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Le sociologue et le touriste

Date post: 23-Feb-2023
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Louis Quéré Jacques Hoarau Le sociologue et le touriste In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : une percée en sciences sociales ? pp. 41-60. Résumé Louis Quéré, sociologue, est directeur de recherches au CNRS. Il appartient au Centre d'études des mouvements sociaux (EHESS, Paris). Ses premières recherches dans les années 70, ont porté sur la question régionale et les mouvements régionalistes en France. Il s'est ensuite orienté vers l'analyse de la communication sociale, s 'intéressant à la fois aux structures de l'espace public et à la communication ordinaire (à travers l'analyse de conversation). Parallèlement, il est intervenu sur des problèmes d' épistémologie des sciences sociales (sur la question de la description en particulier). Il a aussi présenté et discuté des auteurs contemporains importants : Habermas, Garfinkel, Goffman. Ses travaux plus récents portent sur la théorie de l'action et sur l'analyse de la constitution des événements publics. A travers ces recherches, il essaie de développer une approche sociologique qui prenne au sérieux à la fois la constitution langagière de l'expérience et le caractère praxéologique de l'objectivité et de l'intelligibilité des faits sociaux. Louis Quéré a notamment publié : Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Paris : Aubier, 1982, "Décrire, un impératif ?" ; "Les formes de l'action", Raisons pratiques, n°l. Il a publié de nombreux articles notamment dans Réseaux et Problèmes d'épistémologie en sciences sociales. Citer ce document / Cite this document : Quéré Louis, Hoarau Jacques. Le sociologue et le touriste. In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : une percée en sciences sociales ? pp. 41-60. doi : 10.3406/espat.1992.3802 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1992_num_49_1_3802
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Louis QuéréJacques Hoarau

Le sociologue et le touristeIn: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski, Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : unepercée en sciences sociales ? pp. 41-60.

RésuméLouis Quéré, sociologue, est directeur de recherches au CNRS. Il appartient au Centre d'études des mouvements sociaux(EHESS, Paris). Ses premières recherches dans les années 70, ont porté sur la question régionale et les mouvementsrégionalistes en France. Il s'est ensuite orienté vers l'analyse de la communication sociale, s 'intéressant à la fois aux structuresde l'espace public et à la communication ordinaire (à travers l'analyse de conversation). Parallèlement, il est intervenu sur desproblèmes d' épistémologie des sciences sociales (sur la question de la description en particulier). Il a aussi présenté et discutédes auteurs contemporains importants : Habermas, Garfinkel, Goffman. Ses travaux plus récents portent sur la théorie de l'actionet sur l'analyse de la constitution des événements publics. A travers ces recherches, il essaie de développer une approchesociologique qui prenne au sérieux à la fois la constitution langagière de l'expérience et le caractère praxéologique de l'objectivitéet de l'intelligibilité des faits sociaux.Louis Quéré a notamment publié : Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Paris : Aubier, 1982,"Décrire, un impératif ?" ; "Les formes de l'action", Raisons pratiques, n°l. Il a publié de nombreux articles notamment dansRéseaux et Problèmes d'épistémologie en sciences sociales.

Citer ce document / Cite this document :

Quéré Louis, Hoarau Jacques. Le sociologue et le touriste. In: Espaces Temps, 49-50, 1992. Ce qu'agir veut dire. Boltanski,Thévenot, Callon, Latour, Pollack, Quéré : une percée en sciences sociales ? pp. 41-60.

doi : 10.3406/espat.1992.3802

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1992_num_49_1_3802

Louis Quéré

Le sociologue et le touriste.

Louis Quéré, sociologue, est directeur de recherches au CNRS. Il appartient au Centre d'études des mouvements sociaux (EHESS, Paris). Ses premières recherches dans les années 70, ont porté sur la question régionale et les mouvements régionalistes en France. Il s'est ensuite orienté vers l'analyse de la communication sociale, s 'intéressant à la fois aux structures de l'espace public et à la communication ordinaire (à travers l'analyse de conversation). Parallèlement, il est intervenu sur des problèmes d' épistémologie des sciences sociales (sur la question de la description en particulier). Il a aussi présenté et discuté des auteurs contemporains importants : Habermas, Garfinkel, Goffman. Ses travaux plus récents portent sur la théorie de l'action et sur l'analyse de la constitution des événements publics. A travers ces recherches, il essaie de développer une approche sociologique qui prenne au sérieux à la fois la constitution langagière de l'expérience et le caractère praxéologique de l'objectivité et de l'intelligibilité des faits sociaux. Louis Quéré a notamment publié : Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Paris : Aubier, 1982, "Décrire, un impératif ?" ; "Les formes de l'action", Raisons pratiques, n°l. Il a publié de nombreux articles notamment dans Réseaux et Problèmes d'épistémolo- gie en sciences sociales.

Entretien réalisé par Jacques Hoarau.

EspacesTemps 49-50/1992, pp. 41-60.

EspacesTemps : Vos travaux récents se relient à ce que vous appelez un

programme descriptiviste en sociologie. C'est un terme fort puisqu'il exclut explicitement la représentation de la sociologie comme science explicative, comme science interprétative, voire même comprehensive. On peut se demander ce qu'il reste lorsque l'explication, l'interprétation et la compréhension ont été mises de côté. Si la catégorie de description concentre bien votre travail, pouvcz-vous eciaircir ce point initial, qui sera d'ailleurs aussi un point final ?

Louis Quéré : Ma trajectoire intellectuelle m'a d'abord amené à m'intéresser à la question de l'interprétation, à l'idée que les sciences sociales, la sociologie en particulier, ont affaire à un type d'objet particulier - un objet qui s'interprète lui-même - et que cette interprétation est effective ou opératoire dans la constitution même de cet objet. Par exemple, au niveau de la formation de la personnalité, de la formation d'un self l'interprétation de soi fait partie de ce mouvement par lequel une personne acquiert et maintient son identité. Ricur l, entre autres, a bien explicité cela en développant l'idée d'identité narrative, où l'interprétation prend la forme du récit de vie. On peut appliquer cette idée non seulement à des personnes mais à des collectifs : les sociétés, d'une certaine manière, s'interprètent elles-mêmes ; elles produisent une compréhension d'elles-

mêmes, et cette autocompréhension est un élément important de la construction d'un champ d'intelligibilité pour leurs membres. Ce point de départ m'a

amené à m'interroger sur le type de sociologie qui accorderait une place importante à ce caractère auto-interprétatif de la réalité sociale. J'ai été formé dans le cadre de la sociologie tourainienne ; j'ai donc travaillé sur l'étude des mouvements sociaux. Le sociologue avait là une tâche d'interprétation ; il avait la tâche de dire la signification de ces mouvements sociaux, d'en expliciter les enjeux, la portée dans une société donnée. Ce qui me posait problème dans ce type de démarche, c'est qu'il ne prend pas bien en considération le fait que l'objet lui-même se constitue en incorporant une interprétation de soi. Je me suis aussi demandé si l'interprétation du sociologue est sur un plan différent de celle que la société se construit d'elle- même. L'interprétation du sociologue n'est-elle pas, en définitive, prise dans le mouvement par lequel l'objet de son analyse acquiert sa signification et son individualité dans une société donnée ? Ma rencontre avec la tradition eth- nométhodologique m'a permis de reformuler ce problème dans un langage différent, où l'on parle de confusion du thème et des ressources : pour rendre compte de son objet, le sociologue utilise le langage, le discours, les catégories, dans lesquels cet objet se

L'objet social se constitue en incorporant une interprétation de lui-même.

1 *Paul Ricur, La sémantique de l'action, Paris : Editions du CNRS, 1977 ; Temps et récit, Paris Le Seuil, 1983.

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constitue lui-même ; du coup, ces catégories et ce langage ne sont pas eux-mêmes thémati- sés, ne sont pas pris comme objets d'analyse, alors qu'ils devraient l'être.

