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Jonathan Martineau et Frederick Guillaume Dufour, « Théorie de la paix démocratique », dans Alex Macleod, Évelyne Dufault et FG Dufour (dirs), Relations Internationales, Théories et Concepts, 3e édition, Outremont, Athéna, 2008, pp. 308-314.
La théorie de la paix démocratique (TPD) remonte jusqu’au philosophe allemand
Immanuel Kant (1724-1804), chez qui cette thèse prenait la forme d’un appel à une paix
perpétuelle basée sur des principes non pas démocratiques, mais républicains. Dans sa forme
contemporaine, la TPD propose que deux États démocratiques ne se font pas la guerre entre
eux. Le modèle d’État démocratique est envisagé selon les standards des États occidentaux
contemporains, c’est-à-dire des démocraties libérales ou des monarchies constitutionnelles. La
majeure partie de ces théories étant formulées à l’intérieur du champ institutionnel et
académique américain, les États-Unis forment plus souvent qu’autrement l’idéaltype d’un
‘État démocratique’. La définition que ces théories donnent à la démocratie est donc la
définition libérale, représentative et constitutionnelle.
Partant du constat que les cas de guerre entre États démocratiques sont rares voire
inexistants, la TPD tente de donner une formulation théorique à ce constat empirique et
historique. Depuis 1945, cette théorie a gagné de plus en plus de défenseurs dans un contexte
marqué par l’absence de guerre entre les puissances démocratiques majeures (Henderson
2002 :2). En effet, cette zone de paix que Michael Doyle a appelée l’union pacifique (Doyle
1983) est en constante expansion, de même que le nombre de démocraties à l’échelle globale.
Puis, dans le contexte post-guerre froide, cette théorie a sous-tendu la politique étrangère
américaine, qui appelle à la démocratisation en vue d’un établissement durable de la paix
(Henderson 2002 : 2; Barkawi et Laffey 2001 :1). Si ces prémisses étaient déjà à l’œuvre dans
la conception de George H. Bush (1989-93) d’un «New World Order», la démocratisation fût
l’un des piliers de l’administration Clinton (1993-2001). George W. Bush (2001-8), quant à
lui, réarticula cette notion en la mariant à l’agenda néoconservateur de propagation de la
démocratie par tous les moyens nécessaires.
Kant et la paix perpétuelle
Les principales thèses et arguments de la TPD sont déjà présents chez Kant, dans son
Projet de paix perpétuelle. Quelques nuances doivent toutefois être apportées. Chez Kant, ce
n’est pas le caractère démocratique des régimes qui explique leur propension à ne pas se livrer
la guerre. C’est plutôt leur républicanisme. La nuance est importante puisque pour Kant, la
démocratie est un despotisme : ‘la forme démocratique, au sens propre du mot est
nécessairement despotique’ (Kant 1947 :19). Le républicanisme signifie chez Kant la
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séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs en deux entités distinctes qui contrebalancent
leur portée respective. Le mode de gouvernement (républicanisme) est plus important que la
forme de l’État (démocratie). Toutefois, il est possible de proposer que lorsque Kant assimilait
démocratie et despotisme, il avait en tête la démocratie directe, et que la démocratie libérale
représentative ne diffère pas de façon marquée de ce que Kant appelle ‘républicanisme’.
Kant propose six articles préliminaires et trois articles définitifs en vue d’une paix
perpétuelle entre les États. Dans ses articles préliminaires, il critique l’accumulation
territoriale dynastique (héritage et échange de territoires entre les aristocrates par alliances et
mariages), les armées permanentes (bonnes à entretenir ce que l’on appelle aujourd’hui le
‘dilemme de sécurité’) et le système de crédit international qui permet à un État de s’endetter
pour combattre. Aussi, Kant argue que les traités de paix doivent être signés de bonne foi
(pour éviter les germes de guerres futures), qu’aucun État ne s’immisce de force dans les
affaires intérieures d’un autre État, et que le droit de la guerre prime en temps belliqueux pour
assurer la possibilité d’une paix subséquente.
Dans ses articles définitifs, Kant développe les trois piliers de la paix perpétuelle.
