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Le procès posthume du pape Boniface VIII

Date post: 28-Nov-2023
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1 Séminaire d’histoire médiévale 2015-2016 (Bachelor) Les procès politiques au Moyen Âge Trahison, rébellion, scandale, lèse-majesté et hérésie d’État Séance du 14 octobre 2015 Sous la responsabilité de Mme Martine Ostorero (professeure associée) Abbet Sébastien Grossenbacher Sven Le procès posthume intenté au pape Boniface VIII par Philippe IV le Bel (1303-1311) I. Introduction Au matin du 7 septembre 1303, à Anagni, localité proche de Rome où le pape Boniface VIII (r.1294-1303) se trouvait en villégiature, des hommes armés franchissent les portes de la ville. Dirigés par Giacomo Sciarra Colonna (1270-1329), membre de l’une des plus grandes familles de l’aristocratie romaine, qui est depuis longtemps en conflit avec le pape, et Guillaume de Nogaret (1260-1313), légiste en mission pour le roi de France, Philippe IV le Bel (r.1285-1314), les soldats se dirigent vers la résidence du pape et se préparent à l’attaquer. Au bout de quelques heures, ils le font prisonnier et menacent de le tuer. Après un moment de flottement, la population de la ville libère «son» pape (il y est né en 1230 et sa famille en est originaire), le 9 septembre. Après avoir pardonné aux auteurs de cet attentat, peu après être rentré à Rome, dans la nuit du 11 au 12 octobre, Boniface VIII meurt. L’épisode violent de septembre 1303, connu sous le nom «d’attentat d’Anagni», est jugé digne pour certains historiens de figurer parmi «les journées qui ont fait la France» 1 . Comment l’expliquer? En juin 1303, Boniface VIII a été accusé publiquement, lors d’une réunion publique qui s’est tenue au Louvre en présence du roi de France et de son entourage, d’hérésie, de sodomie et de pratiques démoniaques. Il fallait donc «venir au secours de l’Église» 2 en se débarrassant du pape, ce qui ne pouvait être fait qu’en convoquant un concile, seule autorité pouvant le déposer. C’est pour y contraindre le pape que Nogaret se rend en Italie, où il doit prendre de vitesse le pape pour l’empêcher de riposter en excommuniant le roi. La libération du pape, puis sa mort, empêchera la réalisation de ce dessein. Les accusations ne sont toutefois pas levées: un procès, qui connaîtra plusieurs phases, sera engagé par Clément V (r.1305-1314), entre 1308 et 1311, contre la mémoire de Boniface VIII pour établir la «vérité» de celles-ci. L’attentat et le procès ne constituent cependant que le point culminant d’un conflit entre la papauté et le royaume de France, engagé peu après l’ascension de Boniface VIII au trône de Saint-Pierre. Au-delà de son déroulement concret, ce conflit, qui eut deux moments distincts, le premier en 1296-97, le second à partir de 1301, avait trois enjeux, déjà anciens: «la concurrence que se font les justices ecclésiastiques et laïques, la collation des bénéfices, la décime» 3 . En d’autres termes, il portait sur les frontières et l’étendue des pouvoirs royaux et pontificaux (ce dernier sur le territoire français); le contrôle de l’attribution de postes au sein de l’institution ecclésiale, avec les revenus financiers que cela supposait (notamment les annates, impôt perçu par le pape lors de la première année d’occupation d’un siège) ainsi que la taxation et la destination finale des recettes d’une part significative des revenus du clergé (décime signifiant la dixième part, cet impôt avait été créé à l’origine comme contribution du clergé aux croisades, il a ensuite été utilisé à d’autres finalités). 1 DE THIEULLOY, Guillaume, 7 septembre 1303. Le pape et le roi. Anagni, Paris: Gallimard, 2010 (coll. Les journées qui ont fait la France). 2 FAVIER, Jean, Philippe le Bel, Paris: Fayard, 1978, p. 376. 3 Ibid., p. 254.
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Séminaire d’histoire médiévale 2015-2016 (Bachelor) Les procès politiques au Moyen Âge Trahison, rébellion, scandale, lèse-majesté et hérésie d’État Séance du 14 octobre 2015 Sous la responsabilité de Mme Martine Ostorero (professeure associée) Abbet Sébastien Grossenbacher Sven

Le procès posthume intenté au pape Boniface VIII par Philippe IV le Bel (1303-1311) I. Introduction

Au matin du 7 septembre 1303, à Anagni, localité proche de Rome où le pape Boniface VIII (r.1294-1303) se trouvait en villégiature, des hommes armés franchissent les portes de la ville. Dirigés par Giacomo Sciarra Colonna (1270-1329), membre de l’une des plus grandes familles de l’aristocratie romaine, qui est depuis longtemps en conflit avec le pape, et Guillaume de Nogaret (1260-1313), légiste en mission pour le roi de France, Philippe IV le Bel (r.1285-1314), les soldats se dirigent vers la résidence du pape et se préparent à l’attaquer. Au bout de quelques heures, ils le font prisonnier et menacent de le tuer. Après un moment de flottement, la population de la ville libère «son» pape (il y est né en 1230 et sa famille en est originaire), le 9 septembre. Après avoir pardonné aux auteurs de cet attentat, peu après être rentré à Rome, dans la nuit du 11 au 12 octobre, Boniface VIII meurt.

L’épisode violent de septembre 1303, connu sous le nom «d’attentat d’Anagni», est jugé digne pour certains historiens de figurer parmi «les journées qui ont fait la France»1. Comment l’expliquer? En juin 1303, Boniface VIII a été accusé publiquement, lors d’une réunion publique qui s’est tenue au Louvre en présence du roi de France et de son entourage, d’hérésie, de sodomie et de pratiques démoniaques. Il fallait donc «venir au secours de l’Église»2 en se débarrassant du pape, ce qui ne pouvait être fait qu’en convoquant un concile, seule autorité pouvant le déposer. C’est pour y contraindre le pape que Nogaret se rend en Italie, où il doit prendre de vitesse le pape pour l’empêcher de riposter en excommuniant le roi. La libération du pape, puis sa mort, empêchera la réalisation de ce dessein. Les accusations ne sont toutefois pas levées: un procès, qui connaîtra plusieurs phases, sera engagé par Clément V (r.1305-1314), entre 1308 et 1311, contre la mémoire de Boniface VIII pour établir la «vérité» de celles-ci.

L’attentat et le procès ne constituent cependant que le point culminant d’un conflit entre la

papauté et le royaume de France, engagé peu après l’ascension de Boniface VIII au trône de Saint-Pierre. Au-delà de son déroulement concret, ce conflit, qui eut deux moments distincts, le premier en 1296-97, le second à partir de 1301, avait trois enjeux, déjà anciens: «la concurrence que se font les justices ecclésiastiques et laïques, la collation des bénéfices, la décime»3. En d’autres termes, il portait sur les frontières et l’étendue des pouvoirs royaux et pontificaux (ce dernier sur le territoire français); le contrôle de l’attribution de postes au sein de l’institution ecclésiale, avec les revenus financiers que cela supposait (notamment les annates, impôt perçu par le pape lors de la première année d’occupation d’un siège) ainsi que la taxation et la destination finale des recettes d’une part significative des revenus du clergé (décime signifiant la dixième part, cet impôt avait été créé à l’origine comme contribution du clergé aux croisades, il a ensuite été utilisé à d’autres finalités).

1DE THIEULLOY, Guillaume, 7 septembre 1303. Le pape et le roi. Anagni, Paris: Gallimard, 2010 (coll. Les journées qui ont fait la France). 2FAVIER, Jean, Philippe le Bel, Paris: Fayard, 1978, p. 376. 3Ibid., p. 254.

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Les frictions entre la papauté et les administrations royales naissantes étaient nombreuses autour de ces questions depuis la consolidation du pouvoir de la hiérarchie pontificale dès le XIIe siècle4. Ce qui, dans ce cas, le rend particulièrement grave, à l’instar de ce qui s’était passé lors de ladite «Querelle du Sacerdoce et de l’Empire», c’est que le conflit s’élève sur le plan des principes. Deux pouvoirs, «deux principes de légitimation antagonistes»5, s’affrontent. D’un côté, la prétention «théocratique»6 du pouvoir temporel qui affirme sa prééminence sur le pouvoir temporel. «Je t’ai constitué au-dessus des rois et des royaumes» citera, en modifiant la traduction biblique, Boniface dans une bulle (Ausculta, fili en 1301) adressée au roi de France7. Ce à quoi, de l’autre, Pierre Flote, légiste du roi, répondra: «le roi n’a pas de supérieur au temporel, le monde entier le sait»8.

Deux principes inconciliables dont l’affrontement mènera à une escalade entre les deux pouvoirs

s’estimant détenteurs d’un pouvoir supérieur (toutefois sans jamais que l’une en vienne à priver entièrement l’autre de ses spécificités, interprétées différemment). Plus, alors que l’affrontement entre les papes et les empereurs, quelques décennies auparavant, avait été l’occasion d’une appropriation et d’une reformulation par la papauté du principe impérial, les différends entre Philippe le Bel et Boniface VIII sera le théâtre d’un «formidable retournement: capter au profit du roi, au détriment des prérogatives pontificales, les attributs politico-religieux de la théocratie romaine»9.

La dynamique de ce conflit, ses étapes, sa culmination en un procès inédit, posthume, d’un pape,

entre autres pour hérésie, sera l’objet de ce travail: quelle était la nécessité d’engager un procès? À quoi répondait-il? Quels ont été les arguments sur lesquels les deux pouvoirs se sont appuyés pour se légitimer et se justifier? Quelle est la place du grief d’hérésie dans la série d’accusations portée contre le pape (sodomie, idolâtrie, illégitimité, pratiques magiques, etc.)? La papauté avait-elle les moyens d’imposer sa politique «théocratique»? L’expansion de bureaucraties, autant de l’État royal français que de la papauté, ne rend-elle pas partiellement compte de la force de ce conflit?

4Voir, notamment, THERY, Julien, «Le triomphe de la théocratie pontificale, du IIIe concile du Latran au pontificat de Boniface VIII (1179-1303)» in Marie Madeleine DE CEVINS et Jean-Michel MATZ, Structures et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occident latin (1179-1449), Presses Universitaires de Rennes: Rennes, 2010, p. 17-31. 5 BOUCHERON, Patrick, «L’affaire Boniface VIII», dans Affaires, scandales et grandes causes, de Socrate à Pinochet, sous la dir. De L. BOLTANSKI, E. CLAVERIE, N. OFFENSTADT, S. VAN DAMME, Paris: Stock, 2007, p. 125. 6THERY, Julien, «Le triomphe de la théocratie pontificale, du IIIe concile du Latran au pontificat de Boniface VIII (1179-1303)», p. 17-18, précise: «la notion de “théocratie” est parfaitement adéquate pour désigner la période, si l’on comprend bien que les papes n’ont jamais prétendu à une fusion entre leurs mains des deux pouvoirs spirituel et temporel (fusion qui a pu caractériser des formules théocratiques différentes en d’autres temps et d’autres lieux). Le Siège apostolique s’est efforcé, en revanche, d’imposer l’autorité du “glaive spirituel” sur le “glaive temporel”. On peut aussi bien parler de “hiérocratie”, c’est-à-dire de gouvernement supérieur par les détenteurs du sacré.» 7 Voir le chapitre qui porte ce titre dans PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, Boniface VIII, un pape hérétique?, Paris: Payot, 2003, p. 299-325. 8 Ibid., p. 311. 9 THERY, Julien, «Le pionnier de la théocratie royale. Guillaume de Nogaret et les conflits de Philippe le Bel avec la papauté» dans Un Languedocien au service de la monarchie capétienne, sous la dir. de MOREAU, Bernard, Nîmes: Lucie Editions, 2012, p. 106.

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II. Les deux différends10 entre le royaume de France et la papauté Le premier différend et le conflit avec les Colonna Le procès posthume contre la mémoire du pape Boniface VIII ne peut se comprendre sans l’inscrire dans le contexte du conflit qui l’opposa au royaume de France. Cette partie brossera les grandes étapes de cet affrontement, qui connut deux phases distinctes et s’acheva par l’attentat d’Anagni et la mort du pape. C’est une véritable escalade qui s’engagea entre les deux pouvoirs, à coups de bulles11, du côté du Siège Apostolique, d’interdictions aux prélats de quitter le royaume sous peine de mort et de répliques cinglantes, du côté du roi de France et de ses légistes. D’un côté, la volonté «d’arracher à Boniface VIII une reconnaissance de la juridiction suprême du roi sur tous ces sujets, y compris sur les membres de la haute hiérarchie ecclésiastique – c’est-à-dire une reconnaissance de la supériorité absolue du roi sur le pape à l’intérieur du royaume»12, de l’autre l’assertion de la suprématie pontificale sur le pouvoir temporel. L’affirmation réciproque de deux principes de pouvoir qui s’excluaient l’un de l’autre ne pouvait qu’aboutir à un clash.