C'est une première indication. La deuxième, c'est que je me suis mis à travailler à un certain moment, avec des collègues, sur la communication ordinaire. La tradition dont relevait cette recherche est composite ; elle comprend l'ethnographie de la communication, les travaux d'Erving Goffman 2, l'analyse de conversation. Selon cette tradition, il faut, pour comprendre comment les gens procèdent pour communiquer, travailler sur ce que nous appelons dans notre jargon, des occurrences naturelles, c'est-à-dire les processus de communication tels qu'ils peuvent se passer dans les situations de la vie courante des gens. On a fait enregistrer par des ménages des conversations téléphoniques afin de rendre compte du processus de communication, entendu comme un processus qui s'auto-orga- nise, de l'intérieur même de son déroulement et de son accomplissement. Etre confronté à ce matériel - des conversations telles qu'elles se déroulent dans leur temporalité propre -, c'est rencontrer le problème de son mode d'analyse. Le traitement des données qui prévaut en sociologie utilise le matériel pour exemplifier un argument ou illustrer une théorie. Or, l'on avait là, d'une certaine manière sous les yeux, ce

cessus qu'est la conversation, et il s'agissait de rendre compte de la façon dont les acteurs procédaient pour assembler, pour construire ce cours de conversation. Il faut bien que le sociologue trouve une posture analytique, alors même qu'il n'y a rien à interpréter, rien à expliquer. Il y a certes à comprendre. Il faut répondre à un certain type de questions : "De quoi s'agit- il ?", "De quoi parlent-ils ?", "Que sont-ils en train de faire ?",... Mais il n'y a pas à donner un sens, ni à interpréter ni à expliquer. Il s'agit de dégager les opérations que font les agents, les procédures qu'ils mettent en uvre pour construire ce cours d'action ou cette séquence de conversation en utilisant les ressources dont ils disposent : ce sont des savoir-faire, des techniques, des jeux de langage dont ils ont acquis la maîtrise pratique et enfin - ce qui est important - une connaissance interne de la société, une connaissance des structures sociales "de l'intérieur", une connaissance qui s'oppose à la connaissance scientifique que peut acquérir le sociologue.

E.T. : C'est ce que la tradition ethnométhodologique appelle la position de "membre".

L.Q. : C'est cela. E.T. : On voit parfaitement

pourquoi vous excluez 1 'exemplification et l'illustration du travail sociologique. Avec l'exemplification, vous cherchez à rompre avec une conception nomologique de la sociologie, qui la rapporte à l'idéal d'une physique sociale.

Il s'agit de rompre avec la sociologie explicative.

2 La plupart des ouvrages d'Erving Goffman traduits en français ont été édités par Minuit, dans la collection "Le sens commun". Outre les plus connus, on se reportera à Façons de parler et à Les cadres de l'expérience, 1991 (trad. Isaac Joseph, avec M. Dartevelle et P. Joseph).

Rendre compte du processus de communication comme un processus qui s'auto- organise.

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Vous excluez l'illustration dans la mesure où elle comporte un danger formaliste, avec l'exigence de produire des modèles, ou des idéaltypes, qui seraient manifestés ou testés ou validés par telle occurrence empirique. On voit jusqu'à un certain point pourquoi - et c'est là que les choses deviennent un peu plus difficiles - vous cherchez à vous détacher de l'idée même d'interprétation, parce qu'elle confère au sociologue la posture, encore trop souveraine peut-être, qui consiste à donner un sens à des comportements dont on suppose toujours plus ou moins que les acteurs n'en sont pas véritablement possesseurs ou dépositaires.

Ce qui reste alors, c'est ce que vous appelez voir.

Je voudrais citer un peu longuement un texte extrait de votre dernier article 3 où vous opposez à la sociologie explicative, qui suppose un ordre de réalité sous-jacent aux apparences, et se propose de le mettre au jour, la perspective où l'"on rapporte les propriétés d'ordre et d'intelligibilité du monde social à des accomplissements : non seulement elles sont alors émergentes (événementialité), mais elles supposent aussi un espace de visibilité où elles puissent apparaître comme propriétés sensibles, cet espace de visibilité étant lui- même institué par des opérations et des procédures (phé- noménalité)... le commun n'apparaît pas alors comme un donné, lié au partage d'une culture commune ou à

tence d'un consensus cognitif et normatif, mais comme un caractère institué par un apparaître-commun, dans un espace de visibilité ou sur une scène publique assemblés par l'action des agents et la réception des partenaires (coagents ou spectateurs)... Dans cette optique, il est évident que l'analyse n'a plus rien à faire venir en surface, puisque 1'" apparaître" dans un espace public est lui-même la médiation de l'individuation et de la "sociation" des personnes, des actions et des événements. Si, suivant Hannah Arendt et d'autres, nous écartons le dualisme métaphysique de l'être et de l'apparaître, et renonçons à l'idée que sous les apparences il y a un ordre de réalité plus fondamental à mettre en évidence, la tâche d'une analyse devient essentiellement de rendre compte de ce qui est d'emblée sous nos yeux, et que nous ne voyons pas par excès de familiarité, ou par défaut de pertinence dû à nos schemes d'interprétation et de perception."

La vraie question, c'est que ce que nous avons sous les yeux, nous ne le voyons pas ; on pourrait dire que si nous ne voyons pas ce qui est d'emblée sous nos yeux, et qu'il faut le dévoiler pour le mettre en évidence, c'est parce que quelque chose est à nous- mêmes caché par nous-mêmes, c'est-à-dire par ce que vous appelez des chaînes d'interprétation, des chaînes de perception, etc. En quoi l'opération de dévoilement, de mise au jour ou de

L'analyse n'a plus rien à faire venir en surface.

3 Louis Quéré, "Le tournant descriptif en sociologie", à paraître in Current Sociology. C'est à ce texte que fait référence la discussion qui a eu lieu le 30 octobre 1991.

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présentation, quel que soit le terme que vous retiendrez, vous permet-elle de rompre vraiment avec l'idée que la sociologie donne accès à un ordre de réalité plus fondamental ?

Breaching experiments.

L.Q. : Pour raccorder à ce que je disais tout à l'heure -, il y a tout de même, comme point de départ et comme ancrage de ce tournant descriptif, l'idée suivante : lorsque le sociologue veut expliquer et interpréter un fait social, il dispose d'un événement qui s'est passé, qui a été identifié, qui a été pourvu d'une individualité ; il part de quelque chose qui a une signification dans une communauté donnée. Le sociologue table sur la positi- vité de ce fait, en tant qu'il est individué et qu'il est déjà analysable, pour construire l'arrière-plan ou le contexte qui va l'expliquer ou l'interpréter... J'ai travaillé cette année, avec Michel Barthélémy sur la question de l'événement public, sur le cas Car- pentras. On s'est beaucoup intéressé au débat qui a eu lieu en septembre 90, trois ou quatre mois après l'événement Carpentras, lorsque Paul Yon- net a publié son article dans Le Débat 4 On avait déjà un événement configuré et identifié ; le sociologue peut alors construire le contexte dans lequel cet événement devient probable, vraisemblable. Par exemple, "Carpentras, ce fut

un coup monté par la classe médiatico-politique pour conjurer la montée de Le Pen et du Front National". Les problèmes que je me pose correspondent à la coexistence de deux éléments. D'une part, le sociologue, parce qu'il part de quelque chose de disponible, n'inclut pas dans son champ d'analyse le processus par lequel quelque chose qui s'est passé est devenu l'événement qu'il représente pour une communauté, avec une identité, une individualité, une signification relativement déterminées. D'autre part, pour construire le contexte de l'événement, pour élaborer sa texture causale, ce même sociologue utilise un champ sémantique qui a été ouvert d'une certaine manière par cette définition sociale de l'événement. Par exemple, l'on ne rendra pas compte de la même façon de l'événement Carpentras selon qu'il sera défini comme une profanation émanant d'un fou, ou comme un acte politico-idéologique, comme un acte antisémite. La manière dont l'événement est défini ouvre un champ de concepts, de raisons, de motifs, de causes, etc. On arrive à l'idée que ce qui rend possible l'explication causale du sociologue, c'est la relation interne, d'ordre sémantique ou conceptuel, entre l'événement et son contexte. Ils ne sont pas séparés, ils s'appartiennent l'un à l'autre. Du coup, ce qui s'ouvre pour le sociologue, c'est une tâche en amont de ce qu'il fait d'habitude : il lui faut rendre compte du travail

Le sociologue dispose toujours d'un événement qui a été pourvu d'une individualité.

