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La signification du travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec

Date post: 15-May-2023
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Daniel Mercure et Mircea Vultur La signification du travail Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec
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Daniel Mercure et Mircea Vultur

La signification du travailNouveau modèle productif et ethos du travail au Québec

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Ce livre dresse un portait pénétrant de la complexité des valeurs, des attitudes et des croyances relatives au travail de la population active québécoise. Quelle importance et quelle signification revêt le travail aujourd’hui ? Le travail est-il de plus en plus un lieu de réalisation de soi ou n’est-il qu’une valeur en perdition, voire un simple moyen en vue de financer la vie à l’extérieur du travail ? Quel est le modèle de travail idéal auquel aspirent les travailleurs et quelles sont leurs attitudes envers les nouvelles normes et pratiques de gestion mises de l’avant par les employeurs au cours des deux dernières décennies ? Plus fondamentale-ment, de quelle manière l’identité personnelle est-elle reliée ou dissociée du rôle professionnel ?

Issu d’une vaste enquête auprès d’un millier de travailleurs québécois, ce livre montre que le travail est toujours une valeur importante, mais que la réalisation de soi et la quête d’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle sont des aspirations de plus en plus partagées par les individus. Les grands schèmes de valeurs et d’attitudes par rapport au travail mis au jour dans l’ouvrage témoignent de changements culturels récents ainsi que de la diversité des situations de travail vécues. À des degrés divers, ces schèmes convergent vers les exigences du modèle productif contemporain ou s’en distancient : ils contribuent à l’émer-gence d’un nouveau monde du travail.

Cet ouvrage a été réalisé par une équipe de recherche de l’Université Laval et de l’Institut national de la recherche scientifique, sous la direction de Daniel Mercure et de Mircea Vultur, avec la collaboration de Marie-Pierre Bourdages-Sylvain, Charles Fleury et Lilian Negura.

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Sociologie contemporaineDirigée par Daniel Mercure

Illustration de la couverture :Kandinsky. Détail de Gelb-Rot-Blau (Jaune, rouge, bleu), 1925

Sociologie contemporaineDirigée par Daniel Mercure

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ISBN : 978-2-7637-9091-6

La signification du travail

Daniel Mercure et Mircea Vultur

Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec

ColleCtion fondée et dirigée par daniel MerCure

La collection Sociologie contemporaine rassemble des ouvrages de nature empirique ou théorique destinés à appro-fondir nos connaissances des sociétés humaines et à faire avancer la discipline de la sociologie. Ouverte aux diverses perspectives d’analyse, « Sociologie contemporaine » s’inté-resse plus particulièrement à l’étude des faits de société émergents.

(Liste des titres parus à la fin de l’ouvrage)

La signification du travailNouveau modèle productif

et ethos du travail au Québec

des mêmes auteurs

Daniel Mercure

Les temps sociaux.Temps et société.Les temporalités sociales.La culture en mouvement : nouvelles valeurs et organisations.Culture et gestion en Algérie.Le travail déraciné. L’impartition flexible dans la dynamique sociale des entreprises forestières au Québec.Les entreprises et l’emploi. Les nouvelles formes de qualification du travail.Une société-monde ? Les dynamiques sociales de la mondialisation.Le travail dans l’histoire de la pensée occidentale.L’analyse du social : les modes d’explication.Perspectives internationales sur le travail des jeunes (à paraître).

Mircea Vultur

Collectivisme et transition démocratique. Les campagnes roumaines à l’épreuve du marché.Les jeunes en Europe centrale et orientale.Les jeunes et le travail.Les jeunesses au travail. Regards croisés France-Québec.Perspectives internationales sur le travail des jeunes (à paraître).

La signification du travailNouveau modèle productif

et ethos du travail au Québec

Daniel Mercure Mircea Vultur

Avec la collaboration de Marie-Pierre Bourdages-Sylvain,

Charles Fleury et Lilian Negura

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Mise en pages : Diane Trottier

Maquette de couverture : Hélène Saillant

Illustration : Kandinsky, Jaune, rouge, bleu, 1925.

© Les Presses de l’Université Laval 2010Tous droits réservés. Imprimé au CanadaDépôt légal 3e trimestre 2010

ISBN 978-2-7637-9091-6ISBN PDF 9782763710914

Les Presses de l’Université LavalPavillon Pollack, bureau 31032305, rue de l’UniversitéUniversité Laval, QuébecCanada, G1V 0A6www.pulaval.com

VII

Table des maTières

Remerciements XIIIIntroduction 1

Chapitre 1Modèle d’analyse, concepts et méthodes 11

1. Les dimensions fondamentales du modèle d’analyse 111.1 La centralité du travail 111.2 La finalité du travail 121.3 Les attitudes à l’égard des principales normes managériales 171.4 Vers une compréhension de l’ethos du travail 21

2. Stratégie de recherche et méthodologie 222.1 Le questionnaire 232.2 Les entrevues 25

preMière partieNouveau modèle productif et traNsformatioNs

du marché du travail au Québec

Chapitre 2Les mutations du travail depuis la fin des Trente Glorieuses : l’émergence d’un nouveau modèle productif

31

1. L’ébranlement du mode de régulation fordiste 312. Un nouveau modèle productif en émergence 34

2.1 La flexibilité comme logique d’entreprise 352.2 Une dynamique de mobilisation et de contrôle fondée sur

l’implication subjective au travail et l’autonomie responsable38

2.3 Une GRH axée sur le développement des compétences et la logique de l’employabilité

41

La signification du travaiLVIII

Chapitre 3les transformations du marché du travail au Québec 47

1. La population active au Québec et la forte ouverture du marché du travail

48

2. La modification de la structure des emplois et de la composition des catégories socioprofessionnelles

52

3. Le changement des critères de recrutement et des attentes des demandeurs d’emploi par rapport à l’offre de travail

56

Chapitre 4Le travail : attitudes, valeurs, aspirations 59

1. La centralité du travail 592. La signification du travail 663. Les attitudes à l’égard des normes managériales 744. Quelques tendances 79

deuxièMe partieles types d’ethos du travail au Québec

Chapitre 5les formes générales d’orientation au travail 89

1. Construction des formes générales d’orientation au travail 892. Les principales caractéristiques des formes générales

d’orientation au travail (FGOT)93

2.1 FGOT à dominante économique centrée sur le travail 952.2 FGOT à dominante expérientielle centrée sur le travail 1002.3 FGOT à dominante économique équilibrée 1062.4 FGOT à dominante expérientielle équilibrée 1112.5 FGOT à dominante économique centrée sur la vie

à l’extérieur du travail117

2.6 FGOT à dominante expérientielle centrée sur la vie à l’extérieur du travail

122

3. Synthèse 1273.1 Les normes managériales dominantes 1273.2 Les aspirations 1293.3 Rapport au travail et formes générales d’orientation

au travail129

tabLe des matières IX

3.4 Caractéristiques socioprofessionnelles et formes générales d’orientation au travail

130

3.5 Caractéristiques sociodémographiques et formes générales d’orientation au travail

132

Chapitre 6le travail avant tout 135

1. La FGOT à dominante économique centrée sur le travail : un ethos de l’autarcie

136

1.1 La valeur du travail 1361.2 Les valeurs associées au travail 1381.3 Les attitudes à l’égard des normes managériales 1411.4 Synthèse 143

2. La FGOT à dominante expérientielle centrée sur le travail : un ethos de la professionnalité

143

2.1 La valeur du travail 1442.2 Les valeurs associées au travail 1462.3 Les attitudes à l’égard des normes managériales 1482.4 Synthèse 149

Chapitre 7la quête d’équilibre 151

1. La FGOT à dominante économique équilibrée : un ethos utilitariste

151

1.1 La valeur du travail 1521.2 Les valeurs associées au travail 1531.3 Les attitudes à l’égard des normes managériales 1571.4 Synthèse 158

2. La FGOT à dominante expérientielle équilibrée : un ethos égotéliste

159

2.1 La valeur du travail 1602.2 Les valeurs associées au travail 1612.3 Les attitudes à l’égard des normes managériales 1642.4 Synthèse 166

