+ All Categories
Home > Documents > Scission entre le sanitaire et le pénitentiaire

Scission entre le sanitaire et le pénitentiaire

Date post: 22-Nov-2023
Category:
Upload: uottawa
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
10
131 © Masson, Paris, 2005 J. Réadapt. Méd., 2005, 25, n° 3, pp. 131-140 MÉMOIRE Scission entre le sanitaire et le pénitentiaire Réflexion critique sur les (im)possibilités du soin infirmier au Canada et en France D. HOLMES (1) , A. PERRON (1) , G. MICHAUD (1) , L. MONTUCLARD (2) , C. HERVÉ (3) (1) Université d’Ottawa, Faculté des sciences de la santé, École des sciences infirmières, 451 chemin Smyth, Ottawa, Ontario K1H 8M5. (2) Centre d’accueil de soin et d’hébergement de Nanterre. (3) Directeur du Laboratoire d’éthique médicale, de droit de la santé et de santé publique, Faculté de médecine, Necker/Enfants malades, Université René-Descartes, Paris V. Résumé. — L’objectif de cet article est de présenter les résultats d’une recherche comparative (Canada – France) réalisée en milieux correctionnels. Nous nous sommes attardés aux conditions de l’exercice infirmier en regard, notamment, des tensions existantes entre les prérogatives sanitaires et pénitentiaires, et des conditions de possibilités du soin infirmier tel que théorisées dans la disci- pline infirmière. L’exercice infirmier auquel le personnel est convié en milieu pénitentiaire canadien diffère donc grandement de ce qui est généralement pris pour acquis dans la profession infirmière en regard des conditions de l’exercice infirmier en milieux civils. En contrepartie, la législation française a servi à opérer une scission entre le sanitaire et le correctionnel favorisant par là même une meilleure identification des rôles socioprofessionnels attendus de la part du personnel infirmier et des agents de correction. Les effets de cette scission sont abondamment illustrés dans le cadre de cet article. À cet égard, l’expérience française pourrait servir de point de départ à une restructuration des services infirmiers offerts en milieux correctionnels fédéraux canadiens. En effet, l’affirmation d’une éthique de soins en prison en France repose sur un engagement ferme du Ministère de la Justice en regard de principes fondamentaux, à savoir : l’égalité d’accès aux soins, l’indépendance de la démarche sanitaire (logique de soins) et enfin, le respect intégral du secret professionnel qu’il soit médical ou infirmier. Mots-clés : Éthique, Milieux correctionnels, Pratique professionnelle, Recherche, Soins. Summary. — Critical analysis of (im) possible conditions of nurse care in Canadian and French correctional institutions The purpose of this article was to present results of comparative research conducted in correctional institutions in Canada and France. We examined the conditions of nurse care, in such institutions, particularly the conflicts between penitentiary and health imperatives as well as the real conditions of nursing practices in comparison with theory. In Canadian penitentiaries, nursing practices were found to be very different from those in the general population. I France however, a strict separation is observed between tasks concerning health care and those concerning the correctional institution. The French experience could be a useful starting point for restructuring health care services in Canadian federal correctional institutions. Affirmation of the ethical principles of health care in prisons in France is based on a firm engagement firm the Ministry of justice and a clear logic of health care. It is also noted that the professional secrecy is carefully res- pected for both physicians and nurses. Key words: Ethics, Correctional institutions, Professional practices, Research health care. INTRODUCTION Les soins infirmiers en milieu correctionnel consti- tuent une « surspécialité » dans le vaste champ de la disci- pline infirmière [2, 28, 30, 31, 40]. Ils sont reconnus comme tels depuis déjà quelques années et on remarque un intérêt sans cesse croissant pour ce nouveau champ de la pratique professionnelle [23, 30, 32, 49]. Cette pratique fait figure de sur-spécialité dans la mesure où son opéra- tionnalisation (clinique et théorique) interpelle des domaines variés tels la criminologie, le droit, la sociologie pénale et la médecine légale [23, 28]. Ce domaine fait par- tie d’une spécialité infirmière mieux connue sous le vocable anglophone de « Forensic Nursing ». Dès lors, le personnel infirmier qui exerce au cœur des dispositifs sanitaire et pénal s’arrime à un réseau complexe de relations de pouvoir où il assume certaines fonctions qui contribuent au maintien de l’ordre social. La pratique infir- mière en milieu correctionnel est colorée par des dimensions qui lui sont propres et qui débordent de la définition usuelle du soin infirmier. En effet, Burnard [6] soutient que : « the Tirés à part : D. HOLMES, Université d’Ottawa, Faculté des sciences de la santé, École des sciences infirmières, 451 chemin Smyth, Ottawa, Ontario K1H 8M5. E-mail : [email protected]
Transcript

131

© Masson, Paris, 2005

J. Réadapt. Méd.

, 2005,

25

, n° 3, pp. 131-140

MÉMOIRE

Scission entre le sanitaire et le pénitentiaire

Réflexion critique sur les (im)possibilités du soin infirmier au Canada et en France

D. HOLMES

(1)

, A. PERRON

(1)

, G. MICHAUD

(1)

, L. MONTUCLARD

(2)

, C. HERVÉ

(3)

(1) Université d’Ottawa, Faculté des sciences de la santé, École des sciences infirmières, 451 chemin Smyth, Ottawa, Ontario K1H 8M5.

(2) Centre d’accueil de soin et d’hébergement de Nanterre.

(3) Directeur du Laboratoire d’éthique médicale, de droit de la santé et de santé publique, Faculté de médecine, Necker/Enfants malades,

Université René-Descartes, Paris V.

Résumé. —

L’objectif de cet article est de présenter les résultats d’une recherche comparative (Canada – France) réalisée en milieuxcorrectionnels. Nous nous sommes attardés aux conditions de l’exercice infirmier en regard, notamment, des tensions existantesentre les prérogatives sanitaires et pénitentiaires, et des conditions de possibilités du soin infirmier tel que théorisées dans la disci-pline infirmière. L’exercice infirmier auquel le personnel est convié en milieu pénitentiaire canadien diffère donc grandement de ce quiest généralement pris pour acquis dans la profession infirmière en regard des conditions de l’exercice infirmier en milieux civils. Encontrepartie, la législation française a servi à opérer une scission entre le sanitaire et le correctionnel favorisant par là même unemeilleure identification des rôles socioprofessionnels attendus de la part du personnel infirmier et des agents de correction. Les effetsde cette scission sont abondamment illustrés dans le cadre de cet article. À cet égard, l’expérience française pourrait servir de pointde départ à une restructuration des services infirmiers offerts en milieux correctionnels fédéraux canadiens. En effet, l’affirmationd’une éthique de soins en prison en France repose sur un engagement ferme du Ministère de la Justice en regard de principesfondamentaux, à savoir : l’égalité d’accès aux soins, l’indépendance de la démarche sanitaire (logique de soins) et enfin, le respectintégral du secret professionnel qu’il soit médical ou infirmier.

Mots-clés :

Éthique, Milieux correctionnels, Pratique professionnelle, Recherche, Soins.

Summary. — Critical analysis of (im) possible conditions of nurse care in Canadian and French correctional institutions

The purpose of this article was to present results of comparative research conducted in correctional institutions in Canada and France.We examined the conditions of nurse care, in such institutions, particularly the conflicts between penitentiary and health imperatives aswell as the real conditions of nursing practices in comparison with theory. In Canadian penitentiaries, nursing practices were found to bevery different from those in the general population. I France however, a strict separation is observed between tasks concerning healthcare and those concerning the correctional institution. The French experience could be a useful starting point for restructuring health careservices in Canadian federal correctional institutions. Affirmation of the ethical principles of health care in prisons in France is based on afirm engagement firm the Ministry of justice and a clear logic of health care. It is also noted that the professional secrecy is carefully res-pected for both physicians and nurses.

Key words:

Ethics, Correctional institutions, Professional practices, Research health care.

INTRODUCTION

Les soins infirmiers en milieu correctionnel consti-tuent une « surspécialité » dans le vaste champ de la disci-pline infirmière [2, 28, 30, 31, 40]. Ils sont reconnuscomme tels depuis déjà quelques années et on remarqueun intérêt sans cesse croissant pour ce nouveau champ de

la pratique professionnelle [23, 30, 32, 49]. Cette pratiquefait figure de sur-spécialité dans la mesure où son opéra-tionnalisation (clinique et théorique) interpelle desdomaines variés tels la criminologie, le droit, la sociologiepénale et la médecine légale [23, 28]. Ce domaine fait par-tie d’une spécialité infirmière mieux connue sous le vocableanglophone de « Forensic Nursing ».