Premièrement, dans tout État, la constitution civile doit être républicaine. Pour Kant, la
séparation des pouvoirs législatif et exécutif est capitale, puisqu’un leader politique ne pourra
déclarer la guerre sans l’assentiment du législatif, qui lui représente les citoyens. Il est hors de
doute ‘que les citoyens réfléchiront mûrement avant d’entreprendre un jeu aussi pernicieux’
(Kant 1947 : 17), puisque ce sont eux qui assument le coût social désastreux de ces
entreprises. Deuxièmement, le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres.
Il est important de noter que Kant ne propose pas la formation d’un gouvernement
supranational, mais plutôt une alliance pour la paix. Bien que son modèle repose sur une
analogie domestique, Kant ne va pas jusqu’à proposer que les États s’associant sous un droit
commun délèguent leur pouvoir souverain à une entité supérieure, comme les individus l’ont
fait dans le mythe libéral du contrat social. Il ne s’agit donc pas d’un état civil entre les
nations qui succéderait à l’état de nature, mais bien plutôt d’une alliance de principe.
Troisièmement, le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité
universelle. Cet article vise à souligner l’importance du cosmopolitisme. Kant suggère que les
visiteurs comme les hôtes se comportent de façon hospitalière. Il critique ainsi les conquêtes
coloniales destructrices, la traite des esclaves et l’ethnocentrisme.
Kant ne nie pas les principes hobbesiens ou machiavéliens qui veulent que les États
évoluent dans un état de guerre, c’est-à-dire sous la menace permanente d’hostilité
(Kant 1947 : 13). L’état de paix qu’il a en tête doit être institué, il sera le résultat d’une
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volonté politique et non pas d’une loi naturelle. L’ontologie de Kant à ce niveau est une
ontologie réaliste, à la différence que le philosophe allemand conçoit que l’état de guerre
(l’anarchie) puisse être changé par l’institution d’une paix républicaine perpétuelle.
L’Idéalisme
L’Idéalisme représente un autre moment dans cette théorie. Suite à la Première Guerre
Mondiale, la fondation de la Société des Nations reproduisit, en quelque sorte, le fédéralisme
d’États libres kantien et sa croyance que la résolution des conflits devait être menée selon les
principes de la raison, plutôt que ceux de la force. L’idéalisme fût formulé suivant un constat
empirico-historique voulant que l’interdépendance entre les États soit de plus en plus
importante, rendant caduque la conception d’un système d’États isolés. Mariant une
conception téléologique de l’histoire à l’intérêt des États de fonder un régime de sécurité
collective (Davies, 1930), l’idéalisme proposait que des institutions politiques internationales
puissent servir de lieu de résolution pacifique des conflits (Garner, 1925). E.H. Carr fut l’un
des plus importants critiques de ce courant, en affirmant notamment que les États n’avaient
pas tous intérêt à s’associer à ces institutions et que loin de dissiper les écarts de puissances
entre les États, elles ne feraient que les refléter (Carr 1946). Il qualifia ce courant d’utopisme,
et les analyses réalistes cherchèrent à exposer les prémisses réelles de l’ordre international,
plutôt que les principes idéaux des ‘utopistes’ (Carr, 1946 ; Morgenthau, 1946 ; 1951 ; 1962).
La théorie de la paix démocratique contemporaine
La TPD telle qu’elle se développe depuis les années 1970 repose sur un constat
empirique fort : l’absence de guerre entre deux démocraties libérales. En effet, pour le
politologue Jack S. Levy, la paix démocratique est ‘ce qui s’approche le plus d’une loi
empirique dans le champ des relations internationales’ (Levy, 1989 : 88). La TPD cherche à
expliquer cette «loi empirique» par la structure interne des États démocratiques en établissant
un lien causal entre un régime démocratique et un comportement international plus pacifique.
La thèse principale qui ressort de ce projet de recherche est que deux États
démocratiques en conflit opteront pour un processus de résolution de différend axé sur la
négociation et le compromis plutôt que sur l’intervention militaire ou la menace de celle-ci
(Rummel, 1983 ; Doyle, 1986 ; 1997 ; Maoz et Russet, 1993 ; Russet, 1993 ; Owen, 1994 ;
Weart, 1998). La conception de la démocratie à l’œuvre dans ces théories en est une où, le
plus souvent, démocratie et libéralisme politique sont confondus. La démocratie est vue
comme un régime ou les leaders politiques sont élus au suffrage et représentent les intérêts
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des citoyens et citoyennes. De plus, la pluralité politique est institutionnalisée par l’existence
de différents partis politiques. C’est pourquoi, dans la littérature, on passe allègrement et
souvent sans nuance de l’expression de ‘paix démocratique’ à celle de ‘paix libérale’.
