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L'élevage du taureau de combat : du héros au mythe. Essai d'anthropologie comparée

Date post: 28-Feb-2023
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Frédéric Saumade L'élevage du taureau de combat : du héros au mythe. Essai d'anthropologie comparée In: L'Homme, 1995, tome 35 n°136. pp. 35-51. Citer ce document / Cite this document : Saumade Frédéric. L'élevage du taureau de combat : du héros au mythe. Essai d'anthropologie comparée. In: L'Homme, 1995, tome 35 n°136. pp. 35-51. doi : 10.3406/hom.1995.369998 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1995_num_35_136_369998
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Frédéric Saumade

L'élevage du taureau de combat : du héros au mythe. Essaid'anthropologie comparéeIn: L'Homme, 1995, tome 35 n°136. pp. 35-51.

Citer ce document / Cite this document :

Saumade Frédéric. L'élevage du taureau de combat : du héros au mythe. Essai d'anthropologie comparée. In: L'Homme, 1995,tome 35 n°136. pp. 35-51.

doi : 10.3406/hom.1995.369998

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1995_num_35_136_369998

Frédéric Saumade

L'élevage du taureau de combat :

du héros au mythe

Essai d'anthropologie comparée

Frédéric Saumade, L'élevage du taureau de combat : du héros au mythe. Essai d'anthropologie comparée. — Entre la tauromachie canonique, la corrida andalouse et son homologue régionale camarguaise, il existe une remarquable opposition formelle : si, dans la première, les officiants humains doivent soumettre le taureau « sauvage » aux normes de leur discipline artistique avant de le mettre à mort, dans la seconde c'est l'animal, jamais exécuté dans l'arène, qui est le protagoniste du jeu, un héros dont la grande combativité est la vertu suprême (les spécimens les mieux doués peuvent même faire l'objet d'un rite d' immortalisation).

Si la tauromachie est marquée par une relation paradoxale, affective, humanisée, entre la bête et son adversaire, les deux héros du spectacle dramatique de l'arène1, peut-on envisager une anthropologie des bio

graphies de taureaux de combat ? La question se précise avec l'évocation de pratiques langagières qui utilisent des termes propres aux valeurs sociales dominantes pour spécifier la qualité technique des bêtes. Par exemple, les aficionados espagnols disent d'un taureau de combat qu'il se prête bien à l'expression « artistique » du matador s'il est « noble », « suave », doté d'un « bon tempérament », c'est-à-dire s'il se plie au jeu jusqu'à « accepter » la mise à mort glorieuse qu'on lui réserve.

En fait, l'équilibre du rituel dépend d'une certaine figuration anthropomor- phique de l'animal, fixée par les modalités de la sélection au sein de cette espèce dite « sauvage ». Depuis le xvnr siècle dans l'Andalousie des latifon- dia, certains membres de la grande bourgeoisie en quête de prestige et quelques aristocrates de souche plus ou moins ancienne ont développé un élevage spéci-

1. Ces thèmes ont été développés notamment par M. Leiris (1981) et J. Pitt- Rivers (1983). À cet égard, notre propre essai (1994a), d'où proviennent les informations traitées dans cet article, s'inscrit dans la même lignée, bien que par ailleurs nous ne suivions pas ces prestigieux précurseurs dans leur volonté de considérer la corrida avec mise à mort comme un sacrifice (F. Saumade, op. cit. : 11-13, 265).

L'Homme 136, oct.-déc. 1995, pp. 35-51.

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fique tendant à améliorer les aptitudes du toro bravo « taureau sauvage » au jeu de l'arène. Répondant conjointement à la demande d'un spectacle de masse commercialisé et à leurs mœurs ostentatoires inspirées par le modèle nobiliaire, ils ont créé et transmis un paradigme de la bête de caste vouée à inscrire sa sauvagerie « ancestrale » dans l'ordre harmonieux de la corrida. Soucieux de préserver l'intégrité de cette « aristocratie animalière », les éleveurs ont établi les arbres généalogiques du cheptel, décomposé en troncs, branches et lignées. Nous avons montré ailleurs (Saumade 1994a) qu'à partir de la fin du xvnr siècle, les étroites relations matrimoniales et politico-économiques de la cour d'Espagne et des classes dominantes de la province Bétique avaient contribué à la généralisation de la culture tauromachique andalouse, promue fiesta nacional aux dépens d'autres formes périphériques de course et d'élevage taurin, attestées en Navarre notamment. Au terme de ce processus impérialiste, l'image du matador revêtu de strass associé au toro bravo de caste a pu devenir de nos jours un véritable topique du folklore espagnol à travers le monde.

1. Le relativisme taurin

Cependant, malgré l'incontestable prééminence médiatique de la corrida andalouse avec mise à mort, une perspective d'anthropologie comparée doit relever l'existence de tauromachies différentes, plus confidentielles parce que localisées dans des régions éparses de l'Europe du sud-ouest, et qui ont pour point commun d'exclure l'exécution publique des bêtes présentées dans l'arène2. Autour de la Camargue par exemple, grosso modo entre les Saintes- Maries-de-la-Mer, Montpellier et Avignon, soit entre Languedoc et Provence, non seulement on ne tue pas rituellement le taureau mais on en fait même un héros vivant, une « bête de scène » dont les exploits spectaculaires excitent la passion collective. Autant dire qu'aux yeux des « gens de Bouvino »3, le bétail de race camarguaise se distingue nettement du toro bravo andalou ; mieux, les connaisseurs admettent que ses caractères génériques s'opposent terme à terme à ceux qui définissent son homologue espagnol : le premier se reconnaît à ses cornes à la verticale, un port altier et un corps fin recouvert d'un pelage uniformément brun foncé, le second à ses cornes à l'horizontale, un port bas, un corps trapu, la couleur du pelage pouvant varier indéfiniment selon l'individu.

En fait, loin d'être fondé en nature, le type zootechnique du taureau carmar- guais fut fixé à la fin du xixe siècle sous l'impulsion des « manadiers-félibres » du Languedoc. À la fois éleveurs et poètes, ces derniers militaient contre une pratique habituelle de leurs confrères provençaux, le croisement du bétail autochtone et de spécimens importés d'Espagne, donnant la race dite « croisée-

2. Il s'agit des courses landaise, portugaise, navarro- aragonaise et camarguaise. Pour une analyse comparée de toutes les formes sud-européennes de tauromachie, voir Saumade s.d., Désveaux & Saumade 1994.