La signification du travaiLX

Chapitre 8le travail, en marge de la vie 167

1. La FGOT à dominante économique centrée sur la vie à l’extérieur du travail : un ethos de la résignation

168

1.1 La valeur du travail 1681.2 Les valeurs associées au travail 1701.3 Les attitudes à l’égard des normes managériales 1731.4 Synthèse 174

2. La FGOT à dominante expérientielle centrée sur la vie à l’extérieur du travail : un ethos de l’harmonie

174

2.1 La valeur du travail 1752.2 Les valeurs associées au travail 1762.3 Les attitudes à l’égard des normes managériales 178

3. Synthèse 179

troisièMe partiel’ethos du travail à l’auNe des Nouvelles dyNamiQues

culturelle et structurelle

Chapitre 9l’infrastructure logique et dimensionnelle des types d’ethos du travail

183

1. Les principales dimensions de l’infrastructure logique 1842. Infrastructure logique et dimensionnelle des types d’ethos

du travail à dominante économique187

2.1 Première dimension : la valeur du travail 1902.2 Deuxième dimension : les valeurs associées au travail 1912.3 Troisième dimension : les attitudes à l’égard des normes

managériales192

3. Infrastructure logique et dimensionnelle des types d’ethos du travail à dominante expérientielle

195

3.1 Première dimension : la valeur du travail 1983.2 Deuxième dimension : les valeurs associées au travail 1993.3 Troisième dimension : les attitudes à l’égard des normes

managériales200

4. Définition de soi et place du travail dans la vie : substrat des ethos à dominante économique et expérientielle

203

tabLe des matières XI

Chapitre 10Place et sens du travail dans la vie : vers une nouvelle culture du travail

209

1. Regards croisés sur les trois logiques de classement des types d’ethos du travail

209

2. Vers une nouvelle culture du travail 219

Chapitre 11Modèle productif et ethos du travail 227

1. Deux types d’ethos arrimés aux principales dimensions du nouveau modèle productif : les ethos de la professionnalité et de l’égotélisme

229

2. Les héritiers d’un ancien monde du travail en mutation : les ethos de l’autarcie et de l’utilitarisme

233

3. Des ethos relégués à la marge du nouveau modèle productif : les ethos de la résignation et de l’harmonie

238

Conclusionle travail dans la société québécoise 245

1. Centralité et finalité du travail 2462. Les attitudes à l’égard des normes managériales 2523. Les ethos du travail analysés sous l’angle des changements

culturels et structurels contemporains254

Bibliographie 261

Annexes 271

Notices biographiques 287

Titres parus dans la collection « Sociologie contemporaine » 289

XIII

remerciemenTs

Nous remercions nos collaborateurs, Marie-Pierre Bourdages-Sylvain et Charles Fleury, qui ont contribué à l’analyse des données de

l’enquête et participé à la rédaction de la version préliminaire d’un cer-tain nombre de chapitres, ainsi que Lilian Negura, qui a participé à l’élaboration du projet de recherche et revu la version préliminaire du manuscrit ; nos étudiants-assistants, Jean-Nickolas Dumaine et Annick Mercier, qui nous ont apporté un soutien de qualité aux différentes étapes de la recherche. Nous exprimons aussi notre gratitude au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui a soutenu financière-ment cette enquête. Notre plus vive reconnaissance à tous.

Daniel MercureMircea Vultur

1

inTroducTion

Au Québec, comme ailleurs en Occident, le capitalisme a connu des changements substantiels depuis la fin des Trente Glorieuses, soit

depuis le milieu des années 1970, tant au chapitre du mode de régulation global, à savoir la régulation fordiste, qu’à celui de la valorisation du capital. Les assises de celle-ci reposent aujourd’hui de plus en plus sur une économie de la connaissance, l’essor des nouvelles techniques et technologies de la communication, une libéralisation des marchés arrimée à une financiarisation croissante de l’économie, de même que sur un vaste mouvement de mondialisation. Il s’ensuit que les milieux de travail se sont profondément transformés, ceux-ci faisant de plus en plus appel à différentes formes de flexibilité et à une plus grande mobilisation de la main-d’œuvre en vue d’accroître l’implication subjective des travailleurs dans l’accomplissement de leurs tâches. Au cours de la même période, le Québec a aussi connu des transformations en ce qui a trait à la struc-ture du marché du travail et à la composition de sa main-d’œuvre. De nouvelles formes d’accès à l’emploi, des manières inédites de gérer la production et d’organiser le travail ainsi que des modes différents d’in-teraction sociale se sont progressivement édifiés, ce qui a eu des conséquences importantes sur le monde du travail : hétérogénéité crois-sante du travail, transformations substantielles des relations sociales au sein des entreprises, intensification et remodelage du temps de travail, recours grandissant à des formes d’emploi atypiques, nouvelles modalités de rémunération, etc.

Ces changements ont conduit progressivement au déclin du modèle fordiste d’après-guerre, dont les fondements ne sont plus en phase avec les conditions économiques actuelles marquées par la concurrence

La signification du travaiL2

mondialisée et les transformations de la nature des compétences exigées au travail en vue d’assurer la compétitivité des entreprises. Un nouveau modèle productif, communément désigné sous le terme de postfordisme, s’affirme de plus en plus1. Celui-ci accorde une place centrale à la valo-risation du travail et à l’implication subjective des travailleurs dans l’activité productive, à leur adhésion aux objectifs de flexibilité de l’entre-prise et à l’investissement de maintes ressources personnelles de l’employé aux fins de son travail. Ce nouveau modèle productif s’inscrit dans l’esprit libéral contemporain, marqué par la domination du marché comme régulateur principal de nos sociétés et la montée de l’individualisme comme vecteur central des changements culturels en cours. Après s’être effondré dans les années 1930 et avoir été freiné par la montée en puissance de l’interventionnisme étatique dans les années 1960, le marché s’est réaffirmé au cours des dernières décennies comme une dynamique puis-sante, qui s’est répandue, à des degrés divers, presque partout dans le monde. Par ailleurs, un nouvel individualisme essaime dans presque toutes les sphères de la vie, porté par l’injonction de la réalisation de soi comme finalité existentielle. Il est partie prenante d’un nouveau modèle culturel en voie d’élaboration qui façonne des attentes novatrices de la part des travailleurs et engendre des problèmes inédits dans la sphère du travail2.

L’univers du travail en entreprise est ainsi remodelé, et ce sont non seulement les pratiques de gestion, mais aussi les formes d’activité éco-nomique à la source de la valorisation du capital qui se modifient en profondeur. Dans un contexte de concurrence accrue et de forte demande de produits diversifiés et de qualité, les entreprises sont passées d’une production de masse uniformisée à une production flexible davantage

1. Dans le contexte de ce livre, le concept de modèle productif désigne le modèle organisa-tionnel général de référence valorisé par les entreprises en ce qui a trait, d’une part, à la gestion de la production et à l’organisation du travail et, d’autre part, aux formes de mobi-lisation professionnelle, notamment sur le plan des modes d’implication au travail et de gestion des ressources humaines. La notion de modèle productif est considérée ici dans son acception la plus restreinte, puisque nous n’examinerons pas les normes de consommation et les formes de régulation étatique. Elle s’apparente à celle de modèle organisationnel.