4 Paul Yonnet, "La machine Carpentras. Histoire et sociologie d'un syndrome d'épuration", Le Débat, n° 61 sept.-oct. 1990.

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social par lequel un événement acquiert l'identité et la signification qu'il a pour une collectivité, et expliciter le type de relation - qu'on peut appeler grammaticale à la suite de Wittgenstein - qui unit cet événement à son contexte. Précisément cette relation grammaticale est déguisée en relation causale par l'explication de sens commun ou par l'explication sociologique. Il s'agit donc de faire remonter l'analyse sociologique en deçà de cette disponibilité de l'événement que suppose habituellement le sociologue, et de rendre compte de l'émergence de cette disponibilité. Peut-être l'idée qu'il n'y a rien à faire venir à la surface parce qu'on a déjà tout sous les yeux est- elle un peu forte, mais elle renvoie à deux idées intéressantes. D'une part, on cherche à rapporter le caractère ordonné et régLilier des pratiques sociales non pas à un ordre de facteurs déterminants, mais à un accomplissement. L'ordre social est effectué ou accompli par les membres de la société ; on substitue des opérations et des procédures des agents aux structures objectives et aux facteurs déterminants. L'explication causale n'a alors plus lieu d'être, puisqu'il s'agit de saisir et de rendre visibles les procédures et les opérations par lesquelles les membres d'une collectivité organisent un ordre social en construisant l'objectivité des faits sociaux, leur intelligibilité, leur analysa- bilité, et en composant des

cours d'actions observables, justifiables, etc.

D'autre part, ces procédures ont un statut particulier. Elles sont inconscientes en ce sens que l'on n'y prête pas attention, comme le montre l'exemple de l'auto-organisa- tion de la conversation : les procédures et les opérations des agents, sur lesquelles cette auto-organisation repose, ne sont pas visibles ni observables, et, néanmoins elles ne sont pas enfouies quelque part en profondeur. C'est là que j'utilise l'argument ethnomé- thodologique, l'argument de Garfinkel 5, qui dit que ces opérations ont un statut de visibilité particulier. Pour peu que, dans leurs interactions, les gens ne fassent pas un certain type d'opérations ou un certain type d'attribution, ça devient observable, ça devient remarquable par les agents ; leurs opérations accèdent alors à une certaine visibilité, ce qui tendrait à prouver qu'elles ne sont pas enfouies dans un inconscient inaccessible, d'où il faudrait les sortir. Par exemple, Garfinkel faisait - il appelait cela des "breaching experiments" - des expér

iences avec des étudiants, où il leur demandait par exemple de se comporter comme des étrangers chez eux. Cela impliquait qu'ils ne fissent pas usage des informations qu'ils avaient, de la connaissance familière des personnes avec lesquelles ils entraient en interaction, de leur identité, de leur biographie, ... Il leur fallait faire abstraction de tout cela. La réaction immédiate-

La relation entre l'événement et son contexte est interne.

5 Harold Garfinkel, Studies in ethnomethodology, Englewood Cliffs : Prentice-Hall, 1967. Voir aussi Louis Quéré "L'argument sociologique de Garfinkel", in Arguments ethnométhodologiques. Problèmes d 'épistémologie en sciences sociales, Paris : Centre d'études des mouvements sociaux, EHESS, 1985, avec des textes de Garfinkel et de Sacks.

On substitue les actions des agents aux structures objectives.

46 Le sociologue et le touriste.

ment suscitée était en gros la suivante : pourquoi ne fais-tu pas usage, pour organiser notre interaction, de ces connaissances dont je suis sûr que tu les possèdes ?

E.T. : C'est quelque chose que l'on pourrait appeler la suspension de l'inattention plutôt que la suspension de l'attention : la suspension de l'inattention aux choses qui vont de soi.

L.Q. : Ce serait plutôt cela en effet.

E.T. : J'aimerais revenir sur le type d'arguments que vous employez pour récuser, en gros, le scheme causal en sociologie. C'est un argumentaire qui tourne d'une part autour du caractère construit, pratique, opérant dites-vous, des faits sociaux, et d'autre part autour de la notion d'événement. J'aimerais citer un peu longuement un texte de Hannah Arendt qui nous permettra de situer la façon dont la catégorie d'événement peut entrer en conflit avec le scheme causal, fondamental en histoire : "[...] La causalité historique est une catégorie aussi trompeuse qu'étrangère dans le cadre des sciences historiques. Non seulement le sens réel de tout événement transcende toujours les 'causes' passées qu'on peut lui assigner (qu'on songe seulement à l'absurde disparité entre les 'causes' et les 'effets' de la première guerre mondiale), mais qui plus est, ce passé lui-même n'émerge qu'à la faveur de l'événement. C'est seulement lorsque quelque chose d'irrévocable s'est

duit qu'on peut s'efforcer de déterminer à rebours son histoire. L'événement éclaire son propre passé ; il ne peut jamais en être déduit.

Lorsque survient un événement assez important pour éclairer son propre passé, l'histoire {history) apparaît. Alors l'amas chaotique du passé se change en un récit (story) qui peut être raconté parce qu'il a un commencement et une fin. Ce qu'un tel événement nous révèle, c'est un commencement jusque-là enfoui dans le passé ; aux yeux de l'historien, cet événement ne peut apparaître que comme l'achèvement de ce commencement qu'il a porté au jour. C'est seulement lorsque surviendra un nouvel événement que cette 'in' se révélera à son tour comme un commencement pour les historiens à venir. Et le regard de l'historien n'est autre que le regard de l'entendement humain qui a subi l'apprentissage de la science ; nous ne pouvons comprendre un événement que comme une fin où culmine tout ce qui l'a précédé, comme 'la consommation des temps' ; c'est dans l'action qu'on fait tout naturellement fond sur la nouvelle situation créée par l'événement, autrement dit qu'on le considère comme un commencement." 6.

L.Q. : Je souscris à ce genre de conception de l'événement et de la causalité, mais pour ma part c'est chez George H. Mead que j'ai trouvé de quoi nourrir ma réflexion.

E.T. : Il y a un argument identique chez Mead. L.Q. : Voilà ! D'une part,

L'événement éclaire son propre passé.

6 Hannah Arendt, "Compréhension et politique", Partisan Review, 1953, vol. XX, pp. 377-392, et Esprit, n° 6 juin 1980, pp. 75-76, trad. M. Brunas,

J. Bureau, A. Enègren.

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l'argument consiste à raisonner en termes d'événement émergent. Un événement n'est pas un instantané, il lui faut du temps pour trouver son identité ou son individualité. D'autre part, il y a dans son livre sur la philosophie du temps 7, dont j'espère qu'on pourra un jour le traduire en français, une réflexion passionnante sur les rapports du passé, du présent et du futur, où Mead soutient que c'est le présent qui est le siège de la réalité, que donc le passé est toujours relatif au présent. C'est l'événement qui, émergeant dans le présent, va construire sa causalité et se donner un passé capable de l'éclairer, en tant que ce qui l'a conditionné. Comme chez Arendt, le passé émerge à la faveur de l'événement. On n'est pas très loin non plus de l'idée de relation interne ou d'appartenance mutuelle entre l'événement et son contexte, mais aussi entre l'événement et son passé. Il faut passer alors à un raisonnement différent de celui de l'explication causale : dans celle-ci on suppose qu'il y a dans le passé un événement en soi qui explique l'événement présent. Mais en fait, quand on cherche une explication, on part nécessairement de l'événement présent et de son individualité, qui implique du langage ; c'est à partir de cette individualité constituée dans le langage que l'on va s'orienter pour doter l'événement émergent de son passé.