Dès lors, le personnel infirmier qui exerce au cœur desdispositifs sanitaire et pénal s’arrime à un réseau complexede relations de pouvoir où il assume certaines fonctions quicontribuent au maintien de l’ordre social. La pratique infir-mière en milieu correctionnel est colorée par des dimensionsqui lui sont propres et qui débordent de la définition usuelledu soin infirmier. En effet, Burnard [6] soutient que : « the

Tirés à part :

D. H

OLMES

, Université d’Ottawa, Faculté des sciencesde la santé, École des sciences infirmières, 451 chemin Smyth,Ottawa, Ontario K1H 8M5. E-mail : [email protected]

132

forensic nurse is forced to consider illness, crime, morality,treatment, containment and possibly punishment » (p. 139).

L’objectif de cet article est de présenter les résultatsd’une recherche comparative (Canada – France) réaliséeen milieux correctionnels. Nous nous sommes attardés auxconditions de l’exercice infirmier en regard, notamment,des tensions existantes entre les prérogatives sanitaires etpénitentiaires, et des conditions de possibilités du soininfirmier tel que théorisées dans la discipline infirmière.

PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE ET ÉTAT DES CONNAISSANCES

Le rôle du personnel infirmier exerçant dans unenvironnement hautement sécuritaire, comme le milieucorrectionnel, s’inscrit au cœur d’un paradoxe impliquantle contrôle social et le soin infirmier [25, 27, 38, 39]. Aucarrefour de ces deux impératifs, d’un rôle bicéphale, lepouvoir apparaît comme une pièce maîtresse dans l’articu-lation du contrôle social et du soin infirmier (que ce soinsoit de nature physique ou psychiatrique). Comme lementionnent Mason et Mercer [33] : « to understand thepolitical dynamic that currently frames forensic nursingpractice a new, and deeper, level of analysis is required ;one that captures the nature and operation of power »(p. 23).

Les écrits consultés mentionnent que le personnelinfirmier exerçant sa profession en milieu correctionnelest confronté à deux mandats socioprofessionnels quiapparaissent contradictoires [32, 33, 50] ou qui semblents’exclure mutuellement. En effet, ce personnel infirmier,comme celui travaillant en milieux sécuritaires, doit simul-tanément contrôler et soigner un ensemble de bénéficiaires[7-12, 32]. C’est dire qu’il doit dispenser des soins à uneclientèle criminalisée, en observant les principes éthiqueset déontologiques qui guident sa pratique professionnelle,tout en protégeant (et on réfère ici au mandat d’agent decontrôle social) le corps social [33]. Quelques auteurs,américains et britanniques surtout, ont abordé cette ques-tion et font également état des difficultés rencontrées parle personnel infirmier travaillant en milieu sécuritaire [1, 7,12, 33, 35, 36, 40-44, 50]. Certains d’entre eux se deman-dent d’ailleurs s’il est possible de soigner en milieu correc-tionnel tout en respectant les principes régissant sadéontologie professionnelle [5].

La mission de la prison étant de châtier [29], il estdonc permis de se questionner sur la place et la forme dusoin infirmier à l’intérieur des établissements correctionnels.Dans les pénitenciers fédéraux canadiens, les infirmières etles infirmiers ne sont pas seulement des professionnels quioffrent un service aux détenus, mais aussi des agents à quil’on doit obéissance [25]. La description de tâche dupersonnel infirmier précise d’ailleurs clairement qu’il est« agent de la paix/infirmier autorisé » [46]. En s’intégrantpossiblement à une culture de contrôle, résultat d’une cer-taine assimilation [3], le personnel infirmier s’expose à unconflit de valeurs et de rôles [24, 33, 35, 36]. Ce conflit derôles est d’ailleurs décrit dans certains articles américains,australiens et britanniques traitant de psychiatrie légale [1,7, 19, 32, 33, 35, 36, 41, 44, 50]. Entre autres, [42] soutien-

nent que les impératifs de sécurité et les soins infirmierssont perçus, dans les environnements hautement sécuri-taires ou « totaux », comme deux forces antagonistes.« Forensic clinics are nonetheless places of confinement ;a terrain in which the values of custody, detention andimprisonment are interposed with those of care, conside-ration and compassion » [33]. Le personnel infirmier quiexerce dans ce type de milieu oscillerait continuellemententre les fonctions reliées au contrôle et celles reliées ausoin et se voit donc confronté au dilemme « therapy vscustody » [32, 41, 50]. Selon certains auteurs, ceci auraitdes conséquences importantes au plan de la prestation dusoin [1, 32, 33, 44, 50]. À cet égard, Alexander-Rodriguez[1], dans un article largement cité, indique que les infir-mières qui travaillent dans des milieux sécuritaires sontsusceptibles d’abandonner les « idéaux » et certaines valeursfondamentales de la discipline infirmière pour les rempla-cer par des valeurs et des comportements autoritaires,étant donné la primauté de la sécurité dans de tels milieux

de soins

[25]

. En revanche, Willmott

[50]

affirme que « nursing

in prison setting requires adjusting one’s responsabilitiesand expectations without letting go of professional valuesand attitudes » (p. 355). Le fonctionnement pénitentiaireimpose donc, selon cette auteure, un certain degré d’ajus-tement puisque la prison diffère sensiblement du milieuhospitalier général sur le plan de la prestation des soinsinfirmiers.

La problématique de notre recherche porte sur lesactivités du personnel infirmier, activités s’inscrivant dansla double tâche que nous avons exposée, dans les rapportsaux modalités de fonctionnement institutionnel carcéral etles organisations concrètes qui lui donnent forme. PourSenior [44] l’exploration et la compréhension de cette pro-blématique est d’une importance vitale pour les sciencesinfirmières, « because of the nature of interpersonal inte-ractions within a custodial setting » (p. 235). L’auteurajoute aussi :

« This current situation raises the question of how itmay be possible, within a penal establishment, to pro-vide mental health care which is appropriate in bothquality and quantity; respectful of an individual’srights to make informed and free choices about theirreceipt of care ; and aimed specifically at the well-beingof the prisoner-patient, not the demands of the institu-tion. »

La pertinence de cette problématique pour une disci-pline professionnelle investie d’un mandat social clair desoin, comme c’est le cas pour les soins infirmiers, ne faitaucun doute. Voilà ainsi désigné « l’objet » central denotre problématique de recherche qui sera scruté sousl’angle des conditions particulières et dialogiques entre leslogiques sanitaires et carcérales et présidant à la dispensa-tion des soins infirmiers en milieux correctionnels cana-dien et français. L’objectif de notre étude comparativevise à décrire l’expérience d’infirmières et d’infirmiersdans deux milieux de soins (Canada et France) dontl’organisation des soins diffère de manière importante etce, dans le but de réfléchir aux conditions d’(im)possibili-tés du soins en milieux correctionnels, suivant que le per-sonnel infirmier puisse travailler indépendamment ou nonde l’appareil carcéral.

133

CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES

Un devis de recherche qualitative de type inductifconvenait tout à fait à l’objet de cette recherche. Comptetenu de l’état des connaissances actuelles, en sciences infir-mières et en criminologie, et de la question de recherche, lathéorisation ancrée a été privilégiée pour orienter notrerecherche au plan méthodologique.

Selon Benoliel [4], la théorisation ancrée se veut :A way of thinking about and conceptualizing datatoward the goal of developing a theory grounded inthe empirical substance of the social area chosen forinvestigation… the investigators are oriented towardthe discovery of the basic social process that properuse deal with the situations in which they find themselvesand that, generally speaking, are not understood bythem at the conscious level (p. 408).

Afin d’expliquer les variations individuelles dans lescomportements sociaux, la théorisation ancrée utilise unensemble de méthodes de collecte de données. Dans lecadre de cette recherche comparative nous avons utilisétrois principales sources de données, à savoir : l’observationdirecte (excluant les interactions personnel infirmier-patients), les entrevues semi directives et la recherchedocumentaire (philosophie de soin, adhésion à un modèleconceptuel infirmier, descriptions de tâches, plans desoins, rapports et politiques institutionnelles). Chaqueinformant (23 au Canada et 6 en France) a été rencontrépour une entrevue d’une durée comprise entre 60 et90 minutes, enregistrée sur bande audio puis retranscritepour fins d’analyse.

Nous avons codifié les entrevues transcrites à la lumièredes informations brutes amassées par les différents médiumsdécrits ci-dessus. Ces codes ou mots-clés ont ensuite étéregroupés sous forme de catégories. C’est à partir des caté-gories que des concepts descriptifs et explicatifs ontémergé. Ces catégories sont ordinairement liées entre elleset les chercheurs en sont arrivés à identifier une catégoriecentrale (

core category

) à laquelle viennent se greffer ets’articuler les autres catégories identifiées (Strauss & Corbin,1990). Selon Chenitz et Swanson [14], la catégorie centraleconstitue souvent le siège du processus social dominant.

