Santo Petro super eo… Parfois aussi les médecins sont à deux : Concilium magistri Johannis de Parma et ma-gistri Bartholomei de Varignana super facto Guigle di Sancto Iohanne in Persiceto (A. Simili, Un consiglio inedito… cit., p. 3-12).

98 Ita dico et consullo ego Bartholomeus de Varignana praedictus ajoute Bartolomeo da Varignana pour conclure son jugement, après avoir déclaré être mandaté ad consullendum (sic) super mortem, et cauxis mortis Ghisetae (L. Münster, Alcuni episodi sconosciuti… cit., p. 5). 

99 Bartolomeo da Varignana en a signé quelques-uns ; plusieurs des consilia sont notamment dus à des physice doctores, tels Martino de Lero et Bartolomeo da Reno. L’un porte sur un cas douteux de grossesse, un autre sur l’origine d’un décès qui nécessite le recours à l’autopsie, ou bien encore sur une blessure à la tête tenue pour susceptible de causer le décès de la victime. 

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD260

paraît plus solennelle dans sa formulation que les comptes rendus classiques ; elle est le plus souvent datée, et fait l’objet d’une diffu-sion en présence des parties 100.

100 Mense maii, die vii, dictus iudex pronunciavit dictum consilium fore aper-tum, rapporte le notaire à la fin d’un conseil fourni par Bartolomeo da Varignana et Giovanni da Parma (A. Simili, Un consiglio inedito… cit., p. 3-12). 

Fig. 3 – ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 142, fasc. 9, f. 107v, 20 nov. 1335.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 261

Fig. 4 – ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 66, fasc. 7, f. 13v, 3 août 1306.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD262

L’enregistrement des expertises dans les Libri inquisitionum reproduit pour partie les comptes rendus originels, et ce parfois à l’identique comme on peut le vérifier dans le cas d’un examen pratiqué par plusieurs praticiens, dont le célèbre Bartolomeo da Varignana, à propos du prétendu empoisonnement d’un certain Azzolino degli Onesti et dont on a conservé, outre la copie dans les registres d’inquisitions, le certificat original 101. On peut faire le même constat dans le cas d’un décès causé selon les médecins par pas moins de sept blessures mortelles sur les quatorze répertoriées (fig. 5) ; la formulation change quelque peu mais le contenu reste identique. Toutefois, il semblerait que non seulement les expertises n’aient pas systématiquement été copiées dans les registres, mais qu’il est loin d’être certain que le notaire ait toujours reproduit fidèlement la totalité de la relatio medicorum, comme le laisse entendre ce cas édité par Alessandro Simili : le rédacteur y rappelle que les praticiens ont juré de dire « la pure vérité sur les Évangiles et qu’ils ont rapporté que la victime n’était pas décédée des suites de sa blessure, d’après l’évidence du texte écrit de la main desdits médecins » 102, texte que le notaire ne juge pas utile de rapporter. Ici, il faudrait approfondir la comparaison entre les Libri inquisitionum et les différents cartons des Carte di corredo, pour vérifier de manière plus précise la similitude ou les différences entre le rapport original et son enregistrement. Mais il y a fort à croire que l’ins-cription dans les registres de la procédure se contentait souvent de l’essentiel, à savoir ce qui était probant pour la justice, et ne reproduisait pas toujours les particularités qui pouvaient figurer dans les actes originaux.

En effet, si nombre d’actes consignés dans les Carte di corredo paraissent eux-aussi assez standardisés, proches dans leur formu-lation et leur présentation écrite de ce que l’on peut lire dans les fascicules, ils n’en laissent pas moins aussi filtrer quelques diffé-rences et originalités. Le fait qu’ils ne soient pas tous rédigés par un

101 L’expertise publiée par Alessandro Simili (Bartholomeo da Varignana e una sua perizia giudiziaria… cit.), à partir de la carta di corredo conservée est reproduite à l’identique dans le Liber inquisitionum qui conserve la mémoire de l’enquête initiée le 25 février 1302 à propos de la mort subite (morte subitanea) d’un dénommé Azzolino filius domini Honeste (sic) (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 55, fasc. 2, f. 14r).

102 Qui medici iuraverunt ad sancta dey Evangelia referre puram et meram veritatem et ipsi medici retulerunt ipsam non esse mortuam dicto vulnere prout patet scriptura scripta manu dictorum medicorum (A. Simili, Sui primordi e sulla procedura della medicina legale in Bologna [con documenti inediti], dans Atti e memorie dell’Accademia di storia dell’arte sanitaria, 42-2, 1943, p. 41-56 : p. 50). 

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 263

notaire, dont la présence n’est du reste rendue obligatoire qu’à partir de 1335 103 et qui garantissait la valeur légale de l’acte, explique sans

103 Les statuts de 1288 évoquent bien l’envoi d’un notaire en cas de victime

Fig. 5 – ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 66, fasc. 2, f. 14r, 28 déc. 1306

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD264

doute nombre de variantes : écrit à la première personne du plu-riel 104, l’avis est parfois signé par les deux experts 105 ; dans d’autres cas, figure au moins la souscription des praticiens au bas de l’acte 106, qui disent aussi confirmer ce qui a été écrit 107.

Dans l’ensemble, les actes n’évoquent guère les moyens par lesquels les médecins sont arrivés à leurs conclusions : ils ont tou-jours vu, souvent touché, plus rarement scruté (scrutare), examiné scrupuleusement (examinare diligenter) ou encore effectué l’inspec-tion des signes sur le corps de la victime (inspectio per signa), sans que l’on sache précisément en quoi consiste cet examen et avec quel moyen on y a procédé, si ce n’est par l’observation. Tandis qu’à Manosque, par exemple, les praticiens utilisent parfois des chandelles pour mesurer le degré de profondeur des lésions, rien de tel pour Bologne, sauf, mais de manière très rare, la mention de doigts pour mesurer les blessures 108. Dans certains cas cependant, à partir du début du XIVe  siècle, l’ouverture du cadavre est men-tionnée. La dissection est alors devenue une pratique courante lors de procès de canonisation et plus largement dans le contexte de pratiques funéraires 109, et elle l’est aussi à l’université de Bologne, dans le cadre de l’enseignement, afin surtout de mettre en valeur,

blessée mortellement, mais encore vivante, sans toutefois qu’ils soient associés à un médecin (Statuti… cit., G. Fasoli, P. Sella, livre IV, rubr. 13, p. 183). 

104 Parfois aussi au singulier comme dans ce cas d’expertise : Ego magister Julianus medicus communis Bononie cum sociis […] dico et iudico… (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.). 

105 Nos magister Jacobus de Butrio et magister Nicholaus de Mattaracis (sic) medici [… trou dans la feuille] dicimus, referimus, denunciamus inquisivisse, vidisse et temptasse vulnera […]. Magister Nicholaus de Ramaraciis medicus. Ego magister Jacobus de Butrio medicus (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.). Le texte a été rédigé par Jacobus de Butrio et signé aussi de la main de son confrère. Autre exemple daté de 1431 et édité par L. Münster, La medicina legale a Bologna… cit., p. 17.

106 Plusieurs exemples dans ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.

107 Cf. l’acte édité par E. Dell’Osso (L’organizzazione medico-legale a Bologna… cit., p. 37), co-signé par six praticiens. 

108 J.  Shatzmiller, The Jurisprudence of the Dead Body… cit., p.  226-227.  L.  Münster, La medicina legale in Bologna dai suoi albori fino alla fine del secolo XIV (nota preventiva), dans Bollettino dell’Accademia Medica Pistoiese « Filippo Pacini », 26, 1955, p. 4-17.

109 Cf.  K.  Park, The Criminal and the Saintly Body : Autopsy and Dissection in Renaissance Italy, dans Renaissance Quaterly, 47-1, 1994, p. 1-33. Voir aussi L. Canetti, Reliquie, martirio e anatomia : culto dei santi e pratica dissettoria fra tarda antichità e primo Medioevo, dans Micrologus, The corpse, 7, 1999, p. 113-154 ; Y. Violé O’Neill, Innocent III and the Evolution of Anatomy, dans Medical History, 20-4, 1976, p. 429–433.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 265

comme lors d’un spectacle, le savoir des médecins 110. Lorsque dans la documentation judiciaire bolonaise, le notaire signale que les médecins ont eu recours à une dissection, la mention laisse croire qu’il s’agit plutôt d’une exception que de la règle. C’est à une telle opération que se sont livrés les nombreux maîtres présents lors du cas évoqué précédemment – le décès rapide et inexpliqué d’un certain Azzolino degli Onesti qui a fait surgir le soupçon d’un em-poisonnement. Leur jugement, à savoir que le défunt est mort de mort naturelle et non à cause d’une intoxication venimeuse, s’ap-puie sur l’autopsie du corps : « ils [l’]ont su sensiblement par l’ana-tomie limitée à ses viscères », affirment-ils à la fin de l’expertise 111. En fait, les dissections paraissent notamment pratiquées en cas de suspicion d’empoisonnement. C’est l’autopsie qui permet ainsi aux médecins Mercadante et Germano di Raineri de constater que le décès d’un certain prieur Thomas est le fruit d’un venin 112 ; en 1333, c’est aussi ce moyen qu’utilisent Gerino da Bologna et maître Lorenzo de Sancto Jorio pour découvrir que l’arsenic, notamment, est responsable de la mort d’un dénommé Muçolino, fils du défunt Giacopo de Bazaleriis, grâce aux traces de poison trouvées dans ses viscères 113. De manière générale, c’est lorsqu’il n’y a pas de cause apparente justifiant la mort, ou quand la blessure retrouvée sur le corps ne paraît pas aux praticiens susceptible d’avoir causée le décès qu’ils décident de se livrer à une autopsie : Francesco de Oculis et Germano di Raineri décident ainsi d’anathomizare Rosa, dont le corps, en état de corruption avancée, ne leur permet pas, disent-ils, « d’apporter un plein jugement sur la cause de la mort » 114. L’incertitude, le doute sur les causes du décès – qu’il est impératif aux médecins de pouvoir établir puisqu’il permettra de qualifier le fait – rendent donc parfois nécessaire le recours à cette pratique. Elle permet souvent d’aboutir à une affirmation attendue par la

110 Si la première mention de dissection figure dans l’Anatomie de Mondino de’Liuzzi (m. 1326) en 1316, comme le suggère Nancy G. Siraisi (Taddeo Alderotti and his Pupils.  Two Generations of Italian Medical Learning, Princeton, 1981, p. 112-113), son professeur Taddeo Alderotti (m. 1295) y eut peut-être recours à la fin du XIIIe  siècle.  Sur ces questions, R.  Mandressi, Le regard de l’anato-miste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, 2003.

111 … sensibiliter cognoverunt visceribus eius anothomice circumspectis (A. Simili, Bartholomeo da Varignana e una sua perizia giudiziaria… cit., p. 7).

112 L. Münster, La medicina legale in Bologna dai suoi albori… cit. 113 A.  Simili, Riflessi anatomo-patologici e tossicologici di una perizia medi-

co-legale inedita del 1333 nei tempi antichi e nei moderni, dans Atti e memorie dell’Accademia di storia dell’arte sanitaria, sér. 2, 17-1, 1951, p. 27-42 : p. 27.

114 Dicunt quod propter longitudinem temporis mortis eidem et corruptio-nem corporis eius non potuerint de causa mortis eius plenum afferre iudicium (L. Münster, La médicina legale in Bologna dai suoi albori… cit., p. 8).

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD266

procédure, à savoir que telle ou telle blessure est reconnue respon-sable de la mort : grâce à l’ouverture du crâne jusqu’au cerveau, Tommaso di Lançaloti et Germano di Raineri peuvent clairement dire que le coup de clé reçu sur la tête par un certain Pietro, fils d’Ugolino de la chapelle San Marino, n’est en aucun cas cause de sa mort 115.

