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Au croisement du genre et du nombre: du "neutre" latin au "féminin" roman

Date post: 23-Jan-2023
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Paulo DE CARVALHO AU CROISEMENT DU GENRE ET DU NOMBRE : DU « NEUTRE » LATIN AU « FÉMININ » ROMAN 1 SOMMAIRE Il semble irrémédiablement entendu que, s’il fallait reconnaître un fondement, ou un contenu, ou encore un apport sémantique, au genre grammatical, ce fondement, contenu ou apport ne saurait être qu’une référence directe et immédiate — non médiatisée — à cette caractéristique physique élémentaire des êtres animés, et, singulièrement, parmi ceux-ci, de l’espèce humaine, qui est d’avoir un sexe. D’où la persistance d’une terminologie à ce point invétérée qu’il semble, à en juger par certaines réactions, presque scandaleux de la questionner : « masculin », « féminin », et, accessoirement, « neutre », c’est-à-dire “ni l’un ni l’autre”— tout ce qui ne s’y laisse point réduire étant immédiatement déclaré arbitraire voire illogique. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’on ne se soit guère, à quelques notables exceptions près (p. ex. Friedrich DIEZ), interrogé sérieusement sur le problème qui fait l’objet de la présente étude — celui de la raison d’être de ce fait massif qu’a été, dans l’histoire des évolutions romanes du latin, le basculement en masse d’anciens « neutres » pluriels latins dans le « féminin » roman. Pour affronter cette question, on commencera (I. De la sémantique du genre grammatical) par reformuler en termes de construction notionnelle —plutôt que de simple enregistrement du réel observé — la sémantique du genre grammatical : partout où cette catégorie existe, le genre d’un signifié nominal serait déterminé par un rapport dialectique bitensif (qui renvoie mais ne s’identifie point au « tenseur binaire radical » de Guillaume) institué entre Moi qui parle et le Non-moi dont il parle, rapport en vertu duquel les entités à nommer apparaissent au locuteur tantôt comme existant, de manière autonome, dans le monde qui se déploie au-delà du dit locuteur, tantôt, au contraire, comme n’existant que sous la dépendance, à quelque titre que ce soit, de Moi qui parle ou de toute Personne dont celui-ci se pose en prototype. Sur ces prémisses, on procédera ensuite (II. De la grammaire du genre en latin) à un réexamen du genre nominal latin, qui aboutit à substituer à la doctrine reçue des trois genres (« masculin », « féminin », « neutre ») une conception nouvelle, et fondée en morphologie, de la « grammaire du genre » en latin, laquelle se trouve dès lors ramenée à l’opposition d’un genre “premier”, fondateur et extensif (à deux degrés d’extension, “limitée” le « masculin », genre “personnel” — ou “franche”, soit le « neutre », genre “apersonnel”) à un genre “second”, “contre-extensif”, celui de toutes entités dont le mode d’existence est une modalité quelconque de dépendance relativement à Moi ou à un vicaire de Moi autrement dit le « féminin » des grammaires latines. On sera alors à même de montrer, en III. Du « neutre » pluriel latin au « féminin » roman, que le phénomène étudié est l’expression d’une reconfiguration du pluriel singularisant (le « pluriel interne » de Guillaume) qu’était celui du « neutre » latin au sein d’un système innové. Celui-ci, par suite de l’abolition de l’ancienne discrimination « genre personnel » vs « genre apersonnel », n’oppose plus que deux cas d’Objet un cas général, “dominant”, d’Objet sans plus (le prétendu « masculin » roman, qui n’est en fait qu’un “neutre” généralisé) et un cas particulier, “résistant”, d’Objet, auquel ressortissent — invariablement ou, parfois, à l’occasion, cf. esp. el mar vs la mar — toutes entités vues dépendre, d’une manière ou d’une 1 Objet de la communication présentée à la Société de Linguistique de Paris le 19 juin 2010.
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Paulo DE CARVALHO

AU CROISEMENT DU GENRE ET DU NOMBRE :DU « NEUTRE » LATIN AU « FÉMININ » ROMAN1

SOMMAIRE

Il semble irrémédiablement entendu que, s’il fallait reconnaître un fondement, ou un contenu, ou encore un apport sémantique, au genre grammatical, ce fondement, contenu ou apport ne saurait être qu’une référence directe et immédiate — non médiatisée — à cette caractéristique physique élémentaire des êtres animés, et, singulièrement, parmi ceux-ci, de l’espèce humaine, qui est d’avoir un sexe. D’où la persistance d’une terminologie à ce point invétérée qu’il semble, à en juger par certaines réactions, presque scandaleux de la questionner : « masculin », « féminin », et, accessoirement, « neutre », c’est-à-dire “ni l’un ni l’autre”— tout ce qui ne s’y laisse point réduire étant immédiatement déclaré arbitraire voire illogique. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’on ne se soit guère, à quelques notables exceptions près (p. ex. Friedrich DIEZ), interrogé sérieusement sur le problème qui fait l’objet de la présente étude — celui de la raison d’être de ce fait massif qu’a été, dans l’histoire des évolutions romanes du latin, le basculement en masse d’anciens « neutres » pluriels latins dans le « féminin » roman. Pour affronter cette question, on commencera (I. De la sémantique du genre grammatical) par reformuler en termes de construction notionnelle —plutôt que de simple enregistrement du réel observé — la sémantique du genre grammatical : partout où cette catégorie existe, le genre d’un signifié nominal serait déterminé par un rapport dialectique bitensif (qui renvoie mais ne s’identifie point au « tenseur binaire radical » de Guillaume) institué entre Moi qui parle et le Non-moi dont il parle, rapport en vertu duquel les entités à nommer apparaissent au locuteur tantôt comme existant, de manière autonome, dans le monde qui se déploie au-delà du dit locuteur, tantôt, au contraire, comme n’existant que sous la dépendance, à quelque titre que ce soit, de Moi qui parle ou de toute Personne dont celui-ci se pose en prototype. Sur ces prémisses, on procédera ensuite (II. De la grammaire du genre en latin) à un réexamen du genre nominal latin, qui aboutit à substituer à la doctrine reçue des trois genres (« masculin », « féminin », « neutre ») une conception nouvelle, et fondée en morphologie, de la « grammaire du genre » en latin, laquelle se trouve dès lors ramenée à l’opposition d’un genre “premier”, fondateur et extensif (à deux degrés d’extension, “limitée” — le « masculin », genre “personnel” — ou “franche”, soit le « neutre », genre “apersonnel”) à un genre “second”, “contre-extensif”, celui de toutes entités dont le mode d’existence est une modalité quelconque de dépendance relativement à Moi ou à un vicaire de Moi — autrement dit le « féminin » des grammaires latines. On sera alors à même de montrer, en III. Du « neutre » pluriel latin au « féminin » roman, que le phénomène étudié est l’expression d’une reconfiguration du pluriel singularisant (le « pluriel interne » de Guillaume) qu’était celui du « neutre » latin au sein d’un système innové. Celui-ci, par suite de l’abolition de l’ancienne discrimination « genre personnel » vs « genre apersonnel », n’oppose plus que deux cas d’Objet — un cas général, “dominant”, d’Objet sans plus (le prétendu « masculin » roman, qui n’est en fait qu’un “neutre” généralisé) et un cas particulier, “résistant”, d’Objet, auquel ressortissent — invariablement ou, parfois, à l’occasion, cf. esp. el mar vs la mar — toutes entités vues dépendre, d’une manière ou d’une

1 Objet de la communication présentée à la Société de Linguistique de Paris le 19 juin 2010.

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autre (appartenance, disponibilité, lien, voire référence, etc., à la personne qui dit “moi”, ou à tout “moi” défini par projection empathique de l’image de Moi.

MOTS CLÉS

AUTONOME - CAS - CONTRE-EXTENSION - DÉCLINAISON - DÉPENDANT - DOMINANCE - ESPAGNOL - EXTENSION - FÉMININ - GENRE - GENRE APERSONNEL - GENRE PERSONNEL - ITALIEN - LANGUES ROMANES - LATIN - MASCULIN - NEUTRE - NOMBRE - OBJET - PLURIEL - PLURIEL INTERNE - PORTUGAIS - RÉSISTANCE - ROMAN - ROUMAIN - SINGULIER

« Le genre est la catégorie grammaticale la plus intrigante », écrivait, il y a 20 ans, Greville G.