Au-delà de la sensibilité théorique des chercheurs enregard de la problématique à l’étude, un autre aspect de lacollecte et de l’analyse des données en théorisationancrée mérite notre attention. La méthode de comparai-son constante revêt elle aussi une importance fondamen-tale en théorisation ancrée [37, 47, 48]. Elle s’inscrit dansun processus continu à partir de la collecte et se poursuittout au long de l’analyse. Cette comparaison constanteentre les données recueillies permet le regroupement decelles-ci en une même catégorie ou, au contraire, facilite lacréation d’une nouvelle [47, 48]. Par ailleurs, les conceptsqui émergent spontanément sont aussi comparés avecceux déjà existants dans les écrits théoriques [47, 48]. Lathéorie est construite et validée simultanément par lacomparaison constante des données au sein de la réalitéobservée et l’analyse en émergence soutenue par lescontributions d’autres chercheurs sur le sujet ; on parledonc de simultanéité de la collecte et de l’analyse [37].

Au cours de l’analyse des données, les chercheursétaient bien au fait de l’impact de leurs positions épisté-mologiques sur le traitement des données. Leurs allégeances

théoriques ont non seulement orienté la formulation desquestions de recherche mais ont aussi affecté le cours deses observations, la nature des questions posées lors desentrevues et l’interprétation des données recueillies lorsde l’observation directe, des entrevues semi directives etlors de la recherche documentaire. Par conséquent, leschercheurs reconnaissent d’emblée que les résultats obtenusconstituent une construction humaine même si elle reposesur un traitement rigoureux des données recueillies. Indé-pendamment de cette rigueur, les chercheurs sont tout à faitconscients que leur position épistémologique a inévitable-ment coloré le traitement de ces données.

L’interprétation des données a été influencée au planthéorique par la compréhension des chercheurs en rapportavec les travaux de Foucault sur le discours [18], la prison[17], le pouvoir [16] et la gouvernementalité [15], d’unepart et d’autre part, par les travaux de Goffman sur lesinstitutions totales [22], les rites d’interaction [20] et lesstigmates [21]. Plus précisément, notre analyse des donnéess’est effectuée en suivant les étapes et principes proposéspar Paillé [37] et se veut une adaptation rigoureuse maisconviviale de la méthode de recherche proposée parStrauss et Corbin [47, 48]. Paillé [37] propose six étapesd’analyse à savoir : la codification, la catégorisation, lamise en relation, l’intégration, la modélisation et, enfin, lathéorisation. Ces étapes ayant été décrites dans d’autresouvrages, nous nous contenterons ici de rapporter quenous avons observé ces principes lors de l’analyse desdonnées.

PRÉSENTATION DES RÉSULTATS

Après plus de 40 heures d’observation directe enmilieu correctionnel français et plus de 500 heures enmilieu correctionnel canadien, nous sommes en mesure deprésenter nos résultats de recherche tout en comparant dumême souffle les deux milieux de soins investis. L’analysedes données colligées durant la phase empirique de larecherche est étroitement arrimée à la description del’exercice infirmier en milieu correctionnel. Notre analyses’effectuant suivant le cadre méthodologique de la théori-sation ancrée, elle a permis de rendre compte d’un nombre

substantiel d’énoncés signifiants où se révèlent des constantes

et des contrastes, des recoupements et des antagonismes,des prescriptions et des chasses gardées. D’emblée cesénoncés se répartissent en quatre catégories

(tableau I)

.Tel que mentionné plus haut, les catégories identifiées

ont été progressivement constituées à partir de la désigna-tion des codes attribués à des énoncés significatifs tirés desverbatims des informants (infirmières, infirmiers, méde-cins). Rappelons que le regroupement de codes d’énoncéssimilaires a permis d’induire et de constituer ces quatrecatégories. Notre analyse, systématiquement comparative

TABLEAU I. — Catégories principales.

1. Les logiques en présence (sanitaire/pénitentiaire)

2. L’identité socioprofessionnelle du personnel infirmier

3. Les représentations du détenu

4. Les relations entre les acteurs des milieux à l’étude

134

(méthode de comparaison constante oblige), désignait lacatégorie # 1, « les logiques en présence » comme le siègeoù le « lieu sociologique » d’un processus social fondamen-tal (

basic social process

), dont l’importance est soulignéepar les auteurs dont nous nous réclamons au plan méthodo-logique. Cette catégorie constitue aussi la catégoriecentrale (

core category

), sur laquelle viennent s’articulerles trois autres. C’est cette catégorie qui présente, selonnous, le plus de contradictions entre les milieux correc-tionnels canadien et français, contradictions directementinfluencées par les finalités divergentes des logiques enprésence. Nous nous attarderons davantage à cette caté-gorie lors de la présentation des résultats. Par ailleurs, ilimporte de souligner que le côtoiement simultané deslogiques sanitaire et pénitentiaire, telle que conceptualiséepar le personnel infirmier lui-même, structure l’identitéprofessionnelle du personnel infirmier, et les rapportsavec les acteurs de la scène carcérale en plus d’influencerfortement les représentations de la personne à soigner.Considérant que ces quatre catégories sont conceptuelle-ment distinctes nous nous efforcerons de démontrerqu’elles sont cependant indubitablement intriquées, cequi, à notre avis témoigne de la richesse de nos résultatsde recherche.

LES LOGIQUES EN PRÉSENCE

Le soin infirmier dispensé en milieu psychiatrique cor-rectionnel est forcément influencé par l’environnementdans lequel il s’exerce, l’environnement carcéral. À cetégard, l’énoncé de mission du Service correctionnel duCanada ne peut être plus clair :

En tant que composante du système de justice pénale etdans la reconnaissance de la primauté du droit,

contri-bue à la protection de la société en incitant activement eten aidant les délinquants à devenir des citoyens respec-tueux des lois tout en exerçant un contrôle raisonnable,sûr, sécuritaire et humain

[

emphase personnelle

] (ServiceCorrectionnel du Canada, 1997, p. 4).

Le SCC ajoute cependant que « le contrôle n’en est pasmoins important du fait qu‘il est mentionné en second »[45]. L’énoncé de mission renforce du même coup l’impor-tance qui doit être accordée au volet correctionnel quiinclut le contrôle, la sécurité, les mesures disciplinaires, lesretraits en cellule, etc. Cet énoncé de mission exprime ainsiune nuance importante. Le SCC ne vise pas simplement àgérer des peines, mais bien à travailler sur le comportementdes délinquants. Dans un document explicitant en détail lamission du Service correctionnel du Canada, les autoritésdu SCC affirment que :

Cela signifie que notre rôle ne se limite pas à admi-nistrer la peine. En effet, nous devons, à toutes les étapes,aider le délinquant à modifier son comportement. Nospolitiques et nos programmes – en fait, toutes nos acti-vités – visent cette fin [45].

À ce stade-ci de notre démarche nous sommes enmesure de constater que l’objectif principal du SCC n’estpas tant d’offrir des soins mais d’assurer, par le truche-ment d’une intervention double (de soin et de correction),le retour sécuritaire en société de personnes qui en ont étéexclues. La nature des propos véhiculés dans les docu-ments officiels du SCC ne nous permet pas d’affirmer que

les programmes mis en place au Centre l’ont été suivantun engagement altruiste à l’égard du détenu. La recherchedocumentaire effectuée a aussi permis de faire ressortir lecaractère enveloppant de l’institution carcérale. Les pres-criptions pénitentiaires énoncées, prenant forme dans lesrègles de conduites du détenu, ont force de loi et toutetransgression entraîne un éventail de conséquences appro-priées aux fautes commises. Ce qui pose problème ici surle plan d’une éthique du soin c’est que toutes les ressourceshumaines en place ont le devoir de faire respecter cesrègles contribuant ainsi à l’actualisation des approchesthérapeutiques et au maintien de l’ordre pénitentiaire. Àcet égard, la phase terrain effectuée au Canada permetaux chercheurs d’affirmer que le personnel infirmier a ledevoir de faire respecter les règles pénitentiaires au mêmetitre que les autres groupes socioprofessionnels en contactdirect avec les détenus. Le verbatim suivant témoigne biende notre analyse :

Tu sais, travailler en milieu psychiatrique correction-nel, le seul que je connais c’est le C.P.C., c’est tout undéfi… ça je peux te le dire, parce que c’est quelquechose de travailler là, parce que tu fais ta tâche d’infir-mière, mais tu fais bien autres choses… tu fais de la sur-veillance… on s’occupe de la cantine… du tabac… lestéléphones [que veulent faire les détenus]… les visi-tes… C’est beaucoup plus large [que la pratique infir-mière en milieu hospitalier] comme interventions(C#5, p. 26-27).

Cet extrait montre à quel point les logiques en pré-sence sont intriquées. Ce faisant, le personnel infirmier sevoit investi d’une tâche soignante à laquelle se super-posent des fonctions de contrôle social (surveillance).