Le reste du temps, lorsqu’aucun doute ne surgit au cours de l’examen, le compte rendu d’expertise se révèle très formalisé : les médecins disent (dicunt), ou jugent (iudicunt) quelles sont les bles-sures mortelles et lesquelles ne le sont pas, mais ils ne prennent généralement pas la peine d’en donner les raisons 116, se contentant au mieux de qualifier le coup de profond ; ce dernier est alors dit pénétrant (penetrans), laissant entendre qu’il a touché un organe vital 117. Par cette déclaration, les praticiens affirment avoir identifié la ou les causes du décès, permettant donc clairement au juge d’im-puter au délit le statut d’homicide. La relatio medicorum s’affiche clairement à part dans la hiérarchie des preuves rassemblées au cours du procès 118, du fait de la certitude revendiquée, fondée sur un savoir détenu par un groupe particulier, et en raison du statut spécifique de ces experts assermentés. Dans le cadre d’une procé-dure qui vise clairement à reconstituer ce qu’il est advenu pour

115 ... eundem in parte illa usque ad cerebrum anothomizantes, non invene-runt aliquam causam propter quam ex dicto vulnere dictus Petrus fuisset mor-tuus. Unde dicunt dictum vulnus non fuisse mortale, nec ex dicto vulnere dictum Petrum esse mortuum (ibid., p. 7).

116 J’ai pu trouver une rare mention d’effusion de sang comme explication du décès (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 90, 2e semestre 1337). 

117 Ainsi par exemple, dans la longue liste de blessures recensées sur le corps d’un dénommé Martinellus, l’une d’elles, située sur le côté droit de la poitrine, est qualifiée de mortelle car pénétrante (item in pectore latere dextro unum vulnus penetrans mortale, ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 142, fasc. 4, f. 53v). Ou encore, dans le même fascicule, l’expertise conclut que la blessure dans la par-tie postérieure des côtes, du côté gauche, est pénétrante depuis la partie an-térieure et c’est pourquoi les médecins disent que cette blessure est mortelle (ibid., f. 91r). Ou encore mention d’une blessure avec pénétration vers l’intérieur (vulnus in spatulis […] cum penetratione ad interiora (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 89, 1er semestre 1337).  Citons encore ce cas de blessure qui touche un membre principal (propter colligentia membri principalis, ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.).

118 Sur la diversité et le rôle de la preuve en justice, B.  Lemesle (éd.), La preuve en justice de l’Antiquité à nos jours, Rennes, 2003 (Histoires). Dans les af-faires de causes matrimoniales aragonaises étudiées par M. Charageat (Témoins et témoignages en Aragon aux XVe-XVIe siècles, dans ibid., p. 149-159), les sages femmes qui interviennent auprès de l’officialité « sont dites expertes jamais témoins » ; elles fournissent une relatio et ne déposent pas un simple témoi-gnage. Cf. aussi P. Goddin, L’évolution de l’expertise en tant que preuve judiciaire de l’Antiquité au XXIe siècle, Louvain-la-Neuve, 2011 (Classe des lettres, 53).

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 267

parvenir à la vérité des faits, l’expertise médicale, comme du reste le rappellent à l’occasion certains enregistrements, ne fournit donc pas une opinion, une vraisemblance, mais « dit la vérité, sans fraude et en toute bonne foi » 119.

Si, comme on l’a vu, l’intervention des praticiens en justice se vérifie tout particulièrement dans les crimes de sang qui ont entraîné le décès de la victime, elle peut aussi avoir lieu dans le cas de blessures, susceptibles de provoquer la mort, ou de laisser des traces sous forme par exemple de handicap. Ici l’avis consiste dans la capacité à repérer les lésions permanentes que pourrait occasionner une blessure 120 : mentions d’amputation 121 ou au contraire information sur l’absence de séquelles 122 font l’objet de l’attention des praticiens. Les expertises précisent enfin aussi les cas où la victime est pratiquement guérie de ses maux sans qu’il n’en reste plus la moindre trace 123, lorsque les lésions, qui s’ap-parentent manifestement plus à des fractures qu’à des blessures, sont dites consolidées 124, ou bien encore lorsqu’elles ne sont que superficielles 125.

119 Par exemple : Magister Raynerius de Bertalia/ Magister Johannes de Malarorechis medici extracti de bossolis medicorum […] iuravunt dicere veritatem et reffere bona fede sine fraude vulnera mortalia et non mortalia que invenerunt in personam dicti Petri vulnerati et mortui (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 96, fasc. 4, f. 34v, 10 août 1318). 

120 Comme dans ce cas : Die vigeximo octavo menssis Jullii/ De mandato do-mini Jacobi iudicis malleficiorum Magister Philipus et Magister Francischus de Gallo socii et medici communis Bononie iverunt ad videndum Tomacem filium magistri Pauli capelle Sancti Johannis in monte, percussum in brachio destro una percussione sine sanguinis efuxione et sine debilitatione membri (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.).

121 ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 89, 1er semestre 1337. 122 … percussione sine sanguinis efuxione et sine debilitatione membri (ASB,

Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.) ; après s’être entretenus avec les médecins traitants, les experts déclarent que le membre blessé n’aura aucune séquelle : cum medicis qui a primordio ipsum medicaverunt dicunt dictum men-brum in processu temporis ad pristinas devenire operatione, propter quod men-brum non remanebit debilitatem (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 147, f. 108v, 5 mai 1337).

123 Comme dans le cas d’un certain Gerardus dont la blessure à la tête n’est pas mortelle vu qu’elle paraît guérie (non est mortale neque ex eo est in periculo aliquo mortis eo quod ipsum vulnus quasi perfecte sanatum videtur, ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 50, 1er semestre 1310). 

124 Item invenerunt in eo unum alliud vulnus in masila destra iusta os et mentum consolidatum quod dicunt esse non mortale (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.).

125 Item duo vulnera in facie dextra superficialia non mortalia (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 89, 1er semestre 1337).

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD268

Vérité du juge, doute du médecin

En dehors des cas possibles d’empoisonnement, toujours plus difficiles à traiter car les signes d’intoxication peuvent être moins apparents que les coups portés, les traces d’indécision dans le propos des experts sont plutôt le fait des examens opérés sur des survivants. Car si les observations post mortem sont légion, il est aussi fréquent que les professionnels de santé soient mandatés par le juge en cas de blessure qui pourrait entraîner le décès de la victime, lorsque la rumeur publique dit cette dernière in periculo mortis. Les statuts de 1288 précisent en effet qu’un accusé peut être détenu non seulement s’il est reconnu coupable d’homicide, mais aussi respon-sable de blessures considérées comme mortelles ou susceptibles de l’être 126. Ici encore, l’expertise médicale est la seule en mesure de fournir une réponse à ce type de question. Il est donc demandé aux praticiens de savoir si les lésions constatées sont capables de causer la mort de la victime. Si certains blessés sont clairement dits en péril de mort 127, parfois le doute est de mise et le régime de vérité que la justice requiert n’aboutit en fait qu’à une opinion incertaine, qui n’engage aucune certitude : les médecins ne disent ou ne jugent plus mais se contentent de croire (credere). Ainsi lorsque le 20 juillet 1292, maîtres Vinciguerra et Bonsignore rapportent au juge avoir vu Filippo Bonaventure, « l’avoir touché attentivement et avoir trouvé une blessure près de la fourche de la poitrine à côté de la gorge 128, ils disent alors croire que l’homme est en péril de mort » 129. Dans d’autres cas, les médecins se bornent à qualifier la lésion de douteuse (dubiosa), et à formuler un pronostic réservé en utilisant une formu-lation conditionnelle 130. Parfois encore, ils déclarent avec clarté que la victime peut être guérie pour peu que ses blessures fassent l’objet de soins 131. Ces réserves, voire ces doutes sont souvent dus au fait

126 Statuti… cit., éd.  G.  Fasoli et P.  Sella, p.  179-181 ; G.  Ortalli, La perizia medica… cit., p. 228.

127 À l’image d’un certain Monte, que les médecins iudicunt (...) potius mo-riturum quam evasurum et in magno fere periculo (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 14, fasc. 4, f. 12r, 9 nov. 1289). 

128 Le terme de furcula pectoris désigne ce qu’on appelle la fourchette sternale.129 … invenerunt in eo unum vulnus prope furculam pectoris iuxta gulam et

illud credunt esse cum periculo (ASB, Curia del Podestà, Inquisitiones 25, fasc. 9, f. 1r, 20 juil. 1292).

130 À l’image de ce vulnus dubiosum ex quo vulnere dicunt quod posset mori comme l’attestent Adoardus de Cristianis, Iulianus Bonazunte et Dondedeus de Baldizonis à propos de Nassimbene di Andrioli (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 89, 1er semestre 1337).

131 Que omnia vulnera dicunt essent sanabilia, si cura diligens haberant (L. Münster, Alcuni episodi sconosciuti o poco noti… cit., p. 6). 

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 269

que le temps de la procédure n’est pas celui de la médecine ; alors que la justice requiert une expertise rapide pour étayer l’inquisitio, les signes corporels suivent une temporalité qui leur est propre. Le médecin peut être ainsi conduit à intervenir trop tôt par rapport à ce que l’examen de la victime est susceptible alors de révéler : d’où parfois l’expression d’une certaine circonspection lorsqu’il s’agit de procéder à un diagnostic ou à un pronostic vital, quand le médecin se borne à ce qui est présentement observable (quantum ad presens spectat), à ce qui sur le moment peut être vu, jugé et dit (quantum ad presens videri, iudicari et dici potest) 132. Rien ne peut être certain, comme dans une affaire de possible grossesse, traitée par Giovanni da Parma et Bartolomeo da Varignana qui déclarent le cas ambigu car rien ne peut être compris avec certitude, et proposent de re-mettre le jugement à plus tard, lorsque les signes de la grossesse seront plus sûrs 133.

Ici s’exprime sans doute le plus clairement la différence de re-gistre, entre ce qui est attendu de la justice, à savoir l’établissement de la vérité des faits, et ce que les médecins sont en mesure d’affir-mer, en fonction de leur savoir et de ce que les signes corporels leur permettent de déduire. Et c’est bien en cela que réside la difficulté de devoir accorder ces deux registres, celui de la vérité et celui au mieux d’une certaine vraisemblance ou plausibilité 134. Dans ces cas plus difficiles à traiter pour les praticiens, l’écriture de l’expertise quitte le schéma conventionnel, qu’on a vu aussi bien reproduit par les notaires que par les médecins eux-mêmes, pour adopter une rédaction plus originale. Le vocabulaire du pronostic se fait ainsi plus varié : les blessures mortelles ou non mortelles laissent place à des contusions qualifiées de « timides et suspectes » 135, ou à d’autres causes possibles de décès (une fièvre ou d’autres accidents ou complications [accidentia], conséquences des coups reçus) 136 ; les praticiens se montrent aussi souvent plus prolixes sur les cir-constances de leur intervention, n’hésitant pas à faire appel à des

132 E. Dell’Osso, L’organizzazione medico-legale a Bologna… cit., p. 37.133 A. Simili, Un consiglio inedito… cit.134 C’est ce double registre que doivent tenir les médecins comme le rap-

pellent certains d’entre eux : Est tale videlicet quod omnia inspecta via veritatis et iuris quantum spectat ad scientiam medicine perquirere et quantum ad pre-sens videri iudicari et dici potest (E.  dall’Osso, L’organizzazione medico-legale a Bologna… cit., p. 37).

135 Ainsi du jugement produit par Martinus de Lerro et Bartolomeo de Reno à propos de l’état de Thomaso Ugollini de Sanota, dont une lésion est dite timi-dum et suspectum quantum ad presens spectat (ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.)