3. Bouvino : « espèce bovine » en oc. Il est clair qu'ici les hommes s'assimilent directement à leur animal emblématique.

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espagnole ». Sous la férule du marquis de Baroncelli-Javon, un élève de Mistral qui était entré dans la Bouvino « comme on entre en religion », il s'agissait de rétablir la pureté de la race camarguaise et l'intégrité de l'emblème local face à l'intrusion du « sang étranger » et à l'impérialisme culturel espagnol. L'entreprise était en réalité une gageure puisque, selon les spécialistes, l'ensemble du cheptel était peu ou prou marqué par le croisement. Mais sous le prétexte tauro- machique, c'était le régionalisme racial commun aux courants dominants du félibrige qui se manifestait ici4. En l'occurrence, cette tendance se traduisait par la nécessité de produire un taureau de course dont 1'« identité sauvage » fît contraste avec celle du toro bravo ibérique. Seul un animal aussi particulier pouvait être érigé en représentant de cette race d'oc que les mistraliens voulaient restaurer dans sa « fierté ». Baroncelli énonça par écrit ce que devait être le type parfait du bovin de pays : la sélection excluait en principe les individus dont le pelage bicolore ou les cornes basses auraient un peu trop rappelé les bêtes utilisées dans les corridas. Ainsi apparat la figure du taureau carmarguais telle que les manadiers d'aujourd'hui, issus pour la plupart de la moyenne bourgeoisie terrienne languedo-provençale et liés à la culture félibréenne, la magnifient encore.

Les règles tauromachiques contrastées entre Camargue et Andalousie

Comment les gens de Bouvino apprécient-ils la qualité de combativité des bestiaux sélectionnés pour la course carmarguaise (« taureaux cocardiers ») ? Protagonistes du spectacle, les cocardiers doivent « dominer » leurs adversaires humains, les « raseteurs », officiants vêtus de tricots et pantalons de couleur blanche dont la sobriété tranche avec l'apparat des fameux «habits de lumière » portés par les toreros. Ici, les affiches publicitaires des courses clament le nom des bêtes en grosses lettres, surtout si leur « méchanceté » en a fait des individualités particulièrement brillantes ; le plus souvent, le nom des raseteurs est mentionné en petits caractères. Certains cocardiers ont exercé un tel impact sur les foules au cours de leur longue carrière que, comme pour les grands personnages de la République, les municipalités de Beaucaire (Gard) et Lunel (Hérault) ont érigé leur statue dans la ville. D'autres, tout aussi célèbres, sont morts de mort naturelle et ont été enterrés sous une stèle commemorative. Mais contrairement à ce que pourrait suggérer un symbolisme à bon marché, les cocardiers héroïques n'ont rien de super-mâles, puisqu'ils sont en réalité des castrats ! Paradoxe suprême : les connaisseurs les appellent « taureaux » en français mais bious (« bœufs ») en oc, les deux termes étant employés indifféremment.

Dans le jeu, les raseteurs munis d'un crochet métallique tentent d'arracher à la course les « attributs primés » (« cocarde », d'où l'appellation de « cocardier », « glands », « frontal », « ficelles »), morceaux de ruban et de cordelette que les éleveurs ont préalablement attachés sur le frontal de la bête. Élément

4. Sur l'histoire et l'idéologie du Félibrige, voir Martel 1992.

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central du dispositif, la cocarde — qui se réduit ici à un ruban rouge de cinq centimètres de longueur — signale la prégnance de l'imaginaire républicain (Saumade 1995). Tout l'intérêt des afeciounados5 repose sur les capacités du cocardier à défendre ces attributs contre la vénalité des raseteurs, agents déstabilisateurs perçus comme de véritables voleurs rituels. Les notables locaux (élus, commerçants) se livrent à des enchères sur les primes annoncées au microphone par le président de la course comme pour défier les officiants marginalisés et affirmer ostensiblement leur soutien au taureau. En fait, celui-ci connaît bien son affaire. Au fil des courses et au long des temporadas (l'année tauromachique, de mars à novembre), il se forme le caractère en adaptant son instinct « sauvage » à l'espace et au temps sociaux. Il sera d'autant plus soutenu par la ferveur collective si sur la piste il fait régulièrement preuve d' « intelligence » et de «méchanceté», adoptant des postures défensives propres à décourager les raseteurs et pourchassant ceux-ci avec célérité jusqu'à les expulser violemment, dressé contre la barricade qui délimite l'aire de jeu (action dite « coup de barrière »).

Un taureau peut vivre en moyenne une vingtaine d'années. Entre huit et douze ans, le cocardier surdoué doit affirmer la personnalité et le style d'une vedette reconnue par le public. Réputé « sérieux », « difficile » à manœuvrer, il manifeste aussi un « bon moral », c'est-à-dire une détermination toujours égale à charger contre les raseteurs qui le provoquent. Bref, l'animal réunit des qualités qui l' apparentent à un être humain et en premier lieu à son manadier. Car celui-ci est toujours associé à la gloire des bêtes qu'il loue aux organisateurs de courses pour un prix variant selon la notoriété des différents spécimens. Outre le travail de sélection qui lui a permis de former sa « race »6, reconnaissable au type physique et au comportement de ses produits, l'éleveur doit savoir défendre ses intérêts en dirigeant à bon escient la carrière de chaque taureau dans les arènes. Si un cocardier est « fragile », manque de « moral », l'éleveur doit ménager ses sorties; s'il est au contraire excessivement fougueux, le manadier avisé tend à le louer fréquemment pour calmer son ardeur brouillonne et lui donner l'aplomb d'une vedette. Le manadier apparaît donc à la fois comme le géniteur de sa « race » et l'éducateur des individus qui en sont issus ; dans leurs conversations certains afeciounados vont même jusqu'à poser l'identité de substance entre l'homme et ses bêtes : « celui-là, c'est un dur en affaire... il est comme ses taureaux ».

