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JONATHAN LE GOÉLAND: Conte universel ou récit ...

Date post: 21-Mar-2023
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MARTINE LABRECQUE JONATHAN LE GOELAND : conte universel ou récit délibérément ésotérique? Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en sciences religieuses pour l'obtention du grade de Maître es arts (M. A.) FACULTE DE THEOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2011 ©Martine Labrecque, 2011
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MARTINE LABRECQUE

JONATHAN LE GOELAND : conte universel ou récit délibérément ésotérique?

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en sciences religieuses pour l'obtention du grade de Maître es arts (M. A.)

FACULTE DE THEOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2011

©Martine Labrecque, 2011

Table des matières

Résumé/Abstract 3 Introduction 4

Jonathan : un envol ardu 4 Jonathan : un phénomène sans précédent 6 Jonathan : un résumé de l'histoire 7 Jonathan : une question de recherche 10

Chapitre 1 : Jonathan selon les lecteurs 14 1.1 Jonathan selon des chercheurs en sciences humaines 15

1.1.1 Jonathan selon certains sociologues 15 1.1.2 Jonathan selon certains historiens 17 1.1.3 Jonathan selon une anthropologue 18 1.1.4 Jonathan d'un point de vue économique 19 1.1.5 Jonathan selon une psychologue féministe 21 1.1.6 Jonathan selon certains critiques littéraires 22

1.2 Jonathan selon les croyants 28 1.2.1 Jonathan selon certains chrétiens 28 1.2.2 Jonathan selon certains non-chrétiens 39

Chapitre 2 : Jonathan selon son auteur 45 2.1 Richard Bach, un homme de son temps 45 2.2 Richard Bach, une vie de quête spirituelle 46

2.2.1 L'enfance 46 2.2.2 Les découvertes de la vie adulte 47 2.2.3 Richard Bach, le scientiste 48

2.3 Richard Bach, l'écrivain avant Jonathan 50

Chapitre 3 : Richard Bach et le channeling 57 3.1 La découverte de Seth 57 3.2 L'influence de Seth dans la pensée de Richard Bach 61

3.2.1 Elusions. Le Messie récalcitrant 61 3.2.2 De l'autre côté du temps 64 3.2.3 A illeurs n 'est jamais loin quand on aime 65 3.2.4 Fuir sa sécurité (Running From Safety) 65

Chapitre 4 : Au risque d'une nouvelle interprétation 70 4.1 Jonathan : une rhétorique réfléchie 71 4.2 Jonathan : un vocabulaire et des thèmes précis 72 4.3 Jonathan : un Évangile scientiste 74

Conclusion 91

Bibliographie 96

Résumé

Jonathan Livingston le Goéland, un best-seller qui a rendu célèbre son auteur Richard Bach dans les années soixante-dix, a été boudé par les critiques et dénigré dès sa parution par la communauté intellectuelle. Malgré un envol ardu, le livre a réussi à devenir une référence culturelle pour une génération entière. Les chercheurs en sciences humaines, des croyants et l'auteur du livre ont proposé des hypothèses personnelles sur la signification du message de ce goéland. Un conte apparemment simple et symbolique, mais une variété d'opinions et d'interprétations qui soulève des interrogations quant à l'origine et au contenu du message. L'analyse du texte dévoile un contenu ésotérique inspiré de la science chrétienne, ainsi qu'une vision personnelle de la vie et la mort.

Abstract Richard Bach's biggest bestseller, Jonathan Livingston Seagull, was denigrated by the intellectual community as soon as published. Despite all the disrespect, the book rose up to number one bestseller nationwide and became a cultural reference for the beat generation. Everybody affirmed their personal views about the book's message, from researchers to believers, and even the author. The variety of those interpretations is raising an interrogation about the real massage proposed in the book. After the book's analysis, the Christian Science's metaphysic unveils itself, as well as the author's thoughts about life and death.

à Nadia ÇosseCin

Introduction

Le best-seller international de Richard Bach, Jonathan Livingston le goéland1 (ci-après

Jonathan), ne laisse personne indifférent. En 1974, cette histoire de goéland rebelle est portée

à l'écran, et le succès du film est aussi important que le livre. Jonathan est disponible en plus

d'une quarantaine de langues et lu aux quatre coins du monde. Depuis sa parution en 1970, la

richesse symbolique de ce conte inspire la population nord-américaine. L'engouement est si

important qu'il incite aussi bien les sociologues, les anthropologues, les psychologues, les

critiques littéraires que les théologiens à en débusquer les raisons. En 2010, Richard Bach

compte une vingtaine de romans et une centaine d'articles à son actif, mais Jonathan reste le

livre qui lui vaut richesse et célébrité. Chaque lecteur se sent interpellé d'une manière ou

d'une autre par ces quelques pages et les interprétations varient considérablement. Il s'agit

d'une parabole à l'écriture très simple que chaque lecteur reçoit à sa façon. Les thèmes

abordés, que ce soit la liberté, le dépassement des limites personnelles, ou la quête de la

perfection, évoquent l'expérience humaine à un point tel que le lecteur ne peut faire autrement

que de s'imaginer à la place du petit goéland qui s'envole sur la route de la sagesse.

Jonathan : un envol ardu

Avant d'être publié en entier, un extrait de Jonathan a d'abord été édité dans la revue Private

Pilot2. Quand la maison d'éditions MacMillan accepte finalement d'éditer le livre, elle

n'imprime que 7 500 copies, persuadée de ne pas tous les vendre (et en n'accordant aucun

budget à la publicité). Il en est ainsi pour les premières impressions. Le livre atteint la

quinzième édition en 1972. Aujourd'hui, Jonathan fait partie des classiques de la littérature

américaine : il a battu quelques records au cours des années 1970, dont celui du nombre

d'exemplaires vendus pour un roman en 1972, ainsi que celui du prix de la vente des droits

pour l'adaptation cinématographique . Il est difficile de connaître le nombre exact d'éditions

1 L'édition française qui sera utilisée sera celle des éditions J'ai Lu de 2007, tandis que celle de la version originale anglaise est celle de la première édition de 1970, aux éditions MacMillan. Pour des raisons de traduction parfois inadéquate, les deux éditions seront utilisées.

2 Timothy Foote, « It's a Bird! It's a Dream! It's a Supergull! », Time, 13 novembre 1972, p. 47. ' Par exemple, il a été au programme d'un cours sur les classiques de la littérature américaine en 2006 dans une

université en Illinois. 4 Op. cit., T. Foote, p. 44.

encore en réimpression dans le monde; seulement en français, on en compte au moins six

différentes encore disponibles (dont J'ai Lu de poche, Flammarion et Librio).

Il a cependant fallu deux années à Jonathan pour faire ses preuves. La première édition du

livre date de 1970, mais le livre ne devient numéro un qu'en 1972. Comment un livre qui avait

été boudé par les critiques littéraires lors de sa parution peut-il s'imposer avec autant de

force5 ? Une des rares recensions de ce livre est celle du Library Journal en 19706 . Le

magazine le présente dans sa section « Natural History and Zoology », et suggère que le seul

intérêt du livre réside dans ses photographies de goélands qui comptent pour la moitié des

pages. En plus de ce magazine, deux ou trois journaux mentionnent la sortie sans autre détail

que le nom de l'auteur, et la mention récurrente des jolies photos. En 1970, le Publisher's

Weekly propose une critique brève et concise : Jonathan y est décrit comme une étrange petite

allégorie, et est qualifiée d'« ickypoo »7 [merdique]. La seconde recension du livre date de

1971, et elle n'est guère meilleure : « limited in appeal », mais avec photos remarquables .

Une fois le livre devenu numéro un, en 1972, le Library Journal en propose un résumé selon

lequel cette fable simple s'adresserait à de jeunes adultes. Après que le roman ait été meilleur

vendeur pendant une année entière, le professeur d'anglais Jonathan Swift est l'un des

nombreux critiques à stigmatiser Jonathan en tant que modèle pour les jeunes rebelles de la

contre-culture. Swift a écrit coup sur coup deux articles. Dans sa première critique, il affirme

que le livre a un contenu relativement simple, et qu'il réunit des idées issues d'une centaine de

cultures. Swift ajoute que la jeunesse est intéressée par l'occulte et les drogues. Selon Swift,

les jeunes aiment le livre parce qu'il propose un message mystique bourré de clichés, et qu'il

s'avère une sorte de « nauseating potpourri » . À la lecture de cet article négatif, plusieurs

lecteurs envoient au magazine des lettres de plaintes. Swift se voit obligé d'écrire un second

article pour expliquer que ses commentaires ne se veulent pas méprisants, même s'ils

manifestent un désaccord certain.

Il est mentionné dans le Time que le roman n'a eu aucune publicité et peu de recensions à sa sortie (op. cit., p. 44).

6 Critique proposée par la libraire Elizabeth M. Cole le Ier décembre 1970, p. 46. 7 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 44. 8 Book List, Chicago, American Library Association, 1er mars 1971, p. 553. (L'auteur n'est pas mentionné par la

source.) 9 Le premier des deux articles de Jonathan Swift dans VEnglish Journal a paru au mois de mai 1973, p. 742-745.

En résumé, ce n'est qu'à la fin d'une montée fulgurante sur les palmarès, et après avoir battu

des records de ventes, que Jonathan attire enfin l'attention des médias. Ces derniers se

montrent alors intrigués par le succès provoqué par ce petit bouquin aux allures simplistes.

Avec le recul, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les critiques finissent par

qualifier de « phénomène culturel » le succès du livre, sans pour autant réussir à l'expliquer10.

Jonathan : un phénomène sans précédent

Jonathan reste, à première vue, un simple conte d'une soixantaine de pages racontant

l'histoire d'un goéland qui adore voler. Pourtant, le livre a été utilisé de plusieurs façons, et

partout dans le monde. Par exemple, quelques sources affirment que le livre a servi d'outil

de catéchèse et a été lu pendant certaines liturgies catholiques. Il est également étudié en cours

de littérature, particulièrement dans les programmes d'éducation à l'élémentaire (aux États-

Unis, au Canada, en Italie, à Séoul, etc.). Le livre a aussi inspiré divers groupes. Parmi ceux-

là, notons que des chrétiens catholiques l'ont utilisé comme thème de retraite pour leur

profession de foi, et qu'un programme d'alcooliques anonymes s'en est inspiré au Michigan.

Quelques sites Internet protestants et catholiques en suggèrent même la lecture (la 1 J

Médiagraphie protestante de Strasbourg , et le catalogue des articles culturels chrétiens). Il

existe également en Hongrie une association en éducation qui porte son nom. Bref,

l'enthousiasme provoqué par le livre de Bach s'est manifesté de différentes façons, et le

caractère universel du conte ne semble désormais pas pouvoir être mis en doute. La popularité

du livre est encore aujourd'hui importante, puisqu'il se vend toujours à des milliers

d'exemplaires annuellement. En 2000, le site Amazon (la division d'Angleterre) l'affichait

dans sa liste de meilleurs vendeurs de la section « religion et spiritualité » (#6)13, et en 2011, le

10 Dont John B. Breslin, « The Gulling of America », New York, America [127] 18, 2 décembre 1972, p. 474 et Bruce Schulman, The Seventies. The Great Shift in American Culture, Society, and Politics, New York, The Free Press, 2001, p. 78.

' ' Présentées dans le chapitre un, dans la section « analyses engagées chrétiennes ». 12 www.epal.fr/mediateque. Site consulté en septembre 2009. 13 Michel Clasquin, « 'Once Buddha Was a Seagull...' : Reading Jonathan Livingston Seagull As a Mahayana

Buddhist Text », dans Johannes A. Smit et P. Pratap Kumar (dir.), Study of Religion in South Africa. Leiden/Boston, Brill, 2005, p. 19.

même site (mais la division des États-Unis cette fois) le classe au 36e rang dans la section

« inspirational books »14.

L'histoire du succès de Jonathan soulève une interrogation : comment expliquer qu'un livre

aussi mal accueilli à sa sortie devienne un best-seller deux ans après sa publication en plus de

le rester pendant les deux années suivantes? Que s'est-il passé? En observant ce qui s'est

produit pendant les deux premières années de silence (de 1970 à 1972), une réponse partielle

surgit : ce sont d'abord les lecteurs sur les campus américains qui diffusent le livre15. Par la

suite, Jonathan s'est envolé dans les autres sphères de la société. C'est donc grâce au bouche-

à-oreille et à l'effort soutenu d'individus passionnés que Jonathan connut ce succès inespéré.

Succès qui fut couronné en 1972 par l'adaptation cinématographique, et l'auteur présenté sur

la page couverture du magazine Time. Les lecteurs semblent donc avoir discerné un message

différent de celui perçu par les critiques littéraires. Mais pour bien comprendre le phénomène

culturel que devint Jonathan, il faut d'abord connaître l'histoire qui y est racontée.

Jonathan : un résumé de l'histoire

Le livre est divisé en trois parties. Dans la première, le lecteur fait la connaissance d'un jeune

goéland qui passe ses journées entières à voler pour le plaisir. Jonathan cherche à améliorer

ses techniques, tente par tous les moyens imaginables d'aller toujours plus vite, et n'a aucun

autre intérêt. Son attitude rebelle provoque le désarroi des autres goélands, y compris celui de

ses parents. Jonathan aime tellement voler qu'il en oublie même de manger! Ses proches

s'inquiètent, et le questionnent sur ce qu'il fait de ses journées, car il n'est pas avec eux à

chercher de la nourriture. Il répond simplement que c'est plus fort que lui, que quelque chose

le pousse à apprendre à mieux voler. Pour cet oiseau, la vie ne se résume pas à se battre,

manger et dormir. Jonathan est persuadé qu'il y a un sens à la vie, et que la raison d'être de

l'existence, c'est le vol. Pour rassurer ses parents, et faire plaisir aux autres goélands, Jonathan

cesse de pratiquer le vol en solitaire, et promet de « se comporter à l'instar des autres

goélands »16. Cependant, il ne lui faut pas beaucoup de temps pour ressentir à nouveau ce

14 www.amazon.com/gp/bestsellers/books/12817/ref=zg_bs_nav#2. Site consulté le 20 janvier 2011. 15 M. Clasquin, « Once Buddha was a Seagull... », p. 19. 16 R. Bach, Jonathan, p. 15.

8

besoin d'apprendre. Il a l'impression que quelque chose ne va pas, qu'il perd un temps

précieux qui aurait été mieux investi à répéter des techniques de vol. En peu de temps,

Jonathan se retrouve à nouveau seul, à voler toujours plus haut. C'est à coups d'essai, et

surtout d'erreurs, qu'il arrive à exécuter des prouesses, et il en tire un bonheur immense qu'il

veut partager avec le reste de son clan. Avec ces découvertes, il sera dorénavant plus facile

pour eux de voler, et de se procurer de la nourriture. Pour Jonathan, il s'agit d'une bonne

nouvelle. Il pense que les autres goélands comprendront enfin que la vie a un sens : celui

d'apprendre et d'être libre. Ils prendront conscience de leur vraie nature, et « [sortiront] de

leur ignorance » . Au moment où Jonathan retourne auprès des siens pour leur enseigner ce

qu'il a découvert, le Grand Conseil ne lui laisse pas le temps de s'exprimer, et lui reproche son

manque de conformisme. Jonathan est trop différent; il ne suit pas la norme de son clan. Les

valeurs et les priorités des goélands sont concrètes et immédiates: se nourrir et survivre. Pour

Jonathan, la vie est autre chose: voler, être libre, et apprendre tout ce qu'il y a à apprendre. Le

Grand Conseil décide donc de rompre le lien de fraternité, et de l'exiler. Au début, Jonathan

est attristé. Mais il peut à présent voler comme il le désire. Il oublie rapidement l'affront. Il est 1 R

cependant déçu que les autres se refusent à croire en « la gloire du vol » . Désormais seul,

Jonathan peut se concentrer et se perfectionner. Chaque jour, il apprend un peu plus, et

s'améliore en un temps record. Un jour, deux goélands volant avec grâce s'approchent de lui,

et lui demandent s'il désire apprendre encore plus. Bien entendu, Jonathan est intrigué, et

repart avec eux au loin.

La deuxième partie du livre porte sur des expériences toujours plus inédites. Jonathan voit son

corps se transformer au fur et à mesure qu'il apprend et progresse. Tout en perfectionnant ses

techniques de vol, il apprend les raisons profondes de cet entraînement : prendre conscience de

sa vraie nature et de sa capacité illimitée d'apprendre. Au moyen d'exercices physiques, il

repousse une à une les limites de son corps, pour finalement comprendre qu'il n'en a aucune.

En réalité, pour un goéland, voler est tout simplement naturel. L'entraînement est uniquement

une question d'utilisation et d'amélioration des moyens que la nature lui a donnés pour se

17 Ibid, p. 33-34. l* Ibid,p. 41.

perfectionner. Jonathan devient à son tour un oiseau rempli de grâces, et arbore désormais un

plumage « d'une éclatante blancheur »19.

Jonathan est heureux, car il est entouré de goélands qui, comme lui, ne vivent que pour

l'amour du vol. Par contre, il est incapable d'oublier son ancienne patrie. Il aurait tant aimé

convaincre ses amis qu'ils sont libres eux aussi! C'est en cela que Jonathan n'est pas comme

les autres goélands : il n'a pas oublié son ancien monde. Le maître du groupe d'exilés, Chiang,

prend alors Jonathan sous son aile et en fait son élève particulier. C'est auprès de ce maître

que Jonathan découvre ce que signifie « être sans limites ». Avec l'aide de Chiang, il réussit

finalement à effectuer le vol parfait : le vol à la vitesse de la pensée, aussi appelé

l'omniprésence. Pour réussir ce vol, Chiang lui explique qu'il doit « cesser de se considérer

lui-même comme pris au piège d'un corps limité par les trois dimensions » . Avant de quitter

ce monde, Chiang explique à Jonathan qu'il doit à présent enseigner ce qu'il a compris et

expérimenté, et qu'il doit « continuer à étudier l'Amour » . Ayant atteint cet état, Jonathan

peut lui aussi transmettre ses connaissances. Avec le temps, la nostalgie le rattrape, et il désire

retourner sur terre pour aider ses anciens camarades. La seconde partie de l'histoire se termine

au moment où Jonathan fait la rencontre d'un jeune goéland fraîchement exclu de son clan :

Fletcher le Goéland. Ce jeune rebelle est aigri, et Jonathan lui explique que les goélands

terrestres ne sont pas prêts à comprendre l'importance de l'étude du vol. Jonathan commence

donc l'entraînement de Fletcher...

La troisième et dernière partie s'ouvre sur une séance quotidienne d'entraînement de Jonathan

avec ses élèves. Fletcher, le meilleur élève de Jonathan, se démarque nettement des autres. En

les observant, Jonathan comprend mieux ce que son maître voulait dire quand il lui disait de

pratiquer l'Amour : Jonathan aussi aime ses élèves, et leur enseigne à son tour qu'ils doivent

se « libérer des chaînes que sont les pensées qui retiennent [le] corps prisonnier » . Quand les

élèves les plus habiles du groupe sont prêts, ils accompagnent Jonathan, et retournent sur terre.

i9 Ibid, p. 58. 20 Ibid, p. 70. 21 Ibid, p. 78. 22 Ibid. p. 94.

10

Un à un, les goélands terrestres sont impressionnés, et s'approchent pour apprendre comment

voler avec autant d'agilité, et ce, malgré l'interdiction formelle du Grand Conseil.

Un jour, un terrible accident se produit : Fletcher entre en collision avec un rocher. Croyant

être mort, il parle avec Jonathan, qui lui explique que la mort n'existe pas. Fletcher a

seulement sauté d'un monde inférieur à un autre plus élevé. Fletcher le Goéland a maintenant

le choix : il peut revenir aider les goélands moins évolués, ou poursuivre sa propre évolution.

Fletcher décide alors de retourner auprès des siens. Les autres goélands, qui ont été témoins de

cette « mort » subite, sont pris de panique quand ils voient Fletcher revenir à la vie. Les deux

amis disparaissent dans le tumulte, et Jonathan quitte ensuite définitivement leur monde.

L'histoire se termine sur une séance d'entraînement, où Fletcher le maître enseigne à ses

nouveaux élèves comment repousser les limites du corps physique.

Jonathan : une question de recherche

Depuis que le livre a été numéro un en 1972, diverses hypothèses ont été faites pour expliquer

sa signification. Elles seront longuement présentées dans le premier chapitre. Ces analyses ne

mettent pas en doute le caractère spirituel ou religieux du conte, mais la plupart d'entre elles

sont trop courtes et insuffisantes. D'un point de vue historique, il devient nécessaire de

réexaminer cette variété d'interprétations. L'objectif principal de cette recherche est donc de

découvrir ce que Richard Bach a voulu transmettre dans sa parabole. Pour pouvoir découvrir

ce message, il faudra d'abord vérifier (valider ou infirmer) les différentes propositions qui ont

été faites à son sujet. Malgré la diversité des points de vue, un consensus s'est imposé sur la

nature universelle du message ainsi que sur la multitude de ses sources d'inspiration. Il faudra

également vérifier si tel est le cas. De plus, je tenterai de vérifier si Jonathan peut être

considéré (en partie) comme une autobiographie, comme il a été suggéré à maintes reprises. Il

s'agit, en même temps, de vérifier si Jonathan doit être considérée comme une fiction ou non.

Un autre but de cette recherche est de faire la démonstration que non seulement Bach avait une

idée précise quant au message qu'il voulait passer, mais également que ce message n'est

qu'une partie d'une philosophie plus élaborée.

I I

Une recherche comme celle-ci se bute à quelques problèmes méthodologiques. De façon

générale, le best-seller de Richard Bach peut être considéré comme un conte religieux ou

spirituel proposant une histoire de réussite personnelle. Cependant, un sujet de recherche

comme celui-là demande des précisions. D'abord, en dépit du flou méthodologique que le

lecteur peut éprouver (avec raison), comme il ne s'agit pas ici d'une étude à proprement dite

littéraire de cette oeuvre, ce travail ne tente pas de faire de distinctions entre les différents

genres littéraires (récit, roman, fiction, parabole, allégorie, fable) et se contente d'utiliser les

termes employés par les auteurs cités.

Ensuite, dans les faits, la littérature spirituelle contemporaine s'inspire de plusieurs sources. Il

faut donc définir et distinguer certaines notions importantes pour la compréhension du cas

spécifique de Jonathan. Les groupes et courants religieux qui seront mentionnés dans les

prochains chapitres reflètent une réalité à considérer : la spiritualité contemporaine des Nord-

Américains est caractérisée par un réseau de liens d'influences. Dans ce contexte, la religion

de référence reste le christianisme, mais la prolifération des nouveaux mouvements religieux

chrétiens a permis une ré-interprétation du message chrétien sous de multiples formes avec

parfois de subtiles distinctions23. Il est difficile de séparer entièrement un courant de pensée

d'un autre. Par exemple, l'Église de Science Chrétienne s'est inspirée des idées proposées par

le courant New Thought, et ces deux courants influencèrent à leur tour les groupes ésotériques

des années soixante et soixante-dix, en particulier ceux qui proposent le channeling. Une autre

réalité des années soixante est l'idée d'une religion plus individualisée et Richard Bach ne fait

pas exception. En ce qui a trait à la conception de la réincarnation, elle est également très

variable d'une source à une autre24. Pendant ces mêmes années soixante, plusieurs auteurs ont

proposé une vision de la vie et surtout de la mort. Dans le cadre de cette recherche, la vision

23 « Le début du XXe siècle marque la période de diffusion massive des idées et concepts orientaux en Occident. La Théosophie, le Spiritisme et le New Thought se divisent en plusieurs factions pour donner naissance à des mouvements comme l'Anthroposophie... » (Alain Bouchard, «Le Nouvel Âge sous le regard des sciences humaines » dans Bergeron, Bouchard et Pelletier, Le Nouvel Âge en question, Montréal, Éditions Paulines & Médiaspaul, 1992, p. 40-41). De plus, pour mieux comprendre le problème du « syncrétisme » et des contacts entre religions, voir entre autres l'article d'André Couture, « La tradition et la rencontre de l'autre », dans Frédéric Lenoir et Ysé Tardeau-Masquelier (dir.), Encyclopédie des religions, vol. 2, Paris, Bayard, 1997, p. 1361-1388.

24 Ibid.. A. Couture, p. 23.

12

personnelle de Bach sera donc la seule qui sera prise en compte, et en fonction de ce que

l'auteur a proposé dans Jonathan. Même si certains autres livres de Bach seront utilisés à titre

informatif, Jonathan restera la principale référence sur laquelle se fondera cette recherche.

Pour pouvoir valider ou infirmer les différentes hypothèses concernant le message de

Jonathan, la première étape consiste à présenter les analyses qui ont été proposées. Ces

interprétations vont dans tous les sens, parfois même jusqu'au refus total. Elles seront

présentées en première partie selon leur angle d'approche. Parmi celles-ci, certaines furent

produites par des chercheurs provenant de divers champs des sciences humaines. Des

sociologues, des historiens, des psychologues, etc. ont vu en Jonathan (ou dans son succès)

une référence culturelle révélatrice des transformations de la société qui l'adulait. Un autre

type de critiques et d'analyses du texte fut proposé par des lecteurs qui ont considéré le

message du livre de Bach digne de mention pour des raisons personnelles. Ces critiques ont

été rédigées par des chrétiens (entre autres des pasteurs protestants, des prêtres catholiques),

des bouddhistes, des hindous, et des adeptes de l'ésotérisme. Bien sûr, leurs opinions

divergent : certaines louangent Jonathan, d'autres le condamnent. Toutes ces exégèses gardent

cependant un point en commun : elles omettent d'analyser le contexte de production du texte

et de tenir compte des intentions de l'auteur. Cela s'explique en partie par le fait que Bach

refuse de préciser lui-même ce qu'il voulait dire dans cette parabole.

Puisque Bach prit près de dix années pour écrire son best-seller, il paraît important d'examiner

les changements majeurs qui l'ont affecté durant cette période charnière de sa vie. Le second

chapitre présentera les faits marquants de sa vie personnelle. De son adolescence à la fin de

l'écriture de Jonathan, Bach élabore une philosophie personnelle et commence une quête

spirituelle. À travers ses écrits, l'auteur dévoile de plus en plus ses intérêts et motivations.

Quelque-unes des autres œuvres de l'auteur seront présentées, dans le but de repérer les idées

récurrentes dans le discours de Bach. De plus, des liens avec sa vie personnelle seront établis

pour vérifier s'il n'y aurait pas des éléments autobiographiques dans ces romans. Ce chapitre

permettra de replacer le best-seller dans le contexte socio-religieux de l'époque.

13

Le troisième chapitre présente l'examen du texte de Jonathan et de quelques romans

ultérieurs, de façon à mettre en lumière l'influence de Jane Roberts (et celle du channeling)

dans la pensée de Bach. Le contenu ésotérique de Jonathan et de ces autres livres sera alors

examiné en parallèle avec les idées contenues dans le principal livre de Roberts, Seth Speaks.

Cet exercice a pour but d'expliquer pourquoi Bach trouva attrayante cette vision de monde, et

la raison pour laquelle il s'en inspira autant dans la suite de ses écrits.

Le dernier chapitre tente de montrer qu'il y a bel et bien un message précis de proposé dans

Jonathan. Pour le découvrir, il est nécessaire de retourner au texte en tant que tel. Cette

analyse littérale permettra de découvrir quel est le véritable message de Jonathan et de relever

les affinités doctrinales avec les enseignements de l'Église de Science Chrétienne25. L'analyse

de la rhétorique de l'auteur, en précisant le vocabulaire qu'il utilise, en relevant les thèmes

abordés ainsi que les points d'insistance, servira à souligner l'influence incontestable de cette

principale source d'inspiration de l'auteur et amènera le lecteur à voir d'un autre œil le petit

goéland qui ne désirait que voler. Le texte de Jonathan sera alors comparé au texte fondateur

de l'Église Scientiste de façon à en relever les nombreuses similitudes.