Corbett (1991, 1), comme en écho à Meillet (1921, 202) : le « genre grammatical est l’une des

catégories les moins logiques et les plus inattendues ». On les approuverait volontiers, l’un et

l’autre, si l’on n’était persuadé que, intrigantes, embarrassantes, « puzzling » comme le dit

Corbett, elles le sont toutes, les catégories grammaticales — car en la matière rien n’est

évident, rien ne va vraiment de soi, rien n’est vraiment, a priori, “logique”, évident, attendu.

C’est d’ailleurs pourquoi l’on fait de la linguistique.

Reste que, si ces différentes modalités de classification des représentations nominales et

pronominales qu’on range sous le concept traditionnel de genre grammatical peuvent paraître,

effectivement, plus que toutes autres, singulièrement déconcertantes, c’est, peut-être, parce

que les faits observables, dans l’univers des langues, mettent cruellement à nu, et surtout à

mal, un des préjugés les plus tenaces, invétérés même, chez beaucoup de linguistes : celui qui

fait croire que la signifiance d’une forme grammaticale — morphème, mot, syntagme,

construction, tournure — ne saurait, sous peine d’être déclarée nulle et non avenue, qu’être

imposée, dictée, par les propriétés “naturelles” que le regard commun est prêt, non moins

“naturellement”, à conférer aux éléments de réalité ou des états de choses dont il est parlé. Ce

que l’on fait en parlant, sans précaution, sans les guillemets de rigueur faute de mieux, p. ex.,

de « masculin », de « féminin », de « neutre », et même d’« animé » et d’« inanimé », etc. —

comme si toutes ces choses allaient de soi, étaient “logiques” et “attendues”, la langue, les

langues, n’ayant rien d’autre à faire que de les enregistrer.

3

Mais n’anticipons pas. Et précisons : ce n’est pas la problématique générale du genre

grammatical qui fait l’objet principal de cette étude. Pour l’heure mon horizon se borne au

genre nominal, plus précisément à la catégorisation générique des notions nominales2. Et

encore n’ai-je à proposer qu’une piste, apparemment prometteuse, pour aider à comprendre ce

phénomène diachronique majeur qu’est le basculement massif dans le prétendu « féminin »

du système à deux genres consacré par la plupart des langues romanes de notions nominales

qui, en latin, relevaient du genre dit « neutre », et ce via la forme de pluriel marquée, par le

morphème –a, celui-là même qui caractérise le « féminin » dans l’un des deux volets de la

déclinaison nominale de cette même langue3. Quelques exemples bien connus, parmi d’autres,

sont rappelés en (1), pour simple illustration :

1. Exemples de “féminisations” via le “cas fondamental” (= accus.)4 du « pluriel neutre » :

a. folium-i, accus. pl. folia [> lat. tardif folia-ae >] > esp. hoja, fr. feuille, it. foglia, ptg. folha

b. granum-i, accus. pl. grana > f. fr. graine vs m. grainc. pomum-i, accus. pl. poma > fr. pomme, de même pirum-i > f. fr. poire, esp. pera,

ptg. perad. hordeum-i, accus. pl. hordea > fr. orge vs m. dans orge mondé, orge perlée. cerebellum-i, accus. pl. cerebella > fr. cervelle vs m. cerveauf. vēlum-i (<* veks-lo-, cp. veho, vexillum “drapeau, étendard”), accus. pl. vēla > vēla,

sg. f., cf. fr. la voile (≠ le voile, port. véu < velum “rideau, tenture”, cf. vestis)g. fatum-i, accus. pl. fata > fata5 f. sg. “ déesse de la destinée, Parque” > fée, ptg. fada

(vs fado, m. “destin”), esp. hada.h. Insigne-is > accus. pl. insignia > fr. enseigne

Ce phénomène n’a, à ma connaissance, et au risque de me tromper, jamais fait l’objet d’une

explication véritablement linguistique. Et l’hypothèse qu’il s’agit de démontrer ici est que

cette reconfiguration des anciens « neutres » latins en « féminins » romans traduirait la

consécration, en roman, d’une vision expérientielle — c’est-à-dire relative à la Personne

humaine, à l’expérience que celle-ci a du monde et à l’emprise qu’elle s’attribue sur celui-ci,

etc. — de ce que le « neutre » latin présentait, plutôt, comme un “objet en soi”, constitutif

comme tel de l’ordre des choses, par-delà toute expérience particulière.

2 Laquelle en principe ne préjuge pas de celle des référents eux-mêmes, telle qu’elle se manifeste par exemple dans leurs désignations pronominales : par exemple, en français, témoin, m., ou victime, f., peuvent se dire d’une personne que l’on désignerait, pronominalement, par lui ou par elle. Cf. à ce propos Meillet, 1929, 334-335 : « c’est à la notion qu’exprime le mot qu’appartenait le genre, et un même mot avait n’importe quel genre ; seule décidait du genre l’idée que le sujet parlant avait dans l’esprit. » (335)

3 Ce que dans mon enseignement j’appelais le “paradigme I” (couvrant les 1ère et 2ème déclinaison de la tradition scolaire), caractérisé à la base par une opposition thématique –o- / -a-. Cf. de Carvalho, 2003-2004.

4 Sur le système des cas latins, et en particulier sur le rang casuel représenté par l’accusatif, voir de Carvalho, 1985 et 1998.

5 fatabus, pl., Corpus Inscriptionum Latinarum, 5 [Gaule Cisalpine], 4209.

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I. De la sémantique du genre grammatical …

Il semble acquis, comme une vérité d’évidence, que le fondement, le contenu, ou encore

l’apport sémantique du genre grammatical ne saurait consister qu’en une référence directe et

immédiate — non médiatisée — à cette caractéristique physique élémentaire des êtres animés,

et, singulièrement, parmi ceux-ci, de l’espèce humaine, qu’est leur sexe. C’est ainsi par

exemple qu’il y a vingt ans ce chercheur averti, méticuleux et informé qu’est Corbett

commençait son ouvrage sur le genre (1991) en opposant les « systèmes strictement

sémantiques » (chap. 2 Gender assignment I : semantic systems) — c’est à dire des systèmes

où le genre des noms est déterminé par la « sémantique » (meaning) du nom, autrement dit

par les propriétés (« male » vs « female ») de l’entité à nommer, aux « systèmes

formels » (chap. 3 Gender assignment I : formal systems) — quitte à reconnaître ensuite que

ce critère n’est pas vraiment opératoire, cf. (2)-(3) :2. « In the last chapter [= 2] we examined languages in which gender is assigned solely by

semantic criteria. We also noted languages in which semantic criteria allowed various numbers of exceptions. We now come [= 3] to languages in which large numbers fall outside the semantic asssignment rules, that is, rules which depend on the form of the nouns involved rather than on their meaning. » (Corbett, 1991, 33)

3. « Such systems [= ceux qui sont « strictement sémantiques »] are sometimes called “natural gender systems” ». (Corbett, 1991, 9)

On retrouve ici, sous une expression disons plus « moderne », une vieille connaissance,

l’opposition « genre vrai », « naturel », ou encore « motivé » vs « genre fictif », voire, à la

limite, arbitraire. Mais là n’est pas vraiment, en l’occurrence, la question. Elle est plutôt celle-

ci, que l’on pourrait d’ailleurs poser à propos d’autres catégories ou formes grammaticales :

que faut-il au juste entendre par “sémantique” ?

La réponse usuelle, consacrée même, est celle que suggère la démarche de Corbett et de

bien d’autres : la sémantique, autrement dit, le « meaning », le sens, est dans les choses,

autrement dit dans les entités que les mots nominaux ont vocation à désigner. Et si l’on ne l’y

trouve pas, c’est que cette sémantique, ce sens, n’existe pas. Notre discipline va alors

procéder comme elle n’a que trop tendance à le faire : en faisant la part du feu… Soit, et tout

le monde en convient, les oppositions de genre, partout où elles existent, ne se laissent point

réduire au sexe de l’être humain, ou à l’absence de sexe constatée dans les référents des

notions. Qu’à cela ne tienne. On isolera donc une sorte de “noyau dur”, un « core », comme

dit Corbett, censé correspondre à ce qui semble être la réalité, et même la vérité des choses.

