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Le pape, le roi et l’abbé Défendre à Rome l’autonomie de l’ordre ecclésiastique au début...

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MEFRIM – 123/1 – 2011, p. 195-219. ——————— Bertrand Marceau, Université Paris IV-Sorbonne, [email protected]. 1. Cet article, présenté d’abord en novembre 2009 dans le séminaire de M. Alain Tallon, professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne, a largement bénéficié de ses conseils, ainsi que de ceux de MM. Ignasi Fernández Terricabras, Jean-Pascal Gay, Alain Rauwel et Benoît Schmitz. Qu’ils trouvent ici l’expression de mes remerciements chaleureux pour leur relecture avisée. 2. Modèle royal de sainteté, Louis IX est à la fois un saint façonné par les ordres mendiants et un saint prud’homme, courtois et dévot. J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996, p. 842-844. Sur l’imitation de l’ascèse et des pénitences de saint Louis par Henri III, voir N. Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, 2000, p. 594-595. 3. L’imitation de la Passion imprègne l’imaginaire pénitentiel du roi, en qui est uni la nature et la surnature. Investie par le sacre, la personne du roi est liée à Dieu par une forme de tension sacrificielle. Cf. D. Crouzet, Désir de mort et puissance absolue de Charles VIII à Henri IV, dans Revue de synthèse, IV e série, n o 3-4, 1991, p. 423-441, notamment p. 439 : «Poursuivant le processus de démilitarisation de la personne royale», Henri III renouvelle l’imaginaire du sacrifice royal, «ce à travers le théâtre d’une piété pénitente dont il se veut l’unique centre. Le corps royal [...] s’efforce avant tout de se donner à souffrir, de montrer qu’il est sacrificiel, qu’en lui seul se réalise l’œuvre de purification de la société tem- porelle». 4. «Mythe de l’accomplissement collectif», la croisade «est l’acte collectif par où s’est cherchée séculairement l’incarna- tion de la Chrétienté vivante» au Moyen Âge, et encore lar- gement au XVI e siècle. A. Dupront, Le mythe de croisade, III, Paris, 1997 (Bibliothèque des histoires), p. 1655. 5. Sur l’importance de la croix, instrument de la passion du Christ, dans la spiritualité des ordres militaires, voir A. Demurger, Croix, dans N. Bériou et P. Josserand (dir.), Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Âge, Paris, 2009, p. 282-283. Cousue sur le manteau des chevaliers, la croix est l’insigne emblématique de la plu- part des ordres militaires, signifiant le sang versé par et pour le Christ. 6. La situation financière est particulièrement inquiétante au début de 1574, et la reprise de la guerre en novembre 1574 aggrave la conjoncture. O. Poncet, Une utilisation nouvelle de la rente constituée au XVI e siècle : les membres du conseil au secours des finances d’Henri III, dans Bibliothèque de l’école des chartes, 151, 1993, p. 307-357. Le pape, le roi et l’abbé Défendre à Rome l’autonomie de l’ordre ecclésiastique au début du règne de Henri III (1574-1575) Bertrand MARCEAU Le 30 mai 1574, la mort de Charles IX ouvre la succession du royaume de France 1 . Son frère puîné Henri, roi de Pologne depuis mai 1573, retourne lentement en France et entre à Lyon à la fin de l’été 1574. Alors que la France peine à trouver une forme de coexistence entre la majo- rité catholique et la minorité réformée, l’idéo- logie royale et le goût pour la chevalerie conduisent le nouveau souverain à solliciter l’ap- probation et le soutien du pontife pour l’éta- blissement des ordres de Saint-Louis 2 et de la Passion de Notre-Seigneur 3 . Henri III (1574- 1589) s’inscrit dans la politique de son prédéces- seur, qui avait esquissé un projet en faveur d’une nouvelle milice, et veut rendre un culte particulier au saint roi croisé 4 et à la Passion du Christ. Ces deux ordres équestres, dont le roi prévoit l’érection pour son futur sacre, doivent servir à fonder son autorité royale et à accroître son prestige, aussi bien à l’intérieur du royaume que sur la scène européenne. Le projet de Henri III, qui a déjà dessiné la croix 5 , prévoit notamment la création d’un ordre militaire et religieux de 450 chevaliers dévoués au service de la monarchie. Alors que l’État connaît des diffi- cultés financières chroniques 6 , l’établissement de commendes sur le temporel du clergé de France est le moyen de financer ces ordres. Chaque titu- laire doit être pourvu de pensions sur les béné- fices ecclésiastiques. Dès l’automne 1574, le roi confie à l’abbé de Cîteaux Nicolas I Boucherat (1571-1584) une mission auprès de Grégoire XIII (1572-1585), afin que le pape autorise cette créa- tion.
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MEFRIM – 123/1 – 2011, p. 195-219.

———————Bertrand Marceau, Université Paris IV-Sorbonne, [email protected].

1. Cet article, présenté d’abord en novembre 2009 dans leséminaire de M. Alain Tallon, professeur à l’Université ParisIV-Sorbonne, a largement bénéficié de ses conseils, ainsi quede ceux de MM. Ignasi Fernández Terricabras, Jean-PascalGay, Alain Rauwel et Benoît Schmitz. Qu’ils trouvent icil’expression de mes remerciements chaleureux pour leurrelecture avisée.

2. Modèle royal de sainteté, Louis IX est à la fois un saintfaçonné par les ordres mendiants et un saint prud’homme,courtois et dévot. J. Le Goff, Saint Louis, Paris, 1996,p. 842-844. Sur l’imitation de l’ascèse et des pénitences desaint Louis par Henri III, voir N. Le Roux, La faveur du roi.Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers1589), Seyssel, 2000, p. 594-595.

3. L’imitation de la Passion imprègne l’imaginaire pénitentieldu roi, en qui est uni la nature et la surnature. Investie par lesacre, la personne du roi est liée à Dieu par une forme detension sacrificielle. Cf. D. Crouzet, Désir de mort et puissanceabsolue de Charles VIII à Henri IV, dans Revue de synthèse,IVe série, no 3-4, 1991, p. 423-441, notamment p. 439 :«Poursuivant le processus de démilitarisation de la personneroyale», Henri III renouvelle l’imaginaire du sacrifice royal,«ce à travers le théâtre d’une piété pénitente dont il se veut

l’unique centre. Le corps royal [...] s’efforce avant tout de sedonner à souffrir, de montrer qu’il est sacrificiel, qu’en luiseul se réalise l’œuvre de purification de la société tem-porelle».

4. «Mythe de l’accomplissement collectif», la croisade «estl’acte collectif par où s’est cherchée séculairement l’incarna-tion de la Chrétienté vivante» au Moyen Âge, et encore lar-gement au XVIe siècle. A. Dupront, Le mythe de croisade, III,Paris, 1997 (Bibliothèque des histoires), p. 1655.

5. Sur l’importance de la croix, instrument de la passion duChrist, dans la spiritualité des ordres militaires, voirA. Demurger, Croix, dans N. Bériou et P. Josserand (dir.),Prier et combattre. Dictionnaire européen des ordres militaires auMoyen Âge, Paris, 2009, p. 282-283. Cousue sur le manteaudes chevaliers, la croix est l’insigne emblématique de la plu-part des ordres militaires, signifiant le sang versé par et pourle Christ.

6. La situation financière est particulièrement inquiétante audébut de 1574, et la reprise de la guerre en novembre 1574aggrave la conjoncture. O. Poncet, Une utilisation nouvelle dela rente constituée au XVIe siècle : les membres du conseil ausecours des finances d’Henri III, dans Bibliothèque de l’école deschartes, 151, 1993, p. 307-357.

Le pape, le roi et l’abbéDéfendre à Rome l’autonomie de l’ordre ecclésiastiqueau début du règne de Henri III (1574-1575)

Bertrand MARCEAU

Le 30 mai 1574, la mort de Charles IX ouvrela succession du royaume de France1. Son frèrepuîné Henri, roi de Pologne depuis mai 1573,retourne lentement en France et entre à Lyon àla fin de l’été 1574. Alors que la France peine àtrouver une forme de coexistence entre la majo-rité catholique et la minorité réformée, l’idéo-logie royale et le goût pour la chevalerieconduisent le nouveau souverain à solliciter l’ap-probation et le soutien du pontife pour l’éta-blissement des ordres de Saint-Louis2 et de laPassion de Notre-Seigneur3. Henri III (1574-1589) s’inscrit dans la politique de son prédéces-seur, qui avait esquissé un projet en faveurd’une nouvelle milice, et veut rendre un culteparticulier au saint roi croisé4 et à la Passion duChrist. Ces deux ordres équestres, dont le roi

prévoit l’érection pour son futur sacre, doiventservir à fonder son autorité royale et à accroîtreson prestige, aussi bien à l’intérieur du royaumeque sur la scène européenne. Le projet deHenri III, qui a déjà dessiné la croix5, prévoitnotamment la création d’un ordre militaire etreligieux de 450 chevaliers dévoués au service dela monarchie. Alors que l’État connaît des diffi-cultés financières chroniques6, l’établissement decommendes sur le temporel du clergé de Franceest le moyen de financer ces ordres. Chaque titu-laire doit être pourvu de pensions sur les béné-fices ecclésiastiques. Dès l’automne 1574, le roiconfie à l’abbé de Cîteaux Nicolas I Boucherat(1571-1584) une mission auprès de Grégoire XIII(1572-1585), afin que le pape autorise cette créa-tion.

Le pape, le roi et l’abbé196 Bertrand MARCEAU

7. J. Boucher, L’ordre du Saint-Esprit dans la pensée politique etreligieuse de Henri III, dans Cahiers d’histoire, XVIII, no 2, 1973,p. 129-142.

8. Sommaire-Mémorial de Jules Gassot, secrétaire du roi (1555-1623),éd. P. Champion, Paris, 1934, p. 136-138.

9. V. Martin, Le gallicanisme et la réforme catholique. Essai histo-rique sur l’introduction en France des décrets du concile de Trente(1563-1615), Paris, 1919, p. 122-125.

10. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé, dansMélanges d’archéologie et d’histoire, 71, no 1, 1959, p. 381-404.

11. Lettres de Henri III, roi de France, recueillis par Pierre Champion,publiées avec des compléments, une introduction et des notes pourla société de l’histoire de France par Michel François. Tome II :1er septembre 1574 – 6 août 1576, Paris, 1965, p. 79, n. 2.

12. BNF, fr. 3321, fol. 4r-13r. L’ensemble comprend quatorzelettres entre l’abbé de Cîteaux et Henri III, le cardinalCharles de Lorraine, Catherine de Médicis, le sire de VilleroyNicolas de Neuville, l’évêque d’Angers Guillaume Ruzé, lecardinal de Guise Louis de Lorraine et Jean de Morvilliers.Bien que non datées pour la plupart, on peut leur assignerpour date les mois de novembre-décembre 1574 et de jan-vier 1575. En janvier 1702, Clairambault, généalogiste desordres du roi, a collationné une seconde copie sur les origi-naux pour le duc de Villeroy, copie qui ne diffère de la pré-cédente que par quelques particularités purementgraphiques ou grammaticales; cf. BNF, Clairambault 1231,fol. 56r-68r.

13. Une distinction doit être opérée non seulement entre Romeet l’Église de France, mais entre cette dernière et l’État royal.«Église nationale, l’Église gallicane n’est pas une Églised’État, malgré la tutelle réelle du monarque». A. Tallon,Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIe siècle.Essai sur la vision gallicane du monde, Paris, 2002, p. 11-12.

14. Les troubles de religion ont bouleversé les relations entre lepouvoir royal et les grands nobles. Sur l’économie de lafaveur, «forme naturelle de la relation unissant le prince àl’ensemble des membres de la noblesse» en vigueur autemps de Henri II, et son éclatement postérieur, voir N. LeRoux, La faveur du roi, p. 13 et 20-48. Le règne de Henri IIIse caractérise par l’apparition d’une élite restreinte, lesmignons étant l’instrument du pouvoir, reliés à lui par unrapport de dilection.

15. Revenus attachés à un office ecclésiastique, les bénéficesséculiers et réguliers sont l’objet de convoitises renouveléesde la part des pouvoirs temporels. Sur la collation des béné-fices en France depuis le concordat de 1516, voir E. Magnin,Les bénéfices en France, dans R. Naz (dir.), Dictionnaire de droitcanonique, II, Paris, 1937, col. 449-494.

16. «Le royaume de France est sans doute le territoire de laChrétienté où la marge de manœuvre accordée au souverainpontife est la plus faible. Nomination royale, confirmationpontificale, et tout semble dit». O. Poncet, La papauté et laprovision des abbayes et des évêchés français de 1595 à 1661.Recherches sur l’esprit des institutions pontificales à l’époque de laréforme catholique, thèse sous la direction d’Y.-M. Bercé, Uni-versité Paris-Sorbonne (Paris IV), 1998, 2 vol., p. 725.

17. A. Borromeo, Gregorio XIII, dans Dizionario biografico degli Ita-liani, LIX, Rome, 2002 (Istituto della Enciclopedia italiana),p. 207; id., Gregorio XIII, dans Enciclopedia dei Papi, III, Rome,2000 (Istituto della Enciclopedia italiana), p. 180-202. Lepape bolonais continue la politique de Pie V en prêchant lacroisade avec persévérance, malgré la paix séparée signéepar Venise en 1573 avec les Turcs. A. Dupront, Le mythe decroisade, I, Paris, 1997 (Bibliothèque des histoires), p. 490.

18. La pression de la fiscalité royale sur le clergé est nettementaccrue depuis le contrat de Poissy du 21 octobre 1561, qui

L’échec final de la mission a conduit à sonoubli relatif, oubli augmenté encore par le succèsde l’érection de l’ordre du benoît Saint-Esprit endécembre 15787. Cette négociation, relatée briève-ment dans les mémoires du secrétaire du roi JulesGassot8, a toutefois été abordée aussi bien parVictor Martin9 que par Ivan Cloulas dans un articledétaillé10. Un dossier manuscrit signalé par MichelFrançois11 éclaire ce voyage sous un angle originalet précise les difficultés rencontrées à Rome. Réa-lisée à la fin du XVIe siècle, la copie manuscrite deséchanges épistolaires entre Nicolas Boucherat etles membres de la cour de France est conservée àla Bibliothèque nationale de France12. Dans lecadre des rapports entre l’État et l’Église dans laseconde moitié du XVIe siècle, quel est le sens decette mission? Pourquoi Henri III veut-il promou-voir un nouvel ordre de chevalerie et qu’attend-ildu pape? Pourquoi faire appel à l’abbé deCîteaux? Ce dossier épistolaire permet de poser leproblème des rapports complexes entre lapapauté, la cour de France et un ordre monastiqueancien au début du règne de Henri III, et de faireapparaître les lignes de fracture à l’intérieur de

l’Église, qui n’est pas une entité monolithique13, età l’intérieur de l’État, dont la gestion est le résultatd’un équilibre savant entre les différents pou-voirs14.

Trois acteurs apparaissent nettement : le pape,le roi et l’abbé de Cîteaux. Les deux premiers separtagent la nomination et la provision aux béné-fices majeurs du royaume15, suivant une réparti-tion qui profite au roi de France16. Au nom de sondevoir de préservation des droits inviolables et desintérêts de l’Église, le pape, qui attend du nouveauroi la relance de l’alliance franco-espagnole dans lalutte contre les huguenots et contre les Turcs17,défend pied à pied l’autonomie de l’ordre ecclé-siastique, dans le contexte d’adaptation du projetuniversaliste catholique au morcellement de lachrétienté. En revanche le roi, en personne oureprésenté par ses conseillers, est d’abord préoc-cupé par l’équilibre précaire de sa couronne et ilpromeut en conséquence aux bénéfices selon descritères de politique intérieure, car l’importancedu temporel ecclésiastique en fait une ressourceinépuisable18. Lié à la construction de l’État royal,ce phénomène ne touche pas que la France et peut

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permet au roi de payer une partie de la dette publique enprélevant les décimes sur les bénéfices du clergé de France.C. Michaud, La recette générale du clergé sous Henri III, dansR. Sauzet (dir.), Henri III et son temps, Paris, 1992, p. 167-176.

19. I. Cloulas, La monarchie catholique et les revenus épiscopaux : lespensions sur les mitres de Castille pendant le règne de Philippe II(1556-1598), dans Mélanges de la Casa de Velázquez, 4, 1968,p. 107-142.

20. Seul de tous les abbés réguliers de France, l’abbé de Cîteauxprête serment dans les mains du roi. Cf. A. Presse, Notes etdocuments sur les derniers temps de l’abbaye de Cîteaux, dansAnalecta sacri ordinis cisteriensis, X, 1954, p. 174.

21. Cette position de «tiraillement entre la double allégeance auprince et au pape» n’est pas propre à Cîteaux et caractérisele monde des réguliers, dont «l’assise spatiale des réseauxreligieux ne coïncide pas non plus avec celle des États. [...] Àl’époque moderne, les ordres se situent donc dans un entre-deux institutionnel, ce qui leur confère aussi une plusgrande marge de liberté». B. Pierre, La bure et le sceptre. Lacongrégation des Feuillants dans l’affirmation des États et des pou-voirs princiers (vers 1560-vers 1660), Paris, 2006, p. 18.

22. R. de Ganck, Les pouvoirs de l’abbé de Cîteaux, de la bulleParvus fons (1265) à la Révolution française, dans Analecta cis-terciensia, XXVII, 1971, p. 3-63.

23. Sur la transmission de la culture chevaleresque dans lanoblesse européenne confrontée à la genèse de l’Étatmoderne, voir B. Deruelle, Enjeux politiques et sociaux de laculture chevaleresque au XVIe siècle : les prologues de chansons degeste imprimées, dans Revue historique, CCCII/3, 2010,p. 552-576. Cette confrontation produit aux XVIe etXVIIe siècles une floraison d’ordres nouveaux, commel’ordre de San Pietro, fondé en septembre 1520 par desnobles des États pontificaux. Pour les seules années 1561-

1562 sont fondés les ordres de Santo Stefano par Côme Ier deMédicis en 1561; du Sauveur du Monde par Éric XIV Vasa enSuède en 1561; de la Galsa par la République de Venise en1562; de Tusin par l’empereur Maximilien II de Habsbourgen 1562. Voir le panorama suggestif de E. Postigo Castel-lanos, Flores en el jardín de los reinos. Las órdenes de caballería detercera generación (1520-1660), dans M. Rivero Rodríguez(dir.), Nobleza hispana, nobleza cristiana : La orden de San Juan,II, Madrid, 2009, p. 1314-1318.