La conclusion sera entre autres l'occasion de formuler quelques propositions d'explication

concernant la « voix » qui dicte à Bach son Jonathan et à réfléchir aux rapports pouvant relier

le best-seller au mouvement Nouvel-Âge.

25 II est à noter que l'Église de Science Chrétienne est également appelée Église Scientiste et Église du Christ.

1. Jonathan selon les lecteurs

Quand Richard Bach commença à proposer son manuscrit à d'éventuels éditeurs, il ne reçut

que des refus catégoriques. Pour la plupart de ceux-ci, la classification du livre posait

problème. Dans l'épilogue de l'édition spéciale de Jonathan (vingtième anniversaire), Bach

explique que les éditeurs ne savaient pas comment s'y prendre pour faire la promotion d'un tel

livre. Ils lui ont demandé s'ils devaient le placer dans la section d'ornithologie, parmi les

ouvrages d'aviation, ou de parmi les contes pour enfants. Ils se demandaient entre autres s'ils

allaient en faire la publicité auprès des adultes en tant que roman, ou comme un livre de

croissance personnelle . Bref, l'ambiguïté du message de Jonathan risquait de provoquer des

réactions variables d'un lecteur à l'autre. De leur côté, les critiques littéraires et autres

intellectuels n'étaient pas impressionnés par la fable. Aucun d'entre eux ne prit la peine de

mentionner sa parution, comme pour marquer leur désintérêt total. Quelques semaines, et

même quelques années plus tard, certains ont proposé des critiques du livre. Cependant, elles

étaient négatives, voire même irrespectueuses, sauf quelques exceptions. Ce n'est qu'après ■y

réflexion et plusieurs lettres de lecteurs insatisfaits que les intellectuels ont suggéré des

analyses plus approfondies du livre. Toutes les critiques et les diverses analyses du texte n'ont

pas uniquement été proposées par les spécialistes de la littérature. Des chercheurs de tous les

champs des sciences humaines qui se sentent encore aujourd'hui concernés suggèrent des

explications du succès du livre et en examinent le contenu. Chacun en fait alors une lecture qui

diffère avec l'angle d'approche et la méthode privilégiés. Le message du livre de Bach n'est

donc pas interprété d'une seule manière. Du côté des lecteurs croyants, le caractère religieux

du livre ne fait pas de doute, et ce, peu importe la religion. Chaque lecteur, selon son

allégeance religieuse, en fait donc une lecture personnelle. Qu'ils aiment ou détestent le livre,

les chrétiens (catholiques et protestants), les bouddhistes, les hindous et les adeptes de

l'ésotérisme, en proposent eux aussi des interprétations variées en fonction de leurs croyances

respectives.

Elvira Câmara Aguilera, Hacia una traducciôn de calidad : técnicas de revision y correcciôn de errores, Granada, Grupo Editorial Universitario, 1999, p. 28.

2 Rénald Bérubé, « Jonathan Livingston : goéland libéré ou émule de Billy Graham? », Montréal, Liberté [89], 1973, p. 112.

15

Ll Jonathan selon des chercheurs en sciences humaines

Le succès inattendu de Jonathan prit par surprise toute la communauté intellectuelle. Malgré

le fait que les médias ignorèrent le roman dès sa parution, le goéland de Bach trouva le moyen

de se faufiler au sommet des palmarès. Le livre s'est d'abord imposé sur les campus

universitaires américains3, puis dans toute la population. Les jeux étaient faits : Jonathan avait

déjà atteint pour ainsi dire le statut de référence culturelle . Et en tant que phénomène culturel

important, il est devenu objet d'étude et de critique; mais davantage pour sa popularité

surprenante et révélatrice des valeurs de la génération de la contre-culture que comme texte

profond et inspirant.

1.1.1 Jonathan selon certains sociologues

La sociologue Marie-Jeanne Ferreux s'intéresse aux nouveaux mouvements religieux et aux

mythes modernes. Dans son ouvrage sur le Nouvel-Age (2000), elle traite des problèmes

épistémologiques posés par une recherche sur ce sujet . Elle utilise Jonathan à titre d'exemple

pour expliquer le déroulement d'un récit initiatique. Selon Ferreux, Jonathan est le roman le

plus représentatif et « le plus reconnu » de cette catégorie. Ce roman de Bach lui sert de

référence dans le chapitre portant sur l'utilisation d'images dans le Nouvel-Âge. Étant donné

que la moitié des pages de Jonathan incluent des photographies, le livre s'avère un bon

exemple pour expliquer pourquoi les romans initiatiques sont très simples, et qu'ils sont « à la

portée de tous (même des enfants) »7. Sans mentionner que le message a une portée

universelle, elle ne le considère pas comme différent des autres récits de ce genre. Dans son

étude, Ferreux offre des définitions du Nouvel-Âge et des croyances qui s'y rapportent. Elle

conclut qu'il existe une trop grande variété de messages, de croyances et de pratiques pour

pouvoir en définir précisément le contenu8. De plus, elle présente le Nouvel-Âge comme une

simplification d'un ésotérisme jadis réservé à une certaine élite. Pour elle, le livre de Bach en

J M. Clasquin, « Once Buddha was a Seagull... », p. 19. 4 Dans son article, Michel Clasquin donne une série d'exemples pour illustrer comment Jonathan peut être

considéré comme tel aux pages 19 à 24. 5 Marie-Jeanne Ferreux, Le New-Age. Rilualités et mythologies contemporaines, Paris, L'Harmattan, 2000. 6 Ibid, p. 118. 1 Ibid, p. 118. 8 Elle affirme que le Nouvel-Âge est « indéfinissable » (ibid, p. 25).

16

est un parmi tant d'autres, simple et accessible à tous. Jonathan devient le meilleur exemple

de ces livres qui servaient à démocratiser l'ésotérisme pour que « le plus de monde possible »

connaisse ses lois et principes .

En 1974, Nancy Carter a écrit un article sur la popularité du roman de Bach intitulé

« Jonathan Livingston Seagull : an American Cotton Candy Christ [un Christ américain en

barbe-à-papa] », dans la revue chrétienne Religion in Life. Cette critique n'est pas très

poussée, et propose plutôt une réflexion sur la société américaine qu'une interprétation du

message du texte. Cet article a été repris, et cité à plusieurs occasions, dans les années qui

suivirent. Carter fait remarquer que Jonathan peut être vu comme le Christ, mais qu'il est un

Jésus « superstar » aux humeurs et attributs américains de son époque : « Jonathan is an

amalgamation of the American Dream and the sugar-saturated Christianity which is being

propagated by the media today. It is an example of the very goals Nixon has been trying to

achieve with his concept of religious nationalism »10. Elle voit et dénonce à quel point cette

vision de la religion peut devenir dangereuse, et se propose de mettre en garde ses lecteurs :

« JLS is an American Cotton Candy Christ dyed red, white and blue.. .the book by Bach is like

the spoonful of sugar deprived of the medicine : it proposes a dangerous philosophy of blind

idealism and ultimate faith in the total goodness of man... Such a doctrine justified Manifest

Destiny and, more recently, the Vietnam war » . Même si cette auteure critique le livre d'un

point de vue chrétien, elle accorde tout de même beaucoup d'importance au contexte

sociologique. Elle explique que le succès du livre reflète bien les changements qui s'opèrent

dans la société américaine des années soixante-dix. Elle mentionne également l'amitié du

président Nixon pour Billy Graham, des personnes qui sont, pour elle, des figures importantes

dans la diffusion de cette vision positive d'un peuple américain parfait1 .

9 Ibid, p. 194-195. 10 Nancy Carter, « Jonathan Livingston Seagull : an American Cotton Candy Christ », Religion in Life [43], 1974,

p. 95. 11 Ibid, p. 93-94. 12 Ibid, p. 92.

17

Une autre analyse sociologique proposée par un théologien est celle du chanoine Jacques

Grand'Maison13. Dans un article de sept pages, il offre une description de la génération de

cette époque, en mettant l'accent sur deux aspects marquants de la contre-culture : le refus de

se conformer aux valeurs des parents, et le désir de se tourner vers le spirituel plutôt que vers

le matériel. Ces réflexions sur la contre-culture servent à expliquer le succès de Jonathan.

Pour lui, le goéland de Bach représente assurément un Nord-Américain qui se rebelle contre

une société de surconsommation, et qui souhaite être libre de la religion contrôlante. Cet

article date de 1974, soit vers la fin de la période la plus populaire du livre. L'analyse de

Grand'Maison est d'abord et avant tout une critique de la société américaine puisque les

raisons du succès du livre prédominent sur l'analyse du message. La lecture symbolique qu'il

en fait l'amène à conclure que « Richard Bach est à sa façon un témoin de la révolution

culturelle »14. Grand'Maison se permet même de paraphraser le dialogue de Jonathan avec ses

interlocuteurs, et d'insister sur ce qui est, selon lui, le message à la base de ce livre : une

incompréhension mutuelle entre deux générations . Bach lui apparaît comme un visionnaire,

de sorte que « le succès de cette parabole est ambigu, mais aussi très révélateur »16.

1.1.2 Jonathan selon certains historiens

Certains livres d'histoire portant sur les années soixante-dix font parfois mention du roman,

mais il s'agit surtout de rappeler son incroyable succès. Bruce J. Schulman, dans son livre The

Seventies. The Great Shift in American Culture, Society, and Politics , présente Jonathan

comme un phénomène culturel, un représentant des idées qui émergent dans les années

soixante. Il souligne que le livre s'est bien vendu malgré les mauvaises critiques et le manque

de publicité. Contrairement aux autres critiques qui suggèrent que Jonathan aurait été

populaire auprès de tous les types de croyants, Schulman affirme plutôt qu'il constitue une

13 Jacques Grand'Maison, « Un exemple de re-symbolisation globale. Jonathan Livingston Seagull ou La révolution spirituelle », Symboliques d'hier et d'aujourd'hui. Un essai socio-théologique sur le symbolisme dans l'Église et la société contemporaines, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, Ltée, collection Sciences de l'homme et humanisme, no. 6, 1974, p. 77-83.

14 Ibid, p. 77. 15 Ibid, p. 78. 16 Ibid, p. 83. 17 B. Schulman, The Seventies, p. 78-79.

18

1 R

allégorie de la myriade de quêtes spirituelles des lecteurs . Il propose qu'en fait, les lecteurs

types de ce livre sont ceux qui s'intéressaient aux diverses philosophies et religions, et que

Richard Bach était l'un d'eux.

Dans son livre d'histoire de la littérature américaine, Pierre-Yves Pétillon explique la

popularité de Jonathan par le « fantasme onirique » qu'entretient le message du livre19. Pour

lui, le rêve de repousser les limites, au temps du président Nixon, dans les années soixante,

restait présent dans l'imaginaire du peuple tout au long de la décennie suivante, malgré la

preuve que la limite avait été atteinte par l'embargo sur le pétrole en août 1971. En fait,

Pétillon propose que ce pourrait être le côté positif du message qui a rendu la lecture de

Jonathan aussi populaire auprès du peuple.

1.1.3 Jonathan selon une anthropologue

L'interprétation anthropologique de Catherine Leprêtre est, de toutes les analyses et

interprétations du conte, celle qui insiste le plus sur le symbolisme du texte. Elle ne prend

aucunement en compte le contexte dans lequel le livre se situe, et ne fait qu'analyser le texte

en fonction du vocabulaire utilisé par l'auteur. L'analyse se base principalement sur les

ouvrages sur l'imaginaire de Gilbert et de Bachelard pour relever les archétypes présents dans

Jonathan. Leprêtre suggère qu'il s'agit d'un texte à portée universelle, et qu'il est possible

d'en faire plusieurs lectures . De plus, elle y découvre à l'arrière-plan une sorte de combat

cosmologique : le monde matériel sur la terre, sombre et utilitaire, en lutte contre le monde

céleste, spirituel et lumineux. En analysant l'aile du goéland, elle l'interprète comme un

archétype représentant l'outil utilisé par Jonathan pour se libérer de la lourdeur de son corps

grossier. Pour appuyer son interprétation, elle cite Toussenel : « [l'aile est] le cachet idéal de

perfection dans presque tous les êtres » . Elle va même jusqu'à affirmer que le

18 Ibid, p. 79. 19 Pierre-Yves Pétillon, Histoire de la littérature américaine- Notre demi-siècle 1939-1989, Paris, Fayard, 1992,

p. 464. 20 Catherine Leprêtre, « Lecture anthropologique de Jonathan Livingston le goéland de Richard Bach »,

Recherches sur l'imaginaire [15] (1986), p. 194 à 204. 21 Ibid, p. 204. 2 2Ibid,p.20\ .

19

perfectionnement et le rite initiatique sur lesquels Bach insiste, sont « exprimés par la

répétition et la redondance »23. Elle conclut ainsi son analyse : « Jonathan a l'envergure d'un

mythe, il est universel quelles que soient la philosophie, la race ou la religion du lecteur.

L'enfant de douze ans, le prêtre catholique aussi bien que le disciple de Bergson ou le bonze

oriental peuvent suivre le fil de son histoire, la comprendre et l'aimer »24. En relevant les

archétypes présents dans le texte, Leprêtre propose ainsi l'interprétation du texte qui suggère

le plus fortement le caractère universel du message.

1.1.4 Jonathan d'un point de vue économique

Ken Cooper offre une analyse différente et unique de Jonathan. Dans un article de 24 pages ,

il fait la démonstration que Jonathan, en tant que meilleur représentant de la pensée du

Nouvel-Âge, propose une idéologie très proche de celle de la nouvelle économie émergeante

(le capitalisme des années soixante-dix). Dans son analyse, Cooper compare l'histoire de Bach

avec certaines caractéristiques de l'économie capitaliste moderne. Il souligne par exemple que

le personnage principal réussit, après beaucoup de travail, à dormir en volant. Cooper explique

que Jonathan avait tout simplement compris les avantages de voler 24 heures par jour, 7 jours

par semaine, comme les commerces qui décident d'ouvrir leurs portes « 24/7 » . La quête de

la rapidité et de la performance sont, selon lui, d'autres points en commun avec le système

économique. Cooper offre l'explication suivante : une entreprise, selon lui, a les mêmes

objectifs que le goéland de Bach, ce qui l'amène elle aussi à augmenter ses heures

d'ouverture, et à chercher par tous les moyens à rester compétitive. Pour ce faire, mais

également pour une question de survie, cette entreprise doit performer et évoluer

constamment.

L'analogie la plus développée par Cooper est l'importance accordée à la vitesse. Dans

Jonathan, Bach propose que le vol des idées est aussi réel que celui des plumes, et que la

!3 Elle ajoute également que « l'initiation est gage de la perfection est un motif Bergsonnien de l'évolution de l'humanité » (ibid., p. 201).

14 Ibid, p. 202. 15 Ken Cooper, « Flight of Ideas : Jonathan Livingston Seagull and the New Economy », MFS Modern Fiction

Studies, Purdue, John Hopkins University Press [51] 1 (2005), p. 158-182. 26 Ibid, p. 164.

20

vitesse ultime est celle des idées (c'est-à-dire la simultanéité). Cooper fait remarquer que cette

vision est la base fondatrice du capitalisme. Ce nouveau système économique est caractérisé

d'abord et avant tout en fonction des performances pour gagner de la vitesse27. Cooper donne

d'ailleurs l'exemple de Jonathan et de son maître qui font de la téléportation pour illustrer la

possibilité de voyager instantanément. Selon Cooper, Jonathan est donc une métaphore de la

création d'un espace virtuel comme celui des ordinateurs28. Cet auteur est donc d'une certaine

manière en accord avec Grand'Maison, qui a lui aussi considéré Bach comme un visionnaire,

mais Cooper préfère le terme de « précurseur ».

Un autre élément important soulevé par Cooper est que, si une entreprise n'a pas la capacité

d'innover, il devient impossible pour elle d'évoluer, de progresser . En même temps, Cooper

offre une explication du succès de la fable. Il explique que les principales idées qui modelaient

la société américaine des années soixante-dix se retrouvent dans le livre. C'est ce qui lui

permet de suggérer que les gens éprouvent aujourd'hui un certain « inconfort » quand ils se

souviennent du succès de Jonathan : « ...smirking discomfort now reserved to JLS and other

relics of the 1970s : all our hopes, insecurities, and hypocrisies are so clearly on display » .

Cooper suggère fortement que cette période historique soit davantage étudiée, car il considère

qu'elle est très révélatrice, contrairement à ce que pensent plusieurs autres chercheurs et car

que l'étude de cette période de l'histoire américaine a été trop négligée jusqu'à présent . Il

explique que son choix d'utiliser le best-seller de Bach, comme outil d'analyse de cette

période économique cruciale, va de soi : « A surprise bestseller two years after its

publication...Jottaj'/i'a/7 was the feathery progenitor of a burgeoning mass genre that

synthesized treacly New Age spirituality and Machiavellian guidance for those baby boomers

seeking to reconcile the contradictions between sixties idealism and seventies capitalism » .

Pour lui, cette décennie a donc proposé une nouvelle vision du monde et n'a pas été que

11 « ...we find a remarkable degree of correspondence between New Economy and New Age discourse. Both groups celebrated the flight of ideas, information, and capital as "transformation"... » (ibid., p. 170).

28 « Bach's figurative streamlining of computer technology and setting it into flight thus represents... the novel's creation of a virtual space beyond physical locations or limitation ». (ibid., p. 166).

29 Ibid, p. 170. 30 Ibid. p. 178. 31 Ibid.,p. 175. 32 Ibid, p. 163.

21

l'essoufflement des idéologies et des utopies des années soixante . Des auteurs comme

Richard Bach ont bien montré qu'une nouvelle idéologie spirituelle et sociale a émergé

pendant cette période.

Cooper n'est cependant pas le seul à voir des liens entre le best-seller de Bach et la

technologie. Par exemple, dans le cadre d'un cours sur le mysticisme (donné en 1978), la

professeure Margaret Furse a utilisé Jonathan comme exemple pour illustrer la vision

mystique de la technologie dans un roman américain .

1.1.5 Jonathan selon une psychologue féministe

Dans un article de Y American Journal of Psychoanalysis publié en 1974, la psychologue

Alexandra Symonds s'attaque à Jonathan d'une manière assez virulente36. Elle y affirme que

peu de femmes trouvent l'histoire intéressante. En validant son opinion à partir d'entrevues

auprès de quelques-unes de ses patientes, elle insiste pour présenter la fable comme

représentative des valeurs mâles par excellence : « cultural stereotypes for males ». Elle

renchérit : « in our culture only a deviant woman pursues these goals » . Selon Symonds, les

jeunes filles américaines sont élevées de façon à ce qu'elles aient comme objectif de trouver

un mari, lui obéir, dépendre de lui, fonder une famille, et placer le bonheur des autres avant le

leur . De leur côté, les jeunes garçons grandissent en fonction du stéréotype opposé, c'est-à-

dire devenir indépendants, et forger leur personnalité en dehors du foyer familial et avec

d'autres intérêts. La psychologue donne l'exemple des priorités des hommes qui ne

s'appliquent pas vraiment aux femmes. Parmi ces intérêts typiquement masculins, elle note le

bonheur individuel hors du cadre familial, la politique, la carrière et le domaine de la vie

religieuse. Symonds fait remarquer que la culture populaire diffuse et développe ces

stéréotypes. Puisque le goéland quitte sa famille pour son perfectionnement personnel au

détriment des autres, elle considère qu'il est un bon exemple de cette réalité.

j3 « ...is to insist that something important actually happened during the seventies. » (ibid., p. 175). 35 Margaret Furse, « Newsletter Syllabi », in 14th Century English Mystics Newsletter [4] 1, mars 1978, p. 29. 36 Alexandra Symonds, « The Liberated Woman : Healthy and Neurotic », in American Journal of

Psychoanalysis, New York, Association for the Advancement of Psychoanalysis [34] 3 (1974), p. 177-183. 37 Ibid, p. 179. 38 Ibid, p. 178.

22

D'autres critiques féministes ont visé dans Jonathan l'absence de goélands femelles dans

l'histoire sauf la maman de Jonathan. Quelques critiques du livre soulignent ce fait, mais

quelques sources prennent la peine de fournir des explications complémentaires. Selon le

magazine Time, Bach aurait ajouté la femelle goéland Judy Lee à la suite d'une lettre qu'il

aurait reçue d'une femme nommée Judy Favor. Madame Favor aurait écrit qu'elle trouvait que

le personnage principal était un « mâle chauvin »39. Or, cette Judy Lee est présente dans

l'édition originale anglaise de 1970 (à la page 83). S'agit-il d'un mythe? Il est difficile de le

vérifier puisque les autres sources qui affirment la même chose se réfèrent à cet article du

Time. Cependant, le journal New York Times raconte une anecdote semblable dans un article

en 1972. Cette source précise que ce serait à la douzième impression que Judy Lee aurait été

ajoutée . Sans faire de critique féministe du roman, Rénald Bérubé fait tout de même

remarquer que « l'aventure semble le domaine presque exclusif des mâles », et que l'histoire

lui rappelle les pionniers américains . Malgré ces critiques négatives, la popularité de

Jonathan ne semble pas avoir été affectée par ce point de vue.

1.1.6 Jonathan selon certains critiques littéraires

Étant donné la popularité qu'a connue ce roman, en 1972 et 1973, la majorité des revues et

journaux offrant des résumés de livres disponibles en librairies en ont proposé un de ce best-

seller. Selon les cas, la recension est plus ou moins courte, et ne contient aucune critique du

message. Parmi les critiques et recensions proposées, plusieurs ne sont pas très élogieuses. Ce

qu'il faut retenir de tout cela, c'est qu'au fil des années, les auteurs commentent davantage le

succès du livre auprès des masses que le message qu'il renferme.

Pour Richard Gardner, un professeur de littérature américaine, Jonathan est un exemple qui

illustre merveilleusement la manière dont un lecteur lit et reçoit avec émotion ce genre de

39 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 48. 40 The New York Times, 3 juin 1972. 41 R. Bérubé, «.Jonathan Livingston : goéland libéré... », p. 115.

23

littérature. Dans un article intitulé « Stereotypes & Sentimentality : The Coarser Sieve » , il

explique que l'acte de lecture constitue une expérience qui confère à l'histoire fictive une

valeur réelle. Les réactions physiques provoquées par la lecture deviennent ainsi le gage d'une

expérience personnelle vécue profondément, et cette expérience ne peut pas être considérée

comme illusoire . Gardner fait partie de ceux qui voient en Jonathan, ou plutôt dans son

succès, une projection de la culture américaine de l'époque. D'ailleurs, il ajoute que ses

étudiants s'y reconnaissent bien, et s'imaginent à la place du personnage principal. Gardner en

comprend parfaitement la raison, qui serait que parfois, Jonathan se sent différent des autres

goélands, et qu'il se rebelle contre ses parents. Gardner atteste qu'il est tout à fait normal que

les jeunes aiment ce livre, car à plusieurs reprises, Jonathan agit de la même façon qu'un

adolescent44.

L'analyse positive de ce professeur mérite une attention particulière pour deux raisons

majeures. La première est qu'il est l'un des seuls à proposer une explication sérieuse sur les

réactions émotives (et fortes) provoquées par la lecture du best-seller. Gardner prend d'ailleurs

la peine d'élaborer sur le sujet et suppose que ce serait pour cette raison que le livre de Bach

n'est pas considéré comme fictif par plusieurs lecteurs. Il explique ainsi pourquoi il n'a pas à

prendre en considération les intentions de l'auteur concernant le message qu'il aurait voulu

véhiculer. Il considère que le texte de Jonathan ne renferme pas vraiment de message clair

puisqu'il ne contient que des stéréotypes. Pour Gardner, le lecteur adapte le texte en le lisant

sans même y réfléchir : « we 'live' the story and 'feel' its themes without naming

them...without intellectualism...It lets us adapt the work to our knowledge rather than learn

an author's separate system » .

Plusieurs recensions du livre furent proposées en 1972 et en 1973, un peu par obligation : les

journaux ne pouvaient pas ignorer l'incontournable succès du livre. Rénald Bérubé, par

exemple, se contente de dire que Jonathan représente un Américain dont les valeurs, typiques

42 Richard Gardner, « Stereotypes & Sentimentality : The Coarser Sieve », 777<? Midwest Quarterly : A Journal of Contemporary Thought, [29] 2 (1988), p. 232-247.

43 Ibid, p. 232. 44 Ibid, p. 236. 45 Ibid, p. 232-233.

24

des années soixante, sont en train de s'effriter . Il met l'accent sur le message qui circule dans

la société immergée « dans le bourbier du Vietnam », celle qui propose de faire l'amour et non

la guerre . Bérubé mentionne clairement que plusieurs critiques littéraires « ne furent pas

impressionnés » à la première lecture. Il cite en exemple la critique de Jacques Godbout dans

le Maclean en 1973 : « la chasse aux Jonathan Livingston Seagull est ouverte, ces oiseaux-là

chient des guimauves qu'il ne faudrait pas prendre pour de l'engrais »49. Cette opinion à

propos de Jonathan est loin d'être isolée. Il suffit de fouiller dans les archives des journaux de

ces années pour trouver d'autres exemples, dont celui d'un autre professeur d'anglais

américain, Jonathan Swift. Ce dernier critique aussi le livre sans ménager ses mots5 . Il

suggère que le message est un pot-pourri de clichés, de vérités banales et évidentes (des

« truismes »), et qu'il est inspiré par des centaines de sources de toutes les cultures51. Même en

1992, et donc avec un recul de vingt-deux ans, le People Weekly qualifie le message de

parabole représentative des mentalités des années soixante-dix .

Comme il a été mentionné dans l'introduction, la classification du livre posa problème dès que

l'auteur le fit lire à ces premiers lecteurs que sont les éventuels éditeurs. Cette difficulté

s'avère révélatrice d'une ambiguïté certaine sur la portée du message, laquelle subsiste encore

aujourd'hui. Malgré cette situation, le livre fut tout de même traduit dans une quarantaine de

langues à travers le monde. Sachant qu'il existe des limites à toute traduction de livre, on peut

penser que le best-seller de Bach ne fait pas exception. Ces nouvelles versions de l'histoire

que sont ces traductions soulèvent certainement toutes sortes de questions. Madame Elvira

Câmara Aguilera s'y est intéressée, et en a même fait son sujet de recherche dans le cadre

46 Comme le titre de son article le dit, « Jonathan Livingston : goéland libéré ou émule de Billy Graham? », l'auteur fait le lien entre les présidents Kennedy et Nixon, et l'amitié de ce dernier avec Billy Graham, vedette nationale de la pensée positive à cette époque (R. Bérubé, « Jonathan Livingston : goéland libéré... », p. 117).

41 Ibid, p. 116. 48 Jacques Godbout, « La fin d'une idée parfaite », Maclean, août 1973, p. 11. 49Ibid, p. 112. 30 Jonathan Swift, « Not Another Jonathan, Please! : A Swift Review », in The English Journal [62] 5 (mai 1973),

p. 742-745. 31 « An almost nauseating potpourri ("ragout" might be a better word) of truisms and cliches borrowed from a

hundred dissimilar sources... there are hundreds of threads from all cultures in this book » (ibid., p. 744). 32 Podolsky, Jones, et McCarten, « A feathery parable perfectly suited to '70s sensibilities », People Weekly, 27

avril 1992, p. 87.

25

d'une formation universitaire en langues et traductions. Elle utilise Jonathan comme outil

pour illustrer la méthode qu'elle juge adéquate pour traduire un roman. Elle justifie le choix de

ce livre par le fait qu'elle n'apprécie guère la traduction en espagnol qui circule dans son pays

(de l'Espagne). Aguilera propose donc une nouvelle traduction et explique sa méthode. La

première étape, explique-t-elle, doit être de rechercher les éléments biographiques concernant

l'auteur qui seraient susceptibles d'aider la compréhension du texte en langue originale

(l'anglais américain dans ce cas-ci). Pour mieux comprendre sa pensée, elle retourne aux écrits

et entrevues de l'auteur. Elle ajuste ensuite la traduction populaire en fonction des

informations recueillies.