Cette thèse est ensuite étayée par deux séries d’arguments, qui forment les deux
variantes majeures de la théorie. La première postule des causes structurelles/institutionnelles
à la paix démocratique, la deuxième des causes culturelles/normatives. Par exemple, un
argument structurel/institutionnel avance que les leaders des États démocratiques sont
redevables de leurs actions devant l’électorat. Adoptant l’argument kantien que les citoyens,
portants le coût social des guerres, seront enclins à désirer des processus de résolution de
conflit plus paisibles, les leaders devront composer avec le coût politique de leurs décisions.
Dans la même veine, le pluralisme politique ainsi que la liberté d’expression et d’opposition
dans les démocraties réduisent les coûts politiques reliés à la formation d’un mouvement
d’opposition à la guerre. Finalement, la transparence des gouvernements démocratiques
permet aux autres États démocratiques d’observer les différents leviers qui restreignent les
leaders rivaux d’adopter des attitudes guerrières (Bueno de Mesquita et Lalman, 1992 ;
Morgan et Schwebach, 1992 ; Schultz, 1999 ; Bueno de Mesquita et al., 1999). En résumé, les
arguments structurels/institutionnels postulent que deux démocraties ne se font pas la guerre
en raison des contraintes institutionnelles imposées aux processus de décision politique dans
les démocraties, ces contraintes limitant l’usage de la force dans la résolution de conflits
internationaux. La deuxième variante place l’emphase sur les facteurs culturels/normatifs
(Maoz et Russet, 1993 ; Russet, 1993 ; Weart, 1994 ; 1998 ; Doyle, 1997). Par exemple, un
argument de ce type soutient que puisque la résolution de conflit au sein d’une société
démocratique procède de façon légale ou par négociation en vue d’un compromis, les États
démocratiques, entre eux, auront tendance à reproduire ce type de processus.
Cette thèse est connue sous le nom de théorie ‘dyadique’ de la paix démocratique
puisqu’elle implique une dyade (deux États). Toutefois, ses supporters reconnaissent (et
souvent déplorent) le caractère belliqueux des démocraties envers les États non-
démocratiques. En effet, la version monadique de la théorie est plus difficile à soutenir. Qu’un
État démocratique soit plus pacifique dans ses relations extérieures, peu importe à qui il a
affaire, est empiriquement douteux, pensons seulement à l’invasion américaine de l’Irak, ou
aux nombreuses conquêtes coloniales par des républiques dites ‘démocratiques’. Il existe tout
de même une littérature importante visant à soutenir la proposition monadique de la TPD
(Oneal et Russet, 1997 ; 1999 ; Oneal et Ray, 1997 ; Russet et Oneal, 2001).
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Ainsi, la TPD est aussi, symétriquement, une théorie de la guerre. En effet, l’histoire
de la guerre a en quelque sorte une fin envisageable, puisqu’elle serait intimement liée à
l’histoire de l’éradication des régimes non-démocratiques (Dufour et Martineau, 2007 : 214).
Ici repose l’un des problèmes théoriques majeurs de la TPD. En effet, comment expliquer
qu’un État démocratique soit paisible dans ses relations avec d’autres États démocratiques, et
belliqueux envers les États non-démocratiques? Cette question nécessite que la théorie se
transporte au niveau culturel/normatif plutôt qu’au niveau structurel/institutionnel puisque les
contraintes de ce type, présentes dans tous les cas, devraient proscrire l’usage de la violence
dans tous les cas ou dans aucun. En effet, si les contraintes institutionnelles objectives rendent
l’usage de la force difficile pour une démocratie, ces contraintes devraient agir uniformément,
et non pas sélectivement. C’est donc plutôt du côté culturel/normatif que les théoriciens de la
paix démocratique ont tenté de trouvé une explication (Russet, 1993).
John Owen a depuis tenté une synthèse des deux variantes de la théorie en soulignant
leur complémentarité (Owen, 1994). Il a cherché des réponses dans des processus de
perceptions et d’intersubjectivité. Selon cette variante qui est maintenant dominante, tout se
joue au plan de la perception. Le point décisif repose dans le fait que les leaders
démocratiques se perçoivent au sein d’une idéologie commune de compromis et de paix.