2. Pour une synthèse des nouvelles tendances culturelles, voir G. Bajoit, Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, Paris, Armand Colin, 2003 ; aussi, Z. Bauman, The Individualized Society, Cambridge, Blackwell, 2001 ; A. Elliott et C. Lemert, The New Individualism : The Emotional Costs of Globalization, Londres et New York, Rout-ledge, 2006 ; U. Beck et E. Beck-Gernsheim, Individualization : Institutionalized Individualism and its Social and Political Consequences, Londres et Thousand Oaks, Sage, 2002 ; A. Giddens, Modernity and Self-identity. Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge, Polity Press, 1992, chap. 3.

introduction 3

attentive à la variété et à l’intensité de la demande. De fait, la flexibilité est devenue un axe dominant de la stratégie des entreprises en ce qui a trait à la gestion de la production, de l’organisation du travail et des relations d’emploi. Les gestionnaires font également de l’implication subjective au travail des salariés l’un des pivots sur lequel repose leur performance économique. Aussi les nouveaux outils de gestion du per-sonnel mettent-ils l’accent sur la performance individuelle arrimée à la coopération dans et entre les collectifs de travail de même que sur l’auto-nomie responsable des travailleurs, ce qui a pour conséquence de rendre le travailleur de plus en plus responsable de ses échecs et de ses succès professionnels. La mise en place de modes de coordination horizontaux et transversaux, en équipe et en réseaux, a aussi accru l’importance accordée par les entreprises aux compétences et aux qualités personnelles des travailleurs, lesquelles étaient loin d’être aussi fortement valorisées durant la période fordiste. L’individualisation des modes de rémunération et de gestion des carrières fait également partie de la nouvelle approche managériale du travail ; elle s’inscrit dans un mouvement de promotion de valeurs axées sur la réalisation de soi. Il s’ensuit que les relations que les travailleurs entretiennent avec leur entreprise et leur travail, le sens qu’ils leur donnent ainsi que leurs rapports avec les autres dimensions de leur vie s’en trouvent profondément modifiés.

C’est dans un tel contexte de transformation du travail que s’inscrit la présente étude dont l’objectif principal est de repérer, de décrire et d’analyser les formes contemporaines d’ethos du travail au Québec.

S’interroger sur les formes contemporaines d’ethos du travail au Québec, c’est tenter de circonscrire les différentes configurations de valeurs, d’attitudes et de croyances relatives au travail au sein de cette société, ce qui, comme nous le verrons au cours de l’étude, se traduit par une multitude de questionnements. En guise d’illustration, quelle impor-tance revêt aujourd’hui le travail à titre d’expérience vécue ? Est-il investi d’une forte prépondérance dans la vie quotidienne, ou, au contraire, s’inscrit-il dans une perspective secondaire ou complémentaire à l’en-semble des autres sphères de la vie ? En outre, la quête d’équilibre entre le travail et la vie personnelle, en particulier la vie familiale, constitue-t-elle une nouvelle tendance forte au sein de nos sociétés, comme semblent

La signification du travaiL4

le suggérer différentes études3 ? Et, si oui, selon quelles modalités et chez quel groupe d’individus ? Par ailleurs, quel sens revêt le travail aujourd’hui ? Par exemple, certaines significations traditionnelles qui associaient le travail à un devoir moral ont-elles encore cours ou, comme le suggèrent plusieurs études, un tel ethos s’est-il effrité au profit d’une individualisation croissante des significations du travail selon des perspectives qui, notam-ment, mettent l’accent davantage sur l’épanouissement personnel4 ? Ou encore, et de manière plus précise, les finalités dominantes accordées au travail par la population active témoignent-elles du fait que celui-ci est de plus en plus un lieu de réalisation de soi, comme le soulignent les tenants de la thèse postmatérialiste, ou indiquent-elles que celui-ci revêt un caractère de plus en plus instrumental, soit un moyen en vue d’at-teindre des fins extérieures à l’activité de travail, comme le soutiennent

3. Maints travaux qui portent sur les articulations temporelles entre les différentes sphères de l’existence mettent en relief cette tendance. Voir, par exemple, G. Pronovost, Le temps dans tous ses états : temps de travail, temps de loisir et temps pour la famille à l’aube du XXIe siècle, Montréal, IRPP, février 2007, vol. 8, no 1 ; D. Mercure, « Travail et famille. Des tensions croissantes au cours de la prochaine décennie », dans G. Pronovost (dir.), La famille à l’horizon 2020, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008, p. 147-172 ; D.-G. Tremblay, Pour une meilleure articulation des temps sociaux tout au long de la vie. L’aménagement et la réduction du temps de travail, Québec, Éd. Saint-Martin, 2008. Dans une perspective européenne : L. Davoine et D. Méda, Place et sens du travail en Europe, Paris, Centre d’études de l’emploi, document de travail 96-1, février 2008. Rappelons aussi les travaux pionniers de M. Baethge sur la nouvelle quête d’équilibre entre travail et vie privée chez les jeunes : « Le rapport au travail des jeunes », dans G. Mauger, R. Bendit et C. Von Wolffersdorff (dir.), Jeunesses et sociétés. Perspectives de la recherche en France et en Allemagne, Paris, Armand Colin, 1994, p. 151-168.

4. Parmi les premières études ayant mis en relief l’effritement de l’ethos du devoir, soulignons celles de R. Buchholz, dans lesquelles il propose le concept de système de croyances huma-nistes pour décrire les besoins d’accomplissement et de réalisation animant les individus (« An Empirical Study of Contemporary Beliefs about Work in American Society », Journal of Applied Psychology, vol. 63, no 2, avril 1978, p. 567-587). Sur le plan de l’individualisation croissante des significations du travail, mentionnons l’ethos de la réalisation personnelle circonscrite par M. Fortier, soit un ethos fondé sur l’accomplissement personnel par le travail comme droit fondamental, valeur cardinale et principal vecteur de développement de l’identité (L’éthique du travail : une réévaluation théorique et empirique, Québec, Département des relations industrielles, Université Laval, thèse de doctorat, 1992). À l’instar des travaux d’A. Cherns, qui examinent la montée de l’expressivité en milieu de travail (« Travail et valeurs : changements dans les sociétés industrielles », Revue internationale des sciences sociales, vol. XXXII, no 3, 1980, p. 456-472), ceux du MOW International Research Team témoi-gnent de l’importance accordée par les travailleurs à la dimension expressive du travail (The Meaning of Working, Londres, Academic Press, 1987). Notons enfin les travaux de C. Lalive d’Épinay, dans lesquels il trace des liens tangibles entre individualisme contem-porain et quête d’épanouissement personnel au travail selon une perspective qui nuance les thèses postmatérialistes : « Significations et valeurs du travail : de la société industrielle à nos jours », dans M. De Coster et F. Pichault (dir.), Traité de sociologie du travail, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 67-94.

introduction 5

notamment les défenseurs contemporains de la thèse matérialiste, dont certaines assises se retrouvent en partie dans les travaux pionniers sur l’orientation au travail (Work Orientation)5 ?

Concept central de nos analyses, l’ethos du travail ne désigne pas ici une doctrine éthique, à savoir une doctrine fondée sur une morale qui distingue le bien du mal et qui comporte des préceptes normatifs et impératifs appuyés sur un ensemble de valeurs transcendantes à portée universelle, autrement dit une « loi » morale qui prescrit « ce que je dois faire ». Il désigne plutôt, selon la tradition sociologique amorcée princi-palement par Max Weber, les valeurs, attitudes et croyances à partir desquelles un individu, dans un contexte sociohistorique particulier, définit, façonne ou tente de façonner sa manière de vivre selon ce qu’il

5. Énoncée par R. Inglehart et plusieurs fois réaffirmée par la suite (notamment par J.F. Tchernia, J.F. Helliwell et N. Nevitte), la thèse postmatérialiste suggère que les années de prospérité économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont favorisé le développement des valeurs postmatérialistes, telles que l’épanouisse-ment personnel, le sens de la communauté et la qualité de vie. Loin d’admettre que les mutations économiques des dernières décennies aient pu mettre un terme à ce changement de valeurs au sein des sociétés occidentales, les tenants de cette thèse allèguent que les systèmes de valeurs des individus et des sociétés sont étonnam-ment persistants et qu’ils ne sont pas susceptibles de changer du jour au lendemain. Pour ce qui est de l’orientation au travail, ce changement culturel se traduit par la recherche d’un équilibre entre les différentes sphères de la vie et la valorisation du travail pour lui-même en tant que lieu de réalisation personnelle, et non plus en tant que seul moyen d’atteindre un autre objectif. Remettant en doute la persis-tance des valeurs postmatérialistes, la thèse matérialiste, défendue par R.A. Easterlin et E.M. Crimmins, soutient que les difficultés économiques des dernières décennies ont provoqué un retour des valeurs matérialistes liées aux besoins maté-riels et de sécurité. Suivant cette perspective, les individus n’aspirent plus prioritai-rement à un emploi épanouissant ; ils préférent les emplois rémunérateurs et sécurisants. Sur la thèse postmatérialiste, voir R. Inglehart, The Silent Revolution, Londres, MacMillan, 1977 ; id., « The Trend toward Postmaterialist Values Conti-nues », dans T.N. Clark et M. Rempel (ed.), Citizen Politics in Post-Industrial Societies, Boulder, Estivé Press, 1997, p. 57-66 et 81-83 ; id., La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Paris, Economica, 1993 ; J.F. Tchernia, « Les jeunes Européens, leur rapport au travail », dans O. Galland et B. Roudet (dir.), Les jeunes Européens et leurs valeurs : Europe occidentale, Europe centrale et Europe orientale, Paris, La Découverte, 2005, p. 205-227 ; J.F. Helliwell, Mondialisation et bien-être, Québec, Presses de l’Uni-versité Laval, 2005 ; N. Nevitte, The Decline of Deference : Canadian Value Change in Cross-National Perspective, Peterborough, Broadview Press, 1996. Sur la thèse maté-rialiste, voir R.A. Easterlin et E.M. Crimmins, « American Youth are Becoming more Materialistic », dans T.N. Clark et M. Rempel (ed.), Citizen Politics in Post-Industrial Societies, Boulder, Westview Press, 1997, p. 67-78 ; R.A. Easterlin et E.M. Crimmins, « Private Materialism, Personal Self-Fulfillments, Family Life and Public Interest : The Nature, Effects and Causes of Recent Changes in the Values of American Youth », Public Opinion Quarterly, vol. 55, no 4, p. 499-533.