Aguilera n'est pas la seule à dénoncer une mauvaise traduction du livre de Bach. Rénald

Bérubé a également critiqué la mauvaise qualité de la traduction du texte anglais de Jonathan

en français. Après avoir donné un exemple, il se demande « pourquoi le ton poétique qui naît

de l'utilisation d'un vocabulaire et d'une syntaxe simples doit être traduit en français par une

langue grandiloquente, ampoulée, pompeuse »53.

Aguilera ne considère pas que le message véhiculé dans Jonathan pose problème. Selon elle,

le livre contient certains éléments biographiques, en particulier quand Bach suggère aux

lecteurs d'organiser leur vie entière autour de leur passion. Dans l'un des écrits antérieurs à

Jonathan, Bach explique qu'il trouve difficile de remercier adéquatement la personne qui a

donné un sens à sa vie, et qui lui a appris tout ce qu'il savait. Selon Bach, la meilleure façon

d'honorer la personne qui a été son maître est de transmettre les connaissances acquises, en

espérant que l'entreprise ait le même effet : « I thought about [the] way that those of us who

fly have our debts to pay. There's no direct repaying our first flight instructor, for giving a

new direction to our lives. We can only pay the debts by passing the gift along, that we were

given; by setting it in the hands of one searching as we searched for our place and our

freedom. » Aguilera affirme que Bach a essayé de transmettre son amour du vol aux lecteurs

en diffusant ses connaissances par l'entremise de son roman55. Elle conclut que Bach a écrit

53 R. Bérubé, « Jonathan Livingston : goéland libéré... », p. 111. 54 E. C. Aguilera, « Hacia una traducciôn... », p. 41. 55 Ibid, p. 41.

26

Jonathan pour payer sa dette envers son premier instructeur de vol, Bob Keech, et que le

principal élément autobiographique sur lequel celui-ci repose. Parmi toutes les analyses du

texte proposées jusqu'à ce jour, celle d'Aguilera reste l'une des rares à prendre en

considération les intentions possibles de Bach en écrivant son best-seller; contrairement à la

plupart des critiques qui ne prennent en compte que le contexte de réception du livre pour

construire la leur.

En 1998, S. R. Avramenko proposa une analyse méticuleuse du texte56. Au début de son

article, il explique que, selon lui, Jonathan peut faire partie de plus d'une catégorie

littéraire, car il répond aux différents critères de définition d'une histoire, d'une parabole, d'un

poème en prose, et d'un conte philosophique . Avramenko fait remarquer que, peu importe

dans quelle catégorie il est placé, le caractère symbolique de ce livre demeure central.

Cependant, il n'utilise pas le terme symbole et se contente de parler d'« allusion ». Le but de

son article est de relever toutes les références qu'il peut trouver pour confirmer son hypothèse.

Parmi ces allusions (qu'il considère abondantes), il note des allusions à la Bible, au

bouddhisme (et au zen), à la théosophie et à l'anthroposophie. Il relève également des

références à l'hindouisme ainsi qu'à Platon. Avramenko explique que l'utilisation des

allusions dans un texte fictif tel que Jonathan a un objectif sémantique précis . Puisque

l'allusion présuppose une connaissance précise, le lecteur peut en faire une lecture selon ses

connaissances personnelles. C'est pourquoi le lecteur chrétien reconnaît l'histoire de Jésus ou

que le lecteur bouddhiste y voit celle du Bouddha. De manière plus générale, il considère que

l'histoire est une allégorie de la société composée de groupes à mentalités variées59. C'est

pourquoi, selon cette interprétation, la parabole de Bach a été à ce point populaire, et qu'elle

l'a été auprès de personnes ayant différentes croyances. L'interprétation d'Avramenko

suppose donc que ce serait pour cette raison que le conte de Bach peut être considéré chrétien

par les chrétiens, bouddhiste par les bouddhistes, et ainsi de suite.

6 S. R. Avramenko, « Allusions in Richard Bach's Parable Jonathan Livingston Seagull », Lviv (Ukraine), Hermeneutics in Russia [2] 3 (1998), p. 1-10.

57 Ibid, p. 1. 58 « The use of allusion presupposes knowledge of the fact...has certain important semantic peculiarities, in the

meaning of the word (the allusion) should be regarded as a form for the new meaning » (ibid., p. 1). w Ibid, p. 10.

27

En 1994, à Montréal, un collectif de quatre auteurs publie un ouvrage d'histoire portant sur les

best-sellers au Québec depuis 197060. Jonathan y est mentionné à plusieurs reprises, en raison

de ses nombreuses présences sur les listes de ventes (dont 50 semaines en 1973) . Les auteurs

analysent ces listes (publiées par le journal La Presse) pour tenter de déterminer ce que les

résultats révèlent de la population québécoise francophone. Parfois, celles des États-Unis

(diffusées par le quotidien The Publisher's Weekly) et du Canada anglais (par le journal The

Gazette) sont utilisées comme point de comparaison au plan culturel. Puisque le best-seller de

Bach fut un succès partout en Amérique du Nord, il se retrouve dans presque toutes les

catégories d'un échantillon composé d'une sélection d'une trentaine de livres parmi tous ceux

qui furent « des très grands succès », incluant Jonathan, qui est qualifié de « superseller » en

raison de sa longue présence sur les listes et de l'étendue de son auditoire . Malgré le fait que

les auteurs ne proposent pas d'analyser tous les livres de leur échantillon, ils offrent cependant

un résumé de Jonathan : un récit de réussite personnelle avec un héros qui s'émancipe,

« refuse le passé et le présent au nom d'un avenir à construire », en quittant son groupe pour

mieux revenir lui proposer de meilleures conditions d'existence . Ils expliquent sa popularité

en rappelant que les quêtes identitaires et le nationalisme des années soixante-dix étaient

présents dans l'imaginaire des consommateurs, et que le « récit de réussite [était] déjà

acculturé dans [cet] imaginaire . » De plus, la présentation générale des best-sellers est

évaluée en tant que donnée indépendante des ventes. C'est pourquoi Jonathan est encore une

fois mentionné : l'aspect matériel du roman de Bach peut expliquer en partie sa popularité par

son prix de vente (plus bas que celui des romans épiques de plusieurs centaines de pages) ainsi

que ses caractères plus gros que la taille standard.

L'approche de cette recherche rappelle celle de Ken Cooper; mais au lieu de faire les liens

entre le livre et le discours économique, ce sont les liens entre les livres populaires qui

connaissent du succès et les discours sociaux en général qui sont étudiés. Les auteurs veulent

60 Denis Saint-Jacques, Jacques Lemieux, Claude Martin et Vincent Nadeau, Ces livres que vous avez aimés. Les best-sellers au Québec de 1970 à aujourd'hui, Montréal, Nuit Blanche Éditeur, 1994.

61 Ibid, p. 100. 62 Ibid, p. 137. 63 Ibid, p. 166. 64 Ibid. p. 167.

28

« ...mettre en évidence l'étendue des relations du domaine romanesque avec d'autres

domaines du discours social qui confèrent aux best-sellers narratifs une importance

indiscutable pour l'identification des thèmes d'intérêt majeur de l'idéologie commune65 ». Et

comme Cooper et Gardner, le collectif suggère que le contenu de ces livres reflète les attentes

et inquiétudes du peuple qui les adore.

1.2 Jonathan selon les croyants

Ce qui est surprenant avec l'histoire de Jonathan, c'est que sa popularité suscita des réactions

non seulement fortes, mais diversifiées. Les critiques présentées précédemment n'auraient pas

pu se produire sans celles qui seront présentées ci-après puisqu'elles sont, dans la plupart des

cas, des réponses aux diverses opinions émises par ces auteurs engagés.

1.2.1 Jonathan selon certains chrétiens

Plusieurs interprétations chrétiennes de Jonathan ont été produites au cours des dernières

années. Autant des catholiques que des protestants ont considéré utile de faire connaître leur

opinion concernant le message du livre. Certaines de ces interprétations sont positives tandis

que d'autres, au contraire, condamnent le livre. Ces analyses sont un bon exemple des diverses

manières de recevoir et de comprendre un texte symbolique comme Jonathan; elles vont

jusqu'à proposer des opinions aux antipodes les unes des autres. La réalité est que le texte ne

laisse pas le lecteur indifférent : il l'aime ou le déteste. Les analyses négatives soulèvent

certaines incompatibilités doctrinales tandis que celles qui sont positives se réjouissent d'avoir

un nouveau héros chrétien, une figure du Christ originale, qui puisse être un modèle pour les

croyants. Ces lectures chrétiennes de Jonathan ont en commun de ne pas être très

approfondies. Les auteurs présentent le texte globalement ou, au contraire, n'en considèrent

qu'un élément pour en faire ressortir une morale générale. Le résultat reste cependant le

même : les interprétations ne font qu'effleurer le message que Bach propose dans son livre.

65 Ibid., p. 137. Richard Gardner et André Couture ont également souligné cette nécessité d'étudier les livres aimés des masses, plus précisément la littérature spirituelle contemporaine.

29

En 1972, Beverly Byrne et John B. Breslin ont présenté des critiques du livre. Les deux

auteurs ont écrit leur article respectif en réaction à la popularité du livre. Par curiosité, bien

plus que par intérêt personnel, ils en ont fait une lecture rapide. Quand Byrne publia sa

recension du livre en 1972, Jonathan en était déjà à sa quinzième réimpression. Sa critique

débute en affirmant : « Is it too late to ask WHY hundreds of thousands of readers buy the / T O

book, like it, and aggressively lend it out ? » Dès le départ, Byrne résume le contexte

particulier de la popularité du livre. Elle fait remarquer que ce sont les masses qui diffusent le

livre, et elle affirme que Jonathan provoque des réactions fortes chez les lecteurs. Après avoir

suggéré que le best-seller n'a que de belles photographies, et peu de texte, elle critique ensuite

le message du livre, ou plutôt l'absence de message spécifique. Elle considère que le texte est

« un mélange de tout qui ne dit rien » et que l'histoire se greffe de « manière subliminale » à

toutes les significations imaginables : The story subliminally attaches itself to "meanings" of all kinds, which, when ventilated, shrivel. [...] This seagull is an athletic Siddhartha tripping on Similac, spouting the Koran as translated by Bob Dylan... the swift-image, all-meaning metaphor that opens onto almost nothing .

Pour Byrne, le message ne ressemble à rien de précis, et elle suggère quelques exemples de

références religieuses. Elle mentionne, entre autres, que le texte renferme des éléments

chrétiens protestants, et qu'il inclut aussi des idées inspirées des philosophies grecque et

chinoise. Elle reconnaît un élément sur lequel j'aurai l'occasion de revenir quand elle affirme

que le goéland prend des airs de Scientiste en enseignant qu'il faut penser le corps en rapport

avec la santé. Elle ajoute ensuite que, lorsque Jonathan et les autres goélands plus évolués ont 70

atteint un stade supérieur, ils ressemblent à des calvinistes convaincus d'y être prédestinés .

Cette critique de Jonathan est digne de mention pour plusieurs raisons. D'abord, l'analyse de

Byrne renferme deux éléments importants. Elle confirme en premier lieu que le livre faisait

l'unanimité auprès du peuple américain (qui l'aimait et le diffusait). Ensuite, elle soulève

l'ambiguïté du message qui y est proposé. Il faut également mentionner que Byrne a écrit son

66 Beverly Byrne, « Seagullibility and the American Ethos », Pilgrimage [1] 1 (1972), p. 59-60. 67 J. B. Breslin, « The Gulling of... », p. 474. 68 B. Byrne, « Seagullibility... », p. 59. 69 Ibid, p. 59-60. 10 Ibid, p. 60.

30

article au moment où, selon elle, l'amour du public pour le livre devenait problématique pour

des raisons doctrinales. Elle ne cache pas sa position de croyante chrétienne et souhaite

dénoncer la tendance de ses contemporains à dénaturer le christianisme et le transformer en

religion trop populaire. En fait, elle utilise Jonathan comme un exemple qui lui permet de

faire part de son inquiétude à un moment où le livre atteint le statut de référence culturelle.

John B. Breslin formule une critique qui ressemble à celles de Byrne et de Nancy Carter71. Il

affirme d'emblée que le livre de Bach s'est retrouvé dans la liturgie catholique. Selon lui,

Jonathan est devenu à ce moment précis un véritable phénomène culturel, car il est rendu

officiellement « partout ». L'interprétation que Breslin fait de Jonathan est claire : il s'agit 77

d'un pélagianisme moderne purement américain qui séduit les foules par sa simplicité :

« ...in metaphysical jargon and vaguely theological allegory... the mass consumption of fuzzy

ideas...Bach is purveying a peculiarly American brand of Pelagianism...from the days to the

gnostic heretics to the present...I see no reasons to encourage Mr. Bach in his muddle-headed

attempt to provide us with another brand » . Le meilleur terme pour résumer l'opinion de

Breslin serait celui d'incohérence, car il y voit une sorte de syncrétisme composé de

christianisme et de transmigration des âmes. Mais contrairement à Carter, qui voit dans cet

engouement des foules pour le conte un danger à prendre au sérieux, Breslin le prend à la

légère. Il considère que le livre propose un message rempli d'absurdités inoffensives et le

tourne presque en ridicule.

Lu Neil Isett74

À la suite de la lecture de Jonathan, certains ont des réactions positives, mais pas tous les

lecteurs. Certains le lisent rapidement, et sans y accorder d'importance. Ce ne fut pas le cas de

71 Critique présentée dans la section « Jonathan selon certains sociologues ». 72 Le pélagianisme fait référence aux idées controversées proposées par Pelage, qui considère que la grâce de

Dieu n'est pas nécessaire pour le salut de l'homme. Son principal opposant a été Saint Augustin. 73 J. B. Breslin, « The Gulling of... », p. 474. 74 Isett, décédée en 2006, faisait partie de l'Église Luthérienne. Elle n'a écrit que deux livres dans sa vie. Celui-ci

fut son premier.

31

Lu Neil Isett75. En 1974, cette croyante impliquée dans sa communauté luthérienne ressent le

besoin de répondre au succès de Jonathan au moyen d'un livre de poche de même aspect

extérieur : il a les mêmes caractères, le même nombre de pages, y compris de nombreuses

photographies de goélands. Le but d'Isett est de proposer une rectification du message. Malgré

le fait que Jonathan est présenté comme un roman, Isett le prend très au sérieux, et même au

pied de la lettre. Ce qui a attiré son attention, et provoqué son émoi, c'est la popularité du livre

auprès de ses proches ainsi que leur perception positive du message véhiculé . Selon cette

auteure, Richard Bach suggère une doctrine chrétienne hérétique qu'elle se propose de

corriger. En plus d'être un livre entier sous forme d'apologie, l'originalité de cette critique

consiste à accepter l'origine surnaturelle du texte. Sachant que Bach affirme qu'il n'est pas

l'auteur du livre, Isett ne peut que s'attaquer à celui qui selon elle est son « véritable » auteur,

c'est-à-dire à la voix qui a dicté le texte à Bach. C'est pour cette raison qu'une partie de son

livre porte sur cette fameuse voix, et qu'elle tente de la discréditer en prouvant qu'elle est la

voix du démon. Elle explique que le diable utilise des romans attrayants mais trompeurs,

Jonathan en est un exemple, pour diffuser une fausse doctrine dans le but d'éloigner le croyant

du véritable chemin :

In a time of focus of interest on the occult and a proliferation of books on demon possession, Satan had really slipped one in. Everybody was looking the other way, occupied with preaching against astrology and witchcraft while, without ruffling a feather, a snowy white seagull had charmed them into helping make the devil's lie the runaway bestseller in America in 1972. Everyone was being so careful not to become possessed that they had allowed themselves to be seduce .

Isett n'est pas la seule à vouloir combattre les livres de spiritualité contemporaine. Jean

Vernette a la même réaction face à la littérature populaire qui diffuse une doctrine considérée

comme déviante. Délégué par l'épiscopat français, il a été mandaté pour étudier le phénomène

du Nouvel-Âge qui causait des maux de tête aux instances catholiques. Il a alors écrit quelques

ouvrages généraux sur le sujet. D'ailleurs, Vernette est même cité par la sociologue Marie-

Jeanne Ferreux. Elle trouve intéressante la réponse catholique au « problème » posé par la

popularité des idées diffusées par ce courant. Ferreux se réfère à Vernette pour illustrer la

75 Lu Nell Isett, Jonathan, Oh Jonathan!, Van Nuys (Californie), Time-Light Books, division Bible Voice, 1974, 85 pages. L'auteure

' Ibid. p. 12.

76 L'auteure explique dans son introduction les raisons et motifs de son ouvrage.

32

position de l'Église : « À quoi tient alors l'engouement actuel pour les thèses du Nouvel-Âge ?

À un certain aveuglement provoqué par Satan sur les vérités contenues dans la Bible »78. Cette

conclusion de Vernette se rapproche de celle d'Isett, qui voit une force maléfique détourner du

droit chemin les membres croyants de leur religion.

7Q

John W. Kuykendall est un autre auteur protestant qui présente Jonathan comme du

pélagianisme . Pour ce spécialiste de l'histoire religieuse américaine, le discours de Bach se

situe dans la ligne de ce que Mary Baker Eddy et Norman Vincent Peale avaient déjà « séduit 81

les Américains avec leur discours positif sur la réussite personnelle » . Il y voit un

« syncrétisme » facile utilisant des mots qui le sont tout autant : « ...hypnotic pictures, big R7

print and childlike (or is it childish?) simplicity » . Kuykendal est toutefois le seul à avoir fait

l'hypothèse que le personnage principal pourrait être le Christ, mais un Jésus partiel, puisqu'il

se sauve pour éviter la crucifixion. Il conclut donc que Jonathan a été aimé des foules parce

que les Américains étaient avides d'entendre son message .

L'analyse de Jonathan faite par des responsables du diocèse de Dijon se démarque de toutes

les autres. Vers 2003, le Service diocésain de Dijon propose une série d'articles sur le Nouvel-

Âge et ses représentants. Étant donné sa forte popularité, le goéland de Bach fut utilisé comme

exemple d'ouvrage type de ce courant. Ce Service diocésain crut bon de proposer une analyse

complète du texte puisque Jonathan aurait déjà été utilisé en catéchèse et en liturgie en France.

Il était important de dénoncer le contenu ésotérique du livre pour montrer qu'il ne devrait pas

être utilisé pour enseigner la foi catholique. Les thèmes abordés dans le livre, qualifiés

d'ailleurs d'ésotériques et de gnostiques, sont repris un à un afin d'en proposer une

78 M.-J. Ferreux, Le New-Age..., p. 21. 79 Kuykendall a été président du Davidson College de 1984 à 1997. Ce collège américain fut fondé en 1837 par

des Presbytériens. 80 John W. Kuykendall, « Sinners and Seagulls: Pelagius Redux », Theology Today [30] (1973), p. 181-184. 81 Ibid, p. 182. %2 Ibid, p. 181. 83 Ibid, p. 184. 84 Diocèse catholique de Dijon, « Les intérêts des gourous : Jonathan Livingston le Goéland », Service diocésain,

Pastorale, sectes et nouvelles croyances, Dijon (France), no. 12, editorial 7 (re-nommé Pastorale, croyances contemporaines et dérives sectaires), [http://pagesperso-orange.fr/gamaliel21/06%20PS12.htm] (consulté le 10 septembre 2008).

33

rectification doctrinale. On en conclut qu'il est « étrange » que le livre ait connu autant de

succès auprès des foules chrétiennes. Seule l'ambiguïté du message peut expliquer que

Jonathan a séduit tant de croyants. Le but de ce texte est justement de détruire cette

impression, et de convaincre les lecteurs chrétiens de rester vigilants : « Le danger d'une telle

œuvre réside en fait dans l'impact qu'elle a sur l'affectif jusqu'à la mise en sommeil du

discernement et de la vigilance ». Cette critique n'est pas la seule à mettre l'accent sur les

émotions éprouvées par les lecteurs. D'ailleurs, il s'agit d'une hypothèse récurrente dans les

interprétations du texte qui ont été proposées. Même s'il n'y a pas de consensus quant au

contenu du message de Jonathan, l'importance accordée aux réactions des lecteurs semble

faire l'unanimité.

Un autre auteur s'est attaqué à Jonathan, cette fois au Québec, et c'est le père dominicain

Edmond Robillard. Il affirme que deux jeunes se sont suicidés après la lecture du livre : la QC

raison en serait qu'ils avaient mentionné le roman dans leur lettre d'adieu . Pour Robillard,

non seulement Jonathan, mais tous les livres qui suggèrent la doctrine de la réincarnation, sont

définitivement dangereux et doivent être pris au sérieux.

Ce ne sont pas tous les chrétiens qui condamnent le livre de Bach. Plusieurs d'entre eux ne

voient aucun problème au fait de s'identifier à Jonathan ou d'y reconnaître la figure du Christ.

Un exemple intéressant d'utilisation chrétienne du livre est une adaptation mauricienne de

Jonathan faite dans le cadre d'un programme de catéchèse : Zistwar Zonatan Le Dodo .

Jimmy Harmon explique sa nouvelle version de l'histoire : un dodo et ses amis sont faits

prisonniers et sont gardés en captivité par les premiers colonisateurs. Avec son désir ardent de

voler, et le travail qu'il investit pour y parvenir, le dodo parvient à voler, même si cette espèce

d'oiseau n'est pas censée en être capable. De plus, l'oiseau a réussi à redonner à ses amis

confiance en leurs propres capacités. Pour Hermon, « la réussite personnelle de l'individu

passe par le sens d'appartenance », sinon l'individu est égoïste. Le message retenu est que le

Jonathan s'est isolé pour se perfectionner, mais aussi pour mieux revenir aider son clan.

85 Edmond Robillard, Québec Blues. Réflexions chrétiennes sur le suicide, Montréal, Éditions Paulines et Médiaspaul, 1983, p. 22.

86 Sylvio Sundanum, « Jimmy Harmon fait ie point autour de l'éducation au sein de la communauté créole », http://www.iocp.info/mauritius/education.php. Site consulté le 10 septembre 2008.

34

Hermon considère que cette « morale » de l'histoire reflète bien la réalité du peuple créole :

ses amis et lui-même souhaitent aider leur communauté à retrouver leur identité qui a été mise

de côté avec la venue des colons. Cet exemple d'utilisation en catéchèse catholique de

Jonathan prouve que des chrétiens se reconnaissent dans cette histoire.

Parmi les opinions d'autres chrétiens concernant Jonathan, plusieurs soulignent le caractère

ésotérique de ce conte pour s'y opposer. Pour certains, comme le Service diocésain de Dijon,

les éléments ésotériques du texte sont autant de preuves que le Goéland ne devrait pas être tant

apprécié des croyants de leur Église. Par contre, un auteur comme Emmanuel-Yves Monin

considère plutôt qu'il s'agit d'une caractéristique compatible avec la foi chrétienne. Monin est

l'un de ces auteurs qui présentent le livre de Bach comme un texte ésotérique de manière

positive, et précise qu'il s'agit même, pour lui, d'un récit initiatique. Dans son ouvrage 87

L'ésotérisme du Petit Prince de Saint-Exupéry , il offre une analyse du livre et relève les

étapes à franchir pour atteindre la sagesse. Tout en présentant le chemin parcouru par le

goéland, il fait des parallèles avec d'autres romans initiatiques. Ses principales références sont

des classiques comme Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry, et Siddhartha de Herman

Hesse. Monin compare ces trois romans et en présente les caractéristiques communes.

Jonathan reste le principal roman de Bach utilisé, même si Monin se réfère à l'occasion à

quelques autres livres de cet auteur.

D'emblée, il explique que le roman de Bach est l'un de ces « ouvrages [qui] évoquent tous les Q Q

enseignements authentiques des traditions ésotériques » . Mais avant d'avoir accès à ces

enseignements traditionnels, il faut d'abord, dit-il, s'auto-initier. Cette auto-initiation, telle que

définie par Monin, est « l'étape de l'exotérisme » : il s'agit plus précisément de la première

étape de l'initiation, celle pendant laquelle la personne prend conscience qu'une « Force » agit

en elle et la pousse à effectuer un changement profond. Le goéland de Bach est la meilleure

référence de Monin pour illustrer cet aspect : « Bach insiste sur cette Force originelle » qui

Emmanuel-Yves Monin, L'ésotérisme du Petit Prince de Saint-Exupéry- Suivi de l'Aventure initiatique du Petit Prince, de Siddhartha, de Jonathan Livingston le Goéland, et de chacun de nous!, Paris, Éditions Dervy, 2006.

™ Ibid, p. 189.

35

pousse Jonathan à s'initier . DiPaolo a aussi proposé de considérer le premier succès de Bach

comme un ouvrage exotérique, et les livres qui ont suivi comme ésotériques. DiPaolo explique

que quand Jonathan est analysé en prenant en compte les romans ultérieurs de Bach, la

signification du message de Jonathan devient plus claire, car les autres livres sont en fait des

modes d'emplois à l'intention de ceux qui ont déjà été initiés au discours présent dans

Jonathan .

Selon cette analyse, le récit de Jonathan renfermerait donc toutes les caractéristiques du récit

initiatique. En effet, le personnage principal passe par toutes les épreuves à franchir pour

passer à l'étape de l'étude des connaissances ésotériques. Monin explique ensuite les quatre

étapes qui constituent l'épreuve de l'initiation : celle de la terre, de l'air, de l'eau et du feu.

Jonathan franchit l'épreuve de la terre quand il apprend qu'il a une vocation et qu'il

commence son entraînement physique . Il réussit ensuite l'épreuve de l'air en quittant son

confort aliénant et en remettant en question ses idéologies. La troisième étape, celle de l'eau,

est aussi celle de l'exil. La dernière étape est la mort symbolique subie au moment où

Jonathan accepte avec détachement qu'il est incapable d'aider les non-initiés s'ils ne sont pas

prêts92. En résumé, selon Monin, le goéland de Bach symbolise le lecteur qui s'initie à

l'ésotérisme.

Sans proposer d'interprétation comme telle du message, un groupe de parents a fondé en

France, en 1978, l'Association Jonathan Pierres Vivantes93. Ce groupe est définitivement

chrétien : la mention en est faite d'ailleurs dans leur présentation (tout en affirmant néanmoins

offrir du support aux personnes de toutes croyances). Leur site mentionne que le nom de leur

association leur vient à la fois du roman de Bach et du document « Pierres Vivantes » produit

par la Conférence des Évêques de France. Cette association est un groupe d'entraide qui offre

ses services aux parents d'un enfant décédé. Pour ce groupe, « proclamer l'immortalité de

w lbid.,p. 191. 90 Robert Eugene DiPaolo « A Theological Analysis of the Writings of Richard Bach », mémoire de maîtrise,

Dallas, Theological Seminary, 1987, p. 12. 91 E-Y. Monin, L'ésotérisme du Petit Prince..., p. 207. 92 Ibid, p. 209,211 et 214. 93 L'adresse du site Internet de l'association est le http:/www.anjpv.asso.fr/.

36

l'être » est un moyen de garder espoir et de combattre la souffrance occasionnée par une telle

épreuve. Bach affirme dans Jonathan que la mort n'est pas réelle, et il semble que ce soit dans

ce cas-ci le message qui a été retenu.

Robert Eugene DiPaolo

Inscrit à Dallas dans un collège protestant, DiPaolo a écrit en 1987 un mémoire de maîtrise

portant sur la pensée de Richard Bach . En se basant sur trois des romans de l'auteur

(Jonathan, Illusions et Bridge), DiPaolo démontre que Bach a une vision du monde élaborée,

articulée et cohérente. Il explique qu'il a choisi d'utiliser ces ouvrages de Bach comme sujet

de recherche parce qu'il considère que cet auteur a un genre littéraire unique, et que la vision

du monde qui y est présentée se diffuse en Occident depuis quelques décennies95. Comme

d'autres croyants, DiPaolo pense qu'il est important d'étudier la littérature spirituelle associée

au Nouvel-Âge. Il désire donc trouver les intentions de Bach dans ses romans, et en particulier

dans Jonathan. DiPaolo consacre ainsi un chapitre entier aux sources d'inspiration qui

auraient aidé Bach à construire sa théologie . Il relève finalement trois principaux systèmes

de pensée : celui de la Science Chrétienne, celui des religions orientales (bouddhisme et

hindouisme) et celui des sciences occultes (la théosophie de Madame Blavatsky et les écrits de

Jane Roberts). Pour chacune de ces sources, DiPaolo propose des parallèles idéologiques avec

les idées présentes dans Jonathan. Il conclut son mémoire en disant que Bach s'est inspiré de

ces systèmes de pensée, et que la philosophie personnelle de l'auteur forme un nouveau Q7

système cohérent et indépendant .

