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La danse dans l'art byzantin: quand le mouvement exprime un rituel. Réflexions à partir d'exemples...

Date post: 26-Jan-2023
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La danse dans l’art byzantin : quand le mouvement exprime un rituel Réflexions à partir d’exemples choisis Résumé.– Cette étude concerne la représentation du mouvement de la danse dans divers domaines de l’art byzantin, à savoir l’enluminure, l’ivoire, le bas-relief sur pierre et les émaux cloisonnés. La réflexion porte sur les procédés iconographiques mis en œuvre pour figurer le mouvement et permet de montrer que certains d’entre eux sont empruntés à l’Antiquité, tandis que d’autres semblent refléter des événements de la vie quotidienne à l’époque byzantine. La majorité des documents étudiés atteste que les représentations de danse sont associées à l’expression d’un rituel de triomphe et trouvent, surtout dans les manuscrits, leur inspiration et leur légitimation dans plusieurs épisodes bibliques. Abstract.– This study concerns the representation of the movement of dance in various fields of Byzantine art: illuminating, ivory, stone relief and enamel. Through the study of the iconographic process used to represent movement, we can see that some patterns are borrowed from Antiquity, whereas others seem to be inspired by events of daily life during Byzantine time. The majority of the selected works show that the representation of dance is linked to the expression of a triumphal ritual and find their inspiration and their legitimacy in several biblical episodes. « La danse est toujours née d’un rituel. Qu’il soit social, magique, ou, pour la plupart du temps, sacré ». Cette affirmation de Maurice Béjart1 est particulièrement évidente dans les représentations de personnages dansants que l’art byzantin nous a transmises : quel qu’ait été le procédé iconographique adopté pour rendre le mouvement des danseurs, la plupart se rattachent à un rituel. C’est donc autour de ce thème central que j’ordonnerai l’analyse des documents iconographiques sélectionnés, en les répartissant en fonction du type de rituel associé à ces danses. Bien que la danse fût dépréciée durant les premiers siècles du christianisme comme en témoignent certains écrits des Pères de l’église – notamment ceux de saint Jean Chrysostome2 – et d’autres sources canoniques3, plusieurs documents iconographiques, de même que certains textes, attestent qu’il existait dès le (1) Maurice Béjart, Michel Robert, Ainsi danse Zarathoustra. Entretiens, Actes Sud, 2006, p. 73. (2) Webb 1997, p. 121. Une partie de cet article est consacrée à l’interprétation, très négative chez plusieurs Pères de l’église de la danse de Salomé qui causa l’exécution de saint Jean-Baptiste, cf. ibid., p. 135-140. Pour les premiers auteurs chrétiens et byzantins, Salomé symbolise en effet le caractère démoniaque de la danse et ses conséquences funestes. (3) Voir le canon 45bis du synode de Carthage et le commentaire de ce canon par Zonaras, canon promulguant que les danseurs qui voulaient abandonner leur métier et revenir à Dieu devaient au préalable se faire pardonner, cf. Yannopoulos, La société profane dans l’empire byzantin des VIIE, VIIIE et IXE siècles, Louvain, 1975, p. 204. Il faut aussi mentionner le Code théodosien, dont certains décrets ont pour but de régulariser la situation des danseuses professionnelles qui décident d’abandonner leur métier pour se consacrer à Dieu, cf. Code Théodosien, 15.7, cf. l’édition de T. Mommsen, 1,2, Berlin,
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La danse dans l’art byzantin : quand le mouvement exprime un rituel Réflexions à partir d’exemples choisis

Résumé.– Cette étude concerne la représentation du mouvement de la danse dans divers domaines de l’art byzantin, à savoir l’enluminure, l’ivoire, le bas-relief sur pierre et les émaux cloisonnés. La réflexion porte sur les procédés iconographiques mis en œuvre pour figurer le mouvement et permet de montrer que certains d’entre eux sont empruntés à l’Antiquité, tandis que d’autres semblent refléter des événements de la vie quotidienne à l’époque byzantine. La majorité des documents étudiés atteste que les représentations de danse sont associées à l’expression d’un rituel de triomphe et trouvent, surtout dans les manuscrits, leur inspiration et leur légitimation dans plusieurs épisodes bibliques.

Abstract.– This study concerns the representation of the movement of dance in various fields of Byzantine art: illuminating, ivory, stone relief and enamel. Through the study of the iconographic process used to represent movement, we can see that some patterns are borrowed from Antiquity, whereas others seem to be inspired by events of daily life during Byzantine time. The majority of the selected works show that the representation of dance is linked to the expression of a triumphal ritual and find their inspiration and their legitimacy in several biblical episodes.

« La danse est toujours née d’un rituel. Qu’il soit social, magique, ou, pour la plupart du temps, sacré ». Cette affirmation de Maurice Béjart1 est particulièrement évidente dans les représentations de personnages dansants que l’art byzantin nous a transmises : quel qu’ait été le procédé iconographique adopté pour rendre le mouvement des danseurs, la plupart se rattachent à un rituel. C’est donc autour de ce thème central que j’ordonnerai l’analyse des documents iconographiques sélectionnés, en les répartissant en fonction du type de rituel associé à ces danses. Bien que la danse fût dépréciée durant les premiers siècles du christianisme comme en témoignent certains écrits des Pères de l’église – notamment ceux de saint Jean Chrysostome2 – et d’autres sources canoniques3, plusieurs documents iconographiques, de même que certains textes, attestent qu’il existait dès le

(1) Maurice Béjart, Michel Robert, Ainsi danse Zarathoustra. Entretiens, Actes Sud, 2006, p. 73.(2) Webb 1997, p. 121. Une partie de cet article est consacrée à l’interprétation, très négative chez plusieurs Pères de

l’église de la danse de Salomé qui causa l’exécution de saint Jean-Baptiste, cf. ibid., p. 135-140. Pour les premiers auteurs chrétiens et byzantins, Salomé symbolise en effet le caractère démoniaque de la danse et ses conséquences funestes.