Présentement, j’ai deux rôles, si tu veux : sécuritaire(agent de la paix) et puis clinicien (infirmier) en mêmetemps. C’est de la gestion de cas aussi : « Bon, le garsva sortir. Où est-ce qu’on va le sortir ? Est-ce uneplace adaptée pour lui ? Va-t-il revenir ? Va-t-il récidi-ver ? » (C-11, p. 13-14).

Ce constat a d’ailleurs été rapporté par un chercheurde notre équipe [24-26] lors de recherches antérieures. Lesinformations relatives aux détenus sur les plans médicauxet correctionnels peuvent être consultés par les personnelsde soins et ceux de correction. Ainsi, une infirmière cana-dienne souligne :

Je me documente sur leur dossier, les antécédents,qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’ils ont pas fait. Jeregarde aussi si je ne peux pas avoir l’information parrapport à la famille, des choses comme ça. Voir à quij’ai affaire comme individu (C-13, p. 3-4).

Cette indifférenciation entre le sanitaire et le péniten-tiaire se traduit aussi dans les affections quotidiennes dupersonnel infirmier [24]. Au Canada le personnel infir-mier participe aux tournées sécuritaires avec les agents decorrection et peuvent imposer une sanction disciplinaire àl’endroit d’un détenu. Lors des tournées quotidiennes derangée, par exemple, les infirmières et les infirmiers accu-mulent des données en regard des détenus dont ils ont lacharge. Ils y recueilleront des informations de natures cli-nique et correctionnelle. De plus, la tournée des rangéess’assortit-elle d’une inspection discrète de l’hygiène de lacellule, ainsi que la recherche d’indices révélant l’usage dedrogues illicites ou la fabrication d’alcool de contrebande.

135

Le personnel infirmier dispose de l’autorité requisepour forcer le détenu négligeant à faire le ménage de sacellule. Un infirmier disait ne pas hésiter à enfermer encellule un détenu qui refusait de faire le ménage,jusqu’à ce qu’il obéisse. Cette manifestation d’obéis-sance est d’ailleurs plus prompte en présence d’un agent decorrection appuyant l’ordre du personnel infirmier. Les« tournées de rangée » sont aussi l’occasion pour le per-sonnel infirmier et les agents de correction d’effectuer desfouilles préventives des cellules. Les objets suspects(armes blanches, matériel servant à la consommation dedrogue, fruits pouvant servir à la fabrication artisanale deboissons alcoolisées etc.) sont retirés de la cellule par lesagents de correction. Le personnel infirmier est aussiimpliqué dans le respect du code vestimentaire desdétenus par le port d’une « tenue carcérale », qui peut êtrel’objet de sanction si elle n’est pas convenable selon lesrègles en vigueur.

Cette fusion du sanitaire et du pénitentiaire telqu’expérimentée par le personnel infirmier canadien dif-fère grandement de ce que nous avons pu observer enmilieu correctionnel français. En effet, le personnel infirmierexerçant en France souligne l’importance de la scissionentre le sanitaire et le pénitentiaire et soutient aussiqu’étant donné les finalités paradoxales des logiques sani-taire et correctionnelle, les confits sont inévitables.

Eux, ils sont là pour de la sécurité et de la détention.Nous, on est là pour des soins. Donc on a des idéolo-gies différentes. Bon, je pense que tout le monde faitun effort parce que sinon, ça serait invivable mais c’estnormal qu’on se heurte de temps en temps et il y a sou-vent des conflits ici (F-6, p. 9).Pour assurer des soins optimums, il faut séparer lesdeux logiques (sanitaire et pénitentiaire). Un peucomme la séparation de l’église et de l’état. Les sur-veillants s’occupent de la détention et tout ce qui estpénitentiaire et nous on s’occupe des soins. Nous ons’occupe que des soins. On prend en charge la per-sonne et voilà (F-1, p. 13).L’indépendance (entre le sanitaire et le pénitentiaire)c’est nécessaire en fait. Très nécessaire justement pourque vraiment on puisse agir comme on doit agir en tantque soignant. Ça fait que là on dépend de l’hospitalierdonc c’est très différent dans une logique soignante.Ça veut dire que moi si je refuse de faire quelquechose, je vais argumenter et refuserai de le faire étantdonné les obligations liées à mon rôle. Et c’est plussimple de refuser comme ça quand on est totalementindépendant et qu’on n’obéit à une seule hiérarchie :celle de l’hôpital qui m’embauche (F-4, p. 7)

Cette impératif d’une distinction à faire entre leslogiques sanitaire et pénitentiaire (plus souvent qu’autre-ment opposées dans leurs finalités respectives) se concrétise,au quotidien, dans les outils mis à disposition des person-nels. En France, l’accès au dossier médical/infirmier eststrictement réservé au personnel soignant et le dossiercorrectionnel aux personnes oeuvrant dans le systèmepénitentiaire.

Nous avons deux dossiers différents. Les dossiersmédicaux sont rangés au secrétariat. Ils sont sous clé etl’administration pénitentiaire n’a pas les clés. Les déte-nus savent que la pénitentiaire n’a pas accès aux dos-siers. Ils le savent. Ils savent aussi que l’UCSA (Unité

de consultations et de soins ambulatoires) dépend del’hôpital et qu’on est indépendant de la pénitentiaire.Ce qui nous permet aussi d’avoir des relations diffé-rentes avec les détenus. Nous on les considère commedes patients et la pénitentiaire les considère commedes détenus (F-6, p. 3).On n’a pas accès au dossier criminel et l’administrationpénitentiaire n’a pas accès au dossier médical. Donc enfait il y a une confidentialité des deux côtés (F-1, p. 8).

Il est très clair que la présence simultanée des logiquessanitaire et correctionnelle crée un contexte idéal de conflitouvert ou larvé entre les personnels qui se réclament del’une ou l’autre logique. Sur le plan empirique nous estimonsque la présence de ces deux logiques structure fortement etindéniablement l’identité socioprofessionnelle du person-nel infirmier, les représentations que se fait ce personneldes personnes qu’il soigne et enfin, les relations entre lesacteurs de la scène pénitentiaire, et ce, particulièremententre le personnel infirmier et les officiers de correction.

L’IDENTITÉ SOCIOPROFESSIONNELLE DU PERSONNEL INFIRMIER

Au Canada, la juxtaposition (dans les documents offi-ciels) et l’indifférenciation (sur le plans des pratiquesquotidiennes) des fonctions d’agent de la paix et d’infir-mier (ère) autorisé(e) engendre un malaise incontestableau niveau de l’identité socioprofessionnelle des soignants.Comme l’ont souligné nos informants canadiens et fran-çais, l’environnement correctionnel avec ses prescriptionsmultiples, ses impératifs de sécurité et la clientèle qu’ilabrite, comporte tous les ingrédients pour s’opposer, surle plan idéologique du moins, à l’exercice infirmier tel queconceptualisé en milieu civique. Paradoxalement, la sécu-rité est perçue par nos informants à la fois comme uneentrave importante à l’exercice infirmier et comme unecondition indispensable de cet exercice. Ce constat ambigus’accompagne de tensions chez le personnel soignantcanadien et français, soucieux de répondre aux aspectssanitaires/humanitaires impliqués par sa tâche, mais obligéde composer avec les impératifs sécuritaires de la prison.Cependant, une majorité d’informants canadiens men-tionne que la présence constante d’un agent de correctionà proximité lors d’interventions infirmières apportées à undétenu, finit par colorer tout leur exercice professionnel.Cette proximité obligée n’a pas été soulevée par nos col-lègues français. Au Canada, le personnel infirmier estime sapratique surveillée et évaluée par le personnel de correctionce qui les empêche de manifester des comportements cari-tatifs « véritables » (en concordance avec une éthique etune esthétique du soin) avec les détenus.

Ils [les agents de correction] nous reprochent maternerles détenus, « comment ça, tu l’appelles Monsieur ?C’est un bandit, c’est un pourri. » Bon, je dis : « veux-tu, on va s’entendre tout de suite ? Je leur ai dit quemoi, en tant que professionnelle, je suis infirmière, j’aisuivi une formation professionnelle, et dans mon lan-gage professionnel, le détenu, c’est Monsieur. Et jecontinuerai de l’appeler Monsieur, parce que ça faitpartie de ma profession. Le respect en fait partie. Jesuis ici pour donner des soins… c’est mon rôle. Je ne

136

peux pas [informante insiste], en tant qu’infirmière,agir comme un agent de correction (C-8, p. 12-13).

Le personnel infirmier canadien doit donc constam-ment réaffirmer son allégeance professionnelle de mêmeque travailler constamment à la clarification de son man-dat de soins et ce, non sans souffrance.

