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La théorie de la paix démocratique

Date post: 10-Apr-2023
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1 Jonathan Martineau et Frederick Guillaume Dufour, « Théorie de la paix démocratique », dans Alex Macleod, Évelyne Dufault et FG Dufour (dirs), Relations Internationales, Théories et Concepts, 3e édition, Outremont, Athéna, 2008, pp. 308-314. La théorie de la paix démocratique (TPD) remonte jusqu’au philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804), chez qui cette thèse prenait la forme d’un appel à une paix perpétuelle basée sur des principes non pas démocratiques, mais républicains. Dans sa forme contemporaine, la TPD propose que deux États démocratiques ne se font pas la guerre entre eux. Le modèle d’État démocratique est envisagé selon les standards des États occidentaux contemporains, c’est-à-dire des démocraties libérales ou des monarchies constitutionnelles. La majeure partie de ces théories étant formulées à l’intérieur du champ institutionnel et académique américain, les États-Unis forment plus souvent qu’autrement l’idéaltype d’un ‘État démocratique’. La définition que ces théories donnent à la démocratie est donc la définition libérale, représentative et constitutionnelle. Partant du constat que les cas de guerre entre États démocratiques sont rares voire inexistants, la TPD tente de donner une formulation théorique à ce constat empirique et historique. Depuis 1945, cette théorie a gagné de plus en plus de défenseurs dans un contexte marqué par l’absence de guerre entre les puissances démocratiques majeures (Henderson 2002 :2). En effet, cette zone de paix que Michael Doyle a appelée l’union pacifique (Doyle 1983) est en constante expansion, de même que le nombre de démocraties à l’échelle globale. Puis, dans le contexte post-guerre froide, cette théorie a sous-tendu la politique étrangère américaine, qui appelle à la démocratisation en vue d’un établissement durable de la paix (Henderson 2002 : 2; Barkawi et Laffey 2001 :1). Si ces prémisses étaient déjà à l’œuvre dans la conception de George H. Bush (1989-93) d’un «New World Order», la démocratisation fût l’un des piliers de l’administration Clinton (1993-2001). George W. Bush (2001-8), quant à lui, réarticula cette notion en la mariant à l’agenda néoconservateur de propagation de la démocratie par tous les moyens nécessaires. Kant et la paix perpétuelle Les principales thèses et arguments de la TPD sont déjà présents chez Kant, dans son Projet de paix perpétuelle. Quelques nuances doivent toutefois être apportées. Chez Kant, ce n’est pas le caractère démocratique des régimes qui explique leur propension à ne pas se livrer la guerre. C’est plutôt leur républicanisme. La nuance est importante puisque pour Kant, la démocratie est un despotisme : ‘la forme démocratique, au sens propre du mot est nécessairement despotique’ (Kant 1947 :19). Le républicanisme signifie chez Kant la
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Jonathan Martineau et Frederick Guillaume Dufour, « Théorie de la paix démocratique », dans Alex Macleod, Évelyne Dufault et FG Dufour (dirs), Relations Internationales, Théories et Concepts, 3e édition, Outremont, Athéna, 2008, pp. 308-314.

La théorie de la paix démocratique (TPD) remonte jusqu’au philosophe allemand

Immanuel Kant (1724-1804), chez qui cette thèse prenait la forme d’un appel à une paix

perpétuelle basée sur des principes non pas démocratiques, mais républicains. Dans sa forme

contemporaine, la TPD propose que deux États démocratiques ne se font pas la guerre entre

eux. Le modèle d’État démocratique est envisagé selon les standards des États occidentaux

contemporains, c’est-à-dire des démocraties libérales ou des monarchies constitutionnelles. La

majeure partie de ces théories étant formulées à l’intérieur du champ institutionnel et

académique américain, les États-Unis forment plus souvent qu’autrement l’idéaltype d’un

‘État démocratique’. La définition que ces théories donnent à la démocratie est donc la

définition libérale, représentative et constitutionnelle.