(3) Voir le canon 45bis du synode de Carthage et le commentaire de ce canon par Zonaras, canon promulguant que les danseurs qui voulaient abandonner leur métier et revenir à Dieu devaient au préalable se faire pardonner, cf. Yannopoulos, La société profane dans l’empire byzantin des viiE, viiiE et ixE siècles, Louvain, 1975, p. 204. Il faut aussi mentionner le Code théodosien, dont certains décrets ont pour but de régulariser la situation des danseuses professionnelles qui décident d’abandonner leur métier pour se consacrer à Dieu, cf. Code Théodosien, 15.7, cf. l’édition de T. Mommsen, 1,2, Berlin,

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début de l’ère chrétienne plusieurs types de performances chorégraphiques en fonction du contexte public, religieux ou davantage privé pour lequel elles étaient conçues4.

Les images de danse examinées se rencontrent dans des domaines très divers de l’art byzantin, à savoir la peinture, les ivoires, les bas-reliefs sur pierre et les émaux cloisonnés. Le support même de ces images a naturellement influencé la manière de représenter le mouvement des personnages dansants. Ces documents ont le trait commun de faire partie des objets de luxe commandités par le milieu impérial ou son entourage ou destinés à une classe sociale relativement aisée. La vision que ces œuvres donneront de la danse aura donc principalement trait à ce milieu socialement privilégié.

danse et rituel de triomphe

La danse qui accompagne les cérémonies honorant les vainqueurs à l’hippodrome

Il est intéressant de constater que, dès le début de la période byzantine, la danse semble avoir lieu dans un contexte public officiel : en témoigne, par exemple, la base sculptée en bas-relief de l’obélisque de Thoutmosis III provenant du sanctuaire d’Ammon à Karnak, que l’empereur Théodose Ier fit ériger sur l’hippodrome de Constantinople vers 390 (fig. 1)5. La face sud-est de la base supérieure comprend plusieurs personnages, dont l’empereur Théodose Ier qui, dans sa loge impériale, s’apprête à couronner le vainqueur des jeux de l’hippodrome. Á la partie inférieure, deux rangs de spectateurs surmontent des danseurs, des danseuses et des musiciens. Parmi ces derniers, on reconnaît des joueurs d’orgue, de flûte, de syrinx et de trompette. Au centre, trois danseuses, représentées de manière frontale, se tiennent par la main. Le haut du corps de celles qui sont situées aux extrémités est légèrement incurvé vers la danseuse centrale. Une autre danseuse est située à droite de ce groupe : elle lève le bras gauche, tandis que le bras droit est courbé vers le bas. À l’extrémité gauche de la base, un danseur est entouré de deux danseuses. Le danseur et la

1954. Consulter la traduction anglaise dans C. Pharr, The Theodosian Code and Novels and the Sirmondian Constitutions, Princeton, 1952, p. 433-434. Voir aussi C. Andresen, « Altchristliche Kritik am Tanz – ein Ausschnitt aus dem Kampf der alten Kirche gegen heidnische Sitte », Zeitschrift für Kirchengeschichte 72 (1961), p. 217-262.

(4) R. Webb, « Salome’s Sisters : the Rhetoric and Realities of Dance in Late Antiquity and Byzantium », in L. James, Women, Men and Eunuchs. Gender in Byzantium, Londres, New York, 1997, p. 120-124.

(5) D’autres bas-reliefs réalisés au cours de la même période sont ornés de représentations de danses cérémonielles exécutées par les factions du cirque ; mentionnons par exemple la base du relief, daté des Ve-VIe siècles, magnifiant le triomphe de Porphyrius, cf. N. Firatli, La sculpture byzantine figurée au musée archéologique d’istanbul, Bibliothèque de l’institut français d’Études anatoliennes d’istanbul 30, Paris, 1990, p. 32-34, pl. 24, n° 64 c-d.

Fig. 1 : Base en bas-relief de l’obélisque de Thoutmosis III, Istanbul (cliché : C. Vanderheyde)

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danseuse de droite effectuent un mouvement analogue (l’un des bras est levé, l’autre tendu vers l’avant). La seconde danseuse lève le bras opposé. Bien que le rendu des corps de ces danseurs, représentés exclusivement de manière frontale, ne soit pas très détaillé, le mouvement de leur danse est essentiellement suggéré par l’attitude de leurs membres supérieurs.

L’ornementation de ce bas-relief est à mettre en rapport avec certaines cérémonies accompagnées de musique et de danses qui se déroulaient à l’hippodrome de Constantinople. Ces cérémonies avaient très probablement déjà lieu dès l’époque romaine du principat, voire dès le début de l’époque républicaine. Des auteurs plus anciens, tel Denys d’Halicarnasse, décrivent une cérémonie du cirque organisée en 499 av. J.-Ch., dans laquelle intervenaient des danseurs et des flûtistes6. Cette tradition se maintient manifestement durant toute la période byzantine. Certains textes nous renseignent sur ces pratiques : dans son livre Des cérémonies, Constantin Porphyrogénète consigne une description de la danse aux flambeaux (faklarea) qui était réalisée par les factions du cirque au xe siècle7. Ces cérémonies semblent perdurer durant toute la période mésobyzantine comme le montrent des fresques de la cathédrale Sainte-Sophie à Kiev, datées du début du xiie siècle, représentant des scènes qui se déroulaient à l’hippodrome de Constantinople8.

La danse associée au triomphe de l’empereur et de l’empire chrétienDeux thèmes bibliques liés à la victoire vont susciter la représentation de danseuses ou de

danseurs dans plusieurs miniatures de manuscrits : la célébration de la victoire de David sur Goliath (Samuel I 18, 6-7) et le cantique de Moïse chanté après le passage de la Mer Rouge (Ex. 15, 20-21).