DiPaolo mentionne tout de même que, comme tout autre écrivain, Bach raffine sa pensée au fil

de sa carrière. Ainsi, les idées que Bach suggère dans Jonathan sont clarifiées dans ses livres

ultérieurs. Selon DiPaolo, Bach ne propose que des bribes de son idéologie dans l'histoire

94 E. DiPaolo, « A Theological Analysis... ». 95 Ibid, p. 2. 96 DiPaolo explique que ce qu'il entend par « théologie » est en fait une pensée du monde globale mais complète,

incluant la perception de l'homme, du salut et de la mort : « Simply stated, theology is thinking about life. » (ibid, p. 4).

97 Ibid., p. 71-72.

37

QO

fictive du goéland , de façon à rendre sa pensée accessible au grand public. Dans Bridge, ces

mêmes idées sont reprises et développées. DiPaolo propose donc que Bridge pourrait être un

manuel pour initiés : « So, while Seagull was somewhat ambiguous inspirational suitable for

the masses, Bridge is a handbook suited for the converted »". Même après avoir comparé le

texte de Jonathan avec d'autres courants de pensée ésotérique, DiPaolo pense tout de même

que le message pourrait être ambigu et il le présente comme un mélange issu de plusieurs

sources. D'ailleurs, il ajoute que la pensée de Bach, en fonction de ces trois livres, est en soi

un ensemble cohérent, mais qu'il ne l'est qu'à « l'interne ». Il considère que la limite de la

théologie de Bach réside dans le fait qu'il s'est forgé une philosophie de vie artisanale en

fonction de ses expériences personnelles : « Therefore, given his presuppositions, Bach's

worldview is essentially internally consistent » . Son analyse n'est donc pas entièrement

positive ou négative. Il accorde à Bach le mérite d'avoir élaboré une théologie complète, mais

qui n'est basée que sur sa vérité personnelle101. Il ne faut pas oublier que DiPaolo est un

théologien, et qu'il se base sur la Bible constituant pour lui vérité absolue pour argumenter sur

l'incohérence externe de la perception de Dieu et du salut proposé par Bach.

Un bon exemple d'une critique positive de la part d'un théologien baptiste est la présentation 1 07

que fait de ce livre William L. Hendricks dans la revue 777e Christian Century . Selon cet

auteur, le livre de Bach serait un commentaire sur l'Évangile de Jean. Selon lui, celui qui

réussit à voir Jonathan de cette manière est un théologien prometteur: «...a budding

thelologian and show great promise... have accomplished a true hermeneutic of

demythologization, changing Augustine's ancient symbol of the eagle into a very modern

seagull. » L'élément de cette interprétation qui attire l'attention est le fait qu'Hendricks

98 « ...a non-offensive parabolic story of inspiration » (ibid., p. 11). 99 Ibid, p. 12. 100 Ibid, p. 60. 101 « What is Bach's basis for truth ? His only basis for the belief system that he presupposes to be true is his own

personal experience » (ibid., p. 61). 102 Ce magazine se présente comme œcuménique, c'est-à-dire qu'elle encourage les discussions entre croyants de

différentes confessions. IOj William L. Hendricks, « "Jonathan Livingston Seagull" : Check Your Literary I.Q. », The Christian Century

[22] (novembre 1972), p. 1186.

38

effectue le rapprochement entre Jonathan et saint Augustin, alors que d'autres chrétiens

pensent justement que le livre a été inspiré par le pélagianisme.

Cette interprétation d'Hendricks est présentée à la suite de la recension du livre faite par Jean

Caffey Lyles104. Pour Lyles, le livre propose un message foncièrement ambigu. Il joue

tellement sur le symbolisme que le lecteur finit par y trouver ce qu'il désire : « No matter what

your age, sex, race, annual income, religion or politics, somewhere in the context of your life

you can find a use for Jonathan's message... »105. Lyles ajoute qu'elle voit dans le livre un

mélange de la panacée des années cinquante et du pouvoir de la pensée positive des années

soixante, dans un emballage des années soixante-dix1 6. L'analyse de Lyles se contente

d'affirmer que le texte semble universel, et renvoie à la critique d'Hendricks pour aider le

lecteur à opter pour une vision plus précise s'il le désire.

Ces deux articles publiés ensemble sont un bon exemple de la variété d'interprétations

possibles d'un même texte. Rappelons aussi l'interprétation de Grand'Maison présentée en

tant qu'analyse sociologique. Ce dernier est également un théologien catholique, et sa vision

du message de Jonathan n'est aucunement négative. Pour Grand'Maison, le goéland de Bach

exprimait à voix haute les aspirations et sentiments des Nord-Américains de la révolution

culturelle des années soixante-dix. Selon cette compréhension du texte, le message de

Jonathan n'est pas contraire à l'idéal chrétien. Grand'Maison explique bien que le goéland

crie aux lecteurs qu'ils doivent abandonner leurs avoirs pour travailler à s'accomplir

spirituellement : « Jonathan nous avertit que la lutte des pouvoirs ne conduit pas par elle-

même à la liberté. L'enjeu est d'abord spirituel... Jonathan nous fait signe... après Homère,

Esope, Cervantes, Lafontaine, St-Exupéry107 » . Grand'Maison ne mentionne pas précisément

saint Augustin, mais il voit lui aussi que Bach est comparable à des auteurs qui ont su inspirer

les gens.

104 Jean Caffey Lyles, « The 'Jonathan' Bonanza », The Christian Century, 22 novembre 1972, p. 1185-1187. 105 Ibid, p. 1186. 106 lbid.p. 1186. ' J. Grand'Maison, « Un exemple de re-symbolisation... », p. 82.

39

1.2.2 Jonathan selon certains non-chrétiens

La majorité des critiques et analyses du livre qui sont présentées dans ce mémoire ont été

formulées par des auteurs chrétiens, pour la plupart nord-américains. Mais puisque Jonathan a

été traduit dans une quarantaine de langues, des opinions à son sujet ont été suggérées par

quelques auteurs non chrétiens. Les quelques exemples qui suivent sont présentés d'abord

dans le but de montrer que l'absence d'unanimité concernant le message du livre n'est pas

strictement réservée aux lecteurs chrétiens de l'Amérique du Nord. Il s'agit également de

soulever à partir d'un autre angle la question du caractère universel du conte. Selon plusieurs

analyses présentées dans ce chapitre, les lecteurs non chrétiens devraient autant se reconnaître

dans Jonathan que ceux qui sont chrétiens. Cette affirmation est en fait un argument en faveur

de l'universalité du message, qu'il faut alors vérifier.

Le premier exemple de ces interprétations non chrétiennes est celui de certains lecteurs juifs.

Le livre n'a pas été seulement traduit dans les nombreuses langues de la famille latine

(français, anglais, italien, allemand, espagnol, portugais, catalan, etc.). Les Juifs de ce monde

peuvent aussi lire l'histoire de Bach en hébreu. Toutes ces éditions permettent ainsi au livre

d'être lu dans tous les pays habités par des Juifs. Concernant l'interprétation du message, il

existe au moins deux parodies juives connues de Jonathan. De brefs résumés de ces reprises

de l'histoire sont offerts par Rénald Bérubé dans sa recension du livre1 . Même si Jonathan y

est ridiculisé, cela ne signifie pas que le livre n'est pas apprécié des lecteurs juifs. L'existence

des ces parodies signifie plutôt que le best-seller est devenu assez populaire pour faire l'objet

d'une attention particulière. D'ailleurs, la musique de l'adaptation cinématographique a été

composée par Neil Diamond (qualifié par certains d'« Elvis juif»)1 . De plus, l'idée de la

possibilité de vivre plusieurs vies qui est proposée dans le livre n'est pas inconnue au moins de

certains juifs, en particulier des adeptes ou simples sympathisants de la kabbale" . On peut

donc penser que les Juifs représentent une partie des acheteurs parmi les quelque trente-six

millions de copies vendues dans le monde"1. C'est du moins l'opinion de Bruce Schulman,

qui suppose que le livre se serait bien vendu auprès des Juifs. Notons aussi que plusieurs Juifs

108 R. Bérubé, « Jonathan Livingston : goéland libéré... », p. 111. 109/&/</., p. 111. 110 Rabbin Ted Falcon. Le Judaïsme pour les nuls, Paris, First Editions, 2008, p. 75. " ' B. J. Schulman, The Seventies, p. 74.

40

vivent en Amérique du Nord et en Europe. Il se peut que l'engouement qu'a provoqué le livre,

dans certains pays de ces continents, ait été partagé par certains d'entre eux. Il est cependant

difficile de vérifier ce qu'il en est exactement.

Jonathan est aussi traduit dans des langues qui lui permettent d'être lu par les musulmans du

monde entier. Par exemple, il existe des traductions du livre en arabe, en serbe, en turc, et en

kurde. Ces traductions montrent que Jonathan semble avoir été apprécié des lecteurs de ces

langues. Puisque le livre est lu dans ces langues, il existe sûrement des recensions du livre, et

des analyses ou interprétations de son message. Ces opinions sont peut-être divergentes de

celles présentées dans ce mémoire, particulièrement si elles sont proposées par des lecteurs

habituellement peu familiers avec le christianisme. La question est posée, même si je n'ai

aucune possibilité d'y répondre actuellement.

DiPaolo a mentionné dans son mémoire que Bach avait reçu plusieurs lettres de bouddhistes 1 1 7

qui considéraient Jonathan comme un texte bouddhique . DiPaolo présente brièvement

quelques exemples pouvant illustrer les emprunts de Bach au bouddhisme. Cependant, c'est

Michel Clasquin qui proposa l'interprétation bouddhique la plus élaborée de Jonathan. Il

trouva l'inspiration pour produire un article sur les liens entre Jonathan et le bouddhisme

après avoir découvert qu'une revue bouddhique américaine avait proposé une analyse du

texte . Tout en mentionnant qu'il est conscient qu'il ne s'agit que d'une possibilité parmi

bien d'autres , Clasquin atteste tout de même que, selon lui, le texte peut être abordé comme

une reprise moderne de textes bouddhiques classiques comme le Gandhavyuha et les

Jataka . Il relit alors l'histoire de Jonathan en faisant des parallèles avec ces deux principaux

textes et quelques autres comme le Bardo Thôdol Le Livre des Morts tibétain. Considérant que

le best-seller de Bach a bel et bien atteint le statut de référence culturelle en Amérique, il

112 E. DiPaolo, « A Theological Analysis... », p. 38. 113 Vajra BodhiSea, Californie, juin 1999, p. 40 (M. Clasquin, « Once Buddha was a Seagull... », p. 23). 114 Clasquin explique que les liens entre l'histoire de Jonathan et celle des États-Unis de ces années (soixante-

dix) ne doivent pas être passés sous silence (ibid., p. 23). De plus, il souligne que le texte est suffisamment symbolique pour inspirer les gens de partout dans le monde (ibid., p. 21).

u s Ibid., p. 31.

41

116 termine son article par un clin d'œil à la critique de Beverly Byrne : « Contrary to Byrne's 117 hopes, it has indeed become the parable for our time. Or at least one of them » . Clasquin

cite également quelques exemples de la popularité du livre en Inde et en Afrique"8. Ces

exemples l'amènent à conclure que, même si son analyse bouddhique est acceptable, il reste

convaincu que le texte peut tout aussi bien être analysé de multiples autres façons.

En ce qui a trait aux liens avec l'hindouisme, comme l'affirme le magazine Time, c'est surtout

la quête personnelle de la perfection par l'entraînement physique qui fait penser que la fable a

un côté hindou . Il faut ajouter que Jonathan a été publié en sanskrit, en marathi et en

gujarati, ce qui assure la diffusion du livre dans une partie importante de l'Inde. En plus des

exemples fournis par Clasquin, une autre preuve de l'intérêt des hindous pour le goéland se

trouve dans un des livres du fondateur du Mouvement pour la Conscience de Krishna, A. C.

Bhaktivedanta Swami Prabhupâda . Dans Coming Back, Prabhupâda présente sa vision de la

réincarnation dans un livre destiné au public nord-américain. Parmi les exemples de références

occidentales à la réincarnation, il cite Jonathan. L'objectif de Prabhupâda, en publiant un tel

livre, est de faire la démonstration que la réincarnation est suggérée par une variété de

penseurs de tous les temps et domaines (religieux et scientifiques). Parmi les sources

mentionnées, il cite Socrate, Platon, la Kabbale, Jean le Baptiste, et le Coran. Il nomme

également des auteurs et artistes, incluant Voltaire et Jack London. Toutes ces références,

parmi lesquelles le best-seller de Bach figure, servent à prouver que la réincarnation est une

croyance universelle. Étant donné que l'idée de vivre plusieurs vies y est clairement affirmée,

Jonathan est considéré comme un livre contenant un message universel.

* **

Voir le résumé de la critique de B. Byrne en début de chapitre. u l Ibid,p. 31. "* Ibid, p. 20. 1,9 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 45. 120 A.C. Swami Prabhupâda Bhaktivedanda, Coming Back. The Science of Reincarnation, Montréal, Éditions

Bhaktivedanta, International Society for Krishna Consciousness, 1984, p. 10-11.

42

Le livre de Bach a donc trouvé difficilement un éditeur. Et même une fois sous contrat, on lui

prédisait un avenir incertain. Son éditeur n'a rien investi dans la publicité, et ne fit imprimer

que quelques milliers de copies à la fois, en espérant les vendre. Il a fallu deux années au

goéland pour prendre son envol, mais les Américains ont alors été séduits. Le magazine Time

affirme que le livre est devenu populaire quand Bach est apparu à la télévision. Selon cette

source d'information, la personnalité de l'auteur aurait intrigué et attiré les contemporains121.

Comme le disent ajuste titre les Gardner, Kuykendall et bien d'autres, avec son goéland, Bach

a touché des cordes sensibles. Peu importe les croyances du lecteur, il ne reste pas indifférent à

tel point que le livre est devenu un objet de débats. Les analyses qui sont proposées par les

chercheurs ne sont pas si différentes de celles produites par des croyants. Chacun propose sa

vision personnelle du message du livre, que ce soit en critiquant directement le livre ou en

dénonçant son succès. Mais on pourrait dire qu'en proposant des interprétations symboliques

du texte, les analystes se permettent de ne pas tenir compte de l'opinion de Bach. En ignorant

totalement le livre dès sa sortie, les critiques littéraires ont permis à la population de faire

entendre sa voix. En 1972, quand le livre se vend à coup de millions de copies mensuellement,

aucune critique négative ne peut ralentir son envolée. Il ne restait plus qu'à s'attaquer à son

succès et à ce qu'il représentait, et donc du même coup à la génération de la révolution des

années soixante-dix.

Autant les réactions fortes de certains lecteurs que la variété d'exégèses existantes prouvent

que Jonathan peut être lu de différentes façons. La plupart des analyses du livre ont d'abord

été produites en réaction à sa popularité. Bach avait d'ailleurs pris la peine de laisser au lecteur

le soin de le lire à sa manière, en dédicaçant le livre « À ce Jonathan le goéland qui sommeille 1 77

en chacun de nous » . Quand Richard Bach accorde des entrevues, il répète que des lecteurs

lui envoient des lettres personnelles et que leur contenu est souvent intense : Jonathan leur a

sauvé la vie! Le contraire arrive également. Bach affirme qu'un lecteur s'est enlevé la vie

après la lecture de ce livre : il n'avait plus peur de mourir123. Dépassé par les événements

reliés à la popularité extrême de son roman, Bach s'isole et refuse de s'en mêler. De plus.

121 Ibid, p. 45. 122 Dans l'édition anglaise du livre : « To the real Jonathan Seagull who lives within us all ». 123 Richard Bach, Running From Safety, New York, Delta Publishing, 1995, p. 304.

43

pendant la période la plus importante du succès du livre, certains auteurs de critiques négatives

reçoivent des myriades de plaintes de lecteurs insatisfaits. Les deux meilleurs exemples sont

les cas du professeur d'anglais Jonathan Swift et du critique Nairn Kattan présenté par 17S •

Rénald Bérubé , qui a bien résumé la réception des mauvaises critiques du livre de Bach :

« Tout se passe comme si chaque lecteur pouvait investir tellement de lui-même, du plus

intime de lui-même, dans la lecture de Jonathan Livingston, que toute interprétation différente

de la sienne devenait une sorte d'attaque personnelle insoutenable » . L'élément principal et

inusité concernant le succès de ce best-seller est que les lecteurs défendent l'intégrité du

message, comme s'il ne s'agissait pas d'un roman de fiction. La même observation peut être

également faite dans le cas de certaines critiques chrétiennes du livre. Le meilleur exemple est

celui d'Isett, qui s'attaque au livre comme s'il faisait partie de la Révélation chrétienne.

Certains ont également souligné le fossé qui existe entre la culture populaire et celle des

intellectuels. Le cas de la popularité de Jonathan auprès des masses en est un bon exemple.

Jonathan est devenu avec les années le terrain sur lequel ces deux cultures se font la guerre.

Deux exemples illustrent le « dédain » de la communauté intellectuelle à l'égard du best-

seller. D'abord, l'édition de poche du best-seller dans la collection J'ai Lu en 2007 mentionne

sur la quatrième de couverture que le livre a été édité originalement en 1960. Or, la véritable

date est 1970. Cette bourde semble anodine, mais elle est pourtant révélatrice : le livre n'est 1 77

toujours pas pris au sérieux, et ce, malgré les millions de copies de vendues et le fait qu'il

est toujours en réimpression. Le deuxième exemple est la mention qu'en fait Pierre-Yves

Pétillon dans son Histoire de la littérature américaine. Il y affirme que Jonathan a été numéro

un en 1972, soit « l'année de sa parution »128. En fait, le livre a été numéro un en 1972, mais

cette date n'est pas l'année de sa parution. Jonathan a eu besoin de deux années complètes

avant d'atteindre le statut de best-seller. Cet exemple prouve que le succès du roman fut si

important en 1972-1973 que l'historien ne se demanda même pas s'il s'agissait d'une 124 Jonathan Swift a produit un second article pour répondre aux réactions suscitées par son premier. Il a intitulé

son article « Let Us Not Dismiss JLS », qui signifie « Ne rejetons pas [entièrement] Jonathan » ou « Ne sous-estimons pas Jonathan ». Dans cet article, Swift s'explique et affirme que le livre a aussi des points positifs.

125 R. Bérubé, « Jonathan Livingston : goéland libéré... », p. 112. 126 Ibid., p. 112. 127 Cette édition de la collection de poche a été vendue à près de 38 500 copies entre 2003 et 2010. 128 p y pétillon, Histoire de la littérature américaine..., p. 464.

44

nouveauté. S'ajoutent à ces exemples des commentaires de certains analystes qui ont vu dans

le succès de Jonathan auprès de la masse un signe du manque d'intelligence du peuple. Le

commentaire le plus percutant est celui d'un journaliste qui, en 1972, affirme que le succès du

livre est la preuve que les cerveaux des Américains sont pourris : « ...half-baked fantasy,

offered its success as proof that America's brains are addled » . Bref, quand un livre devient

best-seller deux ans après sa parution, et ce après avoir été ignoré puis méprisé par les

critiques, on peut dire qu'il a provoqué des émotions intenses chez les lecteurs. L'examen de

ces interprétations conduit à nous interroger de nouveau sur l'origine de ce texte et à tenter de

découvrir le message qui se cache sous ces dehors anodins. Bach lui-même s'en détache, en

affirmant qu'il s'agit d'un texte « révélé » par une voix mystérieuse. Il faudra aller chercher

ailleurs la réponse à cette question...

/

129 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 44.

45

2. Jonathan selon son auteur

Puisque Richard Bach refuse d'expliquer ce qu'il veut dire dans cette parabole, il se peut que

l'étude de sa vie personnelle nous éclaire sur le symbolisme de l'histoire. Pour bien saisir la

philosophie de Bach, il faut remonter jusqu'à son enfance, et examiner sa vie jusqu'au

moment de l'écriture du dit texte. Replaçons-le donc dans son contexte social américain de

l'époque. Pendant que Bach écrit son best-seller (décennie 1958-1968), il connaît plusieurs

bouleversements dans sa vie privée au même titre que ceux de sa génération. Cette période des

années cinquante et soixante en fut une importante pour la culture américaine. Elle vit se

développer la génération de la contre-culture qui tentait de répondre à la génération précédente

en proposant une vision différente de la vie. Les remises en question que Bach vivait à cette

époque, et les chemins qu'il suivait, étaient en quelque sorte un reflet de cette culture. En plus,

Jonathan n'a pas été rédigé d'un trait, mais sur une période de huit années. Bach a d'abord

écrit la première partie en 1959, puis le reste du conte en 1967. Pendant la période qui

s'étendit de 1950 à 1968, Bach a produit une centaine d'articles et écrit deux romans. Ses

écrits ont tranquillement préparé la version finale de Jonathan. C'est pourquoi, en plus de

mentionner des éléments biographiques sur l'auteur, il faut également prendre en

considération le contenu de ses autres écrits.

2.1 Richard Bach, un homme de son temps

Dans son article sur Jonathan, Jacques Grand'Maison utilise la révolution culturelle de cette

époque comme outil d'analyse. Selon lui, le personnage principal a toutes les caractéristiques

de l'adolescent rebelle typique des années soixante-dix, et ce serait pour cette raison que le

livre a connu autant de succès. On pourrait même dire que Bach est typique de cette contre-

culture. Certaines autres critiques ont su également déceler, dans l'engouement pour la fable

de Bach, des signes de la montée de la quête de la liberté individuelle qui avait débuté pendant

les années soixante. Pierre-Yves Pétillon a aussi évoqué qu'avec Jonathan, Bach a touché les

gens de cette génération qui avaient d'abord cru en un univers dont il est possible de repousser

les limites (avec l'homme sur la Lune et les débuts de la société de consommation du président

Kennedy), pour ensuite devenir désillusionnés face à la crise économique pendant le mandat

46

du président Nixon (la sécurité de leur territoire qu'ils croyaient inatteignable était en réalité

éphémère) .

La majorité des analystes soutiennent que le goéland de Bach est 100% américain. Sa

témérité, et son refus du conformisme, lui ont valu le statut d'exilé. Malgré sa condition, c'est

son travail personnel qui lui a permis de se surpasser et de se libérer. Dans les années soixante,

les Américains ont commencé à refuser de suivre les règles contraignantes de leur religion

chrétienne, et ont remis en question leur société capitaliste. Il fallait chercher ailleurs le

bonheur en le redéfinissant, et c'est ce que Jonathan leur proposait. Il est donc compréhensible

que les Américains l'aient tant aimé, ce petit goéland d'apparence comme les autres qui réussit

à se surpasser, à atteindre son objectif grâce à un dur labeur et de l'acharnement, en volant à

contre-courant. De cette façon, le conte a répondu à un certain besoin populaire car il

proposait un message différent, tout en restant positif, lors d'une époque de désenchantement.

2.2 Richard Bach, une vie de quête spirituelle

2.2.1 L'enfance

Richard David Bach est né le 23 juin 1936 à Oak Park (en banlieue de Chicago) dans fillinois.

Parmi les éléments à mentionner, qui pourraient être significatifs pour comprendre sa pensée,

notons d'abord qu'il a reçu une éducation religieuse protestante. Bach ne nous renseigne pas

davantage sur la religion de son enfance, mais il raconte un événement marquant concernant 7 '

son père . Il explique que ce dernier était ministre du culte dans l'Eglise protestante jusqu'au

jour où Bobby, le grand frère de Richard, est décédé de la leucémie. À la suite de la perte d'un

de ses fils, le père quitta l'Église, car il ne pouvait plus y trouver les réponses aux questions

qu'il se posait. Il est difficile de savoir jusqu'à quel point cet événement a modelé la pensée de

Bach concernant le rôle de la religion dans la vie d'un homme adulte, mais il est indéniable

que son père a été pour Bach une preuve vivante qu'une personne peut, si elle le désire,

refuser de suivre les règles de sa religion en raison d'une insatisfaction personnelle.

1 P.-Y. Pétillon, Histoire de la littérature américaine..., p. 464. D'autres critiques ont d'ailleurs fait le lien entre la popularité de Jonathan et le « religious nationalism » de Nixon.

2 Les informations sur son enfance se retrouvent dans les comptes rendus des entrevues que Bach a accordées depuis le succès de Jonathan ainsi que dans son autobiographie Running From Safety.

47

Concernant la mort de son frère, Bach dit dans son autobiographie qu'il ne se souvenait pas de

l'existence de ce frère, et que cette amnésie a duré plusieurs années. Ses parents, ainsi que son

frère cadet, n'avaient pas accordé d'importance à l'événement en présence du petit Richard de

huit ans, et personne n'en avait parlé par la suite. Ce n'est que plusieurs années plus tard que

ce frère défunt réapparut dans sa mémoire. En se rappelant l'événement, il se souvint

également que Bobby lui avait fait une promesse : « Bobby promised that he'd make the

discoveries, he'd take the shocks of living before they got to me. He'd soften them, explain

them so my way would be easy, paved through the wilderness »3. À l'adolescence, Richard

Bach commença sa vie de pilote et sa quête de vérité. Une fois adulte, Bach pensa que Bobby

était devenu son guide après sa mort. Bach croit qu'à chaque fois qu'il a des intuitions ou

entend des voix, il se peut que ce soit Bobby qui remplit sa promesse. Toujours dans son

autobiographie, Bach explique que son frère l'aide depuis plusieurs années à trouver des

réponses à ses questions et le guide dans sa recherche de vérité4.

2.2.2 Les découvertes de la vie adulte

L'amour de l'aviation reste au centre de la vie de Bach, de son écriture et de toutes ses

pensées, depuis qu'il a environ seize ans. Avant même de songer à l'écriture, il était pilote, et

s'il a commencé à écrire des articles, c'était par nécessité : il devait nourrir sa famille. Pendant

près de deux ans, il a même fait partie de l'armée de l'air américaine. Il a quitté l'Air Force

One avant d'être contraint à aller en Corée et au Vietnam. Dans son autobiographie éditée en

1995, il explique qu'il est heureux de n'avoir jamais tué personne5. Après son départ de

l'armée, il connut la pauvreté extrême, le métier de pilote en dehors de l'armée n'étant pas

assez payant pour pouvoir en vivre. Il conserva tout de même sa passion pour le vol à des fins

personnelles. C'est pourquoi il exerça plusieurs autres métiers, qui n'avaient pas

nécessairement de lien avec l'aviation, avant que le succès de Jonathan ne lui permette de

vivre de l'écriture. Le magazine Time affirme à ce sujet que Bach n'a jamais réussi à

conserver un emploi civil pendant plus de onze mois6. Il commença à écrire des articles à la

3 R. Bach, Running From Safety, p. 161 4 Ibid, p. 166. s Ibid, p. 215. 6 T. Foote. « It's a Bird,... », p. 45.

48

pige sur le thème de l'aviation dans les années cinquante. Pendant ces années difficiles, Bach,

sa femme et leurs six enfants, faisaient partie de la classe sociale la plus basse, et ils ont même

déclaré faillite. C'est vers la fin de cette période, soit vers 1967, qu'il quitta son épouse et

l'Église de Science Chrétienne dont il faisait partie. Il se retrouva alors libre et seul avec son

avion, sans aucune responsabilité.

2.2.3 Richard Bach, le scientiste

Richard Bach n'a jamais gardé secrète son implication dans l'Église de Science Chrétienne.