Rien n'est plus éloigné de cette conception de l'animal savant et dominateur que la corrida espagnole d'origine andalouse dans laquelle le toro bravo ne

5. Afecigunado : « affectionné, passionné, zélé, ardent, qui a du goût pour, amateur » (Mistral 1979 : 37). Équivalent du castillan « aficionado ».

6. Dans l'esprit des passionnés, le concept générique de « race camarguaise » se décompose en autant de « races » particulières que de manadiers : on parlera de « la race » d'untel pour évoquer sa lignée de taureaux. Dans le langage courant du pays de Bouvino, on remarque que le terme s'étend aux familles humaines : « celui-là, il est de race » (il ressemble à ses parents) ou encore, péjorativement, « ces gens sont de pauvre race ». Pour une analyse de la notion de race en Languedoc et Provence, voir Saumade 1994b.

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renouvelle jamais sa prestation. Passées ses trois ou quatre années d'existence dans les pâturages d'une finca latifondiaire7, dont les vastes étendues sont associées à l'espace « sauvage » (Saumade 1994a : 150), il est vendu à un impresario pour être exécuté dans les arènes par le matador, après environ vingt minutes de combat actif. Au cours de son unique prestation, le taureau est jugé sur des critères physiques et surtout sa combativité. S'il est plutôt couard, l'aficionado le qualifie de manso (bœuf domestique). Par contré, s'il lutte sans merci jusqu'à l'estocade finale, le public reconnaît, en ovationnant la dépouille, la valeur du toro bravo, de « bonne caste ».

Victime « consentante », le taureau participe à la réalisation d'un rituel très contraignant, avalisé par une législation d'État8. Maîtres du jeu, les officiants — toreros à pied et picadors à cheval — doivent démontrer leur capacité à dominer la force de la bête en employant avec grâce et légèreté une technique létale artistique. Sélectionné dans ce sens, le toro bravo idéal se bat dans un style relativement prévisible et pour cela qualifié de « noble » : idéalement, il fonce tête baissée dans les leurres en tissu (cape, muleta) que lui tendent les toreros. Vierge de toute expérience antérieure, il n'a pas acquis une malignité qui serait incompatible avec l'ordre du spectacle. Paradoxalement, le bon « taureau sauvage » doit collaborer aux plans raffinés des hommes ; son attitude soumise, signifiée par sa façon « noble » de baisser la tête devant les officiants, l'oppose à l'arrogant cocardier camarguais, mécahmment dressé derrière les raseteurs dans l'action du « coup de barrière ».

Le tableau résume ce qui précède :

Taureau carmarguais héros individuel au sein

d'une « race »

méchant, intelligent, dominateur protagoniste d'une

tauromachie régionale où l'homme le valorise de son vivant jusqu'à l'immortaliser par le

rite (statufication, stèle)

Taureau andalou héros représentant

une « caste »

noble, suave, soumis non protagoniste d'une tauromachie nationale où il valorise l'homme

qui le met à mort

Entre les traditions camarguaise et espagnole, le « profil » des taureaux est conçu de manière symétrique et opposée. Si le cocardier devient un héros personnalisé par l'expérience du combat, un véritable individu dans la « race » du manadier, voire un grand personnage public, le toro bravo est plutôt un animal

7. Les taureaux novillos, réservés aux corridas avec matadors débutants — novilleros — , sont combattus à l'âge de 3 ans, tandis que les toros le sont à 4 ans.

8. Jusqu'au début du siècle en Espagne, la corrida était réglementée au niveau des capitales de province, comme c'est encore le cas pour les États mexicains, par exemple. En 1930, le général Primo de Rivera fit édicter la première législation nationale, renouvelée en 1962, puis en 1991.

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standardisé, dont les qualités innées, définitivement reconnues après sa mise à mort, seraient les caractéristiques essentielles de sa « caste » d'origine. Les techniques respectives de sélection sont orientées en fonction de ces idéaux tau- romachiques divergents.

II. La production des grands taureaux

Race et individu, sélection et initiation des cocardiers

En Camargue, l'idéologie puriste de l'élevage taurin est toujours en vigueur, bien qu'elle ne corresponde pas vraiment à la réalité. Résolument individualistes, les manadiers cultivent leur propre conception du choix des reproducteurs ; presque tous pratiquent volontiers des accouplements avec les bêtes de leurs confrères. Excepté l'un d'entre eux, partisan de la consanguinité, ils admettent que le métissage est bénéfique au maintien de leur « race » et ne sont pas vraiment préoccupés par les éventuelles réminiscences de sang espagnol.

La sélection se fait sur la base de courses qui permettent d'apprécier la combativité des vaches et taureaux jeunes. Ces courses peuvent avoir pour cadre la traditionnelle « fête votive » d'un village ; là, chaque jour sur la piste des arènes exceptionnellement ouverte à la libre participation collective, on lâche des vachettes à l'intention des jeunes qui souhaitent s'initier et montrer ainsi au public leur courage... ou leur sens de l'humour9. C'est donc à partir d'une sorte d'épreuve initiatique pour la jeunesse, marquée par une ambiance résolument populaire, que les manadiers élisent les femelles qui assureront la reproduction de leur troupeau, les mâles étant sélectionnés d'après leurs performances dans des courses mineures, dites « de protection », où on leur oppose des raseteurs de second plan et des débutants.

Issu de ce système plutôt débridé, les taurillons suivent un parcours « biographique » qui éprouvera progressivement leurs aptitudes à la course. Un an après la naissance, ils subissent un rituel d'identification accompli en mai-juin ou en octobre, la « ferrade », marquage des flancs au fer rouge et des oreilles au couteau selon un dessin qui signale leur appartenance à la manade. Souvent, ces ferrades donnent lieu à des fêtes organisées par des particuliers ou des associations qui louent au manadier l'espace du mas pour une journée. L'introduction des jeunes bestiaux dans la vie sociale du troupeau a donc lieu au milieu des réjouissances de spectateurs étrangers à l'entreprise d'élevage.