Le premier thème est illustré dans le psautier de Paris (ou Grec 139) daté du milieu du xe siècle et conservé à la Bibliothèque nationale de France. Le fol. 5v comporte une miniature figurant les femmes d’Israël en train de danser devant Saül et David9. La représentation du mouvement effectué par la danseuse principale montre une grande originalité (fig. 2). Cette dernière, vêtue d’une tunique à l’antique et tenant des clochettes dans les mains, se contorsionne véritablement. Ses membres apparaissent presque désarticulés : ses jambes et ses pieds sont figurés de profil vers la droite, tandis que sa tête, tournée vers l’arrière, est représentée dans l’autre sens. La représentation du haut du corps sème plus encore la confusion dans l’esprit du spectateur : la position de la main et du bras droits semble indiquer que la danseuse est figurée de dos ; en revanche, le geste esquissé par le bras gauche paraît montrer qu’elle est représentée de trois-quarts face. Par ce contraste d’attitudes, le miniaturiste a réussi à suggérer le mouvement giratoire de la danseuse. Cette impression de mouvement est renforcée par le rendu de la tunique, qui, resserrée à la taille, souligne le haut de la cuisse de la jambe gauche et le genou droit. L’évasement et l’ondulation de la partie inférieure de la tunique contribuent, eux aussi, à amplifier l’idée de mouvement. L’ondulation se répète dans l’ombre portée par la danseuse, visible entre ses pieds. Du traitement délicat des chevilles et des pieds, chaussés de fines sandales, se dégage enfin une impression de souplesse et de vivacité – la danseuse se tient clairement sur la pointe des pieds – qui suggère également un mouvement giratoire. L’inscription grecque située dans le coin supérieur gauche de cette miniature se rapporte au récit de l’Ancien Testament (Samuel I 18, 7) où il est dit que les femmes d’Israël qui dansaient en l’honneur du roi David après sa victoire contre Goliath chantèrent ceci : « Saül a tué ses milliers, et David ses myriades ». Le miniaturiste a représenté un épisode biblique qui fait néanmoins

(6) Cameron 1973, p. 37, n. 3.(7) De Ceremoniis (éd. Vogt), 2, p. 88-89, 102-104, 149-150, 182-185.(8) N. Kondakov, J. Tolstoï, Antiquités russes IV, 1892, p. 152, fig. 137 (en russe).(9) On trouvera la description détaillée de cette miniature dans Cutler 1984, p. 65, fig. 249.

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directement référence à l’époque et au milieu impérial qui a commandité ce manuscrit10. Dans la littérature et l’art byzantins, le prophète-roi David symbolise souvent l’empereur régnant. De plus, d’autres miniatures du même manuscrit présentent également des allusions au contexte palatial contemporain de leur réalisation. Le miniaturiste du psautier de Paris s’est probablement inspiré d’une scène de la vie quotidienne pour représenter la danseuse. La manière dont est représentée cette dernière suggère qu’il n’a pas copié un modèle établi mais qu’il a plutôt tenté de reproduire un événement bien réel, ce qui expliquerait l’originalité de la représentation du mouvement du corps et des membres de la danseuse. En effet, cette dernière s’écarte assez radicalement des modèles anciens ornant des œuvres antiques et traduit indéniablement un mouvement giratoire que l’on décode sans peine.

Cette même scène biblique orne d’autres miniatures de manuscrits. Parmi celles-ci, il est intéressant de constater que l’on peut aussi rencontrer des danseurs masculins honorant David ; en témoigne, par exemple, la miniature d’un manuscrit daté du ixe siècle conservé au Vatican (gr. 699) ayant trait à la Topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustes : à côté de David et de Salomon apparaît un danseur tenant dans ses mains un voile décrivant un demi-cercle autour de sa tête11.

Le second thème biblique dont l’illustration a suscité la représentation de danseuses est le cantique de Moïse chanté après le passage de la Mer Rouge. Celui-ci était récité dans les liturgies et apparaît dans les psautiers, comme le montrent les documents étudiés. Il est particulièrement intéressant d’observer que la signification théologique de cette ode, à savoir l’entrée des chrétiens dans la Terre promise, ne l’empêchait pas d’acquérir un sens symbolique et d’être clamée aussi dans un contexte public : lors des célébrations du triomphe sur les Arabes, ce cantique fut récité à l’hippodrome de Constantinople, où se déroulaient les jeux du cirque, mais aussi les cérémonies de victoires impériales12.

Les miniatures conservées illustrent un passage précis de cette ode : Myriam, la prophétesse, sœur d’Aaron, saisit un tambourin, et toutes les femmes la suivirent, avec des tambourins, formant le chœur de la danse. Et Myriam leur fit reprendre en chœur : « Célébrez Yahvé : il s’est couvert de gloire ; il a jeté à la mer cheval et cavalier » (Ex. 15, 20-21). Néanmoins, les miniaturistes n’ont pas toujours recouru au même type de composition pour illustrer ce récit. Le tableau inférieur de l’une des miniatures (fol. 264v) ornant le manuscrit des Homélies de Grégoire de Nazianze ou gr. 510, réalisé entre 879 et 882, figure avec emphase la noyade des cavaliers du Pharaon dans la Mer Rouge, qui occupe la partie inférieure de ce tableau, tandis que Myriam est placée dans le coin supérieur droit. Celle-ci danse devant un groupe d’Israélites suivi de Moïse vêtu d’une tunique blanche et nimbé (fig. 3). Bien que les traits du visage de Myriam ne soient plus guère visibles, on distingue nettement la position de son corps : elle est figurée de face, vêtue d’une robe blanche et dorée ; ses bras sont levés et ses mains se rejoignent au-dessus de sa tête. Le mouvement qu’elle exécute est mis en évidence par un voile pourpre et doré dont les extrémités reposent sur ses épaules et qui décrit un arc de cercle autour de sa tête, suggérant par là qu’elle tourne sur elle-même. La partie inférieure de la tunique, rehaussée d’un liseré doré et largement évasée, renforce le rendu du mouvement tournoyant de Myriam.

(10) Les dimensions imposantes de ce psautier, de même que la grande qualité de ses illustrations disposées en pleine page, suggèrent qu’il a peut-être été réalisé à la demande d’un empereur byzantin, à savoir Constantin VII Porphyrogénète, cf. Cutler, Spieser 1996, p. 147-148.

(11) Cameron 1973, p. 38, pl. 29. Certaines miniatures illustrant les psautiers carolingiens présentent aussi des danseurs tenant ce même type de voiles : en témoigne, par exemple, la miniature d’un psautier (Cod. 1152) conservé à la Bibliothèque nationale, cf. ibid., p. 38, pl. 30.