À cause de notre double mandat d’officier et d’infir-mière, il nous est difficile d’établir et de maintenir un lienthérapeutique. Je ne sais plus quoi faire (C-9, p. 5).

Les contraintes psychologiques et socioprofessionnellessubies par le personnel infirmier canadien sont objective-ment identifiables dans les documents officiels du SCCpar exemple. Ces contraintes résident dans le caractèrehybride du mandat confié au personnel infirmier en milieude psychiatrie correctionnelle. La description de tâche dupersonnel infirmier précise en effet que les agents de soinsont aussi des agents de la paix. Dès lors, des attentes etdes responsabilités contradictoires se chevauchent dès queles aspects sanitaires interfèrent avec les aspects coercitifsdu pénitentiaire. Cet exercice professionnel hybride, par-tagé entre le contrôle social et la dispensation du soinconstitue une source importante de difficultés adaptativespour le personnel infirmier. Certains infirmiers disent sequestionner continuellement sur la qualité de leur exer-cice infirmier compte tenu des prescriptions sécuritairesdont ils sont également investis. Ces informants souhaite-raient que les autorités précisent quel rôle (de garde ou desoin) a préséance dans leur exercice professionnel quoti-dien. Ils questionnent l’adéquation de leurs interventions.Une infirmière a même confié aux chercheurs : « C’estcomme si je ne savais plus qui j’étais », tant elle sentaitque les deux rôles se sont intégrés en elle. Ce sentimentd’étrangeté, de dépossession, de perte d’identité du statutsocioprofessionnel a été évoqué par d’autres informantscanadiens.

L’environnement correctionnel diffère de l’environne-ment hospitalier mais, tout comme lui, il façonne intimementla pratique infirmière. Au Canada comme en France, nosinformants affirment, par exemple, que plusieurs interven-tions doivent être planifiées en tenant compte avant toutdes priorités sécuritaires et même, parfois, des capricesde certains agents de correction. Mais au Canada cettecontrainte est beaucoup plus importante car tous lescontacts entre le personnel infirmier et les détenus sontassujettis aux routines correctionnelles et par conséquent,ne peut s’effectuer spontanément, ce qui implique que lepersonnel infirmier est dépendant des membres du servicede sécurité pour faire son travail. Cette « dépendance »prendra plusieurs formes.

En effet, nos informants canadiens ont souligné queleur pratique professionnelle est conditionnelle à la dispo-nibilité (objective) des agents de correction ainsi qu’à laqualité (subjective) de leur relation avec les agents. Iln’est pas rare que le personnel infirmier doive attendrequ’un agent de correction soit disponible, et lui served’escorte, afin de pouvoir accomplir son travail. Parailleurs, le double rôle d’agent de la paix et de soignantassumé par le personnel infirmier canadien sert de leviersupplémentaire aux officiers de correction qui refusentd’escorter le personnel infirmier auprès d’un détenu plusviolent.

Nous, on avait demandé qu’il y ait un agent en perma-nence sur l’unité. Les agents de correction refusaient

de monter à l’étage. Donc, nous on notait toujoursqu’il n’y avait pas d’agents qui venaient à l’unité. Çanous empêchait de faire nos entrevues, de faire nostournées. Ils se disaient que nous étions avant tout desagents de la paix… Maintenant je suis divisée : la moi-tié à gauche, je suis officière et la moitié à droite, jesuis infirmière J’ai pas le choix de le vivre. Il faut queje me plie au service carcéral (C-6, p. 22).

Certaines infirmières ont même confié au chercheurque des conflits ouverts avec certains agents risquaient deles empêcher de faire leur travail dans la mesure où lesagents concernés refusent tout simplement d’accompagnerles infirmières auprès du détenu. Plusieurs informantesont également souligné que la qualité de la relation entrele détenu et l’agent de correction était bien souvent unecondition essentielle à un service infirmier rapide. Seloneux, si pour une raison ou une autre, l’agent de correctionn’est pas en bon terme avec le détenu qui doit recevoir unservice infirmier, la plupart des informants confirmèrentque le détenu risque de patienter longuement avant queles soins ne lui soient dispensés. Dans leur pratique lesinfirmières et les infirmiers canadiens seraient donc lesotages d’un ensemble de conditions objectives et subjectivesqui doivent être satisfaites avant que le soin ne puisses’actualiser.

Le personnel infirmier canadien doit, encore aujourd’hui

,négocier la légitimité de ses décisions de même que reven-diquer son espace d’intervention. Le personnel infirmierdit détenir du SCC la responsabilité de transformer lemilieu correctionnel en milieu de soins psychiatriques etse sent donc investi de ce mandat difficile à actualiser.Mais les attitudes dites de « maternage » présumémentmanifestées par plusieurs infirmières et quelques infir-miers irritent plusieurs agents de correction, voire certainsmembres du personnel infirmier. Ces infirmières et infir-miers dits « maternants » sont stigmatisés par leurs pairset doivent composer avec des commentaires considéréspar eux comme « désobligeants ». Au quotidien, des mani-festations « caritatives » du soin, courantes en milieuxhospitaliers, sont dévalorisées, voire conspuées en milieu

correctionnel canadien. Une simple manifestation de politesseà l’endroit du détenu – en utilisant le vocable « Monsieur »

parexemple – serait jugée inacceptable par certains agents decorrection plus traditionalistes qui considèrent qu’undétenu fédéral est puni pour un crime et qu’il « doit faireson temps » sans qu’on adoucisse sa peine de quelquemanière que ce soit.

Le personnel infirmier français quant à lui n’a pas àcomposer avec ce type de situation, précisément parce queson rôle de soignant est clairement établi et que l’absencede coopération, avec le volet pénitentiaire, constitue pour lepersonnel rencontré en France un signe d’indépendancequ’il faut maintenir à tout prix. Or, même si l’absence decoopération entre le sanitaire et le pénitentiaire a été criti-qué par un rapport gouvernemental français (Ministère dela Justice, France, 2001), le personnel infirmier rencontrédans une maison d’arrêt en Île-de-France refuse catégori-quement d’assumer des fonctions dites « pénitentiaires »(ou de contraindre leur exercice professionnel à cause decelles-ci) qui ne sont en rien propice à un exercice serein etéthique des soins infirmiers. La séparation des mandats(reliés aux logiques sanitaire et pénitentiaire) est donc unétat de fait qu’il faut continuellement préserver afin, entres

137

autres de garder intacts les principes enchâssés dans uneéthique du soin stricte.

Le dossier médical est un dossier médical. Il n’y a rienqui sort des dossiers médicaux. Ça fait partie de ladéontologie et de l’éthique aussi. Ça veut dire que lesecret médical est le secret médical. On n’a pas à relâ-cher des informations aux agents de corrections mêmes’ils veulent savoir. Donc quand on distribue les médi-caments, les surveillants, ils essaient en disant « Tiens.Qu’est-ce qu’il a comme médicament » « Bien, si je tele dit, je te dit ce qu’il a. Donc si tu veux le savoir, tului demandes ». C’est la réponse que je donne aux sur-veillants. « Si tu veux savoir ce que c’est, bon tudemandes au détenu, ce qu’il prend comme médica-ment. Moi je n’ai pas à te le dire » (F-4, p. 6).

Cet extrait ne traduit certes pas la réalité vécue par lepersonnel infirmier canadien rencontré alors que celui-citente même de faire valoir auprès des agents de correctionla vision caritative et la dimension humaine de son exerciceprofessionnel légitime. La « personne », en effet, constituel’une des valeurs fondatrices en sciences infirmières telqu’enseignées et pratiquées dans tous les établissementshospitaliers du Canada. Ces interactions d’acteurs évo-luant dans le même milieu mais obéissant à des logiquesparadoxales sont d’autant plus complexes à décrire et àanalyser que, suivant ces informantes, elles seraient par-fois confrontées à des attitudes machistes ou à des propossexistes entachant la dignité de la femme en général, cequi aurait pour effet d’aiguiser la susceptibilité réciproquedes infirmières et des agents de correction. Par exemple,certains reprochent entre autres à des infirmières de trop« dorloter » les détenus. Selon nos sources, certains infir-miers ont aussi essuyé ce type de commentaires.