Quitte à s’en remettre, pour tout ce qui déborde, tantôt, comme on le faisait jadis, à la pensée

5

mythique ou à des processus rhétoriques — fiction, personnification —, tantôt à des critères

« formels », morphologiques ou phonologiques. C’est ainsi, pour nous limiter à cet exemple,

que selon cet auteur6, le mot français répondant le plus souvent à l’anglais house, soit maison,

doit d’être « féminin » à sa configuration phonologique, cf. (4)-(5) :

4. a. « Or the criteria may be phonological ; hence “house” is feminine in French because of the phonological shape of the word. » (Corbett, 1991, 3)b. [Règle 1 de « phonological assignment » en français]« Nouns in /ezõ/, /sjõ/, /zjõ/ and /tjõ/

are feminine ; … » (Corbett, 1991, 60)

5. [Règle 2] : « remaining nouns in –õ are masculine ».

Admettons … mais encore ? Car on ne saurait se contenter d’une démarche qui consiste à

promouvoir au rang de fait explicateur ce qui, précisément, est à expliquer. Une régularité

constatée, pour impressionnante qu’elle soit, n’explique rien, ne rend compte de rien. C’est

elle qui doit être expliquée.

Or donc, cette “sémantique du genre grammatical”, si elle n’est pas dans les choses, où

peut-elle bien être, où faut-il la chercher ? Probablement dans les notions qu’a, de ces choses,

la personne humaine, avec cette faculté de langage qui est, à coup sûr, ce qui en fait, plus

qu’un être humain mâle ou femelle, une Personne. Plus précisément : dans les notions que la

personne parlante est apte — est formée — à se faire, à construire en elle-même, de ce que

son expérience du monde lui propose, et ce en fonction de certain critère, à découvrir.

Mais qu’en est-il, de ce critère ? On peut partir, ici, au risque de surprendre, d’un concept

bien connu : la sexuisemblance de Damourette & Pichon. Non pas, certes, pour la valider :

lourdement lestée, grevée, comme elle est, par la référence sexuelle, elle est, en tant que telle,

impossible à valider, et totalement inopérante. À qui fera-t-on croire, pour nous en tenir à ce

seul et célèbre exemple, que si le substantif français mer est « féminin », c’est que…

6. « La mer est d’aspect changeant comme une femme, journalière, d’humeur mobile comme une jolie capricieuse, attirante et dangereuse comme une beauté perfide. » (Damourette & Pichon, 1968, I, 371)

Pourtant, quelque chose d’autre se laisse lire sous le concept de sexuisemblance, quelque

chose qui en fait peu ou prou, malgré tout, l’intérêt : pour une fois la caractéristique générique

de la notion nominale n’apparaît pas imposée de l’extérieur, dictée par le référent. Elle est

vue, plutôt, comme le résultat d’un rapport — donc, d’une construction formelle — entre le

locuteur et les « autres substances », pour parler comme Damourette & Pichon, (7) :

6 Se fondant sur les données fournies par Tucker, Lambert & Rigault, 1977 : The French Speaker’s Skill with Grammatical Gender : An Exemple of Rule-Governed Behaviour, La Haye, Mouton — ouvrage que je n’ai pu consulter.

6

7.a. « Cette propriété fondamentale le locuteur la conçoit par rapport à lui-même, à la propre conception qu’il a de soi en tant que prototype des autres substances. » (I, 364).

b. « Les substantifs nominaux y sont, nous le voyons, répartis en deux groupes distincts et bien définis. Les uns (chien, évêque, sang, dragon, foin, couvent) sont masculins, c’est-à-dire expriment des substances de sexe masculin ou comparées par la langue à des êtres mâles ; les autres (vie, filles, femmes) expriment des substances du sexe féminin ou comparées par la langue à des êtres femelles. Le répartitoire qui établit ces deux groupes a reçu de nous le nom de répartitoire de sexuisemblance. » (347).

c. « Ce sont donc avant tout les sexes de l’espèce humaine qui sont le point de départ de la métaphore sexuisemblantielle ». (419)

Il y a donc, selon Damourette & Pichon, au fondement de ce rapport, comme son opérateur

— ou plutôt, comme lieutenant du vrai opérateur qui serait « la langue », cf., en b.,

« comparées par la langue » — le locuteur, et à l’arrivée, « les autres substances » —

autrement dit tout ce que ce locuteur a la faculté de nommer, et dont il s’érige en prototype —

définies selon le sexe attribué au locuteur. Mais on voit immédiatement où le bât blesse : cet

opérateur, ou pseudo-opérateur, nommé « le locuteur », défini donc par une fonction, et à qui

néanmoins on attribue des propriétés physiques, un sexe. En toute rigueur, un « locuteur », en

tant que tel — c’est-à-dire en tant que protagoniste de l’événement locutif, en tant que « sujet

parlant » — n’a a priori pas de sexe. Ou alors il faudrait supposer, pour un système

linguistique donné, deux “grammaires du genre” distinctes, selon le sexe du locuteur…

Fort de cette remarque, on s’autorisera ici à détourner dans un sens que nos auteurs

n’avaient ni n’auraient certainement pas prévu l’opération de pensée sous-jacente à la

manière dont Damourette & Pichon définissent leur sexuisemblance. Cela prendra, pour

commencer, la forme élémentaire figurée en (8) :

8. Fig. I : Du MOI locuteur au NON MOI délocuté :

LOCUTEUR DÉLOCUTÉ

Au départ donc, le locuteur en tant que tel — autrement dit “ego-hic-et-nunc”, orienté, non

plus vers soi-même, mais vers ce qui est au-delà de soi-même, autrement dit le monde, le

“Grand Autre”7. Autrement dit : parler, au plus profond des choses, ce n’est pas, data venia,

“se regarder le nombril”, s’enfermer dans la contemplation de soi, et en particulier de son

propre corps. C’est, d’abord, se poser, s’imposer, s’affirmer face au monde, puis aller vers le

7 Dont le (petit) Autre, au sens devenu habituel de ce terme, désignant l’homologue humain de “moi qui parle”, n’est, dans la perspective guillaumienne qui est la mienne, qu’un cas particulier.

MOI nommant hic et nunc NON-MOI discerné

et nommé

7

monde — par dépassement, en quelque sorte par extension de soi-même —, aux fins d’y

discerner, reconnaître, intégrer sous forme de notion et nommer ce qui, dans ce monde à

l’instar mais au-delà de soi-même, apparaît exister, ou, plus loin encore, être simplement là,

présent sans plus.

Or, comme nous l’a appris Gustave Guillaume, un rapport, pour l’être tout à fait — pour

être complet — doit être parcouru dans les deux sens, du pôle initial au pôle terminal, et

réciproquement — sans quoi le pôle initial, dépassé, étant perdu de vue, le pôle terminal se

trouverait privé du terme de référence essentiel à sa définition. Il faut donc compléter la figure

donnée en (8) par celle de (9), où l’on reconnaîtra une reformulation, moins “métaphysique”

sans doute — parce que fondée sur la personne locutive —, du célèbre « tenseur binaire

radical » de Guillaume :

9. Fig. II : De MOI locuteur au NON MOI délocuté et réciproquement :

Concrètement, cela veut dire qu’au moment, et par le fait même, de cette opération

d’extension engagée vers ce qui existe ou est simplement présent, dans le monde, au-delà de

lui-même, “moi qui parle” ouvre la possibilité d’une réplique ramenant à soi-même, et en

vertu de laquelle certaines des entités discernées, et reconnues, peuvent lui apparaître,

finalement, “lui revenir”, d’une manière ou d’une autre — autrement dit n’exister pas, ou

n’être pas, hors de sa portée et de son emprise.

C’est, on peut le penser, dans ce rapport dialectique, dans ce “va-et-vient” que réside la

raison d’être et le principe de fonctionnement du genre, comme peut-être de tout autre

système grammatical. Ces dernières années j’ai eu l’occasion de le mettre à l’épreuve dans

une reformulation de la théorie guillaumienne du nombre. Cependant, à bien y réfléchir, ce

modèle était déjà au cœur de la théorie sémantique des cas latins proposée, il y a presque 30

ans — il faut bien l’avouer dans une totale indifférence de la plupart de ceux qu’elle aurait pu,

peut-être dû, intéresser (De Carvalho 1985).

Une ultime remarque, pour conclure cette réflexion liminaire. Cette façon d’aborder la

problématique du genre nominal n’évacue point la question de la référence à l’opposition

Moi nommant hic et nunc

Non-moi discerné et nommé

8

sexuelle. Elle consiste simplement à la remettre à sa place — non plus à la base, mais au

niveau de cette extension première et de sa réplique inversive.