(12) Cutler, Spieser 1996, p. 148.

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À partir du xIe siècle, il semble que la représentation de Myriam et des danseuses occupe une place croissante dans la composition du Cantique de Moïse : elle est dissociée de la représentation du passage de la Mer Rouge, à laquelle elle succède, et acquiert un caractère propre. Une miniature du Psautier du Vatican ainsi que des enluminures ornant des manuscrits des xiie et xiiie siècles13 le montrent clairement.

Sur une miniature (fol. 449v) du psautier de la bibliothèque vaticane (fig. 4), réalisée à Constantinople en 1058-59, Myriam, identifiée par une inscription située au-dessus de sa tête, est représentée à la partie supérieure du cercle formé par les autres femmes qui dansent14. Entre les têtes des danseuses, le miniaturiste a inséré une inscription grecque reproduisant partiellement le passage de l’Exode (15, 20-21). À l’intérieur du cercle sont disposés huit musiciens de taille plus petite que les danseuses. Ils jouent de différents instruments : flûte, violon, tambourin, trompette, petite et grande harpe. Une inscription partiellement visible aux pieds des danseuses identifie ces musiciens au chœur des musiciens prophètes qui entoure David, et l’assiste dans sa composition des psaumes ; allusion à un autre épisode biblique. La ronde formée par les danseuses n’est pas du tout figurée selon les règles de la perspective : les danseuses sont représentées de manière frontale comme si elles étaient couchées sur la surface du feuillet de parchemin et se détachent sur un fond doré, ce qui met particulièrement bien en valeur leurs costumes aux manches évasées et aux couleurs rouge, bleu et doré. Leur type de robe et leur coiffe reflètent les modes en vigueur au xIe siècle dans les milieux impérial et aristocratiques. La succession des manches évasées des robes des danseuses renforce l’amplitude générale du mouvement de la ronde. La robe ou la tunique aux manches évasées caractérise aussi la représentation des danseuses illustrant le Cantique de Moïse sur d’autres miniatures de manuscrits datées de la seconde moitié du xIIe siècle. En témoignent, par exemple, le fol. 287v du cod. Dep. Museo 4 conservé à la Bibliothèque nationale de Palerme, le fol. 327r du cod. Suppl. gr. 1335 de la Bibliothèque nationale de France, et le fol. 298r du cod. Add. 11836 de la British Library de Londres15. Sur le fol. 449v du Psautier du Vatican, les robes dissimulent complètement le corps et les membres des danseuses, si bien que leurs pieds sont à peine visibles. Le mouvement de la danse est néanmoins suggéré par le pas qu’elles exécutent chacune vers la droite et par certaines de leurs ceintures qui, en s’écartant légèrement de leur corps, esquissent le mouvement. Leur tête est tournée vers la gauche, du côté opposé à leur progression. Seule Myriam paraît immobile, ce qui la met particulièrement en valeur au sein du groupe des danseuses. Plus que ces détails, c’est la ronde des danseuses qui induit la notion de mouvement, puisqu’elle fait écho à de nombreuses danses pratiquées non seulement à cette époque mais aussi durant l’Antiquité16 et encore aujourd’hui, notamment en Grèce.

(13) Observer par exemple le fol. 287v du cod. Dep. Museo 4 conservé à la Bibliothèque nationale de Palerme, le fol. 327r du cod. Suppl. gr. 1335 de la Bibliothèque nationale de Paris et le fol. 235v du cod. Gr. 61, conservé au monastère Sainte-Catherine au Sinaï, cf. Cutler 1984, p. 61-62, fig. 237 ; p. 76, fig. 272 ; p. 114, fig. 401.

(14) Il s’agit du fol. 449v du Vat. Gr. 752 provenant de l’église du monastère de la Pantanassa qui était probablement celui qui est situé à Mistra, cf. E. T. De Wald, The illustrations on the Manuscripts of the Septuagint : Vol. 3, Psalms and Odes. Part 2, vaticanus Graecus 752, Princeton, 1941-42, p. 41-42, pl. LIV ; Evans, Wixom 1997, p. 206-207, n° 142.

(15) Cutler 1984, p. 61-62, fig. 237, p. 76, fig. 272, p. 46-47, fig. 162. Il faut remarquer que sur ces miniatures les mains des danseuses sont, comme sur l’enluminure du Psautier du Vatican, nouées à l’intérieur de leurs longues manches évasées. Sur la dernière miniature (le fol. 298r du cod. Add. 11836), les quatre danseuses sont de profil et forment une ronde qui est représentée de manière plus réaliste mais dont la composition est beaucoup moins originale que celle qui orne la miniature du Psautier du Vatican.

(16) S. Chryssoulaki (éd.), Let the dance begin ! A short handbook on dance in ancient Greece, 2e éd., Athènes, 2004, p. 11-12, fig. 5, 6, 7.

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La danse liée à l’expression d’un rituel d’intronisation impérialLa couronne de Constantin Ix Monomaque conservée au Musée national de Budapest constitue