Les attaques françaises contre le pape se sont nourries d’un autre conflit, celui qui opposa

Boniface VIII, peu après son élection, à une puissante famille aristocratique d’Italie centrale, les Colonna13. Cette dernière, qui était présente au Sacré Collège avec deux cardinaux (Giacomo et Pietro), avait des démêlés d’ordre patrimonial avec la famille du pape, les Caetani. Ces familles de «barons et cardinaux», au nombre desquelles il faudrait ajouter, entre autres, les Orsini, exerçaient «une domination sociale […] accomplie dans sa brutale simplicité et dans son évidente nudité […] dans la Rome du Trecento»14. Le 3 mai 1297, les Colonna, en s’emparant d’un trésor que le neveu du pape transférait d’Anagni à Rome, offrirent un casus belli de choix au souverain pontife. Celui-ci somma non seulement à la famille de restituer les sommes volées mais il exigea qu’elle lui remette certaines de ses places fortes ainsi que l’auteur du vol. Les Colonna ne satisfirent qu’à la première demande. Avant que le pape ne dépose les deux cardinaux membres de la famille, présentés comme des ennemis de l’Église, ils diffusèrent un manifeste dans lequel ils dénonçaient l’illégitimité du pape et appelaient à la convocation d’un concile général. Boniface VIII réagit par la publication d’une bulle, intitulée In excelso throno, le 10 mai, par laquelle il excommuniait les membres les plus éminents de la famille et requérait la saisie de leurs biens. Une véritable guerre s’ensuivit en juin 1297, laquelle culmina par la promulgation, le 14 décembre, d’une croisade. En octobre 1298, les Colonna capitulèrent, le pape, pour couronner son triomphe, fera raser, l’année suivante, Palestrina, siège de la famille. Cela ne constituera toutefois pas le terme du conflit car les Colonna s’allieront plus tard avec Guillaume de Nogaret, légiste du roi de France présent en Italie, pour commettre «l’attentat d’Anagni». En outre, les accusations que les Colonna lancèrent contre le pape dès 1297 seront reprises et amplifiées dans les réquisitoires des légistes français cinq ans plus tard. On peut même dire qu’elles constitueront la matrice sur laquelle se grefferont de nouvelles.

Le premier différend entre le royaume de France et le pontificat est toutefois antérieur à cet

épisode, puisqu’il s’acheva formellement à l’été 129715. Son objet était d’ordre financier et sur la reconnaissance du pouvoir papal à l’extérieur des territoires pontificaux. Les rois de France et

10 Le terme de différend apparaît dans le titre de l’ouvrage du bibliothécaire et érudit Pierre Dupuy (1582-1651), qui s’était chargé de l’édition et de la publication du «trésor des Chartes», publié après sa mort en 1655 sous le titre Histoire du différend d’entre le pape Boniface VIII et Philippes le Bel, roy de France. Le terme est repris par plusieurs historiens sur lesquels nous nous sommes appuyés. 11 Rappelons qu’une bulle est d’abord «un sceau ou cachet le plus souvent de forme ronde, attaché à un acte ou accompagnant un pli pour en garantir l’authenticité », il désigne plus largement un «décret muni d’un sceau ou d’un cachet». Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’un «décret du pape plus développé que le bref; décision du pape sur des matières importantes et rédigée en forme solennelle» (définitions du Trésor de la langue française, www.cnrtl.fr (Centre national de ressources textuelles et lexicographiques). 12 THERY, Julien, «Philippe le Bel, pape en son royaume» in Dieu et la politique. Le défit laïque, L’Histoire, numéro 289, 2004, p. 15. 13 Sur cet épisode, voir DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 163-181 et PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 159-223. 14 BOUCHERON, Patrick, art. cit., p. 118. 15 Sur le premier différend, voir DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 118-146; PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 139-154; FAVIER, Jean, op. cit., p. 272-286.

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d’Angleterre, en guerre l’un contre l’autre, avaient besoin d’argent pour entretenir leurs armées, raison pour laquelle ils avaient levé un impôt sur le clergé de leur pays respectif: la décime. Il s’agissait à l’origine d’une «imposition établie par le pape sur les temporels ecclésiastiques à titre exceptionnel et pour financer la Croisade. […] La décime est, comme son nom l’indique (décima signifie aussi dîme), un impôt égal au dixième du revenu net»16. Puis, cet impôt avait été à plusieurs reprises levé à d’autres fins que la préparation et la conduite de la croisade, les États naissants pouvant difficilement se passer de la source de revenus que représentait le clergé. En 1294, Philippe IV le Bel avait convoqué, pour éviter de risquer un refus d’un concile «national», plusieurs conciles provinciaux qui acceptèrent de contribuer.

Lorsque, en janvier 1296, le roi exigea une contribution supplémentaire, un impôt général du

cinquantième, le clergé protesta et en appela au pape. Comme le roi d’Angleterre faisait de même, si Boniface VIII «ne réagissait pas, l’usage allait s’établir de négociations directions entre les souverains et les conciles locaux. Que resterait-il, alors, de l’autorité romaine en la matière?»17Il agit donc en envoyant une décrétale18, Clericis laïcos, sur le contenu de laquelle nous reviendrons, aux membres du clergé lui permettant de refuser de nouveaux subsides en s’abritant sous la protection papale. Datée du 25 février, elle fut envoyée aux légats pontificaux fin avril 1296 pour qu’elle soit publiée immédiatement. Le contexte complexe du conflit anglo-français et la volonté de médiation du pontificat en retardèrent la publication: la décrétale était également vue par le pape comme moyen de pression pour contraindre à des négociations. Devant l’absence de progrès en direction d’une trêve, le pape enjoignit, le 18 août, ses légats en Angleterre et en France de la publier. Il ne pouvait savoir que le jour précédent Philippe le Bel prit des mesures drastiques: l’interdiction des mouvements d’argent et d’or, ainsi que des armes, hors de France sans son accord. Le roi faisait croire que la mesure était d’ordre générale alors qu’il visait la papauté dans ses finances et sa politique «internationale», car cette décision non seulement empêcha au Siège Apostolique de recevoir des sommes indispensables à son fonctionnement, mais elle mettait aussi en péril la conclusion d’une paix entre les royaumes d’Aragon et de Naples sous l’égide du pape.

La réponse ne se fit pas attendre: le 20 septembre 1296 Boniface VIII fulmina une bulle, Ineffabilis

amor, dans laquelle il menaçait le roi de lui retirer son soutien, ce qui affaiblirait fortement le royaume de France en cette période tendue. Fin novembre, Philippe IV reçut la bulle et accepta que la décime soit levée. C’est aussi que les négociations diplomatiques avec le royaume d’Aragon, qui progressaient et exigeaient d’importantes sommes d’argent, étaient aussi dans l’intérêt du roi de France: le roi de Naples, Charles II d’Anjou, appartenait à la famille royale. Le 7 février, le pape fit d’importantes concessions par rapport aux dispositions contenues dans Clericis laïcos: «il était désormais permis aux officiers du roi de requérir amicalement, et aux prélats d’accorder individuellement, des dons et des prêts, mais sur une base volontaire et sans coercition, une telle concession ne pouvait être considérée comme une exaction ou une quote-part des revenus»19. Le pape rappelait cependant que le roi n’avait aucun droit d’empêcher les communications entre les prélats et le Siège Apostolique en fermant les frontières. La réconciliation sera formalisée fin juillet 1297 par deux bulles, Noveritis nos et Etsi de statu, qui donnaient entière satisfaction au roi de France. La canonisation de Louis IX, le grand-père de Philippe le Bel, mort à la croisade devant Tunis en 1270, le 11 août scellera la «réconciliation». Clericis laïcos et les arguments régalistes

Ce premier différend vit apparaître certains traits qui éclateront avec encore plus de force lors du second, à partir de 1301. L’enjeu portait ici sur les immunités fiscales du clergé: l’impossibilité de taxer ce dernier sans obtenir l’autorisation du pape. Ce n’était pas un conflit nouveau, mais, s’élevant au rang des principes, il eut un relief particulier. De plus, il fut l’occasion de la diffusion d’idées régalistes qui, si elles n’étaient apparemment pas directement celles du roi, reflétaient ses motivations. Des pamphlets comme le Dialogue 16 FAVIER, Jean, entrée «décime», Dictionnaire du Moyen-Age, sous la dir. de GAUVARD, Claude, DE LIBERA, Alain, ZINK, Michel, Paris: PUF, 2002, p. 393. Voir également, du même auteur, l’entrée suivante: «décime (Affaire de la)». 17FAVIER, Jean, op. cit., p. 273.18 Définition du Trésor de la langue française, www.cnrtl.fr (Centre national de ressources textuelles et lexicographiques) «Ordonnance ou constitution des papes, ayant une portée générale pour l'Église ou une notable partie, et faite en réponse à des demandes ou consultations.» 19PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 149.

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du clerc et du chevalier (1296) offrent une indication de ce qui sous-tendait le différend et qui viendra au premier plan lors du second différend: l’étendue et les contours respectifs des pouvoirs temporels et spirituels. On est là en présence de balbutiements d’un recours à «l’opinion public»20 et de sa manipulation. Raison pour laquelle il convient de s’arrêter sur les arguments en présence. Tout d’abord, ceux exprimés par la décrétale Clericis laïcos21.

Nous, donc, voulant obvier à de tels actes iniques [l’imposition ou la spoliation des revenus ecclésiastiques], statuons avec l’autorité apostolique et sur le conseil de nos frères, que tout prélat, ecclésiastique, religieux ou séculier, de quelque ordre, condition ou état que ce soit, qui paierait, promettrait ou consentirait à payer plus tard à des laïques des impôts ou des tailles, décime, vingtième ou centième des revenus ou des biens qui lui appartiendraient ou appartiendraient à l’Église – ou toute autre quantité, proportion ou quotité de ces mêmes biens ou revenus, liées à leur estimation ou à leur valeur –, sous le nom d’aide, d’assistance, de subvention, de subvention, de subside, de don, ou sous tout autre nom, sans l’autorisation de ce même Siège apostolique; et aussi que tout empereur, roi ou prince, duc, comte ou baron, podestat, capitaine, officier ou seigneur, quel que soit son titre, de cité, de château ou de n’importe quel autre lieu, où que ce soit ; que toute personne, quels que soient sa dignité, sa condition ou son état, qui imposerait, exigerait ou recevrait de telles sommes soit auprès des temples sacrés des églises, soit auprès des clercs, arrêterait, saisirait, manderait que l’on saisît, ou recevrait de tels biens réquisitionnés, saisis ou confisqués ; et encore que tous ceux qui sciemment prêteront à de telles opérations aide, conseil ou faveur, secrètement ou en public, encourent pour cette raison la sentence d’excommunication. Ce texte ne visait pas explicitement le roi de France, il était toutefois clair que, selon le pape, «les

biens ecclésiastiques appartenaient en droit à l’Église et, en dernier ressort, au pontife romain. Les laïques encourraient l’excommunication s’ils tentaient de taxer les biens ecclésiastiques et les clercs avaient interdiction formelle d’accepter de telles contributions, fût-ce sous la forme d’un “don gratuit”. Cette prohibition concernait clairement le patrimoine personnel ou familial des clercs […]22.» Il s’agissait là d’un point hautement litigieux: s’il était souvent admis que les biens strictement liés à l’Église lui revenaient de droit, il n’en allait pas de même en ce qui concerne l’éventuel patrimoine des clercs. La décrétale considérait l’imposition comme «une des formes de la servitude. Pas plus que le noble, le clerc ne pouvait y être soumis»23. Ce qui s’opposait frontalement à la vision royale, laquelle pouvait se résumer ainsi: «le clergé n’est qu’un corps au sein de la communauté du royaume, et rien ne saurait dispenser ce corps d’assumer sa part du fardeau commun: il profite bien, comme les autres, de la paix et de la justice dont la force de l’État garantit à chacun le bénéfice24.» Si les clercs ne participaient pas à la défense du royaume, serait-ce par l’imposition puisqu’ils ne pouvaient combattre, ils risquaient d’être privés de protection. C’est cette argumentation qui sera reprise par ce que l’historien Jean Favier appelle la littérature régaliste25. En marge du pouvoir royal, mais probablement avec sa bienveillance, des écrits insistant sur une division claire des prérogatives papales et royales, fournissant des arguments quant à la légitimité du pouvoir royal. Le Dialogue que nous avons mentionné offre des passages à cet égard significatif, qui permet, peut-être de manière grossière, de bien saisir les enjeux de ce conflit (ajoutons tout de suite qu’il serait tout à fait anachronique d’y voir là les prodromes d’une séparation de l’Église et de l’État, Philippe le Bel était clairement un roi chrétien qui ne se proposait absolument pas une «laïcisation»; le roi était, en outre, soutenu par des prélats dans ses démarches).