136 ASB, Curia del Podestà, Carte di corredo 1bis, s.d.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD270

confrères pour bénéficier de leur conseil ou avis. Il s’agit alors le plus souvent d’évoquer les médecins traitants déjà présents au che-vet du blessé et qui se trouvent ainsi associés à l’avis délivré par les experts. Dans le cas non daté d’un certain Pietro fils d’Ugolino, Tomasino di Lanzalotti et Germano di Raineri disent avoir tenu « un conseil et une délibération solennelle avec les médecins qui avaient au préalable soigné l’enfant, à savoir un médecin et un chirurgien qui l’ont soigné jusqu’à la fin » et c’est aussi avec ces derniers qu’ils ont pratiqué l’autopsie sur le défunt 137. Lorsqu’il s’agit de savoir si une femme est ou non enceinte, les experts font souvent appel à des matrones ou obstétriciennes 138, mieux à même de les conforter dans leur jugement, même si dans certains cas, le doute demeure permis et les praticiens n’ont d’autre ressource, alors, que de remettre à plus tard leur avis 139.

Dans ces cas difficiles à traiter qui soulèvent aussi bien des problèmes juridiques que sociaux, le compte rendu des médecins adopte parfois un registre narratif plus circonstancié qui détaille par exemple le déroulement de l’expertise : pour témoigner de leurs efforts vains à imputer une origine criminelle à la mort d’un certain Bertolino (qu’il s’agisse de coups ou d’empoisonnement), maîtres Bernus et Bartolomeo da Varignana n’hésitent pas à rappeler qu’ils ont retiré de terre le corps du défunt, qu’ils l’ont examiné de la tête aux pieds devant des témoins dont les noms sont cités, et qu’ils n’ont trouvé nulle lésion qui aurait été produite par la main d’un homme et serait cause de la mort, aucune blessure ni contusion, ni forte compression ni venin. Devant un tel constat, ils déduisent de leur examen et des autorités médicales (Galien et Avicenne sont ici

137 ... habito solempni conscilio et deliberatione cum medicis qui aprimordio ipsum medicaverunt scilicet phisico quam cirugo, et continue, usque ad finem ipsum medicaverunt et eundem in parte illa usque ad cerebrum anothomizantes, non invenerunt… (L.  Münster, La médicina legale in Bologna dai suoi albori… cit., p. 7).

138 Item predicti medici miserunt duas sapientes obstetrices ad tentandum predictam Giliam sicut filosofi medicine precipiunt, unde, perscrutatis signis et accidentibus que vidimus et audivimus in ea et relatis nobis etiam a dictis obs-tetricibus, rationabiliter suspicamus eam esse pregnantem (A.  Simili, Un referto medico legale inedito… cit., p. 150-155).

139 Ainsi de ce cas daté de 1302 qui fait intervenir outre une obstétricienne, Giovanni da Parma et Bartolomeo da Varignana : Dicunt eius impregnationem adeo esse ambiguam ut non sit possibile certitudinaliter comprehendi si est aut non et si certiora sint singnia (sic) que ipsam prengnantem (sic) hostendient. Et pro tanto dicunt esse penitus differendum usque quo singnia (sic) complete im-pregnationis appareant et non presente esse aliud iudicandum que quidem ut plu-rimum extenduntur ad medium temporis impregnationis totius (A.  Simili, Un consiglio inedito… cit., p. 3-12).

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 271

mentionnés) que la victime est morte de maladie et plus particuliè-rement d’apoplexie 140. Le recours à la citation des autorités, l’emploi d’un vocabulaire clairement emprunté au registre médical ou bien encore la multiplication d’explications des phénomènes cliniques observés visent aussi à conforter le propos des praticiens lorsque leur avis pourrait ne pas susciter l’adhésion ou lorsqu’il s’apparente au registre de la probabilité ou de la vraisemblance, plutôt qu’à celui de la certitude. Ainsi d’un cas qui aurait pu faire croire à un em-poisonnement, en raison d’un noircissement rapide du corps après la mort, mais qui provient en réalité, d’après les médecins, d’un afflux de sang dans la veine hépatique, provoquant une extinction de l’esprit vital et de la chaleur naturelle 141. Ou bien encore d’une lésion crânienne dont les praticiens affirment qu’elle a perforé la peau, le crâne, la dure-mère et la pie-mère 142. Sans oublier ce témoignage de Bartolomeo da Varignana qui réfute qu’une blessure retrouvée sur le corps d’un certain Lorenzo soit cause du décès de la victime en raison de l’absence d’accidents théoriquement liés à ce type de lésion (respiration difficile, toux, émission de sang par la bouche, douleur) et qui propose au contraire une autre origine, un flux « disinterico » causé par une réplétion d’humeurs putréfiées 143. La référence à des

140 Dicunt quod eo sic diligenter tentato nullam lesionem in eo potuerunt in-venire, que factta (sic) esset per manum alicuius hominis qua de causa mortuus posset esse sive vulnus sive contusionem, sive fortem compressionem, sive ali-quam rem venenosam sibi esse datum que cause solunt esse, propter quas homines interficiuntur, set dicunt sicut perprendere potuerunt per signa et indicia que ab aliquibus eis relata fuerunt cum eum mortuum invenerunt et eciam per illa quae potuerunt investigare eo diligenter tentato, eum mortuum esse de quadam egritu-dinem quae subito decipit totum sensum, et ipssa (sic) egritudo a Galieno et ab Avicenna et eciam ab omnibus aliis auctoribus medicinae apoplexia comuniter nuncupatur (L. Münster, Alcuni episodi sconosciuti o poco noti… cit., p. 3).

141 Ex veneno aliquo mortuum non fuisse, sed potius et certius ex multitudine sanguinis agregati circa venam magnam, que dicitur vena chilis et venas epatis propinquas eidem, unde prohibita fuit spirtus (sic) quia ipsum in totum corpus efluxio et facta caloris innati in toto mortifficatio sive extincio ex quo post mor-tem celeriter circa totum corpus denigratio facta est (A.  Simili, Bartholomeo da Varignana e una sua perizia giudiziaria… cit., p. 7).

142 … percussum una percussione et vulnere in capite ex latere destro in parte posteriori mortale quia cutis et craneum et duramater et piglamater et cerabrum erat lexa et perforate (L. Münster, La medicina legale a Bologna… cit., p. 17).

143 Dico et affero non fuisse mortuum propter illud vulnus, eo quia non appa-ruunt accidencia indicancia mortem sequi ex illo vulnere et quia semper fuit sine difficultate anelitus, sine tussi, sine emissione sanguinis per os et per inferius, sine screatu saniei et eciam sine dolore in aliqua parte intrinseca et sic de aliis requisitis ad hoc vulnus si debet esse mortale penitus ymo in veritate mortuus fuit et est ex fluxu disinterico (sic) qui processit ex repletione humorum putrefactorum cum tanto fettore et orribilitate fectoris quod fere quis poterat secum cohabitare, et propter hanc pravam dispositionem invasit eum febris cum supradicto fluxu que

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD272

autorités de l’ars medica ou la mention de phénomènes clairement identifiés et expliqués par les seuls hommes de savoir ajoute alors à l’expertise un surcroît de légitimité, une auctoritas qu’il sera sans doute bien difficile, pour qui n’appartient pas à la même sphère professionnelle, de remettre en cause, voire de dénoncer lors du procès.

Cette force que revendique l’expert est toutefois corroborée par le statut professionnel de ceux auxquels le juge fait appel. Si, dans les statuts de 1252, c’est au medicus plagarum que l’examen des victimes est confié, les rédactions suivantes font état de médecins et de chirurgiens de la ville de Bologne, c’est-à-dire d’un groupe professionnel dont l’exercice du métier, la fonction sociale, voire les rétributions sont régulés par des statuts 144. Les apothicaires, bar-biers et autres matrones sont donc à Bologne exclus de l’expertise, à moins que les periti choisis par le juge ou les médecins experts ne décident de faire appel à eux. À lire les comptes rendus originaux ou les copies des registres, les praticiens sont plutôt qualifiés dans leur majeure partie de medici, et plus rares sont ceux dont on précise qu’ils sont ciroici, à croire que l’examen des blessures ne relève pas de la seule compétence de chirurgiens, ce qui n’est plus vraiment le cas à partir de la seconde moitié du XIVe  siècle 145 ; l’utilisation, finalement peu fréquente au total, de l’autopsie, et l’usage de la seule observation ne rendaient sans doute pas nécessaire le recours à ces spécialistes à cette date. Les compétences respectives des mé-decins et des chirurgiens étaient en tous cas bien définies comme le suggère le renoncement de deux de ces derniers à examiner un homme soupçonné d’avoir été empoisonné lorsqu’ils proposent d’en confier la tâche à des medici physice 146, c’est-à-dire à des spécialistes de ce qu’on pourrait qualifier de médecine interne. Alors que dans les années 1356-1360, les juges ont manifestement fermé l’accès à l’expertise pour l’ensemble des praticiens bolonais, se contentant

fuerunt causa mortis, sicut ad praesens multi homines perierunt simili morbo et continuo pereunt (L. Münster, Alcuni episodi sconosciuti o poco noti… cit., p. 6). 

144 Seuls les apothicaires relèvent aussi de cette catégorie des professionnels de santé, mais ils ne sont pas requis pour des expertises. Sur les organisations professionnelles à Bologne, G. Fasoli, Le compagnie delle arti a Bologna fino al principio del secolo XV, dans L’Archiginnasio, 30, 1935, p. 237-280 et 31 (1936), p. 56-79.

145 G. Ortalli, La perizia medica… cit., p. 257-259. 146 Dicimus nostro sacramento de novo prestito dictum iudicium non pertinere

ad nos neque posset cognosci per nos cum dictum iudicium seu cognitio pertinet ad medicos fisice (A. Simili, Sui primordi e sulla procedura della medicina legale… cit., p. 53).

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 273

de confier la tâche à un même groupe de quatre personnes 147, les décennies qui ont vu la mise en place de la procédure sont aussi celles du recours à un assez vaste éventail de personnalités pour peu qu’elles correspondent, par leur origine, leur fortune et leur réputa-tion, aux pré-requis précisés dans les différents statuts. Répondre à l’appel du juge participait même d’une sorte d’obligation de service pour ces médecins de la ville, certes dûment rémunérée, mais par ailleurs punie d’amende en cas de non respect de la convocation. Certains de ces praticiens appartiennent même à l’élite du métier, ces doctores physice auxquels font référence les enregistrements et qui sont professeurs au studium de Bologne. Si Taddeo Alderotti, l’un des fondateurs de l’université et l’un des maîtres les plus réputés de son temps, demanda expressément à ne jamais être requis pour de telles obligations 148, d’autres collègues ou élèves apparaissent plus fréquemment dans les archives judiciaires : Bartolomeo da Varignana, en premier lieu, mais aussi Giovanni da Parma – auteur avec le précédent d’un consilium dans un cas de grossesse daté de 1302 149, Alberto Zancari, ou bien encore, au XVe  siècle, Baverio Bonetti 150. Théoriquement constituée de deux personnes, l’expertise est dans quelques cas l’affaire d’un seul, mais plus souvent encore d’un nombre supérieur d’opérateurs : jusqu’à six, dans certains cas sans doute difficiles qui requéraient une collatio, c’est-à-dire une consultation à plusieurs, voire une complémentarité de com-pétences entre chirurgiens et médecins, comme pour la pratique d’une autopsie 151. En 1318, de manière systématique mais sans que l’explication en soit fournie, les juges Pietro et Guido adjoignent aux deux praticiens tirés au sort par les Anciens un troisième confrère, toujours le même, un certain Giacopo di Rodolfi, qui vient les aider dans leur tâche. Le notaire précise généralement que ce dernier est mandaté (mandato) ou recommandé (ex precepto) par les juges, peut-être comme une sorte d’arbitre en cas de litige, surtout sans

147 G. Ortalli, La perizia medica… cit., p. 248-249.148 A. Gaudenzi, Gli antichi statuti del comune di Bologna intorno allo studio,

dans Bolletino dell’Istituto Storico Italiano, 6, 1888, p. 117-137, rubr. 10.149 A. Simili, Un consiglio inedito… cit.150 Notice dans le Dizionario biografico degli Italiani, vol.  11,

Rome,  1969, consulté en ligne sur : http://www.treccani.it/enciclopedia/baverio-maghinardo-de-bonetti_(Dizionario-Biografico)/.