l’un des joyaux de l’émaillerie cloisonnée byzantine (fig. 5a)17. Des plaquettes d’or au sommet arrondi comportent plusieurs personnages identifiés par des inscriptions en grec. Le personnage central est Constantin Monomaque, qualifié d’« empereur des Romains », qui régna de 1042 à 1050. À sa gauche, son épouse Zoé, « la plus pieuse des augusta », et, à sa droite, Théodora, sœur de Zoé et dernière représentante de la dynastie impériale des Macédoniens, qualifiée également de « la plus pieuse des augusta ». Ces personnages sont placés sur un marchepied. Ils sont nimbés, vêtus de leurs habits d’apparat, et se détachent de manière frontale et rigide sur un fond d’or orné de rinceaux végétaux et d’oiseaux. L’empereur tient un rouleau dans la main gauche et le labarum dans la main droite. Zoé et Théodora, le regard tourné vers l’empereur, tiennent un sceptre d’une main et désignent Constantin Monomaque de l’autre. Aux extrémités de la couronne, sont placées deux figures féminines nimbées, entourées chacune de deux petits cyprès. Les inscriptions qui les accompagnent permettent de les identifier à la personnification de Vertus souvent associées à l’empereur dans les textes et les miniatures des manuscrits18. À droite, la Vérité tient une croix dans sa main droite et désigne sa bouche de la main gauche (fig. 5c). À gauche, l’Humilité est représentée les bras croisés sur la poitrine (fig. 5b). Entre chacune de ces personnifications et les impératrices est intercalée une danseuse nimbée exécutant un mouvement gracieux. Malgré les difficultés inhérentes à la technique de l’émaillerie, qui implique une certaine immobilité des représentations19, l’artisan a réussi à suggérer le mouvement des danseuses par la torsion de leur corps : leurs jambes, exagérément longues, sont figurées de profil, tandis que leur corps est représenté de face. La vivacité du mouvement de la danse, qui contraste avec la rigidité des figures impériales, est particulièrement bien rendue par la position de la jambe repliée vers l’arrière, qui marque une cassure radicale dans le dessin de leur jupe20. Les personnages tiennent chacun dans leurs mains une longue écharpe en tissu qui rappelle un motif d’origine antique21. Bien que le mouvement des danseuses apparaisse à première vue très semblable, la monotonie de la composition générale est rompue par leur attitude : le regard de la danseuse de gauche est dirigé vers l’empereur et les impératrices, tandis que la danseuse de droite, dont le haut du corps est penché vers l’arrière, tourne la tête vers les membres

(17) Evans, Wixom 1997, n° 145, p. 210-212.(18) ibid., p. 210.(19) La technique des émaux cloisonnés implique, en effet, que les contours des personnages soient d’abord gravés sur

une plaque d’or. De minces filets d’or sont ensuite soudés ou fixés à la cire sur les traits gravés. Les figures closes sont enfin remplies d’un mélange de poudre de verre et d’oxydes métalliques liquéfiés par la chaleur.

(20) Un mouvement analogue caractérise aussi certaines danseuses de l’épisode faisant allusion au cantique de Moïse, représentées sur le fol. 235v du cod. Gr. 61, daté des environs de 1274, conservé au monastère Sainte-Catherine au Sinaï, cf. Cutler 1984, p. 114, fig. 401.

(21) Ce motif du voile décrivant un arc au-dessus de la tête de la danseuse a été mis en relation avec la représentation des ménades antiques, cf. C. H. Steger, David : rex et propheta. König David als vorbildliche verkörperung des Herrschers und Dichters im Mittelalter, nach Bilddarstellungen des achten bis zwölften Jahrhunderts, Erlanger Beiträge zur Sprach- und Kunstwissenschaft VI, Nuremberg, 1961, p. 94-98. On signalera plusieurs plats en argent, datés entre le ive et le viie siècles, ornés de Ménades présentant le même enroulement d’étoffe autour de leur buste : cf. R. E. Leader-Newby, Silver and Society in Late Antiquity. Functions and Meanings of Silver Plate in the Fourth to Seventh Centuries, Aldershot, 2004, p. 145, fig. 3.11. Par ailleurs, de véritables cycles de Ménades ont été identifiés par K. Weitzmann dans les miniatures et les ivoires de la période byzantine (cf. Weitzmann 1951, p. 108 et sv., 129 et sv.). Le motif du voile décrivant un arc de cercle autour de la tête d’un personnage est également figuré pour suggérer le mouvement de la danse durant l’Antiquité tardive. En témoigne, par exemple, un pavement en mosaïque daté du ive siècle provenant d’Apamée en Syrie qui représente le retour d’Ulysse et les « Thérapénides » dansant ; l’une de ces dernières tient une étoffe jaune qui décrit un arc de cercle autour de son buste, ce qui la met particulièrement en valeur : cf. J. Ch. Balty, Guide d’Apamée, Bruxelles, 1981, p. 116, fig. 121 et 122.

163la danse dans l’art byzantin

de la cour. Comme les personnages impériaux, ces danseuses se détachent sur un fond doré orné d’oiseaux et de motifs végétaux.

Plusieurs avis ont été émis à propos de l’identification de ces danseuses. Le fait qu’elles soient nimbées incite H. Maguire à penser qu’elles pourraient exprimer des connotations métaphoriques associées aux Vertus22. En se référant à un passage du premier livre de Samuel (18, 6), on les a par ailleurs associées aux femmes d’Israël dansant en l’honneur du roi David après sa victoire sur Goliath23. Si l’association entre le prophète-roi David et l’empereur se retrouve, en effet, dans plusieurs œuvres d’art byzantin, je ne pense pas qu’on puisse identifier systématiquement les danseuses représentées à proximité de l’empereur aux femmes d’Israël, et en déduire alors que la représentation se rattache au récit biblique. Plutôt que de les rapprocher du récit concernant le prophète David, je serais plutôt d’avis d’associer les danseuses de la couronne de Constantin Monomaque à l’évocation d’un rituel d’intronisation impérial.

Une pyxide en ivoire réalisée au milieu du xIVe siècle ou au début du xVe siècle24 présente un décor qui peut être interprété dans le même sens (fig. 6a-b). Deux familles impériales, composées chacune d’un empereur barbu, de son épouse et de leur fils, y sont sculptées de manière frontale et rigide. Cette attitude invite à mettre les personnages en valeur, en accord avec une cérémonie de couronnement impérial. Les empereurs et leurs fils portent le loros et tiennent le sceptre dans la main droite et l’akakia dans la main gauche ; chacune des impératrices tient uniquement un sceptre dans la main droite. Bien que des inscriptions permettent d’identifier en partie ces familles impériales, plusieurs hypothèses ont été formulées. Selon A. Grabar, le premier groupe représenterait Jean VI Cantacuzène, son épouse Irène et Andronikos, leur petit-fils et futur empereur Andronic IV. La seconde famille impériale serait, selon lui, composée de Jean V Paléologue, de son fils et de son épouse Hélène Cantacuzène25. En ce qui concerne la première famille, K. Weitzmann est d’accord avec A. Grabar. En revanche, il s’écarte de ce dernier à propos de la seconde famille en proposant d’y reconnaître Matthieu, le fils aîné de J. Cantacuzène, couronné empereur en 1355, sa femme Irène Paléologue et leur fils aîné Jean26. L’hypothèse la plus récente et la mieux argumentée est celle de N. Oikonomidès, qui suggère que les scènes représentées sur cette pyxide commémoreraient l’avènement de Jean VII Paléologue proclamé empereur à Thessalonique vers 1403. Selon ce savant, les personnages impériaux représentés seraient d’une part Jean VII Paléologue, son épouse Irène et leur fils Andronic V, et, d’autre part, Manuel II Paléologue, sa femme Irène et leur fils Jean VIII27.