Cela ne conduit pas à récuser le scheme causal. Pour l'instant, ce que je cherche à faire,

c'est à faire passer l'explication causale dans le domaine d'objets de l'analyse, en tant précisément que l'explication causale est une des composantes essentielles du processus par lequel nous construisons socialement l'identité, l'individualité des événements et des actions. Le point de départ de ma réflexion a été une incursion dans la sémantique de l'action, où je me suis beaucoup appuyé sur Ricur. La sociologie a, en gros, deux manières de rendre compte des actions. La première est celle de la sociologie des acteurs ; elle consiste à rendre compte d'une action en lui associant un acteur et en dotant celui-ci de raisons d'agir qui sont soit des motifs, soit des buts. C'est ce qu'on appelle en sémantique de l'action une explication téléolo- gique. Cette explication de l'action, qui met en scène un acteur avec des intentions, des motivations et des raisons d'agir, est un processus par lequel nous construisons le champ pratique : par lequel nous constituons ainsi des choses qui se passent, qui arrivent, en ce type d'entités particulières que sont les actions. L'explication causale est alors saisie dans ce mouvement de constitution discursive du champ pratique.

E.T. : A l'inverse de Jon Elster 8, qui considère qu'il y a l'explication causale, puis fonctionnelle, puis intentionnelle ou téléologique, et qu'elles sont enchâssées les unes dans les autres dans cet ordre-là, vous dites qu'on

L'événement n'est pas un instantané.

7 *G.H. Mead, The philosophy of the present, La Salle, Illinois : The open court publ. company, 1932.

C'est le présent qui est le siège de la réalité.

L'explication qui met en scène un acteur est un processus par lequel nous construisons le champ pratique.

8 #Jon Elster, Explaining Technical Change, Cambridge : Cambridge University Press, 1983.

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pourrait voir les choses dans le sens inverse : on peut bien conserver l'idée d'une explication téléologique du comportement des acteurs, mais à condition de considérer les schemes causaux comme des éléments du champ pratique constitué ou désigné par l'explication téléologique.

Automate et esprit.

L.Q. : C'est ça. Non seulement des éléments, mais aussi des éléments constituants, car l'explication elle-même est prise dans une opération de constitution du champ pratique, c'est-à-dire dans ce travail, dans ce mouvement de configuration qui font émerger ce que nous appelons l'action. J'imagine une sociologie qui, plutôt que de se lancer dans ce travail d'équipement de l'acteur en motifs et raisons d'agir, essaierait d'en faire son objet ; elle s'interrogerait sur les opérations, ou les procédures par lesquelles précisément quelque chose comme un acteur et quelque chose comme une action intelligible et analysable, sont constitués ou construits par une série d'opérations.

L'idée de faire passer le scheme causal dans le domaine d'objets, et non de le récuser, doit beaucoup à la philosophie analytique, et en particulier à la sémantique de l'action, développée dans les travaux de philosophes comme Von Wright, Davidson, Anscombe, Taylor,... 9.

E.T. : Pour revenir aux

acteurs, qu'ils soient d'ailleurs individuels ou collectifs puisqu 'aussi bien la différence ne paraît pas être pertinente, du moins dans le contexte où vous travaillez...

L.Q. : Elle l'est... E.T. : ... en tout cas vous

considérez qu'on peut étudier ou décrire la pratique des dits acteurs en les destituant des motifs et des raisons.

D'autre part, vous dites qu'il n'est pas nécessaire de concevoir quelque chose comme un subconscient ou un inconscient dans lequel seraient enfouies lesdites raisons ou lesdits motifs, avec comme seule propriété, je suppose, de ne pas être conscients. Cela renvoie sans doute à la critique, devenue classique, de l'intériorité, qui est en général attribuée à Wittgenstein. Et vous vous référez, pour essayer tout de même de proposer une théorie alternative, à Giddens 10 et à sa notion de conscience pratique : "Que nous ne fassions pas attention aux pratiques configurantes ne signifie pas qu'elles sont inconscientes (au sens d'enfouies dans le subconscient), mais plutôt qu'elles relèvent de ce que Giddens appelle la conscience pratique (par opposition à la conscience reflexive ou discursive)." C'est alors une conscience pratique qui organise des pratiques, qui les organise dans une certaine inattention comme on l'a vu tout à l'heure : ce sont des choses que l'on ne remarque pas, c'est peut-être ce qui fait qu'elles appartiennent au champ de visibilité. On n'a

Il n'est pas nécessaire de concevoir quelque chose comme un subconscient ou un inconscient dans lequel seraient enfouies les raisons des acteurs.

9 #G.H. von Wright, Explanation and Understanding, Londres, RKP, 1971 ; "On the logic and epistemology of the causal relation", Causations and Conditionals (E. Sosa, éd.), Londres : Oxford University Press, 1977, pp. 95-113.

Elisabeth Anscombe, Intention, Oxford : Oxford University Press, 1957. A paraître aux éditions Tierce, avec une préface de J. Bouveresse ; "Under a description", Nous, 13, 1979, pp. 219-233 ; Metaphysics and the Philosophy of Mind, Collected Philosophical Papers of GEM Anscombe, vol. 2, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1981. L 'intention, conférence du 3 juin 1957, in Raisons Pratiques, n° 1, Paris : Editions de l'EHESS, 1990, pp. 257-267, trad. P. Pharo, revue par J. Léon. Donald Davidson, Essays on Actions and Events, Oxford : Clarendon Press, 1980 (traduction de Pascal Engel à paraître aux Puf, collection Epiméthée). Paradoxes de l'irrationalité, Paris : l'Eclat, trad. Pascal Engel, 1991. Pascal Engel doit publier prochainement aux Puf La philosophie du langage de D. Davidson. On peut aussi lire, de #J.Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science, Wittgenstein lecteur de Freud, Paris : L'éclat, 1991, qui traite notamment de la question des raisons et des motifs de l'action.

Charles Taylor, Explanation of Behavior, Londres : RKP, 1964. Philosophical Papers, vol. 1, Human Agency and Language, et 2, Philosophy and the human sciences, Cambridge : Cambridge University Press, 1985. "Le dépassement de l'épistémologie", in (sous la direction de) Jacques Poulain, Critique de la raison phénoménologique, la transformation pragmatique, Paris : Cerf, 1991, pp. 115-135. Sources of the Self, the Making of the modern Identity, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1989- Explanation and Practical Reason (à paraître). Philippe De Lara publiera et commentera

49 Ce qu 'agir veut dire.

effectivement pas besoin d'une notion de l'inconscient - importée plus ou moins naïvement de la psychanalyse. Mais cette notion de conscience pratique n'est-elle pas analogue à ce que l'on trouve déjà chez Pascal ou chez Leibniz lorsque ces auteurs mettent l'accent sur le caractère largement automatique de nos actions ? Pascal : "Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu'esprit. Et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il eu peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l'esprit, la coutume fit nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l'automate qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré qu'il sera demain jour et que nous mourrons, et qu'y a-t-il de plus cru ? C'est donc la coutume qui nous en persuade. C'est elle qui fait tant de chrétiens, c'est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu-'aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l'esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d'en avoir toujours les preuves présentes c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l'habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre

âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l'automate est incliné à croire le contraire ce n'est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l'esprit par les raisons qu'il suffit d'avoir vues une fois en sa vie et l'automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de s'incliner au contraire. Inclina cor meum deus". Leibniz : "Les hommes agissent comme les bêtes, en tant que les consecutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu'empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s'est toujours fait ainsi, jusqu'ici. Il n'y a que l'astronome qui la juge par raison." n Bourdieu a beaucoup mis l'accent là-dessus dans Le sens pratique u. Qu'est-ce qui distingue ladite notion de conscience pratique, que vous rapportez à Giddens, du concept d'habitus que Bourdieu a construit, et qui, à première vue, pourrait paraître ressortir complètement à la conception causaliste de la sociologie avec laquelle vous paraissez être en rupture par ailleurs ?

L'action à la trappe. . .