La signification du travaiL6

juge bon et désirable pour lui6. L’ethos du travail témoigne d’un mode d’existence, d’un style de vie, d’une manière de mener sa vie au travail, laquelle repose sur un ensemble de valeurs, d’attitudes et de croyances qui, dans bien des cas, peut participer d’un modèle idéal, voire de certains impératifs moraux, sans pour autant être réductible à ceux-ci. De façon plus précise, par ethos du travail, nous entendons l’ensemble des valeurs, attitudes et croyances relatives au travail qui induisent une manière de vivre son travail au quotidien7.

Si, au premier regard, une société est susceptible de se singulariser par un type d’ethos du travail dominant, il n’en demeure pas moins qu’une telle réalité est toujours plurielle, variable selon les groupes considérés et, évidemment, selon les époques8. Les types d’ethos du travail observés dans

6. Sur cette opposition entre morale et ethos, voir M. Conche, Les fondements de la morale, Paris, PUF, 1993 ; A. Comte-Sponville, « Morale ou éthique », dans Valeur et vérité, Paris, PUF, 1994, chap. 8 ; aussi M. Buscher, « The Work Ethic and the Work Ethos : the important of Ethical Arguments for the Politics of Transition to the Market », Russian Studies in Philo-sophy, vol. 32, no 1, p. 76-82.

En ce qui a trait à la tradition wébérienne axée sur l’étude de l’ethos du travail, rappelons que celle-ci s’est employée à comprendre le nouveau rapport moral des individus à leur travail dans le contexte de l’essor du capitalisme. Il s’agissait de tracer un lien entre les assises de l’« esprit » du capitalisme et les motifs « éthiques », souvent considérés comme principes de légitimation. Autrement dit, comprendre la vision du monde de l’« individu historique » porteur de l’esprit du capitalisme, ce qui se retrouve surtout dans les travaux de W. Sombart et de M. Weber. Voir, à ce sujet, W. Sombart, Le bourgeois. Contribution à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Paris, Payot, 1966 ; M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. On trouvera aussi une synthèse des premiers travaux dans le domaine chez H. Bruhns, « Économie et religion chez Werner Sombart et Max Weber », dans Groupe de recherche sur la culture de Weimar (dir.), L’Éthique protestante de Max Weber et l’esprit de la modernité, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 95-120. Aussi chez J. Spurk, qui dresse un tableau d’ensemble des avatars d’une telle notion. Voir J. Spurk, Pour une critique de la société, Lyon, 2006, part. I, chap. 4, p. 65-88.

7. Cette définition de l’ethos du travail s’inscrit dans une longue tradition de recherche dans le domaine, aujourd’hui bien présente aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Elle s’ins-pire de la définition suivante proposée par I.H. Siegel : « We define Work Ethic for an individual (or for a more or less homogeneous group of individuals) as a value or belief (or set of values or beliefs) concerning the place of work in one’s life that either (a) serves as a conscious guide to conduct or (b) is simply implied in manifested attitudes and beha-viour », I. H. Siegel, « Work Ethic and Productivity », dans J. Barbash et coll., The Work Ethic. A Critical Analysis, Madison, Industrial Relations Research Association, 1983, p. 27.

8. Plusieurs recherches ont emprunté cette voie qui consiste à repérer des formes d’ethos propres à certaines périodes historiques. Pour l’Amérique du Nord, voir, par exemple, les travaux de M. Maccoby ou encore ceux de H. Appelbaum : M. Maccoby, The Leader. A New Face for American Management, New York, Simon & Schuster, 1981 ; H. Applebaum, The American Work Ethic and the Changing Work Force : an Historical Perspective, Londres, Greenwood Press, 1998.

introduction 7

une société varient tant en fonction des contextes de vie au travail et à l’extérieur du travail des individus ou des groupes considérés que selon leurs appartenances culturelles et socioéconomiques, leurs modes de socialisation et la singularité de leurs expériences vécues. Étudier l’ethos du travail, c’est donc examiner, dans un contexte donné, des valeurs qui indiquent ce qui est prisé, des valeurs qui orientent la vie, des valeurs « en acte » qui révèlent une hiérarchie de préférences. C’est aussi repérer des attitudes, lesquelles désignent un ensemble de dispositions générale-ment durables ; attitudes surtout cognitives, mais aussi affectives, qui orientent les comportements dans une certaine direction. Plus profondé-ment encore, c’est mettre au jour des attitudes qui témoignent d’une adhésion à des énoncés dont la vérité ne peut pas toujours être démontrée, c’est-à-dire des croyances. Ces dernières, quoique diffuses et souvent difficiles à isoler, sont aussi des composantes de l’ethos du travail.

En somme, dans cette monographie, nous tenterons de cerner la place du travail dans la hiérarchie des valeurs de la population active québécoise et de dégager les différentes valeurs, attitudes et croyances associées au travail. L’atteinte de cet objectif soulève d’abord la question de la centralité du travail, c’est-à-dire de l’analyse de l’importance du travail en soi ainsi que de son importance relative, notamment en regard des autres composantes de la vie, ce qui nous amènera, de manière com-plémentaire, à décrire la nature des rapports entre la vie au travail et la vie à l’extérieur du travail. Ensuite, elle soulève une autre question fon-damentale, à savoir la signification du travail. Celle-ci sera examinée du point de vue des finalités principales et secondaires accordées au travail, de même qu’en considérant les modes d’arrimage entre ces deux niveaux de finalités. Une telle analyse sera dédoublée de manière à mettre en relief aussi bien les finalités vécues que les finalités souhaitées, autrement dit, dans ce second cas, le modèle de travail idéal. Enfin, l’atteinte de notre objectif nous conduira à repérer les attitudes des travailleurs à l’égard des principales normes managériales9 en cours, notamment en ce qui a trait à l’engagement moral envers le travail et l’employeur, à l’adhésion aux nouveaux objectifs de flexibilité (fonctionnelle, salariale et numérique) et à l’investissement de ressources personnelles aux fins de son travail, ce qui

9. La notion de norme managériale se distingue de celle de norme de gestion en ce qu’elle met davantage l’accent sur la mobilisation des ressources humaines, plus précisément selon des modalités qui visent à accroître la participation et l’implication subjective des travailleurs aux activités de travail.

La signification du travaiL8

nous amènera à examiner de plus près la nature du rapport aux normes managériales dominantes et le degré d’adhésion à celles-ci.

Au terme de cette étude, nous tenterons, d’une part, de dégager les nouvelles tendances culturelles dont les types d’ethos du travail repérés sont des révélateurs et, d’autre part, de tracer un certain nombre de liens entre ceux-ci et les récents changements structurels dans le monde du travail. Nous verrons que les différents ethos du travail observés témoignent de schèmes de valeurs et d’attitudes anciens et nouveaux, dont ils sont les héritiers ou les porteurs, schèmes propres tantôt à une vision traditionnelle du travail, tantôt à un modèle salarial fordiste, tantôt encore en phase avec les tendances novatrices du modèle postfordiste en émergence.