Venons-en donc au cœur de notre affaire, qui concerne un certain domaine de la grammaire

latine du genre et, en particulier, les transformations qui en ont déterminé l’évolution. Pour ce

faire, on puisera, dans une étude publiée il y a 18 ans (De Carvalho, 1993), quelques éléments

plus utiles à la présente démonstration.

II. De la grammaire du genre en latin

Il y a trois genres nominaux en latin, « masculin », « féminin », « neutre ». C’est du moins

ce que nous avons tous appris, et c’est ce qui se lit encore dans toutes les descriptions du latin,

ainsi dans un ouvrage relativement récent sur les fondements de cette langue, qui ne manque

d’ailleurs pas d’inscrire ce domaine de la grammaire latine dans la continuité de « l’indo-

européen tardif », cf. (10) :

10. « Late PIE [=proto-indo-european] differentiated three genders in the noun, viz. masculine, feminine, and neuter.… Like other classical IE languages, Latin continues the late PIE system. » (Baldi, 2002, 309).

De fait, à considérer l’appareil morphologique des noms, substantifs et adjectifs, du latin,

les choses apparaissent nettement moins simples : une telle tripartition ne se manifeste que

dans une partie de la déclinaison — le paradigme I, cf. les « adjectifs de 1re classe » de la

grammaire scolaire —, et encore à certains rangs casuels, qui constituent et définissent le

cœur du système. Soit, pour le singulier, au nominatif, par exemple bonus-bona-bonum, et

pour le pluriel au nominatif et à l’accusatif : boni-bonae-bona, bonos-bonas-bona. Hors de

là, cette tripartition n’apparaît pas suffisamment pertinente pour être affichée.

Il faut dire que, dans ce domaine comme dans bien d’autres, notre compréhension des

choses est faussée par une double illusion d’optique, qui consiste, d’une part, à parler de

« 1ère » et de « 2ème » déclinaisons, et d’autre part à commencer le défilé des différentes

positions casuelles par le « nominatif », considéré, à tort, comme le cas premier, fondamental

et fondateur de l’ensemble du système. Ce qu’il n’est pas, comme cela a été démontré il y a

bien longtemps — et je n’étais d’ailleurs pas le premier à le soutenir8.

En dehors, donc, du noyau du système casuel, point de tripartition « m.f.n. » dans ce

paradigme I. L’opposition générique de fond y est, clairement, celle d’un « non-féminin » à

8 Cf. Madvig, Grammaire latine, trad. N. Theil, 1885, 236 ; Perret, 1957.

9

un « féminin », signifiée par le jeu, diversement réalisé, de l’alternance vocalique –o- vs –a-

— celle-là même qui va largement subsister en roman. Laquelle se présente soit à l’état plein

(bono, sg. abl.dat., vs bona, sg. abl., bonae, sg. dat., bonorum pl. gén. vs bonarum, pl. gén.),

soit diminuée — par effacement du terme de base, -o- — boni sg. gén. vs bonae [bonay] sg.

gén.—, soit enfin annulée, ou bien, si l’on y tient, neutralisée : bonis pl. abl. dat. Cette

dernière forme est, donc, parfaitement neutre, et ambiguë, du point de vue du genre : deis (de

deus ou dea), filiis (de filius ou de filia), (g)natis (de (g)natus ou de (g)nata), etc. Or on

relève, sporadiquement, des variantes spécifiquement « féminines » : (g)natabus (Plaute),

deabus (Cicéron Rab. 5, ab Iove Optimo Maximo ceterisque dis deabusque immortalibus),

filiabus (Caton, Tite-Live), et Priscien fait même état d’un asinabus, non autrement attesté.

L’intéressant, ici, est que la désambiguïsation, lorsque elle paraît indispensable, se fait

systématiquement au profit du « féminin » : pas le moindre exemple de *deibus, de deus m.,

*filibus, de filius m., de *(g)natibus, de (g)natus, etc. Ce « petit fait » prend ici tout son sens :

c’est le « féminin » qui , en cas de besoin, doit être spécifié pour la seule et excellente raison

qu’il ne va pas de soi. Ce qui m’autorise peut-être à dire que ce paradigme I est celui qui fait

un sort particulier au « féminin », quoi que l’on mette sous ce dernier terme.

Quant au paradigme II (« 3e et 4e déclinaisons »9), aucune tripartition de genre n’y a cours10,

l’opposition de fond étant, ici, celle d’un “non neutre” (« masculin » et « féminin »

indifférenciés) au « neutre ». Ici aussi, cette opposition ne se manifeste qu’au cœur du

système casuel : “non neutre” discriminant accusatif (e/i)m, um) vs diverses formes de

nominatif (lex, avis, mens, manus, arcus) marquées les unes par –s (parfois rhotacisé11, par ex.

honor, maior, etc.), les autres par –ø (natio < nation-, homo < homon-, consul, sal, sol, etc.)

vs « neutre » indiscriminant accusatif et nominatif sous un signifiant à désinence ø : mare

(* < mari), caput, lac, mel, cor(d), cornu. Quant aux autres formes casuelles, sg. et pl., aucune

discrimination de genre ne s’y laisse apercevoir : elles sont toutes, de ce point de vue,

parfaitement ambiguës.

9 On peut laisser de côté, ici, cette intriguante « 5ème déclinaison », qui ne connaît point de « neutre », et dont presque tous les représentants sont « féminins », à l’exception de dies, qui oscille entre « masc. » et « fém. ».

10 La tripartition mentionnée dans les grammaires latines à propos de certains adjectifs — acer-acris-acre — est loin d’avoir le même degré de généralité que celle du paradigme I. Il y a des exemples de acer, f., et de acris, m. Et d’autres adjectifs de même structure ignorent toute opposition m. vs f. au nominatif singulier : terrestris–terrestre, illustris-e.

11 Rhotacisme non phonologique, qu’on s’accorde en général à expliquer par analogie à partir de l’accusatif.

10

Il ressort ainsi de ce que vient d’être dit que la question du genre nominal a, à l’évidence,

partie liée avec le cas de déclinaison mais aussi avec le nombre — au rebours d’une tradition

scolaire qui traite séparément le genre, le nombre et le cas. Et c’est, comme par hasard, au

cœur de ce système que cela intervient. C’est-à-dire au niveau des signifiés casuels définis et

institués au plus près de la présence de « moi locuteur hic et nunc », soit : I. accusatif, cas

“premier”, celui de ce que je vois être là, simplement présent devant moi — obiectum —,

d’une présence “inactive” mais assez forte pour déterminer mon regard ; et II. nominatif, cas

“second”, celui de ce je que vois être “plus que présent”, autrement dit de ce que je vois

exister dans le monde, indépendamment de mon regard. On peut déjà entrevoir le sens de

cette remarque. On en verra bientôt l’importance.

Comment, cela étant, poser sur ces nouveaux frais la problématique nominale du genre en

latin ? Or il semble que le modèle théorique proposé tout à l’heure permette au moins d’y voir

un peu plus clair. On distinguera donc :

I. opposition générique primaire, engendrée par extension scalaire — du + au - — en

fonction du statut de personne que « moi locuteur » se voit détenir, et dont il se pose en

prototype. C’est le genre, non problématique , des entités homologables, plus ou moins, ou

pas du tout, au statut d’existant (lat. exsistere) qu’est, par définition, celui du locuteur. En

d’autres termes, faire preuve, plus ou moins — ou, au contraire, pas du tout —, de certaines

propriétés inhérentes à ce statut : discontinuité, auto affirmation, mobilité, aptitude à saisir,

marquer, déterminer son environnement, voire simple appartenance à la sphère existentielle

du locuteur12. En somme, les notions nominales que la tradition regroupe sur le terme,

largement inadéquat, d’ « animé », « masculin » ou « féminin » : tout ce qui, comme Moi,

dans le monde, surgit, apparaît, s’affirme, se présente, bref fait événement : par exemple, un

être animé comme moi, “dominant” ou “dominé”, mais aussi l’édifice cultuel que je sais

habité par une divinité (aedes f. sg.), ou par toute une cellule humaine (aedes f. pl.) — mais

non l’espace consacré, assigné ou non à une divinité (templum n., fanum n.) ; le lieu par

excellence où les gens rassemblés co-existent, notamment pour y exercer leur activité

proprement politique, et qui détermine son environnement (urbs f.) mais non la place forte, où

l’on entrepose la moisson et où l’on va se mettre à l’abri en cas de danger (oppidum n.) ;

12 On pense, ici, à ce que rapporte Corbett (20-21), non sans marquer sa surprise : dans les langues du groupe algonquin sont du genre dit «animé» des noms de choses aussi personnelles, aussi proches de la personne qu’une chaussure de neige, la neige, un récit sacré, un bouton, le tabac, une pipe ou une bouilloire.