À la gauche de ces familles impériales, un jeune homme est agenouillé de profil et offre la maquette d’une ville (fig. 6b)28. À leur droite, on observe un groupe de musiciens (joueurs de tambour, de flûte, de lyre, de trompette, de luth, et de syrinx) et deux danseuses (fig. 6a). La première d’entre elles exécute un mouvement élégant : elle a les mains posées sur les hanches et semble tenir une étoffe, dont les plis sont visibles derrière elle ; la tête et le haut du corps sont

(22) Evans, Wixom 1997, p. 212.(23) ibid., p. 210-212.(24) Cette pyxide (Ht : 3 cm ; diam. 4,2 cm) est conservée dans la collection de Dumbarton Oaks à Washington.

K. Weitzmann a placé sa réalisation au milieu du xive siècle : cf. Weitzmann 1972, p. 77-82, n° 31, pl. LII, LIII. En revanche, N. Oikonomidès l’a datée du début du xve siècle, cf. Oikonomidès 1977, p. 329-337.

(25) A. Grabar, « Une pyxide en ivoire à Dumbarton Oaks. Quelques notes sur l’art profane pendant les derniers siècles de l’Empire byzantin », Dumbarton Oaks Papers 14 (1960), p. 121-146 (article reproduit dans L’art de la fin de l’antiquité au moyen-âge, I, Paris, 1968, p. 229-249).

(26) Weitzmann 1972, p. 78-81.(27) Oikonomidès 1977, p. 329-337 ; Kalavrezou 2003, p. 142.(28) Selon K. Weitzmann, cette ville représenterait Constantinople ou le palais des Blachernes ; cf. Weitzmann 1972,

p. 79. En revanche, N. Oikonomidès l’identifie à la ville de Thessalonique ; cf. Oikonomidès 1977, p. 335.

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tournés vers la droite, tandis qu’elle esquisse un pas vers la gauche, son pied droit étant suspendu en l’air29. La seconde danseuse, tournée vers la première, est à moitié cachée par le jeune homme qui offre la maquette de la ville. Elle a les bras levés et tient dans ses mains un voile, qui passe derrière sa tête. Si l’ivoirier avait disposé de plus de place, on peut conjecturer que ce voile aurait probablement ondulé autour de sa tête, à la manière des danseuses ornant la couronne de Constantin Monomaque (fig. 5). Le mouvement des danseuses et l’attitude des musiciens sont rendus de manière très réaliste et contrastent avec la rigidité des familles impériales. Ce même contraste entre les personnages impériaux et la souplesse des danseurs ou l’entrain des musiciens s’observe sur la couronne de Constantin Monomaque ainsi que dans certaines miniatures de manuscrits. Ces similitudes ont conduit K. Weitzmann à comparer le décor de cette pyxide avec deux miniatures ornant le manuscrit de la chronique de Jean Skylitzès conservé à la Bibliothèque nationale de Madrid et à suggérer que le décor de la pyxide devait être mis en rapport avec la représentation d’un rituel lié à une cérémonie d’intronisation impériale30. Par ailleurs, N. Oikonomidès a insisté avec raison sur le caractère symbolique des scènes ornant cette pyxide et a avancé que le psaume 150 pouvait en être une source d’inspiration31. Ce psaume est, en effet, illustré dans plusieurs manuscrits par des personnages dansant et jouant de la musique32. étant donné que ce psaume exhorte à clamer les louanges de Dieu au moyen de divers instruments et de la danse33, il est très possible que ce chant triomphal biblique ait été entonné lors des cérémonies d’acclamation de l’empereur, ce dernier étant dans la mentalité byzantine considéré comme le représentant de Dieu sur terre. Ainsi s’expliquerait la présence de danseuses aux côtés des familles impériales sur la pyxide et sur la couronne étudiées. Les personnages profanes que sont les musiciens et les danseuses semblent donc bien participer à un rituel symbolique opéré lors de l’avènement d’un empereur ou d’un co-empereur.

La danse comme expression de rituels associés au mythe de DionysosLe coffret de Veroli (fig.7a), daté du milieu ou de la seconde moitié du xe siècle et conservé

au Victoria and Albert Museum de Londres34, fait partie d’une série de coffrets en ivoire ornés de bandes de « rosettes » et décorés de scènes extraites du répertoire mythologique antique mettant en scène des jeux de putti. L’influence antique, qui caractérise aussi plusieurs miniatures de manuscrits réalisées à cette époque, est indubitablement présente dans le décor de cet objet. L’aspect ironique et hétéroclite de plusieurs scènes ou personnages détachés de leur contexte, qui comportent des divinités et des héros que parodient des putti, est à l’origine de l’intérêt que cette œuvre a déjà suscité parmi les spécialistes des périodes antique et byzantine. La richesse du matériau utilisé et la difficulté d’interprétation des scènes ornant ce coffret ont conduit à penser que cette œuvre était certainement destinée à une élite urbaine cultivée.