24. M. Châtenet, Henri III et l’ordre de la cour. Évolution de l’éti-quette à travers les règlements généraux de 1578 et 1585, dansR. Sauzet (dir.), Henri III et son temps, Paris, 1992, p. 133-139.

25. P. Chevallier, Henri III, roi shakespearien, Paris, 1985, p. 263;M. Châtenet, op. cit., p. 134. En raison de l’opposition descourtisans, le règlement du 10 septembre 1574 n’est rédigéqu’en août 1578.

26. Protecteur de la France grâce à Louis XI, l’archange toutefoisfit «pour lui moins de miracles que pour son très victorieuxpère, trois seulement»; C. Beaune, Naissance de la nationFrance, Paris, 1985 (Bibliothèque des histoires), p. 196. Dès safondation, l’ordre de Saint-Michel «est un outil pour ren-forcer le pouvoir central après l’arrêt des guerres. La hautenoblesse est étroitement encadrée par l’ordre»; ibid., p. 197.Le caractère exclusif de cet ordre doit en outre être relevé,car c’est une nouveauté.

27. Ainsi lorsque Robert II de la Marck, seigneur de Sedan,prend le parti de l’empereur en avril 1518, il renvoie quel-ques mois plus tard au roi de France le collier de Saint-Michel, justifiant sa conduite en faveur de l’élection deCharles d’Espagne. Inversement son fils aîné Robert III de laMarck, élevé à la cour de France avec le duc d’Angoulême etAnne de Montmorency, marié en avril 1510 à la nièce ducardinal d’Amboise, reste-t-il fidèle à François Ier en conser-

être comparé à l’utilisation des impositions ordi-naires et des pensions épiscopales dans la monar-chie du roi catholique, au moment où l’unité desroyaumes espagnols s’achève19.

Au milieu de cette tension entre l’Église etl’État se trouve l’abbé de Cîteaux, dont la missiondélicate se caractérise par un jeu permanent entrela politique de son seigneur, le roi de France20, etcelle de Rome. Dans le contexte de confessionnali-sation qui marque les élites européennes dans laseconde moitié du XVIe siècle, Nicolas Boucheratest un exemple d’agent pris dans une doublecontrainte d’obéissance, parfois contradictoire, àson souverain et au pape. En tant que supérieurgénéral d’un ordre monastique, Nicolas Boucheratdoit agir avec finesse : il négocie pour le roi alorsqu’il cherche lui-même à maintenir l’indépen-dance de ses monastères face aux menaces detutelle par les divers pouvoirs21. Les filiations et lesréseaux cisterciens s’étendent à toute l’Europecatholique, imposant au général de l’ordre unepolitique d’équilibre entre les différents souve-rains22.

LE RENOUVEAU DES ORDRES DE CHEVALERIE

Les motivations de Henri III en faveur de ceprojet sont multiples, fondées à la fois sur le carac-tère personnel du souverain et sur l’imaginaireeuropéen imprégné de la mentalité chevale-resque23. La prime origine se trouve sans doutedans le goût du souverain pour l’étiquette24. Dèsson arrivée à Lyon le 6 septembre 1574, le roiordonne un nouveau règlement pour remettre del’ordre dans le cérémonial de la maison de France.Imitant des pratiques qui se tiennent à la cour deBruxelles, en Autriche ou en Espagne, il choqueles courtisans en instaurant entre lui et les gen-tilshommes une distance que ceux-ci répugnent àobserver25. La création d’une milice participe dumême but, former une élite en rassemblant lesfidèles autour de sa personne.

La seconde raison réside dans la décrépitude del’ordre de Saint-Michel, fondé en août 1469 parLouis XI26. Depuis cette date, le collier de l’ordrede Saint-Michel sert à distinguer les chevaliers et àles attacher fidèlement à la cour de France27. Son

Le pape, le roi et l’abbé198 Bertrand MARCEAU

vant le collier de l’ordre de Saint-Michel. R. Goubaux, Essaisur Robert II de la Marck, seigneur de Sedan, mort en 1536, dansÉcole nationale des chartes. Positions des thèses soutenues pour lesélèves de la promotion de 1895 pour obtenir le diplôme d’archiviste-paléographe, Chalon-sur-Saône, 1895, p. 44-46.

28. G-F. Poullain de Saint-Foix, Histoire de l’ordre du Saint-Esprit,Paris, 1766, partie I, p. 51. Le roi veut dégrader de l’ordre deSaint-Michel le seigneur de Saint-Valier, «convaincu d’êtreentré dans les projets de révolte du connétable de Bourbon»et condamné à mort par le parlement en janvier 1523.

29. La rumeur accuse les Guise à la mi-novembre 1561. «Onparlait déjà de représailles à exercer contre eux; d’un cha-pitre de l’ordre de Saint-Michel où des mesures gravesseraient prises contre Nemours et d’autres chefs du particatholique». N. Valois, Projet d’enlèvement d’un enfant deFrance (le futur Henri III) en 1561, dans Bibliothèque de l’écoledes chartes, 75, 1914, p. 27.

30. En janvier 1579, Pierre de L’Estoile traduit le sentimentcommun en écrivant : «On disoit que le roy avoit de nouvelinstitué cet ordre pour adjoindre a soi, d’un nouvel et plusestroit lien, ceux qu’il y vouloit nommer, a cause de l’effrenénombre des chevaliers de l’ordre Saint-Michel, qui estoit tel-lement avili, qu’on n’en faisoit non plus de compte que desimple aubereaus ou gentilastres, et appeloit-on des pieça legrand collier de cest ordre le collier a toutes bestes», P. de L’Es-toile, Registre-journal du règne de Henri III. Tome III (1579-1581),éd. M. Lazard et G. Schrenck, Genève, 1997, p. 12.

31. Voir l’exemple de Jean des Vaux, seigneur de Lévaré, capi-taine dans le Bas-Maine de 1560 à 1590, créé gouverneur etlieutenant-général des châteaux de Mayenne par lettres dedécembre 1567. Charles IX le félicite d’avoir fait lever lesiège du château de Lassay et chassé du Bas-Maine lesrebelles huguenots, puis lui envoie en récompense le collierde l’ordre en avril 1571. Le seigneur de Lévaré est ensuite

promu gentilhomme de la chambre de Henri III par nomina-tion d’avril 1578. Cf. A. Angot, Réception d’un chevalier del’ordre de Saint-Michel en 1571, dans Revue historique et archéo-logique du Maine, 38, 1895, p. 262-268.

32. Voir l’ordonnance de Charles IX du 14 août 1569 inG-F. Poullain de Saint-Foix, Histoire de l’ordre du Saint-Esprit,1766, partie I, p. 50-51.

33. Lorsque Catherine de Médicis a besoin d’appuis solides enPologne pour la cause française, elle accorde le collier del’ordre de Saint-Michel à Albert Laski, palatin de Sieradz,ancien réformé converti au catholicisme en 1569. P. deCenival, La politique du Saint-Siège et l’élection de Pologne (1572-1573), dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, 36, no 1, 1916,p. 142 et 154. En l’espèce, la distribution du collier s’ajouteaux dons d’offices et aux expédients financiers.

34. Peu après son avènement, Henri III ne se prive pas de lanomination comme chevalier de l’ordre de Saint-Michellorsqu’il veut favoriser un membre de la cour, comme lemontre l’exemple de Philippe Hurault de Cheverny en sep-tembre 1574 : son admission comme chevalier de l’ordre duroi est le signe de la place nouvelle, prépondérante, qu’iloccupe dans l’administration des affaires. Ancien conseillerdu cardinal de Lorraine, ancien chancelier et ancienconseiller d’État (1569), Cheverny est garde des sceaux en1578 et chancelier de France en 1583. N. Le Roux, La faveurdu roi... cit., p. 166.

35. Si l’on suit les mémoires de J. Gassot, c’est Lorraine qui«avoit donné ung advis au roy» en faveur d’une nouvellemilice. Cf. Sommaire-Mémorial de Jules Gassot, éd. P. Cham-pion, p. 136.

36. Ordre dynastique, l’ordre de la Toison d’Or est créé à Brugesle 10 janvier 1430 par Philippe le Bon, à l’occasion de sonmariage avec Isabeau de Portugal. Voir la synthèse deJ. Paviot, Étude préliminaire, in R. de Smedt, Les chevaliers de

attribution sanctionne le lien de service entre lechevalier et le souverain, ce qui explique que latrahison du roi entraîne en sus des autres peines ladégradation de l’ordre28. À l’automne 1561, aumoment où le vague projet de l’enlèvement d’unfils de France, le futur Henri III, est éventé, lesreprésailles envisagées contre le duc de Nemourset contre les comploteurs comprennent la convo-cation d’un chapitre de l’ordre de Saint-Michelavec des mesures de répression29, signe que l’ap-partenance à l’ordre traduit encore la fidélité ausouverain. Néanmoins, la plus grande facilité dedistribution des colliers a affaibli le prestige del’ordre30, dont la renommée a pâli dans les années1560.

Aux chevaliers rendant des services éminents àla monarchie, le collier de Saint-Michel est tou-jours attribué, particulièrement à destination descapitaines assurant le service du roi pendant lesguerres de religion31. Si le roi la juge nécessaire, laconvocation à son service militaire est obliga-toire32. Au début des années 1570 encore, l’attri-bution du collier n’est pas inutile, aussi bien pour

nouer des alliances avec l’étranger33 que pour desnécessités de politique intérieure34. Mais le besoind’une nouvelle milice se fait sentir dans l’entou-rage royal, particulièrement sous l’influence ducardinal de Lorraine (1525-1574)35. L’ordre deSaint-Michel paraît insuffisant pour les projets dunouveau roi, qui tient à participer au renouveaudes ordres de chevalerie en Europe. La concur-rence des États européens en construction atrouvé en effet un champ de rivalité symboliqueavec les ordres militaires, qui se sont développés ànouveau et réorganisés dans les années 1560-1570en Espagne, en Toscane et en Savoie. Ces troisÉtats montrent le profit que le souverain peut tirerd’une milice qui mêle service chevaleresque etdévotion religieuse, réformant le lien entre leprince et les grands nobles. Les exemples étrangersont sans nul doute inspiré le projet de Henri III.

En Espagne, les ordres de chevalerie servent leprestige de la couronne et lui fournissent desolides contributions financières. Le roi est ainsi àla tête de la Toison d’Or36, ordre bourguignon à larenommée inégalée, créé pour des fins de poli-

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l’ordre de la Toison d’Or au XVe siècle. Notices bio-bibliogra-phiques, Francfort, 2e édition, 2000, p. XV-XXXIII.

37. Philippe le Bon voulait grouper autour de lui ses barons vas-saux et attirer dans l’alliance bourguignonne les souverainsaragonais et portugais. C’est pourquoi le duc de Bourgognerefusa de se lier au roi d’Angleterre en intégrant l’ordre de laJarretière et créa son propre ordre. Cf. C. Marinesco, Docu-ments espagnols inédits concernant la fondation de la Toison d’Or,dans Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 100e année, no 3, 1956, p. 403.

38. Les principes constants de la politique religieuse de Phi-lippe II comprennent la main-mise renforcée sur les ordresreligieux par le contrôle de la nomination des supérieurs,par l’intervention dans les chapitres généraux, etc. I. Fer-nández Terricabras, Philippe II et la Contre-Réforme. L’Égliseespagnole à l’heure du Concile de Trente, Paris, 2001, p. 631.

39. Fondé au milieu du XIIe siècle par l’abbé cistercien de Fitero,l’ordre monastique et militaire de Calatrava est intégré enplusieurs étapes à l’ordre de Cîteaux, dont il suit la règle. Cf.E. Rodríguez-Picavea Matilla, Calatrava, dans N. Bériou etP. Josserand (dir.), Prier et combattre. Dictionnaire européen desordres militaires au Moyen Âge, Paris, 2009, p. 181.

40. Le chapitre général de Cîteaux avait placé Calatrava sous ladépendance de Morimond, au diocèse de Langres. Cf.M. Cocheril, La juridiction de Morimond sur les ordres militairesde la péninsule ibérique, dans Studia monastica, II, 1960, p. 372;J. O’Callaghan, The affiliation of the order of Calatrava with theorder of Cîteaux, dans Analecta sacri ordinis cisterciensis, 16,1960, p. 3-59 et 255-292.

41. Le prieur, qui dirige les clercs, est un contrepoids face au

maître de l’ordre. Le dernier prieur venu de Bourgogne estNicolas d’Avenne ou Avenius, mort en 1552. M. Cocheril,op. cit., p. 382-383.

42. F. Fernández Izquierdo, La orden militar de Calatrava en elsiglo XVI. Infrastructura institucional. Sociología y prosopografíade sus caballeros, Madrid, 1992 (Consejo superior de investiga-ciones científicas, Biblioteca de historia), p. 86.

43. La bulle est reproduite in G. Guarnieri, I Cavalieri di SantoStefano nella storia della Marina Italiana (1562-1859), Pise, 3e

édition 1960, p. 289-290. Les statuts se rapprochent de ceuxde l’ordre de Saint-Jean.

44. G. Guarnieri, I Cavalieri di Santo Stefano, p. 41-42. Le 2 août1554, à Marciano ou Scannagallo, la victoire de Gian Gia-como Medici, marquis de Marignan et chef de l’armée duduc de Florence, sur Piero Strozzi, maréchal de France,consolide la domination des Médicis et entraîne la chute deSienne.

45. F. Angiolini, Santo Stefano, ordre de, dans N. Bériou et P. Jos-serand (dir.), Prier et combattre... cit., p. 853. Les chevaliersappelés grand-croix administrent l’ordre, qui est régi par unconseil de douze chevaliers. Trois catégories composentl’ordre : les chevaliers, les prêtres et les servants. Ces der-niers ne subsistent guère que quelques décennies au sein del’ordre.

46. Sur l’importance des commendes dans le patrimoine de lanoblesse toscane, voir F. Angiolini, I cavalieri e il principe.L’ordine di Santo Stefano e la società toscana in età moderna, Flo-rence, 1996, p. 83-95.

47. G. Guarnieri, I Cavalieri di Santo Stefano... cit., p. 98-105.48. En mai 1545, Emmanuel-Philibert reçoit lors de son séjour à

tique étrangère par un duc à qui faisait défaut lasouveraineté régalienne37. Par le jeu des succes-sions, la Toison d’Or s’est ajoutée aux autresordres hispaniques, rehaussant l’autorité du roicatholique. Dans la péninsule ibérique, les ordresmilitaires et religieux ont été peu à peu convertisen ordre de cour, au service des objectifs religieux,politiques et financiers de Philippe II38, comme lemontre l’accroissement de son pouvoir sur l’ordrede Calatrava39. Avec la reine Élisabeth, il passe lasemaine sainte de 1560 dans le couvent-forteressede la milice calatravaise, prélude au chapitregénéral tenu à Tolède en 1563, au cours duquel estabolie la tutelle de l’abbaye cistercienne de Mori-mond sur Calatrava40. La nomination du prieur deCalatrava, qui appartenait à l’abbé de Morimond,est transférée au roi, car Philippe II ne veut plusde prieur étranger41. C’est là l’une des trans-formations majeures dans les structures juridiquesde l’ordre de Calatrava au XVIe siècle42. Modèled’intégration des ordres militaires et religieux à lacouronne hispanique, la main-mise du Roi catho-lique sur le recrutement des chevaliers et sur lesfinances ne peut que susciter l’intérêt mêlé deconvoitise du roi de France.

Avant de susciter l’intérêt français, l’exemple

espagnol a inspiré le grand-duc de Toscane, qui afondé sous le vocable de Santo Stefano un ordreéquestre au service des ambitions médicéennes.L’ordre florentin est approuvé le 1er octobre 1561par une bulle de Pie IV43 et consacré à Pise le15 mars 1562 en souvenir de la victoire desMédicis à Marciano44. Imitant l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem et les milices hispaniques,l’ordre de Santo Stefano (1562-1859) fonctionnecomme une institution nobiliaire dotée d’unimportant patrimoine foncier45, qui renforce lacohésion de la classe dominante toscane46. Activesdès 1563, les galères de l’ordre, sur lesquellesservent tous les chevaliers, doivent protéger lesrives de la mer Méditerranée contre les Turcs etcontre les Barbaresques. La participation du SacroMilitare Ordine di Santo Stefano papa e martire à lavictoire de Lépante du 7 octobre 1571 est l’un deleurs faits d’armes les plus éclatants47. L’impositionde l’État médicéen sur la scène internationale a étésoutenue par la création d’un ordre vigoureux.

Le succès des ordres de chevalerie en Europe,qui permet la fondation de nouvelles milices, favo-rise aussi le renouvellement des ordres anciens.Général ayant servi Charles Quint48, beau-frère deHenri II, le duc de Savoie Emmanuel-Philibert

Le pape, le roi et l’abbé200 Bertrand MARCEAU

la cour de l’empereur le collier de l’ordre de la Toison d’Or.Charles Quint favorise le jeune prince, dont le père déchu,Charles II, est alors réfugié à Verceil. Cf. L. Romier, Lesguerres d’Henri II et le traité du Cateau-Cambrésis (1554-1559),dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, 30, 1910, p. 8.

49. P. Josserand, Saint-Maurice, ordre de, dans N. Bériou et P. Jos-serand (dir.), Prier et combattre . . . cit., p. 823-824. Le16 octobre 1434, le duc Amédée VIII entre avec cinq cheva-liers dans l’ermitage de Saint-Maurice, formant les premierschevaliers de Saint-Maurice. Devenu pape en 1439 sous lenom de Félix V, Amédée ne poursuit pas la direction de cepetit groupe, qui ne paraît pas avoir connu de développe-ment mais conserve un grand prestige.

50. F.-O. Touati, Saint-Lazare de Jérusalem, ordre de, dansN. Bériou et P. Josserand (dir.), Prier et combattre...cit.,p. 823. Depuis la première moitié du XIVe siècle, l’ordre deSaint-Lazare de Jérusalem est démembré et les branchesautonomes deviennent un enjeu politique en France, enItalie et même en Espagne, en raison du grand nombred’établissements hospitaliers contrôlés.

51. L. Cibrario, Précis historique des ordres religieux et militaires deSaint-Lazare et de Saint-Maurice avant et après leur réunion,Lyon, 1860, p. 64-65.