20 La littérature secondaire sur laquelle nous nous appuyons utilise cette notion, en précisant que les personnes qui, en France, avaient connaissance du conflit entre le pape et le roi n’étaient qu’une minorité. Toutefois, si l’expression peut être anachronique et de toute façon refléter une réalité passablement rudimentaire, il n’en demeure pas moins que la diffusion de pamphlets, la volonté du roi et de ses conseillers d’obtenir l’assentiment – souvent mis en scène (cf. les assemblées considérées comme les premiers «Etats généraux») – de couches plus larges de «sujets» sont à souligner. 21 Nous reprenons la traduction publiée dans DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 129-130. 22Ibid., p. 130. 23FAVIER, Jean, op. cit., p. 274.24 Ibid., p. 275. 25Ibid., p. 278-282.

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Le Christ n’a exercé aucun pouvoir. Il en a même repoussé l’idée. Il a institué Pierre son vicaire pour les choses qui concernent notre salut, non pour le reste. Il ne l’a ni armé chevalier, ni couronné roi. Il l’a consacré prêtre et évêque […]. Les faire servir à consolider et renforcer le pouvoir royal, c’est les garantir contre les dommages que l’affaiblissement de celui-ci ne manquerait pas de leur faire subir. Les consacrer à la défense du territoire, c’est préserver les fidèles de tous les maux que cause la guerre26. La réponse des conseillers du roi aux injonctions du pape d’obtempérer à ses demandes, qui ne

fut pas adressée directement au pape, reprend une ligne d’argumentation qui n’est pas très éloignée.

Avant qu’il n’y eût des clercs, le roi de France avait la garde de son royaume et pouvait faire des édits afin de se préserver, et son royaume avec lui, des embûches et des dommages […]. Nombreuses sont les libertés particulières, non pas de l’Église universelle, épouse du Christ, mais de ses ministres, chargés du soin spirituel du culte divin pour l’édification du peuple. Elles ont été concédées par les constitutions des pontifes romains, grâce à la bonté ou avec la permission des princes séculiers. Mais les libertés ainsi concédées ou permises ne peuvent être invoquées pour gêner ces rois dans le gouvernement et la défense de leur royaume, non plus que pour les empêcher de faire ce qui, de l’avis des sages, est nécessaire à ce gouvernement et à cette défense. Le Seigneur l’a dit aux prêtres du Temple: «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.»27

Comme nous l’avons signalé, ce premier différend s’acheva par une réconciliation. Le pape

abandonna, de fait, ses principales revendications en indiquant que des «dons gratuits» pouvaient être autorisés sans en demander l’autorisation préalable. Pourtant, les motifs qui sous-tendaient ce premier différend ne disparurent pas et, en se déplaçant à un degré plus élevé, un nouveau conflit allait éclater, autrement plus dramatique, à partir de 1301.

26 Cité in ibid., p. 279. 27 Cité in ibid., p. 280-281.

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Le second différend28 L’arrestation de Bernard Saisset et la bulle Ausculta, fili (1301) Si l’élément déclencheur du premier différend avait été la question des immunités fiscales du clergé, le second débuta autour de l’immunité judiciaire. L’évêque de Pamiers, petite ville située au pied des Pyrénées, Bernard Saisset (1232-1314), avait été arrêté et emmené devant le roi et plusieurs notables, à Senlis, le 24 octobre 1301. Il était accusé «d’hérésie, de trahison, de sédition et les autres méfaits contre sa majesté royale et la souveraineté de sa couronne»29. Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne et membre du conseil du roi, reçu des menaces jusqu’à ce qu’il accepte, en violation des libertés ecclésiastiques, de garder Saisset. Ce dernier n’était pas n’importe qui. Il avait déjà fait parler de lui et été à l’origine d’un conflit vif de juridictions qui remontait à la fin des années 1280. Saisset était alors abbé de l’abbaye de Saint-Antonin, laquelle partageait des terres avec le comte de Foix30. Celui-ci, désirant s’approprier des terres partagées en commun, était entré dans la ville en 1295 et faillit emprisonner l’abbé. Saisset fit appel au pape qui réagit immédiatement en s’engageant dans une escalade qui finit par faire reculer le comte: «après avoir excommunié le comte de Foix et placé la ville sous interdit ecclésiastique, il avait créé un nouveau diocèse, détaché de celui de Toulouse, dont Pamiers devint le siège épiscopal»31 et Saisset l’évêque.

Ce conflit, qui se solda provisoirement par une victoire papale, avait pour objet «de mettre en œuvre, à l’intérieur des frontières du royaume de France et à la barbe du roi, les pouvoirs supérieurs et exclusifs du pape»32. L’arrestation de Saisset en violation claire des libertés ecclésiales ne pouvait donc que susciter une réaction vive de Boniface VIII. Elle ne se fit pas attendre. En décembre 1301, dès qu’il fut informé de l’arrestation, il fulmina une dizaine de bulles33. Il suspendit les privilèges qu’il avait accordés à l’issue du premier différend au royaume de France, exigea la libération de l’évêque, convoquait à la tenue d’un concile des prélats français à Rome pour la Toussait 1302 et, surtout, il publia une bulle qui allait être au centre de ce second différend: Ausculta, fili. Son «point central est constitué par la doctrine selon laquelle le pape peut intervenir dans les affaires temporelles en vertu du fait que le roi est un pêcheur […]34»

[Le roi doit] revenir dans l’Arche de Noé – symbole de l’Église –, au-delà de laquelle il n’y a pas de salut et dans laquelle il est notoire que le pape a obtenu sa primauté en tant que vicaire du Christ et successeur de Pierre; [cette «primauté» fait du pape] le juge des vivants et des morts […], celui à qui il appartient de dissiper tout mal par son regard. [… Le pape est donc] le seul qu’il soit possible de reconnaître pour ce corps mystique qui comprend tous les fidèles, [parce qu’il fut élevé] comme jadis Jérémie sous le joug de la servitude apostolique, au-dessus des rois et des royaumes, pour arracher, détruire, perdre, dissiper, édifier et planter en son nom et dans sa doctrine, chargé comme le bon Pasteur de l’Évangile de paître le troupeau du Seigneur35. «Au-dessus des rois et des royaumes», cette formule tirée d’un verset biblique est modifiée: l’original

parle des nationes (à entendre comme les peuples) là où la bulle a introduit «rois» pour bien souligner sa volonté d’imposer sa volonté sur le monarque. Le pape avait chargé un légat d’acheminer les diverses bulles à leurs destinataires, notamment Philippe le Bel, tout en lui laissant une certaine liberté d’en faire usage: les reproches ne devaient pas être divulgués. Pierre Flote, légiste du roi, imposa le secret sur ces lettres et des ordres furent lancés pour que toute correspondance venant du pape soit interceptée. Plus encore, le texte du pape fut dissimulé et remplacé par un «résumé» portant le titre Scire te volumus. La

28 Sur le second différend, voir DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 194-209; PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 299-369; FAVIER, Jean, op. cit., p. 343-393. 29 Cité in PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 302. 30 Terres en pariage, c’est-à-dire, selon la définition Trésor de la langue française, www.cnrtl.fr (Centre national de ressources textuelles et lexicographiques): «dr. féo. Contrat unissant deux parties, généralement deux seigneurs d’inégale puissance, pour la possession en commun d’une terre». 31 THERY, Julien, «Philippe le Bel, pape en son royaume», art. cit., p. 15. 32 Ibid. 33 FAVIER, Jean, op. cit., p. 344 parle d’une trentaine. 34 PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 303.35 Cité in ibid., p. 305.

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deuxième phrase disait: «Nous voulons que tu saches que tu nous es soumis au spirituel et au temporel»36. Ce dernier sera le texte autour duquel s’appuya la contre-attaque royale, véritable agitation et propagande concertée du pouvoir royal qui culmina lors d’une assemblée des trois états qui se tint à Notre-Dame de Paris le 10 avril 130237. L’assemblée de Notre-Dame et le consistoire d’Anagni (avril-juin 1302) Cette assemblée qui sera un moment central dans l’escalade du conflit qui aboutira à l’attentat de l’année suivante et, huit ans plus tard, au procès posthume avait été préparée par une vigoureuse campagne antipontificale. Favier mentionne un libelle, rédigé par le juriste Pierre Dubois, l’un des participants à la rencontre, dont le contenu marque pour lui le tournant du conflit: «le passage d’une défense des intérêts de l’État contre les prétentions dissolvantes de l’Église à une véritable offensive contre la papauté»38. C’est en effet dans ce texte qu’apparaît pour la première fois la mention de l’hérésie du pape lequel, par voie de conséquence, dégage l’axe stratégique qui sera utilisé bientôt par Guillaume de Nogaret: Philippe le Bel devait devenir le défenseur de l’Église.

Cette argumentation et cette stratégie n’étaient toutefois qu’en germe et rien n’indiquait encore

qu’elle serait utilisée. Pour qu’elle finisse par s’imposer, il fallut une nouvelle élévation dans l’escalade entre les deux pouvoirs protagonistes. Celle-ci se produisit lorsqu’une ambassade française présenta au sacré collège, et non au pape, les réponses adoptées par les trois états, soit trois lettres et donc y compris celle du clergé qui formulait toutefois quelques nuances et demandait au pape de renoncer au concile, lors de l’assemblée d’avril. La délégation fut reçue sèchement par le consistoire, le 25 juin 1302 à Anagni. Le cardinal Matteo di Aquasparta (1237-1302) et le pape se divisèrent la réponse. Le premier insista sur l’unité du collège cardinalice et réitéra les vues du pape sur la nature du pouvoir pontifical: «Le Christ a laissé à son Vicaire le pouvoir “de paître ses brebis, non pas celles-ci ou celles-là, mais toutes ses brebis […]” or, “dans un corps, il y a une seule tête et non deux, ou autrement il serait monstrueux”.» Plus loin, il ajoutait: «personne ne peut douter qu’il [le pape] soit le juge du temporel en raison du péché […] L’empereur et les autres rois possèdent la juridiction temporelle, et cependant il appartient au souverain pontife de connaître et de juger de toute juridiction temporelle à raison du péché»39. L’argument selon lequel le pape était le seul juge en dernière instance de l’humanité en raison de l’existence des péchés était central dans les élaborations «théocratiques». Le pape, quant à lui, attaquait durement et directement Pierre Flote, présenté comme l’origine des maux de la France et des mauvaises décisions royales, digne d’être traité comme hérétique, mais il alla beaucoup plus loin: si le roi ne laissait pas les prélats français assister au concile qu’il avait convoqué pour la Toussait, il serait «déposé comme un valet»40 ainsi que l’avaient déjà fait les papes en d’autres occasions. Il ajoutait que les prélats qui ne viendraient pas seraient déposés et dégradés.

36 Cité intégralement in ibid., p. 307 ainsi que partiellement in Favier, p. 349 et suivantes. L’interprétation de cet épisode par ces deux historiens est assez différente et mérite d’être mentionnée. Le premier, biographe du pape, indique qu’«il s’agissait d’une formulation très grossière des rapports entre le roi et le pape, une opération de propagande inédite et inouïe, aucun autre cas de manipulation aussi complète d’une bulle papale aux fortes implications politiques n’étant connu à cette époque» (p. 306-307). Le second, biographe du roi, écrit: «Tout est, ici, inflexion et gauchissement des véritables propos du pape […] Flote ne forçait cependant que bien peu la pensée du dernier champion de l’augustinisme politique […] Flote martelait la formule [de réforme du royaume exigée par le pape], et la durcissait. Il n’inventait pas» (p. 349-350). 37 La question de savoir si cette assemblée constitue la première réunion des Etats généraux de l’histoire de France et si elle peut être considérée comme l’un des germes de la formation nationale de ce pays sort de notre propos. Remarquons toutefois que c’est l’une des raisons qui fait que l’épisode du conflit entre le pape et le roi est vu autant sous cet angle que comme l’affirmation, ce qui est conjoint, d’une Eglise gallicane (voir, par exemple, les conclusions de l’ouvrage de DE THIEULLOY, op. cit.). 38 FAVIER, Jean, op. cit., p. 351. 39 Cité et incises in PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 319-320. 40 Ibid., p. 323.

