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La pierre pour mémoire. Regard sur les collections lithiques du département des Antiquités...

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26 ÉTUDES HISTOIRE DES COLLECTIONS RDMF 2014 1 En 2010, le récolement des collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes a permis de procéder à un nouvel examen de ces pièces, sur la base d’une étude technologique approfondie conduisant à une révision de leur typologie et de leur attribution chronologique, jusque-là incertaines. À partir d’une évaluation critique de la documentation ancienne, l’auteur reconstitue dans cette étude une partie des assemblages d’origine, en précisant les dimensions historiographique et archéologique de ces séries et la place qu’elles occupent dans la construction de la Préhistoire égyptienne. Résumés en anglais p. 107 et en allemand p. 109 La pierre pour mémoire. Regard sur les collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre par Raphaël Angevin Genèse et devenir d’une collection de référence Le 15 décembre 1827, le guide des collections égyptiennes, publié par Jean-François Champollion à l’occasion de l’inauguration du musée Charles X, fait pour la première fois mention, en ouverture de la section consacrée aux Instruments et produits des arts et métiers, de pointes de projectile dont les armatures en pierre semblent témoigner de la surprenante pérennité des industries lithiques jusqu’au cœur de la période pharaonique 1 . Si les outillages en silex ne sont présents que de manière anecdotique dans ce qui constitue le fonds originel du département des Antiquités égyptiennes, c’est que le temps n’est pas encore venu pour l’archéologie de s’intéresser à la Préhistoire de la vallée du Nil. Nommé dix-huit mois plus tôt conservateur des nouvelles salles égyptiennes par ordonnance royale du 15 mai 1826, le jeune professeur de 35 ans, déchiffreur des hiéroglyphes et grand ordonnateur du musée de Turin, a alors convaincu le roi de France d’acheter trois des plus grandes collections d’antiquités en vente à ce moment-là en Europe : les fonds Durand, Salt et Drovetti. Au sein de ces ensembles, les témoignages des périodes « antédilu- viennes » de l’humanité font encore totalement défaut : rien de surprenant à cela, car dans leur inlassable quête des origines, les explorateurs de Ci-contre : 1. Couteau du Gebel el-Arak. Nagada II (3500-3200 av. J.-C.). Silex. L. 25,5 cm ; l. 5,9 cm ; Ép. 0,4 cm. Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Inv. E 11517. HISTOIRE DES COLLECTIONS
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26 Études histoire des ColleCtions RDMF 2014 • 1

En 2010, le récolement des collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes a permis de procéder à un nouvel examen de ces pièces, sur la base d’une étude technologique approfondie conduisant à une révision de leur typologie et de leur attribution chronologique, jusque-là incertaines. À partir d’une évaluation critique de la documentation ancienne, l’auteur reconstitue dans cette étude une partie des assemblages d’origine, en précisant les dimensions historiographique et archéologique de ces séries et la place qu’elles occupent dans la construction de la Préhistoire égyptienne.Résumés en anglais p. 107 et en allemand p. 109

La pierre pour mémoire.Regard sur les collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvrepar Raphaël Angevin

Genèse et devenir d’une collection de référence

Le 15 décembre 1827, le guide des collections égyptiennes, publié par Jean-François Champollion à l’occasion de l’inauguration du musée Charles X, fait pour la première fois mention, en ouverture de la section consacrée aux Instruments et produits des arts et métiers, de pointes de projectile dont les armatures en pierre semblent témoigner de la surprenante pérennité des industries lithiques jusqu’au cœur de la période pharaonique1. Si les outillages en silex ne sont présents que de manière anecdotique dans ce qui constitue le fonds originel du département des Antiquités égyptiennes, c’est que le temps n’est pas encore venu pour l’archéologie de s’intéresser à la Préhistoire de la vallée du Nil. Nommé dix-huit mois plus tôt conservateur des nouvelles salles égyptiennes par ordonnance royale du 15 mai 1826, le jeune professeur de 35 ans, déchiffreur des hiéroglyphes et grand ordonnateur du musée de turin, a alors convaincu le roi de France d’acheter trois des plus grandes collections d’antiquités en vente à ce moment-là en Europe : les fonds Durand, Salt et Drovetti.

Au sein de ces ensembles, les témoignages des périodes « antédilu-viennes » de l’humanité font encore totalement défaut : rien de surprenant à cela, car dans leur inlassable quête des origines, les explorateurs de

Ci-contre :1. Couteau du Gebel el-Arak. nagada II (3500-3200 av. J.-c.). Silex. L. 25,5 cm ; l. 5,9 cm ; Ép. 0,4 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Inv. E 11517.

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l’Égypte ancienne ont avant tout privilégié les statues en pierre, les bas-reliefs des temples, les monuments inscrits, le mobilier des tombes, leurs sarcophages et leurs momies. En dépit de cette orientation, adoptée depuis l’expédition de Bonaparte « dans l’unique but d’éclairer l’histoire de l’art », les successeurs de Champollion se sont attachés sans relâche, pendant près de cent cinquante ans, à répondre à l’ambition historique du fondateur en agençant, « dans un ordre méthodique »2, les productions matérielles des sociétés égyptiennes, depuis les origines jusqu’à la période copte.

Dans ce qui constitue désormais la « section préhistorique » du dépar-tement des Antiquités égyptiennes, les industries de la pierre occupent pourtant une place de choix. Car l’une des spécificités de beaucoup d’enquêtes en Préhistoire, c’est d’être construites autour des seules sources matérielles, objets de prestige ou vestiges d’occupation : dans ce contexte, c’est évidemment le « document-silex » qui a depuis l’origine été privilégié et ce choix découle d’une stratégie adoptée de longue date pour s’adapter aux réalités de conservation des sites préhistoriques. En raison des discontinuités d’un gisement à l’autre, ces éléments constituent en effet le « dénominateur commun » de nos connaissances sur les périodes anciennes de l’histoire de l’Homme et permettent, plus que d’autres sources documentaires peut-être, des comparaisons de proche en proche. Il convient donc de garder à l’esprit cette évidence : c’est la pérennité de ce type de document qui explique son caractère central au sein d’un si grand nombre de collections.