Partant du constat que les cas de guerre entre États démocratiques sont rares voire

inexistants, la TPD tente de donner une formulation théorique à ce constat empirique et

historique. Depuis 1945, cette théorie a gagné de plus en plus de défenseurs dans un contexte

marqué par l’absence de guerre entre les puissances démocratiques majeures (Henderson

2002 :2). En effet, cette zone de paix que Michael Doyle a appelée l’union pacifique (Doyle

1983) est en constante expansion, de même que le nombre de démocraties à l’échelle globale.

Puis, dans le contexte post-guerre froide, cette théorie a sous-tendu la politique étrangère

américaine, qui appelle à la démocratisation en vue d’un établissement durable de la paix

(Henderson 2002 : 2; Barkawi et Laffey 2001 :1). Si ces prémisses étaient déjà à l’œuvre dans

la conception de George H. Bush (1989-93) d’un «New World Order», la démocratisation fût

l’un des piliers de l’administration Clinton (1993-2001). George W. Bush (2001-8), quant à

lui, réarticula cette notion en la mariant à l’agenda néoconservateur de propagation de la

démocratie par tous les moyens nécessaires.

Kant et la paix perpétuelle

Les principales thèses et arguments de la TPD sont déjà présents chez Kant, dans son

Projet de paix perpétuelle. Quelques nuances doivent toutefois être apportées. Chez Kant, ce

n’est pas le caractère démocratique des régimes qui explique leur propension à ne pas se livrer

la guerre. C’est plutôt leur républicanisme. La nuance est importante puisque pour Kant, la

démocratie est un despotisme : ‘la forme démocratique, au sens propre du mot est

nécessairement despotique’ (Kant 1947 :19). Le républicanisme signifie chez Kant la

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séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs en deux entités distinctes qui contrebalancent

leur portée respective. Le mode de gouvernement (républicanisme) est plus important que la

forme de l’État (démocratie). Toutefois, il est possible de proposer que lorsque Kant assimilait

démocratie et despotisme, il avait en tête la démocratie directe, et que la démocratie libérale

représentative ne diffère pas de façon marquée de ce que Kant appelle ‘républicanisme’.

Kant propose six articles préliminaires et trois articles définitifs en vue d’une paix

perpétuelle entre les États. Dans ses articles préliminaires, il critique l’accumulation

territoriale dynastique (héritage et échange de territoires entre les aristocrates par alliances et

mariages), les armées permanentes (bonnes à entretenir ce que l’on appelle aujourd’hui le

‘dilemme de sécurité’) et le système de crédit international qui permet à un État de s’endetter

pour combattre. Aussi, Kant argue que les traités de paix doivent être signés de bonne foi

(pour éviter les germes de guerres futures), qu’aucun État ne s’immisce de force dans les

affaires intérieures d’un autre État, et que le droit de la guerre prime en temps belliqueux pour

assurer la possibilité d’une paix subséquente.

Dans ses articles définitifs, Kant développe les trois piliers de la paix perpétuelle.

Premièrement, dans tout État, la constitution civile doit être républicaine. Pour Kant, la

séparation des pouvoirs législatif et exécutif est capitale, puisqu’un leader politique ne pourra

déclarer la guerre sans l’assentiment du législatif, qui lui représente les citoyens. Il est hors de

doute ‘que les citoyens réfléchiront mûrement avant d’entreprendre un jeu aussi pernicieux’

(Kant 1947 : 17), puisque ce sont eux qui assument le coût social désastreux de ces

entreprises. Deuxièmement, le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres.

Il est important de noter que Kant ne propose pas la formation d’un gouvernement

supranational, mais plutôt une alliance pour la paix. Bien que son modèle repose sur une

analogie domestique, Kant ne va pas jusqu’à proposer que les États s’associant sous un droit

commun délèguent leur pouvoir souverain à une entité supérieure, comme les individus l’ont

fait dans le mythe libéral du contrat social. Il ne s’agit donc pas d’un état civil entre les

nations qui succéderait à l’état de nature, mais bien plutôt d’une alliance de principe.