Peu connue du grand public, cette Église n'est cependant pas si récente : elle date des années

1870. Cette religion enseigne une doctrine ésotérique réservée à des initiés. Les enseignements

métaphysiques sont d'ailleurs dispensés par des écoles spéciales gérées par l'Église . Au

moment où les médias s'intéressent à lui, soit à la suite du succès de Jonathan vers 1972, Bach

avait quitté cette religion depuis déjà quelques années . Il expliqua à ce moment que ce qui

avait motivé son départ ne relevait pas d'un désaccord avec les idées de cette Église, mais bien

le fait qu'il croyait fermement à la liberté de l'individu et que, par conséquent, il ne désirait

plus être soumis à aucune autorité religieuse. D'ailleurs, à la lecture de Jonathan, il est clair

que Bach acceptait plusieurs des conceptions de la vie et de l'homme proposées par Mary

Baker Eddy, fondatrice de l'Église de Science Chrétienne. Sachant que le texte du best-seller a

été rédigé de 1959 à 1967, et que Bach était un lecteur dans cette Église, les comparaisons

deviennent inévitables. Eugene DiPaolo a d'ailleurs souligné dans son mémoire de maîtrise

quelques similitudes entre Bach et Mary Baker Eddy9.

Mary Baker Eddy, la fondatrice de l'Église de Science Chrétienne, a vécu de 1821 à 1910.

Elle a grandi dans le New Hampshire au sein d'une famille de Puritains Calvinistes , pour

ensuite s'impliquer pendant une vingtaine d'années dans l'Église congrégationaliste

orthodoxe . Baker Eddy avait, depuis sa jeunesse, de sérieux problèmes de santé. Elle avait

7 Un résumé de la doctrine Scientiste sera présentée au chapitre 4. 8 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 45. 9 E. DiPaolo, « A Theological Analysis... », p. 33-37. 10 Mary Baker Eddy, Science et santé. Avec la clef des Ecritures, Boston, The Writings of Mary Baker Eddy,

1989, p. 359. u Ibid, p. 351.

49

finalement quitté l'Église congrégationaliste parce que les prières ne l'avaient pas guérie. Elle

rencontra ensuite le docteur Phineas P. Quimby, qui était reconnu pour ses traitements peu

conventionnels12. C'est avec l'aide de Quimby que Baker Eddy a été guérie en 1865. Le

premier pas dans sa quête spirituelle avait été franchie. L'année suivante, Baker Eddy chuta en

glissant sur une plaque de glace, et se retrouva à nouveau clouée au lit, avec plusieurs

distorsions à la colonne vertébrale. Pendant sa convalescence, elle lisait la Bible (la version

utilisée était celle des Puritains, soit celle du King James), et en lisant un passage de

l'Évangile de Matthieu, elle sentit quelque chose d'indescriptible se produire en elle. Elle

expérimenta une guérison instantanée1 . Après cette seconde rémission, qu'elle considéra aussi

miraculeuse que la première, elle chercha des explications à son expérience :

La Science Chrétienne révèle incontestablement que l'Entendement est Tout-en-tout, que seules les réalités sont l'Entendement divin et l'idée divine... Pendant le trois années qui suivirent ma découverte, j 'ai cherché la solution de ce problème de la guérison-Entendement, sondant les Écritures et ne lisant guère autre chose, me tenant éloignée du monde, et consacrant mon temps et mes énergies à découvrir une règle positive .

À partir de ce moment, Baker Eddy amorça la rédaction du récit de sa découverte ou de la

« révélation » qu'elle avait reçue. Elle fonda une première école à Boston en 1867 et en 1870,

elle a proposé la première ébauche de Science and Health With Key to the Scriptures. Baker

Eddy commença à y enseigner sa religion. Ce sera en 1875 que la première édition officielle

du livre sera publiée15. Encore aujourd'hui, cette version originale reste disponible, et elle est

la principale source pour l'étude de l'Église Scientiste.

12 M. Quimby ( 1806-1866) est associé au courant du New Thought (Penser Nouveau), qui utilisait l'hypnose pour guérir les malades. Il affirmait que la maladie est une erreur et proposa une science chrétienne de la santé tirée de l'Évangile. Pour plus de détails, voir le chapitre «The Religion of Health-Mindedness », dans William James, The Varieties of Religious Experience, New York, Penguin Books Classics, [1902] 1985.

u Nigel Scotland, « Christian Science », dans Christopher Partridge, New Religions, A Guide. New Religious Movements, Sects and Alternative Spiritualities, New York, Oxford University Press, 2004, p. 39.

14 M. Baker Eddy, Science et santé... p. x, xi et 109. 15 N. Scotland, « Christian Science », p. 40.

50

Dans son ouvrage The Varieties of Religious Experience (en 1902), William James cite le

docteur Goddard, qui propose une explication au succès de cette religion16. En mentionnant

spécifiquement la Science Chrétienne, il affirme qu'elle n'est pas prête de disparaître :

« ...those mother schools of mental therapeutics -Divine Healing and Christian Science. It is

hardly conceivable that the large body of intelligent people who compromise the body known

distinctively as Mental Scientists should continue to exist if the whole thing were a delusion. It

is not a thing of a day; it is not confined to a few; it is not local »17. Le docteur Goddard ne

savait pas à quel point il avait vu juste, puisque dans l'Amérique des années quarante et

cinquante, certains de ces groupes dont la Science Chrétienne se sont distingués et imposés18.

Richard Bach faisait partie des nombreux Américains à montrer de l'intérêt pour cette vision

de l'homme, et s'impliqua activement dans l'Église Scientiste pendant plusieurs années.

2.3 Richard Bach, l'écrivain avant Jonathan

À ce jour, Richard Bach a écrit une vingtaine de livres, dont la majorité est constituée de

romans, lesquels ont été rédigés après la publication de Jonathan. Avant d'écrire son plus

grand succès en carrière, Bach a surtout écrit des articles et des nouvelles portant sur

l'aviation. Dès les premiers écrits de l'auteur, il est possible de constater ses principaux

intérêts. La liberté sans limites que procure le pilotage est le thème récurrent de tous ces écrits.

Puisque le travail de rédaction de Jonathan s'est étendu sur une période de près de huit ans (de

1958 jusqu'au milieu des années soixante), il est important ici de prendre en considération les

autres écrits de l'auteur si l'on veut comprendre la philosophie de Bach.

Un cadeau du ciel

Après le succès de Jonathan, Bach a jugé bon de réunir ses articles préférés en deux volumes,

en une sorte d'anthologie intitulée A Gift of Wings (1973 et 1974)19. Il les édita d'abord pour le

plaisir de ses lecteurs, mais aussi pour rendre plus accessibles des écrits qui avaient été publiés

16 James et Goddard employaient le terme « religion » pour désigner tous les groupes de cette branche de la guérison mentale.

v Ibid, p. 97. 18 II a même ajouté que ces religions d'auto-guérison s'inspiraient de l'hindouisme (ibid, p. 94). 19 Traduction en français sous le titre de Un cadeau du ciel, Louiseville, Flammarion, 1988.

51

dans des revues spécialisées d'aviation. Cette sélection d'articles illustre l'amour de Bach pour

l'aviation. Le plus vieux de ces textes remonte à 1959, et le plus récent date de 1970. Ces

articles ne sont pas présentés dans un ordre chronologique, mais il est important de prendre en

considération les dates de rédaction pour comprendre la progression de la philosophie de

Bach. D'ailleurs, dans certaines de ses histoires, Bach propose des idées métaphysiques que

l'on retrouve dans Jonathan. Certains de ces textes seront présentés selon leur contenu

métaphysique. Le premier traite ainsi presque exclusivement d'un pilote qui vole, et les

suivants contiennent de plus en plus d'éléments métaphysiques. Le dernier texte présenté,

« Lettre d'un Fils de Dieu », se trouve à être le plus important car il résume la vision de Bach à

propos de la religion organisée.

Dans le premier volume, les articles portent davantage sur l'aviation et l'amour du vol. Bach y

raconte des histoires de pilotage, dont la plupart relatent des événements qu'il a réellement

vécus. Il ne se limite cependant pas au thème de l'aviation. Il traite également de l'écriture :

« En fait, je peux écrire seulement quand une idée est tellement sauvage et brûlante que cela

me prend par la peau du cou et me traîne, à mon corps défendant, malgré mes hurlements,

jusqu'à la machine à écrire. Je laisse les traces de talon sur les parquets et des griffes d'ongles

sur les murs tout le long du chemin » . Dans un des articles, Bach signale son admiration pour

les pilotes qui sont également écrivains, en particulier pour Antoine de Saint-Exupéry. Il

ajoute que, selon lui, ces hommes ne sont pas morts, car leurs écrits les maintiennent en vie, et

ils sont éternels tant que leurs livres seront lus et disponibles. Il prend d'ailleurs la peine de

donner les références complètes de leurs livres21.

Dans le second tome, Liberté sans limites, l'une des histoires s'intitule « Il manquera toujours

quelque chose aux goélands ». Il s'agit du plus ancien article de la compilation. Dans ce texte,

Bach avoue qu'il a toujours envié les goélands, car quand ils volent, ils lui paraissent libres de 77

toutes contraintes . Cependant, il les critique également. Selon lui, ils manquent d'agressivité

dans le vol et ils se contentent de voler de la même façon pendant toute leur vie, sans chercher

20/bid.,p. 12. 21 Ibid, p. 153. 22 Richard Bach, Liberté sans limites, Louiseville, Flammarion, 1989, p. 63.

52

à améliorer leur technique de vol et d'atterrissage23. On notera que cet article date de 1959,

l'année où Bach amorça la rédaction de Jonathan.

Dans un autre article, écrit celui-là en 1960, Bach insiste sur le pouvoir de l'amour du vol et de

l'avion : « ...qu'est-ce qui pousse un si grand nombre d'hommes à abandonner tout ce qu'ils

savent pour venir vers toi ? » et il ajoute un peu plus loin que « l'âme de l'avion, le pilote la

ressent »24. Dans un texte écrit quelques années plus tard (1967), Bach tente d'expliquer que la

logique cartésienne ne peut rendre compte de la liberté ressentie dans le ciel. Visiblement,

Bach cherche à expliquer qu'il est difficile ou même impossible à la raison de tout expliquer,

et qu'il s'agit d'une expérience à vivre qui ne relève pas de la raison : « L'emprise de la raison

pure cesse dès qu'un avion entre en scène »25. Tout au long de cet article, il explique les

différences entre l'aviation et le vol. Pour lui, le pilote ne fait qu'un avec son avion. Il devient

un « Homme-qui-vole » qui n'est pas qu'un simple contrôleur de moteur, et Bach en parle

comme s'il s'agissait d'une catégorie d'humains à part.

Quelques années plus tard, cette fois en 1970, Bach essaie encore une fois d'expliquer le

sentiment unique que procure le vol. L'article s'intitule « Au secours, je suis prisonnier d'un

état d'esprit ». D'abord, il affirme que voler est « quelque chose de merveilleux, de

fantastique, de mystérieux, et de surnaturel », mais qu'il est, en même temps, « prisonnier de

l'état d'esprit pour lequel voler est formidable et cosmique »26. Bach s'avoue vaincu car il est

incapable de décrire en quoi ce sentiment consiste, et il déclare que « 90% de ceux qui ont un

petit avion n'en ont pas les moyens, ils en auraient besoin pour leur maison, leur famille... ».

Il renchérit en ajoutant que c'est plus fort qu'eux, tel un appel, une vocation. Pour ces

personnes, il s'agit d'une « exigence » de leur véritable nature, une façon de répondre au désir

de maîtriser le temps et l'espace27. Dans le magazine Time, un ami de l'auteur affirme

d'ailleurs que l'aviation restait la priorité de Bach dans les moments difficiles, étant donné

qu'il avait conservé son avion même quand ses créanciers avaient repris la voiture familiale

23 Ibid, p. 66. 24 Ibid, p. 102 et 104. 25 Ibid, p. 90. 26 Ibid, p. 68-69. 27 Ibid, p. 80 et 79.

53

7R

(vers 1967) . Avec cette histoire, il se peut que Bach cherche à répondre aux critiques qui

fusaient de toutes parts concernant ses choix, surtout celui de quitter sa famille qui avait

besoin de lui.

Également en 1970, Bach expose une partie de sa vision métaphysique du monde, toujours en

faisant le lien avec l'aviation. Il est convaincu que l'homme pourra voler un jour sans avion.

Pour lui, c'est une question de logique : avant l'invention des avions, les humains ne croyaient

pas que cela puisse être possible, mais ce n'était que par ignorance des lois de leur monde

physique. Or, Bach est persuadé que ce n'est que par manque de connaissances que les

hommes ne peuvent pas voler sans l'aide d'un moteur : « Les chercheurs qui étudient la

perception et la télékinésie, ceux qui pratiquent des philosophies pour lesquelles l'homme

serait une idée sans limites d'énergie fondamentale, avancent sur une voie intéressante » . Il

ajoute qu'il considère que le temps ne compte pas, et qu'il n'est que « notre manière de

mesurer le fossé entre l'ignorance et la connaissance, entre ne pas pouvoir faire une chose et

pouvoir la faire» . En 1970, Bach avait d'ailleurs commencé à fréquenter les librairies

ésotériques pour tenter de comprendre la signification du message de Jonathan . C'est à partir

de ce moment que son intérêt (cette curiosité) pour l'ésotérisme se reflète progressivement

dans son écriture.

Le dernier texte du second tome se démarque des autres, et retiendra notre attention. Il est

intitulé « Lettre d'un fils de Dieu », et présente un dialogue entre un aviateur et un chrétien.

Bach y compare le vol et la religion de manière explicite, et critique la religion organisée.

Écrit en 1962, cet article fournit un bon résumé de la vision de Bach concernant Dieu, la

religion et la liberté individuelle, une pensée qu'il va raffiner au cours des années suivantes.

Au début de l'histoire, un chrétien pratiquant est outré par la baisse de fréquentation de

l'église locale. Cette baisse est causée par l'ouverture d'une académie d'aviation qui propose

28 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 47. 29 R. Bach, Liberté sans limites, p. 194-195. 30 Ibid, p. 193. 31 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 47. Pour plus de détails sur l'apport du channeling dans la pensée de Bach, voir

chapitre 3.

54

des cours les fins de semaine. Voyant que les villageois préfèrent s'amuser plutôt que de

remplir leurs devoirs de croyants, le chrétien se rend à cette école d'aviation et parle avec

l'aviateur qui en est le propriétaire. Le croyant accuse de façon générale tous les aviateurs, qui

n'ont aucun sens des responsabilités puisqu'ils ne font que batifoler dans le ciel et brisent des

foyers. Il ajoute même que le propriétaire de l'école d'aviation est un missionnaire du Diable,

et qu'il devrait avoir honte de briser tant de vies 2. L'aviateur répond au croyant que le ciel est

comme une religion, avec des règles à suivre. Pour lui, ce n'est pas une question de foi mais

de connaissances. Il lui explique qu'une chose ne paraît mystérieuse que lorsqu'elle n'est pas

comprise : « La foi, laissez tomber... la seule chose qui compte, c'est de suivre les lois... les

lois ne se soucient pas de savoir si vous croyez en elles ou non. Elles fonctionnent à chaque

fois. La foi ne conduit nulle part, mais les connaissances et la compréhension... partout »33. Il

continue en expliquant que, si le pilote fait une erreur et tombe, il doit chercher à comprendre

ce qu'il a fait de contraire aux lois de l'aéronautique; il ne se met pas à implorer les faveurs du

ciel et à brûler de l'encens : « Quand on ne comprend pas les lois, on crie au miracle. Le pilote

ne croit pas au miracle »34.

Toujours en réponse aux commentaires du croyant, le pilote affirme que les aviateurs ne

vénèrent pas le ciel, en lui vouant des idoles ou en lui faisant des rituels, mais qu'ils

considèrent que connaître ses lois et les respecter leur apportent « la liberté et la libération des

chaînes de la Terre », soit le Paradis35. Le croyant répond alors que ceux qui choisissent la

liberté de voler au détriment des devoirs religieux sont de « malheureux pêcheurs », et qu'ils

« souffriront bientôt les affres de l'Enfer et la damnation ». Il termine en traitant également les

pilotes de « païens » et ajoute que « Dieu est colère et mystère »36. À travers ce dialogue, Bach

offre sa définition de Dieu : il a toujours existé, existera toujours, ne comprend pas de travers, • ^7 *

n'éprouve aucune rancune, et n'exige rien . A la fin de l'histoire, l'aviateur avoue que le

symbole du ciel n'est pas parfait, mais qu'il « est remarquablement plus facile à comprendre

32 R. Bach, Liberté sans limites, p. 222-223. 33 Ibid, p. 227.

Ibid, p. 229. 34

35 Ibid, p. 232. 36 Ibid, p. 233. 37 Ibid, p. 226.

55

que la plupart des interprétations de la Bible »38. Encore une fois, il est possible de visualiser

Bach à la place de l'aviateur, surtout au moment où le chrétien l'accuse de briser des vies

parce qu'il préfère voler plutôt que de s'occuper de sa famille. Bach a écrit cet article en 1962,

date qui correspond à la période d'écriture de la première partie de Jonathan. Or, cette partie

de l'histoire se termine avec l'épisode de l'exil de Jonathan à qui le clan reproche de manquer

totalement de sens des responsabilités et d'avoir « bafoufé] la traditionnelle dignité de la

famille » . Il est difficile de considérer qu'il ne s'agit que d'une simple coïncidence. De plus,

Bach avait confié au Time qu'il avait quitté sa famille pour une question de liberté : « Bach

says that freedom was the real issue and suggests that he will never again be able to live with

the impingements of marriage »40. Bach insiste tellement sur la liberté procurée par la solitude

du pilote qu'il prouve qu'il a définitivement des problèmes avec toutes formes de

responsabilités, particulièrement envers sa famille.

A Jonathan : une personnification de Bach?

Certaines personnes avancèrent que le goéland dans cette parabole était en fait une

personnification de Bach lui-même, et que l'histoire pouvait bien être une sorte

d'autobiographie. Après avoir étudié la vie de son auteur, on ne peut rejeter entièrement cette

hypothèse. Bach avait, comme son personnage principal, quitté son épouse et leurs six enfants

pour aller voler en solitaire à la recherche de sa voie et de sa liberté. Également comme

Jonathan, Bach ne s'est pas contenté de laisser une religion organisée lui dicter ce qu'il devait

faire ou penser. Il a cherché lui-même les réponses, et a quitté l'Église pour voler de ses

propres ailes vers d'autres horizons. De manière plus générale, on ne peut nier que le goéland

puisse être une personnification de son auteur puisqu'il possède les caractéristiques des

Américains de la génération de Bach. Dans plusieurs de ses autres écrits, le personnage

principal est un aviateur et parfois même se prénomme Richard. Selon ce que Bach affirme

dans ses entrevues, il est clair qu'il propose des idées métaphysiques auxquelles il adhère

38 Ibid, p. 228. 39 R. Bach, Jonathan, p. 35. 40 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 47. Il est à noter que Bach s'est remarié quelques années plus tard (deux fois).

56

sincèrement. Le cas de Jonathan ne diffère probablement pas : il n'est que le premier succès

qui le fit connaître41. Concernant son départ de l'Église Scientiste, notons que, malgré les

nombreuses affinités doctrinales , Bach désira tout de même briser les liens avec la religion.

Il divorça de son épouse Bette peu de temps après avoir quitté l'Église, mais n'a jamais

mentionné que c'était pour cette raison qu'il avait quitté l'Église Scientiste (cette religion ne

semble pas reconnaître la validité du divorce). Il insista plutôt sur le message auquel il tenait :

non seulement l'être humain est entièrement libre, mais il n'a également nul besoin de

religion. Tout ce qu'il faut, c'est comprendre les lois qui régissent le monde physique.

L'aviation est devenue le moyen préconisé par Bach pour poursuivre sa quête de vérité. En

1972, lors d'une entrevue accordée par Bach au magazine Time, l'auteur résume ce qu'est,

selon lui, le message de Jonathan : « Find out what you love to do, and do your darnest to

make it happen »4j. Cette affirmation se trouve à être la pensée de Bach réduite à sa plus

simple expression. La vision du bonheur selon Bach, c'est tout simplement d'organiser toute

son existence autour de sa passion. Pour lui, c'est l'aviation, et il essaie de transmettre cette

vision de la vie dans tous ses livres.

41 En plus de la centainearticles qu'il rédigea, ses deux autres livres antérieurs à Jonathan sont Stranger to The Ground et Biplane.

42 Voir chapitre 4. 43 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 45. Bach avait réaffirmé cette opinion dans son autobiographic

57

3. Richard Bach et le channeling

Étant donné que le manuscrit de Jonathan demanda près d'une décennie avant d'être

complété, il semble légitime de supposer que Bach ait eu plus d'une source d'inspiration. De

plus, comme il a été exposé dans le chapitre précédent, les années soixante furent pour Bach

une période charnière dans sa vie, caractérisée par une quête spirituelle à l'extérieur de toute

religion organisée. Jonathan pourrait donc renfermer des traces de ces transitions. Durant les

années où le livre était le meilleur vendeur (numéro un dans la section fiction), plusieurs

médias demandèrent à l'auteur de leur préciser sa source d'inspiration. De 1972 à 1974, Bach

répéta qu'il n'avait pas de religion précise, mais qu'il s'était inspiré, entre autres, des écrits de

Jane Roberts. Sachant que Bach avait été Scientiste pendant une partie de la rédaction du livre,

on a demandé à des responsables de l'Église de Science Chrétienne si Jonathan représentait

bien les positions de cette religion. La réponse a été négative, et le journal principal de

l'Église, The Christian Science Monitor, a même refusé de faire la publicité du livre . Selon

eux, le goéland de Bach ne pouvait décidément pas être un Scientiste. Si tel est le cas, il faut

alors chercher ailleurs une autre source possible d'inspiration pouvant expliquer que l'Église

de Science Chrétienne ne se reconnaisse pas dans ce livre.

3.1 La découverte de Seth

Quand Jonathan a été finalement édité (à la fin d'août 1970), Bach a ressenti le besoin de faire

le point et de mieux comprendre ce qui lui était arrivé. Il avait pris la peine de dédicacer son

livre « à ce Jonathan le goéland qui sommeille en chacun de nous », et il a voulu lui-même

approfondir le message que son livre renfermait. Il ne savait pas vraiment où chercher des

explications sur ce qu'il avait vécu, et il partit visiter des librairies ésotériques pour faire des

recherches sur les médiums et les esprits qui utilisent le corps de ceux-ci pour s'exprimer

(channeling) . Pendant ces visites, il a rencontré quelques médiums, mais sans trouver de

réponses satisfaisantes à ses questions. C'est à ce moment qu'il fit la rencontre de Jane

Roberts.

' T. Foote, « It's a Bird,... », p. 44. 2 Ibid. p. 41.

58

Jane Roberts était une écrivaine de science-fiction qui servait d'hôtesse à un esprit, ou entité,

nommé Seth. Ce dernier se présente comme un être évolué qui voyage à travers les époques

pour transmettre ses connaissances aux hommes, et il le fait parce qu'il s'agit de son devoir3.

Lors de ces séances de spiritisme, Seth prenait le contrôle du corps de Roberts pour parler aux

personnes présentes, répondre à leurs questions, et dialoguer sur tous les sujets qui les

intéressent. Les séances ont eu lieu pendant les années soixante, et pendant que Seth parlait à

travers ce corps, son mari transcrivait les propos de Seth. Le couple publia, en 1970 et 1972,

les deux premiers livres contenant les principaux messages de Seth : The Seth Material et Seth

Speaks. Bach avoua au magazine Time qu'il aimait la vision de l'homme et de l'univers

exposée dans ces deux livres4. En tant que témoin de certaines de ces séances (en 1973-1974),

Bach se sentit réconforté de rencontrer une autre personne « prêtant » son corps à une « entité

extérieure »5.

Dans le principal de ces deux ouvrages, Seth Speaks. The Eternal Validity of the Soul, Seth

explique pourquoi il « écrit » ce livre : il est de son devoir de transmettre ses connaissances

aux êtres moins évolués pour les aider à prendre conscience de leur véritable nature d'êtres

immortels . Puisqu'il est une âme assez évoluée pour ne plus avoir besoin de corps pour se

mouvoir à travers l'espace et les époques, il emprunte des corps comme celui de Jane Roberts

et parle à travers eux. Seth désire convaincre ses auditeurs qu'ils ont une nature divine7. Il

explique le concept de réincarnation en détail car son but est de montrer que le temps et

l'espace ne sont pas ce que la croyance populaire le suggère. Il ajoute que l'âme est libre de

voyager à son gré . Seth insiste sur le fait que la seule connaissance et la compréhension de

3 Jane Roberts, Seth Speaks. The Eternal Validity of the Soul, Prentice-Hall, New Jersey, 1972, p. 19. Certaines questions ont été soulevées quant à l'identité de cette entité, qui serait en réalité un collectif d'esprits se présentant sous ce nom. D'autres auteurs ont aussi mentionné qu'il était difficile de savoir si celui de Jane Roberts fut le premier et seul Seth, ou s'il était revenu communiquer avec d'autres médiums. Mais Bach ne parla de Seth qu'au Time, celui de Roberts, donc il n'est pas possible de conclure qu'il croit ou s'était intéressé à l'ensemble des entités reliées au « Seth » (le collectiQ auquel Erik Pigani et Massimo Introvigne font référence.

4 Ibid, p. 48. 5 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 47. 6 J. Roberts, Seth Speaks, p. 19. 1 Ibid, p. 63, 86 et 109. * Ibid, p. 39 et 61.

59

cette nature illimitée sont tout ce qu'il faut à la personne pour prendre conscience de sa nature

réelle, et continuer ainsi son apprentissage. Ce livre se veut donc le premier pas sur le chemin

d'une auto-initiation dont le but est de devenir un être parfait et purement spirituel. De plus, en

exposant cette loi de la réincarnation, Seth veut aider les lecteurs à abandonner d'anciennes

croyances qui les limitent et les empêchent d'évoluer, par exemple celle de la réalité de la

mort physique9.

Les idées exposées dans ce livre ne sont pas sans rappeler les thèmes abordés dans Jonathan.

Même si Bach n'utilise jamais le mot « réincarnation », le concept y est pourtant défini, et sa

description est comparable à celle de Seth telle que rapportée par Jane Roberts. Le goéland

explique d'abord à maintes reprises que les goélands vivent des milliers de vies au cours

desquelles le progrès est lent mais continu. Bach ajoute à cela que cette progression dépend

entièrement de ce qui a été appris dans la vie précédente, et que cet acquis détermine la vie

suivante. En plus, il mentionne que si l'individu (le goéland) n'apprend rien dans une vie, la

prochaine sera identique . Dans le livre Seth Speaks, Seth affirme que le but de toutes les vies

est de vivre toutes les expériences possibles jusqu'à la dernière, car c'est l'expérience qui

confère les connaissances . Bach insiste aussi à plusieurs reprises sur l'importance de ne

jamais arrêter d'apprendre, de pratiquer et de perfectionner le vol. Au moment où un goéland

exécute un vol parfait, il disparaît ensuite en exhortant son meilleur élève à prendre sa place12.

Bach, comme Seth, insiste ensuite sur la perfection et la liberté entière de l'être humain, en

raison de la nature divine de celui-ci13. Cette liberté sans limites est définie en fonction du

refus catégorique du temps, de l'espace, et de la corporalité. Selon ces deux sources, le corps a

une parfaite liberté d'expression et de locomotion puisqu'il n'existe que dans la pensée14.

Dans cette optique, l'être est purement spirituel, et le corps n'est qu'une projection du

9 Ibid, p. 366. 10 R. Bach, Jonathan, p. 63-64. 1 ' J. Roberts, Seth Speaks, p. 181 et 202. 12 R. Bach, Jonathan, p. 40, 77 et 120. 13 Ibid, p. 107. 14 Ibid, p. 93, 95, 116 et 123, et M. Baker Eddy,, p. 95.