151 À l’image de cette expertise de 1302 à laquelle participent deux spécia-listes de physica dont Bartolomeo da Varignana, et trois chirurgiens (A. Simili, Bartholomeo da Varignana e una sua perizia giudiziaria… cit., p. 6-7). Sur la pra-tique de la collatio, voir C. Crisciani, Éthique des consilia et de la consultation : à propos de la cohésion morale de la profession médicale (XIIIe-XIVe siècle), dans Médiévales, 46, 2004, p. 34-44.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD274

doute comme un homme de confiance, un représentant de l’autorité judiciaire. Et c’est ensemble que ces praticiens déclarent le compte rendu de leur expertise au notaire et au juge, et réitèrent leur ser-ment. Le troisième homme, Giacopo di Rodolfi, non pas tiré au sort mais désigné par l’autorité judiciaire, a sans doute directement prêté serment auprès de cette dernière.

Les recours fréquents à l’intervention de médecins et de chirur-giens dans le cas de la justice criminelle bolonaise (pour coups et blessures, tentatives d’empoisonnement, mais aussi dans les cas de suspicion), attestés par la documentation aussi bien pratique que normative, montrent à l’envi la variété dans certains cas de la pro-cédure suivie, mais aussi des modes de standardisation dans leur enregistrement. Ces témoignages nombreux soulignent combien le recours à ces periti est devenu banal dans les premières décennies du XIVe  siècle et comment, malgré parfois les difficultés à fournir une vérité de la justice qui soit conforme à celle de l’ars medica, ces expertises participent de la qualification du fait lors du procès.

Les débuts d’une science médico-légale ?

Les nombreux exemples qui précèdent ont donc pu montrer que l’intervention des médecins dans le champ légal était courante dès le XIIIe siècle en Italie, et qu’elle allait s’affirmant au cours du temps. Pour autant, peut-on parler d’une véritable science médico-légale dès la fin du Moyen Âge ? L’absence de véritables traités médico-légaux, sur le modèle de celui de Paolo Zacchia, ou même d’ouvrages sur la manière de rédiger un rapport, comme le Traité des rapports d’Am-broise Paré, semble l’interdire 152. Pourtant, ce manque d’un corps de doctrine bien constitué, organisé en manuels et recueils, signifie-t-il l’absence de tout savoir structuré sur la question ? Faut-il penser que l’expertise médicale ne bénéficiait d’aucune forme d’enseignement, de transmission ou de réflexion ? Par ailleurs, la médecine légale se distingue-t-elle bien, du point de vue des juristes, des autres formes d’expertises judiciaires apparaissant dans les derniers  siècles du Moyen Âge, du fait d’une technicité, d’une véracité et d’une episté-mologie différentes 153 ? Il est pourtant évident que certains des cas

152 Sur la littérature médico-légale au début de l’époque moderne, voir no-tamment E.  Fischer-Homberger, Medizin vor Gericht.  Gerichtsmedizin von der Renaissance bis zur Aufklärung, Berne, Hans Buber, 1983, A. Pastore, Il medico in tribunale. La perizia nella procedura penale d’antico regime (secoli XVI-XVIII), Bellinzona, 1998, ou encore C. Crawford, Legalizing Medicine… cit.

153 Sur ce point, on se reportera notamment à la synthèse de C.  Leveleux-

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 275

d’expertises évoqués à propos des archives bolonaises, par exemple celui de Bertolino examiné par maîtres Bernus et Bartolomeo da Varignana au tournant des XIIIe et XIVe siècles, et où interviennent narration des observations et mention des autorités appuyant l’avis rendu, tendent à nous rapprocher d’une véritable science de l’exper-tise médico-légale 154.

Blessures et expertise dans les traités de chirurgie

Pour éclairer cette éventuelle évolution, il est tentant de com-parer l’ensemble des cas de pratique médico-légale que nous avons évoqués et les ouvrages de médecine théorique. Malheureusement, une telle recherche semble de prime abord devoir être décevante. L’exemple des blessures est à cet égard révélateur : en effet, on a vu que beaucoup d’expertises médico-légales aujourd’hui conservées portaient, au XIVe  siècle, sur des homicides violents, et que l’un des rôles du médecin était de préciser si les blessures reçues par la victime étaient mortelles ou non. De plus, l’inflation de la législation communale sur ces questions et le recours explicite et systématique aux médecins aurait pu favoriser l’émergence d’une réflexion sa-vante. Or, si la question de la mortalité des blessures est bien posée dans les ouvrages théoriques de médecine rédigés à l’époque, bien souvent rien n’y semble évoquer les problèmes médico-légaux. Le cas de la Chirurgie du bolonais Dino del Garbo (m. 1327), en fait un commentaire aux parties chirurgicales du Canon d’Avicenne (livre IV, fen 3-5), est représentatif : d’abord parce qu’il correspond chronologiquement parfaitement à la période de mise en pratique des expertises médico-légales, ensuite parce qu’il a été rédigé, en grande partie, à Bologne 155. Dino del Garbo, après des études sous la direction de Taddeo Alderotti, a en effet enseigné dans cette ville et à Sienne sans discontinuer depuis la fin du XIIIe siècle et jusqu’à sa mort 156. Dans l’explicit de sa Chirurgie, il explique avoir rédigé

Teixeira, Savoirs techniques et opinion commune… cit., et à l’article de M. Ascheri, Consilium sapientis… cit.

154 Supra p. 270-271.155 Nous utilisons l’édition du commentaire de Dino del Garbo à la chirur-

gie d’Avicenne parue à Ferrare en 1489. Sur ce texte, voir N. G. Siraisi, How to write a Latin Book on Surgery : Organizing Principles and Authorial Devices in Guglielmo da Saliceto and Dino del Garbo, dans L. García Ballester, R. French, J. Arrizabalaga et A. Cunningham (éd.), Practical Medicine from Salerno to the Black Death, Cambridge, 1994, p. 88-109.

156 Sur la biographie de Dino del Garbo, voir N. G. Siraisi, Taddeo Alderotti and his Pupils… cit., p. 55-64 et A. de Ferrari, Dino del Garbo, dans Dizionario biografico degli Italiani, Rome, vol. 36, 1988, p. 578-581.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD276

son œuvre en plusieurs temps, entre la fin du XIIIe et le début du XIVe  siècle ; d’après ses indications, la partie sur les blessures qui nous intéresse ici remonte au début des années 1290, soit au mo-ment même où se met en place le système médico-légal bolonais 157.

Dans le Canon d’Avicenne, la partie traitant des « solutions de continuité » est la fen 4 du livre IV. Elle est divisée en quatre traités : le premier s’intéresse aux blessures des membres, le second aux contusions et aux torsions, le troisième aux ulcères, et le quatrième aux atteintes aux nerfs. Le premier traité, qui nous intéresse ici, s’ouvre avec une discussion générale sur la définition des solutions de continuité (chapitre 1) et se poursuit par une présentation glo-bale des blessures dans les membres (chapitre 2). Or, dans ce dernier chapitre, fort court au demeurant, Avicenne aborde la question de la mortalité des blessures en fonction de leur localisation :

Les membres dans lesquels, quand survient une blessure, le dommage est très grand et tue le plus souvent (ou du moins si elle ne tue pas, ce n’est qu’exceptionnellement), sont : la vessie, le cerveau, les reins, les petits intestins et le foie, quoiqu’il soit possible d’y sur-vivre si la blessure est légère. Mais quand survient une blessure dans le cœur, aucun salut n’est à espérer. Et le plus souvent si celui qui subit une blessure dans le ventre a des nausées, des spasmes ou des diarrhées, il mourra 158.

Dans son long commentaire à ce passage, Dino del Garbo passe en revue les divers membres énumérés par Avicenne, pour justifier sa sélection et donner les causes du caractère mortel des blessures qui s’y produisent. Par exemple, il met en garde les praticiens, notamment « certains chirurgiens » qui déclarent qu’il est possible de survivre à une blessure au cerveau : Dino affirme sans ambages que cela est « impossible », et que les quelques cas allégués par ces « médecins inexpérimentés » correspondent en fait à la sortie par la blessure non d’une partie de la substance du cerveau, mais d’une humidité visqueuse jointe aux parties du cerveau 159. Plus intéres-

157 Sur la datation du commentaire au Canon de Dino, voir J. Chandelier, La réception du Canon d’Avicenne.  Médecine arabe et milieu universitaire en Italie avant la Peste noire, Thèse de doctorat d’histoire, EPHE, Paris, 2007 p. 126-127.

158 Avicenne, Canon, IV, 4.1.2. (éd. Venise, 1490) : Membra in quibus quando cadit vulnus magnificatur ejus nocumentum et interficit secundum plurimum et fortasse non interficit nisi raro sunt sicut vesica et cerebrum et renes et intestina minuta et epar quamvis sit possibile ut salvetur super ea quum est leve. In corde autem non speratur salus quum in eo accidit vulnus. Et plurimum ille cui accidit vulnus in ventre suo quum accidit ei nausea aut singultus aut solutio ventris, moritur.

159 Dino del Garbo, Chirurgia, s. k3v : Ex hoc apparet quod incredibile est id quod dicunt quidam cyrugici se vidisse iam de vulnere exire quandam partem

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 277

sant encore, Dino del Garbo s’interroge dans le même chapitre sur la possibilité d’un décès différé, une question que nous avons vue souvent se poser aux médecins requis par la justice pour leur ex-pertise, lorsqu’ils expliquent ne pas toujours pouvoir se prononcer en fonction de signa visibles et ne pas être capables de prévoir les accidentia qui pouvent survenir :

Il faut en effet troisièmement que tu comprennes à ce sujet que, quand nous disons qu’une blessure qui survient dans de tels membres est mortelle, il faut le comprendre en faisant une distinction : car une blessure dans ces membres est parfois mortelle parce qu’elle tue im-médiatement ou en peu de temps, parfois parce qu’elle tue lentement et ne peut être guérie, la vie pouvant cependant se maintenir quelque temps avec elle 160.

Plus loin, Dino del Garbo évoque d’autres risques d’erreurs pouvant se produire dans le diagnostic et le pronostic du médecin : en particulier, il remarque que la taille de la blessure n’est pas un signe clair de mortalité, puisqu’une petite blessure peut parfois se révéler plus dangereuse pour la vie du patient qu’une plus grande. On voit ainsi que l’essentiel du commentaire du médecin bolonais, fort développé si on le compare aux courts passages du Canon cor-respondants, vise à expliciter les causes des affirmations d’Avicenne, mais aussi à mettre en garde les praticiens contre les erreurs de ju-gements pouvant être commises lors de l’observation des blessures, en particulier au sujet de leur caractère mortel ou pas.