52. Selon l’historiographe des ordres du roi Gautier de Sibert,«l’ordre se ressentit de ces malheureuses circonstances; nosrois négligèrent ses droits & ses intérêts, quoiqu’ils ne ces-sassent pas de s’en regarder comme les conservateurs & lespatrons», G. de Sibert, Histoire des ordres royaux hospitaliers-militaires de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare deJérusalem, Paris, 1772, p. 318. Cet argument doit êtrenuancé, dans la mesure où les possessions des Lazaristes enFrance étaient gérées de façon indépendante des possessionsen Italie.

53. La mort de Pie V, le 1er mai 1572, interrompt aussi les négo-ciations menées avec Philippe II, qui s’était opposé à la ten-

tative de Pie IV puis de Pie V de rénover l’ordre deSaint-Lazare en raison de l’autonomie que cette réformeaurait donnée à l’ordre dans les possessions espagnoles. Surles tractations avec Philippe II, voir I. Fernández Terricabras,Religión y milicia en el siglo XVI. La polémica entre Felipe II yPío V por la revitalización de la orden militar de San Lázaro(1567-1572), dans M. Rivero Rodríguez (dir.), Nobleza hispana,nobleza cristiana : La orden de San Juan, II, Madrid, 2009,p. 1250-1268.

54. Ch. Coquelines, Bullarium Romanum, IV, p. III, 1746,p. 236-238. Selon les termes de cette bulle, l’Institutio MilitiaeS. Mauritii Martyriis suit la règle de Cîteaux (sub regula Cister-ciensi) et est placé sous la direction du duc de Savoie (subregimine Emanuelis Philiberti Sabaudiae ducis, suorumque succes-sorum), qui doit verser 15 000 écus de rente à l’ordre. Lesnégociations ont été menées à Rome par Vincent Parpaille,ambassadeur du duc.

55. Ch. Coquelines, Bullarium Romanum, IV, p. III, 1746,p. 239-241. Voir aussi L. Cibrario, Précis historique des ordresreligieux et militaires, p. 66 : «Par l’effet de cette réunion,l’ordre géminé des Saints-Maurice-et-de-Lazare fut hospita-lier et militaire et eut la double obligation de surveiller etsoigner les lépreux aux termes de sa primitive institution, etde défendre le Saint-Siège apostolique».

56. L’expression est le titre de l’un des chapitres de la thèse deR. Hyacinthe, L’ordre militaire de Saint-Lazare de Jérusalem auMoyen Âge, Millau, 2003, p. 177-181.

57. L. Cibrario, Précis historique des ordres religieux et militaires,p. 94-96.

58. N. Jaspert, Maurice, saint, dans N. Bériou et P. Josserand(dir.), Prier et combattre... cit., p. 595. Le culte du martyr de laLégion thébaine est développé en Germanie comme enBourgogne, ce qui explique son adoption comme patron parl’ordre de la Toison d’Or.

saisit l’occasion pour créer l’Ordine dei Santi Mau-rizio e Lazzaro (1572-1868), issu de la réunion del’ordre de Saint-Maurice49 et de la branche ita-lienne de l’ordre de Saint-Lazare50. Homme deguerre et diplomate habile, le vainqueur de Saint-Quentin (1557), qui a rétabli l’indépendance deson duché aux termes du traité du Cateau-Cambrésis (1559), a profité de la renonciation enjanvier 1571 du grand-maître de l’ordre de Saint-Lazare pour demander à Pie V la nouvelle érectionde l’ordre de Saint-Maurice et la réunion des deuxordres51. Occupés par les troubles violents consé-cutifs à la Saint-Barthélemy, les gens du roi deFrance ne s’opposent pas au démembrement del’ordre lazariste, bien que cette diminution affectela souveraineté du royaume, dans lequel se situede nombreux biens appartenant à l’ordre52. Aprèsde longues négociations interrompues par la mortde Pie V53, Grégoire XIII approuve le nouvel ordrede Saint-Maurice le 16 septembre 157254 et la réu-nion des deux ordres deux mois plus tard55. Le

souverain pontife est favorable à la fusion desdeux entités, car les biens de l’ordre de Saint-Lazare constituent une base solide pour financer lavocation militaire de l’ordre de Saint-Maurice. Àl’heure où toute force supplémentaire est la bien-venue dans les projets de croisade contre les Turcs,l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare constitue une«modernisation définitive»56 de milices anciennes,dont Henri III a vu les effets bénéfiques lors de sonpassage par la Savoie à l’été 1574.

Le 15 janvier 1573, les insignes de l’ordre desSaints-Maurice-et-Lazare sont envoyés par lepape à Emmanuel-Philibert57, ce qui n’est pas lesigne de la dévotion personnelle du duc maisl’expression religieuse publique de la dynastie deSavoie, en réponse à l’ordre créé par les Toscans.De la même manière que saint Vincent appartientà la géographie sacrée de la Savoie, la promotiondu culte de saint Maurice, patron de plusieursordres de chevalerie58, a pour but de remettrele duché de Savoie dans la course à la

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59. P. Cozzo, La geografia celeste dei duchi di Savoia. Religione, devo-zioni e sacralità in uno stato di Età moderna, secoli XVI-XVII,Bologne, 2006 (Annali dell’Istituto storico-germanico in Trento),p. 240-241. L’attachement au culte des reliques du capitainede la légion thébaine se traduit par leur transfert à Turin en1591, sous le duc Charles-Emmanuel le Grand.

60. Voir les descriptions des cérémonies des années 1572, 1573et 1574 par l’aumônier d’Emmanuel-Philibert, in P. Cozzo,La geografia celeste dei duchi di Savoia... cit., p. 267-283.

61. Sur les premiers effets de cette création dont la dimensioninternationale est marquée, voir A. Merlotti, Un sistema deglionori europeo per Casa Savoia? I primi anni dell’Ordine dei SantiMaurizio e Lazzaro (1573-1604), dans Rivista Storica Italiana,CXIV, fasc. 2, 2002, p. 496-510.

62. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 400, n. 1. L’ordre du Saint-Esprit a été créé en 1352 parLouis Ier d’Anjou, roi de Naples et de la Sicile. Si l’on suitPoullain de Saint-Foix, l’ordre du Saint-Esprit ne put se sou-tenir, et le hasard mit «le titre original de son institutionentre les mains d’un noble vénitien, qui en fit présent àHenri III, lorsqu’il passa par Venise à son retour de Pologne;que ce prince voulant s’en approprier l’idée, le tint fortcaché» (G-F. Poullain de Saint-Foix, Histoire de l’ordre duSaint-Esprit, 1766, partie I, p. 82-83). Les statuts du Saint-Esprit de Naples sont très proches de ceux de la NobleMaison de 1351.

63. L Pastor, Histoire des papes depuis la fin du Moyen Âge. TomeXX : Grégoire XIII (1572-1585) (Suite), Paris, 1938, XX, p. 284-285; P. de Cenival, La politique du Saint-Siège et l’élection dePologne (1572-1573)... cit., p. 116, 125, passim. L’empereurMaximilien pense l’accession de son second fils, Ernest, gou-verneur de Bohême, au trône de Pologne, comme un moyen

de réunir la couronne polonaise à l’Empire. Le cardinalCommendone, légat envoyé par le pape, soutient d’abord lacause impériale avant de favoriser la candidature du ducd’Anjou.

64. Depuis 1562, les dépenses liées aux guerres de religion sontfinancées par divers moyens, comme les taxes sur les grandspersonnages de la cour. Le temporel de l’Église de France estlargement sollicité dans le même sens, par le biais de septaliénations générales (1563, 1568, 1568-1569, 1574, 1576,1586 et 1587-1588). Les ventes de bien-fonds ecclésiastiquesservent à payer les troupes catholiques. Pour le mécanismeet les résultats généraux des ventes au profit des caisses del’État royal, voir I. Cloulas, Les aliénations du temporel ecclésias-tique sous Charles IX et Henri III (1563-1587), dans Revue d’his-toire de l’Église de France, 44, no 141, 1958, p. 5-56.

65. I. Cloulas, op. cit., p. 44.66. B. Barbiche, La nonciature de France aux XVIe et XVIIe siècles :

les nonces, leur entourage et leur cadre de vie, dans A. Koller,Kurie und Politik. Stand und Perspektiven der Nuntiaturberichts-forschung, Tübingen, 1998, p. 89. Né à Rome d’une famille deFlorence, neveu du cardinal Giovanni Salviati, petit-neveude Léon X, cousin de Catherine de Médicis, Antonio MariaSalviati (1537-1602) est nonce extraordinaire en France en1571 et en 1571-1572, puis nonce en France du 11 juin 1572au mois d’avril 1578.

67. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 387. La mort de Charles IX «fit croire au nonce qu’onallait interrompre la négociation de l’aliénation. Aucontraire, la reine mère insista davantage : pourtant, les car-dinaux de Lorraine, de Bourbon et d’Este n’hésitaient pas àlui offrir 100 000 écus pour lever des soldats en Allemagne».

prééminence politique en Italie59. Les efforts duduc, qui accorde une grande attention aux céré-monies religieuses60, sont en partie couronnés desuccès dans le jeu politique italien et inter-national. La création de l’ordre, dont le siège est àTurin, est une contribution à l’indépendance poli-tique du duché61.

Si l’on ajoute les créations toscanes etsavoyardes à la rivalité avec sa majesté catholique,il appert que la renaissance des ordres européenspousse à l’érection d’une nouvelle milice propre àla monarchie française. Doté d’un grand sens poli-tique, Henri III a compris le fruit qu’il peut tirer decet instrument de politique intérieure et étran-gère. Les ordres de chevalerie contribuent au ren-forcement des souverains européens, y compris deceux qui ne possèdent pas la fonction régalienne.L’intérêt du roi pour les ordres est augmentéencore lors de son passage en Italie, le 22 juillet1574, lorsqu’il reçoit le livre manuscrit des statutsde l’ordre du Saint-Esprit des mains de LuigiMocenigo, doge de Venise62.

LES NÉGOCIATIONS ROMAINES

La période néanmoins n’est pas la plus favo-rable pour le projet français. Grégoire XIII, aprèsavoir soutenu la candidature de l’archiduc Ernestau trône de Pologne, a certes abandonné l’Autri-chien au profit du Français en 1573, mais cela s’ex-plique moins par un soutien inconditionnel à laFrance que par la volonté de faire élire un princecatholique63. Par surcroît, les négociations pourl’aliénation des biens du clergé64 ont affecté lesrelations avec Rome. Lors de la quatrième aliéna-tion, autorisée par la bulle du 24 août 157465, lespressions considérables exercées sur le nonce enFrance Salviati66 et sur les cardinaux ont terni l’en-tente diplomatique. La France ne cesse de réclamerla vente des biens ecclésiastiques, alors que Romepréfère concéder de manière temporaire une partiedes revenus du clergé, afin de pas affecter durable-ment le temporel de l’Église de France.

À l’occasion de la mort de Charles IX67, connueà Rome le 10 juin 1574, le souverain pontife

Le pape, le roi et l’abbé202 Bertrand MARCEAU

68. P. Hurtubise, Correspondance du nonce en France, Antonio MariaSalviati (1572-1578), I, Paris, 1975 (Acta nuntiaturae gallicae,12), p. 89-90. Le décès de Charles IX provoque la réuniond’un consistoire secret, au cours duquel sont discutés lesmoyens d’une action concertée contre le danger protestant.

69. Le 14 juin 1574, le cardinal de Côme Tolomeo Galli écrit aunonce en Espagne Ormaneto et mentionne l’alliance entre laFrance et l’Espagne, afin d’aider Philippe II à vaincre lesNéerlandais révoltés. Voir P. O. von Törne, Ptolémée Gallio,cardinal de Côme. Étude sur la cour de Rome, sur la secrétaireriepontificale et sur la politique des papes au XVIe siècle, Paris, 1907,p. 151, qui se fonde sur Archivio Segreto Vaticano (ASV),Segr. Stato, Spagna 15, fol. 484.

70. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 390. «En déduisant les décimes payées chaque année(2 000 000 livres tournois), il restait 10 000 000 livres tour-nois; Grégoire XIII permettait au roi d’en prendre la moitiésoit 5 000 000 livres tournois; c’était accorder beaucoupplus que ne demandait la reine mère (3 000 000 livres tour-nois)».

71. U. Coldagelli, Boncompagni, Filippo, dans Dizionario biograficodegli Italiani, XI, Rome, 1969, p. 687.

72. Sur la carrière du baron de Ferrals, voir C.-M. de Witte,Notes sur les ambassadeurs de France à Rome... cit., p. 108-110,qui signale en outre : «On remarquera que la correspon-dance de Ferrals nous manque complètement à partir de1574».

73. Selon un rapport de février 1574 sur la cour de Gré-goire XIII, cité par L Pastor, Histoire des papes depuis la fin du

Moyen Âge... cit., XX, p. 523.74. V. Martin, Le gallicanisme et la réforme catholique, p. 123. L’af-

faire est au yeux de Henri III «trop importante pour êtrenégociée par l’ambassadeur ordinaire; il en chargea l’abbégénéral de Cîteaux, Nicolas Boucherat».

75. É. Brouette, Nicolas I Boucherat, dans Dictionnaire des auteurscisterciens, Rochefort, 1975 (La Documentation cistercienne),p. 130-131.

76. L’ordre compte alors environ 700 monastères d’hommes et900 de femmes.

77. A. Tallon, La France et le concile de Trente (1518-1563), Rome,1997 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome),p. 757. Nicolas Boucherat n’est pas mentionné dans les actesofficiels du concile, car les procureurs d’ordre n’ont pas devéritable statut à Trente, mais sa présence est attestée dansles travaux sur l’index.

78. B. A. Marton, Cardinal Jérôme Souchier, dans Analecta cister-ciensia, XXVIII, 1972, p. 143-145; ASV, Segretaria dei Brevi12, fol. 4r-5r. Bref de Pie V du 28 janvier 1569, sur larequête du cardinal de La Souchière, adressé à N. Bou-cherat, religieux du Reclus et procureur de l’ordre en courde Rome, et à Denis de Lazeronis, prieur de Morimondo, audiocèse de Milan. Suite au rapport de visite (dont une copiese trouve in ASV, Conc. Trid. 2, fol. 116r-122v), Pie V ful-mine la bulle de réforme de l’ordre le 8 mars 1570.

79. Voir par exemple la charte de visite de l’abbaye de Port-Royal des Champs le 17 septembre 1572, in BNF, fr. 15805,fol. 4 bis.

dépêche officiellement en France Fabio MirtoFrangipani, archevêque de Nazareth et prédéces-seur de Salviati à la nonciature de Paris, afin deprésenter à la cour les condoléances pontificales68.En réalité, Frangipani doit préparer une allianceavec l’Espagne69 afin de négocier et préparer uneaction concertée des puissances catholiques contreles protestants, notamment les insurgés desPays-Bas. L’archevêque de Nazareth est par ail-leurs muni d’une bulle portant concession de lamoitié des fruits et revenus du clergé français, quidoit être montrée seulement si la situation finan-cière l’impose et si les exigences françaises sonttrop fortes70. À l’occasion du passage en Italie duroi de France, le cardinal-neveu Filippo Bon-compagni est créé légat du pape. Chargé deconvaincre Henri III d’une alliance communecontre les huguenots, il rencontre le roi à Veniseen juillet 1574, lors de son périple lent et sinueux,mais sans grand succès diplomatique71. Les intérêtsfrançais intérieurs et la politique pontificale sontdivergents.

Le caractère délicat de la mission impose unnégociateur expérimenté et apprécié de la curieromaine. L’affaire n’est pas confiée à François deRougier, baron de Ferrals, ambassadeur àBruxelles puis à Rome72, qui est «riguardato da

N. Sig più che amato, havendo in certe parti nonsolo vivezza, ma del terribile et troppo ardente»73.Le mépris nobiliaire de l’ambassadeur ordinaireconduit à un autre choix, qui se porte sur l’abbé deCîteaux Nicolas Boucherat74.

Né à Pont-sur-Seine en 1515, ce religieux cis-tercien est d’abord profès du Reclus, au diocèse deTroyes, puis prieur de la même abbaye. Reçu doc-teur en théologie de l’Université de Paris en 1534,il est procureur général de l’ordre en cour deRome et enfin élu abbé général de Cîteaux endécembre 157175. Sa longue expérience à l’inté-rieur de l’ordre fait de lui un homme connu aussibien en France qu’en Italie76. En tant que pro-cureur de Cîteaux, il a participé aux travaux de lacommission chargée de l’index lors de la troisièmepériode du concile de Trente77. Proche du cardinalJérôme de La Souchière ou Souchier, il a étécommis en 1569 à la visite des monastères cister-ciens des États pontificaux ainsi que ceux desroyaumes de Naples et de Sicile78. Son élection àCîteaux n’interrompt aucunement ses visites, quiont pour but essentiel de contrôler dans lesmonastères la bonne application des us cistercienset des décrets tridentins. Ainsi, de 1572 à 1574, ilinspecte avec une grande rigueur les établisse-ments de France79, de Suisse, d’Allemagne, de

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80. A. Postina, Beiträge zur Geschichte der Cistercienserklöster des 16.Jahrhunderts in Deutschland, dans Cistercienser Chronik, 13,no 149, 1901, p. 225-237 et 257-266. Plus de cent monas-tères germaniques, soit la quasi-totalité des couvents mas-culins et féminins, sont visités par l’abbé de Cîteaux. Enseptembre 1574, il termine ses inspections par les abbayesféminines du diocèse de Liège, Vivegnis le 14 septembre etRobermont le 17 septembre . ASV, Conc . Tr id . 1,fol. 310v-311r.

81. Selon la tradition cistercienne, François Ier préside en juin1521 à Cîteaux le chapitre général de l’ordre de Saint-Michel, en présence de sa mère Louise de Savoie, de son filsaîné et de nombreux chevaliers. Voir M. Lebeau, Chronologiede l’histoire de Cîteaux, Dijon, 1987, p. 29. Ce fait est contestépar le chroniqueur cistercien du XVIIIe siècle NicolasCotheret, qui n’a pas retrouvé dans les archives de l’abbayede traces de cette visite et qui en conclut que le roi de Francen’est pas venu à Cîteaux en 1521 : «Quelque circonstanciéque soit tout ce narré, il n’en est pas cependant plus vrai-semblable», dans L. Lekai, Les Annales de Cîteaux de NicolasCotheret II, dans Analecta cisterciensia, 41, 1985, p. 62.

82. BNF, fr. 3321, fol. 4r. Copie d’une lettre du roi à N. Bou-cherat, éditée par M. François in Lettres de Henri III, II,no 1166. Dans une autre lettre datée de Lyon, le 11 novembre1574, le roi annonce au pape qu’il lui dépêche l’abbé deCîteaux.