Les taureaux adultes sont castrés au moment des premières courses d'essai, afin de les étoffer physiquement et surtout, disent les manadiers, de former leur caractère aux conditions du spectacle tauromachique. L'opération — bistour- nage — est exécutée dès la troisième année, à l'exception des spécimens que le

9. Dans les fêtes votives, le rapport au taureau (ou à la vache) est conçu sur un mode dérisoire. Ainsi, par exemple, le jeu du toro-piscine, véritable test de sélection pour les jeunes vaches, apparaît-il comme une inversion loufoque de la course sérieuse des cocardiers. Sur ce point, voir Saumade 1994a : 124-132.

Le taureau de combat 41

manadier désire faire saillir. En principe, ceux-ci sont conservés entiers durant deux ou trois années supplémentaires, puis finissent par être bistournés pour poursuivre la carrière des arènes. Curieusement, le castrat camarguais ne devient pas inoffensif mais plus dangereux ; il concentre mieux ses ardeurs combatives parce qu'il est libéré des effets perturbateurs du rut. Son comportement habituel, amélioré par l'expérience du combat, gagne en régularité, en « sérieux » dit le connaisseur ; c'est là un « taureau fait », qui est qualifié de « très cocardier » s'il se montre vraiment supérieur dans le jeu.

Emasculé, le cocardier est pourtant, on l'a vu, désigné comme « taureau ». Un vrai taureau sera qualifié d'« entier », ou de tau (taureau) en oc. Un taureau entier est assimilé à un étalon, même s'il ne remplit pas cette fonction dans l'élevage. Ainsi, certaines courses de taureaux anonymes débutants, non bis- tournés, sont-elles intitulées «courses d'étalons», voire d'« étalons neufs» (n'ayant jamais combattu dans l'arène). Par conséquent, au delà des paradoxes langagiers, la castration crée le taureau de course, lou biôu, en introduisant la bête dans la connaissance du jeu, c'est-à-dire dans le domaine de la culture.

On a donc :

biôu (bœuf) = taureau = cocardier = initié tau (taureau) = entier = étalon = non initié

Les cocardiers peuvent être baptisés très jeunes s'ils ont une allure particulièrement remarquable dans le troupeau, ou à cause d'une aventure anec- dotique que les « gardians » (bouviers) ont voulu mémoriser, mais la plupart d'entre eux sont nommés après le bistoumage et les premières courses formelles. Jusqu'alors, ils étaient désignés comme « bestiaux » ; le nom, laissé à l'imagination de l'éleveur, confère le titre de biôu. Notons que certains mana- diers ont un système de nomination par la descendance — par exemple, tous les fils de la vache Saladelle ont un nom de plante sauvage — mais dont la libre application se limite à leur production individuelle.

Statut des cocardiers : l'intouchable et l'immangeable

La rentabilité d'une manade camarguaise dépend de la production régulière de cocardiers appréciés par le public. Outre les cachets fructueux qu'il est en droit d'exiger, un manadier qui possède un taureau vedette bénéficie d'un prestige accru parmi les afeciounados et d'un poids politique supérieur à la plupart de ses confrères dans les négociations avec les organisateurs de courses. C'est pourquoi les cocardiers — il y en a à peine une vingtaine dont un ou deux de premier plan dans les manades les plus huppées — ont un statut privilégié, inscrit dans l'organisation spatiale de l'élevage. Un système de clôtures permet de les séparer du gros du troupeau (200 têtes en moyenne) dans un enclos de 2 à 3 ha situé à proximité des dépendances du mas. Surveillés par les gardians, les taureaux de course disposent d'un régime alimentaire spécial : fourrage de luzerne en hiver plus une ration d'avoine pendant la saison d'activités (tempo-

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rada) pour leur donner davantage de vigueur, du « sang » disent les « hommes de taureaux ». Les autres bêtes sont réparties selon l'état (sexe, âge) et dispersées au sein de la propriété.

Même si la superficie des pâturages excède rarement 100 ha d'un seul tenant et si les barrages de fils de fer barbelé rappellent constamment l'emprise de l'homme, les éleveurs disent volontiers qu'ici le bétail « sauvage » vit dans son élément naturel. Proches des habitations humaines, les cocardiers sont l'objet d'un respect affectueux. On les nomme les « gros », comme pour souligner leur prestance mais aussi leur importance. Bien qu'étant d'humeur paisible dans l'enclos, ils établissent leur propre hiérarchie éthologique. Ainsi, les gardians et le manadier S. se plaisent-ils à constater que leur cocardier Samouraï, vedette de l'élevage et aujourd'hui « retraité », est resté le chef parce qu'il mange le fourrage avant les autres. Néanmoins, celui qu'ils appellent « le vieux » a toujours été docile avec ses éleveurs — « parce qu'il est très intelligent » dit-on au mas. L' enclosure des cocardiers est considérée comme protectrice plutôt que répressive. Les hommes pensent pouvoir mieux les soigner et leur éviter la confrontation avec les jeunes taureaux entiers, capables de provoquer des blessures ou un accident mortel. Cependant, en été, on mélange les « gros » à l'ensemble du troupeau pour qu'ils profitent des regains d'herbes consécutifs aux orages. Malgré le risque de bagarres, on admet que ces variations dans l'ordinaire alimentaire sont favorables au « moral » des cocardiers.

Pour reprendre une expression d'A.-G. Haudricourt (1986: 119), les bonnes bêtes de course font «partie de la famille ou du clan, et il n'est pas question de le[s] tuer ou de le[s] manger ». En principe, le grand cocardier meurt naturellement dans les prés, de sa « belle mort ». Son cadavre peut être enterré sous une pierre tombale ornée d'une épitaphe, à l'instar des célèbres Joffre, Rami ou Cosaque, dont les carcasses reposent au cœur même des mas où ils sont nés. Cependant — et voici l'inévitable ambiguïté — un cocardier ordinaire est toujours abattu lorsqu'il n'est plus à même d'assurer un bon spectacle, c'est-à-dire au moment où il devient inutile. Certains manadiers sont d'ailleurs plutôt friands de la viande de leurs bêtes qui assure l'alimentation triviale. Une anecdote est à ce propos aussi suggestive que savoureuse. L'éleveur S. voulut tenter une expérience consanguine en faisant monter sa meilleure vache par son meilleur étalon qui n'était autre que le propre fils de la femelle. Le produit de l'accouplement fut un bestiau qui n'avait aucune qualité de cocardier. Déçu, l'homme décida de le faire abattre et d'en conserver les morceaux pour approvisionner la tablée familiale. Malheureusement, la viande était si coriace que l'on ne put la manger, même en hachis parmentier... Contée sur un ton plaisant, cette histoire indique la classification taurine sous-jacente dans l'esprit du manadier. Au sommet figurent les grands cocardiers, avec lesquels les hommes entretiennent des rapports qui oscillent entre le charnel et le mystique. Les autres membres du troupeau, par contre, peuvent finir sous la fourchette sans qu'il y ait lieu de se scandaliser. L'évocation de la viande immangeable, en épilogue dérisoire à une mauvaise expérience tauromachique