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La bulle Unam sanctam (1302) et la riposte royale Les historiens s’accordent à dire que les informations sur la tenue du concile convoqué par Boniface VIII pour la Toussaint 1302 sont très limitées. Il semble toutefois que Philippe le Bel laissa un nombre important de prélats se rendre à celui-ci (Paravicini Bagliani indique qu’y participèrent 39 membres sur les 79 que comptait l’épiscopat41). Le résultat le plus important en fut la publication, le 18 novembre, de la bulle Unam sanctam. Celle-ci, la plus éclatante expression de la théocratie depuis la condamnation de Frédéric II un demi-siècle plus tôt42, aligne plusieurs arguments qui convergent tous vers l’affirmation de la subordination au pouvoir épiscopal dont le passage central est le suivant:

Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le spirituel et le temporel, mais l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église; l’un par la main du prêtre, l’autre par celle des rois et des chevaliers, mais sur l’ordre du prêtre et tant qu’il le permet43. «En cas de déviation, toute autorité dépend de l’Église; seul le pape – puissance suprême – ne peut être jugé que par

Dieu […] Bien que le pape soit un homme, son autorité est divine44.» Plutôt que de considérer la présence de plus de la moitié de l’épiscopat français au concile de la

Toussaint comme un apaisement de la part du roi, Boniface entendit appliquer, en quelque sorte, les principes que contenait sa bulle. Quelques jours plus tard, le 24 novembre, il dépêcha en France le cardinal Jean Lemoine (1250-1313) avec une liste de onze récriminations, sorte d’ultimatum, précédé d’une menace: le légat «avait pouvoir d’absoudre Philippe le Bel, que “certaines personnes dignes de foi” disaient être sous le coup d’une excommunication»45. Les plaintes du pape étaient virulentes. Il s’agissait d’une réaffirmation forte de l’autorité pontificale sur le droit de conférer des bénéfices ecclésiastiques vacants, l’imposition du clergé et une interdiction de saisir les biens ecclésiastiques. Le cardinal devait exiger que le roi se présente devant le pape pour se justifier de la destruction de la bulle Ausculta, fili. Plus encore, Boniface VIII s’offusquait de la politique monétaire du royaume qui affectait l’Église, ce qui revient à une volonté d’intervention dans les affaires internes de celui-ci46.

Philippe le Bel répondit, protestant de sa bonne foi, à toutes les plaintes pontificales et affirmait

que si ses réponses ne donnaient pas satisfaction au pape, il proposait que les ducs de Bretagne et de Bourgogne fassent office de médiateurs. Le roi et ses conseillers n’allaient pourtant pas en rester là, loin s’en faut. Guillaume de Nogaret, après la mort de Pierre Flote sur le champ de bataille en juillet 1302, avait pris en charge depuis peu la «politique religieuse» du royaume. Il n’y avait «plus que trois issues possibles: le recul du pape, l’humiliation du roi, le schisme»47. C’est ainsi que devant un Conseil royal élargi, réunit le 12 mars 1303, il formula les axes d’une stratégie qui ne sera acceptée par le roi que trois mois plus tard, une fois que toute autre option se sera révélée impraticable. C’est lors de cette réunion que le légiste dénonça Boniface VIII comme illégitime, hérétique, simoniaque et vicieux. L’accusation d’hérésie était centrale en ce que c’était la seule qui permettait la destitution «légale» du pape. En effet, «le pontife romain ne peut être jugé par

41 Ibid., p. 327-328. 42 Selon FAVIER, Jean, op. cit., p. 360. 43 Cité dans toute la littérature secondaire. Nous reprenons ici la traduction in PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 330. 44 Ibid., p. 331, qui résume ici des passages de la bulle. 45FAVIER, Jean, op. cit., p. 362. Qui ajoute, page suivante: «Le pape savait fort bien à quoi s’en tenir. Si son adversaire avait été réellement excommunié, Boniface n’eût pas manqué de poser ses conditions sur un autre ton. Sans doute voulait-il, sans excommunier le roi de France et prendre ainsi le risque d’un schisme [soit la rupture d’un groupe de fidèles d’avec le Saint-Siège], laisser sonner le mot aux oreilles de l’intéressé. Philippe le Bel savait ce que les succès remportés par Flote et par Mouche [banquier italien jouant un rôle diplomatique important en Italie pour le compte de la France] sur l’échiquier diplomatique européen devaient à la connivence du pape et de ses légats. L’excommunication, c’était la fin» de la politique française dans de nombreux pays. «Même si la menace d’une saisie des temporels retenait les évêques de France aux côtés de leur roi dans un schisme éventuel, ce qui n’était nullement assuré, l’excommunication conduisait, au sein du royaume, à des lendemains difficiles.» 46 Pour les détails, voir PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 330. FAVIER, Jean, op. cit., p. 366 considère que les plaintes étaient plus mesurées que celles figurant dans la bulle Ausculta, fili et que le pape «ne s’entremettait des affaires séculières que dans la mesure où les temporels ecclésiastiques étaient concernés». 47 Ibid., p. 368-369.

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personne, à moins qu’il n’ait dévié de la foi», «c’est l’unique cas où un fidèle n’est pas tenu d’obéir au souverain pontife, où il est même obligé de lui résister en face»48. Ce qui permettait au roi, idée qui était, comme on l’a vu, déjà formulée dans le libelle de Dubois, de se présenter comme le défenseur de la foi. La difficulté était que la seule autorité apte à convoquer un concile était… le pape lui-même. Ce qui obligeait d’user d’une provocatio49: forcer le pape à convoquer le concile et, si ce dernier n’obtempérait pas, le sacré collège ou une partie des cardinaux auraient la légitimité de le faire.

Philippe le Bel ne se laissa pas convaincre, espérant encore la conciliation, mais il avait investi

Guillaume de Nogaret d’une mission aux objectifs formulés vaguement et il se trouve que ce dernier se rendit en Italie peu après la réunion du Conseil. Or, le pape, ignorant tout de cette assemblée, ne se montra aucunement satisfait des réponses apportées à ses récriminations. S’il faisait mine d’accepter la médiation, il pria son légat, le cardinal Lemoine, de rappeler au roi que «pour avoir mis obstacle à la libre communication des fidèles avec le Siège apostolique, et principalement à la volonté des évêques qui souhaitaient se rendre à Rome pour déférer à la convocation pontificale, [il] ne pouvait être considéré comme ayant échappé aux peines canoniques. Il était excommunié de fait, sans qu’il eût été nécessaire de publier la moindre sentence50.» Le pape appelait en outre à comparaître les prélats qui ne s’étaient pas présentés au concile de la Toussaint, parmi lesquels des figures importantes du royaume, telle Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne et membre du conseil du roi. Les choses se précipitèrent: les lettres du pape furent prises sur le nonce qui les apportait, fin mai. Il était désormais clair «qu’il importait de prendre le pape de vitesse»51.

Dans le cadre de la campagne d’agitation contre le pape, une nouvelle assemblée, bien plus large,

en présence de prélats (une quarantaine) et de notables se tint le 13 juin 1303 au Louvre. À cette occasion, le légiste Guillaume de Plaisians se chargea de mettre en avant l’argumentation et la stratégie présentée en mars par Nogaret. Après avoir lu 28 articles d’accusation et demandé le soutient du roi, ce dernier cette fois-ci accepta. Seul un prélat, qui fut aussitôt emprisonné, s’y opposa. À partir de là, il s’agissait pour le pouvoir royal d’amplifier sa campagne contre le pape et de gagner les plus larges soutiens possibles. Le roi interdit à tout prélat de quitter le royaume sous peine de mort et manda des émissaires à Rome pour demander au Sacré Collège d’accéder à la demande de convocation du concile.

Lorsqu’il eut connaissance de ce qui se tramait en France, Boniface VIII dicta, le 15 août, une

série de lettres, dont l’une adressée au roi, dans laquelle il écrivait: «que deviendra l’Église et quelle valeur gardera l’autorité des souverains pontifes si on laisse les rois, les princes et les autres puissants s’ouvrir cette voie et se ménager cette échappatoire? Dès que le pontife romain, successeur de Pierre […] voudra songer à corriger un prince ou un puissant, alors il sera traité d’hérétique ou de criminel notoirement scandaleux, le redressement deviendra impossible, la suprême puissance sera bouleversée»52. Comme les communications étaient rompues, le pape précisait que dès lors qu’une citation à comparaître était affichée à Rome elle devenait valide. Il n’était pas encore question d’excommunication, toutefois une bulle, Super Petri solio, qui devait être publiée le 8 septembre, jour de l’Assomption, disposait que l’empêchement des prélats de participer au concile «entraînait l’excommunication selon les canons», «le roi de France est lié par des sentences manifestes d’excommunication»53. Paravicini Bagliani précise que dans cette bulle «les attaques contre les conseillers du roi ont disparu, le pape s’en prend maintenant exclusivement à Philippe le Bel»54.

48 DE THIEULLOY, op. cit., p. 224. 49 PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 338. 50 FAVIER, Jean, op. cit., p. 372. Il précise ensuite que les rois bénéficiaient d’un privilège par lequel leur confesseur pouvait les absoudre de l’excommunication, mais celui-ci n’était plus en vigueur en raison de la suspension de tous les privilèges au roi et à ses conseillers que le pape avait proclamée en décembre 1301. 51 Ibid., p. 373. 52 Cité in PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 368. 53 Cité in ibid. p. 368 et 369. 54 Ibid, p. 369.

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L’attentat d’Anagni et la mort du pape (7 septembre 1303, 11-12 octobre 1303)55 Les historiens divergent sur les objectifs de la mission de Nogaret en Italie, où il s’était rendu au printemps 1303. Devait-il s’employer à isoler diplomatiquement le pape ou préparait-il déjà le coup de main contre Anagni? Une chose est toutefois certaine, dès qu’il apprit que le pape se préparait à publier une bulle excommuniant Philippe le Bel, il devait s’attacher à en empêcher la publication sans quoi, comme nous l’avons vu, sa provocatio deviendrait illégitime. Une véritable course de vitesse s’engagea. Nogaret put faire jouer les contacts qu’il avait établis avec les ennemis du pape, notamment la famille Colonna, concluait une alliance de fait d’intérêts différents mais convergeant contre la personne de Boniface VIII, pour monter une troupe armée56. Cette dernière entra au petit matin du 7 septembre dans la ville d’Anagni, située à 50 kilomètres au sud-est de Rome, d’où le pape était natif et résidait durant les chaleurs de l’été. Après un siège en règle du palais où logeait le pape et une tentative infructueuse de négociations, les assaillants mirent la main sur le pape. S’il semble que Giacommo Sciarra Colonna désirait tuer le pape, Nogaret l’en empêcha, car cela aura mis l’ensemble de son projet à bas57. Ce furent des heures de confusion, jusqu’à ce que la population de la ville, qui ne vit pas, dans un premier temps, cet assaut d’un mauvais œil et qui participa aux pillages, changeât de camp. Les assaillants furent attaqués et jetés hors de la ville, le pape placé sous la protection de la population. Ce dernier, brisé, pardonna largement et rentra peu après à Rome où il mourut, dans la nuit du 11 au 12 octobre. Ce qui est frappant c’est qu’à l’exception des pardons qu’il distribua largement, manifestant y compris, semble-t-il, sa volonté de faire la paix avec les Colonna, jusqu’à sa mort ce pape d’habitude combatif ne fulmina plus aucune bulle et se replia dans la prostration. Vers le procès de Boniface VIII La mort du pape ne mit pas entièrement fin au conflit puisque les légistes et le roi parvinrent à contraindre le pape Clément V (1305-1314) à ouvrir, en 1310, un procès contre la mémoire de Boniface VIII, qui sera l’objet du quatrième chapitre de ce travail. Dans un premier temps, le successeur de Boniface, Benoît XI (le cardinal Nicolo Boccasini), élut une dizaine de jours après la mort de son prédécesseur, engagea une politique de conciliation. Il n’entra pas en matière sur les requêtes d’ouverture d’un concile, restées pendantes par la mort du pape. Par contre, il leva «toutes les mesures d’exception prises par son prédécesseur à l’encontre du roi et du royaume de France. Philippe le Bel et ses ambassadeurs étaient absous de toute sentence qu’ils auraient pu encourir [… On] ne parlerait plus d’excommunication […] Le roi se voyait accorder deux décimes, et aurait pendant trois ans le produit des annates […] Quant aux Colonna, ils avaient aussi leur absolution. Un homme était excepté de la paix: Guillaume de Nogaret58.» Benoît XI n’eut pas le temps d’écarter définitivement la menace du concile et de poursuivre la condamnation de Nogaret excommunié le 7 juin, car il mourut le 7 juillet 1304. Il fallut attendre onze mois pour que le Sacré Collège élise son successeur, Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, qui choisira de s’appeler Clément et qui fut couronnée pape à Lyon en novembre 1305. Bordeaux était sous double allégeance: au roi d’Angleterre en tant que duc de Guyenne et au roi de France, son suzerain sur ces terres. Cette région était depuis longtemps l’objet de conflits et de guerres entre les deux monarchies. Ce qu’il importe ici de souligner c’est la répercussion que cette élection aura pour l’avenir, ce qui ne pouvait être connu à l’époque: Clément V fut le premier pape qui refusa de s’établir à Rome, initiant l’installation des papes à Avignon pour plusieurs décennies et marquant un