L.Q. : Pour enchaîner sur ce que je disais tout à l'heure, on

prochainement dans la revue Esprit une traduction et un commentaire d'un texte de Charles Taylor, "Compréhension et ethnocentrisme". 10 Anthony Giddens, Central Problems in social theory, Londres : The Macmillan Press, 1978. La constitution de la société, Paris : Puf, 1987, pp. 40-41 ; on rapprochera les passages suivants de ce qui est dit dans cette discussion de la "suspension de l'inattention" et du concept d'habitus, et de la discussion philosophique des intentions, des causes et des raisons de l'action, pp. 52-53 : "La plus grande partie de T'énorme réservoir de connaissances', selon l'expression de Schutz, ou de ce que je préfère appeler le savoir commun mis en jeu dans les rencontres, n'est pas directement accessible à la conscience des acteurs. La quasi- totalité du savoir commun est de nature pratique : il est inhérent à la capacité de 'continuer' d'accomplir les routines de la vie sociale. La ligne de démarcation entre la conscience discursive et la conscience pratique est fluctuante et perméable 1...]. Entre la conscience discursive et la conscience pratique, il n'y a pas de barrière semblable à celle qui sépare la conscience discursive et l'inconscient" ; et bien que Giddens ne clarifie pas complètement ce point, on notera que la conscience pratique a à voir avec le thème de la "rationalisation de l'action", par quoi il fait référence "au fait que les acteurs, encore une fois de façon routinière et sans complication, s'assurent d'une 'compréhension théorique' continue des fondements de leurs activités [...] une telle compréhension ne doit pas être confondue avec une formulation discursive des raisons de ces conduites, ou avec la capacité de préciser ces raisons de façon discursive [...]. Les questions posées par les philosophes à propos des intentions et des raisons ne le sont pas par les acteurs que dans les cas où certaines conduites leur font particulièrement problème ou lorsque se produit une 'faute' ou une rupture de compétence, qui peut d'ailleurs être intentionnelle." (p. 54) ; "Les structuralistes et les partisans d'autres courants objectivistes ont totalement négligé

50 Le sociologue et le touriste.

peut rendre compte de l'action en mettant en scène des acteurs, qui sont en effet pourvus de motifs et de raisons d'agir, mais aussi, éventuellement - c'est l'autre terme de l'alternative -, en invoquant des structures objectives ou des facteurs déterminants qui orientent les acteurs sans qu'ils en soient conscients. Tout cela fait partie de l'explication sociologique classique. Mon idée est que dans ce type d'analyse, qu'il invoque des motifs ou des causes, l'action elle-même - le processus de l'action - passe à la trappe. Par processus de l'action, j'entends l'organisation de cours d'actions dans des situations, où il s'agit d'enchaîner séquentiellement des actes les uns aux autres, de coordonner ses actions avec celles des autres, et donc aussi de faire émerger des figures reconnais- sablés. Lorsque quelqu'un fait quelque chose ou agit, ce quelque chose est normalement intelligible pour celui qui l'observe ou agit avec lui ; celui-ci doit saisir ce que l'autre fait pour enchaîner de façon appropriée. C'est ce que j'appelle une figure reconnais- sable. Le processus de l'action est un processus complexe, qui a sa temporalité propre. Et le support de cette organisation endogène de l'action n'est pas le sujet délibérant discursi- vement, pourvu de motifs et de raisons d'agir, capable de formuler son action en utilisant le langage de l'action avec ses catégories de motifs, de buts, d'intentions. Le support est quelque chose qui est

en deçà de ce sujet. La notion de "membre" telle qu'elle est utilisée par l'ethnométhodolo- gie me paraît convenir pour désigner cet infra-sujet. Le membre est un ensemble de compétences, de savoir-faire, de maîtrises d'un certain type d'opérations à faire, et non pas un sujet. Le sujet pourvu de motifs et de raisons n'émerge précisément que par la reprise discursive ou reflexive de cette organisation endogène de cours d'actions ; l'agent utilise alors le langage de l'action, les catégories d'intention, de motif et de raison d'agir, pour s'approprier les cours d'actions qu'il a produits ou coproduits sur la base d'une maîtrise et d'une conscience pratiques, pour en rendre compte, pour en répondre devant autrui en fonction de ses attentes, en fonction aussi de la conception de l'individu et de la justice dans une société donnée.

Cette idée de compétence, cette idée d'un sujet opérant qui rend possible l'émergence d'une réflexivité discursive, vient de la phénoménologie.

E. T. : C'est le thème de l'antéprédicatif.

L. Q. : Mais alors ce n'est pas de l'automatisme. C'est l'analyse de conversation qui met le mieux en évidence cela. L'analyse de conversation a étudié de façon très précise la façon dont s'auto-organise un processus de conversation, et elle a mis en évidence les opérations systématiques que font les agents. Par exemple, les partenaires d'interactions se rendent mutuellement acces-

la notion de conscience pratique [...] ; en fait, parmi les traditions sociologiques, seule la phénoménologie et l'ethnométhodologie contiennent des analyses subtiles et détaillées de la nature de la conscience pratique. En effet, avec la philosophie du langage ordinaire, ce sont elles qui ont fait clairement apparaître quelles étaient les apories reliées à cette question dans l'orthodoxie de sciences sociales de cette époque [...]. La socialisation et le développement personnel de l'agent peuvent modifier de différentes façons cette ligne de partage qui, elle, permet de distinguer ce qu'un acteur sait faire de ce qu'il sait à la fois faire et dire. [...] Dans tout le vocabulaire de la psychanalyse, le 'préconscient' est peut-être le concept qui se rapproche le plus de la conscience pratique..." (p. 55.) 11 • Pascal, Pensées, fragment 821 (éd. Brunschvicg). «Leibniz, Monadologie, paragraphe 28. 12 «Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris : Minuit, 1981.

Le support de l'action est en deçà du sujet.

51 i Ce qu 'agir veut dire.i

sible la compréhension qu'ils ont l'un de l'autre. J'ai beaucoup étudié la manière dont se font les invitations au téléphone 13. Il y a une multitude de possibilités qui sont ouvertes aux agents lorsqu'ils entrent en interaction, parmi lesquelles ils doivent faire une sélection : il faut qu'ils construisent un espace commun et qu'ils spécifient la manière dont ils vont se rapporter l'un à l'autre dans cette interaction. Cela se fait par des procédures de construction dun espace de positions, de places, sur lequel ils vont se répartir. Un exemple de ce type d'espace topologique est la corrélation invitant-invité. Les agents se répartissent sur ces places, et ces places donnent à chacun une certaine perspective sur l'activité en cours. Ces perspectives - celles de l'invitant, celle de l'invité - sont différentes, mais elles sont liées entre elles, ce qui permet à chacun d'adopter aussi la perspective de l'autre. Ce positionnement leur donne des prérogatives conventionnelles. Contre l'automatisme, il y a donc l'idée d'un travail d'ajustement mutuel qui repose sur des processus de visibilisation : les partenaires se rendent mutuellement manifestes tout un ensemble d'éléments, y compris leur compréhension commune, les places qu'ils occupent, les rôles qu'ils tiennent,... La deuxième idée qui s'oppose à l'automatisme, c'est la notion de jugement en situation. Les enchaînements d'actions dans une interaction supposent en effet des quasi-

décisions, dans lesquelles les agents ont à définir ce dont il s'agit, à traiter, à interpréter ce qui précède, et à déterminer ce qu'ils vont enchaîner ; ce qui va suivre sera fonction de cette interprétation qui est rendue manifeste à l'autre. On n'est donc pas dans le schéma de l'automatisme, car il y a des opérations qui sont faites entre les sujets ; bien qu'elles n'accèdent pas à la conscience reflexive ou discursive, elles ne sont pas des automatismes.