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— rompant avec les normes culturelles élémentaires — , signale le degré zéro dans l'ordre des taureaux camarguais : une bête issue d'un accouplement « incestueux », inexploitable en course et définitivement impropre à toute consommation.

« Caste » et « lignée », sélection et réclusion du toro bravo

À partir du xixe siècle, les éleveurs de taureaux de combat espagnols ont orienté leur entreprise vers l'exploitation exclusive des castes andalouses, dont les spécimens se montraient les mieux disposés à satisfaire les exigences du public. Animés d'un puissant sentiment corporatiste, les ganaderos d'aujourd'hui affirment encore, arbres généalogiques à l'appui, qu'ils détiennent et développent les différentes lignées de ce bétail à l'origine privilégiée. Garants de la «bonne caste», ils s'évertuent à pratiquer un système de reproduction consanguine fondé sur des épreuves de sélection, les tientas, où se donne à voir l'organisation hiérarchisée de leur entreprise avec les différents rôles impartis aux vachers, palefrenier, régisseur, chef des vachers {mayoral ou conocedor) et enfants de la ferme (finca) qui s'initient au contact du bétail (Saumade 1994a : 162-171). Ici, on est loin du caractère débridé et populaire des courses où l'on sélectionne les bestiaux camarguais : dans la petite arène privée dépendant de la. finca et grâce au concours de toreros invités triés sur le volet, il s'agit de tester « scientifiquement » la combativité des jeunes vaches ou des mâles issus des meilleurs géniteurs. S'ils se révèlent « braves », ces derniers seront destinés à saillir. Toutefois, un bon toro bravo peut parfaitement devenir un mauvais étalon et donner naissance à des fils indignes de la réputation de la ganadería. Seuls les étalons qui « lient », transmettant leur tempérament à la lignée, sont conservés en vie durant plusieurs années. Parfois, des erreurs de choix ou des tares dues à un excès de consanguinité amènent l'éleveur à « rafraîchir le sang » en achetant un étalon ou quelques vaches à un confrère, malgré l'idéologie dominante des lignées homogènes que chacun voudrait maintenir.

Les veaux produits par ces parents de « qualité » sont identifiés et surveillés dans un souci d'intégrité. Contrairement au cocardier, nommé par référence à un caractère individuel manifesté dans les pâturages ou à une pure création imaginaire du manadier, le toro bravo est baptisé dès la naissance du nom masculinisé de sa mère. En règle générale, le fils de Bodeguera est appelé Bodeguero, comme si on voulait le relier à une chaîne (« matrilinéaire ») d'ascendants. Marqué à la croupe, à l'épaule et aux oreilles au cours de sa première année, il commence une vie de réclusion avec ses pairs. S'il n'est pas retenu pour les tientas d'étalons, on lui évite tout contact avec les vaches jusqu'au jour où on l'emmènera aux arènes. Cet isolement vise, en outre, à garantir l'indispensable innocence des taureaux ; avant d'être combattus en public, ceux-ci ne connaissent d'autre milieu que les pâtures « sauvages » de la finca.

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L'animal objet et V animal sujet

Le système en vigueur dans les ganaderías espagnoles implique l'existence d'une certaine relation des éleveurs à l'égard des bêtes qui sont destinées aux arènes. Membre de l'aristocratie sévillane, Don Luis est propriétaire d'un domaine latifondiaire de 850 ha, répartis moitié en cultures (blé, tournesol), moitié en pâturages sur lesquels paissent quatre cents têtes de bétail. Il réside en ville où il exerce la profession d'avocat et vient occasionnellement à la finca pour participer aux tientas. Le travail dans le troupeau concerne donc exclusivement les employés habitant sur place, le conocedor, les vachers et les pien- seros qui fabriquent et distribuent l'alimentation du bétail (pienso). Ici comme en Camargue avec les cocardiers, on parque les taureaux de course dans les enclos proches des habitations humaines. L'un de ces enclos est réservé aux bœufs dressés (cabestros), animaux de « demi-caste » (media casta) issus du croisement d'une race domestique et d'une race brava, qui aident docilement les vachers dans toutes les opérations de triage du bétail.

Les taureaux sont destinés à être vendus par lots de huit pour un prix qui dépend de la réputation de la lignée. Durant les six derniers mois de leur existence, ils reçoivent une ration quotidienne de farines de blé et d'orge afin de parfaire leur « présentation » dans l'arène. Les spectateurs admettraient mal de voir courir les bêtes sous leur aspect anguleux naturel. Même s'il est connu que l'excès de poids atténue leur agressivité, les victimes doivent être lustrées et bien en chair (Fournier & Saumade 1989). Dans la finca de Don Luis, les taureaux regroupés par bandes de vingt dans des enclos de 50 ha, acceptent tranquillement l'intrusion quotidienne des pienseros qui leur apportent des aliments préfabriqués. Malgré cette évidente domestication, nombreuses sont les bêtes qui montrent de la bravoure au combat lorsque leur tour arrive. Parfois, leur instinct de « fauve » se réveille au sein même de l'enclos sous l'effet de l'isolement. Pris de rut ou énervés par des variations climatiques, les taureaux se battent entre eux, éventuellement jusqu'à ce que la mort d'un des duellistes s'ensuive. Les vachers ne peuvent pas toujours intervenir à temps et admettent que ce genre d'événement fait partie des aléas du métier. Ils ne manifestent ni peine excessive ni joie dissimulée, bien qu'une lutte à mort soit l'unique occasion de manger du taureau à la finca. Seul le ganadero est contrarié parce qu'il enregistre à cette occasion une perte sèche portant sur un prix de vente d'un million de pesetas par unité.