55 Sur l’attentat et la mort du pape, voir DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 19-43 et 216-242; PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 373-395; FAVIER, Jean, op. cit., p. 378-393.56 PARAVACINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 388 indique que «la plupart de ceux dont Boniface VIII avait acquis les terres figurent parmi les complices de Sciarra Colonna». 57 Les interprétations au sujet de cet épisode divergent quant au rôle respectif des assaillants et de leurs intentions. Nous ne nous attardons pas sur cet aspect, nous bornant à citer la remarque importante de Paravacini Bagliani, in ibid., p. 375: Nogaret «n’avait rien à gagner d’un tel geste [le meurtre du pape], son objectif étant de capturer le pape et de le conduire en France pour le soumettre au jugement d’un concile. C’est l’objectif qu’il s’était fixé le 12 mars 1303 devant le conseil du roi et rien ne nous permet de supposer qu’il en ait changé. Mais comment pouvait-il réellement penser conduire le pape à Paris? Comment les légistes du roi de France pouvaient-ils imaginer le soumettre à leur justice, par concile interposé, en en retirant un avantage politique? L’idée même d’un tel projet correspond à un point limite de la culture juridique et spirituelle de l’époque, dans la mesure où il était impensable de pouvoir le mener à bien sans des trahisons internes.» 58 FAVIER, Jean, op. cit., p. 395.

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affaiblissement du pouvoir pontifical ainsi qu’une dépendance plus ou moins marquée à l’égard du royaume de France (précisons qu’Avignon, et tout le Comtat Venaissin, était terre pontificale). Clément V se montra encore plus conciliant que Benoît XI envers la couronne française: peu après son couronnement, le 15 décembre 1305, il nomma 9 nouveaux cardinaux, tous français, et restitua leur chapeau cardinalice aux deux Colonna qui en avait été privé par Boniface VIII. En avril 1307, les français proposèrent que Célestin V soit canonisé, ce qui reviendrait à délégitimer son successeur. Plus précisément, le 13 juillet, en consistoire, Guillaume de Plaisians voulait «canoniser Célestin V, condamner Boniface et faire brûler ses os, absoudre Nogaret. Pour ce qui est de la canonisation, Clément répondit qu’il ne pouvait rien faire sans enquête préalable; pour la question de Boniface, il répliqua qu’il ne croyait pas aux erreurs attribuées à ce dernier mais que, vu les dénonciations faites, il ne pouvait non plus refuser que la justice se prononce, quant à Nogaret, il en parla avec dureté et refusa d’acquiescer à la requête le concernant59.»

Quelques mois plus tard, l’arrestation des membres de l’ordre des Templiers, en octobre, en violation flagrante de la «légalité canonique» sera une nouvelle occasion de frictions entre la papauté et le roi. Comme nous le verrons, la dynamique accusatoire contre Boniface VIII et les Templiers possède des similitudes troublantes. Il ne fait pas de doute que les accusations contre Boniface VIII et la demande de constituer un procès contre sa mémoire servirent de moyen de pression sur le pape pour qu’il adopte une attitude favorable aux vues royales concernant le pape. En outre, Guillaume de Nogaret, toujours sous le coup d’une excommunication, acteur majeur dans la campagne contre le pape l’était tout autant contre les Templiers. Il avait un intérêt particulier à ce qu’un procès contre Boniface VIII se tienne: la reconnaissance de l’hérésie du pape lèverait automatiquement son excommunication.

C’est ainsi que le 12 août 1308 se tint un consistoire qui décida finalement d’ouvrir une procédure à l’encontre du pape Caetani. Il n’y a pas lieu de s’arrêter sur les tribulations – notamment sur la tentative de conciliation, déjà en 1307, dont les grandes lignes seront finalement reprises à la fin de l’affaire en 1311 – qui aboutirent finalement, par la bulle Redemptor noster, le 13 septembre 1309, à la convocation en règle au procès. Celui-ci débuta le 16 mars 1310 dans le couvent des frères prêcheurs à Avignon. 24 témoins seront entendus, 14 supplémentaires au cours de l’été. À partir de là, «le pape était pratiquement contraint de jouer sur deux tableaux différents: d’une part, repousser le plus possible dans les séances publiques tout ce qui pouvait équivaloir à une reconnaissance des opposants, défenseurs et témoins, dans l’espoir d’arriver à un accommodement avec le roi avant que le procès n’entre dans le vif de la question; d’autre part, connaître au plus tôt ce que les témoins réunis par les opposants avaient à dire afin de prévoir l’attitude à adopter60.» Finalement, le procès changea de nature et il ne s’agit plus que de prouver le bon zèle du roi de France. La résolution vint le 27 avril 1311 par la publication de la bulle Rex gloriæ. Les deux parties se désistèrent, Boniface VIII ne fut finalement jamais condamné, tous les actes attentatoires à l’honneur du roi de France furent détruits, l’excommunication de Nogaret levée, assortie de sévères pénitences (dont celle de faire un pèlerinage en Terre Sainte, ce qu’il ne fit jamais, il devait mourir en 1313).

59 COSTE, Jean, op. cit., p. 368. 60 Ibid., p. 445.

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III. Les enjeux des différends Droits rivaux, bureaucraties naissantes et principes de légitimation Alors que la partie précédente dressait à grands traits les étapes du conflit entre la papauté et le royaume français, s'il s’agit ici de s’arrêter sur les enjeux qui sous-tendaient cet affrontement. Dans l’introduction, il a été fait mention que celui-ci relevait du choc entre deux légitimités antagonistes. Il a été fait, au fil du texte, un examen rapide des arguments en présence. Nous allons ici non seulement en récapituler certaines dimensions mais également nous étendre sur des aspects qui ont été jusqu’ici négligés. Au cours de son long conflit avec le Saint Empire Romain Germanique, finalement victorieux, la papauté puisa dans un corpus ancien, souvent d’origine romaine, qu’elle actualisa et développa, pour forger la justification de son pouvoir et son assise territoriale en Italie, dont l’expression la plus aboutie fut la revendication de la plenitudo potestatis. À cela s’ajoutait un processus parallèle: «la transformation d’une Église décentralisée […] en une monarchie pontificale, gouvernée effectivement, au sommet de la hiérarchie, par l’évêque de Rome»61. C’est à cette époque que le pape devint non plus le vicaire de Saint-Pierre, mais le vicaire du Christ. Le recours au droit romain, la création d’un droit canon et sa systématisation (le Décret de Gratien de 1158, auquel Boniface VIII ajouta d’ailleurs un sixième livre en 1300); une révolution des pratiques religieuses et, partant, l’instauration d’un véritable contrôle social par l’Église, à partir des décisions prises lors du concile de Latran IV en 1215, sont d’autres traits supplémentaires convergeant tous vers un renforcement des hiérarchies ecclésiastiques. Cette centralisation du pouvoir eut pour conséquence «la transformation de l’institution ecclésiale en appareil d’État fortement hiérarchisé62». Au-delà de la création de formes originales, tant juridiques qu’administratives, lesquelles inspireront d’ailleurs les États laïques, l’Église avait besoin de se doter des moyens de sa politique. Ce qui signifiait une rationalisation des rentrées financières. Ainsi, «à partir du XIIIe siècle […] les revenus dits extraterritoriaux, c’est-à-dire sans rapport avec les États pontificaux, deviennent les plus importants. L’Église abrite donc un état fiscal aux revenus transnationaux63.» Cette configuration générait, on le comprend, de multiples points de frictions face aux nouveaux États laïques64. Ce que Gauvard résume en une formule ramassée: «le conflit entre le pouvoir royal et le pouvoir pontifical devient alors le choc de deux monarchies et de deux bureaucraties en pleine croissance65». Confronté eux aussi à des questions d’ordre financier ainsi qu’à la nécessité de légitimer leur pouvoir, d’abord face à leurs vassaux, puis vis-à-vis de la papauté, les Capétiens suivaient en un sens une dynamique parallèle à celle du Saint-Siège. Le conflit entre Philippe le Bel et Boniface VIII sera un tournant, théâtre d’un renversement que Théry n’hésite pas à appeler «pontificalisation du pouvoir royal»66. Les légistes67 dont s’est entouré

61 THERY, Julien, «Le triomphe de la théocratie pontificale, du IIIe concile du Latran au pontificat de Boniface VIII (1179-1303)», art. cit., p. 17. 62 Ibid., p. 19. 63 HENRIET, Patrick, «Le contrôle du monde chrétien (1198-1294)» in HILAIRE, Yves-Maire, Histoire de la papauté. 2000 ans de mission et de tribulations, Paris: Seuil, 2003, p. 218. 64 Terme qui ne doit pas être compris dans une acceptation moderne d’Etat laïc. Les monarchies en question étaient toutes chrétiennes. DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 250, le précise bien: «les différends entre Philippe le Bel et Boniface VIII se situaient au sein même de l’Eglise et ne pouvaient se résumer à une querelle entre un pape orthodoxe et un roi schismatique ou, à l’inverse, entre un roi très chrétien et un pape hérétique. Deux théologiens [Gilles de Rome et Jean de Paris] également orthodoxes ont pu prendre deux partis diamétralement opposés.» 65 GAUVARD, Claude, La France au Moyen Age du Ve au XVe siècle, Paris: PUF, 1996, p. 245. 66 THERY, Julien, «Philippe le Bel, Pape en son royaume», art. cit., p. 17. 67 Le rôle des légistes de Philippe le Bel a fait couler des fleuves d’encre. Les historiens français «bourgeois» du début du XIXe siècle y voyaient les premiers représentants de leur classe sociale. Ils sont vus comme déterminant dans l’emploi du droit romain et, partant, comme des fers de lance dans la dissolution des rapports sociaux féodaux. Il ne nous appartient pas d’entrer dans ce débat. Citons seulement GAUVARD, Claude, op. cit., p. 341, qui précise que les légistes n’étaient pas des bourgeois car ils appartenaient à la noblesse ou aspiraient à en être membre, avant d’ajouter: «les légistes ont en commun de servir Dieu, car, pour eux, le roi et l’Etat sont au service de Dieu. Le roi a une mission qui est celle de conduire son peuple au salut. Il faut lui donner les moyens de remplir cette mission. Cet idéal peut conduire les légistes à la plus grande intransigeance et à lutter contre le clergé, y compris le pape, s’ils jugent que la politique de l’Eglise est contraire aux intérêts du roi de France. Les légistes peuvent être anticléricaux, ils demeurent profondément religieux. L’Etat qu’ils contribuent à construire reste dans le giron de l’Eglise.»

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Philippe le Bel seront les acteurs de ce basculement. Ces derniers – rappelons leurs noms: Pierre Flote, Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians – feront preuve d’audace allant jusqu’à une «appropriation du langage des papes»68. Dans son acte d’accusation, Nogaret utilisera des formules tirées du droit canon. Il y a donc une reprise, une reformulation et un déplacement des arguments pontificaux utilisés pour légitimer leur pouvoir. C’est aussi lors de cet épisode qu’apparaissent les premières allusions à l’origine divine de la royauté. Lors des «États généraux» du 10 avril 1302, Pierre Flotte affirmait:

Le pape a fait savoir que le roi lui était soumis au temporel pour son royaume, et que celui-ci était tenu de lui, le pape. Le roi et ses prédécesseurs n’ont cependant été connus, de tout temps, que pour le tenir de Dieu seul. Le roi n’a pas de supérieur au temporel, pas plus que n’en eurent ses ancêtres. Le monde entier le sait69.