Je me sens très proche de certaines positions de Bour- dieu dans Le sens pratique. L'idée de membre comme compétence évoque effectivement l'idée d'une maîtrise pratique de choses incorporées comme capacités du corps. Le thème du corps propre a aussi inspiré Bourdieu. Mais ce ne sont pas des choses qui agissent directement ; il y a une médiation qui intervient du fait que les agents se trouvent toujours en situation, et doivent interpréter et définir cette situation pour s'y ajuster. On ne peut pas raisonner en termes de répertoires de comportements ajustés à des situations types. A ce moment-là se pose le fameux problème de l'application de la règle à une situation particulière ; il n'y a pas de règle pour appliquer la règle. Il faut donc que l'agent trouve, en fonction de sa définition de la situation quoi faire, quoi enchaîner qui soit intelligible, acceptable, justifiable. Il y a donc médiation de l'interprétation de l'agent pour définir une situation déterminée un comportement

Les partenaires d'interactions doivent construire un espace commun pour se rendre mutuellement accessible la compréhension qu'ils ont l'un de l'autre.

13 Voir notamment, «Bernard Conein et Louis Quéré, "Offres et invitations au téléphone", Réseaux, n° 13, Issy-les-Moulineaux : CNET, juin 1985 ; et Louis Quéré, "Mise en place d'un ordre et mise en ordre des places : l'invitation comme événement conversationnel", Lexique, n° 5, Lille : Pul, 1987.

On n'est donc pas dans le schéma de l'automatisme.

52 Le sociologue et le touriste.

approprié, un comportement pertinent et surtout un comportement qui s'enchaîne nor- mativement avec celui des autres. E.T. : Votre souci est de

rendre compte de l'interaction qui a lieu dans les phénomènes conversationnels comme d'un travail endogène mais non programmé.

L.Q. : Voilà, un travail qui n'est pas programmé.

E.T. : Vous avez tout de même du mal à vous débarrasser d'un vocabulaire générati- viste, et des métaphores de la profondeur qu'il charrie. La relation que vous établissez entre le sujet, avec ses motifs, ses raisons, voire même son inconscient, et d'autre part, c'est-à-dire "en deçà", le membre, qualifié par sa compétence, est analogue à la distinction chomskyenne entre compétence et performance. C'est la première remarque que je voulais vous faire : il vous est difficile de vous arracher à un vocabulaire de ce type. D'autre part, le fait que les activités, les pratiques ou les opérations s'organisent de manière endogène n'est pas du tout incompatible avec un modèle générativiste de type chomskyen, dont rien n'indique qu'il requiert nécessairement un répertoire appliquant des règles à chaque cas. Les choses peuvent être définies d'une façon tout à fait différente, plus humide ou plus floue, sans analogie stricte avec une machine.

Ma deuxième remarque est aussi une objection qui renvoie à un état antérieur de la

discussion et qui concerne les expériences de Garfinkel et ce que j'ai appelé la suspension de l'inattention. Vous faites de plus en plus référence à Wittgenstein, dont on sent rôder le fantôme derrière votre travail. Or, Wittgenstein avait un jour donné un exemple typique de ce qu'il appelle une illusion grammaticale. C'était le projet qu'avait conçu le physicien Mach de représenter le champ visuel. Erreur grammaticale typique puisque, par définition, de même que l'horizon s'éloigne toujours, on ne peut pas représenter le champ visuel. (Jacques Bouveresse a analysé cette question dans le chapitre 3 du Mythe de l'intériorité 14, consacré au "Problème de l'égocentricité de l'expérience", en particulier dans la troisième partie qui porte sur "Le langage et les données immédiates de l'expérience" : "Wittgenstein reproche à Mach d'avoir voulu donner une image du champ visuel dans laquelle l'existence et la position de l'œil, le fait que le champ visuel est vu par un œil de la manière dont il est vu, sont représentés par certaines caractéristiques visibles de l'image : la présence de certains objets distingués (l'arcade sourcilière, la partie gauche du nez et la moustache), les proportions des objets, la perspective, le flou des bords, etc.)."

On pourrait se demander si l'ambition de suspendre l'inattention de façon à faire émerger véritablement le champ de visibilité n'est pas d'un ordre identique.

On sent rôder le fantôme de Wittgenstein.

14 «Jacques Bouveresse, Le mythe de l'intériorité, Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris : Minuit, 1987, pp. 376 et sq.

53 Ce qu 'agir veut direl

Il a beaucoup été question de grammaire dans ce que je viens de dire ; votre théorie de la description culmine avec l'idée de description grammaticale. Que doit-elle à Wittgenstein ?

L.Q. : J'ai été sensible depuis un certain temps à ce mot d'ordre de Wittgenstein disant : il faut bien à un certain moment passer de l'explication à la description. Il incitait à suspendre la question pourquoi ? Comme question orientant l'analyse sociale ou scientifique.

Wittgenstein racontait que celui qui se laisse obnubiler par la question "pourquoi ?" procéderait comme le touriste qui se trouve devant un monument qu'il visite, et se contente de lire son guide touristique sans regarder ni voir le monument lui-même. Jacques Bouveresse 15 mentionne et commente ainsi cette remarque : "La raison fondamentale pour laquelle Wittgenstein condamne les explications de Frazer n'est pas qu'elles sont fausses ou, en tout cas, très contestables. C'est simplement qu'elles sont des explications et que l'explication nous empêche en pareil cas, de voir ce qui devrait justement attirer notre attention. Dans une remarque de 1941, Wittgenstein constate : 'Les gens qui demandent continuellement 'pourquoi' sont comme les touristes qui se tiennent devant un bâtiment en lisant le Baedeker et que la lecture de l'histoire de la construction, etc., empêche de voir le bâtiment' (Vermischte Bemerkun- gen, p. 40 [Remarques mêlées,

Mauvezin : T.E.R., trad. G. Gra- nel]). C'est à peu de chose près ce que l'on pourrait reprocher à Frazer d'avoir fait : sa volonté de trouver une explication causale à ce qu'il décrivait l'a tout simplement rendu aveugle aux caractéristiques qui sont justement, du point de vue witt- gensteinien, les plus significatives" (p. 169). C'est pour cela que je me suis intéressé à la critique wittgensteinienne du Rameau d'or de Frazer l6 II n'est pas évident de transférer aux sciences sociales une argumentation qui vise essentiellement le discours philosophique. Or, la notion de description grammaticale correspond chez Wittgenstein à un programme philosophique, ou à un programme de guérison de la philosophie.

Je dirais en premier lieu que je suis pour ma part obnubilé depuis un certain temps par la question du langage : comment une analyse sociologique peut-elle rendre compte de la place du langage dans l'organisation de la vie sociale sans retomber dans une sociologie du langage ou dans une socio- linguistique ? Mais mon point de départ a été plus herméneutique que wittgensteinien ; j'ai été sensible à l'accent mis par Gadamer 17 sur la constitution langagière de la réalité. Mon souci a été depuis longtemps de comprendre comment le langage est impliqué - si l'on reprend cette expression un peu passe-partout - dans la "construction sociale de la réalité", et de saisir cette implication du langage en deçà de la mise en discours explicative,

15 "Jacques Bouveresse, "Wittgenstein critique de Frazer", in Recherches sur la philosophie et le langage, n°4, 1984, pp. 165-184.

Il faut bien à un certain moment passer de l'explication à la description.

16 «Wittgenstein, Notes sur le "Rameau d'or" ûe Frazer, Lausanne : L'âge d'homme, trad, de J. Lacoste, préf. dej. Bouveresse ("L'animai cérémonier), 1982.

17 "Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad, partielle, Paris : Le Seuil, 1976 (éd. or. I960) ; L'art de comprendre, I et II, Paris : Aubier.

54 Le sociologue et le touriste.

narrative, justificatrice des actions, des événements, etc. Comment le langage est-il partie intégrante de cours d'actions ? Comment rend-il praticable le champ pratique ? Comment s'incorpore-t-il à l'individualité des événements ? C'est une des raisons de mon intérêt pour Wittgenstein.

En second lieu, je dirais que l'idée de description grammaticale me paraît jouable dans le domaine des sciences sociales. C'est ce que j'évoquais tout à l'heure à propos de l'explication des événements publics : derrière le travail accompli à la fois par le sens commun et par les sociologues pour doter un événement du contexte qui le rend vraisemblable, probable ou quasi inévitable, pour lui associer la texture de causes et d'effets qui l'individualise. Il y a quelque chose qui rend ce travail possible, et qui est de l'ordre d'une relation beaucoup plus étroite, d'une relation interne. La notion de relation grammaticale chez Wittgenstein me paraît destinée à pouvoir rendre compte de ce type de relation d'appartenance mutuelle, sur laquelle ni l'explication ni l'interprétation n'ont prise, car elle est ce qui les rend possibles. On peut à mon avis appeler description l'opération qui rend compte de ce type de relation.