L'incertitude quant au comportement futur des bêtes de corrida explique en partie le rapport impersonnel du conocedor et des vachers dans leur contact avec elles. Contrairement aux cocardiers, nommés comme pour marquer une relation affective entretenue par le manadier et les gardians, les toros bravos sont désignés par la couleur de leur poil, la forme des cornes ou le numéro marqué sur leur flanc plutôt que par le nom sous lequel ils sont enregistrés depuis la naissance. Condamnés à mort anonymes, ils sont confondus dans un statut uniforme. Ils pourraient devenir des individualités à titre posthume : le nom

Le taureau de combat 45

d'un « grand taureau » de corrida célébré par la presse et le public qui a demandé un tour de piste pour la dépouille est un titre de référence consolidant la gloire de la ganadería et, partant, sa rentabilité commerciale. Parfois, la tête de l'animal est naturalisée et cédée à une association d'aficionados, un musée taurin, voire même conservée par le matador ou le ganadero dans leur salle de trophées comme parangon de la caste et de la lignée de l'élevage. Mais ce taureau héroïque ne fait pas pour autant l'objet d'un tabou alimentaire. À la fin de la corrida, son corps est dépecé à l'écorcherie, comme celui de ses congénères, pour finir en marchandise dépréciée sur les étals des boucheries, qualifiée expressément « viande de taureau de combat ».

III. Les taureaux d'exception ou la création du mythe

En Andalousie comme en Camargue, l'animal de combat est élevé dans des pâturages imaginairement associés à la nature, pour devenir dans l'arène, espace de culture par excellence, un médiateur privilégié entre les officiants et la société. Le cocardier représente un idéal individualiste au sein d'une entité régionaliste, la race camarguaise, et d'une communauté imprégnée par un habitus populaire et des valeurs républicaines, la Bouvino. Le toro bravo symbolise les vertus de la caste aristocratique, vouée à maintenir le lustre de la fiesta nacional, la fête taurine de toute l'Espagne. Des deux, seul le premier peut jouir d'une vie longue et même faire l'objet d'un rituel d' immortalisation, mais c'est au prix de la perte définitive de sa puissance sexuelle après le bistournage. Quant au second, s'il est bien un mâle, il est aussi nécessairement vierge du contact avec les vaches et de l'expérience des arènes.

Cependant, ces principes tauromachiques en opposition, qui permettent l'identification sociale et la présentation mondaine du « taureau sauvage », semblent n'avoir plus d'effet lorsque les hommes sont confrontés à un sujet exceptionnel, un animal providentiel dont le tempérament combatif sans précédent leur paraît échapper aux catégories habituelles. Outrepassant la norme, les éleveurs conçoivent alors un régime relatif au statut hors du commun du taureau élu. Un tel animal est projeté dans l'univers du mythe.

Llorón et Civilón

En Andalousie, les étalons peuvent vivre une vie beaucoup plus longue que celle des taureaux de corrida ordinaires. Pour en arriver là, ils sont passés par l'épreuve de la tienta ou, cas rare, ont été normalement présentés dans une corrida et graciés pour avoir montré, devant le public et les autorités civiles, une grande bravoure10. Agent actif de la ganadería, l'étalon jouit d'un traitement

10. En Espagne jusqu'à la promulgation de la nouvelle loi sur les corridas (1991), la grâce des taureaux (indulto) n'était envisageable que dans le cadre exceptionnel d'un « concours d'élevages » où, un peu comme dans une tienta, le travail des matadors vise à éprouver la bravoure du bétail présenté avant d'être une manifestation purement spectaculaire. Depuis, Y indulto a été rendu possible pour

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affectif comparable à celui que les gardians réservent aux cocardiers. Généralement, il se prête à une certaine domestication parce que l'expérience douloureuse de la tienta a contribué à adoucir son caractère. Les vachers l'appellent par son nom, connaissent bien ses mœurs, parviennent à le caresser et parfois même à l'apprivoiser comme le taureau Guitarrista d'un célèbre élevage sévil- lan qui demeure encordé dans l'écurie en compagnie des chevaux, pourtant ennemis par instinct (ainsi que vient le rappeler, corrida après corrida, le violent spectacle des picadors).

Selon le ganadero A. Domecq, un bon étalon vit normalement jusqu'à quinze-dix- sept ans, puis il est abattu parce que la vieillesse amoindrit la qualité de ses saillies. Cependant, s'il a donné des fils vraiment remarquables, il a droit à des égards particuliers : il finit ses jours en compagnie d'un harem réduit de douze vaches, pour lui éviter de trop se dépenser. Domecq évoque son cher taureau Llorón, mort dans la paix et la douceur des pâturages. Il fit naturaliser sa tête pour la placer dans la salle à manger « comme totem de l'élevage » Domecq 1986 : 274). Symbole de la caste et de l'excellente sélection consanguine, Llorón est ainsi devenu le mythe intime de la famille aristocratique des Domecq et de sa lignée de toros bravos, dont les produits font la gloire de l'Espagne taurine et la fortune de l'éleveur.