En dépit de ce choix contraint par la force du temps, les industries de la pierre nous renvoient à un aspect fondamental des recherches en Préhistoire : leurs techniques sont – et peut-être avant tout – des manifestations culturelles, autrement dit, la concrétisation de systèmes de valeurs reçus en partage. Cette dimension sociale est une réalité très tôt explorée par les archéologues, pour qui les changements perceptibles dans la morphologie des outils en pierre accompagnaient logiquement la trajectoire historique des groupes humains. Cette idée est à l’origine d’efforts inlassables pour définir les cultures du Paléolithique, dans une « obsession » du classement qui a parfois pu conduire à l’impasse. Depuis une vingtaine d’années, les études en la matière ont toutefois permis de renouveler la perception des cultures matérielles des hommes de la Préhistoire et d’envisager sous un jour nouveau l’évolution de leurs techniques. Cette démarche concerne notamment la période prédynastique, pour laquelle nous songeons immédiatement aux récentes approches systémiques des industries nagadiennes, qui comptent au nombre des études fondatrices dans le domaine de la technologie lithique égyptienne. À l’instar d’autres travaux, elles ont démontré tout l’intérêt de cette démarche pour la connaissance des sociétés préhistoriques, depuis le Paléolithique inférieur jusqu’à la période pharaonique.

En miroir de ces évolutions, les collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes éclairent à différents niveaux les choix opérés pour former un « échantillon de référence » et offrir un tour d’horizon presque exhaustif des traditions techniques qui ont perduré dans la vallée du Nil. Dans ce panorama à large spectre, dont l’ambition pédagogique transparaît jusque dans la sélection drastique effectuée au sein des assemblages archéologiques pour n’en garder que les éléments les plus signifiants (fig. 1), se retrouve en filigrane le projet muséographique du département des Antiquités égyptiennes. Ainsi, c’est l’histoire même de

la discipline qui peut ici être exposée, depuis les travaux pionniers de Jacques de Morgan jusqu’aux recherches récentes dans la Montagne thébaine ou au Soudan. Dans ce contexte, se fait alors jour une évidence : notre perception de la documentation archéologique, des modalités de sa sélection et de son ampliation, est avant tout fonction du regard que le savant pose, en un temps particulier, sur l’objet de son étude. En cela, le préhistorien se révèle également acteur du récit qu’il compose.

À l’occasion du récolement de ces collections, nous avons mené une double enquête, à la fois historiographique et archéologique (voir tableau en annexe). Pour cela, nous avons mobilisé l’ensemble des sources disponibles – publications, archives de fouille, registres d’inventaire du département, etc. –, afin de reconstituer les assemblages d’origine, mais également de détailler les conditions d’intégration de ces éléments au fonds patrimonial du musée. Dans la suite de notre développement, ce sont donc les modalités de la « construction » de la Préhistoire égyptienne que nous tenterons d’appréhender, en précisant tour à tour la composition des assemblages, les conditions de leur collecte et les choix de leur association, dans ce qui se présente de prime abord comme un agencement quelque peu hétéroclite.

La collection Dingli (1898)

Achetée en 1898 par le musée du Louvre auprès du marchand d’antiquités Alexandre Dingli, au Caire, cette collection forme le noyau originel de ce qui deviendra par la suite la collection préhistorique du département égyptien (fig. 2). Elle rassemble quarante-sept outils lithiques des périodes néolithique et prédynastique dont la provenance reste, pour une très large part, méconnue (fig. 3). Il s’agit principalement de pointes de flèche à base concave (huit), de lames de faucille bifaciales (vingt-six) et d’armatures de projectile foliacées (trois), vraisemblablement découvertes dans la région du Fayoum, auxquelles s’ajoutent six couteaux (ripple-flake et lames à dos) ainsi qu’une lance bifide de la culture de Nagada3. À l’extrême fin du xixe siècle, ce lot, acquis par le musée avec d’autres antiquités de la période dynastique, offre donc un aperçu actualisé des connaissances sur l’homme néolithique, dont la présence aurait précédé de plusieurs siècles, pour William Matthew Flinders Petrie et Jacques de Morgan, la conquête de l’Égypte par une hypothétique « new race », à l’origine de la civilisation pharaonique4.

Le caractère tardif de cette acquisition ne laisse pas de surprendre le préhistorien qui mesure le décalage qu’accuse la vallée du Nil par rapport à l’Europe et au Proche-Orient. Ne nous y trompons pas cependant : l’achat, dès 1898, d’une importante série lithique trahit au contraire l’extrême « réactivité » du département des Antiquités égyptiennes sur le sujet, et révèle l’attention qu’il porte au débat engagé depuis plus d’une décennie autour de la Préhistoire de la vallée du Nil. La collection Dingli se présente, de ce point de vue, comme le premier échantillon acquis par un musée français pour éclairer « des origines inattendues », dont les travaux de Jacques de Morgan (1896-1897) viennent opportunément de confirmer l’existence5.

Car cette reconnaissance a fait l’objet de longues controverses dans la communauté archéologique6. Dès 1867, Adrien Arcelin, à l’issue d’une mission organisée à l’initiative du ministère de l’Instruction publique, expose son point de vue sur « l’Âge de la pierre en Égypte » au cours de la

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2. Extrait du registre d’inventaire de la série E du département des Antiquités égyptiennes du Louvre relatif à la collection Dingli (1899, inv. E 10836).