De ce point de vue, bien sûr, il serait tentant de rapprocher ces remarques de préoccupations médico-légales où la définition du caractère létal ou non des blessures est attendue ; mais rien ne

cerebri et tamen infirmum evadere, quia nedum impossibile sit quod pars substan-tie cerebri exeat, ymo impossibile est vulnus sanari dummodo pertingat inferius usque ad ventriculos cerebri ut Galienus dicit. Sed quia forte quando vulnus est in capite cum fractura pertingens usque ad cerebrum expellitur aliquando per vulnus quedam humiditas viscosa que est coadunata in partibus cerebri, que humiditas assimilatur substant[i]e cerebri credunt illi cyrugici quod sit quedam pars subs-tantie cerebri exiens per vulnus. Iterum etiam hoc potest esse quia aliquando virus et putredo a superioribus ad inferiora descendit et ibi actione naturalis caloris digeritur. Deinde natura mirabilis ipsam per medium rupture foras expellit quam videntes medici imperiti cerebri medullam esse estimant sed decipiuntur cum hoc sit impossibile propter causam que dicta est.

160 Dino del Garbo, Chirurgia, s. 4kv : Oportet autem tercio te intelligere circa hoc quod quando dicimus vulnus esse mortale quod accidit in hiis membris quod id est intelligendum cum distinctione quadam, quia vulnus in hiis membris ali-quando est mortale quia statim vel post paucum tempus interficit, aliquando autem est mortale quia tarde interficit et non sanatur – potest tamen aliquo tem-pore remanere vita cum ipso.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD278

permet de l’affirmer avec certitude. D’abord, parce que le lien n’est à aucun moment explicitement fait avec ces questions : en particu-lier, le problème des lésions infligées post mortem, régulièrement mentionné dans les statuts comme une possibilité à envisager, n’est jamais évoqué dans l’ouvrage. Ensuite, parce qu’il semble bien que la question que se pose Dino del Garbo est plus celle du pronostic vital du patient, et de ce fait de l’opportunité ou non de le soigner, que celle de la détermination de la mortalité d’une blessure à partir de l’étude d’un cadavre. Cette préoccupation est d’ailleurs explicite-ment mentionnée par un autre médecin italien un peu plus tardif, le Florentin de la seconde moitié du XIVe  siècle Niccolò Falcucci (m. 1412) lorsque, au 7e et dernier livre de ses Sermones medicinales, il aborde la question de la mortalité des blessures en fonction de leur localisation. Il y affirme alors, après avoir repris en grande partie les propos du Canon d’Avicenne vus plus haut complétés de ceux d’autres autorités, qu’un débat existe à propos de l’opportunité, pour le médecin, de soigner les malades atteints de blessures mortelles, sans jamais évoquer des problèmes proprement médico-légaux 161.

Il n’y a donc pas, à proprement parler, de médecine légale théo-rique dans les passages du commentaire de Dino del Garbo qui pour-raient pourtant s’y prêter. Chez cet auteur comme chez la plupart de ses contemporains, les considérations éthiques et professionnelles l’emportent sur les préoccupations médico-légales. Cependant, on peut tout de même noter que les médecins des alentours de 1300 disposaient de tous les outils théoriques pour donner, avec une certitude qu’ils pouvaient juger raisonnable, leur avis sur les cas qui leur étaient soumis : la longue énumération, dans la Chirurgie de Dino del Garbo, des causes de mortalité dans chaque organe, accompagnée d’exceptions et de cas rares, en fournit la preuve. Du reste, cette impression est confirmée par un traité chirurgical un peu plus tardif, l’Inventarium sive Chirurgia magna de Guy de Chauliac, rédigé en 1363. Si le chirurgien, originaire du sud de la France, est

161 Niccolò Falcucci, Sermones medicinales, VII.4.5 (éd. Venise, 1491, f. 74rb) : Ad sciendum que solutio continuitatis sit deterior et in quibus membris : Si vero mortalia signa non apparuerint cura prosequenda erit semper protestatione premis-sa de vulneris suspitione. Quidam tamen dicunt in nullis vulneribus bonum esse a medicatione desistere propterea quod natura aliquando occulta et subtili ingenio procedit, et per se ad finem salutis perducit ad ea que medico impossibilia fore videntur et multo magis si juncta fuerint a medico auxilia rationabilia preparanti, et in his multa exempla scripta reperiuntur, et ab antiquis modernis quidem similia diebus nostris praticantibus frequenter occurunt. Sur la question du pronostic de mort et de l’opportunité, pour le médecin, de soigner un patient condamné, voir D. Jacquart, Le difficile pronostic de mort (XIVe-XVe siècles), dans Médiévales, 46, 2004, p. 11-22.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 279

souvent lié à Montpellier où il a étudié, et à la cour pontificale, où il a servi, il s’est également, dans les années 1330, rendu à Bologne pour y suivre les enseignements de Niccolò Bertruccio, un élève du célèbre anatomiste Mondino de’Liuzzi. Comme Dino del Garbo, Guy de Chauliac s’interroge, dans le chapitre introductif du traité portant sur les blessures, sur le caractère mortel ou non de chaque plaie en fonction de l’organe touché ; mais il y insère, dès le début, un avertissement destiné à souligner l’importance de cette question pour le chirurgien :

Et il est très nécessaire au chirurgien qui témoigne à la curie romaine au sujet des blessés de savoir quelles sont les blessures qui sont mortelles et celles qui sont funestes (malifica). Pour ceux-ci, il faut savoir, selon l’intention de Galien dans le commentaire à l’apho-risme Vesicam decisam dans le 6e livre des Aphorismes 162 que certaines blessures sont vraiment et nécessairement mortelles, certaines non nécessairement mais le plus souvent ; et qu’à l’opposé certaines sont tout à fait soignables, et d’autres le plus souvent 163.

Guy de Chauliac présente alors une longue énumération, com-mençant par le cœur, des différents organes et du caractère mortel ou non des blessures qui s’y rapportent, en suivant la classification qu’il vient d’esquisser : blessures « mortelles nécessairement », « mor-telles le plus souvent », blessures « funestes », blessures « soignables nécessairement » ou encore « soignables le plus souvent ». L’évocation de ces deux dernières catégories est l’occasion pour Guy de Chauliac de revenir sur le rôle que peut jouer le chirurgien dans un cadre légal, et de l’exhorter à la prudence. En effet, après avoir évoqué les signes indiquant la mortalité d’une blessure en général, il passe aux autres types de plaies, cherchant à les définir mais aussi à prévenir le praticien de leur caractère trompeur :

Quant aux blessures tout à fait soignables, ce sont celles qui sont dans les corps bien tempérés et dans les lieux charnus comportant peu de nerfs et de veines, ayant peu de capacité ou de profondeur, et la cause en est qu’elles ne sont pas suivies de fièvre ni d’accidents mauvais, du moment qu’elle sont bien traitées. Et pour cela il est bon que dans tes dépositions tu dises ceci, et aussi « du moment que rien

162 Il s’agit de l’aphorisme VI, 18.163 Guy de Chauliac, Inventarium sive Chirurgia magna (éd. M. R. McVaugh,

Leyde-New York-Cologne, 1997), p. 136 : Et istud est multum necessarium cyrur-gico deponenti in curia Romana de vulneratis, scire videlicet que vulnera sunt mortalia et que malifica. Pro quibus est sciendum secundum intencionem Galieni in 6° Amphorismorum, in commento Vesicam decisam, quod vulnera quedam sunt mortalia valde et necessario, quedam non necessario sed ut plurimum ; et per oppositum quedam sanabilia omnino, quedam ut plurimum.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD280

d’autre ne survienne qui n’apparaisse pas pour le moment, ou n’ait coutume de se produire de façon régulière ». Les blessures soignables le plus souvent (…) sont les blessures dans le sommet des muscles, du crane, du thorax et du ventre. Et la cause en est que, si elles sont bien traitées et avec art, si un soin scrupuleux est mis en œuvre, si le malade est obéissant et obtient ce qu’il est nécessaire d’appliquer, alors elles peuvent se soigner ; si ce n’est pas le cas, elle peuvent tuer. Et pour cela dans les dépositions à propos de telles blessures il convient que prudemment tu fasses mention de cela.

Sois cependant attentif dans ta déposition à ce que, sur l’obser-vation du blessé et de ses blessures, tu aies un mandat de la cour, que tu nommes les blessures et les lieux des blessures et que tu donnes la cause de ta déposition. Toutefois ne sois pas, je te le demande, rapide et pressé dans le jugement et la déposition, mais réfléchi et prévoyant. Car, comme l’a écrit notre père Hippocrate, « le jugement est difficile » 164.

Ici, ce sont clairement les préoccupations médico-légales qui guident l’auteur, ainsi qu’une évidente conscience des enjeux éthiques et professionnels en jeu lors d’une déposition devant un tribunal : si le médecin, ou le chirurgien, se trompe lors de son jugement, c’est bien sûr une potentielle source d’erreur judiciaire, mais aussi un danger pour sa propre réputation. L’incertitude inhérente à la pratique médicale, qui s’applique à des cas particuliers pouvant avoir des accidents « qui n’ont pas coutume de se produire régu-lièrement », est rendue d’autant plus problématique par le besoin de fournir une réponse précise et si possible univoque au tribunal.

Si l’exemple de Guy de Chauliac n’est pas proprement italien, il y a fait une partie de ses études, et il évoque ici explicitement la cour pontificale avignonnaise. Il montre en tous cas bien qu’après quelques décennies de mise en place d’un recours aux praticiens

164 Ibid., p.  138-139 : Vulnera vero sanabilia omnino sunt que sunt in eu-chimis corporibus et in locis carnosis paucorum nervorum et venarum non magne capacitatis neque profunditatis, et causa est quia ad ea non debet sequi febris neque mala accidentia, dumtaxat quod bene regantur.  Et ideo est bonum quod in deposicionibus tu dicas hoc, et eciam dumtaxat quod aliud non superveniat quod de presenti non apparet neque regulariter venire consuevit. Vulnera sanabilia ut plurimum (…) sunt vulnera in capitibus musculorum et cranei et thoracis et ventris.  Et causa est quia si tractantur bene et artificialiter et adhibeatur bona diligencia et infirmus sit obediens et habeat que necessaria sunt ab extra, possunt curari ; si vero non, interficere.  Et ideo in deposicionibus talium de hoc caute oportet facere mencionem. Attende tamen in tua deposicione quod tu de videndo vulneratum et ipsa vulnera habeas preceptum de curia, et quod nomines vulnera et loca vulnerum et reddas causam tue deposicionis.  Non sis tamen, rogo te, in iudicando et deponendo velox et subitus sed deliberatus et previsus. Scriptum enim est a patre nostro Ypocrate, Iudicium difficile.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 281

dans un cadre légal, une réflexion proprement médicale commence à apparaître. Toutefois, il serait excessif de parler ici de véritables traités médico-légaux. Les remarques sont faites en passant, et le cas de Guy de Chauliac reste assez exceptionnel : lorsque Leonardo Bertapaglia, un médecin padouan de la fin du XIVe siècle, évoque lui aussi dans sa Chirurgia le caractère mortel ou pas des blessures, il ne s’intéresse pas du tout au rôle que peut jouer un tel jugement dans le cadre d’un procès 165. De la même façon, l’exemple des expertises dans les cas d’empoisonnement, étudiées par Franck Collard, montre une situation tout à fait similaire pour les derniers siècles du Moyen Âge : les médecins sont très régulièrement requis pour donner leur avis sur des cas litigieux, sans que cela ne donne lieu pour autant à la rédaction de chapitres spécifiquement médico-légaux à l’intérieur des traités sur les poisons, bien que de nombreux passages décrivent les effets des venins sur le corps 166.