Des connexions grammaticales.

E.T. : De ce point de vue, l'usage que vous faites de la

notion de grammaire correspond en gros, chez Wittgenstein, à l'idée de la solidité, de la connexion extrêmement forte qu'il y a entre les différents constituants de ce qu'il appelle par ailleurs une forme de vie. Je suis plus sceptique quant à votre usage de cette idée lorsqu'il vous conduit à la dégager, par opposition à toutes les autres procédures du savoir sociologique, des objections auxquelles ces dernières succombent : vous dites par exemple que "la description grammaticale n'est pas happée par le mouvement dans lequel est prise la description factuelle et qu'elle peut s'extraire de la constitution sociale de la réalité pour en faire apparaître les opérations et les procédures". Du point de vue de l'orthodoxie wittgensteinienne, si j'ose dire, cela est inacceptable,

L.Q. : L'idée de s'extraire du mouvement de la constitution...

E.T. : L'idée qu'il puisse y avoir littéralement accès à la grammaire, parce que c'est de cela qu'il s'agit dans le cas précis, n'est pas wittgensteinienne.

L.Q. : II dit pourtant qu'il faut aboutir à une Ùbersicht...

E.T. : ... une représentation synoptique...

L.Q. : ... une représentation synoptique des relations grammaticales.

E.T. : L'" ùbersichtliche Dars- tellung' résulte d'un parcours à l'intérieur d'un certain nombre de possibilités conceptuelles, mais la grammaire comme telle est, comme le dit David Pears, une fausse prison... 18

Comment le langage est-il impliqué dans la construction sociale de la réalité ?

18 «David Pears, The False Prison . A study of the Development of Wittgenstein's Philosophy, deux vol. Oxford : Oxford University Press, 1987, 1988.

55 I Ce qu 'agir veut dire, i

L.Q. : Ah oui, en ce sens-là. E.T. : Pour préciser ma pen

sée, je citerais une remarque de deux commentateurs patentés de Wittgenstein : "[...] bien que la grammaire soit arbitraire et que son agencement interne soit optionnel notre adoption d'une grammaire (comme d'unités de mesure) ne l'est pas. Elle est la conséquence de notre nature (comme la peur du feu - qui n'est pas justifiée par l'induction)." 19. Quelque chose qui est la conséquence de notre nature n'est pas quelque chose qui peut être circonscrit ; c'est le même problème que celui que je vous posais tout à l'heure à propos du champ visuel. Telles sont mes réserves, qui ne portent pas sur votre approche de la connexion interne.

L.Q. : Peut-être faut-il effectivement préciser certaines formulations. Je ne crois pas qu'une description grammaticale soit une description qui cherche à reconstituer ou à reconstruire la grammaire de l'individuation ou de la socialisation des actions, des événements. Son but, tel que je l'ai formulé dans l'article auquel vous faites référence, est de montrer le caractère grammatical de relations qui passent pour des relations causales, de faire apparaître des connexions inaperçues.

E.T. : C'est-à-dire de faire remonter les choses en amont...

L.Q. : Absolument. C'est toujours ma préoccupation.

Dans le domaine de l'analyse de conversation dans

lequel j'ai pas mal baigné 20 il y a bien eu ce projet-là que vous critiquez. Le fondateur de l'analyse de conversation, Harvey Sacks 21, était un élève de Garfinkel et de Goffman. Il voulait reconstruire la grammaire de la conversation, au sens d'un ensemble de règles que les agents ou les partenaires suivent pour organiser (ou auto-organiser) leur conversation. Ce projet me semble illusoire. Du coup, je ne vois pas la description grammaticale comme la reconstitution d'une grammaire

• des activités, mais comme l'essai de cerner des types de relations et de connexions qu'il faut bien qualifier de grammaticales ou d'internes, dans la mesure où elles lient des entités qui, loin d'être indépendantes, s'appartiennent mutuellement.

J. H. : C'est pourquoi je vous ai tout à l'heure titillé sur l'analogie chomskyenne. Je crois qu'il est nécessaire de distinguer entre une représentation chomskyenne - ou communément considérée comme chomskyenne - de la grammaire comme batterie, soit logique, soit neurobiologique, qui engendre des comportements ou tout au moins des phrases, et la définition wittgensteinienne qui met l'accent sur la connexion inextricable de nos formes de vie et sur l'impossibilité qu'il y a d'en sortir. L'exemple le plus connu est celui du vert rou- geâtre 22 : cela n'a pas de sens de rechercher le vert rou- geâtre, car même si nous pensions avoir découvert quelque

19 *G.P. Baker et P. M. S. Hacker, "Critical notice on Wittgenstein's Philosophical Grammar", Mind, 85, (1976), p. 279. Texte cité et traduit parj. Bouveresse in La force de la règle, Wittgenstein et l'invention de la nécessité, Paris : Les Editions de Minuit, 1987, p. 21. 20 Cf. • Bernard Conein, Michel de Fornel, Louis Quéré (dirs), Les formes de la conversation, 2 vol., Issy-les-Moulineaux : Réseaux- CNET, 1990, 1991. 21 Voir notamment •Harvey Sacks, "An initial investigation of the usability of conversational data for doing sociology", in Sudnow (éd.) Studies in social interaction, New York : The Free Press, 1972 ; •"Tout le monde doit mentir". Communications, n° 20, 1973, "Perspectives de recherche" in Arguments ethnometbodologiques, op. cit., n.5.

22 «Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, Mauvezin : T.E.R., trad. G. Granel, 1983.

56 Le sociologue et le touriste.

chose comme un vert rou- geâtre, nous ne serions pas en mesure de le formuler, parce que cette possibilité est exclue par le système conceptuel - grammatical - que nous avons pour les couleurs. Il faut distinguer entre ces deux concepts de grammaire. Même si on laisse de côté cette objection, il reste que lorsque vous dites que la description grammaticale au sens wittgensteinien où vous l'entendez - ce qui met par conséquent l'accent sur ï'intrication - vous permet par ailleurs de vous extraire de la constitution sociale de la réalité, on voit réapparaître un idéal d'extériorité qui est étranger et même contraire à la philosophie de Wittgenstein.

L.Q. : Je reconnais que cette idée-là reste problématique, selon laquelle l'analyste pourrait dire quelque chose sur la manière dont se construit la réalité en s'abstrayant de cette construction. Cela suppose une extériorité. Cela suppose que tout ce qui contribue à la construction de la réalité rentre dans le domaine d'objets de l'analyste. Cette extériorité me semble impossible, pour la bonne raison qu'il s'agit du monde social, d'un monde où l'on a du sens, des symboles, et donc d'un monde qui ne peut pas être saisi dans une posture d'observateur strict. Quelqu'un qui adopterait vis-à-vis des pratiques sociales une posture d'observateur externe n'y comprendrait rien. Il faut déjà au chercheur une appartenance, une compétence de membre, pour accéder à son

objet, pour pouvoir l'identifier, et répondre à la question : de quoi s'agit-il ? Il y a néanmoins cet impératif - sous lequel j'ai placé mon travail depuis plusieurs années - de ne pas confondre thèmes et ressources, et qui peut donner l'idée d'une extériorité. Ne pas confondre thème et ressources, c'est ne pas utiliser, pour rendre compte analyti- quement d'un objet, le langage ou les catégories dans lesquels cet objet se dit lui- même, s'organise, s'interprète, se comprend lui-même. Au contraire, il faut thématiser et prendre pour objet d'analyse ces ressources-là.

E.T. : Thématiser ce qui est opératoire. C'est typiquement la posture phénoménologique qui persiste dans votre travail.