11

l’élévation de terrain surgissant à l’horizon et qui détermine mes déplacements (mons m.,

collis m.) ; le cours d’eau qui délimite mon espace, sur lequel je puis naviguer, fluvius m.—

mais non la masse d’eau qui emporte tout sur son passage, et sur laquelle je n’ai pas de prise,

flumen n. ; l’étendue de terrain offerte à mon activité de cultivateur, ager m., mais non le

terrain déjà labouré, arvum n. ; le feu, qui n’est pas un état permanent du monde, mais qui à la

fois me rend service et me menace ; l’eau que j’aperçois ici ou là, sous différentes formes

(aqua f., unda f., pluvia f. imber m. “pluie torrentielle”,) — mais non la mer que dans la

plupart des cas on n’a jamais vue, mais que l’on sait être là, depuis toujours, mare n., la terre

qui porte mon existence, d’où je tire ma subsistance (terra f., tellus f., humus f.) — mais non

le ciel que j’aperçois au dessus de ma tête, et sur lequel je n’ai aucune prise (caelum n.,

aether n.) ; et puis aussi l’arme dont je me sers pour me défendre ou attaquer, et qui pour ainsi

dire “fait corps” avec moi, d’un bout à l’autre de mon action (gladius m., ensis f.) — mais

non le projectile, fait précisément pour frapper, au-delà de moi, ce qui est hors de ma portée :

telum n., “arme de jet, trait, arme offensive en général”, pilum n. “javelot” (vs pilus m.,

“unité de combat dont l’arme est le pilum”).

On se trouve ainsi en présence d’une toute première, et fondamentale discrimination, en

vertu de laquelle à un genre personnel, “immanent” au domaine de la personne fondatrice et

ouvert, comme tel, à l’opposition casuelle, et éminemment personnelle, de l’accusatif au

nominatif fait suite, et s’oppose, un genre apersonnel, ou extrapersonnel, “transcendant” la

personne, et comme tel insensible à cette opposition. En termes plus concrets : “ce qui fait,

plus ou moins, personne (douée de l’attribut d’existence au sens décrit plus haut)” vs “ce qui,

ne faisant pas personne, est néanmoins présent au monde, au-delà de moi, objectivement ou

objectalement présent — d’un moins à un plus de présence transcendante. Cf. (11) :

7. Fig. III : Genèse du genre nominal en latin : de l’Existant13 (plus ou moins) au simplement Présent14 (moins ou plus) :

13 Lat. ex-sistere

14 Lat. prae-sens “ce qui est là, en avant de moi, au devant de moi”, cf. Benveniste, 1949.

Moi nommantpar extension de soi

+

_– –

+

EXISTENCEfranche, non

contrariée« masculin »

PRÉSENCEde plus en plus

étendue« neutre »

12

II. opposition générique secondaire, sub-ordonnée à la première, et déterminant, par

réplique contre-extensive — réplique suscitée par la rencontre de la limite séparant la

Personne et son au-delà a- ou extrapersonnel —, des représentations de “personnes secondes”,

vues n’exister que par contraste avec le statut plénier de “moi”, exister moindrement, parce

que non autonome, ou dépendante d’une instance personnelle, ou encore parce que vouée à

une subordination instrumentale, saisissabilité, manipulabilité, etc. C’est, au singulier, le

« féminin », marqué comme tel (paradigme I) ou non (paradigme II), cf. (12) :

8. Fig. IV : Genèse du genre en latin : de l’Existant pleinement, franchement (autonomie) à l’Existant restreint, minoré, relié à la Personne prototypifié par Moi :

Et c’est aussi, une fois engagée l’extension numérique, c’est-à-dire au pluriel, le cas de tous

les « neutres », en somme de toutes les notions relevant du genre apersonnel, lorsque, de par

leur rang casuel, elles sont directement placées, dans un état de choses donné, sous le regard

immédiat du locuteur, en sa présence. Leur individualité existentielle ne se manifestant pas

d’emblée, leur pluriel ne fait pas nombre, c’est-à-dire ne donne pas à voir une addition

d’individus ; ce n’est qu’une collection, une masse, un tas. Dans les deux cas, le « féminin »

et le « neutre » pluriel, la signifiance de cette contre-extension — et cela est essentiel pour

mon propos — est confiée à l’affixe - a-. On reviendra, dans un moment, au pluriel

« neutre ».

Auparavant, arrêtons-nous encore un moment au modèle proposé pour rendre compte de la

genèse du « féminin » dans la systématique du genre en latin — sans doute ailleurs aussi,

sous d’autres conditions, mais ce n’est pas, ici, mon problème.

D’abord, comment se fait-il que seul un volet de la déclinaison nominale latine oblige à

discriminer, à certains niveaux casuels, un “genre franchement personnel” (= « masculin ») et

un “genre relativement, moindrement personnel” (= « féminin ») ? Interrogation qui, à y bien

Moi

EXISTENCEContrariée,suspendue à celle d’un « moi »

« féminin »

13

réfléchir, en appelle une autre : en vertu de quoi une notion nominale latine se décline-t-elle

d’après l’un ou l’autre de ces deux paradigmes ? Question, cette dernière, vertigineuse, que de

mémoire de latiniste je ne me souviens pas d’avoir entendu poser. En toute inconscience, je

m’y suis pourtant risqué, dans l’article d’Euphrosyne déjà mentionné, et auquel je renvoie le

lecteur un peu curieux.

Dans l’immédiat, comment assurer un minimum de plausibilité au modèle d’explication

proposé ? Bien évidemment, cela ne servirait pas à grand’chose de continuer d’argumenter,

comme ci-dessus, à partir de quelques notions isolées, à propos de l’opposition fondamentale

“non neutre” vs ”neutre” — ne serait-ce parce qu’il est inimaginable de passer en revue

l’ensemble du lexique latin qui nous est accessible. Sans compter que le risque de confondre

contenu notionnel et référent est beaucoup plus grand ici, s’agissant d’une langue « qui a

vécu » (Marouzeau), que partout ailleurs. C’est pourquoi il semble moins aléatoire, donc

préférable d’argumenter par paires de notions attachées à des signifiants reliés par quelque

trait morphologique. En voici quelques-unes, en commençant par l’opposition première et

fondamentale du “non neutre” (« masculin » ou « féminin ») au “neutre”, en (13)-(14) :

13. “NON NEUTRE” (« m » ou « f ») vs « NEUTRE » :

a. “opérateur humain” vs “produit de son opérativité” : arbiter, iudex, index vs arbitrium, iudicium, indicium ;

b. “comportement, attitude, pratique humaine” vs “état du monde” (caractérisé par la suspension de cette pratique) : iustitia (< iusto-) vs iustitium (< ius + sta-) “vacance des tribunaux, arrêt momentané des affaires de justice”, cf. iustitium edicere “décréter l’état de fermeture des tribunaux” ; balneae, f.pl.15, “établissement public où l’on vient se baigner, bain public” (souvent associé à un nom de personne ou de lieu), cf. Lewis-Short, s.v., et Väänänen, 1981, 104), vs balneum, n. “salle de bain d’une maison privée, eau du bain” ;

c. arbre, végétal productif : olea f. “olivier”, “olive”, vitis f. “vigne”, pomus f. [morphologie « masculine »] — vs le produit : oleum, vinum, pomum “fruit”, etc. ;

d. “unité de temps ou de compte” vs “ensemble qui la transcende et comprend” : annus m. “unité de mesure du temps humain” (cp. dies, mensis) vs “ensemble d’années” : biennium, triennium, … ; as, m., “unité monétaire”, sestertius, m., “unité composée” (= 2,5 as) vs sestertium, n., “somme importante de telles unités = “un millier de sesterces”, cf. tria, septem milia sestertia ;

e. “partie du corps humain” — armus, m., “jointure du bras et de l’épaule” — vs équipement qui le recouvre et protège : arma (“plurale tantum”, pour les raisons qu’on verra) “armement” (d’abord défensif), ”armes”, “faits guerriers”, “troupe en armes”, etc. ;

15 Le « féminin » au pluriel est confirmé par Varron, L.L., 9, 41, qui l’explique par le fait qu’un établissement de bains publics consiste en deux édifices, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes : Item reprehendunt analogias, quod dicantur multitudinis nomine publicae balneae, non balnea…“de même on critique la notion d’analogie, en faisant remarquer qu’on dit au pluriel publicae balneae, non balnea.”