La recherche dans les traités théoriques des XIIIe et XIVe siècles pourrait donc sembler décevante. En effet, on n’y relève que peu de liens avec les conditions concrètes de la pratique médico-légale naissante, les quelques mentions explicites étant relativement exceptionnelles. Cependant, cela ne doit ni nous étonner, ni nous amener à nier la possibilité d’un dialogue entre théorie et pratique. En effet, la médecine légale reste, par excellence, le domaine des particularia, des cas individuels pour lesquels il n’est pas possible de donner une règle scientifique uniforme, et qui nécessitent à chaque fois l’appel à l’art du praticien. Une telle conception ex-plique aussi l’absence de développement proprement médical dans la majorité des expertises elles-mêmes : relevant d’un savoir empi-rique, et donc non scientifique, elle ne peuvent faire l’objet d’un débat théorique, sauf justement dans certains cas problématiques précis. Cette dernière réflexion nous invite donc à poursuivre l’en-quête sur des textes se situant à l’interface entre l’exposé purement théorique des traités et la pratique concrète, qui ne laisse guère de trace textuelle. Or, cette interface correspond à un nouveau genre médical apparaissant à la fin du Moyen Âge, celui du consilium, ces consultations mises par écrit et présentant des cas précis, souvent largement détaillés 167. Il est donc logique que ce soit dans ce cadre,

165 Leonardo Bertapaglia, Recollectae super quarto Avicennae, Venise, 1546, f. 272vb, De prognosticatione vulnerum ex parte membrorum.

166 Cf. F. Collard, Secundum artem et peritiam medicine. Les expertises dans les affaires d’empoisonnement à la fin du Moyen Âge, dans Experts et expertise au Moyen Âge… cit., p. 161-173, notamment p. 163.

167 Sur le consilium médical, voir J. Agrimi et C. Crisciani, Les consilia médi-caux, Turnhout, 1994 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 69).

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD282

à propos de situations individuelles, que l’on puisse voir émerger un début de théorisation de la médecine légale.

Du consilium medico-légal au traité organisé

Chiara Crisciani et Jole Agrimi signalent dans leur étude quelques consilia ayant une teneur médico-légale. Plusieurs d’entre eux sont italiens et datent de la fin du Moyen Âge : il s’agit d’un consilium daté de 1447 de Luca Perugino, professeur à l’université de Sienne, rédigé pour un certain Andrea, à savoir une contre-ex-pertise en réponse à un verdict d’impuissance émis par d’autres médecins 168 ; d’un consilium de Giovanni Matteo Ferrari da Grado (m. 1472), professeur à l’université de Pavie, pour savoir s’il est possible que le fils bossu du comte Franchini se marie et ait une descendance normale 169 ; enfin de la réponse de Gentile da Foligno au juriste Cino da Pistoia à propos de la possibilité d’une naissance au huitième mois de grossesse. La caractéristique de tous ces textes, malgré leurs dissemblances, est que, par rapport aux autres consilia, ils n’ont pas un but thérapeutique, mais proprement médico-légal.

Le troisième document est celui qui, tant en raison de son ancienneté (il est de peu postérieur à l’organisation des expertises médicales en Italie du Nord) que de son caractère exceptionnel dû à son origine directement juridique, retiendra notre attention. Il s’agit en effet d’un traité produit en réponse à une lettre du juriste Cino da Pistoia (m. 1337), célèbre universitaire et ami de Dante, rédigé par Gentile da Foligno, médecin ombrien mort en 1348. Intitulée De temporibus partus ou Super lege VII° mense, la composition de cette lettre-réponse peut être située entre les années 1326 (début de l’enseignement de Gentile da Foligno à Pérouse) et 1337 (mort de Cino da Pistoia). Bien sûr, on reste dans le cadre du consilium : l’expert médical répond à une question précise qui lui a été posée par un juriste, et apporte une solution. Toutefois, la situation est ici plus complexe, et le traitement donné par Gentile da Foligno à la question s’écarte sensiblement du modèle de la simple consulta-

168 Le texte est conservé dans un unique manuscrit florentin.  Cf.  Luca Perugino, Consilium editum a famosissimo (…) artium et medicine doctore magistro Luca Perusino ; et hoc anno Domini 1447, die prima martii (Florence, Biblioteca Riccardiana, ms.  1177, f.  20r-23r, Inc.  Quia quedam approbatio et affirmatio facta).

169 Giovanni Matteo Ferrari da Grado, Consilia, Venise, 1482, consilium 61 Pro filio comitis Franchini.  Si gibosus possit generare.  Sur ce texte, voir M. Nicoud, Le prince et les médecins. Pensée et pratiques médicales à Milan (1402-1476), Rome, 2014 (Collection de l'École française de Rome, 488), p. 218-219.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 283

tion 170. Cino da Pistoia s’était retrouvé face au cas suivant : un mari contestait que l’enfant dont avait accouché sa femme était le sien, celui-ci étant né après sept mois de mariage seulement ; il accusait donc un frère (sans doute le sien) d’en être le vrai père. Doutant alors des réponses des textes juridiques, et notamment du Digeste qui considérait une naissance possible à partir du sixième mois et un jour de gestation (la « loi du septième mois » évoqué dans le titre du traité) 171, Cino da Pistoia s’était adressé à Gentile da Foligno pour lui demander conseil 172.

Le court traité de Gentile da Foligno a donné lieu à un débat historiographique déjà ancien, mais qu’il convient de rappeler brièvement. En effet, éditant et commentant ce texte à la fin du XIXe siècle, le juriste allemand Hermann U. Kantorowicz y avait vu le premier exemple de traité médico-légal. Cette affirmation a dès cette époque été critiquée 173 et, plus récemment, Clemente Puccini a affirmé dans un article paru en 1987 que l’on ne pouvait parler de médecine légale qu’à partir du moment où des traités autonomes mettent en ordre la matière éparse issue des actions ponctuelles 174. Selon lui, au Moyen Âge, les interventions de médecins correspon-daient toujours à la réponse ponctuelle à une question d’un juge, et il faut donc attendre les XVIe et XVIIe  siècles pour voir naître une vraie médecine légale. Si l’argumentation de Puccini, qui repousse la naissance de la science médico-légale à l’apparition des premiers traités explicitement médico-légaux, a le mérite de la clarté, elle ne permet toutefois pas de retracer les lents débuts de la discipline ; car les fameux ouvrages complets de médecine légale ne sont pas sortis tout armés de l’esprit d’un Zacchia, ils ont été préparés par une lente réflexion de la part de médecins faisant face à diverses situations. Il

170 Le texte de l’ouvrage est édité et analysé par H. U. Kantorowicz, Cino da Pistoia ed il primo trattato di medicina legale, dans Archivio storico italiano, sér. 5, 37, 1906, p.  115-128.  Nous nous reportons à l’édition de Kantorowicz, établie d’après un manuscrit comportant plusieurs différences avec l’édition faite au XVIe siècle de ce texte dans les Questiones et Tractatus extravagantes de Gentile da Foligno (Venise, 1520).

171 Dig.  1.  5.  12 : Septimo mense nasci perfetum partum iam receptum est propter auctoritatem doctissimi viri Hippocratis, et ideo credendum est eum qui ex iustis nuptiis septimo mense natus est iustum filium esse.

172 La lettre de Cino da Pistoia n’a pas été conservée. Sur ce juriste, voir Cino da Pistoia, colloquio (Roma, 25 ottobre 1975), Rome, 1976.

173 Voir notamment G. G. Perrando, G. F. Ingrassia e le origini della medicina legale in Sicilia, dans Archivio storico per la Sicilia orientale, 5, 1908, p. 215-235, notamment p. 218-219.

174 Cf.  C.  Puccini, Introduzione allo studio della storia della medicina legale, dans C. D. Fonseca, La storia della medicina legale. Ricerche e problemi, Reggio d’Émilie, 1987, p. 9-46.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD284

convient donc de reprendre le cas du traité de Gentile da Foligno, justement pour voir ce qu’il a de proprement médico-légal, mais peut-être aussi pour comprendre ce qui a pu empêcher une totale formalisation d’un savoir que nous avons déjà vu existant, de ma-nière diffuse, dans les ouvrages de médecine théorique.

En premier lieu, il faut rappeler que si l’ouvrage de Gentile da Foligno se présente comme une réponse ponctuelle, il est or-ganisé comme un véritable traité. L’auteur annonce dès l’introduc-tion vouloir diviser sa réponse en trois parties, qui seront autant de questions abordées selon le modèle de la dispute scolastique : il se demandera d’abord pour quelle raison l’homme n’a pas un temps unique et régulier de gestation, comme les autres animaux, puis quelles sont les durées naturelles de gestation, et enfin si ces périodes sont strictes ou admettent une certaine latitude. Pour ré-pondre à la première question, qui est rapidement discutée, Gentile da Foligno s’appuie essentiellement sur les explications données par les « philosophes » – comprendre, les philosophes naturels : d’abord, parce que les hommes sont très différents les uns des autres, cer-tains « s’approchant de la nature angélique par la qualité de leur intellect », d’autres « des brutes par leur rudesse » 175 ; ensuite, parce que la diversité des régimes de vie accentue ces variations ; enfin, parce que l’imagination humaine peut agir sur le corps et modifier son fonctionnement naturel.

La réponse à la seconde question, sur les durées de gestation, constitue le cœur de la discussion. Gentile da Foglino affirme que l’ensemble des philosophes s’accorde à reconnaître comme naturelles les périodes de sept, neuf et dix mois 176. Pour justifier ces durées, l’auteur cite d’abord Hippocrate, « le plus habile des philosophes grecs », pour repousser l’idée selon laquelle un enfant peut rester dans l’utérus plus de dix mois. Mais le principal problème était, bien sûr, celui de l’impossibilité d’une durée de gestation naturelle de huit mois, qui paraissait d’autant plus étrange que les durées de sept et neuf mois étaient, elles, considérées comme naturelles. Cette affirmation trouvait son origine dans une tradition antique faisant du huitième mois de grossesse un mois dangereux : dans le

175 Gentile da Foligno, Super lege septimo mense, p. 123 : Homo est multe va-rietatis in sua specie, unde quidam appropinquant propter bonitatem intellectus ad naturam angelicam, ut propter sperimentum scitis ; quidam autem appropinquant propter ruditatem ad bruta.

176 Ibid. : Sciendum est autem quod quedam sunt tempora partus in homine, in quibus omnes phylosophi conveniunt, quedam autem sunt tempora, in qui-bus omnes non conveniunt. Tempora autem naturalia partus hominis, in quibus omnes predicit phylosophi conveniunt, sunt VII menses et IX et X.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 285

traité pseudo-hippocratique Du fœtus de huit mois, il était expliqué que le fœtus naissant à cette date était non viable, grâce à divers arguments médicaux et notamment par un calcul sur les nombres de jours, comparable à celui sur les jours critiques dans le cas d’une maladie 177.

Le long traitement que Gentile da Foligno réserve à ce pro-blème, qui pourtant n’est pas au cœur de l’interrogation de Cino da Pistoia, montre bien qu’il ne vise pas à donner une simple réponse ponctuelle sur un cas, mais bien à produire un savoir scientifique général. Gentile da Foligno se montre de fait tout à fait au courant des traditions antiques sur le fœtus de huit mois. Il mentionne no-tamment l’explication arithmétique des différentes phases du fœtus dans la matrice servant à justifier les différentes durées naturelles, mais il considère que « bien que cette raison suffise à beaucoup parmi les plus subtils (…) elle n’est pas vraie », pointant à juste titre les divergences entre les auteurs 178. Il propose alors deux causes principales justifiant l’impossibilité d’une naissance au huitième mois, l’une reposant sur l’idée que l’enfant né au huitième mois est fatigué par ses efforts du mois précédent, et n’est donc pas viable, et l’autre faisant intervenir l’action des différentes planètes. Si l’on reconnait dans la première explication celle donnée par l’auteur du Fœtus de huit mois, la seconde provient d’une tradition astrologique d’origine hermetico-arabe. Plusieurs astrologues avaient en effet proposé d’associer chaque mois de la grossesse à l’une des sept pla-nètes : Saturne pour le premier, Jupiter pour le deuxième, Mars pour le troisième, le Soleil pour le quatrième, Venus pour le cinquième, Mercure pour le sixième, et la Lune pour le septième ; une fois arrivé à ce point, le cycle recommençait, et l’on obtenait une domination de Saturne pour le huitième mois, de Jupiter pour le neuvième, et ainsi de suite 179. Pour cette raison, on considérait que Saturne avait, par sa nature froide et sèche, une influence néfaste, et que si l’enfant naissait sous sa domination sa survie était compromise, ce qui expliquait le caractère non naturel d’une naissance au huitième mois.