Troisièmement, le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité

universelle. Cet article vise à souligner l’importance du cosmopolitisme. Kant suggère que les

visiteurs comme les hôtes se comportent de façon hospitalière. Il critique ainsi les conquêtes

coloniales destructrices, la traite des esclaves et l’ethnocentrisme.

Kant ne nie pas les principes hobbesiens ou machiavéliens qui veulent que les États

évoluent dans un état de guerre, c’est-à-dire sous la menace permanente d’hostilité

(Kant 1947 : 13). L’état de paix qu’il a en tête doit être institué, il sera le résultat d’une

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volonté politique et non pas d’une loi naturelle. L’ontologie de Kant à ce niveau est une

ontologie réaliste, à la différence que le philosophe allemand conçoit que l’état de guerre

(l’anarchie) puisse être changé par l’institution d’une paix républicaine perpétuelle.

L’Idéalisme

L’Idéalisme représente un autre moment dans cette théorie. Suite à la Première Guerre

Mondiale, la fondation de la Société des Nations reproduisit, en quelque sorte, le fédéralisme

d’États libres kantien et sa croyance que la résolution des conflits devait être menée selon les

principes de la raison, plutôt que ceux de la force. L’idéalisme fût formulé suivant un constat

empirico-historique voulant que l’interdépendance entre les États soit de plus en plus

importante, rendant caduque la conception d’un système d’États isolés. Mariant une

conception téléologique de l’histoire à l’intérêt des États de fonder un régime de sécurité

collective (Davies, 1930), l’idéalisme proposait que des institutions politiques internationales

puissent servir de lieu de résolution pacifique des conflits (Garner, 1925). E.H. Carr fut l’un

des plus importants critiques de ce courant, en affirmant notamment que les États n’avaient

pas tous intérêt à s’associer à ces institutions et que loin de dissiper les écarts de puissances

entre les États, elles ne feraient que les refléter (Carr 1946). Il qualifia ce courant d’utopisme,

et les analyses réalistes cherchèrent à exposer les prémisses réelles de l’ordre international,

plutôt que les principes idéaux des ‘utopistes’ (Carr, 1946 ; Morgenthau, 1946 ; 1951 ; 1962).

La théorie de la paix démocratique contemporaine

La TPD telle qu’elle se développe depuis les années 1970 repose sur un constat

empirique fort : l’absence de guerre entre deux démocraties libérales. En effet, pour le

politologue Jack S. Levy, la paix démocratique est ‘ce qui s’approche le plus d’une loi

empirique dans le champ des relations internationales’ (Levy, 1989 : 88). La TPD cherche à

expliquer cette «loi empirique» par la structure interne des États démocratiques en établissant

un lien causal entre un régime démocratique et un comportement international plus pacifique.

La thèse principale qui ressort de ce projet de recherche est que deux États

démocratiques en conflit opteront pour un processus de résolution de différend axé sur la

négociation et le compromis plutôt que sur l’intervention militaire ou la menace de celle-ci

(Rummel, 1983 ; Doyle, 1986 ; 1997 ; Maoz et Russet, 1993 ; Russet, 1993 ; Owen, 1994 ;

Weart, 1998). La conception de la démocratie à l’œuvre dans ces théories en est une où, le

plus souvent, démocratie et libéralisme politique sont confondus. La démocratie est vue

comme un régime ou les leaders politiques sont élus au suffrage et représentent les intérêts

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des citoyens et citoyennes. De plus, la pluralité politique est institutionnalisée par l’existence

de différents partis politiques. C’est pourquoi, dans la littérature, on passe allègrement et

souvent sans nuance de l’expression de ‘paix démocratique’ à celle de ‘paix libérale’.

Cette thèse est ensuite étayée par deux séries d’arguments, qui forment les deux

variantes majeures de la théorie. La première postule des causes structurelles/institutionnelles

à la paix démocratique, la deuxième des causes culturelles/normatives. Par exemple, un

argument structurel/institutionnel avance que les leaders des États démocratiques sont

redevables de leurs actions devant l’électorat. Adoptant l’argument kantien que les citoyens,

portants le coût social des guerres, seront enclins à désirer des processus de résolution de

conflit plus paisibles, les leaders devront composer avec le coût politique de leurs décisions.