3. Objets provenant de la collection Dingli. Périodes néolithique et prédynastique (5400-3200 av. J.-c.). Silex.Inv. E 10836-E : L. 19,3 cm ; l. 4,7 cm ; Ép. 0,5 cmInv. E 10836-B : L. 12,9 cm ; l. 8,00 cm ; Ép. 0,5 cmInv. E 10836-3 : L. 20,1 cm ; l. 3,8 cm ; Ép. 0,5 cmInv. E 10836-6 : L. 11,7 cm ; l. 2,6 cm ; Ép. 0,8 cmInv. E 10836-7 : L. 12,0 cm ; l. 3,3 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 10836-13 : L. 9,5 cm ; l. 2,7 cm ; Ép. 0,8 cmInv. E 10836-9 : L. 7,5 cm ; l. 2,6 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 10836-14 : L. 6,8 cm ; l. 2 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 10836-8 : L. 82 cm ; l. 2,5 cm ; Ép. 0,5 cmInv. E 10836-16 : L. 7,2 cm ; l. 2,3 cm ; Ép. 0,6 cmInv. E 10836-17 : L. 9,6 cm ; l. 2,8 cm ; Ép. 0,8 cmInv. E 10836-12 : L. 8,3 cm ; l. 3 cm ; Ép. 0,6 cmInv. E 10836-11 : L. 9,8 cm ; l. 2,9 cm ; Ép. 6 cmInv. E 10836-38 : L. 4,9 cm ; l. 3,1 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 10836-39 : L. 4,7 cm ; l. 3,1 cm ; Ép. 0,5 cmInv. E 10836-36 : L. 5,2 cm ; l. 2,8 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 10836-40 : L. 5,1 cm ; l. 3 cm ; Ép. 0,6 cmInv. E 10836-37 : L. 4,4 cm ; l. 2,8 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 10836-A Bis : L. 4,5 cm ; l. 2,1 cm ; Ép. 0,6 cmInv. E 10836-34 : L. 4,2 cm ; l. 2,6 cm ; Ép. 0,6 cmInv. E 10836-4 : L. 3,3 cm ; l. 1,8 cm ; Ép. 0,5 cmInv. AF 6373 : L. 3,8 cm ; l. 2,2 cm ; Ép. 0,5 cmParis. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Série Inv. E 10836 et AF 6373.

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deuxième session du congrès international d’anthropologie préhistorique de Paris7. En 1869, l’helléniste François Lenormant et le préhistorien Ernest-théodore Hamy recueillent également des silex taillés lors d’un séjour en Haute-Égypte8. Mais l’origine et l’ancienneté de ces objets restent âprement discutées. Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, égyptologues, philologues et historiens soutiennent en effet l’idée selon laquelle les objets de silex se rattacheraient à l’époque pharaonique et relèveraient d’un usage strictement religieux. C’est notamment le point de vue de François Chabas ou de Gaston Maspero, qui s’opposent alors à Louis Lartet9, « inventeur » de la séquence paléolithique de Palestine au début des années 1860. Dans cette opposition frontale, Auguste Mariette adopte toutefois une position nuancée : au cours de ses différentes investigations, il fait systématiquement recueillir les silex mis au jour, même s’il les considère comme historiques. Cependant, il admet : « ce n’est pas à dire pour cela que tout soit terminé sur ce point et qu’on ne puisse retrouver un jour l’âge de pierre en Égypte ; seulement, au lieu de chercher à la surface du sol, c’est par une fouille approfondie des terrains de l’ancienne vallée du Nil qu’on pourra s’éclairer définitivement, et pour ce travail, il faut, non pas un archéologue mais un géologue qui puisse dire dans quelles couches se retrouveront les silex qu’on pourra rencontrer encore et s’ils appartiennent à une époque de l’histoire de notre globe antérieure aux dernières révolutions géologiques »10.

Conscient des exigences propres à la discipline, Mariette en a parfaitement saisi la démarche et les spécificités11. Il lance alors un appel aux spécialistes pour qu’en se livrant à des fouilles ciblées, ils fassent par

la stratigraphie la preuve de la haute antiquité des industries retrouvées12. Le scénario imaginé par Mariette reçoit un début de concrétisation en 1881 : à cette date, l’égyptologue britannique Flinders Petrie commence à explorer le sol égyptien en recourant aux méthodes de l’archéologie préhistorique. Entre 1892 et 1897, Jacques de Morgan, à la tête du Service des Antiquités d’Égypte, multiplie également les prospections en Haute-Égypte et réunit une importante collection d’outils en pierre. Au sein de ces assemblages, abondamment décrits dans différents ouvrages de synthèse13, c’est toutefois le cortège typologique du Néolithique qui semble fasciner les archéologues européens : ici plus qu’ailleurs, alors que s’engage la fouille des grandes nécropoles prédynastiques et que la recherche se cristallise autour de la reconnaissance d’un hypothétique creuset de la civilisation pharaonique, les pièces d’exception du Fayoum ou de Nagada l’emportent logiquement sur les industries du Paléolithique (fig. 4). Au sein des collections du musée du Louvre, ces dernières ne seront que tardivement prises en compte et nous voyons ici s’esquisser une rupture décisive avec d’autres institutions : à l’opposé du département d’archéologie comparée du musée des Antiquités nationales, dont le projet – restituer « l’histoire ethnographique de l’humanité » – outrepasse à l’évidence les ambitions d’une étroite quête des origines, le département des Antiquités égyptiennes entend concentrer ses efforts sur ce qui fonde à ses yeux sa propre légitimité, à savoir la spécificité de la culture égyptienne. À cet égard, le parti-pris adopté par ses conservateurs rejoint clairement la démarche engagée dix ans plus tôt par le British Museum.

Les fouilles d’Abydos et d’Abou rawach (1895-1913)

Au tournant du siècle, la fouille des grandes nécropoles protodynastiques va fournir l’occasion au musée du Louvre d’étoffer sa collection égyptienne. Entre 1895 et 1898, Émile Amélineau découvre, sur le site d’Oumm-el-Gaab près d’Abydos, plusieurs installations funéraires qui lui paraissent antérieures aux premières dynasties pharaoniques14. Un temps considéré par son inventeur comme le lieu de sépulture symbolique des « Mânes » – dont la succession nous est fournie par la liste de Manéthon – le « Cimetière B », de nouveau exploré par Petrie lors de deux campagnes de contrôle (1900-1901), se révèle finalement être la nécropole royale de plusieurs souverains thinites (3200-2700 avant Jésus-Christ).

Ces tombes ont livré, malgré les déprédations dont elles ont pu faire l’objet depuis l’Antiquité, une très grande quantité de mobilier. Il s’agit principalement de vases en terre cuite et de vaisselle en pierre, mais également d’objets plus exceptionnels en métal ou en ivoire. À ces éléments s’ajoute un abondant matériel lithique, mis au jour dans les chambres funéraires de plusieurs souverains15. Marginal au sein de la collection Amélineau du Louvre, ce viatique se distingue cependant par la présence de plusieurs pièces d’exception. Parmi les dix-neuf objets acquis en novembre 1904 au moment de la dispersion en vente publique des objets provenant du partage des fouilles (douze)16, ou lors de l’intégration tardive du fonds Guimet (sept), nous avons pu dénombrer neuf pointes de flèche à pédoncules provenant de l’une des tombes subsidiaires du roi Djer et dix couteaux ou fragments de couteaux bifaciaux, dont un au moins appartient au mobilier funéraire du roi Khâsekhemouy (fig. 5). Ce décompte constitue toutefois une estimation basse de ce mobilier, au

4. Lame de faucille bifaciale de la culture du Fayoum A. néolithique (5400-4300 av. J.-c.). Silex. L. 8,5 cm ; l. 2,4 cm ; Ép. 0,9 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Inv. E 10836-18.