Seul sera examiné ici le décor du couvercle qui comporte la représentation de trois danseurs (fig. 7), en dehors desquels diverses scènes sont sculptées. De gauche à droite : l’enlèvement d’Europe, un groupe de personnages menaçants brandissant des pierres en direction d’Europe, un

(29) On trouvera le détail de l’illustration de cette danseuse dans Kalavrezou 2003, p. 142, fig. 14.(30) Weitzmann 1972, p. 80-81, pl. Lxx, fig. 45 et 46.(31) Oikonomidès 1977, p. 336-337.(32) Deux miniatures (fol. 232r, 184v) du Psautier serbe conservé à Munich mettent en scène des danseurs formant une

ronde, cf. J. Strzygowski, Die Miniaturen des Serbischen Psalters, Vienne 1906, p. 66-67, fig. 29, pl. xLIV.(33) « Louez Dieu par l’éclat du cor, / louez-le par la harpe et la cithare, / louez-le par la danse et le tambour, / louez-le par

les cordes et les flûtes, / louez-le par les cymbales sonores, / louez-le par les cymbales triomphantes ! »(34) Ivoire et os sur âme de bois (11,2 x 40,5 x 16 cm).

Fig. 2 : Fol. 5v du Psautier de Paris (grec 139), Département des manuscrits occidentaux, Bibliothèque nationale de France (copyright : BnF).

Fig. 3 : Fol. 264v du manuscrit des Homélies de Grégoire de Nazianze (grec 510), Département des manuscrits occidentaux, Bibliothèque nationale de France (copyright : BnF).

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Fig. 4 : Fol. 449v du Psautier de la Bibliothèque Vaticane (Vat. Gr. 752) (copyright : Bibliothèque Vaticane).

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Fig. 6 a-b : Pyxide en ivoire, Washington, Dumbarton Oaks Collection (d’après Weitzmann 1972, n° 31, pl LIII A, F).

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Fig. 5 a, b, c : Couronne de Constantin Ix Monomaque, Musée national de Budapest (d’après Evans, Wixom 1997, p. 211, n° 145).

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la danse dans l’art byzantin

Fig.7a : Coffret de V

eroli d᾽après Evans, Wixom

1997, p. 230, n°153.

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165la danse dans l’art byzantin

personnage à longue barbe jouant de la lyre, accompagné de putti, de centaures jouant de la flûte ou du syrinx35 et de trois personnages dansants36. De ces trois dernières figures, plus grandes que les autres, émane une impression de dynamisme et de mouvement particulièrement réussie. Ces danseurs se tiennent chacun par un foulard et effectuent des mouvements distincts. Leur attitude mouvementée est suggérée par leurs draperies légères, qui s’évasent à partir de la taille, et surtout par leurs positions puisqu’ils présentent chacun la partie inférieure de l’une de leurs jambes suspendue en l’air. Le personnage de gauche a les bras étendus presque à l’horizontale, la tête tournée vers la droite, alors qu’un fort déhanchement suggère que son corps est déporté vers la gauche, direction dans laquelle il effectue un mouvement d’envol. Les deux autres personnages sont représentés de dos. Le premier regarde son voisin et effectue une figure chorégraphique analogue dans la direction opposée. Le dernier danseur prend appui sur sa jambe droite et replie sa jambe gauche vers l’arrière, sa tête est tournée vers la droite en direction du foulard qu’il tient en main. Son bras gauche est levé à la verticale et sa main gauche tient un foulard, qui le relie au danseur précédent, qu’il semble vouloir tirer vers la droite. Les attitudes de ce groupe de danseurs évoquent les figures exécutées par les hommes dans les danses populaires masculines, telles les Tsamika qui étaient dansées par les résistants grecs sous la domination ottomane, et qui sont encore dansées actuellement en Grèce à l’occasion de fêtes de villages.

Dans son étude détaillée sur l’iconographie du coffret de Veroli, E. Simon met en relation l’ensemble des scènes représentées avec des passages des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis37. Seule son interprétation de l’iconographie du couvercle sera brièvement rappelée ici. Même si elle reconnaît que des miniatures ont pu servir de modèles intermédiaires pour réaliser le groupe de personnages brandissant des pierres en direction d’Europe38, E. Simon identifie cette scène à la représentation du géant Typhon dépeint dans l’œuvre de Nonnos. Dans le premier livre des Dionysiaques, ce géant est mis en relation avec le rapt d’Europe, et est décrit comme un Géant « aux bras » ou « aux mains innombrables ». E. Simon identifie aussi le vieillard jouant de la lyre à Cadmos, le père de Dionysos. La représentation des trois danseurs ferait, quant à elle, allusion au mariage de Cadmos avec Harmonie. Dans les premiers chapitres des Dionysiaques de Nonnos, il est, en effet, question de la famille de Dionysos, de son père Cadmos et du mariage de ce dernier avec Harmonie. Ce mariage apparaît comme une récompense accordée par Zeus à Cadmos pour l’avoir aidé à restaurer l’harmonie universelle. Les mouvements amples et fougueux de ces trois personnages, de même que leur physionomie incitent E. Simon à les identifier à des danseurs masculins et non à des Ménades comme le suggérait K. Weitzmann39. Selon E. Simon, le troisième danseur serait un guerrier, qu’elle identifie à Arès, le père d’Harmonie. Elle associe par ailleurs

(35) On note une similarité entre le centaure jouant du syrinx accompagné d’un putto juché sur son épaule que l’on observe sur le coffret de Veroli et les figures ornant deux plaques de coffret à décor mythologique conservées au Louvre. Cette ressemblance, ainsi que d’autres repérées par J. Durand, incitent ce dernier à attribuer ces œuvres à un même sculpteur ; cf. Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises (cat. d’expo. Musée du Louvre 3.11.1992 au 01.02.1993), Paris, 1992, n° 155, p. 242-243.

(36) Comme l’a bien observé A. Cutler, il est intéressant de remarquer que les putti, les centaures et les trois danseurs ont été sculptés sur une plaque d’ivoire distincte de celle qui présente l’enlèvement d’Europe, le groupe de personnages et l’homme barbu jouant de la lyre ; cf. Evans, Wixom 1977, n° 153, p. 230-231.

(37) Simon 1964, p. 279-336.(38) Des comparaisons entre des scènes sculptées sur d’autres coffrets à rosettes et certaines miniatures du Rouleau de

Josué conservé au Vatican, ont déjà été effectuées par A. Goldschmidt et K. Weitzmann, cf. Goldschmidt-Weitzmann, Die byzantinischen Elfenbeinskulpturen des x.-xiii. Jahrhunderts, Berlin, 1930, p. 23 et sv. E. Simon établit un parallèle entre la scène de l’enlèvement d’Europe sculptée sur le coffret de Veroli et la miniature du Rouleau de Josué représentant deux groupes d’Israélites en train de lapider Akan (Josué 7,25), cf. Simon, p. 295-297, fig. 12.