Dans la même veine, le pluralisme politique ainsi que la liberté d’expression et d’opposition

dans les démocraties réduisent les coûts politiques reliés à la formation d’un mouvement

d’opposition à la guerre. Finalement, la transparence des gouvernements démocratiques

permet aux autres États démocratiques d’observer les différents leviers qui restreignent les

leaders rivaux d’adopter des attitudes guerrières (Bueno de Mesquita et Lalman, 1992 ;

Morgan et Schwebach, 1992 ; Schultz, 1999 ; Bueno de Mesquita et al., 1999). En résumé, les

arguments structurels/institutionnels postulent que deux démocraties ne se font pas la guerre

en raison des contraintes institutionnelles imposées aux processus de décision politique dans

les démocraties, ces contraintes limitant l’usage de la force dans la résolution de conflits

internationaux. La deuxième variante place l’emphase sur les facteurs culturels/normatifs

(Maoz et Russet, 1993 ; Russet, 1993 ; Weart, 1994 ; 1998 ; Doyle, 1997). Par exemple, un

argument de ce type soutient que puisque la résolution de conflit au sein d’une société

démocratique procède de façon légale ou par négociation en vue d’un compromis, les États

démocratiques, entre eux, auront tendance à reproduire ce type de processus.

Cette thèse est connue sous le nom de théorie ‘dyadique’ de la paix démocratique

puisqu’elle implique une dyade (deux États). Toutefois, ses supporters reconnaissent (et

souvent déplorent) le caractère belliqueux des démocraties envers les États non-

démocratiques. En effet, la version monadique de la théorie est plus difficile à soutenir. Qu’un

État démocratique soit plus pacifique dans ses relations extérieures, peu importe à qui il a

affaire, est empiriquement douteux, pensons seulement à l’invasion américaine de l’Irak, ou

aux nombreuses conquêtes coloniales par des républiques dites ‘démocratiques’. Il existe tout

de même une littérature importante visant à soutenir la proposition monadique de la TPD

(Oneal et Russet, 1997 ; 1999 ; Oneal et Ray, 1997 ; Russet et Oneal, 2001).

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Ainsi, la TPD est aussi, symétriquement, une théorie de la guerre. En effet, l’histoire

de la guerre a en quelque sorte une fin envisageable, puisqu’elle serait intimement liée à

l’histoire de l’éradication des régimes non-démocratiques (Dufour et Martineau, 2007 : 214).

Ici repose l’un des problèmes théoriques majeurs de la TPD. En effet, comment expliquer

qu’un État démocratique soit paisible dans ses relations avec d’autres États démocratiques, et

belliqueux envers les États non-démocratiques? Cette question nécessite que la théorie se

transporte au niveau culturel/normatif plutôt qu’au niveau structurel/institutionnel puisque les

contraintes de ce type, présentes dans tous les cas, devraient proscrire l’usage de la violence

dans tous les cas ou dans aucun. En effet, si les contraintes institutionnelles objectives rendent

l’usage de la force difficile pour une démocratie, ces contraintes devraient agir uniformément,

et non pas sélectivement. C’est donc plutôt du côté culturel/normatif que les théoriciens de la

paix démocratique ont tenté de trouvé une explication (Russet, 1993).

John Owen a depuis tenté une synthèse des deux variantes de la théorie en soulignant

leur complémentarité (Owen, 1994). Il a cherché des réponses dans des processus de

perceptions et d’intersubjectivité. Selon cette variante qui est maintenant dominante, tout se

joue au plan de la perception. Le point décisif repose dans le fait que les leaders

démocratiques se perçoivent au sein d’une idéologie commune de compromis et de paix.