14

f. portion d’espace, “point” déterminé par la cessation d’un mouvement, d’un parcours, place assignée à un être, occupée par quelqu’un ou quelque chose : locus16, m. (Varr. LL 5, 14 locus est ubi locatum quid esse potest, ut nunc dicunt, collocatum … Vbi quidque consistit, locus…) vs “partie plus ou moins étendue du monde”, neutre pluriel loca “un pays, une région, une contrée” ;

g. activité, travail, et celui qui le fait (“ouvrier”) : opera, f., vs produit fini d’une activité, opus, n. ;

h. “espace de temps vécu subjectivement, comme expérience bonne ou mauvaise”, “état de l’atmosphère” : tempestas, f (tempestate serena “par temps clair” Ennius) vs “unité objective de temps17 ” : tempus, n. — par opposition au temps infini (aevum, n.) — , p. ex. tempora anni “saisons”, primum tempus “printemps” ;

i. “ensemble de personnes unies par leur appartenance à une même lignée, et qui de ce fait est une propriété, une caractéristique de chacune d’elles” — gens, f., vs “filière génétique à laquelle appartient et dont, par conséquent, dépend un être, une chose, lignée, origine, race” — genus, n. ;

j. “unité élémentaire ” vs “ensemble qui la transcende et comprend” : vallus, m., “pieu, palis” vs vallum “ensemble de pieux formant palissade” ; zona, f., “ceinture” vs septizonium, n., “les sept cercles concentriques du ciel, zodiaque” ; servus, m. vs servitium, n., “ensemble du personnel de service, esclaves” ; arbos / arbor f. “arbre” vs arbustum “plantation, lieu planté” ; mons m. “accident de terrain, élévation” vs Septimontium, n., “l’ensemble des sept collines” ; murus, m., vs pomoerium, n., “espace consacré, inconstructible et inhabitable, derrière le mur d’enceinte d’une ville”, et aussi moene, plus souvent moenia, pl., “ensemble fortifié protégeant une ville”. Le contraste sémantique est patent dans les deux vers de Virgile cités en (14) :

14.a. dividimus muros et moenia pandimus urbis “nous abattons des pans de murs, offrant ainsi à l’ennemi l’enceinte de la ville” (Verg. Aen. 2, 234) b. moenia lata videt triplici circumdata muro “il aperçoit une ample enceinte, faite d’une triple muraille circulaire” (Verg. Aen. 6, 549)

On notera encore, à propos, toujours, de ce premier niveau d’opposition générique en latin

— c’est-à-dire “non neutre” vs “neutre” — que ce qui vient d’être exposé rend parfaitement

compte, en termes sémantiques, de certaines “anomalies” morphologiques qui ont intrigué les

romanistes et que la plupart de ceux-ci se sont empressés de mettre au compte d’une

prétendue disparition du « neutre » au profit du « masculin ». Hypothèse d’ailleurs

parfaitement contradictoire : alors même qu’on s’accorde à reconnaître qu’un trait majeur de

l’évolution du latin est l’effacement des oppositions casuelles — et en particulier de

l’opposition nucléaire accusatif vs nominatif —, voici qu’en même temps on accepte sans

sourciller, comme une chose tout à fait naturelle, que des formes fortement caractérisées

casuellement puissent émerger à date relativement tardive: aevus, fatus, caelus, pour aevum,

fatum, caelum. Or une analyse tant soit peu attentive des contextes de ces emplois

relativement exceptionnels ne tarde pas à faire apparaître ce qui est en jeu : dans tous les cas,

une référence “personnalisante” qui aboutit à intégrer, occasionnellement, au domaine de la

16 Varr. LL 5, 14 locus est ubi locatum quid esse potest, ut nunc dicunt, collocatum … Vbi quidque consistit, locus…

17 pars quaedam aeternitatis Cic.

15

Personne ce qui, d’ordinaire, se conçoit comme un Objet extrapersonnel. Ainsi, ce n’est plus

du ciel de l’expérience commune qu’il est question dans (15), mais, pour l’un, chez Ennius,

d’une personne mythique, pour les autres (Lucrèce, Pétrone) d’un objet imaginaire vu, par

fiction, soumis à l’activité d’une personne, ou bien encore d’un objet fabriqué, un surtout

(milieu de table) arrondi portant, sur un cercle, les douze signes du zodiaque :

15. a. Saturno quem Caelus genuit (Enn. An. fr. 27 Warmington) b. quis pariter caelos omnis convertere [potis est]? “mais qui est capable de faire tourner tous

les ciels d’un même mouvement” (Lucr. 2, 1097) c. Caelus hic, in quo duodecim dii habitant, in totidem se figuras convertit, et modo fit aries

(Petr. Sat. 39, 5) … Deinde totus caelus taurulus fit (39, 9)

Dans cet autre “vulgarisme” relevé chez Pétrone, il s’agit d’un ciel à portée d’homme, le

“ciel sur terre” pour ainsi dire, cf. (16) :

16. Non mehercules patria melior dici potest, si homines haberet. Sed laborat hoc tempore, nec haec sola. Non debemus delicati esse; ubique medius caelus est : … “Non, ma foi, il n'y a pas meilleur pays que celui-ci, si seulement il y avait des gens. Il souffre en ce moment, mais il n'est pas le seul. Ne soyons pas trop difficiles : on est partout en plein ciel.” (Pétr. Sat. 45, 6 : medius caelus “le milieu du ciel”, comme on le comprend généralement ? ou plutôt, selon le principe de la lectio difficilior, me dius [iuvet], invocation de Jupiter à l’appui d’une affirmation ? Le sens serait en ce cas “partout, par Jupiter, c’est le ciel”)

On retrouve la même inflexion “personnalisante” dans tous les autres exemples

généralement relevés de ces “anomalies” considérées, à tort, comme des témoignages plus ou

moins précoces de la disparition du neutre, cf. (17) :

17. a. aevum, n., “le temps illimité” (par opposition à une portion déterminée de temps, tempus, n.), mais aevus, m., désignant le temps affecté à la vie humaine (vitalem aevum), p. ex. dans Plt. Poen. 1187 Iuppiter qui genus colis alisque hominum, per quem vivimus vitalem aevum « Jupiter, toi qui protèges et nourris le genre humain, toi à qui nous devons la vie et l’existence…» (trad. A. Ernout, éd. Les Belles Lettres) ;

b. balneum, n., “pièce où l’on se baigne”, mais balneus, m. = “le bain que le locuteur vient de prendre” dans Et mundum frigus habuimus. vix me balneus calfecit « nous venons d’avoir un joli froid, c’est à peine si le bain m’a réchauffé. » (Pétr. Sat., 41, 11, trad. A. Ernout, éd. Les Belles Lettres : plutôt “mon bain”) ;

c. corium, n., “peau d’animal, cuir” mais corius, m., parlant de pièces de cuir, des lanières, utilisées par quelqu’un pour châtier le locuteur (cf. le contraste meo vs bubulos), dans heri in tergo meo / tris facile corios contrivisti bubulos « hier tu as bien usé sur mon dos tes trois grands cuirs de boeuf » (Plt. Poen. 138-139, trad. A. Ernout) ;

d. dorsum, n.,“dos de l’homme et des animaux, croupe”, mais dorsus, m. = “mon dos” dans Plt. Mil. 397 ita dorsus totus prurit « tant le dos me démange de haut en bas » (trad. A. Ernout, éd. Les Belles Lettres) ;

e. fatum, n., “loi transcendante, hors de portée de l’homme, destin, fatalité”, mais fatus, m., “mauvais sort personnel, traité comme une personne par opposition à d’autres personnes”, dans Pétr. Sat. 42, 5 : Medici illum perdiderunt, immo magis malus fatus; medicus enim nihil aliud est quam animi consolatio “Ses médecins on causé sa perte, ou plutôt son mauvais sort, car un médecin n’est rien d’autre qu’un réconfort moral.”. À rapprocher de fata, f., “déesse de la destinée, Parque”, attesté par l’épigraphie et créé par la “féminisation ” du pluriel fata, cf. Ernout & Meillet, DELL ;

f. vinum, n, mais vinus “le vin que quelqu’un a bu”, qui “lui monte à la tête”, dans Pétr. Sat. 41, 12 : Staminatas duxi, et matus sum. Vinus mihi in cerebrum abiit « j’ai but tout un estaminet, et j’en suis tout abruti. La vinasse m’est montée au cerveau. » (trad. A. Ernout., plutôt “mon vin, le vin que j’ai bu”).