L.Q. : L'idée de "s'extraire de ce mouvement de constitution" : c'est peut-être maladroitement dit, mais cela correspond au souci de maintenir cette exigence.

E.T. : Ce n'est pas maladroitement dit, je crois que c'est simplement l'indice des tensions de la pensée.

L.Q. : Je reviens à la notion de description grammaticale. Dans cet article, je me suis trouvé dans une tension entre deux positions assez peu compatibles : une inspiration phénoménologique, qui est aussi celle de l'ethnométho- dologie, et où Merleau-Ponty occupe une grande place ; et d'autre part, une inspiration wittgensteinienne liée à la focalisation sur la question du langage. Du côté de l'inspiration phénoménologique, on

Notre adoption d'une grammaire est la conséquence de notre nature.

Y a-t-il un sens à rechercher le vert rougeâtre ?

Le monde social ne peut pas être saisi dans une posture d'observateur strict.

57

met l'accent sur les opérations, sur la "praxis opérante" qui sous-tend l'organisation du monde social ; du côté wittgensteinien, on met en évidence l'implication du langage dans l'organisation de la vie sociale. Je ne suis pas sûr que ces choses tiennent si facilement ensemble...

Le silence de la praxis.

E.T. : Je crois que la compatibilité entre les positions de Wittgenstein et la phénoménologie ne va pas de soi. Mais enfin on peut bricoler ; il faut bricoler, sans doute.

Il vous arrive de considérer que le langage de description du chercheur, et les concepts qu'il emploie permettent de passer de Y observabilité pratique des pratiques dans lesquelles sont pris les acteurs (une observabilité pratique qui de temps en temps peut leur apparaître, quand ça dysfonc- tionne) à l'observabilité théorique ; vous dites que c'est ce langage qui constitue l'observabilité reflexive des pratiques. Et vous distinguez très nettement entre les pratiques et les mouvements physiques et les processus neurophysiologiques. Pouvez-vous creuser cette différence, et donner, en définitive, votre définition du concept de pratique ? L.Q. : Je distingue deux

plans de la pratique : celui des pratiques sociales courantes, et celui des pratiques configurantes. Les pratiques courantes sont ce que nous faisons quotidiennement ; elles ne se

réduisent jamais à des mouvements physiques ou à des processus neurophysiologiques. De fait, lorsque je vois quelqu'un agir, je ne perçois pas simplement une séquence de mouvements quelconques ou de sons sans lien entre eux émis ou de bruits erratiques, mais j'y vois quelque chose, j'y reconnais une action, une pratique déterminée. La possibilité de reconnaître ce que j'ai sous les yeux tient à ce que je dispose, comme dit Ricœur, de médiations symboliques qui me fournissent un type de description pour identifier ce dont il s'agit. Quelqu'un s'adresse à moi, je reconnais qu'il est en train de m'inviter. Je vois quelqu'un ou un collectif agir, je reconnais qu'il fait grève. Si je vois quelqu'un lever la main dans une assemblée, je vais identifier, configurer son geste, comme étant soit une demande de parole, soit la participation à un vote ; ou, s'il est dans la rue, comme un acte d'appel d'un taxi. Les pratiques de la vie courante sont donc symboliquement médiatisées et elles correspondent à des formes instituées. D'autre part, c'est le type de pratiques dont les acteurs peuvent rendre compte : ils vont pouvoir en répondre, se justifier, raconter ce qu'ils ont fait, en assumer la responsabilité en se l'appropriant ou au contraire le rejeter comme étant non intentionnel, etc.

A partir de l'idée de "construction sociale de la réalité", selon laquelle l'objectivité et l'intelligibilité des objets, des faits, des événe-

La comptabilité entre les positions phénoménologiques et celle de Wittgenstein ne va pas de soi.

58 Le sociologue et le touriste.

ments, des actions sont construites, je rends compte de cette construction en termes d'opération et de procédure, donc de pratiques. En quoi ces pratiques, que j'appelle configurantes, diffèrent-elles des pratiques sociales courantes ? Ce sont des pratiques que nous maîtrisons pratiquement et qui ne retiennent donc pas notre attention ? Mais en même temps, elles ne sont pas médiatisées par le système symbolique qui permet d'identifier les pratiques sociales. Les acteurs ne peuvent donc pas en rendre compte en utilisant le langage de l'action, c'est-à- dire en termes de buts, d'intentions, de motifs, de raisons d'agir. Ces pratiques sont bien accomplies par des sujets - il y a "praxis opérante" -, mais le fait qu'elles ne disposent pas d'un langage pour s'exprimer, qu'elles ne correspondent pas à des formes symboliques instituées, fait partie de l'inattention qui les caractérise. Le chercheur ne dispose pas, pour en rendre compte, des mêmes ressources que lorsqu'il rencontre les pratiques ordinaires, c'est-à-dire du langage de l'action - intention, raison, but, motif - et de réseaux conceptuels spécifiques. Pour expliquer un vote ou une grève, il dispose, par exemple, du réseau conceptuel dans lequel la grève s'articule, se dit et se rend praticable. Mais s'agissant de ce type de pratiques configurantes, il ne dispose pas de ces ressources parce qu'elles n'en sont pas équipées. Dès

lors, son travail de description, son travail pour les rendre visibles, doit nécessairement les doter d'un langage de description, d'un langage pour les dire, et compenser ainsi leur défaut de médiation par un langage et par des formes symboliques.

E.T. : II s'agit de compenser le silence de la praxis...

L.Q. : Compenser le silence de la "praxis opérante" comme dirait Merleau-Ponty. J'avais rencontré ce pro

blème dans le cadre d'un débat avec mon ami Michel Freitag 23, qui est professeur de sociologie à l'Université du Québec à Montréal et qui développe une réflexion épis- témologique très pointue. Il m'a plusieurs fois opposé que dans le monde social il n'y a strictement rien à décrire ; il n'y a rien à décrire purement et simplement parce que décrire quoi que ce soit - fait, événement, action - suppose de l'identifier, de lui attribuer un sens, d'en faire une interprétation, de l'affilier à un contexte de description. Une description pure et simple du monde social ne pourrait avoir comme objet que des mouvements physiques, des gestes, des bruits, des sons ; elle serait behavioriste. Décrire des actions, des pratiques, des événements incorpore nécessairement du sens, et implique de la compréhension et de l'interprétation. Je me suis trouvé confronté à cet argument incontestable.

E.T. : C'est une objection ancienne en ce sens que Kant est peut-être le premier à avoir

Les "pratiques configurantes" ne sont pas médiatisées par le système symbolique.

23 Cf. • La revue du Mauss, n°4, 1989 : M. Freitag : "La quadrature du cercle. Quelques remarques polémiques sur le problème de la description de l'activité significative ; L Quéré : "L'impératif de description : remarques sur la position de M. Freitag" ; M. Freitag (ms), "Vous avez bien dit transcendantal". Réponse à L. Quéré, en défense de la connaissance historique et sociologique contre la réduction sémiotique et pragmatique, 1989-

II n'y a strictement rien à décrire dans le monde social.

59 Ce qu 'agir veut dire.

montré aussi clairement que notre système de représentation de la réalité est investi de part en part par des catégories, qui ordonnent, identifient, définissent... C'est aussi une objection wittgenstei- nienne au sens où, chez Wittgenstein, la grammaire n'est pas fondamentalement un système de prescriptions...

L.Q. : ... absolument pas. E.T. : ... mais plutôt une car

tographie infinie... L.Q. : ... et ce qui rend le

sens possible.

E.T. : Cela explique le souci que vous avez de dégager un concept de la pratique qui soit une pratique silencieuse sans pour autant être de l'ordre de...

L.Q. : ... de l'automate. E.T. : ... de l'automatisme, du

neurophysiologique et du biologique, c'est-à-dire quelque chose qui soit - comme le disait autrefois Roland Barthes à propos du style - "à la limite de la chair et du monde". Au- delà de cette limite s'ouvre le domaine des sciences dures.

L.Q. : C'est tout à fait ça.

Une pratique silencieuse qui ne serait pas de l'ordre de l'automatisme.

60 Le sociologue et le touriste.


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