Gentile da Foligno note du reste qu’au septième mois, le cycle des différents astres étant terminé et la lune étant humide, donc

177 Texte édité et traduit par R. Joly, Paris, 1970 (CUF), p. 147-181.178 Gentile da Foligno, Super lege septimo mense, p. 124 : Scias ergo, domine

Cyne, quod quamvis ista ratio multis sufficiat subtilissimis (…).  Ergo ratio pre-cedens non est vera.

179 Sur cette théorie et ses origines, se reporter à l’article de C. B. Burnett, The Planets and the Development of the Embryo, dans The Human Embryo. Aristotle and the Arabic and European Trditions, éd. G. R. Dunstan, Exeter, 1990, p. 95-112.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD286

favorable, l’enfant peut vivre, tandis que cela est impossible au huitième mois du fait de l’influence négative de Saturne 180. Quant aux durées plus longues, c'est-à-dire les onzième et douzième mois, il remarque que certains, parmi lesquels Aristote qui rapporte quelques cas exceptionnels, ou Pietro d’Abano qui affirme être resté dans le ventre de sa mère dix mois et dix jours, considèrent qu’elles peuvent exister ; mais il déclare préférer l’avis d’Hippocrate, « auquel [sa] sanction donne foi à juste titre » 181.

Le long excursus sur les durées naturelles de gestation chez l’homme, appuyé sur de multiples arguments, a donc permis au médecin italien d’identifier trois mois favorables chez l’homme pour la naissance, les septième, neuvième et dixième, et d’autres défavorables, voire impossibles, les sixième, huitième et onzième. On pourrait donc penser que la réponse à donner à Cino serait évidente : l’enfant dont il est question ne peut être né après six mois et quelques jours, ce qui rentre en contradiction avec la loi tirée du Digeste. Pourtant, une telle affirmation va être précisément débattue dans la troisième question que pose Gentile da Foligno : les périodes considérées doivent-elles être interprétées strictement, ou largement ? On arrive ici, bien sûr, au cœur du questionnement médico-légal, puisqu’il s’agit d’appliquer une règle générale (une naissance viable au sixième ou au huitième mois est impossible) à un cas particulier. On ne s’étonnera donc pas de voir Gentile da Foligno annoncer d’entrée que la question est « très incertaine ». À partir de plusieurs exemples, il démontre en effet qu’il est impossible de considérer ces durées de manière trop rigoureuse, car de nom-breuses conditions particulières peuvent les influencer. Par exemple, la sortie du fœtus au cours du dixième mois est expliquée par le fait que, d’après Hippocrate, il manque de nourriture, cette dernière se dirigeant plutôt vers le sein de la mère pour produire le lait ; mais Gentile da Foligno reconnait que la complexion particulière de la mère ou du bébé peut avancer ou retarder de quelques jours cette

180 Gentile da Foligno, Super lege septimo mense, p. 125 : In 7° mense domi-natur Luna, sui humiditate nutrimentum augens et in VII° mense est completum dominium planetarum : si tunc nascatur puer potest vivere. In VIII° mense recipit dominium Saturny qui est frigidus et sicchus, vitam corrumpens, et si nascatur in VIII° moritur.

181 Gentile da Foligno, Super lege septimo mense, p. 126 : Ergo dyscordia est inter Ypocratem cui nostra sanctio fidem dat et merito, et inter Aristotelem et re-liquos multos phylosophos, in tantum quod Ypocrates dicit quod quando crederit mulier parere in XI° mense, illud est propter deceptionem, quia non computat bene tempus initiale impregnationis.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 287

sortie. De même, l’auteur cite des cas mentionnés par Avicenne et Aristote de naissance avant sept mois complets 182.

Gentile da Foligno affirme donc que l’on doit considérer qu’une naissance est réellement datable d’un mois donné si le mois com-plet, ou du moins la majorité de celui-ci, est compris dans la période de gestation. Cependant, citant l’autorité du De formatione corporis humani in utero de Gilles de Rome, il affirme qu’il est possible que le début du septième mois corresponde, en fait, au sixième plus quelques jours seulement, ce qui « fait beaucoup pour la défense des frères » 183. Dès lors, les limites des mois sont, selon cette inter-prétation, conçues de manière très lâche : en effet, il est possible de considérer qu’un enfant naît au 7e mois si seulement quelques jours sont passés depuis la fin du 6e, mais aussi, dans l’autre sens, si l’on est rentré depuis quelques jours dans le 8e. Quoi qu’il en soit, la référence à Gilles de Rome suffit à clore le débat : la possibilité d’une naissance viable après six mois et quelques jours, bien que rare, est possible, du fait de l’imprécision des durées de gestation chez l’homme, et du fait qu’il ne faut pas interpréter de manière trop stricte les périodes liées soit aux calculs arithmétiques, soit aux influences des planètes.

Gentile da Foligno, après avoir longuement présenté les théories médicales sur le sujet, s’interrompt donc d’une façon assez abrupte, affirmant la possibilité de la naissance après six mois et quelques jours, et confirmant ainsi l’affirmation de la loi. Il faut, sans doute, y voir un certain respect pour la norme, sinon une véritable conviction. Mais il termine son traité par une remarque des plus intéressantes : « Voilà donc, maître Cino : quand sur ces points surgit une question entre les juristes, qu’ils reçoivent des médecins honnêtes qui, en considérant la complexion de l’enfant né et de sa mère, pourront dire s’il est né du mari ou de son frère » 184. Pour Gentile da Foligno, donc, les règles générales fournies par la médecine savante, et qu’il vient de préciser tout au long de son traité, sont certes utiles pour fixer des limites extrêmes, et, par exemple, guider la rédaction des lois. C’est donc pour cela qu’il ne remet pas en cause la « loi du 7e mois », qui lui semble, par son caractère très large, inclure tous les cas particuliers. Cependant, il ne manque pas de noter que dans le

182 Ibid., p. 127.183 Ibid., p.  127-128 : Tamen Egidius Romanus inuit, quod si aliquid capiat

de mense, quod sufficiat, ut, si nascatur in VI mensibus et aliquibus diebus de septimo. Et istud multum facit ad fratrum excusationem.

184 Ibid., p.  128 : Ergo, Domine Cyne, quando de his cadit questio inter iu-risperitos, accipiant medicos probos, qui, considerata complexione puery nati et mulieris, poterunt dicere si natus ex marito vel ex fratre.

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD288

cas d’une demande ponctuelle, concernant des individus particu-liers, il ne convient pas de se limiter aux règles générales, mais qu’il faut faire effectuer, par des praticiens expérimentés, une analyse individuelle des patients concernés.

Dans le cas présent, la mention de la complexion de la mère et de l’enfant est significative. En effet, selon la théorie médicale du temps, l’embryon recevait de la mère la matière, et du père la forme, héritant donc des caractères des deux parents d’une façon plus ou moins marquée 185. Or, ces caractères étaient définis, en dernière ana-lyse, par la complexion des parents, c'est-à-dire par le mélange des qualités premières formant le tempérament de chaque individu 186. L’intervention dans le cas présent de la complexion n’a dès lors rien d’étonnant : celle-ci pouvant être déterminée par des signes exté-rieurs que le médecin expérimenté savait reconnaître (apparence générale, signes particuliers, caractère, santé…), elle pouvait servir à prouver que tel individu est bien le descendant de tel autre. Une ambition de ce type se retrouvait dans les traités contemporains de physiognomonie, qui visaient notamment à aider leurs lecteurs dans le contrôle de la génération et de leur descendance, à travers l’étude des caractères des parents 187. Ici, Gentile da Foligno renvoie donc à une analyse individuelle de la complexion que seul peut mener un médecin, mais qui ne peut se déterminer in abstracto.

D’une certaine manière, la vision de la médecine légale proposée par le traité de Gentile da Foligno est assez limitative d’un point de vue théorique, et extensive d’un point de vue pratique. La science médicale peut, selon lui, fournir un cadre général permettant d’ex-clure certains cas (ici, une naissance viable au cinquième mois de grossesse, par exemple) mais, dans tous les autres, il convient que l’on fasse recours à l’expérience pratique du savant, sans qu’il soit possible de donner des règles générales et scientifiques à ce qui

185 Pour une vue d’ensemble des théories médiévales de la génération et de l’hérédité, on se reportera à M. Van der Lugt, Le ver, le démon et la vierge. Les théories médiévales de la génération extraordinaire, Paris, 2004 et au volume col-lectif de M. Van der Lugt et C. de Miramon, L’hérédité entre Moyen Âge et Époque moderne. Perspectives historiques, Florence, 2008 (Micrologus’ Library, 27).

186 Sur la théorie médiévale de la complexion, voir J. Chandelier et A. Robert, Nature humaine et complexion du corps chez les médecins italiens de la fin du Moyen Âge, dans Revue de Synthèse, 134-4, 2013, p. 473-510.

187 C’est notamment le cas, selon Danielle Jacquart, du Liber phisionomie de Michel Scot rédigé vers 1230 dans le contexte du remariage de l’empereur Frédéric II.  Cf.  D.  Jacquart, La physiognomonie à l’époque de Frédéric II : le traité de Michel Scot, dans Micrologus, 2, 1994, p.  19-37.  Sur le rapport entre physiognomonie et hérédité, se reporter à J. Ziegler, Hérédité et physiognomonie, dans M. Van der Lugt et C. de Miramon, L’hérédité entre Moyen Âge et Époque moderne… cit., p. 245-271, notamment p. 251-256.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 289

relève nécessairement du domaine des particularia. Il est du reste intéressant, de ce point de vue, de comparer le traitement de la question par Gentile da Foligno avec celui d’un Paolo Zacchia, près de trois  siècles plus tard. Dans le premier livre de ses Questiones medico-legales se trouve en effet un titre nommé « De la naissance légitime et viable » 188. L’organisation globale de ce chapitre semble correspondre, dans une large mesure, à celle du traité de Gentile da Foligno : Paolo Zacchia se demande d’abord dans une première question pourquoi le temps de génération est variable chez les hommes alors qu’il ne l’est pas chez les animaux, puis il envisage les différentes durées possibles, soit une naissance avant sept mois (question 2), au septième (q. 3), huitième (q. 4), neuvième et dixième (q. 5) et enfin au-delà du dixième (q. 6) ; ensuite, après avoir présenté les signes d’un fœtus non viable, (q. 7), il s’interroge sur le nombre maximum de fœtus viables pouvant naître en une fois (q. 8), sur le délai avant l’infusion de l’âme dans le corps (q. 9) et enfin sur la question de l’avortement (q. 10).

Les six premières questions correspondent donc au problème abordé par Gentile da Foligno dans son court traité. Leur lecture montre beaucoup de points communs, mais aussi de nettes diffé-rences avec l’ouvrage que nous venons de présenter, et en premier lieu la taille, puisque là où Gentile da Foligno traitait le problème relativement rapidement, la présentation de Zacchia s’étend sur une trentaine de pages, intégrant de nombreuses questions nouvelles, comme celle de l’avortement ou de la présence ou non de l’âme dans le corps : à l’évidence, Paolo Zacchia s’efforce de traiter l’en-semble des questions liées à la naissance. Par ailleurs, une différence importante doit être soulignée à propos des citations : Zacchia fait référence à de très nombreuses autorités, antiques, médiévales et modernes, et surtout ne se limite pas aux références médicales, puisqu’il renvoie régulièrement à des œuvres de juristes – notam-ment à Bartole, contemporain et collègue de Gentile da Foligno à Pérouse 189 – et à des textes de loi, choses totalement absentes de l’œuvre de son prédécesseur. Enfin, évidemment, le détail de l’argumentation comporte des différences parfois importantes, sur lesquelles il serait trop long de s’attarder 190.