83. Sommaire-Mémorial de Jules Gassot, éd. P. Champion, p. 137.Le roi est «fort affectionné et disposé, voire avecq impa-tience, et ledict sieur cardinal aussy, qui en escrivoit à Romeà des cardinaux ses amis de grandes lettres de dix-huict et

vingt fueillets» et plus.84. Henri III est sacré à Reims le 13 février 1575 et son mariage

avec Louise de Vaudémont est célébré deux jours plus tard.Bien que modeste, la cérémonie du sacre montre la grandeinfluence des Guise à cette date, notamment l’office célébrépar le cardinal de Guise. Voir J. Boucher, Société et mentalitésautour de Henri III, Paris, 2007 (Bibliothèque littéraire de laRenaissance, LXVII), p. 219-220.

85. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

86. I. Cloulas, «Grégoire XIII et l’aliénation des biens duclergé», p. 397. En effet «le roi prétendait ne pas pouvoir,étant donné les troubles, lever le million de livres qui luiavait été concédé sur les revenus du clergé. Il réclamait l’au-torisation de se procurer cette somme par le moyen deventes de biens ecclésiastiques».

87. D. Cuisiat, Lettres du cardinal Charles de Lorraine (1525-1574),Genève, 1998, p. 14.

88. Ce réseau est entretenu par des dépenses marquant la pré-sence de la maison des Guise à Rome. L’intérêt de Lorrainepour la capitale pontificale se traduit ainsi par une impor-tante activité de mécène à la Trinité-des-Monts vers 1570, aumoment de l’achèvement du chœur, où ses armes sont gra-vées. Cf. I. Balsamo, Le mécénat des Guises dans l’église de laTrinité-des-Monts à Rome (1570-1630), dans Mélanges de l’Écolefrançaise de Rome. Moyen Âge-Temps modernes, 94, 2, 1982,p. 925.

89. Élevé au cardinalat en mai 1570, Nicolas de Pellevé (1518-1594) est membre de la congrégation du Saint-Office.

Bohême et de Flandre80. Négociateur habile, domBoucherat connaît l’importance des milices dansl’économie symbolique de la monarchie, puisque,en souvenir d’un chapitre général de l’ordre deSaint-Michel tenu à Cîteaux, huit blasons de che-valiers décorent le pourtour du chœur de l’églisede Cîteaux81. Habitué à voyager dans les pays ita-liens, germaniques ou flamands pour des visites entant que supérieur général, Nicolas Boucherat estdonc l’homme idoine pour mener à bien cettemission.

Le cadre de la mission est fixé par la lettre duroi du 11 novembre 157482 : «Monsieur de Cis-teaux, je vous envoye touttes les despesches dontje vous ay parlé et bien instruict auparavant votrepartement [...]. J’escris aussi à messieurs les cardi-naulx qui peuvent favoriser cest affaire avec deslettres en blanc, que vous ferés subscrire et distri-buer selon que vous jugerés a propos. Je vous prievous y employer comme m’avés promis, et que jem’en assure, et que ce porteur m’en puisse bientost apporter quelque bonne response». Pressé parLorraine, le roi attend une réponse rapide83, car laconfirmation pontificale doit être expédiée pourson sacre84, «affin d’avoir moyen d’autant plus

tost de restablir les esglises et donner contente-ment a votre noblesse, laquelle ne peut estre plussolennellement assamblée qu’a votre sacre»85. SiNicolas Boucherat est chargé principalement del’érection des deux ordres, il doit aussi demanderl’autorisation d’une nouvelle aliénation de2 000 000 livres tournois et la «reconnaissance dudépartement de l’aliénation fait par les prélats, quiaccroissait l’aliénation permise jusqu’à un millionet demi de livres tournois»86.

Dans la mesure où rien ne peut se faire sans lecardinal Charles de Lorraine, qui joue «un rôleessentiel dans une politique royale dont l’ap-parence parfois incohérente s’explique bien par lejeu des pressions rivales, des antagonismes latentsou déclarés, le vouloir et intention du roi n’étantqu’une résultante toujours précaire»87, l’abbé deCîteaux reçoit dès le début de sa mission unelongue lettre de celui-ci. Frère du duc François etneveu du cardinal Jean, Charles de Lorraine luigarantit les commodités de son précieux réseauromain88. «J’escris en faveur de cest affaire a mes-sieurs les cardinaulx mes amys, j’espere qu’ilzvous y ayderont. Vous communiquerés votre ins-truction a monsieur le cardinal de Pellevé89 et vous

Le pape, le roi et l’abbé204 Bertrand MARCEAU

90. BNF, fr. 3321, fol. 4r-v. Copie d’une lettre du cardinal deLorraine à N. Boucherat, c. 20 novembre 1574. Voir lerésumé par D. Cuisiat, Lettres du cardinal Charles de Lorraine(1525-1574), p. 676, no 1276.

91. «Le sieur Philippes Musot m’a donné beaucoup de bons etnecessaires advertissemens, et s’y est fort voluntiers employétouttesfois et quantes qu’il en a esté requis», in BNF,fr. 3321, fol. 6r-7v. Copie d’une lettre de N. Boucherat àC. de Médicis, Rome, [janvier 1575].

92. ASV, Nunc. Avignon 3, fol. 917. Lettre du cardinal de Lor-raine à Grégoire XIII, 20 novembre 1574, éditée par D. Cui-siat, Lettres du cardinal Charles de Lorraine (1525-1574),p. 676-677, no 1277.

93. BNF, fr. 3321, fol. 4v-5r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Viterbe, [14 décembre 1574].

94. Affluent occidental du Tibre dans son cours moyen, dansune vallée de Toscane, non loin de la Via Francigena reliantRome à Paris, la Paglia peut être l’objet de violentes averses(nubifragio), provoquant des crues locales de grande inten-sité. M. Pardé, «Une trombe d’eau sur le bassin du Tibre»,Revue de géographie alpine, 26, 1938, p. 209-210. Sur les cruesdu Tibre dans les années 1570, voir S. Enzi, Le inondazioni delTevere a Roma tra il XVI e XVIII secolo nelle fonti bibliotecarie deltempo, dans Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Médi-terranée, 118, 1, 2006, p. 16.

95. BNF, fr. 3321, fol. 4v-5r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Viterbe, [14 décembre 1574].

96. A. Tallon, La France et le concile de Trente (1518-1563)... cit.,p. 48 : «Le printemps et l’automne sont les deux saisons oùles retards sont les plus fréquents. L’élément d’explicationest l’eau : les fleuves peuvent être de très bons auxiliairespour aller plus vite, mais se montrent des obstacles infran-chissables en cas de crues».

97. BNF, fr. 3321, fol. 10r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Guillaume Ruzé, Rome, [janvier 1575]. Au même évêque,quelques jours plus tard : «Au reste, je ne vous ay ja escritque le roy m’a promis douze cents esculz pour mon voyageet les debvoit feu monsieur le cardinal de Lorraine fairemettre ez mains du sire Jacques Laurent. Estant de retour leroy je vous supplie bien humblement d’en dire un mot a samajesté et luy remonstrer que veu les decimes et la taxe dumillion de livres que j’ay payé cest année, il m’est impossiblede m’entretenir icy sans son ayde», in BNF, fr. 3321, fol. 11r.Copie d’une lettre de N. Boucherat à G. Ruzé, Rome, [jan-vier 1575].

98. C’est seulement à partir de 1576 que, sur ordre de Henri III,l’accueil des Français à Rome est amélioré par l’octroi d’uneaide financière, notamment à l’église et hôpital Saint-Louis.Voir J. Delumeau, Contribution à l’histoire des Français à Romependant le XVIe siècle, dans Mélanges d’archéologie et d’histoire,64, 1, 1952, p. 255-256.

99. BNF, fr. 3321, fol. 10r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà G. Ruzé, Rome, [janvier 1575].

gouvernerés suyvant son advis. Je luy en escrisbien amplement, mais le principal de votre nego-tiation n’est pas cela, qui se pourra poursuyvre etsolliciter avec le temps, si maintenant il s’y trou-voit trop de difficulté. Mais il fault travailler aureste et manyer cela dextrement, selon leshumeurs de ceulx avec lesquelz vous traittés»90.L’abbé peut se servir des obligés de Lorraine àRome, comme les Musot ou Musotto : AntoineMusot pour bailler les courriers, ou PhilippeMusot pour être averti des démarches à suivre91.Parallèlement, dans l’une de ses dernières lettres,le cardinal de Lorraine avertit Grégoire XIII dudépart pour Rome de l’abbé général de Cîteaux,chargé d’une mission par le roi92. Cet appui estnécessaire pour se bien gouverner avec les intérêtscontradictoires en jeu, ainsi que Nicolas Boucheratl’indique dans sa réponse : «Je sçai bien que lesquestions et demandes y contenuees ne serontfaittes et que j’auray bon besoin d’estre garny deresponse»93. Boucherat connaît Lorraine depuisles années 1560 au moins et sait pouvoir comptersur son appui.

Le voyage est difficile, car «il a tant plu despuismon partement de Boulogne, que je n’ay jamaispassé rivière ny ruisseaux que sans bien granddanger, et finablement la riviere de la Paglia94 est

sy excessivement creue que nous avons estécontraintz de sesjourner deux jours; sans cela, jefusse arrivé a Rome des dimanche au soir et atamps pour vous faire response»95. La principaledifficulté du chemin est la montée des eaux, auprintemps et à l’automne, dans la péninsule96, etl’abbé de Cîteaux arrive avec quelque retard lemercredi 15 décembre 1574.

À ces difficultés pratiques s’ajoutent les ques-tions financières, problème récurrent de la diplo-matie. La mort à Avignon du cardinal de Lorraine,le 26 décembre 1574, accroît la précarité de lasituation de Nicolas Boucherat, comme il apparaîtdans une lettre à l’évêque d’Angers. Il «n’est pos-sible que je puisse satisfaire a la despense que jefais, si le roy ne me donne l’ayde qu’il m’a promis.Feu monsieur le cardinal me fist laisser une qui-tanse de douze cent esculz»97. La perspective dujubilé de 1575 et l’afflux de pèlerins ont renchériles loyers, et «le seul logis avec les meubles mecoustent quarante esculz par mois98, encores queje sois bien estroitement logé, outre que toutteschoses sont merveilleusement cheres a cause del’année sainte»99.

En outre, l’abbé de Cîteaux est confronté à ladiplomatie de la rumeur, effet des négociations surles aliénations de bien du clergé. «Après estre

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100. Selon la lettre de Salviati au cardinal de Côme (ASV, Segr.Stato, Francia 7, fol. 577r-580v. Lettre de Salviati à TolomeoGalli, Lyon, 15 novembre 1574), le départ de monsieur deNazareth le 11 novembre pour Rome est signalé dès le15 novembre. La secrétairerie pontificale n’ignore donc riende la venue de Frangipani, porteur de lettres du roi, avecpour mission de parler au pape de l’érection de l’ordre dechevaliers («Et ha un commissione di parlare a N.S. d’unaerettione d’ordine de Cavalieri»). Puis est mentionné l’envoide Nicolas Boucherat («Per conto della quale espedisconocosta Mons. di Bucherat, generale dell’ordine di Siteos»).

101. BNF, fr. 3321, fol. 6r-7v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà C. de Médicis, Rome, [janvier 1575].

102. Les clercs savent bien que l’Église est l’ordre du royaume leplus riche et que sa contribution aux finances royales estnécessaire dans la lutte contre l’hérésie. En 1563, dans lecontexte de la première guerre de religion, le nonce enFrance Prospero de Santa Croce avait déjà conscience de lanécessité de la vente des biens du clergé. Cf. I. Cloulas,L’aide pontificale au parti catholique et royal pendant la premièreguerre de religion d’après les dépêches du nonce Santa Croce, dansBibliothèque de l’école des chartes, 120, no 1, 1962, p. 163.

103. Cardinal riche et abbé commendataire, Alessandro Farnese

(1520-1589), parfois surnommé le faiseur de papes, pensaitsuccéder à Pie V en mai 1572. S. Andretta, Farnese, Ales-sandro, dans Dizionario biografico degli Italiani, XLV, Rome,1995 (Istituto della Enciclopedia italiana), p. 62.

104. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

105. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 390-391. Le tiers des bénéfices est occupé par des hugue-nots, et les autres domaines du clergé sont «désertées àcause des troubles; d’ailleurs, tout l’argent que pourrait tirerle roi de la perception des revenus ecclésiastiques passerait àpayer les receveurs qu’il enverrait sur les lieux». Voir aussiP. Hurtubise, Correspondance du nonce en France Antonio MariaSalviati (1572-1578)... cit., I, p. 96, qui se fonde sur ASV, Segr.Stato, Francia 7, fol. 343r-345v. Mémoire du syndic généraldu clergé, Paris, 18 juillet 1574.

106. BNF, fr. 3321, fol. 11v-12r. Copie d’une lettre de N. Bou-cherat à C. de Médicis, Rome, [janvier 1575]. L’abbé deCîteaux indique la même chose dans des termes similairesdans une lettre à Henri III, et promet ceci : «Sire, il ne seperdra le temps et serés toujours adverty de touttes lesoccurrenses», in BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettrede N. Boucherat à Henri III, Rome, [décembre 1574].

arrivé en ceste ville, j’ay esté fort étonné quandl’on m’a [fol. 6v] dict que plus de quinze joursauparavant mon arrivée, toutte ceste cour estoitadvertie de la cause pour laquelle le roy m’avoitenvoyé par deça100. Le pis est d’en avoir estéadverty en telle sorte qu’il leur sambloit que jefusse envoyé pour l’entiere ruine de l’Eglise deFrance»101. L’utilisation de l’expression «ruine del’Eglise de France», qui revient à plusieurs reprisesdans la correspondance, illustre la contradictionau cœur même de cette mission : dom Boucherat,prélat éminent héritier des feux de saint Bernard,a charge de négocier un projet qui diminue lesdroits et les revenus de cette Église102. Ce paradoxeapparent illustre la complexité des rapports entrel’Église et l’État, dont les positions apparemmentfermes s’assouplissent devant les circonstances.

Le clergé se distingue par une multiplicité d’ac-teurs, dont les intérêts sont proches mais ne serecoupent pas exactement. Ils ne disposent pas desmêmes informations et ne les divulguent pas de lamême manière, provoquant des rumeurs qui obs-curcissent le travail de Nicolas Boucherat. Certes,dès son arrivée à Rome le dimanche 12 décembre,Frangipani «avoit rabattu les coups, ayant faict en-tendre a sa sainteté et a plusieurs autres, et nota-ment au cardinal Farneze103, l’intention de samajesté», mais cela ne suffit guère car dès la fin dumois de novembre, «ils estoient advertis de mavenue et persuadés je ne sçais de qui, que je

venois pour ruiner l’Église de Franse»104. L’une desces personnes est sans doute Jacques de la Saul-saye, syndic général du clergé de France, envoyé àRome le 19 juillet 1574. Il porte au pape unmémoire contre les aliénations de leur temporel etdémontre les défauts graves des aliénations105. Lecaractère composite du clergé de France apparaîtnettement, partagé entre les prélats proches de lacour de France, qui sont intéressés à l’accroisse-ment des revenus royaux, dont ils sont parmi lespremiers bénéficiaires, et les autres membres duclergé, qui craignent les effets négatifs de nou-veaux départements.

Dans ce contexte peu favorable, convaincre lesmembres de la curie demande du temps, ce que leroi n’a pas. Son envoyé ne cesse en conséquencede justifier l’ampleur et la célérité de son action :«Il ne c’est passé jour que je n’aye visité messieursles cardinaulx deputés, desquels je vous ay envoyéla liste, en leur proposant touttes les raisons que jepuis pour les faire aprehender le bien qui pro-viendra de l’erection des ordres de la Passion et deSaint-Louys, et restitution du service de Dieu, et lerestablissement de la dicipline monastique etobservance reguliere en tous les monasteres deFrance, la plupart desquelz sont grandementruynés, tant par la malice du temps que faute depasteurs reguliers»106. Afin de vaincre les suspi-cions soulevées par cette mission, le négociateurprincipal doit habilement défaire les positions de

Le pape, le roi et l’abbé206 Bertrand MARCEAU

107. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

108. L’archevêque titulaire de Nazareth, qui conserve laconfiance pontificale, est à nouveau envoyé en France ennovembre 1575 pour réconcilier Henri III avec son frère leduc d’Anjou, et en juillet 1578 pour empêcher exhorter lemême duc d’Anjou à renoncer à son expédition en Flandre.Nommé nonce ordinaire à l’été 1586, il meurt à Paris en1587. Sur sa mission de 1578 et ses liens avec Philippe II,auquel il adresse un rapport général de son ambassade enseptembre 1578, voir I. Cloulas, La diplomatie pontificalemédiatrice entre la France et l’Espagne. La mission de l’archevêquede Nazareth auprès de François d’Anjou (1578), dans Mélanges dela Casa de Velázquez, 5, 1969, p. 451-459.

109. Bibl. nat. de France, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre deN. Boucherat à Henri III, Rome, [décembre 1574].

110. Fils de Buoncompagno Buoncompagni et neveu de Gré-goire XIII, Filippo Boncompagni est créé légat du pape le5 juillet 1574. Cf. P. O. von Törne, Ptolémée Gallio, cardinal deCôme... cit., p. 120.

111. Autre neveu de Grégoire XIII, Filippo Guastavillani est créécardinal le 5 juillet 1574 car le pape ne pas rester sans car-dinal-neveu à Rome. G. Brunelli, Guastavillani, Filippo, dansDizionario biografico degli Italiani, LX, Rome, 2003 (Istitutodella Enciclopedia italiana), p. 490.

112. Ancien nonce auprès du roi des Romains (1548-1554),ancien nonce en France (1552-1554), ancien nonce en

Espagne (1560), bon théologien et versé dans les scienceshumanistes, Prospero de Santa Croce est créé cardinal le12 mars 1565. G. Van Gulic et C. Eubel, Hierarchia catholicamedii et recentioris aevi sive summorum pontificum, s.r.e. cardina-lium, ecclesiarum antistitum series, III, Regensberg, 1923, rééd.Padoue, 1960, p. 40-41.

113. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

114. Ainsi en 1577 Boncompagni et Guastavillani reçoivent-ilschacun une pension de 3000 ducats, prise sur les mensesépiscopales espagnoles. Afin de s’attacher les faveurs des car-dinaux, Philippe II constitue en effet des pensions à chaquevacance épiscopale advenue dans le royaume de Castille,pensions qui représentent un tiers des revenus annuels dechaque évêché. I. Cloulas, La monarchie catholique et lesrevenus épiscopaux... cit., p. 120.