60

mental . Pour illustrer le fait que, selon Bach, le temps n'est qu'une illusion, il met en scène

le maître de Jonathan, qui était le goéland le plus vieux, mais qui n'en était pas moins rapide

car il était même le plus performant . Le temps est donc présenté comme une accumulation de

connaissances qui rendent meilleur plutôt que comme une dégradation par l'usure. Cette

liberté totale n'est pas réservée au corps : la personne a également une entière liberté de choix.

C'est pourquoi Bach mentionne à plusieurs reprises que le goéland a le choix de décider de

voler pour le plaisir, de choisir un prochain monde après la mort, de voyager au-delà du temps

et de l'espace, comme il peut ne pas suivre les règles de son clan.

Une autre idée proposée dans Jonathan, et qui est aussi affirmée par Seth, est que les miracles

et la résurrection du Christ ont été mal compris par leurs compatriotes. Quand Jonathan fait

revenir Fletcher à la vie, les autres goélands s'affolent. Par la suite, Jonathan explique à son

élève que leur réaction est due à l'ignorance du fait que tous les goélands sont de même nature

illimitée. Bach, par l'entremise de son goéland, conclut en affirmant que « c'est cela le prix du

malentendu...il fait de vous un démon ou il vous proclame dieu ». Bref, c'est par ignorance 1 7

qu'ils ne comprennent pas les miracles . Seth traite également du problème

d'incompréhension des gens qui ont transmis le message de Jésus depuis les derniers siècles. Il

critique, entre autres, les scribes et les autorités religieuses, qu'il accuse d'avoir délibérément

modifié le message pour conserver leur pouvoir sur les croyants .

Quand il écrit Jonathan, Bach peut être comparé à Seth. Bach dénonce aussi les croyances qui

limitent l'homme, et il désire aider les lecteurs à réaliser qu'ils sont totalement libres, parfaits

et divins. En écrivant, Bach et Seth remplissent leur devoir fondamental d'êtres spirituels qui

consiste à transmettre leurs connaissances. De plus, en faisant cela, ils restent fidèles à leur

nature de guides qui montre le chemin vers la lumière1 , car la connaissance transmise dans les

livres est le gage de la fin de l'ignorance, cette première étape qui consiste à connaître sa

15 Baker Eddy, p. 162-163 et R. Bach, Jonathan, p. 94, 116 et 123. 16 R. Bach, Jonathan, p. 67. 17 Ibid., p. 107-108. 18 J. Roberts, Seth Speaks, p. 442 à 447. 19 R. Bach, Jonathan, p. 120.

61

nature véritable. S'ajoute à cela le fait que la conscience, quand elle sait et comprend qu'elle 7fl

est libre, peut prendre le contrôle de ses mouvements .

3.2 L'influence de Seth dans la pensée de Richard Bach

Après le succès de Jonathan, les médias et des gens dont la lecture du roman avait bouleversé

la vie ont sollicité Bach. Dès 1972, les journalistes requièrent des entrevues et les lecteurs lui

demandent conseil en lui envoyant des lettres. Bach réalise vite que son message peut

intéresser plus de personnes qu'il n'avait osé l'espérer. Par ailleurs, avec les revenus de son

best-seller, il a pu se permettre de faire de l'écriture son gagne-pain principal. En s'inspirant

des demandes de son public, il publie donc d'autres livres, toujours sous le couvert de la

fiction. Il cherche alors à approfondir et creuser une philosophie de vie qu'il ne cessera jamais

de raffiner. Il continue de cette façon sa quête spirituelle, s'identifiant à sa vie, progressant

d'un livre à l'autre tout en conservant ses lecteurs comme témoins de son cheminement.

Bach se présente aujourd'hui comme un auteur prolifique. En 2010, il compte à son actif près

d'une vingtaine de romans. Il n'est pas utile ici de tous les répertorier, mais certains sont plus

importants que d'autres, puisqu'ils reflètent davantage la pensée de l'auteur. L'une des raisons

de retenir ici certains de ses livres plutôt que d'autres est l'importance des commentaires que

fait Bach à l'occasion du lancement de certains d'entrés eux. En comparant ses commentaires

avec les idées présentées dans ses livres, il est manifeste que l'auteur croit sincèrement en ces

idées. Les quelques exemples de livres qui suivent aident à comprendre la philosophie de

Richard Bach, et l'influence qu'a pu avoir sur sa pensée la métaphysique enseignée par Seth.

3.2.1 Illusions. Le Messie récalcitrant

Illusions est le roman écrit par Bach tout de suite après Jonathan. Il est important pour notre

propos puisqu'il est une réponse au succès du Goéland. L'auteur l'indique d'ailleurs dans sa

préface : « Après la publication de Jonathan, on me demanda maintes fois : "Qu'est-ce que tu

vas écrire, Richard? Après Jonathan, quoi ?" Je répondis que je n'avais pas un mot de plus à

écrire, que l'ensemble de mes livres exprimaient tout ce que je leur avais demandé

20 Ibid, p. 123 et J. Roberts. Seth Speaks, p. 73 et 81.

62

d'exprimer... Je ne tardai pas à ressentir la même pulsion qu'autrefois : il restait quelque

chose à dire... » .

Dans ce roman, Bach approfondit sa conception de l'être humain illimité en traitant du

miracle. Tout au long du récit, il répète que tous les humains peuvent faire ce qu'ils veulent, y

compris ce qui leur semble impossible. Le personnage principal, un pilote prénommé Richard,

enseigne à un jeune apprenti qu'il peut faire les mêmes choses que lui, car il ne fait rien de

mystérieux : « ...tout ce que je fais, vous pouvez aussi le faire... »22.

Bach répète dans Illusions qu'il croit en la possibilité de voler sans avion, une idée qui figurait

déjà dans Un cadeau du ciel . Mais ce n'est pas la seule idée empruntée à des écrits

antérieurs. Il utilise, entre autres, l'expression « fils de Dieu » pour désigner tout humain,

comme il l'avait déjà fait dans Jonathan et Un cadeau du ciel . Il répète également que

l'homme n'est que le prolongement de ses pensées; ce qui lui permet de faire tout ce qu'il

veut . Il ajoute même que les hommes ne sont pas des corps d'atomes et de molécules, mais

bien de « pensées de l'Etre », indestructibles et impérissables . En entrevue, Bach confesse

que ses livres servent à aider les lecteurs à se souvenir de leur véritable nature27. Une fois de

plus, il affirme avec conviction : « De la foi? Quelle blague! Foi : zéro. Ce que cela suppose, 78

c'est de l'imagination » . Dans ses autres livres, Bach avait expliqué que c'était par manque

de connaissances que les hommes avaient la foi en des choses mystérieuses. Dans Illusions, il

ajoute que, selon lui, c'est parce qu'il y a 2 000 ou 5 000 ans, les hommes n'avaient pas trouvé

de meilleur terme pour désigner l'imagination qu'ils en étaient venus à utiliser le mot foi29.

21 Dans les premières pages de son roman Illusions. Le Messie récalcitrant, Bach explique les circonstances qui menèrent à l'écriture de son roman (R. Bach, Illusions p. 5 à 8).

22 R. Bach, Illusions, p. 41. 23 Ibid, p. 29. 24 Ibid, p. 40. 25 Ibid, p. 123. 26 Ibid, p. 142. " « The books remind us: we are creatures of light and cannot be touched or destroyed by anything made out of

atoms or destroyed at ail-that light is indestructible. » 28 Ibid, p. 122. 29 Ibid, p. 122.

63

Comme dans Jonathan, Bach affirme dans ce nouveau livre la non-existence du temps .

Baker Eddy suggère également cette vision du temps, mais puisque Bach avait quitté l'Église

Scientiste, il a dû trouver une autre référence pour appuyer sa croyance. De plus, dans la

Science Chrétienne, le temps est présenté comme une illusion mais sans autre précision. Bach

se tourna alors vers la science moderne. Il explique en entrevue que, selon lui, il ne s'agit pas

d'une croyance mais bien d'une réalité qui peut être validée par la mécanique quantique .

Bach ajoute donc une autre source d'inspiration, la science des mathématiques, pour élaborer

un peu plus sa pensée personnelle, et pour légitimer sa vision du temps.

Un autre thème, présent autant dans Illusions que Jonathan, est celui de l'auto-initiation. Bach

invite ses lecteurs à faire leur propre recherche de connaissances, sans se soumettre à une

autorité religieuse quelconque : « Tout ce que je sais, je l'ai découvert par moi-même, en

faisant à mon idée... » . Selon lui, nous avons des « guides » qui nous aident dans notre quête

de vérité, mais le travail principal revient à l'individu, car il a son salut entre ses mains.

L'auteur de Jonathan a cependant compris la leçon : il connaît les dangers d'être considéré

comme un gourou. Il ne désire pas que ses lecteurs le considèrent ainsi, et c'est pourquoi il

continue d'écrire sous le couvert de la fiction. Cependant, il accepte qu'il puisse être pour eux

un « guide-éducateur ». D'ailleurs, il mentionne dans Illusions qu'il ne veut pas qu'un livre

remplace ses pensées J. Lors d'entrevues, il ajoute que certains lecteurs lui écrivent des lettres

très personnelles, qui lui font parfois se questionner sur son rôle dans leur vie. Dans Illusions,

il tente donc par tous les moyens de faire comprendre aux lecteurs que son personnage

principal est un homme comme tous les autres, et qu'il est possible pour tous de faire les

mêmes choses34. Le livre raconte en fait l'histoire de Bach, celle d'un Messie récalcitrant qui

refuse d'être vénéré par des croyants. De plus, il termine son livre abruptement : « Tout dans

i0 Ibid, p. 91. 31 Dans son entrevue accordée à monsieur John Harricharan, Bach affirme qu'il a découvert avec joie le livre

d'Hugh Everett III, The Many-Worlds Interpretation of Quantum Mechanics, édité par les Presses de l'université de Princeton (New Jersey), édité en 1973. Pour Bach, la théorie de M. Everett vient appuyer la croyance qu'il existerait un nombre infini de mondes parallèles : « no one can fault the math! ».

32 R. Bach, Illusions, p. 30. 33 Ibid, p. 71. 34 Bach insiste pour dire qu'il ne désire aucunement devenir le maître des gens, et que ses livres ne doivent pas

non plus devenir des « Bibles » pour eux.

ce

64

livre peut être faux. FIN »35. De plus, notons que le personnage est un pilote et qu'il

s'appelle Richard. L'association entre le personnage et l'auteur est plutôt légitime.

3.2.2 De l'autre côté du temps

Alors que dans Illusions, Bach insiste sur la banalité du miracle, dans De l'autre côté du •*£ • ^ 7

temps , il aborde les voyages astraux . Il utilise encore une fois la mécanique quantique

comme source pour expliquer scientifiquement qu'il est tout à fait possible pour l'esprit de

sortir du corps, et qu'il peut voyager librement à travers le temps et l'espace. L'esprit voyage

dans d'autres endroits, dans d'autres époques ainsi que dans des réalités parallèles. C'est

d'ailleurs la trame de fond de l'histoire de son livre De l'autre côté du temps. Un pilote

voyage dans un univers parallèle habité par des gens qui ont fait le choix de ne pas faire la

Grande Guerre, amoureux qu'ils étaient des avions et de la paix, et qui sont restés

volontairement en 1923. Les humains de ce monde connaissent l'aviation et l'aérospatial, mais

leurs avancées technologiques ne sont pas les mêmes.

En écrivant ce livre, Bach voulait mettre l'accent sur l'une des facettes de sa philosophie

concernant l'idée que toutes les connaissances de l'univers sont disponibles pour tous, et

qu'elles n'attendent que d'être trouvées. Bach avait déjà affirmé cette idée dans Jonathan,

quand il est dit que « cette façon de voler a toujours été là, à la portée de tous, prête à être

apprise par quiconque » . C'est ainsi que le personnage principal du livre, en se questionnant

sur un problème mécanique précis concernant son avion, atterrit dans cet univers imaginaire

par la voie des rêves. Conscient que ces mondes font partie de son imagination, Bach rappelle

que, même fictifs, ses personnages peuvent tout de même enseigner des choses et guider les

lecteurs à suivre leurs intuitions.

L'élément principal du livre, qu'il partage avec la métaphysique de Seth, concerne la

définition des rêves. Dans Seth Speaks, Seth explique que l'esprit voyage pendant que la

35 Ibid, p. 149. 36

37

-x

Richard Bach, De l'autre côté du temps. La découverte de Saunders-Vixen. Louiseville, Flammarion, 1999. Au cours de l'entrevue qu'il a accordée à Gail Hudson pour le site internet www.amazon.com en 1995, Bach avait affirmé qu'il en faisait lui-même régulièrement. R.Bach. Jonathan, p. 112.

65

personne rêve. De plus, il affirme que les rêves ne sont pas plus irréels (fictifs) que la vie

éveillée . C'est également ce qu'affirme Bach dans ce livre.

3.2.3 Ailleurs n 'est jamais loin quand on aime40

La présentation physique de ce livre ressemble étrangement à celle de Jonathan. Le livre est

rempli d'images d'oiseaux, les caractères sont gros, et il n'y a pas de pagination (il compte 50

pages). Bach y met en scène un oiseau qui ne peut pas être près de son ami pour célébrer son

anniversaire. Il lui explique qu'il est toujours là, en permanence, dans son cœur. Les messages

principaux du livre sont des idées que Bach avait déjà proposées dans ses autres livres : les

distances n'existent pas, il est possible de voler sans ailes, et les anniversaires ne sont pas réels

car il n'existe pas de limite temporelle. De plus, Bach rappelle que celui qui a plus de

connaissances doit ensuite les transmettre : « ...il te faudra transmettre ton don à

quelqu'un...»41.

3.2.4 Fuir sa sécurité (Running From Safety)

Ce livre de Bach est une autobiographie aux allures de fiction. Il s'agit d'un bilan de vie de

l'auteur édité en 1994. Dès la première page, Bach explique que le lecteur ne doit pas chercher

à imiter les idées exposées dans le livre. Il ajoute que si le lecteur tentait de le faire malgré

tout, Bach ne serait pas responsable des catastrophes résultant de tels choix . En introduction,

il explique qu'après avoir étudié plusieurs religions et philosophes, il en avait conclu qu'il n'y

a personne d'autre que lui-même pour déterminer ce qu'est la vérité, « sa » vérité43.

Quand il avait huit ans, le jeune Richard s'était fait la promesse à lui-même qu'à cinquante

ans, il écrirait la somme de toutes ses connaissances, de ses observations et de ses leçons de

vie. Le but de cette promesse était de l'aider à déterminer ses priorités dans la vie, et de le

guider vers le bonheur. C'est ainsi que Fuir sa sécurité vit le jour pour inspirer le lecteur à

39 J. Roberts, Seth Speaks, p. 106. 40 Richard Bach, Ailleurs n 'est jamais loin quand on aime, Seghers, Vichy, 1979. 41 La pagination est absente du livre. 42 Voir les premières pages de Running From Safety. An Adventure of the Spirit. 43 Bach débute son livre en disant : « My truth has been a long time refining... ». p. ix.

66

trouver sa propre vérité. L'histoire met donc en scène un dialogue entre l'auteur de cinquante

ans et son jeune « lui », à l'âge de huit ans, juste avant la mort de son frère Bobby. Comme

Bach l'a mentionné à plusieurs reprises, il croit qu'il est possible pour l'esprit de voyager à

travers le temps, et c'est ce qu'il fait dans ce livre. Tout au long du récit, Bach réaffirme

plusieurs autres de ses croyances déjà exposées dans ses écrits précédents. Cet élément est

important puisqu'il prouve la sincérité de l'auteur : depuis 1958, les idées qu'il propose n'ont

guère changé. L'auteur ne se contredit pas, et il reste fidèle à ses opinions. Par exemple, en

1994, il affirme qu'il ne croit ni en la médecine ni aux médicaments : « We're better treated by

choosing no drugs whatever, at all, for any purpose. It's criminal...to support a crowd that

treats body as machine instead of thought manifest... » . Cette perception du corps comme

reflet de la pensée n'est pas la seule idée commune à Fuir sa sécurité et à Jonathan. En fait,

toutes les idées métaphysiques présentes dans Jonathan le sont également dans

l'autobiographie.

En ce qui a trait à l'influence de Seth et du channeling dans la pensée de Bach, ce sont les

dernières pages qui l'illustrent le mieux. La signification réelle du titre du livre y est d'ailleurs

expliquée : la vie vécue aujourd'hui est le résultat d'un choix personnel de l'âme à la suite de

la mort dans la vie précédente. En fait, elle a choisi de vivre une autre vie, une autre

expérience. Dans les deniers chapitres, Bach explique de manière détaillée comment son âme

a choisi ses parents, son époque, et comment il a tout oublié à la naissance. Le titre Fuir sa

sécurité fait référence au choix de quitter le monde de lumière, de perfection et de sécurité

dans lequel se trouve l'âme, flottante, avant de sauter dans un corps mortel, dans un monde de

souffrances et de limites spatio-temporelles . Bach prend tout de même la peine encore une

fois de rappeler aux lecteurs que ce qu'il propose dans ses livres, ce sont ses opinions et sa

vérité à lui, et qu'elles ne sont pas nécessairement bonnes pour les autres: « I'm nobody's

leader but my own...I do not owe you a conversion to my way of thinking which may all be

lies »46.

44 R. Bach, Running From Safety, p. 108. 45 Ibid. p. 324 à 339. 46 Ibid, p. 181. Cette idée avait été également affirmée dans Illusions. Bach ajoute qu'il est un autodidacte qui se

fait sa propre philosophie artisanale.

67

Â

Jonathan, une œuvre ésotérique?

Ce sont les entrevues et autres livres de Bach qui conduisent sur la piste de Seth. En observant

les idées proposées par l'auteur dans ses livres, la cohérence ne fait pas de doute. Au fil des

années, Bach ne se contredit pas mais raffine plutôt ses idées. Au moment où Jonathan devint

populaire, soit en 1972, Bach avait depuis longtemps quitté l'Église Scientiste, et connaissait

bien le discours des esprits. Jonathan fut-il dicté par un esprit comme Seth ? Dans l'entrevue

accordée au magazine Time, en 1972, Bach mentionne que, lors d'une séance avec Jane

Roberts, Seth lui avait suggéré que les religions allaient s'approprier de Jonathan et affirmer

que le goéland enseignait en fait leur doctrine. Seth conseille à Bach de ne pas s'en mêler, car

chacun reçoit le message de la vérité selon ses propres capacités47. Il est vrai que Bach n'a lu

les livres de Jane Roberts qu'après la publication de Jonathan. Impossible donc de prétendre

que Seth ait influencé ou même inspiré Bach pour le contenu ésotérique de Jonathan. Il faut

alors chercher ailleurs l'inspiration qui a permis la production de cette fable qui marqua toute

une génération. Bach, lui-même, affirmait qu'il était en accord avec les propositions suggérées

par Seth dans les livres de Jane Roberts, sans compter les affinités « doctrinales » plus

qu'évidentes avec Seth dans les livres qui ont suivi Jonathan. Bach s'interrogea sur l'origine

et la signification des idées qu'il avait reçues de la voix mystérieuse, mais il les avait en fait

déjà dans sa tête. Bach voulut donner un sens à son expérience, mais après 1972, il n'en a

jamais reparlé dans ces termes, ni en entrevue, ni dans ses livres. Par contre, Bach ne refuse

pas la possibilité de voix intérieures48.

L'examen de ces autres écrits a ainsi montré qu'ils ne doivent pas être étudiés

individuellement mais analysés en tant que tout cohérent. Les idées suggérées par Bach, dans

ses livres, forment un ensemble bien défini. Jonathan ne fait pas exception : il ne fut que le

premier d'une série de romans et d'essais. D'ailleurs, parmi toutes les analyses du best-seller,

la meilleure paraît être celle d'Eugène DiPaolo. Son mémoire entier se proposait de montrer

47 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 47. 48 Dans Running From Safety, Bach parle des voix qui nous guident, mais elles ne sont pas des esprits visiteurs

qui utiliseraient le corps dans le même manière que Seth, il s'agit davantage d'intuitions (R. Bach, Running..., p. 102.)

68

que Richard Bach avait une « théologie » complète49. Même si l'auteur de Jonathan n'a connu

Roberts qu'après la publication de ce livre, l'amitié qui les unissait reste une donnée

importante pour comprendre de la pensée de Bach, puisque Roberts et le channeling l'ont aidé

à clarifier et organiser ses pensées et que les livres écrits après Jonathan renferment des idées

communes. Pour ce qui est de Jonathan, seulement la dernière partie du texte peut être

directement reliée au channeling. Alors, pourquoi cette partie du texte concorde-t-elle avec le

reste du livre?

Certains auteurs spécialistes du Nouvel-Âge expliquent que le discours de l'Église de Science

Chrétienne a inspiré les courants Nouvel-Âge des années soixante et soixante-dix. L'un de ces

auteurs, Massimo Introvigne, explique que la religion scientiste a repris les idées du courant

New Thought qui a émergé des cercles protestants au XIXe siècle, qui, à son tour, a influencé

le contenu ésotérique du spiritisme (incluant le channeling) :

...typique du XIXe siècle, l'un de ses courants a eu une importance non négligeable dans la préparation du New Age. Il s'agit du courant qui s'intéresse en particulier aux phénomènes de médiumnité où les esprits ne transmettent pas de simples informations sur leurs propres conditions dans l'au-delà, mais de véritables systèmes cosmologiques et philosophiques, souvent présentés sous la forme de " nouveaux évangiles "50.

Introvigne ajoute également que, selon lui, la naissance du Nouvel-Âge contemporain date des

années soixante. Selon lui, tous ceux qui ont inspiré les idées métaphysiques et ésotériques des

courants de ces années sont en fait les « précurseurs » . Il donne d'ailleurs en exemple Jane

Roberts et son acolyte Seth, qui sont de bons représentants de cette vision précise du monde et

de l'homme52. Tous ces liens « doctrinaux » entre ces courants illustrent bien l'intérêt de Bach

pour le discours des esprits du channeling après avoir quitté l'Église Scientiste. Ces esprits

proposent sensiblement la même vision de l'homme et de l'univers, mais sans se présenter de

l'intérieur d'une religion institutionnalisée. Il est donc légitime que l'Église Scientiste ne

considère pas Jonathan comme un des leurs, puisque Bach y ajouta des éléments inspirés du

49 II s'agissait en fait de la question de recherche du mémoire en question. 50 Massimo Introvigne, Le New Age des origines à nos jours, Paris, Dervy, 2005, p. 89. Michael York a

également affirmé cette relation dans son article « New Age Traditions » dans Christopher Patridge (dir.), New Religions. A Guide, New York, Oxford University Press, p. 308.

51 Ibid., p. 53. 52 Ibid., p. 155.

69

channeling. Cependant, l'influence de cette religion dans la conception du monde de l'auteur

est indéniable.

70

4. Jonathan : au risque d'une nouvelle interprétation

Il est légitime que des lecteurs accueillent Jonathan à partir de leur propre vision du monde

puisque le lecteur conserve toujours le dernier mot sur la manière dont un texte l'interpelle.

Deuxièmement, il faut dire que Bach lui-même suggère aux lecteurs de le faire. Par contre, les

chercheurs qui critiquent le succès du livre analysent le texte sans tenir compte du fait qu'un

écrivain n'écrit pas sans raison. De toutes les analyses proposées, seulement quelques-unes

suggèrent que Bach puisse avoir des motivations personnelles pour avoir construit une telle

histoire. Parmi les critiques présentées au premier chapitre, la majorité d'entre elles proposent

des analyses somme toute superficielles et un peu rapides. Selon ces analyses qui ne sont pas

fausses, Jonathan reflète les valeurs de la société de cette époque, et Bach s'est inspiré de

plusieurs philosophies et religions. Un consensus général s'imposa donc au cours des années

sur la nature symbolique et nébuleuse du texte.

Quarante ans après la parution de Jonathan, cette opinion reste la plus courante. Au premier

chapitre, les principales interprétations ont été présentées en fonction des opinions et

motivations de leurs rédacteurs. Or, il est aussi possible de les classer chronologiquement. Par

exemple, l'absence de critique entre la date de parution (1970) et celle des premiers succès du

livre (1972) prouve que la communauté intellectuelle n'avait pas jusque-là considéré le livre

comme intéressant. Ensuite, les articles publiés entre 1972 et 1974, soit la période de la

majorité des articles sur le sujet, contiennent des opinions très divergentes. D'un côté, des

réactions positives ont louange le fait que chacun peut se reconnaître dans le livre grâce à de

nombreuses références imprécises. Pour leur part, les critiques négatives ont souligné la même

dimension symbolique du récit. Ceux qui ont écrit au nom d'une religion spécifique ont

dénoncé les ajouts qui risquaient de créer une confusion auprès des croyants, ou affirmaient

clairement les risques des formes populaires de religion. Ceux qui ont plutôt analysé le

phénomène culturel que constitue ce livre ont affirmé que le goéland de Bach est une véritable

personnification d'un Américain de la contre-culture1. Dans la décennie qui a suivi, soit de

1975 à 1985, les rares analyses du texte résumaient rapidement l'histoire de son succès, le

considérant simplement comme un événement du passé.

La critique de Jacques Grand'Maison est un bon exemple de ces interprétations de Jonathan qui suggèrent que le Goéland est un Américain typique de la contre-culture.

71

Cependant, les critiques du livre et de sa popularité, depuis les années quatre-vingt,

proposèrent un discours différent. Le vocabulaire utilisé pour traiter du livre inclut désormais

des concepts comme ceux de Nouvel-Âge, d'ésotérisme et de réincarnation. Avec le temps et

l'amélioration des connaissances sur le Nouvel-Âge, les analyses de Jonathan deviennent plus

précises quant au message véhiculé. Par exemple, au lieu de simplement affirmer que

Jonathan est un texte chrétien avec des éléments orientaux, il est présenté comme un texte

ésotérique initiatique2.

Ainsi, en replaçant dans un ordre chronologique ces critiques, il est possible de relever les

indices du raffinement de l'idée de réincarnation dans le discours des années soixante et

soixante-dix. Jonathan n'est donc pas seul à devoir être remis dans un contexte de production,

et à propos duquel il peut être éclairant de découvrir les motivations de son auteur. Les

interprétations de ce livre gagnent également à être replacées dans leur propre contexte. C'est

donc le caractère prétendument universel de ce conte qui doit être remis en cause puisque

Bach semble avoir une idée précise de la nature de l'homme et de sa place dans l'univers.

Après avoir étudié sa pensée à travers certains autres de ses écrits, il faut maintenant retourner

au texte de Jonathan en tant que tel. Les principaux thèmes abordés dans le conte, ainsi que

les répétitions, devraient refléter les véritables préoccupations de l'auteur. Les résultats de

cette analyse littéraire seront ensuite comparés avec les idées véhiculées par l'Église Scientiste

dont Bach faisait partie lors de la première période de rédaction du best-seller. Mais d'abord,

revenons sur les critiques et interprétations présentées au chapitre un.

4.1 Jonathan : une rhétorique réfléchie

Richard Bach n'utilise pas de mots inconnus de ses lecteurs, et ce choix de vocabulaire peut

expliquer la variété d'interprétations que l'on a données de ce texte. Certains symboles

présents dans la fable éveillent des associations variables d'un lecteur à l'autre. Par exemple,

Bach utilise les symboles classiques de l'oiseau pour représenter la liberté, et celui du ciel

pour illustrer l'aspect illimité de cette liberté dans le vol. Mais au-delà de ces symboles, le

vocabulaire en tant que tel peut être interprété selon différents angles. Comme l'a si bien

2 La meilleure représentante de ces chercheurs est Marie-Jeanne Ferreux, qui utilisa Jonathan comme exemple de roman ésotérique initiatique.

72

expliqué Michel Clasquin, le texte peut être lu avec des yeux de bouddhistes. Le nom du

maître de Jonathan, ainsi que la proposition de vivre une multitude de vies, en sont de bons

exemples. De plus, comme Timothy Foote l'a mentionné, plusieurs lecteurs voient dans

l'histoire une illustration d'un idéal de vie hindoue Cependant, le texte est d'abord et avant

tout chrétien puisque le vocabulaire utilisé par Bach est principalement issu de cette tradition.