Au delà du cercle familial de l'élevage, certains taureaux ont été immortalisés dans l'arène. Particulièrement édifiante à cet égard, la biographie du fameux Civilón fut relatée de la façon suivante par l'encyclopédiste J. M. de Cossio (1951 : 346, 347). Soumis dans un premier temps à la tienta, l'animal fut choisi comme étalon. Plus tard, dans les enclos, il manifestait un caractère particulièrement « noble » et docile : les vachers le nourrissaient dans la main et les enfants de la finca jouaient à monter sur son dos. Un beau jour pourtant, son éleveur décida, contre toutes les règles traditionnelles, d'envoyer Civilón combattre dans les arènes de Barcelone. Le taureau y manifesta encore beaucoup de bravoure contre les picadors mais, par extraordinaire, « au moment même où la lutte était la plus dure » (ibid.), le conocedor de la ganadería l'appela depuis la barricade d'enceinte. Alors, Civilón s'approcha tranquillement du gardien et, comme s'il était devenu un bœuf dressé, un cabestro, il se laissa caresser sous les yeux ravis du public. La grâce de la bête fut accordée,

toutes les corridas données dans les arènes de première et seconde catégorie (capitales de province, notamment), sur avis concerté du président de course (représentant de l'autorité civile), du matador en piste, du ganadero et du public. Cette mesure vise à améliorer les progrès de l'élevage par des apports supplémentaires d'étalons — le taureau gracié étant ensuite récupéré par le ganadero et affecté à la reproduction. Dans le rituel des arènes, elle entraîne une perte d'importance de l'acte de mise à mort : ainsi, ces dernières années, a-t-on vu à plusieurs reprises un matador triompher après avoir toréé à la perfection puis épargné un taureau très brave ; un simulacre d'estocade (sans épée, ou à l'aide d'une banderille) sanctionne la grâce de l'animal que le public enthousiaste accueille comme une valeur tauromachique absolue. Plutôt qu'un sacrifice à une improbable divinité, la geste idéale du matador serait donc paradoxalement liée à la continuité de l'élevage du taureau : tueur et reproducteur (c'est-à-dire les idées de mort et de reproduction) sont indissociables. D'ailleurs, on remarquera que presque tous les toreros enrichis par leurs exploits en piste achètent une ganadería qu'ils disent avoir désirée depuis le début de leur carrière, et se lancent à leur tour dans l'entreprise d'élevage.

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puis le conocedor recommença à deux reprises et avec le même succès cette « épreuve de la douceur », inversion de l'épreuve de la douleur qu'est la tienta.

Civilón fut gardé dans les corrals des arènes, loin de ses pâturages d'origine, dans cette ville septentrionale pauvre en traditions taurines, «jusqu'à ce qu'arrivent les premiers moments de la guerre civile » (ibid.). Sans le dire clairement, la chute du texte exégétique semble suggérer la fin de l'animal, comme si dans la mémoire du grand encyclopédiste de la corrida espagnole, le fait central de la mort du taureau s'était dissous pour l'éternité.

Sanglier et Vovo

En Camargue dans les années 20, le cocardier Le Sanglier impressionna le public par son comportement extraordinaire11. Rompant avec le grand principe d'intégration au jeu de l'arène à la mode locale, son prestigieux propriétaire, Fernand Granon, ne le castra pas. Présenté sur les affiches comme « Roi des cocardiers » ou encore « Terrible et incomparable Sanglier », cet animal était, selon le manadier, un parfait spécimen de la pure race camarguaise. Comme son confrère Baroncelli, Granon était fidèle à la conception intégriste de l'élevage ; il vivait dans le village languedocien du Cailar, baptisé « La Mecque de la tauromachie camarguaise » parce que chaque été les manades de Camargue y transhumaient et que les éleveurs, empreints de verve félibréenne, voulaient assimiler ce trajet chronique au pèlerinage d'un autre grand peuple méditerranéen.

Contrairement à l'habitude, Le Sanglier fut nommé dès sa naissance, en 1916, lorsque le gardian le découvrit avec sa mère à l'écart du troupeau, près d'une nichée de marcassins. Épargné — par un miracle, dit l'exégèse — des carnages que subirent les élevages jusqu'en 1918, l'animal débuta sa carrière au lendemain de la première guerre mondiale et devint l'idole des temps de la paix retrouvée. Résultat exemplaire des progrès d'une sélection rationalisée, il imposa dans l'arène un style inédit qui lui valut le titre de « premier cocardier moderne » (il fut notamment le premier capable d'effectuer des « coups de barrière » aux trousses des raseteurs). Pour les afeciounados, il représentait une sorte d'achèvement, un modèle d'équilibre et de « sérieux », bien qu'il ne fût pas castré comme les autres.

Néanmoins, cet état singulier, hors de la norme, exposait Le Sanglier à tous les dangers inhérents aux institutions tauromachiques de base, l'élevage et la course. Un jour, il se battit contre un congénère qui lui arracha un testicule ; il conserva la moitié de son appareil génital mais, par mesure de prévention, Granon décida de le retirer des prés et de le loger dans la remise de sa maison. À l'écart des bagarres et des vaches — il n'eut aucune descendance — , Le Sanglier était aussi protégé dans ses prestations publiques. Grâce à son immense influence sur le milieu taurin, le manadier pouvait gérer un programme de courses restreint. Il s'agissait de ménager les forces de la bête, sensible aux

11. La principale source que nous utilisons ici est un très beau livre d'exégète (Salem 1965).

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humeurs naturelles qui auraient perturbé une carrière normale. Mais les adversaires de Granon, liés aux manadiers de Provence et à leurs taureaux « croisés espagnols », contestaient la valeur du Sanglier, trop favorisé pour ne pas triompher facilement12. Par réaction, ses partisans, ses gardians et Granon lui- même avaient pris l'habitude de surnommer l'animal Lou Biöu — textuellement, répétons-le, «le bœuf» — affirmant ainsi qu'il était le cocardier par excellence. Paradoxe des paradoxes, puisque nous avons vu plus haut qu'un taureau entier était désigné comme tau dans le langage courant de la Bouvino.

Le Sanglier mourut de sa belle mort dans la remise de Granon qui — selon la légende — le fit envelopper dans la plus belle paire de draps de la maison et enterrer sous une stèle commemorative assortie d'une épitaphe. Situé à un croisement de la route reliant le village du Cailar au delta de Camargue, le Languedoc à la Provence, sur l'axe de la transhumance des manadiers de ce temps-là, ce monument rappelle aux afeciounados d'aujourd'hui que Lou Biöu demeure le parangon du classicisme et de la pureté légués par les ancêtres. En cela, Le Sanglier est un homologue de l'étalon Llorón, immortalisé dans la salle à manger de l'éleveur andalou Domecq : les deux animaux mythiques incarnent l'orthodoxie de leur propre culture, soit celle du taureau soumis, soit celle du taureau dominateur. Llorón est une divinité du foyer dont l'existence, loin des arènes et du monde extérieur, fut vouée aux pâturages et à la reproduction de la « bonne caste » ; Le Sanglier est une divinité du public dont l'existence, éloignée des pâturages et des femelles, fut vouée au spectacle populaire de la course camarguaise.