Lorsqu’un conflit se manifeste entre deux États démocratiques, les leaders peuvent s’attendre
à ce que la partie adverse incarne cette idéologie, et utilise des processus de résolution de
conflit appropriés. Les leaders des deux États démocratiques, en se percevant mutuellement
comme pacifiques, développent une relation de coopération et de compromis qui supplante la
relation anarchique prévalant autrement. D’une part, Kant revient en ce sens que la paix
démocratique n’est pas naturelle, elle est instituée suite au changement de perceptions
intersubjectives entre les États démocratiques. D’autre part, certaines thèses constructivistes
sur la construction de l’ordre international par la perception intersubjective des États entre eux
sont mises à contribution de cette théorie libérale. Cette variante qui combine les arguments
structurels et normatifs dans une théorie de la ‘perception’ cherchera à expliquer le caractère
belliqueux des démocraties envers des États non-démocratiques par la perception faussée
(l’ethnocentrisme ou l’aveuglement) de certains leaders. Par exemple, Weart explique
l’implication américaine dans le coup d’État militaire contre Abrenz au Guatemala en 1952
par la mauvaise perception d’Eisenhower et son entourage, qui, obnubilés par la menace
communiste, ont exagéré celle-ci et fomenté une intervention anti-démocratique contre un
régime élu (Weart, 1998 : 221-4).
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La TPD se distingue d’autres courants libéraux en théories des Relations
Internationales en ne proposant pas systématiquement la formation d’institutions inter ou
supranationales en vue d’éradiquer les conflits. Une grande partie des théoriciens de la TPD
en reste à une ontologie statiste. Aussi, l’héritage cosmopolite de Kant n’y est pas aussi
souligné qu’au sein d’autres approches libérales. Dans la TPD, il n’y a pas de projet de
constitution mondiale ou de société civile globale. L’accent sur la démocratisation à
l’intérieur de chaque État y est davantage marqué.
Dans l’ensemble, la théorie de la paix démocratique doit beaucoup à l’économie néo-
classique et aux théories du choix rationnel. En effet, la conception de l’État à l’œuvre dans la
théorie de la paix démocratique est basée sur trois piliers : l’individualisme méthodologique,
la rationalité instrumentale, les notions de croyance et de préférence (Dufour et Martineau,
2007 : 225). Les États démocratiques, imbibés des croyances et préférences issues de leur
culture institutionnelle démocratique, et percevant cette même culture chez leurs rivaux
démocratiques, optent pour une résolution de conflit pacifique plutôt que la force. Ce
comportement est le fruit d’un calcul rationnel et instrumental, puisque ce comportement est
un moyen pour en arriver à une fin : la minimisation des coûts reliés à la résolution de conflit.
Critique néo-réaliste.
La critique néo-réaliste de la TPD est venue en premier lieu avec John Mearsheimer
(1990). Elle a toutefois été systématisée par Christopher Layne (1994). Layne montre la
faiblesse des deux variantes de la TPD. Pour invalider les arguments institutionnels, il reprend
le point que si les contraintes institutionnelles empêchaient les démocraties d’user de la force,
ces contraintes s’appliqueraient dans tous les cas, et non seulement lorsqu’une autre
démocratie est la contrepartie du conflit. Contre les arguments culturels, Layne utilise quatre
études de cas où il montre qu’en situation de conflit, dans les démocraties comme dans
n’importe quel État, les opinions publiques sont souvent pro-guerre, les démocraties se
menacent entre elles d’utiliser la force et elles négocient souvent de mauvaise foi.
Pour les néo-réalistes, il n’y a rien d’exceptionnel à ce qu’il n’y ait pas de guerre entre
les démocraties, les dyades démocratiques représentant ultimement un échantillon très faible
des cas historiques. Mais au-delà de la rhétorique qui déclare ‘qu’il y autant de chance d’y
avoir une guerre entre deux démocraties qu’entre deux pays dont le nom commence par la
lettre K’ (Owen, 1994 : 88), la TPD et ses critiques néo-réalistes achoppent sur un point
fondamental. S’ils acceptent tous deux que l’ordre international est tributaire du principe de
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l’anarchie, pour les uns (néo-réalistes) ce principe est éternel et inchangeable, alors que pour
les autres (TPD), ce principe peut être supplanté par l’institution d’une paix démocratique.