Parmi les expressions et références à connotation chrétienne, notons entre autres celles de

disciples, de résurrection, du goéland « Henry Calvin », de Jonathan désigné comme un

« apôtre-né » , ainsi que les nombreuses mentions du Paradis. Il y a aussi les suggestions

d'idéaux tels que celui de pratiquer l'Amour et la Bonté, et celui d'aimer ce qu'il y a de bon

dans l'autre même après le rejet. Plus précisément, en présentant Jonathan comme « le Fils du

Grand Goéland » possédant le stigmate d'exclu et entouré de douze autres exilés, Bach semble

bien s'inspirer de l'histoire de Jésus, Fils de Dieu. Comme le Christ, Jonathan a le désir

profond d'aider les siens à prendre conscience qu'ils peuvent travailler à leur salut. De plus, il

guérit un malade et ressuscite un mort. C'est pourquoi il est aussi possible de voir l'histoire de

Bach comme une nouvelle version de l'Évangile. Cependant, il faut noter l'absence de certains

éléments doctrinaux chrétiens comme le péché et le Jugement Dernier. Plusieurs critiques

chrétiennes avaient d'ailleurs exprimé l'impossibilité de considérer que le goéland soit une

figure du Christ. D'un point de vue chrétien, il est inconcevable d'éliminer ces éléments de la

religion chrétienne. Également, puisque Bach affirme que le goéland (l'individu) a plus d'une

vie et qu'il est seul responsable de son salut, donc sans aucune intervention divine. Pour ces

raisons, Jonathan ne peut pas constituer, toujours selon eux, un modèle de salut chrétien.

4.2 Jonathan : un vocabulaire et des thèmes précis

Les diverses interprétations du texte relèvent certains éléments isolés de l'histoire sans

nécessairement tenter de considérer le texte comme un ensemble logique. Il est maintenant

nécessaire de retourner au texte en tant que tel afin d'y déceler une cohérence. Il ne s'agit ici

plus d'isoler les références provenant de différentes traditions (christianisme, bouddhisme,

hindouisme), mais de les fusionner en une seule philosophie unique, celle de Bach.

3 T. Foote, « It's a Bird,... ». p. 44. 4 R. Bach. Jonathan, p. 80.

73

Jonathan en chiffres

Le texte de Jonathan ne fait qu'une soixantaine de pages, puisque la moitié des 127 pages du

livre ne contiennent que des photographies de goélands5. De plus, le texte est édité dans une

police de taille plus large que la taille standard, ce qui réduit à une quarantaine de pages la

longueur réelle de l'histoire. Malgré cette longueur modeste, Bach répète plusieurs fois les

mêmes grandes lignes de sa pensée. Pour faciliter l'analyse, elles peuvent être regroupées sous

quatre thèmes principaux : l'importance de l'apprentissage, le progrès, le refus de la mort et la

quête de la perfection. Certaines idées sont prisées plus que d'autres par Bach, et le nombre de

fois qu'elles sont répétées est un bon indicateur de leur importance.

Le thème de l'apprentissage comprend toutes les références concernant l'importance

d'acquérir toujours plus de connaissances, d'étudier, de s'entraîner et de transmettre son savoir

aux autres. Environ quarante fois, Bach le dit et le redit au cours de l'histoire : apprendre

donne un sens à vie et constitue sa seule raison d'être. C'est d'ailleurs sur ce point qu'il insiste

le plus. Le second thème regroupe toutes les idées en lien avec l'évolution et le progrès.

Puisque la vie se résume à apprendre, la personne accumule les connaissances pour évoluer, et

si elle n'apprend rien, elle reste au même niveau. Ce thème revient plus de quinze fois, et il

comprend l'idée que les choix personnels détermineront la progression de l'individu. Le

troisième thème est celui qui rend possibles les deux autres : le refus de la mort. Une seule vie

ne suffit pas pour tout apprendre. C'est pourquoi la personne a la possibilité, toujours selon

son désir, de vivre des milliers de vies. En abolissant la mort, Bach supprime du même coup le

temps et l'espace, puisque ces catégories servent à marquer le début et la fin d'une mesure

(celle de la vie dans ce cas-ci). Ce thème en lien avec l'éternité revient environ une dizaine de

fois. Le dernier thème est l'objectif suprême : la perfection. Cet état est rendu possible par

l'obtention de toutes les connaissances au bout de milliers d'existences. Cette perfection est en

réalité la prise de conscience par la personne qu'elle est, par nature, parfaite, sans limites et

divine. L'idée de la perfection comme but à atteindre revient, pour sa part, plus de vingt fois.

5 Peu importe l'édition du livre, selon la maison d'édition ou la langue, la présentation générale du conte ne varie que très peu.

74

4.3 Jonathan : un Évangile scientiste

Les idées sur lesquelles Bach insiste tout au long du livre sont révélatrices de ses convictions

personnelles et profondes. Comme il a été mentionné au dernier chapitre, Bach ne cache pas

son accord avec le discours d'esprits canalisés (channeling) comme Seth. Cependant,

contrairement autres livres de cet auteur, Jonathan ne peut pas être considéré comme un écrit

entièrement associé à cette technique et aux groupes qui l'utilisent. Il faut donc se tourner vers

l'autre source d'inspiration de Bach (et aussi la principale), celle qui date de la fin des années

cinquante : l'Église de Science Chrétienne. Pour bien cerner l'influence presque exclusive de

la Science Chrétienne sur Jonathan, il faut d'abord présenter cette religion ésotérique. Les

croyances dont témoigne Bach dans son livre ne sont pas évidentes à la première lecture, bien

qu'après avoir relevé en chiffres les répétitions des principales idées proposées, les emprunts à

la Science Chrétienne deviennent évidents. Il faut donc retourner aux textes de Bach et à celui

de Baker Eddy pour en faire ressortir les similitudes.

Présentation générale de la doctrine de la religion scientiste

Dans son livre Science et santé, comme le sous-titre l'indique (Avec la clef des Écritures),

Baker Eddy expose la révélation qu'elle a reçue en expliquant les Écritures Saintes en fonction

de son expérience personnelle. Selon l'interprétation qu'elle en donne, Jésus est venu sur terre

pour dénoncer la fausse croyance en la matière. Il « démontra » ce que le Principe divin peut

opérer en « guérissant les malades, en chassant l'erreur et en triomphant de la mort » . Elle

explique qu'elle utilise le mot « science » dans le sens spirituel du terme et que cette science

peut être « vérifiée » par l'application de sa méthode de guérison spirituelle . Elle soutient que o

toute maladie est d'origine mentale, et peut être guérie par l'Entendement divin . De plus, elle

refuse la croyance en la matière, et dépeint l'homme comme un être entièrement spirituel,

parfait et immortel : « L'homme est l'idée composée de l'Esprit infini; l'image et la

ressemblance spirituelles de Dieu; la représentation complète de l'Entendement » . Toujours

6 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 273. 1 Ibid, p. 123 8 Ibid, p. 169 9 Ibid, p. 591

75

selon cette auteure, l'homme a une nature divine; il est parfait et immortel : il est l'expression

de l'image de Dieu.

Selon la religion scientiste, la crucifixion du Christ a joué en fait le rôle d'une démonstration

« scientifique ». Elle devrait être la preuve que la mort du corps physique n'est pas réelle, et

c'est pourquoi Jésus réapparut devant ses disciples pour leur expliquer qu'il n'était pas

réellement mort.10 Se situant dans la lignée des premiers Chrétiens guérisseurs, les Scientistes

ont la mission de combattre les fausses croyances. Pour ce faire, Baker Eddy donne les détails

de sa méthode. Elle ajoute que la Vérité a un effet guérisseur quand il y a compréhension et

connaissance de la nature divine de l'homme . La simple croyance aveugle s'avère 1 7

insuffisante . C'est pour cette raison que Baker Eddy fonde une école. « La vérité est

révélée »; mais il ne suffit pas de lire le livre, il faut l'étudier et l'appliquer (le livre contient 1 ^

d'ailleurs deux chapitres sur les pratiques et l'enseignement des Scientistes) . La mort est une

illusion parce que le corps physique n'est que la manifestation de la pensée, ou de

l'Entendement14.

Dans Jonathan, Bach propose une définition tout à fait semblable. Il fait dire à son goéland

que « chacun de nous, en vérité, est une idée du Grand-Goéland, une image illimitée de la

liberté » et est « comblé de tous les dons et d'essence divine ». Plus loin, Bach mentionne que

« [le] corps, d'une extrémité d'aile à l'autre [...] n'existe que dans [la] pensée »15. De plus,

Bach nie la mort tout autant que Baker Eddy avec l'épisode de l'accident de Fletcher le

Goéland . D'ailleurs, à plusieurs reprises dans le roman, Bach affirme que chaque Être

continue de vivre des milliers de vies. La mort n'est donc pas réelle puisqu'elle n'est pas

définitive. Elle est présentée comme un passage.

10 Ibid, p. 43. " Ibid, p. 152. n Ibid, p. 203. 13 Ibid, p. 22 et 147. 14 Ibid, p. 584. 15 R. Bach, Jonathan, p. 94. 16 Ibid, p. 116.

76

Dans la religion scientiste, le refus de la mort doit être compris dans une logique issue de la

croyance que la matière, incluant le corps physique, n'est qu'une projection de la conscience.

Avec cette croyance comme base, la mort n'est pas la seule illusion de notre monde. Le péché,

et toutes autres formes de mal, le sont tout autant. Baker Eddy ajoute que même la croyance en

Adam est erronée puisqu'il représente le péché originel, qui est aussi une illusion17. Puisque

Adam est une représentation symbolique de la mort, il est donc irréel.

Le but de l'ouvrage de Baker Eddy est justement de dénoncer la croyance en la maladie. En

expliquant au lecteur que la matière n'est qu'illusion, elle espère prouver que les maux de

cette même matière n'existent que dans la tête du «malade»18, et, de cette façon, pense

pouvoir guérir toute maladie. À plus d'une reprise, Baker Eddy affirme que la croyance en la

médecine et en ses médicaments est « erronée » . Dans Jonathan, Bach met en scène un

épisode de guérison miracle qui illustre cette même conviction quand un goéland paralysé

d'une aile affirme qu'il est incapable de voler. Jonathan lui dit qu'il est libre et qu'aucune

limite physique ne peut l'empêcher de voler. Le goéland blessé s'envole ensuite sans peine20.

Les croyances de Baker Eddy modifient sa vision du temps et de l'espace. Elle pense que le

temps est une mesure qui limite la vie, qui lui met un terme. Il est donc erroné d'y croire :

« L'univers visible et l'homme matériel sont de misérables contrefaçons de l'univers invisible

et de l'homme spirituel. Les choses éternelles (les vérités) sont les pensées de Dieu telles

qu'elles existent dans le royaume spirituel du réel » . Pour sa part, en plus de suggérer

indirectement l'idée de la réincarnation, Bach présente un goéland qui a la capacité de se

déplacer instantanément. Il présente cette simultanéité comme étant la vitesse ultime qu'il

17 Elle ajoute également que le récit de la création est une métaphore allégorique, puisqu'il n'y a pas de monde physique (M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 177 et 529).

l* Ibid, p. 339, 579 et 580. 19 Bach affirme également qu'il ne croit pas dans les « pilules ». et que la médecine « nous empêche de connaître

nos limites ». Selon lui, elle a un côté moralisateur avec ses doctrines. Il ne faut pas oublier que son frère ne fut pas sauvé par cette médecine moderne (décédé de la leucémie) (R. Bach, Fuir sa sécurité), p. 101 et 50.

20 R. Bach, Jonathan, p. 106. 21 M. Baker Eddy, Science et santé... p. 337.

77

appelle « l'omniprésence ». En plus, le maître de Jonathan affirme qu'il a voyagé partout et à

toutes les époques auxquelles il a pu penser22.

Caractéristiques communes au Jésus scientiste et au goéland de Bach

Voici quelques caractéristiques spécialement attribuées à Jésus par Mary Baker Eddy dans

Science et santé. La description du Christ, que Baker Eddy donne tout au long de son livre, ne

concorde pas entièrement avec celle qui est faite dans une Bible traditionnelle, qu'elle soit

catholique, protestante ou d'une autre confession. Tout en utilisant les mêmes récits

évangéliques, Baker Eddy propose de ceux-ci une vision renouvelée et actualisée. La vie et la

mission de Jésus sont complètement réinterprétées, ainsi que la relation avec ses disciples.

Selon elle, Jésus aurait eu onze disciples qui ont marqué l'histoire, mais en réalité, ils auraient

été soixante-dix (vers la fin de la mission du Christ, ils auraient été deux ou trois cent)23. Dans

Jonathan, Bach affirme aussi que Jonathan est recruté par un groupe de douze goélands24, et

quand il est devenu le maître, il a réussi à avoir un millier de « curieux » qui l'ont rejoint pour

apprendre le vol . Le Jésus de la religion scientiste a plusieurs autres caractéristiques que

partage aussi le goéland de Bach, si bien qu'il peut être considéré comme une sorte de « Jésus

scientiste », correspondant à merveille à la description qu'en fait Baker Eddy.

Description des disciples

En plus d'être d'accord sur le nombre de disciples, Baker Eddy et Bach affirment également

que ces derniers ne comprenaient pas entièrement ce que leur maître enseignait. Selon Baker

Eddy, même après la résurrection, les disciples ne saisissaient pas tout puisqu'ils continuaient 76

d'interroger Jésus . Parmi les nombreux disciples, très peu avaient compris Jésus : « Ils

s'écartèrent de la grâce parce qu'en réalité ils ne comprirent jamais les enseignements de leur

Maître », et Baker Eddy explique cette affirmation en citant la célèbre phrase : « Il y a

22

23

R. Bach, Jonathan, p. 68-69. M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 27.

24 R. Bach, Jonathan, p. 60. 25 Ibid., p. 106. 26 M. Baker Eddy, Science et santé.... p. 136-137.

78

77

beaucoup d'appelés, mais très peu d'élus » . Bach insiste aussi sur ce fait. Il répète à quelques

reprises que les élèves ne comprenaient pas tout ce que disait Jonathan28. De plus, le goéland

qu'il ressuscite est le seul à avoir compris que la mort n'existe pas29. Malgré ce manque de

compréhension de la part des disciples, les deux auteurs affirment que l'important reste l'étude

et la pratique, dans le but de mieux comprendre avec le temps. Baker Eddy affirme que Jésus a

dit que le premier des devoirs chrétiens était la guérison" . Du côté de Bach, le maître (Chiang

d'abord, Jonathan ensuite) fait promettre à ses élèves de ne jamais cesser de voler, car cet

apprentissage leur permet de prendre conscience de leur nature illimitée31.

Étant donné que la Science Chrétienne refuse la réalité matérielle, elle refuse également la

légitimité du lien de chair. Les Scientistes forment la véritable famille, la seule valable : la

famille spirituelle. Baker Eddy affirme que Jésus n'a jamais appelé « père » qui que ce soit sur

terre, car le seul Père demeure dans les cieux . Pour ce qui est de Jonathan, après avoir été

exclu de son propre clan, il est recruté par « ses frères », qui sont sa véritable patrie . Cette

véritable famille est décrite ici en fonction de l'intérêt que ses membres ont en commun pour

l'étude et la perfection du vol. Bach suggère que, le sens de la vie est, pour un oiseau,

d'apprendre à voler, et oppose les oiseaux qui ont cette préoccupation à ceux dont le sens de la

vie est de manger et de vivre longtemps" .

L'incompréhension de ses contemporains

Les disciples n'étaient pas les seuls à ne pas comprendre le message complexe de leur

maître . Baker Eddy déclare que la Science (Vérité) est révélée, mais que « les Églises

21 Ibid, p. 27. 28 R. Bach, Jonathan, p. 93, 94, 108 et 123. 29 Après avoir expérimenté la mort, Fletcher le Goéland réalisa que son corps n'existait en effet que dans ses

pensées, et que la mort n'est pas réelle, (ibid., p. 116). 30 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 31. 31 R. Bach, Jonathan, p. 11 et 120. 32 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 31. Elle ajouta aussi que « l'hérédité n'est pas une loi », p. 178. 33 R. Bach, Jonathan, p. 46. 34 Ibid, p. 40. 35 Elle soulève à plusieurs reprises l'incompréhension des paroles de Jésus (ibid., p. 28, 44 et 53).

79

Chrétiennes ne sont pas prêtes à l'accueillir » . De plus, elle dit que cette Vérité, appelée

aussi le « pouvoir guérisseur », existait bien avant l'époque de Jésus et que ce Jésus n'était en

fait qu'un homme plus intelligent, plus capable de comprendre la vérité et de la mettre en ^7 • •

application . Il ne faut pas oublier que le livre entier de Baker Eddy se veut un commentaire

d'Écritures qui n'auraient pas été jusque-là comprises adéquatement. On y ajoute même que la

Science ainsi diffusée a dû être vulgarisée, car il aurait été impossible de la saisir sous sa

forme pure . C'est pourquoi Baker Eddy prévient les membres de son Église que leurs œuvres

risquent de subir le même sort : « ...on dira du mal du bien que vous faites. C'est la croix.

Prenez-la et portez-la... »j9. Elle leur dit également de bénir leurs ennemis, même s'ils

donnent « une tout autre interprétation à [leurs] paroles »40.

Dans le conte de Bach, Jonathan est lui aussi victime d'incompréhension de la part de ses

proches. Il a d'abord été expatrié par son clan au nom de la tradition millénaire, lui qui ne

désirait que de faire part aux siens des techniques de vol qu'il avait améliorées pour les aider à

évoluer, et que son pays natal, qui avait d'autres priorités matérielles, refusait d'écouter41.

Jonathan a été une seconde fois victime de l'ignorance de ses contemporains quand il a

ressuscité son élève décédé, et que des témoins attaquèrent ceux-ci à coup de « becs

meurtriers » . Quand Fletcher demande à Jonathan pourquoi il ne détestait pas ses

compatriotes, celui-là lui répond que c'est par ignorance qu'ils réagissent ainsi, et qu'ils

comprendront un jour. En disparaissant, Jonathan fait promettre à son meilleur élève d'aider

les nouveaux venus à comprendre les rudiments du vol, et de les guider vers le Paradis :

« Pardonne-leur et aide-les à y parvenir »43.

36 Ibid, p. 131. 37 Ibid, p. 146. 38 Ibid., p. 146-147. 39 Ibid, p. 254. 40 Ibid, p. 30. 41 R. Bach, Jonathan, p. 35. 42 Ibid, p. 118. 43 Ibid.p. 86, 119 et 120.

80

La mort, un passage

Un autre lien entre l'histoire de Bach et « l'Évangile » de Baker Eddy est que ces deux textes

présentent la mort comme un passage nécessaire pour comprendre la nature divine de l'Être.

Chez Baker Eddy, il s'agit d'un « changement » par lequel il faut passer, une expérience qui

permet de comprendre la Science, et une nécessité pour pouvoir ensuite enseigner : « ...il se

peut que nous n'acquérions pas la Science Chrétienne absolue avant de passer par ce

changement appelé la mort, car nous n'avons pas le pouvoir de démontrer ce que nous ne

comprenons pas » 4. Chez Bach, la mort est, en premier lieu, le passage d'un « niveau de

connaissance à un autre ». En second lieu, la mort est une étape. L'élève qui a été ramené à la

vie par Jonathan n'a réellement compris ce que son maître lui avait appris sur la nature

illusoire de son corps qu'après avoir expérimenté la mort. Avant de vivre cette expérience,

Fletcher était comme les autres élèves et ne pouvait pas admettre que son corps n'était que le

prolongement de ses pensées. Après être revenu à la vie, « Fletcher comprit »45. Il a ensuite pu

prendre la place de Jonathan en tant que maître des nouveaux venus pour leur enseigner le

vol46.

La mission de Jésus et les miracles expliqués

Baker Eddy présente Jésus comme un guérisseur. Sa mission était de faire connaître l'illusion

du corps matériel, et par extension, de dénoncer la nature illusoire de toutes maladies. Les

miracles sont alors présentés comme tout à fait naturels : ils sont l'application de la Science .

Elle ajoute que «les miracles sont impossibles dans la Science... puisqu'elle est une

explication de la nature » . Dans le livre de Bach, c'est le vol qui est omniprésent : il est dans

la nature du goéland, il est le sens de sa vie, et tout perfectionnement passe par lui. Quand

Martin le Goéland est venu à lui en disant qu'il désirait voler mais qu'il avait une aile

paralysée, Jonathan lui a répondu simplement que la nature du goéland est de voler, et que rien

44 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 254. 45 R. Bach, Jonathan, p. 117. 4b Ibid.p. 124. 47 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 134-135 et 591. 4* Ibid., p. 83.

81

ne peut l'en empêcher . La mission de Jonathan est en fait de ne jamais arrêter d'apprendre et

de perfectionner le vol, comme son maître le lui avait fait promettre, et comme il l'a fait avec

ses élèves.

Les deux auteurs s'entendent aussi pour affirmer que Jésus et Jonathan n'étaient pas d'une

nature différente de celle de leurs confrères. Bach insiste : « ...comblés de tous les dons et

d'essence divine...pas plus que vous ne l'êtes, pas plus que je ne le suis. La seule différence

est qu'ils ont commencé à comprendre...et qu'ils ont commencé à mettre en œuvre les moyens

que la nature leur a accordés ». C'est pourquoi Bach affirme que la croyance populaire voulant

que Jésus (Jonathan) ait été le Fils de Dieu (le Fils du Grand Goéland) n'est que le résultat

d'un « malentendu ». Jonathan demande à son élève de ne pas laisser les autres « faire de lui

un dieu » et de « répandre des bruits » sur lui51. Baker Eddy propose la même idée : Jésus

n'approuvait pas les propos des gens « rapportant les bruits communément répandus à son c'y

sujet » . Jonathan avait également compris que « cette façon de voler avait toujours été là, à la

portée de tous » . Jésus et Jonathan sont donc présentés comme des êtres comme les autres.

La différence est qu'ils ont pris conscience de leur véritable nature, et qu'ils ont perfectionné

les capacités inhérentes à cette nature.

Tout ce qui limite doit être éliminé

Le message de Bach et de Baker Eddy est clair : il faut d'abord abolir tout ce qui entrave la

nature illimitée de l'Être. La première étape est d'éliminer les fausses croyances qui

empêchent chacun de connaître sa nature divine. Pour ce faire, il faut supprimer les coutumes

et rites anciens. Selon Baker Eddy, Jésus « n'accordait aucune importance aux cérémonies

mortes », il n'avait pas instauré de rites, et était venu abolir les cérémonies et les doctrines54.

Bach formule la même idée, mais reste plus général : « ...tout ce qui entrave à cette liberté

49 R. Bach, Jonathan, p. 104-106. Bach va d'ailleurs reprendre cette idée dans son roman suivant, Illusions, dans lequel le message central est que tous peuvent faire ce qu'ils désirent, y compris les miracles, dans la mesure où ils apprennent comment les réaliser (ibid., p. 108).

51 Ibid,p. 121. 52 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 136. 53 R. Bach, Jonathan, p. 112. 54 M. Baker Eddy, Science et santé.... p. 31, 20 et 131.

82

doit être rejeté, qu'il s'agisse d'un rite, d'une superstition ou d'un quelconque interdit »55.

Bach préfère insister sur l'importance de rejeter la tradition et les lois du clan qui tentent de

limiter la liberté individuelle. Les deux s'entendent cependant sur la nécessité de comprendre

plutôt que de croire, car l'ignorance fait croire aux choses mystérieuses56. Ce qu'il s'agit en

fait de comprendre, c'est la « Loi », et c'est la seule chose qui soit valable. Baker Eddy

l'appelle la « Loi de l'Entendement divin », celle qui remplacera les lois opprimantes et qui

mettra fin à l'esclavage humain, car Dieu « créa l'homme libre »57. Bach parle de sauver de la

servitude les goélands prisonniers des lois du clan, et affirme que « la seule loi digne de ce CQ

nom est celle qui montre le chemin de la liberté...il n'en est point d'autre» . Les deux

auteurs suggèrent également de « briser les chaînes » qui font de l'homme un esclave. Ils

proposent d'ailleurs d'aider les lecteurs à se libérer, en leur fournissant des outils. C'est

pourquoi ils ont écrit leurs livres, qui servent à diffuser les connaissances, à permettre aux

lecteurs de prendre conscience de leur nature divine, et donc de comprendre qu'ils peuvent

briser leurs chaînes59.

Une sagesse qui nécessite beaucoup de travail

Puisque la mission est de faire connaître la vérité et que les miracles sont expliqués par la

nature, il ne reste plus qu'à mettre ces connaissances en pratique. Baker Eddy a d'ailleurs

insisté sur le fait que la simple connaissance était insuffisante. En parlant de Jésus, elle affirme

sans cesse qu'il « démontrait » l'efficacité de la Science en l'appliquant concrètement, et donc

en agissant. Elle ajoute que c'est aux hommes de travailler à leur salut, en étudiant la règle de

la Loi divine et en remplissant leur devoir de guérisseurs60. Pour illustrer sa pensée, elle donne

l'exemple d'un mathématicien qui se tiendrait devant son tableau noir, et qui prierait « le

principe des mathématiques » de résoudre un problème à sa place. Elle explique qu'elle

expose le principe divin dans son livre, mais que c'est au Scientiste de travailler à trouver les

55 R. Bach, Jonathan, p. 107. 56 Ibid., p. 27 et 73, et M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 197. 57 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 227 et 203. 58 R. Bach, Jonathan, p. 101 et 107. 59 Ibid, p. 94 et M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 225, 227 et 191. 60 M. Baker Eddy. Science et santé.... p. 174.

83

solutions61. Bach dit sensiblement la même chose : « cette façon de voler a toujours été là, à la

portée de tous, prête à être apprise par quiconque... » .

De plus, tout au long de la fable de Bach, il ne s'agit que d'entraînement physique. Le prétexte

de l'apprentissage du vol lui permet d'expliquer sa vision de la vie : comprendre les règles de

notre monde pour vivre en harmonie avec lui. Tout comme Baker Eddy, Bach utilise le terme

« principe » pour désigner ces règles. Il explique que la poursuite de la connaissance et sa mise

en pratique (l'entraînement physique), permettent de « comprendre le principe invisible de

toute vie parfaite »6j. À plusieurs reprises, Jonathan et ses élèves éprouvent une certaine

douleur en pratiquant des vols, et ces efforts sont présentés comme des signes d'évolution. Le

maître enseigne d'abord les aspects techniques d'un vol, ensuite le groupe met ceux-ci en

pratique jusqu'à ce que chacun les réalise à la perfection. La théorie n'a donc pas autant

d'importance que la mise en pratique64. Le but ultime est, bien sûr, de voler parfaitement, à la

vitesse de la pensée, ce que Bach qualifie de « Paradis ». Baker Eddy avait aussi mentionné la

même chose : atteindre le Paradis, c'est être capable de lire dans les pensées, comme Jésus qui

« lisait facilement dans les pensées du genre humain » . Bach dit également que Jonathan est

« désormais habitué à la facile télépathie », et que le vol parfait est celui qui se fait à la vitesse

de la pensée66. Par contre, l'atteinte de cet objectif ultime n'est pas facile, et il est surtout très

lent. Baker Eddy parle de plusieurs siècles d'évolution, et Bach affirme qu'il faut des milliers

de vies pour y parvenir . Il reste cependant positif : « Il en va de cela (la téléportation)

comme de toute autre chose... question d'entraînement » .

M Ibid, p. 3. 62 R. Bach, Jonathan, p. 112. b3 Ibid, p. 11, 74 et 62. 64 Bach fait également dire à Jonathan à un de ses élèves : « Martin le Goéland !...tu prétends savoir ce qu'est le

vol lent. Eh bien, tu ne sais rien du tout tant que tu n'as pas prouvé le contraire ! Vole ! », p. 102. 65 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 85 et 94. Madame Baker Eddy donne même des détails concernant la

nature des sons, qui sont des impressions mentales. R. Bach, Jonathan, p. 63. Bach également donne d'autres informations sur les sons rauques des goélands terrestres.