(39) Weitzmann 1952, p. 129-130.

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les deux premiers danseurs aux Dioscures. Ces derniers effectuent, en effet, un mouvement très semblable et présentent des caractéristiques physiques et vestimentaires analogues. À mon sens, davantage qu’aux Dioscures, ces personnages doivent plutôt être identifiés à des êtres hybrides, voire burlesques, qui rappellent de manière symbolique l’Antiquité. Le dynamisme, la fougue qui animent ces danseurs se retrouvent, dans la posture des nombreux putti sculptés sur les différentes faces du coffret. Même si les Dionysiaques de Nonnos ont pu influencer l’iconographie du coffret de Veroli, cette source d’inspiration n’est certainement pas unique. L. Hadermann-Misguich a bien montré que l’ivoirier s’était très probablement inspiré aussi des sarcophages dionysiaques du iiie siècle pour réaliser les putti qui parsèment les scènes du décor40. L’aspect comique et ironique des compositions décoratives de ces coffrets en ivoire, qui a déjà été souligné41, me paraît évident. Au-delà de la référence à l’Antiquité transmise par l’œuvre littéraire de Nonnos, il semble clair que ce décor exprime une forme de dérision de certains aspects de la civilisation antique. L’agitation qui caractérise diverses scènes ainsi que les attitudes débridées proches de l’ivresse et du délire des nombreux putti m’incitent à penser que la composition décorative du couvercle comme celle de deux des faces du coffret de Veroli (extrémité gauche et face arrière gauche) s’apparentent à un persiflage tournant en dérision la célébration des mystères dionysiaques. Durant l’Antiquité tardive, le dionysisme fut bien sûr réprimé, ce qui ne l’empêcha point de hanter l’imagination collective42. Si le mythe de Dionysos a certainement été une source d’inspiration pour l’ivoirier, elle n’en est pas la seule, car l’aspect hétéroclite de l’ensemble du décor du coffret de Veroli indique clairement un mélange d’influences révélateur de la perception de l’Antiquité qu’avaient les Byzantins au xe siècle.

Conclusion

Les documents étudiés montrent que le mouvement de la danse est loin d’être représenté de manière standardisée. Nombreux sont les procédés iconographiques utilisés pour le suggérer. Dans les manuscrits, l’accent est mis sur le mouvement tournoyant des danseuses : elles peuvent former une ronde comme sur le fol. 449v du Psautier du Vatican (fig. 4) ou danser individuellement en tournant sur elles-mêmes, comme dans les cod. Grec 139 (fig. 2) et Grec 510 (fig. 3). D’autres motifs se rencontrent, quels que soient les supports utilisés, tel le voile décrivant un arc de cercle autour du buste du personnage dansant (fig. 3, 5, 6a), qui est connu depuis l’Antiquité. Certains éléments iconographiques semblent tirer leur inspiration plus directement de la réalité et de l’observation des danses de l’époque. En témoignent par exemple les bras levés (fig. 1, 2, 3, 7), les mains posées sur les hanches (fig. 6a), la position des pieds (fig. 2, 4, 7), l’une des jambes levée ou repliée (fig. 5b-c, 7). Les vêtements portés par les danseurs sont aussi exploités pour suggérer le mouvement. Ainsi la partie inférieure des tuniques est souvent représentée évasée et pendante (fig. 3, 7). Par ailleurs, les longues manches évasées aux extrémités et les ceintures ondulantes des danseuses représentées sur la miniature du Psautier du Vatican permettent de renforcer l’amplitude du mouvement et le rythme giratoire (fig. 4). Parmi les compositions figuratives étudiées, les plus originales sont celles du Psautier du Vatican (fig. 4 ), du Grec 139 (fig. 2) et du couvercle du coffret de Veroli (fig. 7).

(40) L. Hadermann-Misguich, « L’image antique, byzantine et moderne du putto au masque », in L. Hadermann-Misguich et G. Raepsaet (éds), Rayonnement grec. Hommages à Charles Delvoye, Bruxelles, 1982, p. 513-518.

(41) Evans, Wixom 1997, n° 153, p. 230-231 ; Cutler, Spieser 1996, p. 177-180.(42) R. Turcan, Rome et ses dieux, Paris, 1998, p. 174-178.

167la danse dans l’art byzantin

Bien que ces compositions soient très différentes les unes des autres, elles s’inspirent chacune de performances bien réelles faisant partie aussi bien de la culture officielle et impériale que de la culture populaire. Elles traduisent aussi la grande compétence des miniaturistes et de l’ivoirier du coffret de Veroli, qui ont chacun réussi à reproduire les aspects qui leur ont probablement paru les plus suggestifs du mouvement fugitif de danses dont ils ont été témoins.

À travers cette première approche, qui s’est focalisée sur des documents particulièrement significatifs, il est intéressant de constater que les représentations de la danse dans les arts figurés byzantins se rattachent très souvent à l’expression d’un rituel. Les danseurs du coffret de Veroli font peut-être allusion aux rituels dionysiaques. Mais, dans la plupart des cas, la danse accompagne les cérémonies de triomphe de l’empereur. Le fait qu’elle illustre des passages précis des écritures, tels le livre de Samuel (18,6), l’Exode (15, 20-21) ou le Psaume 150, permette de la rattacher à l’histoire sainte en l’associant à un rituel sacré et de justifier ainsi la représentation de la danseuse en occultant tout préjugé dont elles pourraient avoir été l’objet.

Catherine Vanderheyde UMR 7044,

Université Marc Bloch – Strasbourg 2 et Université Libre de Bruxelles

Abréviations bibliographiques

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Weitzmann, 1951 = K. Weitzmann, Greek Mythology in Byzantine Art, Princeton.Weitzmann 1972 = K. Weitzmann, Catalogue of the Byzantine and Early Mediaeval Antiquities in the

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