115. A. Borromeo, Gregorio XIII... cit., p. 205.116. J.-F. Solnon, Henri III, un désir de majesté, Paris, 2001,

p. 19-20. La famille d’Alessandro Farnese est l’allié tradi-tionnel de la France en Italie, et c’est en l’honneur du car-dinal que Henri II et Catherine de Médicis ajoutent leprénom d’Alexandre à celui d’Édouard lors du baptême dufutur Henri III, le 5 décembre 1551. Mais les Farnèse ontabandonné la cause française en 1556 et deviennent alors defidèles serviteurs de Philippe II.

117. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

ceux qui l’ont précédé à la curie et gagner le sou-tien des cardinaux.

Les négociations à Rome ne se peuvent menerà bien sans le secours des cardinaux. Le vendredi17 décembre se tient une réunion rassemblant lecardinal de Pellevé, l’abbé de Cîteaux et Frangi-pani, «et conclud mondit sieur le cardinal de Pel-levé qu’il envoiroit demander audianse à sasainteté pour le sahmedi»107. La mission de Bou-cherat s’explique par le fait qu’il doit arriver plusvite que Frangipani, qui ne sait pas tout. Si Frangi-pani est l’œil du pape108, Boucherat est l’œil du roi,mais il n’est pas arrivé le premier à Rome, commecela était prévu. C’est pourquoi «ledict seigneur deNazaret n’ayant ouy parler avant son partementde Lion [Lyon] de l’ordre de Saint-Louys, commeaussy je n’avois faict, s’estonna de ceste adition etme dict que c’estoit beaucoup de chosesensemble»109. Parmi les nombreux cardinaux, plu-sieurs sont sollicités explicitement : «J’ay baillétouttes les lettres de votre majesté aux cardinaulxausquelles elles s’adressent, lesquelz j’ay trouvé enbounne volonté de vous faire service et de s’em-ployer en cest affaire, et entr’autres les cardinauxSaint-Sixte110 et Gastevillain111 et le nonce de sasainteté, samblablement les cardinaux Farneze etSainte-Croix112. Monsieur le dataire m’a dit de

mesme»113. Or les deux neveux de Grégoire XIII,outre qu’ils sont protégés par Philippe II114, sont depeu d’utilité et ne brillent pas par leur sens poli-tique. Le rôle du cardinal-neveu évolue sous Gré-goire XIII, dont le dispositif curial ne s’appuieguère sur Filippo Boncompagni ni sur FilippoGuastavillani, les confinant à un rôle marginal115.Se distingue dans cette courte liste le cardinal Far-nese, qui est l’un des rares à favoriser le roi deFrance en cette affaire116.

Si les cardinaux offrent quelques soutiensnécessaires, le rôle décisif appartient au souverainpontife. De prime importance sont donc lesaudiences pontificales, au cours desquels Gré-goire XIII se forme son opinion propre. Reçu lesamedi 18 décembre, Nicolas Boucherat rendcompte au roi des questions du pape : «Sa saintetédemandoit sy votre majesté y vouloit mettrequelque chose du sien. Luy fust respondu quevous y voulliés mettre huict centz mille livre duvotre, et par ce moyen luy fust faicte declarationde la milice soubs le nom de Saint-Louys, et a l’au-diense que j’eus le sahmedi matin, presant mon-sieur le cardinal de Pellevé, j’ay exposé toutte macreance à sa sainteté, et luy feis entendre la reli-gieuse chrestienne et devote attention de votremajesté bien amplement»117. Grégoire XIII connaît

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118. P. Chevallier, Henri III... cit., p. 274-276. Le roi profite duséjour avignonnais pour être affilié à la confrérie des péni-tents blancs, tandis que Catherine de Médicis et le cardinalde Lorraine appartiennent à celle des pénitents noirs. Cf.J. Boucher, Société et mentalités autour de Henri III... cit.,p. 1038.

119. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

120. V. Martin, Le gallicanisme et la réforme catholique... cit., p. 123.121. La dévotion et la tendance à la pénitence personnelle du roi

s’accentuent en outre au cours du règne, comme le montreune lettre de 1578 à Arnaud du Ferrier. Pour Henri III,«seule une réformation collective pourrait détourner l’iredivine, réformation irréalisable si celui que Dieu a placé à latête de la société mondaine ne la commence pas en sonpropre être», D. Crouzet, Désir de mort et puissance absolue...cit., p. 439.

122. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 518r-520r. Cf. V. Martin,Le gallicanisme et la réforme catholique... cit., p. 123, n. 1. Lacote donnée par V. Martin suit l’ancienne pagination, il fautdonc trouver ce mémoire aux folios 518r-520r et non aufolio 496.

123. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 518v. «Instituire unordine et religione di militia, al numero di 450 cavalieri conaltri officiali et ministri che si richiedono, così ecclesiasticicome laici, col habito di una croce che Sua Maestà ha dise-gnata, sotto il nome della Croce di Jesù Christe, come difen-sori della fede Christiana et religione catolica romana, concerti oblighi contenuti nelle costitutioni et stabilementi,

sotto il capo et gran Mastro del ordine et religione, che saràSua Maestà sua vita durante et li successori perputua-mente». Le soin personnel que le roi a mis dans le dessin dela croix s’explique par l’importance religieuse de cet attributdans la cérémonie introduisant un chevalier dans l’ordre.Voir pour la Toison d’Or l’étude de la croix-reliquaireconservée à la Schatzkammer de Vienne dans F. Salet, LaCroix du serment de l’ordre de la Toison d’Or, dans Journal dessavants, no 2, 1974, p. 73-94.

124. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 518v. «Le chiese cathe-drali, le curate et cento abbatie principali, le quali si conser-varanno esenti di detta pensione».

125. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 519r. v. «Et perchè dettepensioni vadano guidate per bono ordine, si doverannopagare in ciascun’anno nei suoi disegnati termini, in quattrocasse da diputarsi in quattro Provincie, nelle quale detta reli-gione militare sarà compartita, sive in : la Lugdunense, Pari-siense, Turonense et Tolosana, in ciascuna di quali sarannodisegnati ricevitori di essa religione, che riceveranno etpagaranno secondo gli ordini et compartimenti, con inter-vento et autorità di ordinari di detti lochi come comissariapostolici diputati specialmente a tal effetto».

126. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 519r.127. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 519v. «Si erigge una

militia et religione di tanti nobili, che con la professionepublica di fede e altri obligi et giuramenti che prestaranno,doveranno ragionevolmente esser sempre fideli a Dio, allaSede Apostolica et al Re».

la religion du roi, le plus dévot sans doute des filsde Catherine. Sa cour se trouve à la fin novembre1574 à Avignon, Henri III participant pieds nus etle cierge à la main à une procession de Capucins118,dans une atmosphère de piété baroque et specta-culaire. Le pape, connu pour ses talents intellec-tuels, canoniste et fin manœuvrier surtout,«respondit quant a votre personne qu’elle avoitassés de preuve de votre bon zele a la religion etdevotion au Sainct-Siege par tous les progres devotre eage, et quand au faict particulier qui ne sepouvoit presenter affaire de plus grande impor-tance et lequel eust plus besoin d’estre poizé[pesé] et consideré, et qu’incontinant apres lesfestes [fol. 6r] ilz verront voz demandes, quecependant nous eussions a les faire translater enlatin»119.

Les cahiers présentés par Nicolas Boucheratforment, selon l’expression de V. Martin, «un rap-port extrêmement adroit sur l’institution projetée.Le nouvel ordre n’y était point donné comme leterme dernier des désirs de Henri III, mais simple-ment comme un moyen de mieux pourvoir à l’ob-servation des lois ecclésiastiques, spécialement desdécrets du concile de Trente, et de pacifier ainsi laconscience de sa majesté, désespérée de l’étatscandaleux où elle voyait l’Église de France»120.

L’habileté de la présentation ne doit pas voiler lasincérité du désir de réforme ecclésiastique deHenri III, car mobiliser les ressources financièresde l’Église et la réformer peuvent participer d’unecontradiction inhérente à la politique religieusedes souverains121. Ainsi le mémoire, conservé àRome122, présente-t-il consciencieusement l’érec-tion d’une milice de 450 chevaliers assistés desclercs nécessaires : «Instituire un ordine et reli-gione di militia, al numero di 450 cavalieri conaltri officiali et ministri che si richiedono, cosìecclesiastici come laici»123.

Afin de ne pas blesser trop ouvertement lesintérêts du clergé, dont Nicolas Boucherat est unmembre éminent, l’exemption pour les églisescathédrales, les cures et les cent premières abbayesdu royaume de France est prévue124. Les pensionsde la milice seront réparties en quatre provinces,Lyon, Paris, Tours et Toulouse125, avec pour but derestaurer les églises126. Rétablir les églises ruinéeset purger le royaume des désordres, des trafics etde la simonie sont garantis par le serment de fidé-lité des chevaliers à Dieu, au Saint-Siège et auroi127. Les mémoires de J. Gassot présentent l’af-faire dans le même sens, «laquelle chose estoit fortbelle et specieuse et pour le soulaigement [...] desfinances du roy, deffense et soustien de la religion

Le pape, le roi et l’abbé208 Bertrand MARCEAU

128. Sommaire-Mémorial de Jules Gassot, éd. P. Champion, p. 137.L’une des commandes les plus riches est destinée au frèrecadet de Henri de Guise, le duc de Mayenne Charles de Lor-raine.

129. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 519v.130. J. Thomas, Le concordat de 1516. Ses origines. Son histoire au

XVIe siècle. Première partie : Les origines du concordat de 1516,Paris, 1910, p. 2.

131. L’article 3 de l’ordonnance de Blois confirme par exemple leprivilège d’exemption pour les abbayes chefs d’ordre et pourles quatre premières filles de Cîteaux, qui sont pourvues parélection de religieux profès lors des vacations. Cet article estcopié avec soin dans les archives des abbayes; voir BNF,fr. 17590, fol. 99r.

132. Lettre de Fabio Mirto Frangipani au cardinal de Côme, Lyon,20 septembre 1574, dans P. Hurtubise, Correspondance du

nonce en France Antonio Maria Salviati (1572-1578)... cit., I,p. 93.

133. J. Boucher, Société et mentalités autour de Henri III... cit.,p. 56-59.

134. «On peut sur ce point le comparer à Philippe II, roi bureau-crate par excellence», selon P. Chevallier, Henri III, roi sha-kespearien... cit., p. 263.

135. L. Pastor, Histoire des papes depuis la fin du Moyen Âge. TomeXIX : Grégoire XIII (1572-1585), Paris, 1938, p. 167.

136. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

137. Nous n’avons pas retrouvé cette liste, qui peut occuper l’unou l’autre des feuillets des Recueils de lettres et pièces origi-nales pour le XVIe siècle conservés à la Bibliothèque natio-nale de France.

catholicque», les pensions étant financées par debelles commendes, «la de dix-huict cens livreschacune, les aultres de trois mil, quatre mil, sixmille et une demy-douzaine de vingt mil livres paran»128. L’adresse du projet royal est de présenter lacréation des pensions pour la milice comme unmoyen de remédier aux abus des abbés commen-dataires et donc de contribuer puissamment à laréformation du catholicisme. Le fils aîné de l’Égliseconçoit les ordres nouveaux comme un moyen deconservation et de défense de la religion.

Pour convaincre la curie de ses bonnesvolontés, Henri III avance une concession sur lesélections libres : «Si priva il Re della nominationedi dette chiese, lassando la elettione libera alli reli-giosi, con la confirmatione et provisione aposto-lica»129. Il est difficile de savoir si cette concessionest de pure forme ou s’il s’agit d’un projet de nou-veau concordat. Selon les termes du concordat deBologne, «traité entre l’Église et l’État considérésdans leurs principes constitutifs»130, la nominationdes évêques et des principaux bénéficiaires appar-tient au roi, et Henri III ne paraît pas avoir vouludiminuer le périmètre de ce droit obtenu par sesprédécesseurs, si l’on se fonde sur les termes del’ordonnance de Blois de mai 1579131. L’argumentprésenté à Grégoire XIII est une concession qui neparaît pas avoir connu de suite et représente uneconcession limitée, puisque la privation serait cir-conscrite aux nominations au nouvel ordre mili-taire, afin d’obtenir l’approbation du pape.

Le pape diffère sa réponse par le moyen d’unecommission qui prélude à un refus lentementpublié. La réputation du roi Henri III, vainqueur àJarnac et à Moncontour (1569), est bien ternie lorsde ces audiences, en dépit des éloges d’usage. Lesentiment de la cour pontificale rejoint celui que

Frangipani, déçu par le roi oisif, formule dans sacorrespondance en traçant le portrait du troisièmefils de Catherine : «Le vrai remède pour la Franceserait un souverain qui voulût agir en vrai roi. Onn’observe rien de tel chez ce jeune homme. Sonesprit ne va qu’aux loisirs et aux plaisirs; son corpsest faible et si peu sain, qu’on ne lui prédit quepeu de temps à vivre»132. Les remarques de Naza-reth, entièrement dépourvues de sympathie,occultent l’esprit méthodique et le sérieux du tra-vail du monarque de vingt-trois ans, que le travailde bureau ne répugne pas133 et qui apporte un soinméticuleux au suivi des dépêches au secrétaired’État Villeroy134.

Le moment est propice en sus à un report destravaux, car les fêtes de Noël 1574, qui marquentl’entrée dans l’année jubilaire 1575, tiennent uneplace particulière dans l’économie spirituelle dupontificat de Grégoire XIII. Le pèlerinage ponti-fical du 3 janvier 1575 interrompt les audiences etles progrès de l’affaire des deux ordres, puisque lepape donne lui-même l’exemple de la visite desquatre églises de Rome135.

La discussion des cahiers est renvoyée à lacommission cardinalice créée par le pape. «Mon-sieur le cardinal de Pellevé a demandé audiense, alaquelle nous luy avons faict presenter les cahyers,et a faict response qu’il les verroit premierement,et qu’apres il feroit congregation des premiers ducollege»136. Quelques semaines plus tard, une nou-velle lettre au roi mentionne la formation de«douze cardinaulx pour en avoir leur advis, des-quels je vous envoye la liste137, et me samble qu’ilsera bon pour en avoir briefve expedition quevotre majesté commande des lettres pour unchascun d’eux par lesquelles elle racommandeceste affaire, en les requerant de vaquer en toutte

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138. BNF, fr. 3321, fol. 10r. Copie d’une lettre de N. Boucherat àHenri III, Rome, [décembre 1574].

139. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

140. BNF, fr. 3321, fol. 6r-7v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà C. de Médicis, Rome, [janvier 1575].

141. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

142. BNF, fr. 3321, fol. 4v-5r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Viterbe, [14 décembre 1574].

143. Santa Juliana di Perugia.144. L’ambiguïté du décret tridentin sur la clôture des religieuses

amène la congrégation du Concile à préciser les conditionsd’entrée et de sortie suivant les dispositions du couvent. Cf.P. Creytens, La giurisprudenza della S.C. del concilio nella ques-tione della clausura delle monache (1564-1576), dans La sacracongregazione del concilio. Quarto centenario della fondazione(1564-1964). Studi e ricerche, Cité du Vatican, 1964,p. 563-597.

diligence»138. En dépit de ses efforts, l’abbé deCîteaux ne peut faire montre de plus de presse àl’égard des cardinaux, car c’est le pape lui-mêmequi retarde la décision. Le souverain pontife «a faitresponse qu’il failloit du tems pour resouldre cela,et beaucoup de bounnes et meures deliberations,qui est la conclusion que nous avons pu tirer de sasainteté pour cest heure»139. L’envoyé du roi deFrance n’est pas dupe du caractère dilatoire de lacommission cardinalice : «Encore qu’il ne nousaye dict parole par laquelle nous puissions jugerqu’aucun soyt contraire de ce que le roy demande,si est-ce qu’il est vraysamblable que cest affaire nesera si tost despechée que le roy desire, ains y yradu temps puisqu’il veult prandre conseil des cardi-naulx, lesquels ont accoustumé avant que seresouldre de faire plusieurs difficultés et objec-tions, voire en choses qu’ilz estiment de moindreimportanse que cestuy-cy. Ce me samble,madame, qu’il se fauldra resouldre suyvant le pro-verbe qui dict assy tost cy assés bien»140. De la cor-respondance de Nicolas Boucherat, il ressort que lacurie à son habitude gagne habilement un tempsprécieux; toutefois l’ampleur des sommes rendune telle demande délicate et augmente le tempsde la négociation.

La difficulté principale est en effet le montantdes demandes pour financer les deux ordres. Aussilongtemps que le projet royal ne paraît coûter quedes sommes raisonnables, l’accord et le soutien descardinaux ne sont pas impossibles à trouver.«Quand sa sainteté et les cardinaulx et autres ontentendu que le roy ne pretendoit pour l’erectionde l’ordre de la Passion qu’une pension pecuniaireannuelle et [fol. 8r] perpetuelle, tous se sontrendus plus facilles et benevoles»141. Mais lessommes auxquelles Henri III prétend adosser sonprojet sont en réalité autrement importantes, bienque non spécifiées. «Il y a une autre chose a quoij’ay pensé cy devant que la somme des deniers que

sa majesté pretend prendre sur les monasterespour les revenus des commandes [fol. 5r] qu’elleveult eriger, n’est point exprimée ny determinéeau moings que j’aye veheu [vu]. Or il est certainque sa sainteté n’accordera jamais ce que je luy aydemandé, si ce n’est avec certaine somme dedeniers qu’il permettra estre prinse par chascunan»142. Si le projet monarchique conserve un cer-tain flou, dont les proches du roi attendent uneffet bénéfique, cela ne peut abuser les cardinaux.