16

Ainsi, et sauf erreur, toutes ces formes exceptionnelles, “anomales”, porteraient un signifié

parfaitement définissable, qui est ce qui les a fait employer, quelles que soient le

circonstances, les intentions expressives, voire le “niveau de langue” de tels emplois. Rien à

voir, donc, avec un choix “mécanique”, insignifiant, imposé seulement par je ne sais quelle

“tendance” diachronique, autrement indémontrable, à remplacer le « neutre » supposé en

régression par un « masculin » voué à triompher. Et on ne peut pas, ici, ne pas penser à Otto

Jespersen, qui, ayant bien perçu cette sorte de continuité fondamentale — rompue seulement

à un certain rang casuel — entre « masculin » et « neutre », l’avait pourtant interprétée à

contre-sens, victime qu’il était, comme tout le monde, du parti-pris sexualiste, en l’occurrence

la prévalence, non discutée, du « masculin ». Cf. (18) :

9. Our own family of Aryan languages in the earliest historically accessible forms distinguishes three genders, masculine, feminine, and neuter, the last of which may to some extent be considered a subdivision of masculin, characterized chiefly by no distinction between the nominative and the accusative. (Jespersen, 1924, 227-228).

C’est probablement le contraire qui est vrai : dans la mécanique latine du genre nominal, le

« masculin » est à considérer comme une spécification secondaire, au niveau casuel, du

« neutre ». Venons-en maintenant à la discrimination “seconde”, en vertu de laquelle, au

niveau de l’Existant, à un Existant premier, fondamental et général, “de plein droit” — le

“masculin” — fait réplique, et s’oppose, un Existant second, particulier, minoré, qui ne se

conçoit qu’en fonction d’une personne de référence . Cf. (12) fig. IV, ainsi que les exemples

(19) :

19. a. animus, m., “souffle constituant le « principe distinct du corps, qui préside à l’activité d’un être vivant, homme ou animal » (Gaffiot), « siège du désir et de la volonté » (ibid.) — donc tourné vers l’extérieur — vs anima, “air qui anime un être vivant”18 (< animus >, principe de subsistance de l’être vivant, vie (animam emittere, expirare “rendre son dernier souffle”), haleine ;b. pugnus, m., partie du corps humain “qui sert à frapper” (rapproché de pungo-ere “piquer” par Ernout & Meillet, DELL, s.v.) — donc tournée vers l’action — vs pugna, f., “échange de coup de poings, combat” ;c. palmus, m., “largeur de la main ouverte, étalée, prise comme unité de mesure” (cf. ptg palmo) vs palma “plat de la main, paume” (cf. ptg. palma) ;d. palus, m., “pièce de bois enfoncée, pieu, poteau”, cf. ptg. pau (“pièce de bois”) vs pala, f., “objet qu’on manipule en l’enfonçant” ”bêche, pelle” ;e. gallus, italus, siculus, m., “individus d’une certaine ethnie” vs Gallia, Italia, Sicilia, f., “territoires définis par la présence de populations de chacune de ces ethnies” ;f. famulus, m.,“serviteur” vs familia “ensemble du personnel d’une maison” ;g. miles, m., “soldat” vs militia “condition, service de soldat” ;h. puer, m. “jeune humain, jeune mâle” vs pueritia, f., “jeune âge d’un humain”i. vir, m., “humain mâle” vs virtus, f., “comportement propre à un vir” ;

18 (< animus > ex inflammata anima constat “l’animus est fait d’un souffle enflammé” Cic. Tusc. I, 4, 2.

17

j. senex, m., “humain mâle avancé en âge”, vs senectus, f.,“âge avancé d’un être humain” ;k. iuvenis, m. ∞ f., “humain, mâle ou femelle, dans la force l’âge” vs iuventus, f. ,“ensemble des mâles dans la force de l’âge”, iuventas “jeunesse, jeune âge”, f., iuventa, f., “jeunesse, jeune âge, nom d’une déesse (Ovide), etc.

III. Du « neutre » pluriel latin au « féminin » roman

À présent que les bases sont posées d’une morphosémantique du genre nominal en latin,

débarrassée de toute “sexuisemblance”, on peut enfin affronter le problème qui est motif et

cible de cet exposé, à savoir le « neutre » pluriel latin comme source d’un grand nombre de

noms substantifs du genre dit « féminin » dans les langues romanes.

Rappelons pour commencer une donnée connue, à savoir que dans les signifiants du cas

nucléaire unique (accusatif ∞ nominatif ∞ vocatif) du « neutre » pluriel latin intervient un

morphème suffixal (≠ “désinence”) -ă- que les comparatistes s’accordent en général à faire

remonter au degré ø d’une hypothétique alternance indo-européenne fondée sur une consonne

“laryngale” (un schwa, comme on disait autrefois) — soit - ă - < *i.-e. eH2 / H2 —, à laquelle

beaucoup de ces comparatistes assignent une signification “collective”. Or cet élément

morphologique est le même qu’on voit opérer, dans une partie de la déclinaison nominale au

singulier, comme signifiant du « féminin » : oppidă, castră, mariă, pluriels neutres (acc. ∞

nom.) comme puellă, singulier féminin (nominatif ∞ vocatif). Il est donc permis de supposer

— si du moins l’on pense qu’un signifiant … signifie… — que ce morphème fait d’un côté ce

qu’il fait de l’autre — mutatis mutandis naturellement. Ainsi, en (12), sur la figure IV — où le

côté droit du schéma avait été laissé en blanc, et pour cause —, là où, à gauche, c’est-à-dire au

singulier du genre personnel, -a- signifie, quand on le lui demande, une contre-extension

qualitative, engendrant la représentation d’un Existant restreint, moins pleinement existant,

parce qu’ordonné à une personne de référence —, à droite, c’est-à-dire au pluriel du genre

apersonnel, ou extrapersonnel, le même signifiant opère, toujours, une contre-extension,

cette fois quantitative, en vertu de laquelle ce pluriel n’en est plus un à vrai dire, ramené qu’il

est à l’unité d’un contenant momentané. En somme, un pluriel interne, au sens de Gustave

Guillaume19. Ce qui est tout à fait conforme à la définition du « neutre » comme genre

apersonnel, ou extrapersonnel, ou encore au-delà de la personne, voire, pourquoi pas, de la

non-personne : des entités dépourvues de tout “relief existentiel”, donc qui ne font pas

19 "Le nombre interne est une vue de pluralité qui se résout in finem en une vue d'ensemble extérieurement une, quoique intérieurement multiple. » (Gustave Guillaume, leçon du 20 janvier 1939, in Guillaume 1992)

18

événement personnel, aussi nombreuses qu’elles puissent être, ne feront jamais nombre, à

proprement parler. Ce ne sera jamais qu’une accumulation, un amas, un tas, au sein duquel

aucune unité n’existe distinctement au regard du locuteur. La figure IV de (12) est donc à

compléter comme suit, en (20) :

(20) Fig. V :

«

On se trouve donc en présence, à droite du schéma, d’un pluriel singularisant — qui a le

singulier dans sa perspective — et qui est donc, pour ainsi dire, prédisposé, par définition, à

devenir, pour peu que “saute” la limite des deux plans— un singulier morphologique. C’est ce

qu’avait déjà entrevu le père fondateur de la romanistique, cité en (21), encore que la notion

de “collectif” semble, en l’occurrence, insuffisante :

(21) « Rien n’était plus naturel pour la langue qu’une refonte du pluriel en singulier, car la plupart de ces mots désignent des objets matériels qu’on est accoutumé à voir réunis deux à deux ou en masse, en quelque sorte comme une unité, ou des idées qu’on est naturellement porté à exprimer dune façon collective.» (Diez, 1973 [=1874 Grammaire des langues romanes, t. II, Genève ∞ Marseille, Slatkine ∞ Laffitte Reprints], 20.