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5. Grand couteau bifacial appartenant au viatique funéraire du roi Khâsekhemouy (inv. E 25265) et pointes de flèches provenant d’une des tombes subsidiaires du roi Djer (inv. AF 6365 et AF 6366). nécropole royale d’oumm-el-Gaab près d’Abydos. Fouilles Émile Amélineau. Ie et IIe dynasties (3200-2700 av. J.-c.). Silex.Inv. E 25265 : L. 23,3 cm ; l. 7,1 cm ; Ép. 0,4 cmInv. AF 6365 : L. 4,2 cm ; l. 0,8 cm ; Ép. 0,3 cmInv. AF 6366 : L. 3,9 cm ; l. 0,9 cm ; Ép. 0,3 cmParis. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes.

regard du nombre relativement important d’outils d’époque thinite présents dans les collections du département des Antiquités égyptiennes et dont la provenance reste pour le moment indéterminée.

Une décennie plus tard, l’exploration de la nécropole protody-nastique M d’Abou Rawach17 (fouille Pierre Montet, 1913-1914), à l’extrémité septentrionale de la nécropole memphite, entraîne à son tour la découverte de nombreux objets funéraires, dont une partie

intègre par donation les réserves du Louvre. Complémentaire de la série actuellement conservée à l’Institut d’égyptologie de l’université de Strasbourg, la collection lithique d’Abou Rawach regroupe, de manière certaine, sept objets, dont la reconnaissance se fonde sur l’étude des archives de fouille de Montet. À cet égard, un carnet de dessin retrouvé au Centre Wladimir Golenischeff (École Pratique des Hautes Études) de Paris nous a permis de reconnaître deux couteaux à soie de Nagada IIIC, une pièce bifaciale de grande dimension, deux outils sur

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lames (razor blades) et deux grattoirs en éventail sur éclats, dont l’un est aménagé sur support « tabulaire » (fig. 6). Ce mobilier d’exception traduit l’élaboration de nouveaux corpus typologiques par l’adjonction de modèles exotiques dont le consensus transcende l’ensemble des assemblages funéraires étudiés : les grands « racloirs tabulaires » et les « lames cananéennes » renvoient ainsi à des formes particulières de « globalisation » technique qui affectent tout le Proche-Orient à la transition du Chalcolithique et de l’âge du Bronze.

Ici aussi, ce prudent inventaire ne traduit qu’une situation d’attente. Malgré cela, il révèle, à l’instar du mobilier provenant des fouilles d’Abydos, un intéressant changement de pratique dans l’élaboration de la collection préhistorique égyptienne du Louvre. Les séries constituées proviennent désormais de fouilles clairement identifiées ; et ce même si la sélection des artefacts conservés et diversement présentés dans les salles d’exposition du département répond à des choix extrêmement sévères et que la « traçabilité » des séries n’est assurée que par un inventaire succinct des collections.

Au cours des dernières décennies du xixe siècle, la création d’une école archéologique au Caire, l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), à l’initiative de Gaston Maspero, sur le modèle de celles d’Athènes et de Rome, accompagne l’essor du Service des Antiquités et la promulgation d’une première loi instituant un contrôle des fouilles archéologiques. Le développement de cette nouvelle institution, dans les premières années du xxe siècle, entraîne l’ouverture de plusieurs chantiers dans la vallée du Nil et la mise au jour d’antiquités toujours plus nombreuses. Dans le cadre du partage imposé par la loi sur les Antiquités de 1891, les grandes institutions muséales françaises voient leurs collections s’enrichir prodigieusement : si, au sein des assemblages recueillis, une sélection drastique continue de s’opérer sur le double fondement de la qualité et

de la connaissance, ne conservant que ce qui est jugé digne d’intérêt ou remarquable, cette croissance ne s’appuie toutefois plus sur les seuls critères esthétiques ou épigraphiques qui avaient présidé jusque-là au déploiement des collections. Mais la rupture avec la pratique antérieure de la collection n’est cependant pas totale : la politique d’acquisition du département continue de privilégier, pendant tout le premier tiers du xxe siècle, l’achat de collections ou d’objets d’exception, sur le marché des antiquités de Paris ou du Caire.

Antiquaires et conservateurs (1902-1939)

À cet égard, la nomination de Georges Bénédite à la conservation du département égyptien du musée du Louvre ouvre une ère de rénovation et d’essor sans précédent. Membre de l’IFAO en 1887, Bénédite se rend régulièrement en Égypte, après son retour à Paris, pour négocier lui-même l’achat des objets qu’il considère comme les plus intéressants18. De cette période date la reprise des achats de monuments égyptiens et l’acquisition des premières séries archéologiques cohérentes.

Dans le premier quart du xxe siècle, Georges Daressy, conservateur adjoint du musée de Gizeh – qui est transféré en 1902 au Caire – confie au département des Antiquités égyptiennes un lot de treize pièces lithiques issu de ses explorations en Haute-Égypte (1898-1925), réalisées en marge des travaux du Service des Antiquités à Deir-el-Medineh, dans la Vallée des Rois et à Nezlet Batran19. Cet ensemble regroupe différents outils et pièces techniques caractéristiques des industries acheuléennes et moustériennes de la vallée du Nil, récoltés dans plusieurs gisements paléolithiques de la région de thèbes et d’Abydos. L’examen de cet assemblage permet de préciser les modalités de sa collecte : mobilisant les pièces considérées comme les plus représentatives de ces technologies (nucléus, biface, etc.), elle fonde sa cohérence sur les principes d’une classification industrielle déjà largement discréditée, et dont le corollaire méthodologique renvoie à une longue tradition naturaliste. À la charnière des xixe et xxe siècles en effet, l’esquisse de nouveaux cadres chronologiques, à valeur universelle, favorise l’établissement de ce type d’échantillon de référence, à travers une pratique scientifique issue en droite ligne de la paléontologie.