Lorsqu’un conflit se manifeste entre deux États démocratiques, les leaders peuvent s’attendre

à ce que la partie adverse incarne cette idéologie, et utilise des processus de résolution de

conflit appropriés. Les leaders des deux États démocratiques, en se percevant mutuellement

comme pacifiques, développent une relation de coopération et de compromis qui supplante la

relation anarchique prévalant autrement. D’une part, Kant revient en ce sens que la paix

démocratique n’est pas naturelle, elle est instituée suite au changement de perceptions

intersubjectives entre les États démocratiques. D’autre part, certaines thèses constructivistes

sur la construction de l’ordre international par la perception intersubjective des États entre eux

sont mises à contribution de cette théorie libérale. Cette variante qui combine les arguments

structurels et normatifs dans une théorie de la ‘perception’ cherchera à expliquer le caractère

belliqueux des démocraties envers des États non-démocratiques par la perception faussée

(l’ethnocentrisme ou l’aveuglement) de certains leaders. Par exemple, Weart explique

l’implication américaine dans le coup d’État militaire contre Abrenz au Guatemala en 1952

par la mauvaise perception d’Eisenhower et son entourage, qui, obnubilés par la menace

communiste, ont exagéré celle-ci et fomenté une intervention anti-démocratique contre un

régime élu (Weart, 1998 : 221-4).

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La TPD se distingue d’autres courants libéraux en théories des Relations

Internationales en ne proposant pas systématiquement la formation d’institutions inter ou

supranationales en vue d’éradiquer les conflits. Une grande partie des théoriciens de la TPD

en reste à une ontologie statiste. Aussi, l’héritage cosmopolite de Kant n’y est pas aussi

souligné qu’au sein d’autres approches libérales. Dans la TPD, il n’y a pas de projet de

constitution mondiale ou de société civile globale. L’accent sur la démocratisation à

l’intérieur de chaque État y est davantage marqué.

Dans l’ensemble, la théorie de la paix démocratique doit beaucoup à l’économie néo-

classique et aux théories du choix rationnel. En effet, la conception de l’État à l’œuvre dans la

théorie de la paix démocratique est basée sur trois piliers : l’individualisme méthodologique,

la rationalité instrumentale, les notions de croyance et de préférence (Dufour et Martineau,

2007 : 225). Les États démocratiques, imbibés des croyances et préférences issues de leur

culture institutionnelle démocratique, et percevant cette même culture chez leurs rivaux

démocratiques, optent pour une résolution de conflit pacifique plutôt que la force. Ce

comportement est le fruit d’un calcul rationnel et instrumental, puisque ce comportement est

un moyen pour en arriver à une fin : la minimisation des coûts reliés à la résolution de conflit.

Critique néo-réaliste.

La critique néo-réaliste de la TPD est venue en premier lieu avec John Mearsheimer

(1990). Elle a toutefois été systématisée par Christopher Layne (1994). Layne montre la

faiblesse des deux variantes de la TPD. Pour invalider les arguments institutionnels, il reprend

le point que si les contraintes institutionnelles empêchaient les démocraties d’user de la force,

ces contraintes s’appliqueraient dans tous les cas, et non seulement lorsqu’une autre

démocratie est la contrepartie du conflit. Contre les arguments culturels, Layne utilise quatre

études de cas où il montre qu’en situation de conflit, dans les démocraties comme dans

n’importe quel État, les opinions publiques sont souvent pro-guerre, les démocraties se

menacent entre elles d’utiliser la force et elles négocient souvent de mauvaise foi.

Pour les néo-réalistes, il n’y a rien d’exceptionnel à ce qu’il n’y ait pas de guerre entre

les démocraties, les dyades démocratiques représentant ultimement un échantillon très faible

des cas historiques. Mais au-delà de la rhétorique qui déclare ‘qu’il y autant de chance d’y

avoir une guerre entre deux démocraties qu’entre deux pays dont le nom commence par la

lettre K’ (Owen, 1994 : 88), la TPD et ses critiques néo-réalistes achoppent sur un point

fondamental. S’ils acceptent tous deux que l’ordre international est tributaire du principe de

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l’anarchie, pour les uns (néo-réalistes) ce principe est éternel et inchangeable, alors que pour

les autres (TPD), ce principe peut être supplanté par l’institution d’une paix démocratique.