Ce qui fait dire à de Thieulloy: «le droit divin, connaît un début d’autonomisation. Assurément, ni le terme ni

même la notion ne sont encore explicites à l’époque. Mais, à partir de là, peu à peu, la sacralité royale s’émancipe de la tutelle de l’Église. […] L’éloignement entre Paris et Rome […] aura accéléré la prise en main par les Capétiens eux-mêmes de leur propre “fabrique de légitimité”, y compris dans ce domaine “stratégique” de la sacralité royale.70»

Le fait que Boniface VIII ait élevé au plan des principes un conflit portant sur la frontière et les

attributions de chacun des pouvoirs favorisa l’éclosion de toute une littérature régaliste qui diffusa une argumentation nouvelle quant au pouvoir royal. C’est l’un des aspects de ce que Gauvard appelle les «progrès de la mystique royale»71. La diffusion des libelles et la mobilisation des «penseurs» participèrent pleinement à cela. Phénomène auquel s’ajoutent deux aspects liés: une mise en scène du pouvoir – qui, notons-le tout de suite, était parallèle, quoique de nature différente, à celle que pratiquait avec pompe Boniface VIII – et l’appel à l’opinion public, ce qui n’alla pas sans de profondes manipulations72. Pourquoi accuser un pape d’hérésie? Avant de nous pencher sur le procès proprement dit, il convient de s’arrêter sur l’accusation d’hérésie. Il s’agit de comprendre pourquoi elle était instrumentale pour les objectifs que se fixaient les légistes et le roi de France. Rappelons, avant tout, que la notion d’hérésie joua un rôle central dans la centralisation du pouvoir ecclésiastique. Autorité séparant le juste du faux, celui-ci changea «d’attitude face à la déviance […] L’Église passa de la persuasio à la coercitio, sans que celle-ci éclipse jamais totalement celle-là73.» C’est-à-dire: «à défaut d’inclusion dans le troupeau soumis à la direction du pasteur suprême, une seule alternative était possible: la destruction»74. La création de la procédure inquisitoire est solidaire de ce mouvement, qui s’initie dans la seconde moitié du XIIe siècle. L’hérésie en vint à être assimilée à un crime de lèse-majesté impérial, comme l’affirmait la lettre Vergentis in senium (1199) d’Innocent III (r.1198-1216), introduite ensuite au canon: «il est plus grave encore de léser la majesté éternelle que la majesté temporelle». Ainsi, toute personne ou tout groupe convaincu d’hérésie encourait les peines les plus sévères, dont la mort. Etre hérétique revenait à troubler l’ordre divin sur Terre. Accuser un pape d’hérésie est donc une accusation très grave. Il importe pourtant de comprendre que ce grief était indispensable à la stratégie proposée par Nogaret pour trancher le différend avec Boniface VIII. En effet, selon le Décret de Gratien, qui rassemble plusieurs centaines de textes canoniques, «le pontife romain ne peut être jugé par personne, à moins qu’il n’ait dévié de la foi»75. Dans ce cas, un concile universel pouvait le déposer. La difficulté était que la seule autorité habilitée à convoquer à un tel concile était le pape lui-même, d’où la provocatio de Nogaret en Italie. Si le souverain pontife n’appelait pas au

68 THERY, Julien, «Le pionnier de la théocratie royale», art. cit., p. 117. 69 Cité in FAVIER, Jean, op. cit., p. 352. 70 DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 253-254. 71 GAUVARD, Claude, op. cit., p. 341. 72 Tous les auteurs mentionnent ces aspects. Voir, en particulier, les remarques stimulantes de BOUCHERON, Patrick, art. cit., p. 125 et suivantes. 73 HENRIET, Patrick, art. cit., p. 224. 74 THERY, Julien, «Le triomphe de la théocratie pontificale», art. cit., p. 31. 75 DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 224.

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concile qui devait le juger, il était possible que l’ensemble ou une partie du Sacré Collège s’en charge. Au-delà de cet aspect «pratique» – non exempt de difficultés comme nous l’avons vu –, le seul «légal» à disposition, ce qui est important de souligner est que Nogaret invoqua et cita la lettre d’Innocent III pour soutenir son accusation d’hérésie. Ce qui permettait à Philippe le Bel de se présenter en défenseur de la foi et de l’Église. Il fallut donc étayer cette accusation d’hérésie, dont les contours fluctuèrent. Vague chez Nogaret au printemps 1303, elles se firent plus précises avec Plaisians lorsque les premières accusations directes furent lancées, en juin 1303. Avant de se développer à l’occasion du procès. Car «ce n’est qu’en 1308-1309 qu’on tentera de “faire entrer Boniface VIII […] dans la catégorie du véritable hérétique”76.» D’ailleurs, l’hérésie ne sera l’objet que de la première phase du procès, au cours de laquelle de nombreux témoins furent entendus77, avant d’être abandonnée puisque le pape Clément V, souhaitant terminer l’affaire, déplaça le procès vers une enquête sur le bon zèle du roi de France.

Il reste toutefois à distinguer deux étapes dans l’accusation d’hérésie: tout d’abord celle formulée avant la mort du pape en vue de le déposer par un concile; puis celle, nettement plus précise, élaborée lors du procès posthume. Car il faut rappeler que la série d’accusation lancée fut ensuite utilisée comme moyen de pression et de négociation – en particulier dans l’affaire des Templiers – contre le pape Clément V par les légistes de Philippe le Bel. Ce n’est que parce qu’il ne fut pas possible d’arriver à un accord que le procès fut lancé, près de sept ans après la mort de Boniface VIII, et parce qu’il était toujours nécessaire de justifier l’attentat d’Anagni (sans compter que Nogaret y avait un intérêt personnel: il devait s’affranchir de l’excommunication dont il était toujours frappé). Quant aux autres accusations, elles étaient moins décisives, elles avaient essentiellement pour fonction «de rejeter toute l’autorité spirituelle et temporelle du vicaire du Christ»78 et suivent d’ailleurs une sorte de pattern (Coste) tant des accusations portées contre Saisset que contre les Templiers. L’une des différences majeures entre cette dernière affaire et le procès de Boniface VIII: elle reposait sur l’aveu. Les accusateurs sont d’ailleurs les mêmes et il semble qu’ils «suivai[en]t à la lettre les manuels d’inquisiteurs de cette époque». Cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’aient pas d’impact et ne s’inscrivent pas dans les catégories de pensées médiévales. Quant à savoir jusqu’à quel point elles étaient crues, il y faudrait une étude plus poussée qui excède notre propos. Bornons-nous à opposer à celui qui serait trop vite tenté de prétendre à une supériorité contemporaine face à la naïveté médiévale l’exemple des procès staliniens de 1936-8 et les nombreux témoignages, y compris chez des journalistes bourgeois, de crédulité qu’ils suscitèrent. En outre, la vie de Boniface VIII offrait le flanc à certaines accusations qui ont été portées contre lui. Nous ne résumerons pas ici l’excellent chapitre de la biographie de Paravicini Bagliani consacré à ces questions79. Il nous suffira de signaler que les nombreuses statues et la propension à la mise en scène de ce pape furent le support à l’accusation d’idolâtrie ou que son goût de la disputatio l’amenait, selon la méthode scolastique, à jouer avec les idées les plus «dangereuses». Il est toutefois une nouveauté qui sera appelée à faire du chemin: Boniface VIII fut le premier à être accusé de pratiques magiques (liées à la possession d’un, puis de trois lors du procès, démons privés) de son vivant80.

76 PARAVICINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 350, qui cite Coste. 77 Au printemps et à l’été 1310. On ne peut résister ici à citer les accusations portées contre Boniface VIII, qui ressemblent savoureusement à une sorte de traité matérialiste: «les lois des chrétiens et de Mahomet ne sont pas d’origine divine, mais humaine», «elles ont une valeur purement dissuasive: amener les hommes à bien se conduire et les faire vivre en paix», «la loi chrétienne apparaît inférieur à l’autre, comme le démontrent les points suivants: Dieu à la fois un et trine: absurde. Enfantement virginal: impossible. Incarnation du fils de Dieu: ridicule. Le pain devient le corps du Christ: comment y croire? Résurrection des morts: qui l’a jamais constatée? Existence d’une autre vie: qui en est retourné? Seuls les phantastici parlent de choses miraculeuses. Dieu me fasse le pire en l’autre monde, dont je n’ai cure. C’est ainsi que je crois et je pense; ainsi pense qui n’est pas du vulgus.» (COSTE, Jean, op. cit., p. 458) 78 DE THIEULLOY, Guillaume, op. cit., p. 224. 79 PARAVICINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., chapitre 21, «Boniface VIII, pape hérétique?», p. 337-369. 80 A ce propos, voir BOUDET, Jean-Patrice, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris: Publications de la Sorbonne, 2006, pages 451 et 469-471.

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IV. Le procès posthume contre la mémoire de Boniface VIII Après avoir déroulé le contexte historico-politique et examiné les grands motifs qui sous-tendaient les différends entre le Siège apostolique et la monarchie française, il reste à opérer et à commenter des extraits de sources utilisées lors du procès posthume de 1310-11 ainsi que certaines qui le précède et en constituèrent la matrice. Quelques commentaires supplémentaires permettront de les situer et d’en saisir la portée, l’essentiel étant de repérer la dynamique des accusations, qui sera traitée en conclusion. Pour les grandes étapes du procès lui-même, nous renvoyons à la fin de la seconde partie. Accusations de 1297 portées par les Colonna contre Boniface VIII: contexte

Le prédécesseur de Boniface VIII, Célestin V (Pietro di Morrone) ne régna que cinq mois en 1294. Il avait plusieurs traits particuliers: ermite très âgé (il était né vers 1209), sachant à peine le latin, il fut élu comme option tierce alors que le conclave ne parvenait pas à s’accorder sur la personne du nouveau pape. Dans un climat d’attentes millénaristes, certains – au sein de l’Église (en particulier la «tendance» des spirituels parmi les franciscains) comme à l’extérieur – souhaitaient le couronnement d’un pape austère à même de restaurer à l’Église sa mission première. Or, Célestin V devint vite l’instrument du roi de Naples, Charles II d’Anjou, qui le garda près de lui. La direction des affaires du Saint-Siège excédait ses capacités. Raison pour laquelle ce pape se posa rapidement la question de son abdication, ce qui était fort rare et une option dont la validité aux yeux du droit canon était très discutée. Il consulta divers experts en droit canon, dont Benedetto Caetani, qui lui succédera. Célestin se convainquit bientôt qu’il devait renoncer à la tiare pontificale, ce qu’il fit en décembre 1294. Souhaitant fermer rapidement cette parenthèse, les cardinaux s’entendirent rapidement sur son successeur qui fut élu la veille de Noël sous le nom de Boniface VIII. Les membres du Sacré Collège et le pape rentrèrent à Rome, se libérant ainsi de la dépendance envers le roi de Naples. Célestin voulut rentrer dans son ermitage, ce que Boniface pouvait considérer comme une menace pesant sur son pontificat, il le fit donc arrêter et le retint dans une cellule où Célestin devait mourir le 19 mai 129681. Ces circonstances particulières permirent quelques mois plus tard à une puissante famille aristocratique romaine, les Colonna, rivale des Caetani autant dans le contrôle de terres dans les environs de Rome qu’au sein des instances pontificales, d’interroger la légitimité du pape: son élection était-elle licite, n’avait-il pas obtenu l’abdication de Célestin V sous la contrainte ou, pire, le pape n’aurait-il pas maltraité puis tué son prédécesseur? Voilà les rumeurs qu’ils firent circuler avant de les mettre par écrit. Pour cela, il fallut que le conflit latent entre les deux familles éclate au grand jour lorsqu’un Colonna, le 3 mai 1297, attaqua et prit possession sur une route menant à Rome d’une forte somme d’argent qu’un neveu du pape faisait transférer. Boniface VIII réagit immédiatement, exigea la restitution du trésor, que l’auteur du vol soit livré ainsi que la prise de possession de plusieurs places fortes de Colonna. Le collège cardinalice comptait en son sein deux Colonna qui furent convoqués par le pape. Ceux-ci ne se présentèrent pas de suite, préparant leur riposte. Seul le trésor fut restitué et, alors que le pape se prépara à mener une guerre ouverte, qui devint à l’automne une croisade après l’excommunication des deux cardinaux, les Colonna publièrent un manifeste questionnant la légitimité du pape, placardé sur les portes d’églises autour du 10 mai. Un premier texte comptait 12 points, s’articulant autour de l’axe suivant: si la renonciation de Célestin V était illégale, l’élection de son successeur était illégitime, posant par voie de conséquence la question de sa déposition. Il s’agissait là de la première attaque directe contre Boniface VIII. Il n’était encore nullement question d’hérésie, uniquement de légitimité assortie d’allusion quant aux comportements sexuels du pape. Ces accusations, pourtant, serviront de matrice aux légistes français qui les reprendront et les enrichiront. Boniface VIII comme responsable de l’abdication de Célestin V et mauvais gouvernement de l’Église (manifeste des Colonna, 10 mai 1297)

81 Sur Célestin V et sur la question de la légitimité de Boniface VIII, nous renvoyons à la biographie de PARAVICINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., tout d’abord le chapitre intitulé «en quête de légitimité», p. 111 et suivantes, puis la quatrième partie «les années Colonna» qui traite des accusations portées par cette famille et la croisade menée contre eux par le pape, p. 159 et suivantes.