* * *

Afin d’atteindre notre objectif, nous avons mené la présente étude empirique en deux étapes. D’abord, nous avons effectué une enquête au moyen d’un questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de la population active québécoise afin de dégager, dans un premier temps, les fondements des principaux types d’ethos du travail. Cette enquête a été suivie d’une étude qualitative réalisée sous forme d’entrevues auprès d’un échantillon raisonné d’informateurs, ce qui nous a conduits à appro-fondir, par la voie de l’analyse de contenu, les principales caractéristiques des ethos du travail repérés, et plus particulièrement les significations accordées au travail, son degré de centralité dans la vie, de même que les attitudes à l’égard des normes managériales dominantes.

L’enquête empirique a été réalisée de décembre 2006 à juillet 2007 dans un contexte de croissance économique et de forte ouverture du marché du travail, qui faisait suite à la récession des années 1990-1992. Ce contexte a été marqué, notamment depuis 1996, par une forte créa-tion d’emplois et une hausse substantielle du taux de participation au marché du travail. En 2007, le taux d’activité de l’ensemble de la popu-lation québécoise a atteint 65,7 % (87,7 % chez les 25 à 44 ans) et le taux d’emploi 61 %, soit un sommet historique depuis 1976. Quant au taux de chômage, il était de 7,2 %, soit un plancher inégalé depuis 25 ans10. En outre, au cours des dernières décennies, l’importance du secteur des

10. Voir Institut de la statistique du Québec, Annuaire québécois des statistiques du travail, Québec, Gouvernement du Québec, vol. 4, no 1, 2008.

introduction 9

services n’a eu de cesse de s’accroître, de même que le niveau de parti-cipation des femmes au marché du travail. Depuis 1999, le secteur des services n’a subi aucune perte nette d’emplois ; en fait, il est la principale source du dynamisme du marché du travail québécois, ce qui a compensé pour les pertes récentes d’emplois dans le secteur manufacturier. L’étude s’est donc déroulée dans un contexte favorable à la demande de travail, bien avant les premiers soubresauts de la crise financière et boursière de l’automne 2008, qui s’est traduite, au Québec, par l’entrée en récession au quatrième trimestre de 2008.

L’ouvrage comporte trois parties. Précédée d’un chapitre consacré à la présentation du modèle d’analyse et de la stratégie de recherche, à la définition des concepts et à la description de la méthodologie de l’en-quête (chapitre 1), la première partie brosse un tableau d’ensemble du contexte actuel du travail au Québec. D’une part, nous examinons les principales transformations du modèle productif depuis les Trente Glo-rieuses (chapitre 2) de même que le contexte particulier du marché du travail au Québec au cours des dernières décennies (chapitre 3). D’autre part, nous dressons un portrait global des principales valeurs, attitudes et aspirations relatives au travail chez la population active québécoise ainsi que de leurs attitudes à l’égard d’un certain nombre de normes managériales (chapitre 4). La deuxième partie de l’ouvrage présente une analyse détaillée du matériel d’enquête, ce qui nous amène à proposer une typologie descriptive des ethos du travail au Québec. Cette seconde partie circonscrit et décrit six types d’ethos, d’abord sur la base du traite-ment des données issues de l’enquête par questionnaire (chapitre 5), puis, de manière plus approfondie, par l’analyse du contenu des entrevues préalablement classées selon le niveau de centralité du travail et la nature de sa finalité dominante (chapitres 6, 7 et 8). La troisième partie de l’étude synthétise, puis analyse les ethos du travail à l’aune des nouvelles dynami-ques culturelle et structurelle. Cette partie de l’ouvrage s’ouvre sur une analyse par substruction de la typologie descriptive11, laquelle consiste à dégager l’infrastructure logique et dimensionnelle des types d’ethos du travail, c’est-à-dire à préciser de manière plus conceptuelle les principaux

11. L’analyse par substruction consiste à dégager de manière inductive l’infrastructure logique et dimensionnelle à partir de laquelle un discours, ou un type de discours, se singularise au regard des autres sur la base d’une combinaison particulière d’at-tributs fondamentaux ou de dimensions. À propos des opérations de substruction, voir P. Lazarsfeld, « Quelques fonctions de l’analyse qualitative en sociologie », dans Philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970, p. 319-374.

La signification du travaiL10

traits de caractérisation de ceux-ci (chapitre 9). Cette analyse est suivie d’un chapitre dont l’ambition est, d’une part, de synthétiser les singularités différentielles des types d’ethos observés et, d’autre part et surtout, de proposer une lecture transversale de ceux-ci, de manière à mettre en relief un certain nombre de changements culturels dont ils sont des révélateurs (chapitre 10). Le chapitre subséquent poursuit l’analyse : il s’emploie à saisir la signification sociale d’une telle typologie dans le contexte des transformations en cours du modèle productif. Sont alors examinés les liens entre les ethos du travail repérés et les récents changements structurels dans le monde du travail, notamment au regard des principales dimensions propres au nouveau modèle productif (chapitre 11). Le dernier chapitre synthétise les résultats de la recherche et propose un certain nombre de considérations théoriques.

11

1

modèle d’analyse, concepTs eT méThodes

1. Les dimensions fondamentaLes du modèLe d’anaLyse

Dans cette étude, nous serons conduits à repérer les fondements de l’ethos du travail par l’entremise de trois dimensions fondamentales.

D’abord, la centralité du travail, c’est-à-dire le degré d’importance que revêt le travail dans la vie des individus, du point de vue tant de sa valeur intrinsèque que de sa place parmi les autres sphères de vie. Ensuite, les finalités du travail, lesquelles témoignent de la signification du travail, plus particulièrement, d’une part, les raisons pour lesquelles un individu travaille et, d’autre part, ses aspirations à l’endroit du travail, autrement dit son modèle de travail idéal. Enfin, les attitudes envers les principales normes managériales dominantes dans le monde du travail. Examinons de plus près chacune de ces dimensions qui, comme nous le verrons, permettront aussi de mieux circonscrire les modes d’identification et d’implication personnelles au travail.

1.1 La centralité du travail

La centralité du travail est une composante fondamentale de l’ethos du travail en ce qu’elle informe de l’importance générale que revêt le travail pour l’individu, indépendamment de sa finalité. À l’instar des travaux classiques de Robert Dubin sur les principaux indicateurs du Central Life Interest1, nous examinerons la centralité du travail en fonc-tion de deux de ses composantes : la centralité absolue et relative.

La centralité absolue renvoie à l’importance accordée au travail en général, indépendamment du fait que celui-ci soit considéré comme une

1. R. Dubin, « Industrial Workers’ Worlds : A study of the Central Life Interests of Industrial Workers », Social Problems, no 3, 1956, p. 131-142.

La signification du travaiL12

fin satisfaisante en soi ou comme un moyen en vue de parvenir à des fins extrinsèques à la tâche, voire comme une simple nécessité dont l’objectif est d’assurer la survie.

La centralité relative, quant à elle, représente la place qu’occupe le travail dans la vie des individus au regard des autres sphères de vie, telles que la vie de couple et la famille, les loisirs et les amis, les engagements sociaux et communautaires. La centralité relative témoigne ainsi de la hiérarchie des valeurs d’un individu : elle permet de situer le travail par rapport aux autres sphères de la vie à l’extérieur du travail. Le travail peut être central, donc revêtir une valeur prioritaire, c’est-à-dire se situer au premier rang des domaines de vie. Il peut aussi être moyennement central ou semi-périphérique, ce qui est susceptible de révéler une situa-tion de relatif équilibre ou de quête d’équilibre entre la vie au travail et la vie à l’extérieur du travail : par exemple, tout en demeurant très impor-tant, il peut revêtir moins de valeur que d’autres domaines de vie, en général la vie de couple et la famille ou les amis et les loisirs, et parfois les deux. Enfin, le travail peut se situer au dernier rang des domaines de vie, témoignant du fait que la vie à l’extérieur du travail constitue une valeur prioritaire.