Au-delà du débat : les études critiques et la théorie de la paix démocratique

L’une des critiques les plus pertinentes de la TPD est venue de Tarak Barkawi et Mark

Laffey (Barkawi et Laffey, 1999 ; Barkawi et Laffey, 2001). Rejetant la problématique de la

paix démocratique comme trop étroite, ils ont voulu remettre les catégories dans lesquelles est

pensé ce problème en contexte historique et international. Quatre critiques majeures sont

mises de l’avant. Premièrement, l’ontologie qui sous-tend la TPD ne diffère guère de

l’ontologie néo-réaliste, en ce sens, Barkawi et Laffey dénonce le caractère étato-centrique de

la théorie, au détriment de l’analyse d’autres acteurs et forces sociales au sein du monde

international. Deuxièmement, Barkawi et Laffey critiquent la définition de la guerre de la

TPD. Selon eux, cette définition est trop étroite (conflit armé entre deux États souverains) et

occulte une panoplie de manifestation de violence qui ne correspond pas à cette définition.

Troisièmement, Barkawi et Laffey critique la définition de la démocratie, et rappelle que la

démocratie libérale n’est qu’une forme historique de démocratie parmi tant d’autres, et que la

définition du concept méprend le libéralisme et la démocratie. Finalement, Barkawi et Laffey

critique l’occidentalo-centrisme implicite de la TPD, c’est-à-dire que si il y a une zone de paix

libérale (occident), il y a aussi une zone de guerre non-libérale (sud Global) et que le fait que

les théoriciens se concentrent uniquement sur les dyades démocratiques occulte toute une

partie de la réalité internationale, celle où précisément le libéralisme montre son visage

violent à travers l’impérialisme et la bellicosité (Barkawi et Laffey, 2001 : 4).

Le sociologue Michael Mann a également formulé une critique importante de la TPD

(Mann, 1999 ; 2001). Pour lui, la TPD occulte le fait que certaines démocraties soient à la

source des ethnocides et génocides modernes. Mentionnant entre autres le génocide des

Amérindiens par les colons américains et la guerre de Bosnie, Mann remarque lorsque la

démocratie ‘organique’ associe nation et ethnie, cela peut porter au nettoyage ethnique. De

plus, dans le contexte nord-américain les colons et les Amérindiens étaient tous deux

organisés démocratiquement, tout comme les différents belligérants en Bosnie. Cela n’a pas

empêché les massacres. C’est là l’un des ‘cotés sombres de la démocratie’ (Mann, 1998).

Cette critique à été reprise et radicalisée du côté des théories poststructuralistes par

Michael Dillon et Julian Reid. En effet, pour ces théoriciens, si la paix libérale est à la source

des violences connues hors de son sein, c’est parce que les sociétés libérales sont elles-mêmes

construites d’après une logique de violence structurelle libérale qui se répercute dans l’ordre

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international. L’expansion d’une zone de gouvernance globale libérale n’est que l’expansion

de cette violence structurelle à l’échelle globale (Dillon et Reid, 2000 ; 2001; Reid, 2004).

Du coté de la sociologie historique, Dufour et Martineau ont critiqué les prémisses de

la TPD et de sa critique poststructuraliste en montrant que toutes deux partageaient les mêmes

présupposés de développement uniforme. En effet, seule une perspective historique permet de

problématiser les chaînes causales fortement téléologiques du développement du libéralisme

mises de l’avant par la TPD et certaines de ses critiques. Les États «libéraux» ne sont pas tous

issus d’une même séquence développementale homogène, au contraire, leurs développements

institutionnels font partie d’un processus de modernisation loin d’être linéaire. Rejoignant la

critique de Barkawi et Laffey, ils arguent que l’emploi d’une catégorie fixe d’«État libéral»,

de «démocratie» ou de «guerre» est problématique. Ils ajoutent toutefois qu’une analyse de la

reproduction du pouvoir social au sein des sociétés civiles des États capitalistes permet de

saisir que les acteurs dominants peuvent utiliser leur contrôle sur le marché au sein et à

l’extérieur de leur État national, sans pour autant entamer la souveraineté des autres États, ni

avoir recours aux moyens guerriers traditionnels (Dufour et Martineau, 2007 : 225-226).

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