DÉFENDRE L’ORDRE ECCLÉSIASTIQUE

Au service du roi de France, l’abbé de Cîteauxest bien conscient des obstacles nombreux quis’élèvent à la curie et profite de sa longue présenceà Rome pour traiter les affaires de son ordre. Dansun milieu qu’il connaît bien, Nicolas Boucherats’emploie d’abord à défendre l’intégrité de l’ordrecistercien, dont les monastères sont sans cesse laproie de tractations pour leur possession. Dansune lettre à Lorraine, il lui demande «supplier leroy d’escrire a sa sainteté touchant [fol. 57v]Sainte-Julianne de Perouze143 et autre, en parti-culier la requerés en general de ne distraire nypermettre estre distraict aucun monastere de lajurisdiction dont je suis leur chef, qui est Cisteaux.C’est chose estrange comme les evesques de cepeys et d’Espaigne et les nonces du pape sontfriands de la visitation des monasteres desnonains, et n’est pour autre raison que pourmettre la main au revenu». L’exemple est ici trèsnet de l’affaissement, après Trente, de la juridic-tion des chefs d’ordre anciens, dont Cîteaux. Leprétexte est toujours le même, celui de la réformedes moniales, qui doivent vivre étroitement gar-dées par la clôture144. L’intérêt immédiat des réfor-mateurs comprend dans le même temps lepatrimoine temporel des ordres bénédictins, sanscommune mesure avec celui des mendiants.

Le pape, le roi et l’abbé210 Bertrand MARCEAU

145. Évêque de Modène en 1529, Giovanni Morone (1509-1580)assiste à la diète de Worms (1541) et est créé cardinal en1542. En dépit du procès pour hérésie ouvert contre lui en1555 par Paul IV et de son arrestation en 1557, Morone estun diplomate de grande expérience dont l’arrivée à Trenteau printemps 1563 a contribué au succès du concile.M. Firpo et O. Niccoli (dir.), Il cardinale Giovanni Morone el’ultima fase del concilio di Trento. Atti del convegno di Trento, 5-6giugno 2009, Bologne, 2010 (Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento 80), 293 p.

146. Lettre de J. de La Souchière à G. Morone, Clairvaux, 22 sep-tembre 1564, éditée par B. A. Marton, Cardinal Jérôme Souchier . . . cit., p. 123-125. Cf. ASV, Conc. Trid. 2,fol. 348r-349v.

147. Lettre de Ch. de Lorraine à G. Morone, Reims, 24 novembre1564, éditée dans Lettres du cardinal Charles de Lorraine (1525-1574), éd. D. Cuisiat, p. 516, no 919. Cf. ASV, Conc. Trid. 2,fol. 240r-v.

148. Lettre 20 juillet 1572. Cf. L Pastor, Histoire des papes depuis lafin du Moyen Âge... cit., XIX, p. 93.

149. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

150. BNF, fr. 3321, fol. 4v-5r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Viterbe, [14 décembre 1574].

151. Sur cette distraction et l’opposition qu’elle suscite de la partde la cour de France, voir A. Tallon, Conscience nationale,p. 43-44. Le plaidoyer de l’ambassadeur Paul de Foix estinsuffisant pour faire fléchir Grégoire XIII en raison desdésordres régnant en France. Plus de quarante années aprèsla mort de Morone, les religieux de Clairvaux se plaignentencore de la mauvaise attitude du cardinal protecteur :«Comme il estoit milanois & sujet du roy d’Espagne, il s’es-

toit montré peu favorable aux affaires de France, commeaussi il avoit esté poussé & incité d’autres, plus passionnezque luy», dans Raisons et moyens proposez au roy par les reli-gieux de l’abbaye de Clervaux, s.l., [1625], p. 39.

152. En mai 1580, le vice-roi de Naples écrit à Morone pour luidemander la publication d’un bref qui interdise aux supé-rieurs français de visiter les monastères de l’ordre de Cîteauxde son royaume. Cf. ASV, Conc. Trid. 2, fol. 159r. Lettre deJuan de Zúñiga y Requesens, vice-roi de Naples, àG. Morone, Naples, 3 mai 1580. «Aviendo le parecido a V. Sa

Illma que era cosa conviniente [conveniente] al servicio deDios y quietud deste reyno que no fuesen visitados losmonasterios que enel ay dela orden de Sanct Bernardo porministros franceses, estoy confiado que me hara mercedenprocurar que su sd lo mande probeer ansy [así] poniendoestos monasterios de baxo de la congregon de Italia o decla-rando por un breve que no quedan ser visitados porministres francesee [sic]». L’atteinte au chef d’ordre estrelevé par les religieux de Clairvaux : «Le vice-roy de Naplesescrivit au [p. 38] cardinal Moron [sic], protecteur de l’ordrede Cisteaux, qui ne vouloit que le procureur general del’ordre, ny autre qui fust de nation françoise, visitast auroyaume de Naples, ny aux autres pays du royaume d’Es-pagne. Et par ce moyen, l’abbé de Cisteaux ne seroit pluschef d’ordre», dans Raisons et moyens proposez au roy... cit.,p. 39.

153. A. Tallon, Conscience nationale... cit., p. 44 : «La défense de lajuridiction des chefs d’ordre français semblait au contrairesinon une priorité, du moins une constante de la politiqueétrangère française dans la seconde moitié du XVIe siècle.Seule l’anarchie de la fin du règne de Henri III explique quela monarchie lâche prise».

Au service de son ordre, Nicolas Boucheratdoit avoir la faveur du protecteur de l’ordre deCîteaux, qui est à cette date le doyen du Sacré Col-lège Giovanni Morone, dernier président duconcile de Trente145. Membre de la congrégationdu Concile à compter du 30 décembre 1563, lepuissant cardinal a rendu quelquefois des officessignalés aux moines blancs. En 1564, c’est à luique Jérôme de La Souchière avait fait appel afinque Cîteaux ne tombât in commendam146, et Lor-raine avait pris la plume pour le remercier147. Àpeine élu général des Cisterciens, Boucherat arendu compte au protecteur de l’ordre de l’en-semble de ses visites dans l’est de la France, enBavière et en Bohême148. C’est pourquoi, une foisarrivé à Rome, Boucherat demande à Lorraine :«et me samble qu’il seroit bon que sa majesté luyescrit encore une autre bonne lettre samblable aucardinal Moron»149. L’office de protection, exercédepuis le XIIIe siècle par un cardinal influent, leplus souvent romain, n’échappe pas aux tensionscontradictoires entre les intérêts propres du car-dinal et les affaires des réguliers protégés. L’abbéde Cîteaux ne se prive pas de critiquer vertement

Morone : «Le cardinal Morron nous faict quel-quefois office de bon protecteur, mais quand il estquestion des monasteres de ses pays mesmes de laLombardie, il faict le froid, et pour vous dire laverité je n’ay autre raison sinon qu’il n’est guerresbon françois»150. Il est patent que les bornes duprotectorat sont fixées par les intérêts particuliersdu cardinal-protecteur, intérêts de personnes, defamilles et de nations, qui tendent à amenuiser etmême à briser le lien de charité à l’intérieur del’ordre cistercien, qui continue malgré tout à sepenser à l’échelle de la catholicité.

Boucherat entretient des rapports ambigusavec le cardinal Morone, dont l’action est parfoisdirectement préjudiciable à l’ordre de Cîteaux.Ainsi une partie des distractions de monastères demoniales de la juridiction de l’abbé de Cîteaux enItalie au début des années 1580 est le fait même deMorone, qui appartient à la faction espagnole151 etagit en partie sous la domination de celle-ci152. Cesdémembrements pour raison de nation sontinsupportables à la cour de France, car elle brisel’universalité de l’Église, héritage historique que legallicanisme est fier de défendre153. L’universalité

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154. BNF, fr. 3321, fol. 4v-5r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Viterbe, [14 décembre 1574].

155. A. Tallon, Giovanni Morone, il cardinale di Lorena e la conclu-sione del concilio, dans M. Firpo et O. Niccoli (dir.), Il cardinaleGiovanni Morone... cit., p. 143-158, notamment p. 156 :«L’alleanza tattica sancita tra i due uomini, nell’estate 1563,non esclude né reticenza né diffidenza», et rien n’indiqueune évolution dans ce domaine onze ans après le concile.

156. Le 27 novembre 1571, Giorgi, secrétaire du nonce en France,avertit par lettre le cardinal Rusticucci du fait que le cardinalde Rambouillet veut être pourvu de Cîteaux ou de Clair-vaux. Cf. B. A. Marton, Cardinal Jérôme Souchier... cit.,p. 162-164.

157. Comme l’élection de dom Boucherat n’était pas encoreconfirmée par Rome, «on considéroit le siège abbatial

vacant, ce qui réveilla la cupidité de certains particuliers, quitrouvèrent moyen de surprendre le roy et d’en obtenir deslettres d’économat, en vertu desquelles ils vinrent à mainsarmées s’établir économes dans Cîteaux, où ils firent plu-sieurs désordres». Archives de Tamié, ms. 3, fol. 180v, éditéepar L. Lekai dans N. Cotheret, Annales de Cisteaux... cit.,p. 76-77.

158. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

159. Les quatre premières filles de Cîteaux sont La Ferté, Pon-tigny, Clairvaux et Morimond, toutes théoriquementexemptes de la commende.

160. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

spirituelle n’est pas qu’un argument diplomatique,puisqu’elle est partagée par les religieux cistercienslombards, qui conservent le sentiment de l’ap-partenance à l’ordre de Cîteaux et veulent expres-sément demeurer dans la maison commune.Boucherat écrit ainsi à Lorraine : «Et touttefoi lesabbés de ce pays ne se ressamblent pas, car ceulxde Lombardie m’ont requis de vous supplier de luyescrire, et despuis le concille de Trante, ont tous-jours dict et confessé que vous estes le vray protec-teur de l’ordre de Cisteaux, voire de touts lesordres monastiques, et vous assure qu’ilz prienttouts les jours Dieu pour vous»154. S’il faut faire lapart de la flatterie dans ce jugement, il demeureque l’office de protection de Morone se double dela grande influence du cardinal de Lorraine, ren-dant problématique l’exercice plein du protec-torat. Le Lorrain est rival du Milanais, marquantune ligne de fracture à l’intérieur de l’Église. Cesdeux personnalités de carrière et de rang différentsont entretenu des rapports complexes qui n’ontpas débouché sur une véritable collaboration aulendemain du concile de Trente, en dépit de leursaffinités spirituelles155, forçant l’abbé de Cîteaux àtrouver des compromis subtils.

Le travail premier de Nicolas Boucheratconsiste dans la défense du chef d’ordre dont il a lacharge, et il compte en cela sur la puissance ducardinal de Lorraine comme intermédiaire entreRome et le roi. En dehors des guerres et des pil-lages, le danger le plus grave que court un monas-tère apparaît lors du temps de vacance, qui ouvreune période d’incertitude et souvent de troubles.Suite au décès du cardinal Jérôme de La Sou-chière, abbé titulaire à la fois de Clairvaux et deCîteaux, qui est mort à Rome en novembre 1571,

l’un et l’autre des sièges vacants avaient attiré laconvoitise de plusieurs prétendants, dont le car-dinal de Rambouillet156. Malgré plusieurs diffi-cultés, l’élection de Nicolas Boucherat à Cîteaux,acceptée à Paris et à Rome, avait clos provisoire-ment l’affaire. Le souvenir ne s’est pas perdu destentatives plus ou moins vigoureuses du temporelpour s’immiscer au-delà du droit dans les affairesdu spirituel. À Cîteaux, dont la garde est commiseaux officiers du bailliage de Dijon pendant lavacatio sedis, les revenus avaient été placés lors dupremier semestre 1572 sous la coupe d’unéconome, qui avait prélevé sa part sur les fruits del’abbaye157. Aussi Boucherat prend-il soin d’indi-quer dans sa correspondance que c’est «une chosequ’il ne faut oublier, car l’abbé mort, les gens duroy vouldront faire saisir le revenu soubs la mainde sa majesté, en attandant que l’abbé soyt ins-titué par le chapitre general, dont s’en ensuyvrontde tres grands frais, voires intollerables»158.Cîteaux peut cependant se prévaloir de son statutd’exemption de la commende.

Dans les cas de décès de l’abbé, la règle dansl’ordre cistercien est que le prieur gouverne auspirituel comme au temporel et convoque l’élec-tion, à la veille de laquelle le père immédiat arrivedans l’abbaye. Le général des Cisterciens entendpréserver et consolider ce privilège important. «Ilme souvient aussy qu’il vous pleust me dire queles chefs d’ordre et leurs quattre filles159 ne serontpoint subjetz a la contribution pour les comman-dataires, et toutesfois le texte porte expressementque touttes les abbayes, excepté celles desquellesle roy a la nomination, y seront subjectes»160. Leprojet royal recèle donc cette mauvaise manière àl’endroit des réguliers, et l’habileté mêlée d’ironie

Le pape, le roi et l’abbé212 Bertrand MARCEAU

161. Ibid.162. Ibid.163. O. Christin, À quoi sert de voter aux XVIe-XVIIIe siècles?, dans

Actes de la recherche en sciences sociales, 140, 2001, p. 24.164. Ibid., p. 29.165. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucherat

à Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].166. Sur la formation des structures et des réseaux cisterciens, voir

le riche colloque du C.E.R.CO.R., Unanimité et diversité cister-ciennes. Filiations, réseaux, relectures du XIIe au XVIIe siècle. Actes du4e Colloque International du C.E.R.C.O.R. (Dijon, 23-25 septembre1998), Saint-Étienne, 2000 (Travaux et recherches XII), 715 p.

167. P. O. von Törne, Ptolémée Gallio, cardinal de Côme... cit., p. 12.168. Lettre de Henri III à Stanisław Hozjusz, Dijon, 2 février

1575, éditée par M. François in Lettres de Henri III, roi deFrance, II, p. 104-105.

est grande dans l’envoi d’un moine éminent pourprésenter un cahier qui légitime le dépouillementdes abbayes de leur autonomie. Boucherat n’a pasd’autre choix devant cette aporie que de s’enremettre aux bons soins de Lorraine, avec qui ilentretient des rapports formels plus prochesqu’avec les gens de la cour de France. «Je voussupplie tres humblement, monseigneur, d’ypenser et y donner ordre. Car quand les chosesseront passées icy, il n’en fault attandre remissionen France. Et touttesfois vous savés qu’il estimpossible que lesdicts chefz et filles puissent satis-faire a leurs charges et visitations, si sont subjetz ala ditte contribution, dont procederoit la ruyne detous les ordres»161. L’abbé de Cîteaux est bienconscient que seule Rome peut l’aider de manièredécisive à protéger l’autonomie de son ordre etque la protection particulière offerte par le car-dinal de Lorraine en fait un intermédiaire indis-pensable, plus que Morone.

Afin de défendre les privilèges traditionnels del’élection monastique, Nicolas Boucherat peutavancer deux arguments majeurs, la légitimité del’élection canonique et la logique de chrétienté. Eneffet, il ne faut pas «esperer qu’un abbé de Clugnyet de Cisteaux et de Premonstré soyent jamais tantrespectés, craintz et obeys des abbés et prieurs quise treuveront assemblés en un chapitre general,quand ils seront esleus par iceux comme s’y sonteleus seulement par les prieurs et couventz. Lesabbés mesmement desditz ordres ont tousjour euen singuliere reverance pour ce qu’ilz ont pouvoirde luy bailler un chef et superieur»162. La vertu del’élection est d’attacher l’ensemble des votant sauxintérêts du monastère, par le biais d’un processuslong et complexe de sélection interne et de pro-motion soigneusement graduée. Selon les termesd’Olivier Christin, «l’exemple de Cîteaux [...]montre ainsi fort bien ce que peuvent représentercertaines élections dans la France d’AncienRégime : un mode, à la fois efficace et difficile, dereproduction sociale et de transmission des fonc-tions»163, fondé sur une «vision organiciste et cor-

poratiste de la formation de la volontégénérale»164. De plus, le souvenir de l’expansionmédiévale conserve l’idée d’un ordre européen etnon national, dont la direction en conséquence nepeut échoir à un membre grandi en dehors de cecorps uni par les liens de la charte de charité. «Etceste raison merite aussi bien pour Clervaulx etpour Morimond comme Cisteaux, lesquels ont enpays estranger chascun plus de quattre ou cinqcentz filliations»165. L’évocation de la filiationnombreuse est un argument traditionnel destextes cisterciens, qui vise à maintenir envers etcontre tout les fragments de l’uniformité primitiveérigée au rang de modèle166. Sans négliger le carac-tère performatif de tels propos, et malgré la consti-tution progressive de congrégations nationales, lemaintien de l’ordre rassemblé dans le chapitregénéral et dans la personne de l’abbé général estdans la seconde moitié du XVIe siècle une réalitéspirituelle et juridique vivante, illustrée par lesnombreuses visites de juridiction fraternelle etcorrectrice de l’abbé de Cîteaux en dehors duroyaume de France. Il est impensable de céder surle point de l’élection, qui est à la source même dela légitimité monastique de Cîteaux.

Poussant les négociations pour les intérêts deson ordre, dom Boucherat attend patiemment lerésultat de la mission que lui a confiée Henri III.Devant le peu de progrès de son affaire et le carac-tère imminent de son sacre, ce dernier écrit le2 février 1575 au cardinal Stanisław Hozjusz, ce«théologien pourpré d’une érudition profonde»167,ancien légat au concile, ancien archevêque deGniezo, membre de la commission établie par lepape. L’héritier du trône de France lui demanded’intervenir auprès de Grégoire XIII en faveur des«deux ordres de la Saincte Passion et monsieurSainct Loys que je desire creer et establir en monroyaume [...] attendu que c’est pour le bien, uti-lité et augmentation de la saincte religion catho-lique, appostolique et romaine que je desire partous moyens a moy possibles veoir accroistre enmon royaume»168. Cette intervention auprès du

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169. Sommaire-Mémorial de Jules Gassot, éd. P. Champion, p. 138.«Monsieur le cardinal Hosius, Polonois, [...] fut trouvé etrespondu clairement que c’estoit la vraye destruction del’Église, et que, s’il plaisoit à Sa Majesté, elle pouvoit faire deson fondz et bien propre telles fondations et liberalitez, etnon point de celuy de l’Église».

170. ASV, Segr. Stato, Francia 283, fol. 522r-529r.171. V. Martin, Le gallicanisme et la réforme catholique... cit., p. 125.172. Si la rhétorique romaine est appuyée nettement sur un droit

ancien et une théologie progressivement constituée, la possi-bilité de leur utilisation manipulée demeure.

173. Le clergé doit payer une subvention de 160 000 livres paran, pour le rachat des domaines, aides et gabelles du roi. Lecontrat de Poissy est ratifié par l’assemblée du clergé de1567. A. Duranthon, Collection des procès-verbaux des assem-blées générales du clergé de France, depuis l’année 1560 jusqu’àprésent, I, Paris, 1767, p. 23 et 44-48.

174. C. Michaud, La recette générale du clergé... cit., p. 168.175. P. Hurtubise, Correspondance du nonce en France Antonio Maria

Salviati (1572-1578), I, p. 98-99. «Les intéressés eurent tôt fait

de constater que l’imposition avait été portée d’un million àun million et demi de francs». Cf. ASV, Segretaria dei Brevi80, fol. 18r.

176. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 398. Dans la lettre du cardinal de Côme au nonce Salviati,il est précisé que le montant total des ventes ne doit «pasdépasser la valeur de 1 500 000 livres tournois». Cf. ASV,Segr. Stato, Francia 283, fol. 499r-501v.

177. BNF, fr. 3321, fol. 10r. Copie d’une lettre de N. Boucherat àHenri III, Rome, [décembre 1574]. «Car je crains qu’ils ne seveullent assembler par plusieurs fois, premier que deresouldre. Et si cela est, il se passera beaucoup de tampsavant que d’en avoir donné les advis au pape».

178. BNF, fr. 3321, fol. 11r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà J. de Morvilliers, Rome, [janvier 1575]. Membre du grandconseil, maître des requêtes de l’hôtel du roi puis ambassa-deur à Venise (1546), Jean de Morvilliers est nommé évêqued’Orléans en 1552. Il a l’expérience des affaires italiennespour avoir été membre de la délégation française dirigée parLorraine à Trente en 1562-1563.

primat de Pologne, défenseur fidèle de l’Église, n’apas eu les effets escomptés169.

LES CAUSES DE L’ÉCHEC

Le 3 mars 1575 est remis un mémoire expo-sant les motifs du refus de Grégoire XIII d’érigerles deux ordres170. Présidée par Giovanni Morone,la commission des douze cardinaux a éclairé lepontife, qui répond par la négative. «La thèse dupape fut celle-ci : mieux vaut un plus grave abus,nettement reconnu et stigmatisé comme tel, qu’undésordre moindre, mais s’abritant sous l’approba-tion pontificale»171. La rhétorique romaine prendgarde de louer les bonnes intentions et vouloir duroi devant l’aggravation des malheurs du clergé deFrance, mais utilise un argument traditionnel : lerefus de cautionner un système légitimant cesabus. Rome, qui invoque sa vocation à défendrel’intégrité des biens de l’Église, ne pourraitapprouver un système remettant en cause lesdroits ecclésiastiques, quand bien même le projetroyal représenterait sinon un progrès, du moinsune clarification, dans l’organisation des rapportsentre Église et État172. Informée par les noncescomme par le clergé de France, la Secrétaireried’État n’ignore pas que la situation des financespubliques est précaire et que le trésor royaldétourne le produit des décimes à d’autres usagesque ceux réglés par les contrats de Poissy de 1561et de 1567173. Le pouvoir royal ne se prive pasmême de prélever directement des sommes dansles caisses des receveurs locaux du clergé, sans

attendre la remise par les commis provinciaux aureceveur général, dont les coffres sont à Paris174.Accepter la demande déposée par dom Boucheratserait le signe que Rome avalise les pratiquesfinancières de la France pour combler la pénuriechronique d’argent. Le soupçon du détournementfinancier suffit à faire refuser la milice.

Le refus papal est atténué toutefois par la régu-larisation des aliénations du clergé. En effet, dansla mesure où les aliénations consenties en 1574ont été supérieures au montant prévu, le papeaccorde à regret une «approbation post-factum»dans la bulle du 13 janvier 1575175. Cette bulle estexpédiée par le cardinal Tolomeo Galli le 24 jan-vier 1575176, alors même que la commission cardi-nalice qui doit statuer sur la milice henricienneadopte un rythme lent177 et peine à se réunir. Écri-vant à l’évêque d’Orléans, Nicolas Boucherat nepeut que faire mention de son impuissance : «Jen’ay sçeu encores tant faire qu’ilz se soyent assem-blés»178. Afin de ne pas faire accroire que son refusest motivé par des raisons de personne et de conci-lier le roi, Grégoire XIII a l’habileté, par avance etpeut-être par anticipation, d’ajouter une autreconcession, la dispense pour manger de la chair lesjours interdits. «Au reste, sa sainteté a bien volen-tiers accordé a votre majesté la dispense demanger la chair a l’advenir les jours defendus etfaire celebrer la messe hors l’esglise et absolutiondu passé. Mais il vous prie d’une chose, c’estquand elle mangera de la chair les jours deffendus,que ce ne soit point en public, affin que voz sub-jetz n’y prennent exemple ou en soyt offensés.

Le pape, le roi et l’abbé214 Bertrand MARCEAU

179. BNF, fr. 3321, fol. 5r-6r. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [décembre 1574].

180. BNF, fr. 3321, fol. 10r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà G. Ruzé, Rome, [janvier 1575].

181. En 1574, les pensions versées aux cardinaux GabrielePaleotti, Antonio Carafa, Giulo Santorio, Michele Bonelli etVincenzo Giustiniani s’élèvent à la somme de 7000 ducats.Cf. I. Cloulas, La monarchie catholique et les revenus épisco-paux... cit., p. 120.

182. A. Deroo, Saint Charles Borromée, cardinal et réformateur, doc-teur de la pastorale (1538-1584), Paris, 1963, p. 199.

183. B. Barbiche et S. de Dainville-Barbiche, Les légats a latere enFrance et leurs facultés aux XVIe et XVIIe siècles, dans Archivumhistoriae pontificiae, XXIII, 1985, p. 159.

184. J.-L. Benoît, Liste critique des abbés de Pontigny, dans M. Pey-rafort-Huin, La bibliothèque médiévale de l’abbaye de Pontigny,Paris, 2001, p. 653.

185. P. O. von Törne, Ptolémée Gallio, cardinal de Côme... cit.,p. 15-16.

186. Cardinal depuis la seconde promotion de Pie IV le 26 février1561. G. Van Gulic et C. Eubel, Hierarchia catholica medii, III,p. 38.

187. J.-L. Benoît, Liste critique des abbés de Pontigny... cit., p. 653.188. Pape connu pour son intérêt pour les collèges, Grégoire XIII

accorde en ce sens le monastère de Sainte-Suzanne. Cf.P. Zakar, Histoire de la stricte observance de l’ordre cisterciendepuis ses débuts jusqu’au généralat du cardinal de Richelieu(1606-1635), Rome, 1966, p. 138, n. 9.

189. Archevêque de Milan, ville dans laquelle il entre triom-phalement en septembre 1565, réformateur des Ursulines desa ville en 1567, Charles Borromée (1538-1584) a publié le10 septembre 1574 une lettre pastorale qui réaffirme la placedu jubilé et des indulgences dans la vie des fidèles. Sur savenue à Rome pendant l’hiver 1574, au cours de laquelle ildescend chez les chartreux de Sainte-Marie-des-Anges, voirL Pastor, Histoire des papes depuis la fin du Moyen Âge, XIX,p. 165-166, et A. Deroo, Saint Charles Borromée . . . cit.,p. 289-290.

190. Le 26 juin 1565, à la fin d’une lettre, le cardinal de Lorrainele sollicite en faveur de Jérôme de La Souchière, alors abbéde Clairvaux, dans sa cause pour Cîteaux. Cf. Lettres du car-dinal Charles de Lorraine (1525-1574), éd. D. Cuisiat, p. 520,no 930.

J’ay donné charge de faire le bref de la dispense etvous sera envoyé par le premier courrier»179. Cettefaveur sur un point mineur permet de ne pascéder sur la demande principale.

Les motifs qui peuvent expliquer le refus pon-tifical sont nombreux, certains immédiats etd’autres plus complexes. Parmi les causes cir-constancielles, la mort du cardinal de Lorraineaffecte pesamment le bon déroulement de la mis-sion. S’adressant à Guillaume Ruzé, évêque d’An-gers, Boucherat décrit la perte cet appuifondamental : «Monsieur, je ne vous diray pointcombien les nouvelles de la mort de monsieur lecardinal de Lorrayne m’ont aporté d’ennuy et detristesse, saschant bien que vous le cognoissésmieux que je ne vous le saurois escrire. Et crains[fol. 10v] bien fort que l’affaire pour lequel je suisvenu par-deça ne soit plus s’y favorisé comme ileust esté, car il y a beaucoup de personnes icy quifavorisoit beaucoup pour l’amour de lui»180.Certes, les activités du cardinal de Lorraine sontimmédiatement reprises, avec ses papiers, par sonneveu Louis de Lorraine, cardinal de Guise. Maisla faveur liée à la personne est diminuée, voireéteinte. L’échec tient ensuite au peu d’influencefrançaise dans l’entourage de Grégoire XIII et dansles institutions romaines.

Dans le sacré collège, les cardinaux capables denégocier en faveur de la France, à l’instar de SantaCroce, ne sont pas à égalité avec les cardinauxfavorables aux Espagnols, qui payent avec régula-rité des pensions181. Ainsi le poids de la famille

d’Este, issue de la troisième principauté d’Italie,est-il diminué. Leur long règne à Milan (1497-1560) est terminé par la nomination de CharlesBorromée comme administrateur de l’archidio-cèse182. Certes, Ippolito d’Este (1509-1572) aoccupé des fonctions éminentes : cardinal de Fer-rare et protecteur des affaires de France en cour deRome, légat a latere en France183. Il fut même abbécommendataire de Pontigny (1560-1572)184, ladeuxième fille de Cîteaux, qui lui a procuré desrevenus utiles. Sa mort à l’automne 1572 laisse àson neveu Luigi une place amoindrie. Petit-fils deLouis XII par sa mère Renée, d’une prodigalitéégale à ses revenus185, le cardinal Luigi d’Este186 estlui-aussi protecteur des affaires de France, mais netient pas un réseau d’ampleur suffisante encore en1574. Comme son oncle, il est abbé de Pontigny(1573-1586)187, mais ce n’est qu’après la mort deMorone que, devenu protecteur de l’ordre deCîteaux, il s’emploie à en défendre les intérêts et àpromouvoir la fondation d’un collège cistercien àRome, studium generale dont l’idée plaît à Gré-goire XIII188.

Parmi les cardinaux importants, plusieurs sontsans opposition marquée au projet de Henri III,mais sans grande utilité non plus, à l’instar deCharles Borromée189. L’archevêque de Milan neparaît pas s’être préoccupé beaucoup des affairesgénérales des Cisterciens, malgré quelquesdemandes190. Convoqué par le bref pontifical du16 octobre 1574 et arrivé à Rome pour le voyagead limina apostolorum le 21 décembre, Borromée

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191. BNF, fr. 3321, fol. 11r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà J. de Morvilliers, Rome, [janvier 1575].

192. Dix ans avant la mission de Boucherat, l’ambassadeur deCharles IX à Rome, Henri Clutin, décrit en termes rudes l’at-titude de Borromée : «A la verité c’est un homme de pailleet avecques lequel le negocier est temps perdu. Pour conclu-sion, il contrefaict le theatin jusques au bout et soubs cesteespece amasse force biens et benefices». Lettre de H. Clutinà Charles IX, Rome, 4 mai 1564, citée par C.-M. deWitte, Notes sur les ambassadeurs de France à Rome et leurs cor-respondances sous les derniers Valois (1556-1589), dans Mélangesde l’École française de Rome. Moyen Âge-Temps modernes, 83, 1,1971, p. 103, n. 2.

193. Il arrive à Milan le 24 février 1575, après la mort de sonbeau-frère Gonzaga. Cf. C. Sylvain, Histoire de saint CharlesBorromée, cardinal, archevêque de Milan, d’après sa correspon-dance et des documents inédits, II, Lille, 1884, p. 123.

194. BNF, fr. 3321, fol. 12r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Henri III, Rome, [c. 25 janvier 1575]

195. Selon le témoignage de Luigi Mocenigo après l’arrivée deBorromée au service de son oncle, témoignage rapporté parA. Deroo, Saint Charles Borromée... cit., p. 114. De mêmel’ambassadeur espagnol Luis de Requesens y Zúñiga écrit à

Philippe II en 1564 et 1565 que Borromée, «malgré toutesses vertus, est bien l’homme le moins doué d’intelligence etd’énergie pour mener des négociations».

196. A. Deroo, Saint Charles Borromée... cit., p. 370.197. Tolomeo Galli est créé cardinal le 12 mars 1565. Lors des tout

débuts du pontificat de Grégoire XIII, il y eut une brève luttedu pape pour imposer son neveu, Guastavillani, mais celadura peu. Voir P. Hurtubise, Correspondance du nonce en FranceAntonio Maria Salviati (1572-1578), I, p. VII.

198. Selon les travaux de Per Olof von Törne, le cardinal de CômeTolomeo Galli est lié sans retenue au roi d’Espagne, commele montre sa lettre de service à Philippe II du 4 juillet 1572,deux mois après l’élection de Grégoire XIII. CF. P. O. vonTörne, Ptolémée Gallio, cardinal de Côme... cit., p. 134 et 252,qui se fonde sur ASV, Fondo Pio 258, fol. 1.

199. P. Hurtubise et R. Toupin, Correspondance du nonce en FranceAntonio Maria Salviati (1572-1578), II, Paris, 1975 (Acta nun-tiaturae gallicae, 13), p. 103-107. Lettre du cardinal TolomeoGalli au nonce Salviati, Rome, 15 novembre 1574. Cf. ASV,Segr. Stato, Francia 283, fol. 463-468r.

200. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

rencontre quelquefois l’abbé de Cîteaux, ce quilaisse à ce dernier un commentaire peu élogieuxsur le sens diplomatique du neveu de Pie IV : «Caron dict que le cardinal Borromée s’en ira a la finde ce mois [de janvier 1575], et encores que veri-table[ment] il mene une vie plus celeste queterestre, sy est-ce que je voudrois qu’il fust desjaparty, car quand je luy parle, si je ne suis hors demon sens, il ne me respond rien a propos»191. Il nesert à rien de traiter avec le cardinal milanais, trèscritiqué par les milieux diplomatiques192. Au roi,Boucherat écrit que du départ de Borromée193, ilne sera «pas marry, car encores que sa vie soittelle qu’elle samble plus divine que humaine, syest-ce que luy en faisant parler deux fois, il ne m’arien respondu a propos, combien qu’il die qu’ilsoit fort affectionné a votre service»194. Celaconfirme la description de Borromée comme «unhomme peu versé dans la pratique des affaires dumonde, irrésolu, manquant de hardiesse parcrainte de se tromper»195. Peu auparavant, CharlesBorromée avait pourtant rencontré Henri III àMonza, le 10 août 1574, impressionnant le jeuneroi et répondant à ses questions sur ses devoirs depasteur. De son rapport mitigé au cardinal deCôme sur cette rencontre importante, dans lequelBorromée se déclare inapte à porter un jugementsur Henri III, il ressort qu’il est peu enclin à favo-riser le roi de France, malgré son respect pourlui196. Réputé par les rapports diplomatiquescomme inefficace pour toute négociation, Bor-

romée, qui oublie pourtant rarement de servir lesintérêts de sa parentèle et de sa clientèle, n’ap-porte aucune aide à Nicolas Boucherat dans sonentreprise.

Le parti français ne pèse pas plus auprès desfigures majeures, comme le cardinal de Côme,auquel aucune allusion n’est faite dans la corres-pondance de Boucherat avec la cour de France.Secrétaire de Grégoire XIII depuis le 14 mai1572197, proche des Espagnols198, Tolomeo Galliconnaît les ressorts de la négociation dès la mi-novembre 1574 et la demande française pour lesordres de chevaliers (Commende di Cavalleria)199. Lecardinal de Côme n’est aucunement disposé àdonner suite à cette requête, et si l’abbé deCîteaux ne mentionne aucune rencontre avec lui,cette absence montre a silentio la fragilité du dispo-sitif français auprès du souverain pontife.

Indépendamment des raisons d’influence, lescauses de cet échec sont aussi à rechercher dans laméfiance pontificale devant la substance du projet.Au-delà de la méfiance traditionnelle de Rome,qui n’est guère favorable aux idées gallicanes tropprononcées détachant l’Église de France de la juri-diction pontificale, la crainte des abus qui endécoulent s’ajoute à cette réticence. «Et il y en aquelques-uns des plus subtils qui m’ont dict qu’ilzne peuvent estimer qu’il n’en advienne quel-qu’abus apres, sinon durant la vie du roy regnanta presant, pour le moings soubs le regne de sessuccesseurs»200. Sous couvert de religion, la cour

Le pape, le roi et l’abbé216 Bertrand MARCEAU

201. La volonté romaine de contrôler les personnes bénéficiairesest la même pour les évêchés espagnols. Voir I. Cloulas, Lamonarchie catholique et les revenus épiscopaux... cit., p. 111.

202. R. Hyacinthe, L’ordre militaire de Saint-Lazare de Jérusalem...cit., p. 188 ; G. de Sibert, Histoire des ordres royaux hospitaliers-militaires... cit., p. 323. En 1578, François de Salviati parvientà un début de réforme de l’ordre hospitalier. La recherchedes titres et possessions lui permet de conserver une partiedes biens et de rénover la chapelle de Boigny, maison princi-pale de l’ordre de Saint-Lazare en France.

203. Du 21 avril 1571 au 19 octobre 1587, le grand-maître del’ordre de Santo Stefano est François Ier de Médicis, fils aînéde Côme de Médicis, né en 1541. Voir la liste des grands-maîtres héréditaires de l’ordre in H. C. Zeiniger, L’ordre sacréet militaire de saint Étienne, dans R. Bernardini, Il Sacro Mili-tare Ordine di Santo Stefano papa e martire. Ordine dinastico-familiare della casa Asburgo-Lorena, Pise, 1990, p. 137.

204. BNF, fr. 3321, fol. 7v-9v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà Ch. de Lorraine, Rome, [décembre 1574].

205. L. Cibrario, Précis historique des ordres religieux et militaires,p. 66. La seule obligation résidant dans le fait «de combattre

les ennemis du Saint-Siège et d’entretenir deux galères pourla défense du père commun des fidèles», la contrepartie estbien faible. La défense du Saint-Siège incombe naturelle-ment à tout catholique.

206. P. Josserand, Saint-Maurice, ordre de. . . cit., p. 823-824;R. Hyacinthe, L’ordre militaire de Saint-Lazare de Jérusalem...cit., p. 178. En 1573, deux galères sont affrétées à Nicecontre les pirates de la mer Tyrrhénienne.

207. Au moment de la fondation de l’ordre, en 1562, lescommendes de grâce et d’ancienneté prédominaient sur lescommendes de padronato, notamment sous la forme derentes viagères. D. Barsanti, Introduzione storica sullecommende dell’Ordine di Santo Stefano, dans Le commende del-l’ordine di Santo Stefano. Atti del convegno di studi. Pisa, 10-11maggio 1991, Pise, 1997 (Publicazioni degli archivi di Stato),p. 25-36.

208. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 382.

209. BNF, fr. 3321, fol. 11r-v. Copie d’une lettre de N. Boucheratà J. de Morvilliers, Rome, [janvier 1575].

présente un projet politique dangereux pour leclergé en tant qu’ordre. Déjà sensible sous Pie V, laméfiance romaine est encore accrue sous Gré-goire XIII, qui craint l’arbitraire des attributions201.

Un précédent ne plaide pas en faveur de laFrance : les guerres de religion ont laissé labranche française de l’ordre de Saint-Lazare enruine, malgré les efforts du grand-maître Françoisde Salviati, et cette organisation est tombéepresque entièrement dans la main du roi202. Il estprobable au surplus que l’expérience des autresinstitutions d’ordres de chevalerie, s’il a encouragéla cour de France à la création d’une nouvellemilice, a pesé à l’inverse dans la décision romaine.Écrivant au cardinal de Lorraine, Boucherat sou-ligne que la curie connaît de présent les effets desordres des chevaliers de Santo Stefano pour Flo-rence203 et des chevaliers de Saint-Lazare pour laSavoie. «Bien vous dirai-je que l’ordre de Saint-Louys est venu mal a propos pour les raisonscontenues esdites lettres, joint aussi que l’oncommance a trouver mevais les ordres de Fleu-ranse et de Savoye, et dit on publiquement quec’est la ruyne des eglises de l’un et l’autre estat,pour ce que les corps et possessions des benefices ysont incorporés, chose qui m’a esté ditte par undes premiers, plus riches et meilleures cervelles deceste court»204. Le mauvais exemple de l’ordresavoyard provient de ce que la bulle de Gré-goire XIII concédant la grande maîtrise des deuxordres au duc de Savoie l’autorise à prendre pos-session des biens de l’ordre de Saint-Lazare, «àl’exception des églises déjà réunies à d’autres et

des biens situés sur les domaines du roid’Espagne»205. De plus, l’ordre des Saints-Mau-rice-et-Lazare n’a pas joué de rôle militairemajeur, alors que les biens de l’ordre avaient étédonnés afin de servir à financer deux galèrescontre la piraterie ottomane206. Quant à l’ordre deSanto Stefano, il se distingue par l’importance descommendes de patronage, qui s’ajoutent auxcommendes de grâce et d’ancienneté et qui ontconnu un développement grevant les établisse-ments toscans207.

Ajouté à l’accumulation récente des conces-sions demandées par la cour de France, le coûtélevé des ordres établis peu auparavant peutdonner à la curie un motif raisonnable de croireque le projet présenté recèle de grands dangerspour le patrimoine ecclésiastique français. Certes,tous les membres de la cour de France ne sont pasprêts à vendre inconsidérément, comme le montrel’opposition de Morvillier à une liquidation enoctobre 1572208. Mais la conviction que la milicene soit un prétexte futur à de graves abus est plusforte que les bénéfices hypothétiques. «Pourdecider de cest affaire, je desirerois en eux plusd’experience des choses de la milice qu’il n’y en a,cela seroit cause qu’ils ne seroit si arrestés en leurspremiers opinions et relascheroient quelque chosede la severité de la loy, laquelle ils veulent suyvreavec toutte rigueur et en y a a[u]cuns de ceulx-laqui me demende quelle seureté peut donner le roypour ses successeurs qu’ilz observeront ce qu’ilpromet»209. Lorsque les intérêts cisterciens sontsaufs, Nicolas Boucherat épouse entièrement les

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210. P. Hurtubise, Correspondance du nonce en France Antonio MariaSalviati (1572-1578), I, p. 98. «Le Saint-Siège refusa net,convaincu qu’il ne s’agissait là que d’une nouvelle astucepour obtenir une aliénation, indirecte cette fois, de biensd’Église».

211. Voir l’échec de la mise en place d’une communauté de prièreautour de sa dynastie, qui s’explique par «l’inadaptation del’image royale qu’il entendait imposer à ses sujets».A. Tallon, Conscience nationale, p. 128-132, particulièrementp. 129.

212. I. Cloulas, Grégoire XIII et l’aliénation des biens du clergé... cit.,p. 400.

213. La réforme passe par la marginalisation du conseil d’État auprofit du conseil des affaires ou conseil secret, dont lesmembres sont directement attachés à la personne du roi etse réunissent de manière informelle. N. Le Roux, La faveurdu roi... cit., p. 336-353.

214. Ainsi le dimanche 9 octobre 1575, le roi ordonne une pro-cession générale à Paris, alors que la lutte contre les héré-tiques prend un tour difficile après la fuite de son frèreFrançois d’Alençon. Au cours de cette procession sont expo-

sées les reliques de la Sainte-Chapelle en présence de tousles seigneurs et officiers de la cour, mais non des dames,dont la présence empêche la dévotion. P. de L’Estoile,Registre-journal du règne de Henri III. Tome I (1574-1575), éd.M. Lazard et G. Schrenck, Genève, 1992, p. 204.

215. I. Cloulas, Correspondance du nonce en France Anselmo Dandino(1578-1581), Paris, 1970 (Acta nuntiaturae gallicae, 8),p. 200-201.

216. Lettre de Henri III à Grégoire XIII, Ollainville, 19 octobre1578, éditée par M. François in Lettres de Henri III, roi deFrance [...]. Tome IV : 11 mai 1578-7 avril 1580, Paris, 1984,p. 89-90.

217. M. François, Lettres de Henri III, roi de France, IV, p. 89, n. 2.218. Sur le déroulement de la négociation de 1578, voir

I. Cloulas, Correspondance du nonce en France Anselmo Dandino(1578-1581)... cit., p. 29-35. Au moment de sa nonciature,Dandino conserve dans ses papiers une copie non datée desstatuts de l’ordre de la Passion, qui sont attribués au défuntcardinal de Lorraine et qui se trouvent aujourd’hui in BNF,NAF 3560, fol. 1r-21v.

vues du roi, désirant négocier avec des prélatsmoins sévères à l’endroit des intentions françaises.Mais la France manque de crédit, et Rome ne croitpas aux promesses de la cour.

Alors que le duc de Savoie avait mis de longsmois, par l’intermédiaire de son ambassadeurVincent Parpaille, pour obtenir la création et l’ap-probation de son ordre, la mission de l’abbé deCîteaux se conclut par un échec patent210. La déci-sion de Grégoire XIII n’affecte pas la grâce propreau sacre du roi de France, mais le refus de l’aug-menter par la sanction pontificale d’un nouvelordre de chevalerie laisse Henri III désappointé.Cette négociation précipitée et son caractère ina-bouti ne sont qu’un rouage parmi d’autres de lamécanique romano-française, qui se grippe avecune régularité de métronome. L’échec de cettemission prive le roi à la fois d’un instrument pres-tigieux dans la reprise en main de la noblesse et ducapital symbolique attaché aux ordres. Cetinsuccès est le premier d’une longue série dans lapolitique ecclésiastique de Henri III, qui se placedans un rôle presque sacerdotal, mais peine àimposer ses initiatives en faveur d’une nouvellereligion royale211. Toutefois, l’avancement des pro-jets royaux, du cardinal de Lorraine et de quelquesmembres du conseil, se lit en dépit de l’insuccès.Ce projet plus vaste peut être résumé par la for-mule d’Ivan Cloulas : «assurer le paiement d’unemilice de soldats dévoués au roi les mettant enpossession de revenus ecclésiastiques», et c’estpourquoi «le nonce à la cour, le pape à Rome, sont

assiégés de sollicitations en vue d’obtenir l’éta-blissement de commendes sur le temporel duclergé»212. Malgré les difficultés initiales, le roientend réorganiser efficacement le gouvernementroyal, renouvelant son entourage et écartant lesanciens dignitaires213. Pour atteindre son pleineffet, cette réforme doit s’établir sur des revenusfinanciers solides qui font défaut à la monarchie.

Dues au caractère opiniâtre de Henri III, denouvelles pressions sont inlassablement exercéesau long de l’année 1575 et de nouvellesdémarches sur les biens-fonds ecclésiastiques sontentamées en 1576. Dans une logique de consolida-tion étatique difficile, le roi, qui continue à exciperde sa dévotion envers les reliques de la Passion214,n’abandonne pas le projet de 1574 et veut rassem-bler la noblesse de cour autour de sa personne, fai-sant appel à une mystique religieuse. Les syndicsdu clergé de France sont en alarme encore à l’été1578, lorsque le roi formule un nouveau projetd’ordre de chevalerie, présenté à Grégoire XIII parl’abbé de Birague215. Certes le nom a changé, car lamilice a dorénavant pour nom «unne ordre duSeinct-Esprit, pour le bonheur que an ladicte festej’ai acquys de deus royaumes tres beaus, l’unellectif et l’autre successif»216. Cependant, le finan-cement escompté est du même ordre, puisque leroi demande une subvention annuelle de 200 000écus à prendre sur les bénéfices de France217. Pourles mêmes raisons qu’en 1575, le pape refuse d’ap-prouver l’établissement d’une nouvelle charge surle clergé français218. Anticipant le rejet de sa

Le pape, le roi et l’abbé218 Bertrand MARCEAU

219. D’autres financements sont trouvés, comme celui de 1581,qui consiste dans «le cinquieme des dons au dessus de 200ecus en argent comptant et des deniers provenans desaubeynes, confiscations, lots et ventes, rachapts et autresdroits et devoirs seigneuriaux», in BNF, Clairambault 1231,fol. 126r.

220. La composante religieuse de la milice entourant le roi estprimordiale. Les «chevaliers munis du sainct Esprit» sont«comme frere des roys, en la grande confrarie», suivantl’avertissement donné en 1579 par Guillaume Postel :«Prenez garde qu’en vous la foy point ne varie, / Car Jesusest la sus plus que ne pensez fort, / Vous pouvant tousdamner et sans vous faire tort». Cité par F. Secret, De quel-ques courants prophétiques et religieux sous le règne de Henri III,dans Revue de l’histoire des religions, 172, no 1, 1967, p. 2.

221. Les premiers titulaires sont des grands officiers de la cou-ronne, des membres du conseil ou des maréchaux. J. Bou-cher, L’ordre du Saint-Esprit... cit., p. 139. Voir le serment descardinaux et des prélats in BNF, NAF 3560, fol. 88r.

222. BNF, Clairambault 1231, fol. 3r-v.223. Dans une lettre de Dandino au cardinal de Côme, il est ques-

tion que l’abbé de Cîteaux, de concert avec l’abbé général dePrémontré Jean Despruets (1572-1596), puisse obtenirl’ordre du Saint-Esprit. Lettre du nonce Dandino au cardinal

Tolomeo Galli, Paris, 3 janvier 1580, éditée par I. Cloulas,Correspondance du nonce en France Anselmo Dandino (1578-1581)... cit., p. 573-576.

224. Le roi ne cite pas dans sa plainte l’ordre de Savoie, peut-êtreen raison des liens familiaux d’Emmanuel-Philibert avec lamaison de France. L’épouse du duc de Savoie est en effetMarguerite de France, sœur de Henri II et tante deHenri III. Le roi a eu l’occasion de la rencontrer à Turin enaoût 1574, lors de son voyage de retour de Pologne.

225. Lettre de Henri III à d’Albain, son ambassadeur à Rome,Paris, 22 décembre 1578, éditée par M. François dans Lettresde Henri III, roi de France, IV, p. 121-122. On trouve ici unécho de «la certitude que la France est le pays le plus catho-lique qui soit, celui qui porte le plus grand respect au Siègeapostolique, lequel a envers lui d’immenses obligations»,selon le mot d’A. Tallon, Conscience nationale... cit., p. 282.

226. Les Cisterciens ont particulièrement souffert des affronte-ments consécutifs à la Réforme. En sécularisant les monas-tères d’Angleterre, la réforme anglicane a par exempleamputé l’ordre de dizaines de monastères.

227. En raison «des conditions peu favorables au développementrégulier d’une politique de nominations épiscopales cohé-rente et suivie», «les familles habituées à fournir l’épiscopatdu régime de la Pragmatique se rétablissent sur certains

demande, le roi n’attend pas la réponse pontificaleet se résout en décembre 1578 à établir l’ordre duSaint-Esprit, sans le financement prévu à l’ori-gine219. Limité à cent chevaliers, le nouvel ordre seréunit en conseil politico-religieux220 au service dusouverain, qui récompense et gratifie ses fidèles221.Le 31 décembre 1578, la première promotioncomprend notamment Louis II de Lorraine, car-dinal de Guise, archevêque et duc de Reims222,neveu de celui qui aurait pu faire aboutir la pre-mière demande. Le roi ne tint pas rigueur à Bou-cherat d’avoir échoué dans la mission confiée,puisqu’il songea quelque temps plus tard à luiaccorder l’ordre du Saint-Esprit223. Mais il euttoute occasion de se «doulloir d’estre refusé dechose qui a esté cy-devant et pour mesme occa-sion accordée non seullement tres volontiers maisavec prieres à d’autres princes d’Italie, et speciale-ment au duc de Florence pour l’institution del’ordre de Sainct-Estienne224, qui n’ont toutesfoisjamais faict tant de service au Sainct-Siege»225.

À la lecture de cette correspondance diploma-tique, Nicolas Boucherat apparaît comme formel-lement au service du roi de France, à l’interface dela diplomatie officielle et de la diplomatie ecclé-siastique, servant le projet des conseillers etjuristes royaux pour financer et organiser lesbesoins militaires de la monarchie. Toutefois, leslettres à Lorraine le montrent dégagé des conflitspropres à la sphère royale, peu mêlé aux jeuxcuriaux et sans doute peu intéressé au succès de la

négociation qu’il mène. Il n’est pas douteux que,en dépit des formules d’usage, l’abbé ne served’abord son intérêt particulier, à savoir celui deson ordre. Homme du XVIe siècle, ayant vécu ledéchirement de la chrétienté qui a durablementaffecté l’ordre de Cîteaux226, Boucherat raisonne àl’échelle de la chrétienté catholique, dont le centreest à Rome, et non pas dans une logique nationale.La ligne d’équilibre qu’il doit tenir entre leslogiques royales et pontificales est précaire, et sesqualités diplomatiques lui permettent deconserver une large autonomie tout en négociantau nom du roi.

En dépit de ce qu’affirme l’abbé de Cîteauxdans ses lettres, il est donc permis de s’interrogersur la qualité de son engagement au service du roi.Si à titre personnel un succès aurait renforcé sesliens avec la cour, sa fonction le pousse plus sûre-ment à une forme de front commun avec le clergéséculier, qui profite de la faiblesse du pouvoir tem-porel pour s’émanciper. Le processus de nomina-tion des évêques atteste de l’indépendancerenouvelée du corps épiscopal sous le règne deHenri III. Ainsi les évêques nommés entre 1573 et1589 sont-ils pour moitié nés dans la provinceecclésiastique de leur futur diocèse, tandis que lesnominations épiscopales sous François Ier etHenri II avaient réussi à briser les liens entre lanoblesse provinciale et les sièges diocésainslocaux227. Le clergé séculier ne paie plus que par-tiellement les décimes, à tel point que la grève des

219

sièges ou s’y maintiennent» sous le règne de Henri III.M. Péronnet, Les nominations épiscopales sous Henri III, dansR. Sauzet (dir.), Henri III et son temps, Paris, 1992, p. 290.

228. C. Michaud, «La recette générale du clergé», p. 171. «Noussommes bien en face d’une grève fiscale délibérée», jusqu’àla négociation et l’effacement d’une partie des dettes, puisl’établissement du nouveau contrat de Melun le 20 février1580, peu avant la fermeture de l’assemblée du clergé.

229. Cité par H. Drouot, La première Ligue en Bourgogne et les débuts deMayenne (1574-1579). Notes, Dijon, 1937 (Études bourgui-gnonnes sur le XVIe siècle), p. 138. Sur la défense des privilègesde la province dans le discours de Boucherat et l’agitationsociale en Bourgogne à cette époque, voir ibid., p. 160-164.

230. P. Chevallier, Henri III, roi shakespearien... cit., p. 510. LesÉtats provinciaux d’Auvergne, de Normandie et de Bour-gogne protestent contre l’accroissement de la charge fiscale.L’abbé de Cîteaux cite Roboam, fils de Salomon, qui avaitperdu l’obéissance des dix tribus d’Israël, comme exempledes erreurs d’une mauvaise gestion royale.

231. Bibliothèque municipale de Dijon, ms. 3183, fol. 66v. C’estune main postérieure qui a ajouté ce commentaire aumanuscrit autographe de Nicolas Boucherat, relié en vélin,qui conserve la harangue de Rouen aux folios 50r-66v.

232. J. Boucher, Société et mentalités autour de Henri III... cit.,p. 42-48.

paiements est massive dans les années 1576-1579,car la période de dix ans prévue par le contrat dePoissy de 1567 approche de son terme228. Le reculde l’influence de la monarchie sur l’ordre ecclé-siastique, séculier comme régulier, est net.

Si l’habileté est sans doute un trait propre aucaractère de Boucherat, qui sait user avec subtilitédes habitudes romaines pour pousser son avan-tage, la capacité à conserver aux monastères cis-terciens leurs privilèges antiques s’explique enconséquence par la faiblesse du pouvoir royal.Dans la capitale de la Chrétienté catholique, lespositions françaises sont en recul, car la France nefinance plus ses cardinaux et ne dispose pas d’unefaction solide. Dans son royaume, confronté à lapénurie d’argent, Henri III exerce avec précaritéses fonctions régaliennes. En juin 1578, devant leroi et au nom des États de Bourgogne, Nicolas

Boucherat est choisi comme orateur pour pro-noncer les remontrances en faveur de la diminu-tion des impôts. Imitant les propos attribués àTibère, l’abbé rappelle opportunément que lacharge du pasteur «est de tondre son troupeau etnon point de l’escorcher»229, provoquant lemécontentement circonstancié de Henri III230.Néanmoins, ces remontrances furent prononcées«avec tant de grace et de vehemence que le roy ditde luy, au sortir de la, que cette pie avoit bienparlé & qu’il avoit pris plaisir a l’entendre»231. Sil’on ne doute pas de la vigueur du discours devantle roi Henri III, lui-même orateur remarquable232,l’éloquence de l’abbé de Cîteaux devant Gré-goire XIII quelques années auparavant apparaîtplus douteuse : la défense des projets royaux luiinspira un zèle moins appuyé, peut-être volon-tairement.

Bertrand MARCEAU


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