1.2 La finalité du travail

La finalité du travail constitue la deuxième dimension fondamentale de l’ethos du travail. Elle renvoie de manière directe, d’une part, à la signification du travail, plus particulièrement aux principales raisons pour lesquelles un individu travaille ; d’autre part, elle fait référence au modèle de travail idéal. Alors que la centralité du travail témoigne de la place qu’occupe le travail dans la vie des individus, la finalité du travail cir-conscrit le sens du travail, la fonction qu’il revêt pour l’individu, c’est-à-dire ce qui est important pour lui dans le travail, mais aussi ce qu’il recherche dans une telle activité. Cette dimension comporte deux sous-dimensions : d’une part, la finalité principale et les finalités secon-daires ; d’autre part, les aspirations.

Finalité principale et finalités secondaires

La finalité principale représente la finalité prioritaire du travail, telle qu’elle est exprimée par l’individu. Elle est le premier point d’ancrage de la signification que celui-ci accorde au travail. Les finalités secondaires sont périphériques à la finalité principale, témoignant ainsi de significa-tions subsidiaires, additionnelles ou complémentaires, lesquelles seront

1 – modèLe d’anaLyse, concepts et méthode 13

examinées lors de l’analyse des entrevues. L’examen des finalités péri-phériques ou secondaires du travail offre l’avantage d’approfondir l’univers de sens propre à la finalité principale du travail et autorise davantage de précision sur la nature des liens complexes et souvent sub-tils qui existent entre la finalité principale et les finalités secondaires.

En ce qui a trait à la finalité principale du travail, porte d’entrée de nos analyses sur la finalité du travail, une revue des théories psychoso-ciologiques dans le domaine permet de distinguer cinq grands types de finalités attribuées au travail : une finalité économique selon laquelle le travail est avant tout un moyen de gagner sa vie et celle des personnes dont nous assumons la subsistance ; une finalité orientée vers la réalisation personnelle au travail, étroitement associée à la nature même du travail ; une finalité qui met l’accent sur la quête de reconnaissance au travail et sa résultante, le statut et le prestige ; une finalité orientée vers la valori-sation de liens personnels et la sociabilité ; et, enfin, une finalité de nature altruiste centrée sur le désir de servir la société.

De telles finalités ont donné lieu à des classements multiples dont les modes de systématisation prêtent souvent à équivoque. Par exemple, en associant la signification à la fonction, un classement global sur la base des fonctions économique, sociale, psychologique et statutaire est souvent proposé, ce qui pose, entre autres, la question épineuse des frontières chevauchantes qui existent entre le social et le psychologique. D’autres modes de classement sont suggérés, notamment celui qui oppose les finalités suivantes : extrinsèque à la tâche (salaire, sécurité, etc.), intrin-sèque à la tâche (intérêt pour la tâche, autonomie, etc.), sociale (liens avec des personnes, contribution à la société) et statutaire (prestige, autorité, etc.)2. Ce second mode de classement soulève de nouveau un problème délicat, à savoir celui du degré d’extension des catégories intrinsèque et extrinsèque à la tâche relativement aux autres finalités et, par le fait même, celui des frontières poreuses délimitant les sphères de l’intrinsèque et de l’extrinsèque ; en outre, il met en cause la pertinence de la catégorie « tâche », par exemple par rapport à celle d’« activité », attendu les nou-velles pratiques en vue d’accroître la polyvalence au travail, qui induisent un décloisonnement des tâches.

2. En qui concerne ces modes de classement, voir, par exemple, B. Sverko et V. Vizek-Vidovic, « Studies of the Meaning of Work : Approaches, Model, and Some of the Find-ings », dans D.E. Super et B. Sverko, Life Roles, Values and Careers, San Francisco, Jossey-Brass, 1995, p. 3-21 ; aussi, S.H. Schwartz, « A Theory of Cultural Values and Some Implica-tions for Work », Applied Psychology : An International Review, vol. 48, no 1, 1999, p. 23-47.

La signification du travaiL14

Par ailleurs, la tradition psychologique, en particulier les théories de la motivation et des besoins, est aussi riche en classifications qui souvent s’entrecoupent. La typologie de Henry Alexander Murray oppose les besoins primaires (besoins physiologiques et de sécurité) aux autres besoins considérés comme secondaires ; celle de Frederick Herzberg distingue les éléments de contenu (ce qu’il appelle les motivateurs) du contexte (ce qu’il dénomme les facteurs d’hygiène). Tout aussi classique est la typologie d’Abraham Maslow, source de maintes critiques, qui propose une lecture fondée sur cinq besoins fondamentaux universels et hiérarchisés, à savoir les besoins de développement personnel, d’estime de soi, sociaux, de sécurité et physiologiques, ce qui a donné lieu à différentes formes de regroupements chez plusieurs auteurs3. Dans une perspective plus cultu-relle et fondée sur des échelles de valeurs, Simcha Ronan suggère un classement en fonction de l’orientation matérielle ou non matérielle, individuelle ou collective des finalités4. Soustraite des postulats inhérents à la théorie des besoins et simplement laissée en plan, la typologie de Clayton Alderfer (E.R.G. Theory) permet de regrouper les finalités en trois ensembles dont la pertinence pour notre étude est davantage mar-quée, soit les finalités liées aux conditions matérielles d’existence, au développement personnel et enfin de nature plus relationnelle5.

Pour notre part, nous proposons une classification binaire des prin-cipales finalités du travail qui répond à un ensemble d’oppositions et de regroupements notables observés lors de l’analyse empirique des entrevues et qui, par voie de conséquence, nous a conduits à donner un relief particulier aux finalités d’ordre économique, lesquelles, comme nous le verrons ultérieurement, non seulement revêtent une grande importance, mais témoignent aussi de formes diversifiées d’ethos. Cette classification oppose deux grands ensembles de finalités, axées sur l’« avoir » ou l’« être » au travail : les finalités d’ordre économique et ce que nous appellerons les finalités d’ordre expérientiel.

3. H.A. Murray, Exploration in Personality, New York, Oxford University Press, 1938 ; F. Herz-berg, Work and the Nature of Man, New York, Mentor Executive Library, 1966 ; A. Maslow, Motivation and Personality, New York, Harper and Row, 1954.

4. S. Ronan, « An Underlying Structure of Motivational Need Taxonomies », dans H.C. Triandis, M. Dunette et L. Hough, Handbook of Industrial and Organizational Psychology, Palo Alto, Consulting Psychologist Press, 1994, chap. 5.

5. Voir C. Alderfer, Existence, Relatedness, and Growth. Human Needs in Organizational Settings, New York et Londres, Collier-Macmillan, 1972, p. 6-29.

1 – modèLe d’anaLyse, concepts et méthode 15

Dans le premier cas, la finalité principale du travail est d’ordre matériel et économique : la finalité du travail ne renvoie pas, de façon dominante, à la nature de l’expérience vécue au travail, quelle qu’elle soit. Le travail est plutôt un moyen d’atteindre des finalités d’être à l’ex-térieur du travail : gagner l’argent dont j’ai besoin pour vivre et consommer. Il s’agit d’une finalité instrumentale qui se rapporte aux conditions d’existence et qui, de façon dominante, fait du travail un outil de l’avoir, un moyen d’échange matériel.

Dans le deuxième cas, la finalité principale du travail est d’ordre non matériel et expérientiel, donc par essence non instrumentale, par opposi-tion à une finalité matérielle et économique. Les diverses finalités à dominante expérientielle ont en commun non pas le fait qu’elles sont fondées sur l’expérience, mais le fait qu’elles sont par essence expérience, expé-riences vécues au travail qui ne se résument pas pour autant uniquement au caractère intrinsèque de la tâche, comme c'est souvent le cas avec la catégorie classique « expressif » : elles reposent sur le développement ou l’affirmation de soi au travail de même que sur la reconnaissance. Elles peuvent néanmoins comporter ou non un aspect instrumental ou semi-instrumental sur la base de l’expérience de travail, mais comme conséquence de cette expérience (par exemple, le statut social qu’elle procure, sans pour autant que la quête de statut ne soit la finalité principale).