Après la seconde guerre mondiale, un nouveau cocardier entier, Vovo, ou l'autre face de la mythologie taurine, bouleversa le cœur des afeciounados. Après une escapade, sa mère, de la manade Baroncelli, avait reçu la saillie d'un étalon aux lointaines origines espagnoles, appartenant à la manade voisine de Reynaud. Le veau naquit sur les pâturages de son père et y vécut ses premiers mois, mais au moment du passage de la ferrade, Reynaud décida de renvoyer l'animal à son confrère. Comme s'il le jugeait indésirable, il lui imposa la marque aux oreilles des Baroncelli alors qu'en pareil cas la tradition prévoyait d'accorder la propriété du veau au manadier de l'étalon.

Acquis de manière hétérodoxe, considéré comme un bâtard, Vovo adulte avait un comportement agressif en piste et sur les pâturages où il attaquait même les chevaux des gardians, à l'instar d'un toro bravo. Les afeciounados qui le suivaient de course en course ont gardé le souvenir d'un cocardier sauvage, incontrôlable même au delà des limites de la piste de jeu, fracassant les planches et les poteaux de soutènement des gradins tandis que l'arène entière était prise dans un vent de panique.

La carrière de Vovo fut gérée à l'inverse de celle d'un cocardier ordinaire, mais le traitement qui lui fut appliqué constitua en fait le pendant dialectique de

12. Sur la « cabale » contre Le Sanglier, organisée dans les arènes d'Arles par les afeciounados et les raseteurs provençaux, voir Saumade 1991.

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celui réservé au Sanglier. Le propriétaire et les impresarios exploitèrent abusivement ses forces effrayantes. Ils le présentèrent sans répit au public, avide de ses débordements destructeurs, et entre chaque spectacle, loin de le laisser récupérer, les éleveurs l'enfermaient dans les enclos où paissaient les vaches de trois grandes manades. Prématurément épuisé par les coups qu'il donnait en course et les saillies des prés, Vovo termina sa carrière sans avoir assimilé ce qui permet à un cocardier de figurer durablement au centre de la représentation sociale. « C'était un fou... Il n'était pas intelligent... Il était trop méchant » disent ceux qui l'ont connu. Il mourut isolé du troupeau, en hiver, aux fins fonds de la Camargue. Aucun monument public ne fut érigé pour commémorer sa gloire.

Ce triste destin de cocardier maudit oppose Vovo aux « taureaux-canons » que sont Sanglier et Llorón, mais le rapproche dans une certaine mesure de Civilón. En effet, l'histoire de ce dernier est également marquée par la démesure de traitements humains confondant sciemment les deux principales dimensions de l'univers tauromachique, soit l'espace « sauvage » domestiqué (les pâturages) et l'espace culturel où l'on représente ce « sauvage » (les arènes) : Civilón, comme Vovo, était à la fois reproducteur et bête de spectacle. Tous les deux ont d'ailleurs une fin comparable : ils disparaissent, le premier dans une arène éloignée de son terroir d'origine où il a laissé l'impérissable souvenir d'une réconciliation de la sauvagerie innée et de la domestication au contact des hommes, le second aux confins des pâturages carmarguais, loin de ses congénères qui, eux, ont su associer leur instinct et l'entreprise tauromachique.

On a donc :

Llorón canonisation dans

l'espace domestique au cœur de l'élevage

Le Sanglier canonisation dans l'espace public

au cœur du pays de Bouvino

Civilón disparition dans

l'espace du spectacle loin de l'Andalousie

Vovo disparition dans

l'espace « sauvage » loin de l'élevage

On voit que les oppositions symétriques se manifestent non seulement au sein d'une même culture (Llorón/Civilón, Le Sanglier/Vovo) mais aussi par croisement (Llorón/Vovo, Le Sanglier/Civilón). Ainsi, la logique du mythe, fondée sur l'inversion des normes de production des grands taureaux — animal soumis vierge, animal dominateur castré — , révèle-t-elle un système sémantique cohérent au delà des différences interculturelles. Sous leur formalisme particulier qui nous les faisait apparaître contradictoires au départ, les tauromachies andalouse et camarguaise procèdent d'une réflexion commune relative à

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l'espace, au temps, à la mort, à la limite entre identité et altérité, humanité et animalité. Dans le contexte moderne, c'est l'histoire considérée comme une mythologie qui est le support de cette entreprise intellectuelle.

Université de Montpellier I 39, rue de l'Université, 34060 Montpellier Cedex

Mots clés : cultures tauromachiques — opposition formelle — sauvagerie/domestication — animal anthropomorphe — mythe

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1995 « Le taureau cocardier », in Maurice Agulhon, ed., Cultures et folklores républicains. Paris, Éditions du CTHS : 171-183.

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ABSTRACT

Frédéric Saumade, Raising Bulls for Fights: From the Hero to the Myth, an Essay in Comparative Anthropology. — Between "canonic" bullfighting, the Andalusian corrida and its counterpart in Camargue, there exists a remarkable formal contrast. In the first, the human officiants must subject the "wild" bull to the norms of their artistic discipline before putting it to death, whereas, in the second, the animal, which is never executed in the arena, is the hero with the supreme virtue of combativeness (the most gifted may even undergo rites of immortalization) .

RESUMEN

Frédéric Saumade, La cria de toros de combate: del héroe al mito. Ensayo de antropología comparada. — Entre la tauromaquia canónica, la corrida andaluza y su homólogo regional de la Camarga, existe una extraordinaria oposición formal : si en la primera los oficiantes humanos deben de someter el toro « salvaje » a las normas de su disciplina artística antes de darle muerte, en la segunda es el animal, al que jamás se ejecuta en la plaza, quien es el protagonista del juego, un héroe cuya gran combatibidad es su suprema virtud (los especímenes mejor dotados incluso pueden ser objeto de un ritual de immortalización).


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