Plusieurs infirmières et certains infirmiers rencontrésau Canada ont indiqué au chercheur que l’articulation deleur double mandat, de garde et de soin, est difficile, para-doxale et lourde à assumer. Plusieurs informants, majori-tairement de sexe féminin, disent appréhender l’exercicede ces rôles antagonistes dont ils sont investis et craignentque les fonctions relatives au rôle de soignant ne dispa-raissent au profit de leur rôle d’agent de la paix. Certainsont même exprimé leur crainte de voir leur rôle de soi-gnant abandonné. Selon les témoignages recueillis, cettecrainte serait partagée par plusieurs membres du personnelinfirmier. Cependant, d’autres interlocuteurs, principale-ment des infirmiers, disent très bien composer avec cedouble mandat qui leur donnerait davantage de latitudeau plan des interventions. En effet, leur statut d’agent dela paix faciliterait leurs interventions punitives. Le doublestatut d’agent de la paix-infirmier serait, selon leurs dires,bien intégré. Cette intégration des rôles policier et infirmierserait rendue possible dans la mesure où les règles péniten-tiaires paraissent acceptables et le discours correctionnelprivilégié. Cette intégration du double rôle apparaît plusdifficile chez les nouvelles recrues et la difficulté à compo-ser avec le double mandat s’amenuiserait à mesure que lesannées de service en milieu correctionnel passent. Néan-moins, plusieurs infirmières disent avoir de la difficulté àconcilier ces deux rôles et certaines iront jusqu’à direque cette articulation est la cause de plusieurs de leurssouffrances. Selon nos informants, la résistance à l’ordrecarcéral établi serait périlleuse.

Les responsabilités et juridictions de ces mandats decontrôle social (logique pénitentiaire) et de soin (logiquesanitaire) divergent, notamment au plan des valeurs pré-supposées par l’exercice infirmier en tant qu’il incarne unephilosophie de soin qui a modelé toute la formation del’infirmière ou de l’infirmier. Or, le double statut « agentde la paix et agent de soin » empêcherait, selon nos infor-mants, l’établissement d’un lien thérapeutique avec lesdétenus. Ce lien qui devrait être, toujours selon le person-nel infirmier, caractérisé par la confidentialité et l’

advo-cacy

, serait impossible à actualiser dans ces conditions eten vertu de l’allégeance dont il doit faire preuve à l’égarddu fonctionnement carcéral en général.

Le personnel infirmier canadien voit son rôle de soi-gnant altéré par des fonctions relatives au contrôle commela surveillance, la discipline et la sanction. Certains témoi-gnages de nos informants illustrent l’intériorisation de cedouble mandat. Ainsi nous posons ce jalon à ce point denotre analyse : le mandat (trouble) du personnel infirmierexerçant en milieu pénitentiaire canadien n’est pas uni-voque. Le personnel infirmier soigne mais ce soin n’estjamais exempt d’une référence explicite ou implicite aucontrôle carcéral. Il s’agit là d’une différence fondamen-tale avec l’expérience d’infirmières et d’infirmiers françaisqui, eux, soutiennent que leur « indépendance de la péni-tentiaire » est fondamentale voire vitale s’ils veulent exercerpleinement selon les règles de l’art infirmier.

LES REPRÉSENTATIONS DU DÉTENU

Les logiques présentes du système (dispositif) péniten-tiaire concourent à la construction identitaire des détenus[26]. Rien de surprenant, alors, que le personnel infirmierrencontré en France, tienne mordicus à se distinguer dusystème pénal. L’ensemble du personnel infirmier rappor-tait ne pas vouloir accéder au dossier pénal du détenus, cequi d’une certaine manière les empêche d’en savoir troplong sur les personnes qu’il soigne et leur permet des’adresser à eux en utilisant le vocable « Monsieur ».

Alors si c’est Monsieur Dupont, eux (les officiers decorrection) ça serait « Dupont ». Nous c’est « MonsieurDupont » (F-4, p. 8).

Au Canada, le discours pénitentiaire trouve écho danscelui du personnel infirmier. Pour la majorité des infor-mants rencontrés, qu’ils soient infirmières ou infirmiers, ledétenu-patient constitue d’abord et avant tout un délin-quant. Cette représentation tendrait à s’énoncer plus« naturellement » en proportion de l’ancienneté du per-sonnel. Le délinquant serait un risque permanent pour lasécurité du personnel. Le personnel infirmier, les deuxgenres confondus, considère le détenu comme une personnedangereuse. Cette dangerosité serait, selon le personnel,attribuable à leur « nature délinquante ». Selon le personnelinfirmier, la nature du délit commis vient renforcerl’intensité du risque perçu par le personnel. À titred’exemple, la nature sexuelle d’un délit provoquerait chezle personnel infirmier féminin des réactions de colère etde peur. Plusieurs infirmières ont d’ailleurs exprimé avoirune crainte particulière des détenus « sentencés » pouragression sexuelle. Le type de délit commis servirait à déter-miner le degré de dangerosité des détenus et influenceraitdonc la représentation que le personnel infirmier se fait

138

du détenu. En somme, le discours du personnel infirmiersur les détenus rejoint et supporte le discours institutionnelquant à la représentation faite des personnes hébergées.

LES RELATIONS ENTRE LES ACTEURS

Les interactions entre le personnel infirmier et les agentsde corrections méritent aussi que l’on extraie certainesdimensions importantes. Selon nos sources, il sembleraitque les contacts des agents de correction soient plus tendusavec les infirmières qu’avec les infirmiers. Les infirmièresauraient tendance à verbaliser ouvertement leurs désaccordsen regard d’agirs des officiers alors que les infirmiers, sedisant plus stratégiques, tolèreraient ces agirs ou tente-raient de négocier. Les infirmières manifesteraient davantagede comportements dits « maternants », ce qui les expose-rait à des conflits avec les agents. Selon la majorité de nosinformants, les difficultés relationnelles entre les infirmièreset les agents seraient plus importantes que pour leurs col-lègues infirmiers. La bonne entente entre le personnelinfirmier et les agents serait directement proportionnelle àla conformation du personnel infirmier aux moeurs carcé-rales, véhiculées par un nombre important d’agents. Lesentiment de sécurité ressenti par le personnel infirmier,de même que la qualité du service infirmier qu’il offre auxdétenus, seraient directement proportionnels à la qualitéde ses contacts avec les agents de correction.

Les rapports entre le personnel infirmier et les agentsde correction seraient aussi caractérisés par des disputes àl’égard du « terrain » de l’intervention. Paradoxalement,on remarque que plusieurs infirmières et infirmiers cana-diens souhaiteraient une meilleure intégration des agentsdans les équipes de soins. Certains militent ouvertementen ce sens. Il pourrait s’agir d’une manoeuvre stratégiquepour assurer une transition plus douce vers « l’hospita-lier » ; cette intégration serait essentielle pour assurer levirage du « carcéral » vers « l’hospitalier ». En contrepar-tie, le personnel infirmier français rencontré s’opposeraitcertes à une telle éventualité, lui qui, nous en avons faitétat abondamment plus haut, insiste pour une scissionnette entre le sanitaire et le pénitentiaire.

DISCUSSION

Depuis plusieurs années, différents intervenants dansle domaine de la santé se sont questionnés sur la possi-bilité de soigner dans un environnement initialementdestiné à la punition [51]. Selon plusieurs auteurs, dontCastel [13], il n’y a pas de rôle plus pathétiquementcontradictoire que de se voir investi de la double tâche dereprésentant de l’institution « totale » et de thérapeute.Ce paradoxe a été abondamment exposé par le personnelinfirmier et ce, tant en France qu’au Canada.

Les résultats de notre recherche comparative montrentque l’environnement physique, administratif, socioprofes-sionnel et humain au sein duquel se dispensent les soinsinfirmiers en contexte carcéral constitue une variableincontournable et contraignante de l’exercice infirmier auCanada comme en France. Nous établissions que cettevariable entrave en partie les conditions de possibilité « nor-

males » du soin infirmier, c’est-à-dire qui correspondent à laformation reçue par le personnel infirmier et à sa pratiquedans un milieu hospitalier ou communautaire civil. Aussi,à la lumière de nos résultats de recherche, estimons-nousque l’environnement pénitentiaire affecte profondémentla pratique professionnelle du personnel infirmier et ladispensation des soins, en affirmant du même souffle queles infirmières et les infirmiers disent ne pouvoir se passerdes impératifs sécuritaires et de la présence des agents decorrection dans ce milieu extrême.

Cet environnement sécuritaire est contraignant, certes,mais il est aussi essentiel à la pratique infirmière dans lamesure où la sécurité du personnel infirmier constitue unecondition nécessaire au sentiment de sécurité perçu par lepersonnel infirmier, sentiment qui favorise ou inhibe sonexercice professionnel. Cependant, il est clair, au regardde nos données de recherche, que la scission entre le car-céral et le sanitaire telle qu’opérée en France permet aupersonnel infirmier d’exercer avec beaucoup d’aisancedans ce milieu.

Conscient de la difficulté d’établir, puis de maintenirun lien de confiance avec les détenus, le personnel infirmierexerçant au Canada tente d’amoindrir l’oppression del’ordre pénitentiaire en reconstruisant le soin en catimini,sur une base individuelle, seule manière pour le personnelinfirmier de tenter de rester professionnellement et éthique-ment intègre, au sein de cet environnement pénitentiaire quiconfronte brutalement le personnel infirmier à un change-ment idéologique drastique, qu’il identifie d’ailleursclairement.