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PR1 [6]82: «Item ex eo quod in renuntiatione ipsius multe fraudes et doli conditiones et intendimenta et machinamenta et tales et talia intervenisse multipliciter asseruntur, quod, esto quod posset fieri renuntiato, de quo merito dubitatu, ipsam vitiarent et redderent illegittimam, ineficacem et nullam83.»

PR1 [12]: «Et qui vestram timemus tyrampnidem, ne provocatus ex predictis et aliis contra nos et nostros et bona et statum et iura nostra et nostrorum et cuiuslibet nostrum spiritualiter vel temporaliter, cum scandalo Ecclesie maximo, non sine gravi Christi offensa, in nostrum preiudicium non modicum et gravamen et scandalum plurimorum, de facto tantum, […] et specialiter publice protestantur84.» «Nous craignions votre tyrannie […], alors que le scandale de l’Église est grand, non sans une grave offense au Christ, […]»

Il s’agit là de la première accusation directe portée contre Boniface VIII par les Colonna. Celle-ci ne

porte pas sur son comportement clérical, c’est-à-dire sur sa foi et ses mœurs, mais plutôt sur sa façon de diriger l’Église. Le grief porte sur la tyrannie (tyrampnus) du pape, un terme fréquent au Moyen Age qui désigne le «mauvais gouvernement». Celui-ci est une offense à Dieu, c’est donc un scandale non seulement pour l’Église mais aussi pour tous les croyants. Les Colonna pointent du doigt la manière par laquelle Boniface VIII imagine le gouvernement de l’État pontifical. Cette accusation peut être vue comme une amorce de l’amplification des griefs portés contre Boniface VIII, dans le sens où nous passons non seulement d’accusations implicites, à une accusation explicite et directe mais aussi parce que la gravité des crimes que dénoncent les deux cardinaux croît.

Première accusation d’ordre sexuel (réquisitoire des Colonna contre le gouvernement de Boniface, 15 juin 1297)

PR3 [3]: «Iste namque pseudopresul, ut aliqua de pluribus eius facinorosis excessibus carnis lingua non taceat, errorem immittere toti mundo, non timidus, apostolorum principis cathedram per abruta conscendit, eique incumbere non formidans, in lupi rapacis misterium, pastoris officium perverse subvertit. […]85»

Portée dans un troisième mémoire attaquant Boniface, cette accusation nous met en présence du

premier grief concernant les relations charnelles supposées du pape. Celles-ci seront ensuite amplifiées, notamment par les légistes français qui ajouteront le crime de sodomie en 1303. La dernière phrase prête à confusion, comme l’indique Coste. En effet le mot misterium est ambigu car «on pourrait penser à restituer “ministerium”, à moins que l’on ait ici une allusion à Apo. 17, 5, verset relatif à la grande prostituée, laquelle porte sur son front le nom “mysterium”» 86. Cette mention biblique se réfère donc à Babylone, ville qui constitue le négatif de Rome: le lieu de toutes les perditions. L’allusion est peut-être volontaire, auquel cas elle rend le «crime» papal plus grave encore et suggère alors déjà l’hérésie. Les accusations de 1303 La victoire totale du pape sur les Colonna, dont l’acte le plus éclatant fut la destruction de leur ville de Palestrina en 1299, mit un terme aux accusations portées contre le pape. Ce n’est qu’une fois que le second différend entre Boniface et Philippe le Bel est bien engagé que les légistes puiseront dans l’arsenal argumentaire des Colonna pour porter leurs coups juridiques contre le pape. Guillaume de Nogaret déplacera toutefois les accusations sur un autre plan, celui de l’hérésie, tout en enrichissant les griefs des Colonna. Comme nous l’avons vu, l’accusation d’hérésie était la faille qui permettait d’exiger la

82 Les indications qui précèdent les sources correspondent et renvoient à la classification opérée par COSTE, Jean, op. cit. 83 Ibid., p.36. 84 Ibid., p.38. 85 Ibid., p. 52-53. 86 Ibid., p. 53.

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convocation d’un concile pour déposer le pape, la pièce essentielle de la stratégie que Nogaret proposait au roi de France. Ce dernier ne l’accepta pas tout de suite, la gardant en réserve. Le discours que Nogaret prononça devant le conseil royal le 12 mars 1303, duquel est extrait ici la mention de l’hérésie, constitua à cet égard un «laboratoire d’idées»87. C’est le légiste Guillaume de Plaisians qui, en l’absence de Nogaret, en mission en Italie, fit jouer à plein cette stratégie et développa l’accusation d’hérésie en juin 1303 une fois que le roi l’accepta. Elle consistait à faire de Philippe le Bel le défenseur de l’Église.

A[12]: «Item propono quod dictus Bonifacius est hereticus manifestus, multis speciebus hereseos loco et tempore congruis declarandis, a corpore Ecclesie prorsus “abscisus”.88» «Item j’expose que ledit Boniface est hérétique, qu’il a tenu plusieurs positions hérétiques et qu’il se sépare de l’Église.»

La notion d’hereticus manifestus est un terme précis qui renvoie à la définition, versée ensuite au

canon, apportée par le pape Innoncent III dans une lettre adressée en 1210 au comte de Toulouse, Raymond VI: «[…] qui contra fidem catholicam publice predicant aut profitentur seu defendunt eorum errorem vel qui coram prelatis suis convicti sunt vel confessi vel ab eis sententialiter condemnati super heretica pravitate89.» Un pape démonolâtre? C’est dans un mémoire intitulé He sunt protestationes, rédigé par Guillaume de Nogaret, en date du 7 septembre 1304, qu’apparaît l’accusation de démonolâtrie.

F[3]: «Item proponit quod dictus Bonifacius fuit et erat idolatra, sacrilegus, divinationibus utens et demonum invocator et de hiis graviter diffamatus est ut supra90.» «Item il est dit que ledit Boniface fut et était idolâtre, sacrilège, qu’il fait usage de divinations et invoque les démons et qu’il en est gravement diffamé.»

Cette accusation est très importante pour la suite du procès. On voit Boniface être accusé d’avoir

des relations avec les démons. Nogaret emprunte cette dernière à Plaisians, c’est à se demander quel rôle a donc la rumeur, la fama, dans ce procès. Une autre notion vient faire son apparition, celle d’idolâtrie. Coste nous met en garde quant au sens du mot idolâtre, il nous dit: «Boniface avait été accusé de inducere homines ad idolatrum, mais il s’agissait d’idolâtrie passive (se faire adorer) et non active (culte rendu aux idoles)»91.

F[7]: «Item proponit quod dictus Bonifacius fuit et erat homicida, pluribus homicidiis post dictum regimen susceptum commissis, et de hoc graviter diffamatus92». «Item il est dit que le dit Boniface fut et était homicide, qu’il commit plusieurs homicides après le début de son règne, et qu’il est de cela gravement diffamé.»

Les accusations portées une fois Boniface mort ne sont pas mentionnées de son vivant. Avec la

question du meurtre, on touche à un point sensible car il s’agit de l’un des péchés capitaux. Nous entrons toujours plus dans des accusations très graves, bien que pour l’époque les premières étaient d’une gravité sans pareil, nous assistons maintenant à des accusations démoniaques, qui ont quelque chose à voir avec une forme d’hérésie, non plus comme on l’a vu avant sous forme juridique mais bien cette fois en tant que rapport avec le démon. A partir de 1306, on n’hésite pas à comparer Boniface VIII aux démons de l’Enfer, comme le fait notamment le cardinal Pietro Colonna (réintroduit dans ses fonctions par Clément V) dans l’un de ses mémoires, en mai de cette année:

87 PARAVICINI BAGLIANI, Agostino, op. cit., p. 339. 88 COSTE, Jean, op. cit., ibid., p. 116. 89 Ibid. 90 Ibid., p. 242. 91 Ibid. 92 Ibid., p. 243.

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G[1]: «Item notorium est universo mundo quod etiam parvulos anniculos persequebatur ad mortem, non tam tyrampnica quam ferali natura, et dominas in puerperio recumbentes et oportuit aliquam intrare mare cum puero nondum unius mensis, ad evadendum manus tyrampnicas persecutoris eiusdem. “Videat Deus et iudicet causam suam”.93»

Cette source établit une comparaison entre la Bête et Boniface qui devient inévitable, et ceci afin

de dénoncer un Boniface hérétique voulant détruire la foi. Toujours à la même époque, Pietro Colonna écrit beaucoup à ce sujet aussi. Ce que va faire Colonna, c’est qu’il va commencer par descendre Boniface, le traitant d’impie adversaire de l’Église, puis il reprendra les accusations avancées par Plaisians en 1303.

H[49]: «Hoc probabitur multipliciter: habuit enim ab antiquo unum spiritum et demonem familiarem datum sibi a quadam muliere de Fulgineo, que erat maxima nigromantica et mathematica.94»

«Cela sera prouvé de plusieurs manières: il avait depuis longtemps un esprit et démon familier que lui avait donné une certaine femme de Foligno, qui était une très grande nigromancienne et devineresse.»

Voilà un terme qui commence à prendre de l’ampleur à cette période. De nouveau nous avons cette accusation de magie. Venons-en peut-être à la partie qui devient vraiment importante, à savoir entre 1307-1310 et au-delà avec le procès. C’est le 13 septembre 1309 que Clément V décide d’ouvrir un procès dans les règles de l’art contre Boniface. Dans les courtes accusations de 1308-1309, on retrouve en tout premier lieu la notion d’hérésie. En effet il y a neuf accusations portant sur les opinions hérétiques du défunt pape. Voilà un terme qui commence à prendre de l’ampleur à cette période. De nouveau nous avons cette accusation de magie et ce n’est pas par pur hasard. Il a été dit plus tôt mais c’est le seul moyen, en accusant un pape de magie, hérésie, démonolâtrie etc, de faire appel à un concile et d’engager un procès.

Venons-en peut-être à la partie qui devient vraiment importante, à savoir entre 1307-1310 et au-delà avec le procès. C’est le 13 septembre 1309 que Clément V décide d’ouvrir un procès dans les règles de l’art contre Boniface. Dans les courtes accusations de 1308-1309, on retrouve en tout premier lieu la notion d’hérésie. En effet il y a neuf accusations portant sur les opinions hérétiques du défunt pape.

L[9] : «Item de Deo et salvatore nostro Domino Iesu Christo male sentiebat, nec verum Deum eum credens, nec verum hominem, sed fantasticum et putativum.»95 «Item, il dit du mal de Dieu et de notre Seigneur salvateur Jésus-Christ, et il ne pas qu’il soit le vrai Dieu, ni un vrai homme, mais un esprit et un être imaginaire.»

Cette accusation est mentionnée pour la première fois à cette époque-là. C’est en quelque sorte une négation de l’incarnation, c’est-à-dire en Jésus-Christ étant le fils de Dieu, pourtant, même si ce n’est pas formulé comme cela ici, c’est sous cette forme que l’on va la trouver après 1310. Cette fois, c’est dans la version de Pietro Colonna que l’on va trouver une accusation que l’on avait déjà avec lui en 1306, que l’on retrouve maintenant en 1309:

M[13]: «Item proponitur quod idem Bonifacius, ante assumptum pontificum et post, utebatur et usus est arte demoniaca, coniurando demones, exorcizando, immolando eisdem et thurificando et suffumicationes faciendo et talia faciendo, adorando et sacrilegos et sortilegos et mathematicos et divinatores et divinatrices consulebat, communicans eisdem in crimine criminosis96.»