Accusant un retard évident sur la recherche européenne, qui renouvelle complètement la démarche chrono-culturelle de la Préhistoire – nous pensons évidemment ici aux travaux novateurs de « l’école Breuil », fondés sur une observation stratigraphique rigoureuse –, la sélection de ces objets fait écho, à l’instar de la collection Schweinfurth du musée des Antiquités nationales (1904)20, aux constructions théoriques évolutionnistes, à l’origine du « transformisme culturel ». Ce modèle, élaboré par Gabriel de Mortillet dès 1869, définit un programme d’étude fondé sur la notion d’un progrès continu et linéaire. À ce titre, les nomenclatures proposées admettent l’uniformité a priori des trajectoires évolutives des industries, donnant leur valeur universelle aux observations typologiques. Dans ce contexte, les classifications industrielles offrent, il est vrai, aux collections lithiques une méthode de classement efficace doublée d’une évidente portée didactique : elles reconstituent de la sorte l’ensemble du mouvement évolutif et fournissent un outil de référence et de comparaison.

En parallèle de ces mouvements, les séries lithiques du département des Antiquités égyptiennes s’enrichissent de nouvelles collections prédy-nastiques, qui se démarquent toutefois des précédentes par leur caractère

6. Racloir tabulaire provenant d’une des tombes de la nécropole protodynastique M d’Abou Rawach. Fouilles Pierre Montet. nagada IIIB-IIID (3100-2900 av. J.-c.). Silex. L. 6,4 cm ; l. 5,1 cm ; Ép. 0,5 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Inv. AF 6522.

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d’exception : intégré entre 1904 et 1912, le legs Seymour de Ricci, formé de neuf grands couteaux bifaciaux, semble répondre à une commande explicite de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres qui souhaite favoriser l’accroissement des collections pharaoniques, avec le soutien de Gaston Maspero, alors directeur des Antiquités d’Égypte. En 1914, le couteau du Gebel el-Arak est acheté par Georges Bénédite auprès d’un marchand d’antiquités du Caire21 (fig. 7). Au tournant des années 1910, la collection Abd el-Nour, formée de trois pointes foliacées de la culture de Nagada, est également acquise par le musée du Louvre, dans des conditions qui restent toutefois assez floues. En 1927 enfin, deux « lames bifides » appartenant à un lot de huit pièces en obsidienne découvert près d’Akhmîm, en Haute-Égypte, font leur entrée dans les collections du département, à la suite de leur vente sur le marché du Caire (fig. 8).

Un changement de paradigme (1945-1954)

La fin de la Seconde Guerre mondiale marque assurément une rupture dans l’histoire de la recherche archéologique en Égypte : le cheminement qu’elle avait suivi jusque-là se détourne – provisoirement – des institutions qui avaient fait sa notoriété pour s’inscrire dans une dynamique renouvelée. De nouveaux acteurs entrent en scène, à la faveur d’une ouverture du pays à des équipes de recherche internationales de formation pluridisciplinaire. En Préhistoire cependant, cette reformulation profonde de la pratique archéologique et des traditions académiques qui lui sont associées se traduit par une longue interruption de la recherche dans la vallée du Nil, alors même que celle-ci tend à se développer au Proche-Orient et en Afrique de l’Est.

7. Extrait de la publication du couteau du Gebel el-Arak par G. Bénédite détaillant les conditions d’acquisition de cet objet en 1914 au Caire (Égypte). G. Bénédite, « Le couteau du Gebel el-Arak. Étude sur un nouvel objet préhistorique acquis par le musée du Louvre », Monuments Piot, 22, 1916, p. 1-34.

8. Lance bifide appartenant à un lot de huit lames découvert en 1927 près d’Akhmîm. Nagada II (3500-3200 av. J.-C.). Obsidienne. L. 10,9 cm ; l. 7,7 cm ; Ép. 0,6 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Inv. E 14278.

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Dans les collections lithiques du département, cette césure est particulièrement manifeste au cours des années 1950 et s’exprime par le nombre relativement limité d’entrées au cours de cette période : la politique d’acquisition d’objets en silex connaît alors un « coup d’arrêt » évident, et seule la collection Barguet, provenant de différentes explorations dans la Montagne thébaine entre 1945 et 1954, en marge des explorations de la Direction des travaux de Karnak – à laquelle succède le Centre franco-égyptien d’étude des temples nouvellement créé –, vient signaler un temps particulier de la recherche. Formée de trente pièces en silex, elle témoigne de la pérennité du travail de la pierre dans cette région, dont les sites d’ateliers de taille sont exploités depuis le Paléolithique (débitage Levallois) jusqu’à la période pharaonique.

L’arsenal de Mirgissa (1963-1966)

Au sein des collections lithiques du département, les changements qui s’opèrent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans la pratique archéologique s’expriment dans la constitution de nouveaux assemblages de référence : à cet égard, l’intégration de plusieurs armatures de projectile en silex provenant des fouilles de l’arsenal de Mirgissa-Iken, en Nubie, semble accompagner une réorientation stratégique de la politique du département vers l’acquisition d’assem-blages archéologiques représentatifs des acquis récents de la recherche

égyptologique. Découvert par Jean Vercoutter en 1963, cet ensemble atypique a été mis au jour au cours de l’exploration de la forteresse de la Deuxième période intermédiaire (vers 1750-1595 avant Jésus-Christ), à proximité immédiate du temple d’Hathor.

Soigneusement structuré, il se compose de nombreuses préformes de boucliers qu’accompagnent « d’innombrables pointes de javelots, de lances et de flèches en silex ou en cornaline destinées à la garnison »22. Au nombre de huit dans les collections du Louvre, ces objets forment finalement un échantillon limité des dizaines d’exemplaires de « fers de lance » et de pointes de javelot découverts à Mirgissa et actuellement partagés entre le Service des Antiquités du Soudan et l’Institut de papyrologie de l’université de Lille (fig. 9). À l’évidence, cette acquisition n’a rien d’anecdotique : d’un point de vue historique, la présence surprenante d’un important arsenal lithique au sein d’une forteresse égyptienne de la fin du Moyen Empire atteste l’usage militaire de telles armes au cœur du IIe millénaire. Infirmant l’hypothèse d’une utilisation restreinte à la chasse des armatures en silex, ces découvertes témoignent, par leur morphologie et leur destination, de multiples transferts de technologie entre la métallurgie du bronze et les industries de la pierre à une époque où ces dernières apparaissent clairement en concurrence. Dès les années 1960, un glissement s’opère donc dans le projet muséographique du Louvre, depuis une attestation strictement chronologique vers une valeur démonstrative et fonctionnelle, venant abonder la réflexion théorique engagée par André Leroi-Gourhan autour de l’anthropologie des techniques.