En milieux de soins français, cette distanciation d’avecle patient est beaucoup moins claire alors que le personnelinfirmier insiste pour s’adresser respectueusement auxdétenus (monsieur, etc.) tout en limitant le plus possibleses contacts avec le personnel de correction en dehors deleurs obligations en regard de leur travail. Le personnelinfirmier français a clairement énoncé la nécessité d’unescission claire entre la pénitentiaire et le sanitaire afin depréserver son identité professionnelle. Cette distancenécessaire d’avec le pénitentiaire leur permet d’évoluer(relativement) en toute indépendance. Contrairement auxinfirmières canadiennes, celles-ci n’ont pas à faire preuvede déférence envers les officiers de correction afin de pou-voir exercer leur pratique professionnelle. Au Canadatout comme en France, il existe un conflit entre deux idéo-logies (pénitentiaire et sanitaire) supportées par deuxdiscours. Cependant, l’appartenance du personnel infir-mier français à un hôpital régional (évoluant dans le cadred’un prêt de service) permet à celui-ci de se distancer plusfacilement de la logique carcérale.

Au Canada, la considération du corpus de nos don-nées dans son ensemble nous permet aussi d’affirmer queles mandats de soin et de contrôle social s’exercent simul-tanément en vue d’atteindre l’objectif principal énoncépar les autorités du Service correctionnel, à savoir : laréinsertion sociale, permanente et sécuritaire, du détenu.Les volets du mandat bicéphale assumé par le personnelinfirmier s’appuient l’un l’autre, de manière à rencontrercet objectif instrumental. En conséquence, on ne peut rai-sonnablement soutenir que la sécurité pénitentiaire et lesoin infirmier constituent des activités hétérogènes aupoint de s’exclure mutuellement, puisque, mis à part lesconflits du personnel infirmier avec les agents de correction,

139

on voit aussi le personnel infirmier assumer simultané-ment ces rôles. C’est pour cette raison que nous devionsenvisager la description du conflit socioprofessionnelopposant certains aspects du soin infirmier à certainsaspects de la sécurité pénitentiaire au plan idéologique. Ils’agit, au moment de conclure notre recherche, d’appré-cier dans quelle mesure le mandat du soin infirmier esttributaire du mandat de contrôle social en vigueur dans lemilieu pénitentiaire canadien.

Nous concluons donc à l’effet que le rôle bicéphaleconfié au personnel infirmier canadien comme agent decontrôle social et agent de soin entraîne la constitutiond’une identité socioprofessionnelle trouble (et fluide).L’identité de l’infirmière et de l’infirmier en milieu correc-tionnel canadien est floue, voire indéterminée. Le person-nel infirmier canadien est objet du pouvoir carcéral dansla mesure où plusieurs logiques de nature sociales, profes-sionnelles, physiques (environnement) et idéologiques,s’exercent sur le personnel infirmier et exigent de celui-ciqu’il se conforme à des règles que nous identifions comme« pénitentiaires ». Or, ces règles s’interposent souventavec la formation initiale du personnel infirmier canadien.Plus précisément, le personnel infirmier s’introduit dansl’environnement carcéral, porteur d’une idéologie hospita-lière que lui confère sa formation initiale de soignant etses expériences en milieux hospitalier ou communautaire.Cette articulation entre contrôle social et soin infirmiers’avère complexe et nécessite donc, de la part du person-nel infirmier en place, un certain nombre d’opérations,initiées d’abord de l’extérieur par les militants de l’ordrecarcéral strict, jusqu’à ce que ce travail de (re)constructionde l’agent de soin/agent de contrôle social soit parfaite-ment intériorisé par le personnel infirmier.

Ces forces sont aussi très présentes en France maisl’appartenance du personnel infirmier et médical à unehiérarchie hospitalière leur permet d’échapper beaucoupplus aisément à ce processus de conformation aux mœurscarcérales. Cette « liberté » est d’ailleurs largement soulevéepar le personnel infirmier français qui voit là une assu-rance (protection) contre la souillure de leur identitésocioprofessionnelle.

CONCLUSION

L’exercice infirmier auquel le personnel est convié enmilieu pénitentiaire canadien diffère donc grandement dece qui est généralement pris pour acquis dans la profes-sion infirmière en regard des conditions de l’exercice infir-mier en milieux civils. Évidemment, les militants del’idéologie carcérale stricte s’attendront à ce que l’ensembledu personnel infirmier véhicule les valeurs de l’établisse-ment pénitentiaire et qu’il y adhère aux us et coutumes envigueur. Bref, dès son entrée dans l’univers pénitentiaire,le personnel infirmier est confronté à des pratiques qui luisont étrangères ou qui bafouent ses repères « hospita-liers » initiaux et sa philosophie du soin. Or, ce personnelinfirmier doit prodiguer des soins à des détenus dans unenvironnement qui lui est inconnu de prime abord et pourlequel il n’existe pas de formation préalable.

Tout comme pour le détenu, qu’on considère commel’objet sur lequel vont se concrétiser les objectifs du Ser-

vice correctionnel canadien, et qui, d’une certaine façon lemarque, le personnel infirmier doit être conditionné àexercer en suivant rigoureusement les termes de l’agencegouvernementale. Nous estimons que le processus d’objec-tivation (mortification) qui vise les détenus séjournant eninstitutions totales, comme l’asile et la prison, est analogueau processus d’objectivation (conformation aux moeurscarcérales) vécu par le personnel infirmier canadien inter-rogé dans le milieu pénitentiaire [39]. L’absence de scissionentre les idéologiques pénitentiaire et sanitaire alimenteà notre avis ce processus mortifiant de l’identité socio-professionnelle.

En France, distinguer le malade du détenu imposeune clarification des logiques sanitaire et correctionnelle.Par conséquent, l’équipe médicale ignore pour l’essentielle statut judiciaire du détenu et n’a pas, en principe, accèsaux informations relatives au dossier pénal de ce dernier.L’absence de la prise en compte de la « qualité » du détenuest donc la règle, même si elle est assortie de certaines limitesincontournables [34]. Inversement, l’appareil correctionnelest étranger à la démarche de soins. Cette indépendancedes logiques sanitaire et correctionnelle est le résultat dela loi de 1994 qui visait à corriger des lacunes majeuresdans l’organisation des soins aux détenus dont la fusion dusanitaire et du pénitentiaire telle que vécue actuellementpar le personnel infirmier à l’emploi du Service correc-tionnel du Canada. La loi de 1994, promulguée en France,a servi à opérer une scission entre le sanitaire et le correc-tionnel favorisant par là même une meilleure identificationdes rôles socioprofessionnels attendus de la part du per-sonnel infirmier et des agents de correction. Ce nouveaudécret gouvernemental a par ailleurs permis de rétablir laconfiance populaire en regard des soins en milieux carcé-raux, alors que ceux-ci étaient qualifiés d’instrumentauxau service de l’ordre public carcéral, de non confidentielset enfin, de piètre qualité. Selon un rapport gouvernemen-tal français [34], la majorité des personnes interviewéesreconnaissent la nécessité de distinguer très clairement lesfonctions soignantes et « correctionnelles ». Les effets decette scission ont été largement illustrés dans le cadre decet article. À cet égard, l’expérience française pourraitservir de point de départ à une restructuration des servicesinfirmiers offerts en milieux correctionnels fédéraux cana-diens. En effet, l’affirmation d’une éthique de soins en prisonen France repose sur un engagement ferme du Ministèrede la Justice en regard de principes fondamentaux, àsavoir : l’égalité d’accès aux soins, l’indépendance de ladémarche sanitaire (logique de soins) et enfin, le respect

intégral du secret professionnel qu’il soit médical ou infirmier

[34].Nous sommes d’avis qu’il existe au Canada un ques-

tionnement de fond sur le plan de l’éthique professionnelle.

Comment concilier déontologie infirmière et règles péniten-tiaires alors qu’elles s’appuient sur des logiques paradoxales ?

Malgré les efforts déployés par le personnel infirmiercanadien afin d’accroître son autonomie et d’instituer etde maintenir une « culture de soins » en milieu correction-nel, le respect intégral des principes déontologiques en soinsinfirmiers est-il possible ?

À la lumière des données recueillies lors de notrerecherche comparatives ces questions légitimes doiventêtre non seulement soulevées mais rapidement adressées.Nous sommes conscients que les règles officielles qui

140

émanent des documents rédigés par le SCC ordonnent lerespect strict d’une conduite déontologique irréprochablede la part du personnel infirmier. Mais dans quelle mesurece discours trouve-t-il un écho probant dans la réalité ?Dans quelle mesure aussi le SCC favorise-t-il lui-mêmedes environnements (carcéraux) propices à l’actualisationdes standards éthiques ? Nous estimons que cette réflexionéthique est fondamentale et qu’elle doit s’effectuer sansrelâche dans tous les milieux où les aspects sécuritaires et lesoin aux personnes vulnérables cohabitent.