67 Ibid, p. 40 et 64, et M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 233, 240 et 254. 68 R. Bach, Jonathan, p. 118.

84

L'aspect physique de l'Être spirituel

Bach et Baker Eddy offrent également une description de la physiologie de l'être plus évolué.

La première caractéristique commune entre les deux auteurs concerne l'alimentation. Baker

Eddy affirme que Jésus, avec l'épisode de la multiplication des pains et des poissons, avait

essayé de montrer à ses disciples que la seule source de subsistance était l'Esprit et que

« l'Entendement immortel nourrit le corps » . Dans Jonathan, Bach mentionne que le seul

désir de voler « nourrissait » Jonathan, et qu'il n'avait « que la plume et les os ». Il était

« affamé mais heureux ». De plus, en avançant dans son entraînement, Jonathan n'a plus

besoin de manger autant que les autres goélands . Les deux auteurs offrent également la 71

même description de la beauté des êtres plus évolués : ils sont calmes et resplendissants . Ces

êtres supérieurs ont développé des capacités physiques qui leur permettent d'effectuer des

performances avec plus d'aisance. La vieillesse n'est pas non plus perçue négativement. Pour

Bach, le plus vieux des goélands est le plus puissant, le plus rapide et le plus agile. De son

côté, Baker Eddy est d'accord pour dire que « l'homme n'est ni jeune ni vieux » et que c'est 77

une erreur de croire « que nous vieillissons » .

Une philosophie unique et originale

La plupart des interprétations du conte se limitent à aborder seulement une partie des éléments

présents dans le conte. Or, quand le texte est analysé en conservant la cohérence de

l'ensemble, l'histoire ne peut plus être considérée comme universelle. Il est vrai que la

rhétorique de Bach rappelle d'abord et avant tout l'histoire du Christ. Cependant, certains

mots renvoient également à des traditions orientales. De toutes les analyses du conte,

quelques-unes ont affirmé que la religion scientiste y était présente de manière significative.

Parmi ces auteurs, notons Eugene DiPaolo et Timothy Foote. Selon ce dernier, la religion de

69 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 248 et 206. 70 R. Bach, Jonathan, p. 12 et 16. 71 Ibid. p. 45-46, 57-58 et 86. et M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 247-248. 72 Ibid. p. 244-245.

85

Mary Baker Eddy est une des sources d'inspiration principales de Bach . En observant les

répétitions du texte, les affinités doctrinales avec la Science Chrétienne deviennent évidentes.

Regardé de cet angle, le récit peut être compris comme une introduction élémentaire à cette

religion. Les idées sur lesquelles Bach insiste dans Jonathan concordent avec la doctrine de

Baker Eddy, même s'il est clair que certains éléments ont aussi été ajoutés par l'auteur. Le

livre n'est donc pas à 100% scientiste. Il devient alors compréhensible que le magazine de

l'Église de Science Chrétienne, 777e Christian Science Monitor, ait refusé d'en diffuser la

publicité. L'origine du contenu métaphysique du livre paraît alors avoir une double origine,

puisqu'il reflète à la fois les idées de Baker Eddy et d'autres croyances vulgarisées plus tard.

Certains ajouts s'inspirent même de la doctrine de la réincarnation popularisée dans les années

soixante.

Une suite logique

L'analyse du texte de Jonathan a bel et bien confirmé ses affinités doctrinales avec la pensée

de Mary Baker Eddy, mais également avec celle de Jane Roberts. Cela ne pose aucun

problème, puisque leurs deux discours ne se contredisent pas. Dans les années 1875, Mary

Baker Eddy propose une vision originale issue du protestantisme calviniste, où la liberté

individuelle remplace la doctrine de la prédestination divine . Elle n'avait pas, de son vivant,

répondu à toutes les questions. De plus, il ne faut pas oublier que Baker Eddy n'était pas la

première, ni la seule à proposer de telles idées. Comme l'avait bien expliqué William James en

1902, il existait, à cette époque, plusieurs groupes de guérison mentale75. Baker Eddy avait en

fait réussi à institutionnaliser sa religion et l'organiser efficacement pour en assurer la

survivance . Dans les années soixante et soixante-dix, Jane Roberts, inspirée par les progrès

scientifiques et les valeurs de sa génération, proposa des précisions sur les idées qui circulaient

déjà depuis près d'un siècle.

73 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 45. 74 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 24. 5 W. James a d'ailleurs consacré un chapitre entier de son livre sur le sujet, et y offre une description de

plusieurs d'entre eux (W. James, The Varieties of Religious Experience, p. 78-126). 76 Pour plus de détails sur les raisons du succès de la religion instituée par Mary Baker Eddy, voir le chapitre « La

Science Chrétienne », dans Regis Dericquebourg, Religions de guérison, Paris, Éditions du Cerf, 1988, p. 45-77. Dericquebourg affirme que « le phénomène [de sa popularité] amplifie » à la suite d'une réunion dirigée par Baker Eddy à Chicago (p. 52).

86

La nature de l'homme et de l'univers

La description de l'homme qui est proposée par Baker Eddy et Jane Roberts est sensiblement

la même. Pour Baker Eddy, « l'homme est le reflet de l'Âme »77, et Roberts affirme que le 7R

corps est créé par la conscience . Les deux auteures s'accordent pour dire que les

caractéristiques du corps physique sont déterminées par la perception que la personne a d'elle-

même. Baker Eddy décrit l'homme en le comparant à un sculpteur, qui modèle son corps en

fonction de ses pensées , et Roberts consacre un chapitre entier de son livre à expliquer Rft

comment les pensées créent la matière . Les deux auteurs ajoutent que, bien entendu, il ne

faut pas se fier aux cinq sens de ce corps . Les sens (Baker Eddy parle de « sensualisme ») ne

doivent donc pas être considérés comme réels, puisque le corps n'est qu'illusion. Autant Baker

Eddy que Roberts insistent sur la clairvoyance et la télépathie naturelles de l'homme, qu'elles R7 R^

présentent comme des « inner senses » ou des « spiritual senses » . Baker Eddy affirme que

l'Entendement n'a pas besoin d'œil pour voir, ni d'oreille pour entendre, ni d'os pour se R4

mouvoir . Roberts est d'accord avec cette idée, et ajoute que l'âme n'a nul besoin de mots o c

pour s'exprimer, car la communication est instantanée . En refusant la réalité du corps

physique, Baker Eddy et Roberts refusent également la mort de ce corps, affirmant que toute

matière n'est qu'illusion , et leurs descriptions de l'homme en tant que pur esprit supposent

qu'il est éternel et indestructible87.

77 M. Bake Eddy, Science et santé..., p. 249. 78 J. Roberts, Seth Speaks, p. 5 et 287. 79 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 208 et 248. 80 J. Roberts, Seth Speaks, p. 68 à 78. 81 « You cannot trust your physical senses to give you a true picture of reality » (J. Roberts, Seth Speaks, p. 7), et

« The testimony of the corporal senses cannot inform us what is real and what is delusive » (M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 70).

82 J. Roberts, Seth Speaks, p. 47. 13 M. Baker Eddy, Science et santé.... p. 486. Elle utilise aussi l'expression « senses of Soul » [les sens de

l'Âme], p. 213. M Ibid, p. 84, 85 et 213. 85 J. Roberts, Seth Speaks, p. 63, 11 et 108. 86 J. Roberts, The Seth Material, Prentice-Hall, New Jersey, 1970, p. 48, et M. Baker Eddy, Science et santé...,

p. 584. 87 J. Roberts, Seth Speaks, p. 83, 209, 428. et M. Baker Eddy, Science et santé... p. 42, 162, 164 et 428.

87

Toutefois, Baker Eddy et Roberts sont conscientes qu'elles doivent aborder le sujet du monde

physique puisqu'il s'agit de la réalité concrète de leurs lecteurs. De son côté, Baker Eddy

explique que la Science qu'elle décrit dans son livre a dû être simplifiée pour en permettre la RR

compréhension . Pour Roberts, la réalité physique n'est pas entièrement fausse : « It is not

that physical reality is false. It is that the physical picture is simply one of an infinite number

of ways of perceiving the various guises through which consciousness expresses itself»89.

Les deux auteurs expliquent également que le but premier de leurs livres respectifs est de faire

connaître les vérités concernant l'univers, pour ainsi détruire les illusions provoquées par les

fausses croyances. Baker Eddy désire aider les lecteurs à « se libérer de la matérialité et de la

servitude » qu'ils se sont eux-mêmes imposées , et Roberts veut les libérer des chaînes

artificielles qui les unissent au corps physique91. Un autre but partagé par ces deux auteures est

leur désir de diffuser leur point de vue et leur découverte à la suite de leur expérience

personnelle : « And I offer my original interpretation to others... I describe reality as I know 07

it, and my experience » , et « In the author's work... may be found a biographical sketch,

narrating experiences which led her, in the early 1886, to the discovery of the system that she

denominated Christian Science » J. Un autre point commun à ces deux auteurs est

l'affirmation que leurs livres devraient développer « les facultés et les possibilités latentes de

l'homme »94, car les informations qui y sont exposées ne servent qu'à rappeler ce que les

lecteurs savent déjà. Selon Baker Eddy et Roberts, l'âme a tout oublié et c'est à la personne de

travailler pour se souvenir . De plus, elles ajoutent que les lecteurs devraient suivre leurs

intuitions, car elles sont des indices de la vraie nature de l'être .

88 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 146-147. 89 J. Roberts, Seth Speaks, p. 30. 90 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 191. 91 J. Roberts, Seth Speaks, p. 70. 92 Ibid., p. 1. 93 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. viii. 94 Ibid, p. 128. 95 Ibid, p. 302 et 414 et J. Roberts, Seth Speaks, p. 7 et 60. 96 J. Roberts, Seth Speaks, p. 15, 86 et 91 et M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 85.

88

La nature du mal

Pour les deux auteurs, il est clair que le monde physique est une projection des pensées

humaines, et qu'il en va de même pour tout ce qu'il comporte. Ainsi, tous les problèmes,

maladies ou péchés sont, en réalité, provoqués par les croyances erronées des humains. Selon

Baker Eddy et Roberts, aucun médicament ne devrait être consommé car ils empêchent la

personne de prendre conscience du pouvoir de l'esprit sur la matière. Roberts affirme que

l'âme quitte le corps pendant le sommeil et que les expériences vécues pendant cet état de

veille sont aussi importantes que celles vécues en état d'éveil . Elle insiste donc pour bannir

précisément les médicaments qui aident à dormir, car elle considère que ces pilules empêchent

l'âme de bien voyager. Baker Eddy propose elle aussi une religion de guérison. Tout au long

de son livre Science et santé, elle tente de convaincre le lecteur que c'est la croyance en la

matière qui est à l'origine de tout mal. Elle propose donc de guérir les hommes en leur faisant

prendre conscience de leur nature divine et parfaite. Elle ajoute que la maladie est un rêve :

« Mortal existence is a dream of pain and pleasure in matter... In both the waking and the

sleeping dream, the dreamer thinks that his body is material and the suffering is in that

body »98.

Les précisions de Jane Roberts

Dans Seth Speaks, Jane Roberts offre une vision de la nature de la réalité qui diffère de celle

de Baker Eddy, mais les nuances sont subtiles. Tandis que Baker Eddy refuse entièrement le

monde physique, Roberts affirme que la matière n'est pas irréelle. Selon Roberts, le monde

dans lequel le lecteur vit est l'une des formes possibles parmi un nombre infini de mondes.

Elle ne refuse donc pas la matière, même qu'elle affirme que les objets inanimés sont

également « conscients » : « Nevertheless, the atoms and molecules within the nail do posses

their own kind of consciousness... I am saying, of course, that there is no such thing as dead

matter » . Tandis que Baker Eddy suggère que la vie est un rêve, et qu'il n'y a donc pas de

différence entre les deux, Roberts affirme que les rêves sont aussi réels que la vie en éveil.

97 J. Roberts, Seth Speaks, p. 22 et 106. 98 M. Baker Eddy. Science et santé..., p. 188. 99 J. Roberts, Seth Speaks, p. 13-14.

89

Toutes deux sont donc d'accord sur le fait que l'état de sommeil est de même nature que l'état

d'éveil.

Les éléments spécifiques ajoutés par Roberts sont donc en effet en lien avec la croyance en la

réincarnation. Par exemple, Baker Eddy ne fait que refuser le temps et l'espace, car ils font

partie du monde physique, alors que Roberts explique en détail le nombre infini des mondes

simultanés100. Selon Roberts, la personnalité d'une personne n'est qu'un aspect de son âme :

« This book is Seth's way of demonstrating that human personality is multidimensional, that

we exist in many realities at once»101. Sans dire exactement que l'homme est

multidimensionnel, Baker Eddy affirme que l'homme est différent de Dieu : « le terme

individualité soulève [aussi] des objections, parce qu'un individu peut faire partie d'une

série... tandis que Dieu est Un, -non un d'une série»102. Donc, les deux auteurs affirment

qu'il n'y a pas de vieillesse, et que la conception humaine du temps et de l'espace est erronée,

mais donnent des explications différentes des raisons de cette fausse compréhension du monde

physique.

Un autre exemple d'un rapprochement possible entre la Science Chrétienne et le discours de

Jane Roberts est leur référence aux religions orientales. Baker Eddy mentionne que les

« Indiens » de l'Inde comprennent davantage la nature de la réalité, alors qu'en 1960, Jane

Roberts affirme que la vision bouddhique de la nature de la réalité est la plus rapprochée de la

vérité103. Baker Eddy n'utilise pas le mot « réincarnation », et n'affirme pas directement que

l'esprit puisse vivre de nombreuses vies. Elle a cependant suggéré quelques idées qui peuvent

être vues comme annonçant le concept de réincarnation développé dans les années soixante.

Par exemple, elle affirme que « si les mortels ne progressent pas, leurs échecs passés se

répéteront jusqu'à ce que tout travail mal fait soit effacé ou rectifié»104, et qu'il y a des

« cycles infinis de l'existence éternelle »105. Baker Eddy n'avait pas développé cette idée

100 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 595 et J. Roberts, Seth Speaks, p. 57 et 270. 101 J. Roberts, Seth Speaks, p. xv. 102 M. Baker Eddy, Science et santé..., p. 117. 103 Ibid, p. 477 et J. Roberts, Seth Speaks, p. 285. 104 M. Baker Eddy, Science et santé.... p. 240.

Ibid, p. 319.

90

davantage, mais elle avait tout de même montré de l'intérêt pour la vision du monde proposée

par les Indiens, et affirmait que la sphère est le symbole représentant le mouvement éternel et

perpétuel de l'Être106. L'idée proposée par Baker Eddy qui se rapproche le plus du concept de

réincarnation tel que développé par Jane Roberts, est la suggestion qu'il y a des stades

successifs d'expérience107. Selon elle, l'humanité progresse très lentement, et cette évolution

est positive. Au fil des siècles, les hommes acquièrent des connaissances sur leur monde, ce I OR

qui leur permet de mieux le comprendre et d'ainsi se rapprocher de la perfection spirituelle .

Baker Eddy ne critiquait pas ouvertement les religions organisées, et n'avait condamné aucune

Église chrétienne. Elle en avait plutôt proposé une nouvelle en fondant sa propre Église

Scientiste. Elle expliquait la fondation d'une nouvelle Église en affirmant que les Églises

chrétiennes existantes ne comprenaient pas le message ni la mission de Jésus. Pour bien saisir

son discours, il faut cependant le remettre dans son contexte, soit celui de la fin du vingtième

siècle, dans une Amérique encore nouvelle. Il est possible que les réalités sociales au temps de

Bach et de Roberts puissent expliquer pourquoi ils eurent le désir de raffiner leur pensée. Dans

les années soixante, les espoirs en la science et le progrès ont inspiré la génération de la

contre-culture à proposer un discours actualisé1 . Bach n'a jamais expliqué les raisons de son

départ de l'Église, mais il a tout de même mentionné que ce n'était pas pour des raisons

doctrinales. Dans ce mémoire, j 'ai proposé l'hypothèse que le divorce aurait pu être une

motivation pour lui à se libérer de la religion dont il acceptait les idées. Cependant, avec les

nombreuses affinités entre les idées de Baker Eddy et de Roberts, on comprend pourquoi

Richard Bach, après avoir quitté l'Église Scientiste, s'est intéressé aux livres de Jane Roberts.

C'est comme s'il se reconnaissait dans le discours de Seth. Dans son cheminement spirituel

personnel, Bach a retrouvé la logique de Baker Eddy dans les livres de Roberts. C'est

pourquoi je suggère que Jonathan puisse être considéré comme un Évangile scientiste

actualisé et personnalisé.

106 Ibid, p. 240. 107 Ibid, p. 66. 108 Ibid, p. 233 et 254. 109 Par exemple, les manuscrits de la Mer Morte sont utilisés à titre de référence pour appuyer la croyance

stipulant que l'Église chrétienne (le Vatican et les moines) aurait volontairement modifié les textes dans le but de conserver l'autorité sur les masses (J. Roberts, Seth Speaks, p. 425-427).

91

Conclusion

Jonathan provoque des réactions fortes depuis sa publication en 1970. Au fil des ans, une

multitude d'analyses, de critiques et d'interprétations ont été proposées pour tenter d'expliquer

ce que signifie ce conte, pour ainsi essayer également de comprendre son impressionnante

popularité. C'est pendant les deux années de la plus grande popularité du livre (1972-1973)

que s'est produit la majorité des articles et recensions portant sur livre. Cependant, Jonathan

continue d'être étudié aujourd'hui puisqu'il a été un véritable phénomène culturel. Les

lecteurs n'y restent pas indifférents, qu'ils soient des chercheurs ou des individus à la

recherche de la vérité.

Le best-seller de Richard Bach fait couler beaucoup d'encre et la variété d'hypothèses

suggérées concernant le message derrière l'histoire simple du goéland révèlent qu'il est

difficile de découvrir les motivations profondes d'un auteur quand il refuse de les dévoiler.

Dans la dédicace de Jonathan, Bach présente aussi son roman aux lecteurs : « À ce Jonathan le

goéland qui sommeille en chacun de nous », et quand on lui demande ce qu'il voulait dire par

l'entremise de son oiseau, il affirme que Jonathan peut signifier ce que le lecteur souhaite. En

agissant de cette façon, Bach laisse donc à chacun la liberté d'interpréter le texte selon sa

vision personnelle. C'est d'ailleurs ce que font les lecteurs. Certains croyants de différentes

religions affirment que Jonathan est fidèle à leurs enseignements pendant que d'autres

attaquent le livre en dénonçant ce sentiment d'appartenance partagé par plusieurs. Les

critiques littéraires ont également aidé le goéland à devenir un héros des masses. En ignorant

le livre dès sa sortie, ils ont permis au livre d'être diffusé tranquillement d'une personne à

l'autre. Quelques années plus tard, en constatant la popularité du livre, les chercheurs en

sciences humaines analysent surtout cette popularité du texte devenu un incontournable sujet

de recherche selon l'angle d'approche spécifique à leur champ d'étude. Leurs hypothèses

concernant le message du texte se font donc en fonction de l'analyse de la culture qui en fait

un best-seller. Jonathan est maintenant considéré comme un représentant de la contre-culture,

des valeurs et idéologies propres aux années soixante-dix américaines.

La présentation des différentes analyses de Jonathan a également relevé le fossé existant entre

la communauté intellectuelle et les masses. Les chercheurs ne prennent pas le livre et son

92

message au sérieux et ils se permettent même de le dénigrer avec insolence. Cependant,

certains auteurs insistent pour souligner l'importance d'étudier ces livres aimés du grand

public et de les utiliser comme outils pour comprendre la société. Il est clair qu'étudier les

livres spirituels populaires renseigne sur la religion populaire et permet de relever les idées qui

circulent. De plus, ces livres permettent d'identifier des contrastes entre les croyances des

individus et celles suggérées par leur religion officielle. Des livres comme Jonathan doivent

donc être analysés puisqu'ils sont la source première qui inspire les individus à forger leur

religion individuelle. En lisant ces livres, les lecteurs ressentent des émotions fortes et se

reconnaissent dans l'histoire. Ainsi, même s'ils sont des romans fictifs, ils deviennent une

source de vérités universelles pour les masses. Un certain intérêt est d'ailleurs manifesté

encore aujourd'hui pour le goéland de Bach. Encore vendu aujourd'hui partout dans le monde,

plusieurs lisent ce livre par simple curiosité. De plus, Jonathan est parfois présenté comme un

texte « révélé » qui fait l'unanimité à travers le monde puisqu'il est aimé par des croyants de

différentes religions. Le texte demeure une histoire qui ne se démode pas. Elle raconte tout

simplement l'histoire d'un jeune goéland qui décide de poursuivre son désir d'apprendre à

voler, même si les membres de son clan ne partagent pas ses priorités. Le livre renferme une

morale de réussite personnelle qui peut ainsi toucher la sensibilité du lecteur et le manque de

précisions permet à chacun de le comprendre selon ses propres connaissances. Ce manque de

clarté est alors considéré comme une lacune et le contenu passe pour du symbolisme, ce qui

ouvre son message à une multitude d'interprétations. C'est pourquoi la majorité des analyses

finissent par conclure que le texte est universel, surtout à cause de son manque de précisions.

Cependant, le texte n'est, à mon avis, aucunement imprécis. Dans ces quelques pages, Bach

répète sans cesse les mêmes grandes idées qui ont une origine précise : la mort n'existe pas, le

but de la vie est d'apprendre et il faut beaucoup de travail pour progresser jusqu'à l'obtention

de l'état de perfection. L'analyse du texte sans tenir compte du contexte de réception révèle

que le message de Jonathan peut être associé au discours des esprits du channeling et

popularisé surtout dans les années soixante. En étudiant la vie de Bach, un élément important a

surgi. Étant donné que Bach a pris huit années pour rédiger Jonathan, il s'est avéré capital de

prendre en considération la chronologie des événements de la vie de l'auteur. Ainsi, quand la

première partie du livre était en rédaction (vers 1958), Bach était marié, avait ses premiers

93

enfants, faisait partie de l'Église Scientiste et gagnait sa vie avec divers emplois peu payants.

À la fin de la première partie de Jonathan, vers 1960, il quittait sa famille et son Église pour

aller voler en solitaire, tout comme le goéland qui est expatrié par son clan et qui se retrouve à

voler en solitaire, libéré des règles contraignantes du clan. La rédaction du best-seller cessa

pendant environ sept années, qui furent pour Bach des années de recherche de la vérité. Quand

les dernières pages de Jonathan ont été composées (vers 1967), l'auteur étudiait depuis peu les

livres ésotériques. Bach affirma en entrevue qu'il avait essayé de comprendre la signification

de son expérience en parlant avec quelques médiums : « Since then he had tried a few

mediums, but found "all that crystal-ball stuff, spirit guides, music and the darkened rooms"

hard to take » . Il découvrit finalement une source qui proposait une vision de la vie qui lui

était familière et qui a abouti à une profonde amitié entre Jane Roberts et lui (vers 1970-1971).

Bach explique que Jane Roberts se démarquait des autres médiums parce qu'elle ne proposait

pas toute une mise en scène impressionnante comme ses comparses : « It's all done in

daylight... There's just this one small, middle-aged woman in a rocking chair »2. À la suite de

cette rencontre, l'influence des écrits de Roberts est décelable dans les livres de Bach.

Notes sur la « voix » entendue par Bach

Bach ne désire pas être considéré comme l'auteur de Jonathan. En 1973, il affirme qu'il est

conscient que le public puisse être septique concernant l'origine du texte. Il avait lui-même été

pris de panique, confus, et s'interrogeait sur son expérience. Il a essayé de la comprendre en

cherchant d'autres personnes qui auraient vécu la même chose. Depuis qu'il a fait la rencontre

de Jane Roberts et qu'il est plus familier avec le discours des esprits, Bach explique

différemment ce qu'il entend par « voix ». Au cours d'une séance spirite avec Roberts, Bach a

demandé à Seth d'où provenait cette voix. Seth lui avait alors expliqué qu'elle est, en réalité,

un « aspect » de sa personnalité . Quelques années plus tard, dans ses autres romans, Bach fait

parfois référence à cette « voix intérieure » qui le guide. Dans son autobiographie, il explique

1 T. Foote, « It's a Bird,... », p. 47. 2 Ibid, p. 47. 3 Ibid, p. 47.

94

que les coincidences et les signes sont comme les voix intérieures et qu'il faut les écouter4.

Dans son cas personnel, il croit que c'est son frère qui le guide.

Une religion du vol

L'examen de la vie de l'auteur et de quelque-uns de ses autres livres a révélé que Bach croit

sincèrement aux idées qu'il propose. D'un roman à un autre, il répète les mêmes idées, en

donnant des précisions sur l'un ou l'autre des aspects de sa pensée. Même si ses livres sont

présentés comme des fictions, ils ne le sont qu'à un certain égard. Il existe une cohérence

certaine entre les idées présentées dans Jonathan et celles dans les autres écrits de Bach. Ce

qui prouve que l'auteur avait bel et bien des intentions précises en écrivant son best-seller.

D'ailleurs, Bach dit dans Gift of Wings : « Toute personne qui publie ses amours, ses craintes,

et ses enseignements sur des pages de magazine, dit adieu aux secrets de son esprit pour les

offrir au monde... La manière de connaître un écrivain n'est pas de le rencontrer

personnellement mais de lire ce qu'il écrit » . Il explique ensuite que ceux qui le connaissent

le mieux sont parfois des gens qu'il n'a jamais rencontrés. Avec de telles affirmations, il

devient impossible de considérer les romans de Bach comme des fictions. Pour plusieurs

raisons, l'auteur préfère conserver une certaine distance entre lui et ses lecteurs. Il veut tout de

même aider les gens à prendre conscience de leur liberté. Il refuse donc de dicter aux autres

des croyances. Les idées que Bach propose dans ses livres, il ne veut pas les imposer.

Dans ses écrits datant des années cinquante et soixante, Bach tente de définir sa « religion du

vol ». Plusieurs années après, il parle plutôt de « philosophie du vol ». Avec ses articles et

romans, Bach désire transmettre aux autres son amour de l'aviation. Il essaie à plusieurs

reprises d'expliquer le sentiment de liberté totale que procure le vol. Selon lui, quand un pilote

se retrouve seul dans son avion, il est entièrement responsable et libre. Bach se présente lui-

même comme un pilote avant tout puisqu'il déteste écrire. Par contre, étant donné que

l'écriture est un moyen efficace pour transmettre sa passion du vol et sa philosophie, il

continue d'écrire. Il ne veut pas imposer sa vision du monde aux autres, mais il considère que

4 R. Bach, Running From Safety, p. 203-204. 5 R. Bach, Gift of Wings, p. 14.

95

son devoir est de faire connaître la nature illimitée des hommes pour les aider à se libérer. Il

reste tout de même conscient qu'il ne peut pas contrôler les réactions des lecteurs.

La première étape vers sa liberté a été de quitter la religion dont il était membre, la Science

Chrétienne. Ensuite, il quitta sa femme et leurs six enfants pour aller voler en solitaire. L'étape

suivante a été de rechercher des réponses à ses questions. Ces réponses, il les a trouvées dans

le discours du channeling, qui proposait une vision du monde fortement inspiré de la Science

Chrétienne. Pendant les années qui ont suivi, Bach a continué d'écrire des romans qui

proposent les idées de base de ces sources. En 1974, Bach affirme que, si Jonathan avait été

édité dans les années cinquante, il n'aurait pas été accepté ou compris. Il ajoute que le message

du livre a touché les gens dans les années soixante-dix parce qu'ils étaient prêts à l'entendre6.

Ce commentaire de l'auteur ainsi que de ses autres livres prouvent qu'il a conservé, depuis le

tout début des années cinquante, la même base philosophique.

E. Aguilera, Hacia una traducciôn..., p. 34.

96

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