188 Paolo Zacchia, Quaestiones medico-legales, livre I, titre 2 De partu legitimo et vitali.

189 Par exemple à propos de la nécessité du recours à un médecin, cf.  P.  Zacchia, Quaestiones… cit., p.  31 : in nato etiam post decem mensem tam Bartolus quam Baldus, duo legalis scientiae oracula, medicorum iudicium exposcunt.

190 Zacchia développe par exemple longuement le débat pour savoir si les

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD290

Cependant, malgré toutes ces dissemblances, on ne peut man-quer de noter de nombreux points communs entre les deux textes pourtant séparés de trois  siècles, notamment du point de vue de l’approche de la question et de la réponse apportée. Comme Gentile da Foligno, qu’il cite et qu’il connait, Paolo Zacchia concède qu’une naissance légitime et viable au cours du septième mois est possible, quoique rare, et, fixant la limite à 182 jours de gestation, affirme qu’il ne faut pas conclure que tous les enfants nés après six mois et quelques jours sont illégitimes 191. Les remarques de Zacchia sont sur ce point très intéressantes, car elles expriment de manière explicite ce qui, chez Gentile da Foligno, était implicite : pour lui, la nais-sance au cours du septième mois de grossesse ne peut être considé-rée comme absolument naturelle, et elle est en fait le plus souvent provoquée par une maladie ; cependant, certains fœtus peuvent y survivre, bien qu’il « ne soit pas possible de donner de règle certaine pour ce qui arrive par accident » 192. Une fois encore, c’est l’habileté du médecin confronté au cas particulier qui lui permettra de dé-terminer le caractère légitime ou non de la naissance ; Gentile da Foligno insistait sur la comparaison des complexions entre parents et enfants, Zacchia s’intéresse plutôt aux signes physiques indiquant que l’enfant est né prématurément – faiblesse, particularités dans la conformation des os, imperfection des conduits qui peuvent être encore fermés, etc.

Il ne s’agit bien sûr pas de faire du texte de Gentile da Foligno un hypothétique précurseur des traités de médecine légale du XVIIe  siècle : nous l’avons dit, l’ampleur des ouvrages rédigés à l’époque moderne, ainsi que la claire conscience de constituer une discipline autonome, avec ses problèmes propres et sa méthode particulière, représentent des différences essentielles. Néanmoins, on doit constater que, dans le détail, les réponses apportées à une question précise comme celle de la naissance prématurée ne sont

mois en question sont des mois lunaires ou solaires, ce qui change bien sûr la durée totale considérée, tandis que, à propos de la naissance au 8e mois, il rejette explicitement l’explication astrologique longuement développée par Gentile da Foligno : Omittam autem data opera nonnulas alias ejus rei rationes, atque una cum his etiam astrologicas, cum eas potius ab auctorum imaginatione quam a reipsa originem habere putem (P. Zacchia, Quaestiones… cit., p. 40).

191 P. Zacchia, Quaestiones… cit., p. 33 : Sed cum et Hippocratis auctoritates et ipsarum legum sanctiones clare pateant, frustra et illi, et omnes in contrarium differentes operam impendunt, qui maturiorem foetum, quam dierum 182 pro le-gitimo et vitali admitti contendere volunt.

192 Ibid., p.  36 : Nulla certa regula dari potest eorum, quae per accidens ve-niunt ; et, plus loin, p.  39 : Concludimus (…) solum nosse Deum rationem evi-dentem rei difficilis, quam solo experimento cognoscimus.

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 291

pas radicalement différentes : il s’agit d’interroger les fondements médicaux des textes de loi – ici, l’autorité d’Hippocrate – à travers une authentique discussion scientifique, pour ensuite donner quelques indications, nécessairement non systématiques, pour l’étude des cas particuliers. Ce qui change, dans la rédaction des textes médico-lé-gaux, est peut-être plutôt l’encadrement de l’administration de la preuve : là où le simple jugement des « médecins honnêtes » pouvait sembler suffire au XIVe  siècle, celui-ci doit s’appuyer sur une véri-table discussion complète et structurée au XVIIe 193.

Conclusion

Dans un Tractatus de percussionibus diversement attribué, mais rédigé en Italie entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, l’auteur pose plusieurs questions pouvant se présenter au juriste : comment savoir si une personne décédée l’est à la suite de blessures reçues ? Comment déterminer si une mort suivant une blessure doit toujours être qualifiée d’homicide ? Ou encore faut-il parler de meurtre quand la mort survient en raison d’une maladie, alors que la blessure est guérie ? 194 Toutes ces questions sont, à l’évidence, médico-légales ; et l’auteur de rappeler que la loi pose une présomption selon laquelle une mort qui suit de peu des coups reçus est nécessairement due à ceux-ci. Mais tout n’est pas simple, car le laps de temps envisagé entre blessures et décès peut varier, et, selon les textes de loi considérés, peut aller de trois jours à une année. C’est cette différence qui rend, pour l’auteur, nécessaire le recours à une expertise : « que le juge qui doit juger sur cela prenne des médecins experimentés qui, en considérant la taille, lieu et la qualité de la blessure, puissent exposer et rapporter selon leur art si la blessure était mortelle ou si la cause de la mort provient de cette blessure » 195. Car, pour certaines blessures légères,

193 Voir sur ce point les réflexions stimulantes, quoique parfois à nuancer, de C.  Crawford, qui date du XVIe  siècle cette évolution liée à l’organisation d’une structure légale nouvelle dans les pays de droit romain. Cf. C. Crawford, Legalizing Medicine… cit., p. 95-100.

194 Ce texte est attribué à Bartole de Sassoferrato dans l’édition de Venise 1585 (Tractatus de percussionibus ex quibus moritur quis ex intervallo et an ex illis mortuus dicatur, f. 155r-v). Le texte, ainsi que son attribution, sont étudiés de façon très approfondie dans O.  Cavallar, Agli albori della medicina legale… cit.  Cet article fournit (p.  76-82) une édition critique du texte à laquelle nous nous référons.

195 Tractatus de percussionibus, éd. O. Cavallar, p. 77 : Habeat quippe iudex, qui debet super hoc iudicare, peritos medicos, qui considerata quantitate, loco et

JOËL CHANDELIER ET MARILYN NICOUD292

« comme celles faites avec un bâton, une petite pierre, ou une clef, (…) l’ensemble des médecins affirme que l’on ne peut en mourir » 196.

Ce qui intéresse ici le juriste est, bien sûr, la qualification du fait, et notamment la détermination de l’existence d’un homicide. Il s’agit pour lui de distinguer les cas où la mort est la conséquence d’un ac-cident de ceux où elle est réellement causée par l’accusé. Cependant, on ne peut manquer de noter que le recours au médecin est devenu, autour de 1300, une évidence. Dès que la justice s’intéresse au corps, faire appel à des spécialistes semble être devenu chose normale, comme nous l’avons vu dans de nombreux cas documentés par une abondante production législative et archivistique de l’espace italien septentrional. Ces médecins, aux statuts plus ou moins clairement définis, produisent une expertise qui n’est pas nécessairement suivie par le juge ; mais leur intervention est rendue obligatoire par le doute, qui impose le recours à un conseil savant. Un tel consilium, qui donne des informations que seuls possèdent des professionnels d’un art mé-dical devenu à la fois technique et reconnu, aide à déterminer la peine encourue par les accusés – d’où des formulations qui, dans les cas que nous avons présentées, répondent plus à ce qu’attend la justice qu’à un authentique diagnostic médical relevant les signa selon les règles de la discipline. La naissance de la médecine légale est donc aussi la naissance d’une écriture médicale n’ayant ni les mêmes buts, ni les mêmes formes que l’écriture thérapeutique ; en ce sens, elle peut dès la fin du Moyen Âge être qualifiée d’une véritable spécialité.

Cette écriture particulière, qui se place à l’intersection des tra-ditions juridiques et médicales, renvoie plus largement à la pratique du conseil en plein développement à la fin du Moyen Âge 197. Le conseil du juriste et celui du médecin sont deux genres proches, et il n’est pas étonnant que l’on y retrouve, là plus encore que dans la littérature médicale théorique, les similitudes les plus marquantes, prémisses d’une science qui n’en a certes encore ni la structuration ni le nom, mais pas moins de réalité. Les remarques glissées au fil des traités, les consilia proprement médico-légaux forment ainsi l’embryon d’une véritable discipline en gestation, dont nous pou-vons, de façon exceptionnelle, observer les débuts. Ceux-ci ne sont

qualitate vulneris, secundum artem exponant, et referant, si vulnus fuerit mortale, vel occasione eius vulneris causa mortis data sit.

196 Ibid., p.  79 : Quid si est percussus non mortifere, puta cum baculo, vel parvo lapide, vel clavi, ita quod omnes medici dicunt quod ex illo vulnere non morietur (…).

197 Cf. C. Casagrande, C. Crisciani et S. Vecchio (dir.), Consilium. Teorie e pra-tiche del consigliare nella cultura medievale, Pavia 14-16 dicembre 2000, Florence, 2004 (Micrologus’ Library, 10).

ENTRE DROIT ET MÉDECINE 293

à l’évidence pas issus d’une évolution interne de la science médicale, car la médecine légale est au contraire le produit un ensemble de facteurs sociaux (présence d’un grand nombre de médecins formés à l’université dans les cités italiennes), institutionnels (essor du droit et de la pratique judiciaire inquisitoriale) et intellectuels (perfection-nement d’une science médicale à même de répondre aux questions posées par les juges) – des facteurs qui sont tous présents, en Italie, à la fin du Moyen Âge. Ici, comme ailleurs, l’étude des conditions historiques de production du savoir est indispensable à une com-plète compréhension de l’histoire des idées.

Reste alors à reprendre l’interrogation essentielle de notre étude : peut-on dire que la médecine légale est réellement née à cette époque, avant la rédaction de traités systématiques, d’après les simples men-tions que nous avons vues de sa pratique ? Peut-on caractériser cette médecine légale telle qu’elle apparaît à la fin du Moyen Âge en Italie, et y retrouver des traces de ce qu’elle sera plus tard ? Comme nous l’avons dit, la réponse à cette question dépend fortement de ce que l’on met sous le nom de médecine légale. Cependant, l’impossibilité à donner une réponse définitive ne provient pas que de cela. En fin de compte, il apparaît que cette difficulté particulière est liée au dilemme que constitue la médecine légale pour les médecins de la fin du Moyen Âge. Car les questions posées aux praticiens dans le cadre légal, qui commandent une réponse précise et univoque, s’opposent au statut épistémologique incertain de la médecine, située selon la majorité de ses praticiens entre science et art ; et les médecins ne peuvent ici, pour justifier leurs hésitations et leurs possibles erreurs, se retrancher derrière l’argument, régulièrement brandi, de l’infinie variation des cas particuliers. Là, le juge attend de l’expert une réponse tranchée, que le médecin expert n’est pas toujours en mesure de lui apporter.

Nous espérons donc que notre parcours dans une grande va-riété de sources aura montré que c’est dans les réflexions face à ce dilemme crucial que se situe, précisément, les débuts d’une véri-table réflexion médico-légale. Hésitante et partielle, cette réflexion n’en révèle pas moins la prise de conscience d’un statut particulier, qui conduira aux élaborations plus complètes et systématiques de l’époque moderne. Elle mérite donc d’être, pleinement, intégrée à l’histoire des savoirs sur le corps produits à la jonction décisive entre époque médiévale et monde moderne.

Joël Chandelier

Marilyn niCoud


Recommended