Au-delà du débat : les études critiques et la théorie de la paix démocratique
L’une des critiques les plus pertinentes de la TPD est venue de Tarak Barkawi et Mark
Laffey (Barkawi et Laffey, 1999 ; Barkawi et Laffey, 2001). Rejetant la problématique de la
paix démocratique comme trop étroite, ils ont voulu remettre les catégories dans lesquelles est
pensé ce problème en contexte historique et international. Quatre critiques majeures sont
mises de l’avant. Premièrement, l’ontologie qui sous-tend la TPD ne diffère guère de
l’ontologie néo-réaliste, en ce sens, Barkawi et Laffey dénonce le caractère étato-centrique de
la théorie, au détriment de l’analyse d’autres acteurs et forces sociales au sein du monde
international. Deuxièmement, Barkawi et Laffey critiquent la définition de la guerre de la
TPD. Selon eux, cette définition est trop étroite (conflit armé entre deux États souverains) et
occulte une panoplie de manifestation de violence qui ne correspond pas à cette définition.
Troisièmement, Barkawi et Laffey critique la définition de la démocratie, et rappelle que la
démocratie libérale n’est qu’une forme historique de démocratie parmi tant d’autres, et que la
définition du concept méprend le libéralisme et la démocratie. Finalement, Barkawi et Laffey
critique l’occidentalo-centrisme implicite de la TPD, c’est-à-dire que si il y a une zone de paix
libérale (occident), il y a aussi une zone de guerre non-libérale (sud Global) et que le fait que
les théoriciens se concentrent uniquement sur les dyades démocratiques occulte toute une
partie de la réalité internationale, celle où précisément le libéralisme montre son visage
violent à travers l’impérialisme et la bellicosité (Barkawi et Laffey, 2001 : 4).
Le sociologue Michael Mann a également formulé une critique importante de la TPD
(Mann, 1999 ; 2001). Pour lui, la TPD occulte le fait que certaines démocraties soient à la
source des ethnocides et génocides modernes. Mentionnant entre autres le génocide des
Amérindiens par les colons américains et la guerre de Bosnie, Mann remarque lorsque la
démocratie ‘organique’ associe nation et ethnie, cela peut porter au nettoyage ethnique. De
plus, dans le contexte nord-américain les colons et les Amérindiens étaient tous deux
organisés démocratiquement, tout comme les différents belligérants en Bosnie. Cela n’a pas
empêché les massacres. C’est là l’un des ‘cotés sombres de la démocratie’ (Mann, 1998).
Cette critique à été reprise et radicalisée du côté des théories poststructuralistes par
Michael Dillon et Julian Reid. En effet, pour ces théoriciens, si la paix libérale est à la source
des violences connues hors de son sein, c’est parce que les sociétés libérales sont elles-mêmes
construites d’après une logique de violence structurelle libérale qui se répercute dans l’ordre
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international. L’expansion d’une zone de gouvernance globale libérale n’est que l’expansion
de cette violence structurelle à l’échelle globale (Dillon et Reid, 2000 ; 2001; Reid, 2004).
Du coté de la sociologie historique, Dufour et Martineau ont critiqué les prémisses de
la TPD et de sa critique poststructuraliste en montrant que toutes deux partageaient les mêmes
présupposés de développement uniforme. En effet, seule une perspective historique permet de
problématiser les chaînes causales fortement téléologiques du développement du libéralisme
mises de l’avant par la TPD et certaines de ses critiques. Les États «libéraux» ne sont pas tous
issus d’une même séquence développementale homogène, au contraire, leurs développements
institutionnels font partie d’un processus de modernisation loin d’être linéaire. Rejoignant la
critique de Barkawi et Laffey, ils arguent que l’emploi d’une catégorie fixe d’«État libéral»,
de «démocratie» ou de «guerre» est problématique. Ils ajoutent toutefois qu’une analyse de la
reproduction du pouvoir social au sein des sociétés civiles des États capitalistes permet de
saisir que les acteurs dominants peuvent utiliser leur contrôle sur le marché au sein et à
l’extérieur de leur État national, sans pour autant entamer la souveraineté des autres États, ni
avoir recours aux moyens guerriers traditionnels (Dufour et Martineau, 2007 : 225-226).
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