Les finalités expérientielles se décomposent en deux sous-ensembles. Le premier renvoie à une finalité dominante de développement personnel, à l’être pour moi : le travail est une situation vécue grâce à laquelle je me réalise personnellement. Le second regroupe un ensemble de finalités d’être au travail qui comporte des dimensions collectives plus accentuées : l’expérience du travail est considérée comme un vécu valorisé, une expé-rience par laquelle je fais œuvre utile à la société (servir l’autre comme expérience du don de soi au travail), par laquelle j’entretiens des liens intéressants avec d’autres individus au travail (lien à l’autre), ou encore par laquelle je vis la reconnaissance au travail et sa résultante, le prestige au travail et à l’extérieur du travail (le regard de l’autre). Dans tous les cas, le travail est d’abord un lieu d’affirmation de soi et de reconnaissance, générant bien entendu des incidences qui dépassent souvent le milieu de travail. Ce second sous-ensemble de finalités expérientielles est davantage d’ordre « collectif » qu’il n’en est pour le premier. Ces finalités relèvent du désir de « faire lien », de participer au collectif, de donner un sens à l’activité même de travail.

En somme, la finalité de type économique se résume à une finalité d’avoir d’où est absent un motif principalement empreint du vécu au

La signification du travaiL16

travail. En revanche, les finalités expérientielles, qui peuvent aussi com-porter une dimension instrumentale comme conséquence, mettent l’accent sur la réalité de l’expérience vécue au travail, c’est-à-dire la « substance de la pratique » : j’ai le sentiment de servir la société, je me développe personnellement, j’affirme les compétences en vertu desquelles je suis reconnu, je tisse des liens avec d’autres, etc. Selon des intensités différentes, les finalités du travail de type expérientiel inscrivent donc par essence, et non par conséquence, l’être au travail ; elles font de l’expérience vécue – le « faire » –, l’élément dominant de la signification de l’agir au travail. La nature de cette expérience est au cœur de la signification que l’individu accorde au travail : être pour moi, être par, envers ou avec les autres. L’affirmation de soi au travail est bien présente sous la forme du don, de la réciprocité relationnelle, ou encore, plus directement, de la reconnaissance au travail. Elle se donne à voir comme une finalité essen-tielle qui contribue à la structuration de l’être, plutôt que de se résumer, de façon principale, à un moyen visant l’atteinte des finalités d’être à l’extérieur du travail.

Les aspirations

Une manière différente, mais complémentaire, de circonscrire les finalités du travail consiste à examiner les principales aspirations relatives au travail, autrement dit ce que représente pour le travailleur le modèle de travail idéal, ce à quoi il aspire. L’étude des aspirations quant au tra-vail, en particulier en ce qui a trait au contenu du travail, aux conditions de travail et aux relations sociales au travail, constitue ainsi une sous-dimension importante en ce qu’elle nous renseigne non plus sur la finalité vécue, mais souhaitée, selon des modalités qui révèlent tant l’in-tensité de certaines finalités recherchées qu’une critique indirecte des situations vécues. De nouveau, le modèle de travail idéal nous informera de l’importance que les individus accordent aux diverses finalités expé-rientielles ou économiques du travail. À la différence des finalités principales et secondaires, l’étude des aspirations nous permettra d’in-vestiguer un aspect supplémentaire des finalités du travail qui consiste à déterminer ce que représente l’idéal de travail, notamment au moyen de l’analyse des composantes les plus valorisées à l’occasion de la recherche d’un emploi.

En terminant, on ne saurait trop insister sur le fait que, selon les présupposés de notre perspective d’analyse, les finalités accordées au travail sont liées tant aux valeurs culturelles dominantes de nos sociétés

1 – modèLe d’anaLyse, concepts et méthode 17

qu’aux contraintes et aux exigences contemporaines propres à la vie au travail et à la vie à l’extérieur du travail6.

1.3 Les attitudes à l’égard des principales normes managériales

Notre examen de l’ethos du travail ne saurait être complet sans une mise en perspective plus globale des attitudes des travailleurs à l’égard des normes managériales dominantes en milieu de travail.

Les normes managériales peuvent être considérées comme un ou plusieurs systèmes d’attentes codifiées ou non relatifs au travail et à l’em-ploi. Elles renvoient non seulement à des modèles culturels qui valorisent ou non le travail, mais aussi et surtout à des préceptes d’action, à des modes de conduite au travail valorisés, parfois, et, de manière plus expli-cite, à des règles. Deux grandes voies peuvent être empruntées pour circonscrire les normes en question.

La première s’inscrit dans une logique contractuelle qui se limite à repérer les normes de l’échange et celles de la justice distributive au sein de la coopération au travail. Elle correspond au modèle classique d’éva-luation différentielle de la contribution et de la rétribution. De façon plus précise, il s’agit de comparer les attentes des employeurs en regard de celles des salariés, par exemple selon un modèle qui met l’accent sur les obligations envers l’employeur et les droits des employés. Une telle approche, utilisée notamment par l’équipe du MOW7, permet de tracer les conditions et les limites du rapport de subordination au travail, voire de mesurer les enjeux clés de toute négociation dans un contexte de travail donné. Cette manière de faire a inspiré notre démarche de recherche lors des entrevues.

6. Autrement dit, nous ne souscrivons pas aux principes soutenus par le courant « innéiste » en psychologie du travail, selon lesquels les grandes valeurs associées au travail peuvent être assimilées à des motivations universelles considérées en dehors du contexte de vie. Par ailleurs, nous sommes aussi attentifs aux diverses critiques à l’endroit des analyses qui limitent la compréhension des finalités du travail aux seules dynamiques du travail. À propos de ce dernier point, voir, par exemple, les critiques de W.W. Daniel se rapportant aux travaux classiques de J.-H. Goldthorpe et D. Lockwood : W.W. Daniel, « Under-standing Employee Behaviour in its Context », dans J. Child, Man and Organization, Londres, Allen & Unwin, 1973.

7. MOW International Research Team, The Meaning of Working, Londres, Academic Press, 1987.

La signification du travaiL18

Toutefois, nous avons aussi emprunté une deuxième voie, particu-lièrement lors de l’enquête par questionnaire. Il s’est agi pour nous de déceler le degré d’adhésion à un certain nombre de normes qui témoi-gnent des pratiques managériales et du discours dominants, autrement dit de répondre à la question suivante : comment les travailleurs inter-prètent-ils et intériorisent-ils les principales normes du travail qui participent de l’idéologie managériale contemporaine ?

De manière empirique, nous tenterons de mesurer le degré d’ad-hésion des travailleurs à certaines grandes normes en cours, en particulier les normes diffusées par les principales instances sociales d’ordre économique, dont les grandes associations patronales, les entre-prises, les services de gestion des ressources humaines, etc. Dans le cas qui nous occupe, seront considérées les normes diffusées par bon nombre de pratiques managériales en milieu de travail depuis environ deux décennies. L’adhésion à de telles normes révèle le degré de pénétration dans la conscience des travailleurs de l’idéologie dominante du travail, que ce soit sous la forme d’une véritable intériorisation de la norme ou, plus simplement, d’une appréciation « réaliste » de la situation actuelle du monde du travail. Dans tous les cas, les comportements qui sont associés à une telle adhésion rendent évidemment une conduite au travail digne d’éloges ou de récompenses de la part des employeurs.

Aux fins de l’étude, nous avons distingué trois niveaux de normes managériales générales : d’abord, la valorisation du travail et l’engage-ment moral envers l’employeur ; ensuite, l’adhésion aux objectifs de flexibilité des entreprises ; enfin, l’investissement de ressources person-nelles que l’employé est disposé à consentir aux fins de son travail. Le premier niveau est général et assez classique en ce qui a trait à l’évalua-tion de l’ethos du travail ; le deuxième est propre aux nouvelles stratégies de gestion des entreprises fondées sur la flexibilité ; le troisième s’inscrit dans les pratiques novatrices de gestion des ressources humaines, qui visent à accroître la mobilisation des travailleurs. Précisons de quoi il est question.