93 Ibid., p. 246.94 Ibid., p. 281 95 Ibid., p. 384 96 Ibid., p. 396.

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«Item il est dit que le même Boniface, avant et après son pontificat, usait de l’art démoniaque, conjurant les démons, les exorcisant, les immolant et encensant et faisant des suffumigations, en les adorant et consultant les sacrilèges, les sorciers, magiciens, les devins et les devineresses, communiquant avec eux dans le pire des crimes.»

Une fois de plus, ce sont les mêmes accusations que quelques années plutôt, mais il est intéressant de remarquer l’arrivée d’un nouveau verbe: «exorcizando». Coste de nouveau nous indique de ne pas comprendre ce verbe comme celui de «exorcise » tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire de chasser les démons par des pratiques religieuses. Il faut le comprendre dans le sens d’obtention de résultats. En effet ce verbe indique les pratiques faites par des magiciens afin d’obtenir des résultats désirés.97 Le terme de « mathematicos » prend désormais une place très importante dans le procès de Boniface, devenant une des principales accusations.

Il n’est pas étonnant de retrouver de nouveau les mêmes accusations, comme il a été remarqué, il leur fallait à chaque fois remettre d’actualité cette histoire et le meilleur moyen était sans nul doutes de rajouter une partie à chaque nouvelle accusation. Le 22 Mai 1310, Nogaret et Plaisians présentent à Clément V les articles, notamment un condensé de toutes ces accusations, et dès le début, l’auteur parle de ce dont va traiter cet article, première fois depuis le début de l’histoire du procès. En effet il va commencer par énumérer les points sur lesquels il s’attardera plus loin dans le mémoire.

Durant la même période commence la prise des dépositions de témoins. Entre avril et mai 1310, les dépositions s’accumulent dont une qui retient l’attention de tout lecteur se penchant sur la question d’hérésie dans le procès de Boniface VIII.

97 Ibid, p. 396

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V. Conclusion Le procès était la continuation des actions royales engagées contre Boniface VIII, lorsqu’il était en vie (soit provoquer la convocation d’un concile pour le déposer). Il s’agissait également de les justifier ainsi que de conserver un instrument de pression contre le pape Clément V. Plus généralement, Jacques Chiffoleau signale une longue de procès, qu’il n’hésite pas à qualifier de «politiques», comportant de nombreux traits similaires98. Le premier est celui attenté en 1301 contre l’évêque Bernard Saisset, dont nous avons vu qu’il fut l’amorce du «second différend» entre le pape et le roi. Si l’on suit cet historien, cette succession de procès, de ces grandes affaires, (il en dénombre treize, sans prétendre à l’exhaustivité, sur une période d’un quart de siècle, entre 1301 et 1326), marque une nouvelle étape précédée par la lente élaboration de la procédure inquisitoriale. Cette dernière est liée à la qualification de l’hérésie comme crime de «lèse-majesté» et à un changement d’attitude radical: le passage d’une volonté de ramener le chrétien égaré sur le droit chemin par la persuasion à une pratique répressive dont l’aboutissement peut être la mort de l’hérétique. Ce basculement est précisément autorisé par le recours à la notion de «lèse-majesté» issu d’un droit romain qui fait au cours du XIIe siècle son retour et qui sera adapté. Cette lente évolution se cristallisa lors de ces grandes affaires. Pour Chiffoleau, malgré les différences de personnes et d’accusations, elles impliquaient toutes «de près ou de loin, la cour royale française et la cour pontificale d’Avignon, le pape, le roi et leurs entourages, le cœur du pouvoir»99. C’est aussi le lieu d’une expérimentation «en grandes pompes et dans la terreur, la procédure extraordinaire: c’est une fama ou une rumor qui lance l’action, l’enquête d’office s’impose à chaque fois, l’information est secrète, l’inquisition proprement dite use du secret et de la torture, l’ensemble de la procédure est à la fois écrite et accélérée. Les juges s’attaquent aussi à la même chose: à l’occulte, au Diable et aux relations très concrètes que les hommes entretiennent avec lui par le biais de la magie100.» Le procès de Boniface VIII posséda des différences notables avec cette description en ce qu’il fut posthume et qu’il n’impliqua pas l’usage de la torture. En revanche, l’accusation de magie est, comme nous l’avons vu, une «innovation». Le pape est accusé de converser avec un démon logé dans une bague, le nombre de démons, dans cette dynamique d’amplification des accusations, passera ensuite à trois. Aux caractéristiques mentionnées par Chiffoleau, il faudrait ajouter le recours à l’opinion public. Dans le cadre de l’escalade entre les deux pouvoirs en conflit, le roi de France et ses légistes, avant même que l’accusation d’hérésie ne soit portée, organisèrent une véritable opération «d’agitation et de propagande» par l’organisation «d’Etats généraux» qui fut doublée par une diffusion, en marge du pouvoir royal, de libelles et d’idées. Un phénomène semblable apparaîtra lors du procès contre les Templiers. Il y a donc une mise en scène du pouvoir doublée d’une «manipulation de l’opinion» qui lui permettra de s’affirmer et de se présenter comme étant menacé. Le résultat de cette opération est que Philippe le Bel sera présenté comme défenseur autant de la foi que d’un corps «politique» que certains n’hésiteront pas à qualifier de proto-national. La dynamique des accusations Les accusations françaises lancées contre Boniface VIII à partir de 1302 se nourrissaient d’un conflit entre ce dernier et une famille aristocratique italienne, les Colonna, laquelle avait une forte présence dans les institutions de l’Église. Ces derniers avaient attaqué le pape affirmant l’illégitimité de son élection et le caractère mauvais de son gouvernement. Ce à quoi les légistes français ajoutèrent une triade accusatoire: hérésie, sodomie et possession d’un démon privé. Ces griefs furent précisés dans divers mémoires adressés au nouveau pape pour qu’il engage un procès contre la mémoire de son prédécesseur. La dynamique accusatoire à l’œuvre était, pour résumer, la suivante: la charge d’hérésie, du vivant du pape, était indispensable car elle fournissait le seul motif permettant une destitution «légale» d’un pape. Tout d’abord vague, elle sera ensuite précisée et sera la seule à être encore examinée à la fin de la procédure. L’accusation de sodomie plaçait Boniface VIII dans la catégorie d’un homme agissant contre la Nature. Or, le Vicaire du Christ, l’intermédiaire de Dieu sur Terre, en commettant de tels actes, s’érigeait contre le Créateur de toutes choses. L’accusation de commerce avec le démon marque un tournant: c’est la

98 CHIFFOLEAU, Jacques, «Dire l'indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe siècle», dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 45ᵉ année, n° 2, 1990. p. 289-324. 99 Ibid., p. 292. 100 Ibid.

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première fois qu’une personne vivante était accusée judiciairement de pratiquer la magie démoniaque. L’attitude envers ces pratiques commençait donc à se modifier. Enfin, cette dynamique sous-tendait que si l’on pouvait amener un hérétique à reconnaître ses erreurs, faire résipiscence, il n’était en revanche pas possible de «sauver» une personne contre-nature et agissant de concert avec le mal.

Clément V accepta finalement la tenue du procès qui débuta au printemps 1310 par l’audition informelle de 24 témoins puis de 14 au cours de l’été. Le procès ne s’acheva jamais, l’année suivant, à la suite d’une brève procédure reconnaissant le bon zèle des actions du roi de France, un compromis «politique» entre les deux pouvoirs fut conclu: Guillaume de Nogaret, légiste impliqué dans l’attentat de 1303 et excommunié était absous, le prédécesseur de Boniface VIII fut canonisé, ce qui représentait une condamnation implicite de son règne. A partir de Clément V et pour plusieurs décennies, la présence des papes à Avignon marqua un affaiblissement du Saint Siège et une dépendance relative vis-à-vis de la monarchie française. Nous laisserons à Jean Coste, qui a tant travaillé sur ce procès, le mot de la fin: «Le procès intenté à Boniface VIII et à sa mémoire fut un procès politique promu par la cour de France et destiné à établir une thèse fixée dès le départ, à savoir l’hérésie de l’accusé. Il fut abandonné à la suite d’un accord politique, sans que rien n’ait été décidé ni sur cette accusation principale, ni sur aucune autre101.»

101 COSTE, Jean, op. cit., p. 886.

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Chronologie Noël 1294 Election au pontificat de Benedetto Caetani, sous le nom de Boniface VIII.

1296-1297 Premier différend entre le roi de France et le pape. Le conflit porte principalement sur les immunités fiscales du clergé.

25 février 1296 Décrétale Clericis laicos.

20 septembre 1296 Bulle Ineffabilis amor. Le pape s’adresse directement au roi et proteste contre «l’oppression» dont est victime le clergé.

7 février 1297 Le pape admet que les clercs puissent faire «des dons » au roi

3 mai 1297 Attaque d’un convoi de la famille du pape, saisie d’une forte somme d’argent, par les Colonna.

A partir de mai 1297 Croisade contre les Colonna.

31 juillet 1297 Bulle Etsi de statu met fin au «premier différend» entre le pape et le roi de France.

11 août 1297 Canonisation de Louis IX (Saint-Louis)

1301-1303. Deuxième différend. Il s’engage cette fois-ci sur la question des immunités judiciaires du clergé. Il s’étendra rapidement en un conflit de légitimité entre la papauté et la royauté de France.

24 octobre 1301 Arrestation à Senlis de Bernard Saisset, évêque de Pamiers, accusé de haute trahison. Cet acte constitue une violation des «libertés ecclésiastiques».

5 décembre 1301 Bulle Ausculta, fili

10 avril 1302 «États généraux» à Paris. Première fois que l’accusation d’hérésie est lancée, en marge du pouvoir royal.

24 juin 1302 Les envoyés du roi son reçu par le pape. Discours vigoureux du pape et du cardinal Matthieu d’Aquasparta:

1 novembre 1302 Convocation à un concile des évêques français à Rome. Le roi avait interdit toute sortie du pays des prélats.

18 novembre 1302 Bulle Unam Sanctam.

12 mars 1303 Conseil royal élargi au cours duquel Guillaume de Nogaret dénonce Boniface comme hérétique, simoniaque et vicieux. Appel à un concile (seule autorité à même de déposer un pape). Première fois que l’accusation d’hérésie est prononcée directement.

13-14 juin 1303 Conseil royal élargi. Liste d’actes d’accusations en 28 articles contre le pape.

7-9 septembre 1303 Attentat d’Anagni. Le pape est emprisonné – par Nogaret et une coalition de familles italiennes – la population de la ville le libère ensuite.

8 septembre 1303 Ce jour devait être publié la bulle Super Petri solio excommuniant Philippe le Bel.

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11 octobre 1303 Mort de Boniface VIII qui, depuis l’attentat, est resté inactif.

Vers le procès et procès

A partir de mars 1304 Politique conciliante du pape Benoît XI: retrait d’interdits, concession de décimes, levée de l’excommunication du roi. Mais les auteurs de l’attentat, surtout Nogaret, sont excommuniés.

7 juillet 1304 Mort de Benoît XI. Le conclave mettra onze mois pour élire son successeur.

14 novembre 1305 Couronnement, à Lyon, de Bertrand de Got sous le nom de Clément V.

15 décembre 1305 Clément V nomme 9 cardinaux français et redonne leur chapeau aux deux Colonna qui avaient été excommuniés par Boniface VIII.

Avril 1307 Le roi de France propose la canonisation de Célestin V, ce qui signifierait une condamnation implicite de Boniface.

13 octobre 1307 Arrestation, au mépris de la légalité canonique, des Templiers

12 août 1308 Consistoire qui lance la procédure à l’encontre de Boniface VIII.

13 septembre 1309 Bulle Redemptor noster, convocation en règle à un procès.

16 mars 1310 Ouverture du procès de Boniface VIII à Avignon. Audition de 24 témoins, puis 14 supplémentaires en été.

14 au 24 avril 1311 Enquête de Clément V sur le bonum zelum de Philippe le Bel.

27 avril 1311 Bulle Rex gloriæ de Clément V: reconnaissance du bon zèle du roi de France, désistement des deux parties, les actes de Boniface VIII jugés attentatoires à l’honneur du roi (en particulier Ausculta filii) sont révoqués, absolution de Nogaret assortie de sévères pénitences, blanchiment de la mémoire de Boniface VIII.

6 mai 1312 Fin du concile de Vienne. Negotium Bonifatianum maintenu, mais personne ne veut poursuivre le procès.

3 mai 1313 Canonisation de Pierre de Morrone (prédécesseur de Boniface VIII sous le nom de Célestin V)

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