9. Fers de lance mis au jour dans l’arsenal de la forteresse égyptienne de Mirgissa-Iken en Nubie. Fouilles Jean Vercoutter – 1963-1966. Deuxième période intermédiaire (1795-1550 av. J.-c.). Silex. Inv. E 25570 : L. 17,6 cm ; l. 3,3 cm ; Ép. 0,5 cmInv. E 25573 : L. 17,1 cm ; l. 3,6 cm ; Ép. 0,6 cmInv. E 25571 : L. 14,3 cm ; l. 3,6 cm ; Ép. 0,6 cmParis. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes.

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10. Biface acheuléen retrouvé sur le Site 180 de la Montagne thébaine – prospection F. Debono. Paléolithique inférieur (500 000-250 000 BP). Silex. L. 13,7 cm ; l. 8 cm ; Ép. : 2,5 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes.

11. Nucléus Levallois et grande préforme de nucléus à lames provenant de la vallée des Reines et de la vallée des Pèlerins d’Espagne près de Louxor. Prospection F. Debono. Paléolithique moyen et supérieur (250 000-20 000 BP). Silex. Inv. 25986 : L. 13,7 cm ; l. 10,5 cm ; Ép. 3,4 cmInv. 27065 : L. 19,3 cm ; l. 7,4 cm ; Ép. 2,7 cmParis. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes.

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L’enrichissement des collections de la Montagne thébaine

La collection Debono, à l’instar du fonds Barguet constitué quelques années plus tôt, provient pour sa part de différentes investigations conduites dans la Montagne thébaine. Rassemblée dans le secteur de la vallée des Reines et le lit de plusieurs wâdi incisant le rebord oriental du massif, cette importante série regroupe plus de cent quarante objets, outils et produits de débitage, et marque une inflexion importante de la recherche en Préhistoire, en lien avec l’exploration systématique de la rive ouest du Nil23.

À la fin des années 1960, Fernand Debono entreprend en effet des recherches méthodiques de la Montagne thébaine, en face de la ville actuelle de Louxor (Égypte). Accompagnant ses travaux de relevés topographiques et d’études géologiques systématiques, il découvre, au cours de quatre campagnes de prospection, plus de cent soixante « ateliers » de taille du silex répartis sur l’ensemble du massif et se rapportant à des périodes très différentes, échelonnées depuis le Paléolithique archaïque jusqu’à l’époque dynastique (fig. 10 et 11). Dans les comptes rendus publiés entre 1971 et 1977, l’auteur fournit un inventaire détaillé des sites mis au jour : sept d’entre eux sont

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12. Galet « aménagé » découvert sur le Site 90 de la Montagne thébaine. Prospection F. Debono. Éolithe. Silex. L. 9,3 cm ; l. 8,2 cm ; Ép. 3,3 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes.

notamment attribués, avec plus ou moins de certitude, aux industries « pré-acheuléennes » et oldowayennes d’Afrique orientale, ce qui constitue à l’évidence une découverte majeure pour comprendre les modalités et les rythmes de la première sortie d’Afrique24 (fig. 12). L’examen attentif de ces pièces ne nous a toutefois pas permis de confirmer leur origine anthropique.

À l’occasion du récolement de la collection Debono, nous avons pu mettre en évidence une partie de ces objets au sein des réserves du département. Ces derniers se répartissent indistinctement entre les différentes campagnes de prospections. Leur spectre chronologique se révèle par ailleurs extrêmement large, puisqu’il recouvre l’ensemble de la séquence allant du Paléolithique inférieur (industries acheuléennes) jusqu’au Nouvel Empire. Pour établir ce diagnostic, nous avons eu la chance de pouvoir adosser notre enquête à un corpus documentaire assez complet : aux publications et rapports de Debono s’ajoute un système de repérage rigoureux et systématique des industries, précisant, par un marquage en croix parfaitement lisible, leurs localisation, numérotation et date de découverte. Nous avons ainsi pu disposer d’un signalement

fiable de la provenance de l’ensemble de ces collections, complété par une présentation cartographique opérante. Cette patiente reconstitution a permis de mettre en lumière une abondante série lithique (cent cinquante et une pièces) issue de contextes stratigraphiques clairement identifiés et de poser les ressorts épistémologiques et archéologiques de la constitution de cet assemblage de référence. Son étude critique permet de saisir les évolutions des traditions techniques associées à la taille du silex dans la vallée du Nil, préalable indispensable à de plus vastes inférences sur la sociologie des groupes humains de la Préhistoire.

Le legs raymond Weill (1950-1992)

Dernière contribution à ce vaste ensemble patrimonial, la collection lithique issue des fouilles de Raymond Weill en Égypte provient, dans sa très grande majorité, des sites de Dara et Zaouïet el-Maïetin (1912-1933), où il explora à cinq reprises la pyramide de l’Ancien Empire élevée au milieu d’une vaste nécropole des IVe et IIIe millénaires25. Légué en

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13. Outillage lithique issu des fouilles de R. Weill dans la vallée du Nil – 1913-1926. Périodes prédynastique et dynastique (3900-1200 av. J.-c.). Silex. Inv. E 24973 : L. 5 cm ; l. 1,3 cm ; Ép. 0,2 cmInv. E 24841 : L. 10,3 cm ; l. 5,3 cm ; Ép. 1,2 cmInv. E 24930 / E24938 : L. 14,9 cm ; l. 2,7 cm ; Ép. 0,4 cmInv. E 25221 : L. 15,6 mm ; l. 3 cm ; Ép. 0,7 cmInv. E 24986 : L. 8,9 cm ; l. 5,5 cm ; Ép. 1,8 cmParis. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes.

1950, avec un usufruit de quarante-deux ans, cet ensemble se compose de deux cent cinquante-deux outils et produits de débitage : lames de faucille, fragments de pièces bifaciales, supports laminaires, éclats de façonnage, etc. (fig. 13). Ces objets, majoritairement fragmentés, peuvent être associés – avec prudence et sur le fondement de critères strictement typo-chronologiques – aux productions de la période prédynastique recueillies en abondance au cours de ces différentes explorations26.