R

EMERCIEMENTS

: D. Holmes et A. Perron remercient le Conseilde recherches en sciences humaines du Canada et les Instituts derecherche en santé du Canada respectivement pour leurs contributionsfinancières.

RÉFÉRENCES

[1] A

LEXANDER

-R

ODRIGUEZ

T. Prison health : A role for professional nur-sing.

Nursing Outlook

1983;

31

: 115-8.

[2] American Nurses Association. (1997).

Scope and Standards of ForensicNursing Practice.

Washington DC : American Nurses Publishing.

[3] B

EAR

ZG. Forensic nursing and death investigation : Will the vision beco-opted.

Journal of Psychosocial Nursing

1995 ;

33

: 59-64.

[4] B

ENOLIEL

JQ. Grounded theory and nursing knowledge.

QualitativeHealth Research

1996 ;

6

: 406-28.

[5] B

ERNHEIM

J. Éthique et prison.

Éthique publique – Revue internationaled’éthique societal et gouvernementale

2000;

2

: 171-6.

[6] B

URNARD

P. (1992). The expanded role of the forensic psychiatric nurses.In P. Morrison & P. Burnard (Eds).

Aspects of Forensic Psychiatric Nur-sing.

Aldershot : Avebury.

[7] B

URROW

S. Special hospital : Therapy vs custody.

Nursing Times

1991;

87:

64-6.

[8] B

URROW

S. The Special hospital nurse and the dilemma of therapeuticcustody.

Journal of Advances in Health and Nursing Care

1991 ;

1

: 21-38.

[9] B

URROW

S. The treatment and security needs of special hospital patients– A nursing perspective.

Journal of Advanced Nursing

1992 ;

18

:

1267-78.

[10] B

URROW

S. An outline of the forensic nursing role.

British Journal ofNursing Role

1993 ;

2

: 899-904.

[11] B

URROW

S. The role conflict of the forensic nurse.

Senior Nurse

1993 ;

13

: 20-5.

[12] B

URROW

S. (1998). Therapy versus security : Reconciling healing anddamnation. In T. Mason & D. Mercer (Eds).

Critical Perspectives inForensic Care : Inside Out.

London : Macmillan.

[13] C

ASTEL

R. (1998). Présentation. In E. Goffman.

Asiles : études sur lacondition sociale des malades mentaux.

Paris : Éditions de Minuit.

[14] C

HENITZ

WC, Swanson MJ. (1986).

From Practice to Grounded Theory :Qualitative Research in Nursing.

California : Addison-Wesley.

[15] F

OUCAULT

M. (1991). Governmentality. In G. Burchell, C. Gordon &P. Miller (Eds).

The Foucault effect. Chicago

: The University of ChicagoPress.

[16] F

OUCAULT

M. (1994).

Histoire de la sexualité : la volonté de savoir

. St-Amand : Éditions Tel/Gallimard.

[17] F

OUCAULT

M. (1995

). Surveiller et punir

. St-Amand : Éditions Tel/Galli-mard.

[18] F

OUCAULT

M. (1997).

Il faut défendre la société.

Paris : Seuil/Gallimard.

[19] G

IBSON

D. (1986). Theory and strategies for resolving conflict.

Occupa-tional Therapy in Mental Health

1986 ;

5

: 47-62.

[20] G

OFFMAN

E, (1993).

Les rites d’interaction.

Paris : Éditions de Minuit.

[21] G

OFFMAN

E. (1996).

Stigmates: les usages sociaux des handicaps.

Paris :Éditions de Minuit.

[22] G

OFFMAN

E. (1998).

Asiles : études sur la condition sociale des maladesmentaux.

Paris : Éditions de Minuit.

[23] G

UNN

J. Education and forensic psychiatry.

Canadian Journal of Psy-chiatry

1986 ;

31

: 273-81.

[24] H

OLMES

D. Governing the Captives: Forensic Psychiatric Nursing in Cor-rections.

Perspectives in Psychiatric Care

2005 ;

41

: 3-13.

[25] H

OLMES

D. Police and Pastoral Power: Governmentality and Correctio-nal Forensic Psychiatric Nursing.

Nursing Inquiry

2002 ;

9

: 84-92.

[26] H

OLMES

, DFrom Iron Gaze to Nursing Care : Mental Health Nursing inthe Era of Panopticism.

Journal of Psychiatric and Mental Health Nursing

2001 ;

8

: 7-15.

[27] H

OLMES

D. & Federman C. Killing for the State: The Darkest Side ofAmerican Nursing.

Nursing Inquiry

2003 ;

10

: 2-10.

[28] International Association of Forensic Nurses. (1999).

Membership direc-tory.

New Jersey : Slack Incorporated.

[29] L

AMOTHE

P. Problèmes quotidiens de psychiatrie pénitenciaire à traversles changements du paysage psychiatrique et pénitenciaire français.

Cri-minologie

1988 ;

21

: 63-81.

[30] L

YNCH

VA. Forensic aspects of health care : New roles, new responsibi-lities.

Journal of Psychosocial Nursing

1993 ;

31

: 5-6.

[31] L

YNCH

VA. Advances in forensic nursing : New dimensions for the 21

st

century.

Journal of Psychosocial Nursing

1996 ;

34

: 6-7.

[32] M

ARTIN

T. Something special : forensic psychiatric nursing.

Journal ofPsychiatric and Mental Health Nursing

2001 ;

8

:

25-32.

[33] M

ASON

T, M

ERCER

D. (1998).

Critical Perspectives in Forensic Care :Inside Out.

London : Macmillan.

[34] Ministère de la Justice (2001). L’organisation des soins aux détenus –rapport d’évaluation. Paris : Code IGAS 2001054.

[35] N

ISKALA

H. Competencies and skills required by nurses working inforensic area.

Western Journal of Nursing Research

1986 ;

8

: 400-13.

[36] N

ISKALA

H. Conflicting convictions : Nurses in forensic settings.

Cana-dian Journal of Psychiatric Nursing

1987 ;

28

:

10-4.

[37] P

AILLÉ

P. L’analyse par théorisation ancrée.

Cahier de recherche sociolo-gique

1994 ;

23

: 147-81.

[38] P

ERRON

A, F

LUET

C, H

OLMES

D. Agents of Care and Agents of theState : Bio-Power and Nursing Practice.

Journal of Advanced Nursing

2005 ;

50

: 536-544.

[39] PERRON A, HOLMES D, HAMONET C. Capture, mortification, déperson-nalisation : la pratique infirmière en milieu correctionnel. Journal deRéadaptation Médicale 2004 ; 24 : 124-31.

[40] PETERNELJ-TAYLOR C, JOHNSON RL. Serving time : Psychiatric mentalhealth nursing in corrections. Journal of Psychosocial Nursing 1995 ; 33 :12-9.

[41] RAE M. (1993). Freedom to Care : Achieving Change in Nursing and Nur-sing Practice in Mental Health Service. England : Ashworth hospital.

[42] REEDER D, MELDMAN L. Conceptualizing psychosocial nursing in thejail setting. Journal of Psychosocial Nursing 1991 ; 28 : 40-4.

[43] ROBISON D, REED V. (1996). Measuring Forensic Psychiatric and MentalHealth Nursing Interactions. Aldershot : Avebury.

[44] SENIOR J. (1998). Doctors’Orders : The Mentally Disordered in Prison.In T. Mason & D. Mercer (Eds). Critical Perspectives in Forensic Care :Inside Out. London : Macmillan.

[45] Service correctionnel du Canada. (1997). La mission du service correc-tionnel du Canada. Ottawa : SCC.

[46] Service correctionnel du Canada. (1993). Description d’emploi pour infir-mières autorisées/agent de la paix-unité régionale de santé mentale. Éta-blissement Archambault : SCC.

[47] STRAUSS A, CORBIN J. (1990). Basics of Qualitative Research : Groun-ded Theory Procedures and Techniques. Newbury Park : Sage.

[48] STRAUSS AL, CORBIN J. (1998). Grounded theory methodology : Anoverview. In NK Denzin et YS Lincoln (Eds). Handbook of qualitativeresearch. Thousand Oaks : Sage Publications.

[49] TAYLOR P. Forensic psychiatry. British Journal of Psychiatry 1988 ; 153 :271-8.

[50] WILLMOTT Y. (1997). Prison nursing : The tension between custody andcare. British Journal of Nursing 1997 ; 6 : 333-6.

[51] WRIGHT K. A re-examination of correctional alternatives. InternationalJournal of Offender Therapy and Comparative Criminology 1980 ; 24 :179-92.


Recommended