Premièrement, la valorisation du travail et l’engagement moral envers l’employeur. Il s’agit, d’une part, de vérifier la valeur accordée au travail indépendamment de son contenu, autrement dit de jauger si le travail comme activité revêt en soi une valeur fondamentale, donc s’il est investi d’un certain prestige moral et, d’autre part, mais dans la même veine, de soupeser le degré d’engagement moral du travailleur pour atteindre les objectifs de son employeur.

1 – modèLe d’anaLyse, concepts et méthode 19

Deuxièmement, l’adhésion de l’employé aux objectifs de flexibilité qui ont profondément marqué le discours des gestionnaires et leurs pratiques au cours des deux dernières décennies. Nous définissons la flexibilité comme la capacité des entreprises à adapter leur appareil de production aux formes variées de la demande et aux fluctuations du marché8. Trois formes de flexibilité retiennent notre attention, soit la flexibilité fonctionnelle, salariale et numérique. La flexibilité fonction-nelle, qui découle de politiques de gestion qui commandent une polyvalence accrue dans l’activité de travail, renvoie au contenu des tâches, ce dont témoigne, par exemple, le fait d’accepter de nouvelles tâches peu liées à son domaine de formation ou à ses expériences anté-rieures. La flexibilité salariale vise, pour sa part, à faire en sorte que les salaires soient plus sensibles à l’intensité de l’activité de production, ce qu’illustre le principe selon lequel une partie de la rémunération puisse être liée au rendement. La flexibilité numérique, quant à elle, se carac-térise par l’adaptation du volume de main-d’œuvre aux fluctuations du marché, ce qui se traduit de manière concrète pour l’employé par le fait que la sécurité de son emploi et son avenir professionnel relèvent de plus en plus de sa responsabilité plutôt que de celle de son employeur. Bref, l’employé accepte d’assumer une grande part de responsabilité quant à sa sécurité d’emploi et à son avenir professionnel. Il lui incombe de développer son employabilité.

Troisièmement, l’investissement de ressources personnelles pour les besoins de son travail, particulièrement en ce qui a trait à deux ressources clés, le temps et l’argent. Deux aspects sont pris en considération : le temps de travail et la formation. Dans le premier cas, l’investissement personnel fait référence au fait d’accepter de travailler en dehors des heures normales de travail sans rémunération supplémentaire ; dans le second cas, à assumer à ses frais et à l’extérieur de ses heures habituelles de travail la responsabilité de maintenir à jour ses compétences.

Les attitudes envers ces normes sont donc ici un puissant révélateur, non pas uniquement de l’ethos du travail au sens classique du terme, puisqu’elles reprennent quelques éléments clés des diverses échelles usuelles de mesure de l’ethos du travail, mais aussi et surtout de l’adhésion au discours gestionnaire contemporain ancré dans un nouvel esprit libéral

8. D. Mercure, « Nouvelles dynamiques d’entreprise et transformation des formes d’emploi. Du fordisme à l’impartition flexible », dans J. Bernier et coll. (dir.), L’incessante évolution des formes d’emploi et la stagnation des lois du travail, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 5-20.

La signification du travaiL20

et dont les trois principales priorités sont la valorisation du travail, la quête de flexibilité et la mobilisation des travailleurs.

De fait, la pertinence d’un tel cadrage conceptuel peut se mesurer à l’aune d’un idéaltype d’ethos du travail propre au nouvel esprit libéral, tel qu’il est exprimé par la voie de son idéologie managériale. Cet idéal-type, soit l’accentuation unilatérale et cohérente de certains traits de caractérisation jugés cruciaux par des employeurs et des gestionnaires de notoriété établie, est le suivant. D’abord, le travail revêt une grande importance pour les individus en ce qu’il constitue une dimension centrale de leur vie, un haut lieu d’identification et une source substantielle d’in-vestissement personnel. Ensuite, loin d’être instrumentalisé à titre de simple moyen en vue d’accéder à des fins extérieures au travail, sa prin-cipale finalité est au contraire marquée par un fort sentiment de réalisation de soi au travail, permettant d’inscrire différentes formes d’expressivité et de mobilisation personnelle (autonomie, initiative, impli-cation subjective créatrice, etc.) dans l’exercice des fonctions de travail. Les aspirations des travailleurs participent d’une telle dynamique du fait que le modèle de travail idéal qu’ils privilégient est conforme aux traits évoqués ci-dessus. Enfin, les travailleurs valorisent le travail en soi, comme activité, et se sentent moralement engagés envers l’employeur et l’atteinte de ses objectifs. En outre, ils adhèrent aussi aux grands objectifs de flexi-bilité des entreprises et consentent à investir leurs ressources personnelles aux fins de leur travail. Et ils assument la responsabilité de leur employa-bilité. Il s’agit bien d’un idéaltype dans l’esprit du temps, soit le nouvel esprit libéral, qui s’est développé dans le contexte de l’affirmation de plus en plus prononcée du marché comme régulateur principal de nos sociétés. Soumis à des chefs d’entreprise, à des cadres supérieurs fonctionnels de même qu’à des gestionnaires des ressources humaines membres d’une chambre de commerce du Québec, ce modèle de travail idéaltypique à suscité l’adhésion unanime des gestionnaires et des employeurs, ce qui peut être résumé par les propos suivants : « Ce que vous nous soumettez, c’est exactement ce que nous recherchons, mais, vous savez, la réalité de la main-d’œuvre, ce n’est pas ça, en tout cas rarement. » De fait, la réa-lité est tout autre, comme nous le verrons plus loin, mais le modèle idéaltypique ne prête guère à controverse chez les gestionnaires et les employeurs.

1 – modèLe d’anaLyse, concepts et méthode 21

1.4 Vers une compréhension de l’ethos du travail

La centralité du travail, sa finalité ainsi que les attitudes à l’égard des normes dominantes relatives au travail représentent des dimensions clés pour circonscrire les assises de l’ethos du travail. Toutefois, ces dimen-sions n’épuisent pas toute la complexité de ce qui est en cause. Au premier regard, elles donnent même une relative impression de lecture verticale et cloisonnée de l’objet, alors que notre ambition est d’atteindre une compréhension plus globale de l’ethos du travail. Aussi nous semble-t-il pertinent de soutenir d’entrée de jeu, d’une part, que ce sont les modes d’imbrication et d’interrelation entre ces trois dimensions qui seront au centre de nos premières analyses et, d’autre part, que ce premier repérage des principales dimensions sera complété, notamment à l’occasion d’une série d’entrevues, par un examen approfondi et de plus grande amplitude des valeurs et des attitudes à l’égard du travail et de la vie à l’extérieur du travail.

Par ailleurs, l’examen en profondeur des entrevues qui suivra l’analyse des résultats de l’enquête par questionnaire nous conduira aussi à caractériser les deux principales composantes complémentaires de l’identité personnelle, soit les différentes formes d’identification et d’in-dividuation. Il s’agit d’évaluer dans quelle mesure les travailleurs s’identifient à leur travail et se reconnaissent dans celui-ci et dans quelle mesure le travail leur permet d’affirmer leur singularité, leur individua-lité, c’est-à-dire ce par quoi ils ont le sentiment d’être reconnus par les autres. De façon plus générale, nous voulons comprendre de quelle manière l’identité personnelle est liée ou dissociée du rôle professionnel. Une telle lecture des dynamiques identitaires est importante, car elle intègre les éléments de contenu des différentes dimensions, sans pour autant s’y laisser réduire. Par exemple, à la différence des travaux du MOW, nous ne souscrivons pas à l’idée que la centralité subsume l’iden-tification. Celle-ci est distincte de la centralité, attendu qu’un même niveau de centralité peut se traduire par des modes d’identification dif-férentiels. De fait, le travail peut être important et fortement valorisé, par exemple pour des raisons d’ordre pécuniaire, sans pour autant susciter nécessairement une forte identification à celui-ci, ou encore sans que l’individu ne se définisse principalement à partir de ce rôle social. Autre-ment dit, et pour se limiter à ce seul exemple, si la centralité du travail peut être considérée comme un révélateur du degré d’identification au travail, elle ne saurait pour autant y être assimilée, ni épuiser tout l’univers de signification du processus identitaire au travail.


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