À l’inverse de ce que nous avons pu constater à plusieurs reprises pour les assemblages provenant de fouilles anciennes, le legs Weill trahit un mode de collecte original, fondé non sur la mise en exergue de quelques objets représentatifs, mais sur le choix affiché de l’exhaustivité du corpus, témoignant d’une volonté évidente de rassembler et de pérenniser une documentation significative. La stabilité de cette collection privée pendant plusieurs décennies et son legs tardif au musée du Louvre ont permis d’éviter son éparpillement et garanti la transmission d’un assemblage quasi complet, si l’on écarte évidemment de notre propos la question du partage du mobilier à l’issue des fouilles.

retour sur quelques « oublis » archéologiques

Intégré définitivement en 1992, le legs Weill constitue l’ultime étape du processus d’élaboration de la collection lithique égyptienne du Louvre. Nous nous en sommes rendu compte précédemment : si celle-ci répond à une succession de situations conjoncturelles (donation, legs, etc.), elle révèle également un projet didactique et muséographique plus ou moins explicite, dont les attendus ont évolué avec la pratique archéologique. Pour restituer la trajectoire de cet assemblage, nous nous sommes toutefois heurtés à de nombreuses difficultés d’attribution : sur les six cent trente-trois pièces répertoriées, quatre cent sept n’ont pu être rapprochées d’un contexte particulier, tandis que la chronologie de deux cent soixante-cinq d’entre elles n’a pu être établie avec précision. À ces incertitudes s’ajoutent plusieurs inconnues quant à la collection d’appartenance de ces artefacts. Or, ces informations sont capitales lorsque l’on souhaite, comme ici, retracer les grandes lignes de force qui s’expriment à travers les modes de sélection et d’intégration des séries archéologiques au sein des collections patrimoniales.

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14. Pointe Levallois à base retouchée témoignant d’une parenté avec les premières industries « sébiliennes ». Paléolithique moyen (250 000-50 000 BP). Silex. L. 4,9 cm ; l. 4 cm ; Ép. 0,5 cm.Paris. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes. Inv. E 13594.

Ainsi, nous ne pouvons que nous interroger sur quelques « grands absents » de cet inventaire : plusieurs séries, d’affinités clairement moustériennes, posent ainsi l’épineuse question de leur origine, alors que nous savons qu’Edmond Vignard entretint des échanges scientifiques nourris avec le département, notamment après son voyage d’étude en Haute-Égypte, entre 1911 et 1925. Au cours de ce séjour, il mit en lumière une importante station « aurignacienne » à Nag Hamadi27 et identifia un nouvel horizon culturel, le « Sébilien », au terme d’une exploration de quatre années dans la plaine de Kom Ombo28. Plusieurs pointes Levallois de la collection égyptienne du Louvre trahissent de ce point de vue des caractères techniques proches des armatures « sébiliennes » décrites par Vignard (fig. 14). Dans ce contexte, ces éléments pourraient avoir fait l’objet d’un don ou d’un dépôt non répertorié, à titre d’illustration et de connaissance, tout comme les collections issues des recherches de Paul Bovier-Lapierre dans la plaine de l’Abbassieh près du Caire et à El-Omari, au nord d’Helwan29.

Une place singulière dans la construction de la Préhistoire égyptienne

Nous nous en sommes aperçus au détour des lignes qui précèdent : un document archéologique est toujours le produit de deux actions humaines. Si la première est celle de la société qui crée l’objet et le singularise dans sa trajectoire culturelle, la seconde rejoint celle de la société qui le recueille et fait de lui un document. Incidemment, cette seconde action a aussi sa propre histoire, celle des problématiques de recherche, des méthodes d’étude et d’investigation, celle des générations de chercheurs.

À travers la présentation des collections lithiques du musée du Louvre, ce travail s’était donné pour objectif de préciser les dimensions tout à la fois historiographique et archéologique de certains de ces objets, afin d’apprécier leur place dans la construction de la Préhistoire égyptienne.

À la suite de ce tour d’horizon, certains termes de l’équation posée en préambule restent cependant à préciser et les inconnues – tant chrono-logiques que géographiques – demeurent malheureusement nombreuses.

En dépit de ces lacunes, le savant ordonnancement des collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes offre un tableau presque complet de la Préhistoire de l’Égypte, depuis les origines jusqu’à l’aube de l’Histoire. Il révèle en outre les ressorts sociologiques de la discipline archéologique et les évolutions de la pratique de la collection en Préhistoire, depuis la fin du xixe siècle jusqu’au tournant des années 1970. Mais l’enseignement principal n’est sans doute pas là : le caractère édifiant de ces collections réside plus sûrement dans le lien particulier qui unit, jusqu’au cœur de la période pharaonique, les populations de la vallée du Nil à un matériau singulier. En Égypte en effet, la survivance du silex semble répondre à une double exigence, à la fois technique et culturelle : ainsi, « si l’abondance et la qualité de la matière première en font une ressource hautement rentable, le conservatisme, qui apparaît comme un des traits caractéristiques de cette civilisation, le rend quant à lui éminemment respectable »30.

REMERCIEMENtSCette recherche n’aurait pu être menée à bien sans la confiance de Mmes Guillemette Andreu-Lanoë et Geneviève Pierrat-Bonnefois qui nous ont confié l’étude des collections lithiques, inédites ou presque, qui font l’objet de la présente publication. Nous leur adressons nos plus sincères remerciements, en espérant que ce travail aura contribué à une meilleure compréhension de cet ensemble remarquable. Nos amicales pensées vont également à l’ensemble des équipes du département des Antiquités égyptiennes, pour leur accueil et leur disponibilité au cours de ces semaines passées au musée du Louvre. Plus ponctuellement mais de manière tout aussi décisive, elles ont accompagné ce travail jusqu’à son terme. Qu’elles trouvent ici le témoignage de notre reconnaissance pour l’ensemble de leurs démarches attentives, de leurs conseils avisés ou, plus simplement, pour les chaleureuses discussions que nous avons partagées.

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NOtES1 « Les collections des monuments égyptiens sont en général formées dans l’unique but d’éclairer l’histoire de l’art. Mais l’importante et la nombreuse suite de ces monuments […] devant en quelque sorte servir de sources et de preuves à l’histoire toute entière de la nation égyptienne, [elle] avait besoin d’être coordonnée sur un plan différent. […] Il fallait, de toute nécessité, [classer] depuis les époques primitives jusqu’aux romains, […] dans un ordre méthodique, les objets qui se rapportent à la vie publique et privée des anciens égyptiens. […] 4 à 20 – flèches de chasse en jonc, armées de fragments de silex : quelques-unes sont barbelées » (J.-F. Champollion, Notice descriptive des monuments égyptiens du Musée Charles X, Paris, 1827, p. 4 et 98).2 Ibid., p. 4.3 trois de ces objets n’ont pu être retrouvés.4 W.M.F. Petrie, A History of the Egypt from the Earliest Kings to the XVIth Dynasty, Londres, 1903 ; J. de Morgan, « Recherches sur les origines de l’Égypte », 2 – Ethnographie préhistorique et tombeau royal de Nagada, Paris, 1897.5 J. de Morgan, « Recherches sur les origines de l’Égypte », 1 – L’âge de la pierre et les métaux, Paris, 1986.6 E. Gran-Aymerich, Naissance de l’archéologie moderne 1798-1945, Paris, 1998.7 A. Arcelin, Recueil de travaux relatifs à la philologie, à l’archéologie égyptienne et assyrienne, 7, Paris, 1886.

8 F. Lenormant, E. Hamy, « Découverte de restes de l’âge de pierre en Égypte », Comptes rendus de l’Académie des Sciences, séance du 2 novembre 1869.9 L. Lartet, Exploration géologique de la mer Morte, de la Palestine et de l’Idumée, Paris, 1878.10 A. Mariette, « Compte rendu des nouvelles fouilles, et remarques sur l’âge de la pierre en Égypte », Bulletin de l’Institut égyptien, 11, 1870, p. 52-80.11 Ces dernières ont été précisées quelques années plus tôt par les travaux de J. Boucher de Perthes dans la Somme (1859) ou d’É. Lartet en Périgord (1864).12 Voir sur ce point Gran-Aymerich, cit. n. 6.13 J. de Morgan, La Préhistoire orientale, 5 vol., Paris, 1926 ; G. Schweinfurth, « Recherches sur l’âge de pierre dans la Haute-Égypte », Annales du Service des Antiquités de l’Égypte, 1905, p. 9-64.14 É. Amélineau, Les Nouvelles fouilles d’Abydos. Compte rendu in extenso des fouilles, description des monuments et objets découverts, Paris, 1899-1905, 4 volumes. 15 L. Capitan, « Étude des silex recueillis par M. Amélineau dans les tombeaux archaïques d’Abydos », Revue de l’École d’Anthropologie de Paris, 14, 1904, p. 89-119 et « Étude d’une série de pièces recueillies par M. Amélineau dans les tombeaux très archaïques d’Abydos », Revue de l’École d’Anthro-pologie de Paris, 15, 1905, p. 209-231.16 Une partie des objets provenant d’Aby-dos, achetés par Lehman pour le compte

d’Émile Guimet en 1904, a toutefois rejoint les collections du département des Antiquités égyptiennes après la Seconde Guerre mondiale. M. Étienne, « Émile Amélineau, le savant incompris (1850-1915) », Archéonil, no 17, 2007, p. 25-38.17 P. Montet, « tombeaux de la Ière et de la IVe dynasties à Abou Roach », Kêmi 7, 1938, p. 11-69.18 G. Bénédite, « La formation du musée égyptien au Louvre », La revue de l’art ancien et moderne, 43-2, 1922, p. 275-293.19 G. Daressy, « Un édifice archaïque à Nezlet Batran », Annales du Service des Antiquités d’Égypte, 1905, p. 99-106.20 Schweinfurth, cit. n. 13.21 G. Bénédite, « Le couteau du Gebel el-Arak. Étude sur un nouvel objet préhis-torique acquis par le musée du Louvre », Monuments et Mémoires, Fondation Eugène Piot, 22, Paris, 1916, p. 1-34. 22 J. Vercoutter, « trois campagnes de fouille à Mirgissa en Nubie soudanaise (1963-1966) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres [abrégé ensuite en CRAIBL], 1966, p. 276-283.23 F. Debono, « Étude des dépôts de silex », dans J. Cerny (dir.), Graffiti de la montagne Thébaine I (2) : la vallée de l’ouest, 1971, Le Caire, p. 33-50 ; « thèbes préhistorique, ses survivances à l’époque pharaonique d’après les découvertes récentes », dans Actes du XXIXe Congrès international des Orientalistes. Section organisée par

G. Posener, Égyptologie, 1, Paris, 1975, p. 34-37.24 P. Biberson, R. Coque, F. Debono, « Découverte d’industries pré-acheu-léennes in situ dans les formations du piémont de la montagne de thèbes (Haute-Égypte) », Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 1977, 285, p. 303-305.25 R. Weill, « Fouilles à tounah et Zaouiét el-Maietin (Moyenne-Égypte) », CRAIBL, 56, 1912, p. 484-490.26 Fonds R. Weill – Archives nationales, rapport au Service des missions du ministère de l’Instruction publique (1913) – Fouilles archéologiques au Proche-Orient – Dossier R. Weill – AN/F/17/17293.27 E. Vignard, « Une station aurigna-cienne à Nag Hamadi (Haute-Égypte), station du Champ de Bégasse », Bulletin de l’Institut français d’Archéologie orientale du Caire [abrégé ensuite en BIFAO], 18, 1921, p. 1-20.28 E. Vignard, « Une nouvelle industrie lithique : le Sébilien », BIFAO, 20, 1923, p. 1-76.29 P. Bovier-Lapierre, « Une nouvelle station néolithique (El Omari) au nord d’Hélouan (Égypte) », Comptes rendus du Congrès international de géographie, IV, Le Caire, 1925 ; « Les gisements paléo-lithiques de la plaine de l’Abbassieh », Bulletin de l’Institut d’Égypte, 8, 1926, p. 257-275.30 B. Midant-Reynes, « Les noms du silex en Égyptien », Revue d’Égyptologie, 33, 1981, p. 39-45.

annexeclassement général des collections lithiques du département des Antiquités égyptiennes par collection d’origine, provenance géographique et attribution chronologique.

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