Quant à l’apport sémantique de cette singularisation morphologique, qui aboutit, un peu

partout dans le monde roman, à des substantifs de genre « féminin », il est ce qui a été dit :

une reconfiguration, en termes d’intégration au plan de l’expérience de la personne humaine,

de ce qui, auparavant, se concevait, selon la mécanique latine d’assignation du genre

grammatical, comme un objet du monde.

Il ne s’impose pas ici de multiplier et d’argumenter longuement les exemples bien connus

de pluriel neutre “féminisé”. Il suffira de mentionner, en (22), quelques cas, moins souvent

cités, de double dérivation, dans différentes langues romanes, au « féminin » ou au

« masculin » :

Moi

EXISTANT PERSONNELSINGULIER

minoré, réduit

-a- : « féminin »

NON-EXISTANT EXTRAPERSONNEL

PLURIEL minoré, réduit à l’unité

-a- : « neutre », pluriel interne

19

(22) a. Lat. lignum, n., “bois mort à ramasser”, vs it. legna, f., “bois à brûler”, esp. leña « parte de los árboles y matas que, cortada y hecha trozos, se emplea como combustible » (Diccionario de la Real Academia), ptg. lenha “bois à brûler”, vs masc. it. legno “la matière bois”, “bois de l’orchestre” (il dialogo fra i legni dell'orchestra), ptg. lenho, esp. leño “tronc d’arbre”, “coque de bateau”, “bateau”, voire “la croix du Christ” (ptg. Santo Lenho) ;

b. lat. granum, n., vs fr. graine, f. « partie des plantes à fleurs qui assure leur reproduction, ovule fécondé de la fleur, semence » (cf. monter en graine, mauvaise graine, graine de voyou, en prendre de la graine, la petite graine déposée par papa …), donc un grain qui, plus qu’un objet, porte une promesse de fécondité, de nouvelles ressources, etc. — alors que grain, m., justement, désigne un objet dépourvu de tout trait “personnel”, de toute propriété “existentielle”, “aptitude opérative” ou de choses qui y ressemblent : grain à moudre, avoir un grain, grain de beauté ;

c. noms de fruits en général, qui, « neutres » en latin, ont basculé en masse dans le « féminin » roman, consacrant la réduction de l’objet naturel à la sphère de la Personne qui le consomme: pomum, n., “fruit en général” > fr. pomme f. ; malum, n. “pomme” > it. mela, f. ; matianum (malum) “espèce de pomme” > esp. manzana, ptg. maçã f. ; pirum “poire” > fr. poire, it. esp. port. pera ; ceresium > fr. cerise, it. cillegia, esp. cereza, ptg. cereja ; fragum > fr. fraise, esp. fresa; morum > > fr. mûre, it. esp. mora, ptg. amora ; persicum (pomum) > fr. pêche, it. pesca, (mais ptg. pêssego, m. !) ;

d. lat. labrum (labium), n., “chacun des rebords de la bouche” vs fr. lèvre, f. ; esp. labia « verbosidad persuasiva y gracia en el hablar » (Dic. Real Academia), ptg. lábia “aptitude à tenir des discours captieux, susceptibles d’induire en erreur” ;

e. lat. fatum, n., de for, fari {“poser par la parole”) “prononcé original, censé prédéterminer le cours des évenements”, cf. f. ptg. fado “destin, mauvais sort” vs f. fr. fée, ptg. fada, esp. hada “entité mythique censée intervenir dans les destinées humaines” < pl. fata “réalisation temporelle, au niveau de l’expérience, d’une destinée” (de Carvalho, 1970 et 1993, « Le nombre dans les langues anciennes », Faits de langues n° 2, Le nombre, P.U.F., pp. 97-110 ;

f. lat. verbum, n., “produit de la parole”, vs fr. verve, f., ptg. verba “chaque article d’un écrit, d’un testament”, “parcelle d’une addition”, “somme d’argent à utiliser selon un budget”.

IV. De la mer et des oranges

Enfin, voici le cas, tout à fait singulier, d’un substantif « neutre » latin devenu, non pas

« masculin » mais « féminin » en français, sans aucune transition attestée, du moins à ma

connaissance.

Comme le signalaient en leur temps Hatzfeld-Darmesteter-Thomas, 1890, « un seul neutre

latin est devenu directement féminin en français sans passer comme les autres … par la forme

du pluriel: c’est mer. » (§ 543). Or il se trouve que l’homologue espagnol de ce substantif,

mar — « ambíguo », selon le Diccionario de la Real Academia —, se prête à une alternance

tout à fait compatible avec l’argumentation développée ici, cf. ex. (23) :

20

10. mar « masculin » aussi longtemps qu’il s’agit de désigner, sans plus, la masse d’eau salée qui recouvre la plus grande partie de la superficie de la Terra, ou une partie localisée de celle-ci — Mar Mediterráneo, Cantábrico —, ou un lac de grande extension — Mar Caspio, Mar Muerto —, mar se “décline” au « féminin » dans de nombreuses expressions désignant divers états de la mer relativement à un observateur : la partie la plus éloignée, la moins immédiatement accessible de la mer — alta mar « parte del mar que está a bastante distancia de la costa » —, ou encore un état particulier, “non neutre”, de la mer : mar arbolada “mar fuertemente agitada, con olas de más de seis metros de altura”, mar cerrada “mar sosegado y sin agitación” (à noter le « masculin » dans la description proposée par le lexicographe), mar gruesa “la muy agitada por las olas, que llegan hasta la altura de seis metros”, sans oublier bajamar “la mer qui se retire”. Et c’est en général le « féminin » que l’on trouve dans des expressions faisant référence à l’affrontement homme / mer : arrojarse a la mar, hacerse a la mar. Enfin, l’almirante de la mar ou bien el mayor de la mar — et non del mar — était, à une époque, l’autorité compétente pour tout ce qui se passait en mer, « con mando absoluto sobre las armadas, navíos y galeras » (Dicc. Real Academia).

Et ce contraste de deux images de la mer, respectivement subjective — la mer que l’on

affronte, de qui on attend quelque chose — et objective (la mer montrée, et qualifiée) est

parfaitement résumé dans une chanson populaire (asturienne ?) bien connue, cf. (24) :

24. A la mar fuí por naranjas / Cosa que la mar no tiene. / Volví toda mojadita / De olas que van y vienen /¡ Ay mi dulce amor ! Este mar que ves tan bello / ¡ Ay mi dulce amor ! Este mar que ves tan bello / es un traidor.

ConclusionQu’est-il donc arrivé à la morphosémantique latine du genre, pour qu’on se retrouve, en

roman, avec une opposition binaire (« masculin » vs « féminin »)20, au lieu des trois genres

traditionnellement attribués au latin ? Et que veut dire, en particulier, cette “féminisation”,

assez massive, de notions qui en latin étaient du ressort du « neutre » ?

Pour essayer d’y voir clair, il a d’abord fallu nous séparer d’une doctrine qui, pour être

traditionnelle, invétérée même, n’en est pas moins fausse : la discrimination « masculin »/

« féminin » / « neutre » n’est pas une donnée de fond du système latin des genres nominaux.

Elle ne se manifeste, dans l’appareil morphologique des mots nominaux latin — et encore

pour une certaine classe de notions, ressortissant du « paradigme I » —, que secondairement,

au singulier comme au pluriel, à un certain niveau casuel, constitué par l’opposition nucléaire

de l’accusatif, rang casuel de la présence objective déterminante (“le cas de ce qui est là,

devant moi qui parle, sans rien faire d’autre que déterminer mon regard”), au nominatif, rang

casuel de ce qui, sous mes yeux, existe dans l’événement délocuté, à l’instar de moi dans

20 On laissera provisoirement de côté le soi-disant « neutre », ou plutôt « ambigène » du roumain, sous lequel on regroupe un certain nombre de substantifs qui varient en genre selon le nombre, en vertu, très probablement, du mécanisme morpho-sémantique qui vient d’être exposé : « masculin » au singulier, « féminin » au pluriel, ex. măr vs. mere (“pomme” vs “pommes”), scaun vs. scaune (“chaise” vs “chaises”).

21

l’événement locutif. Hors de là, le « féminin », lorsqu’il bénéficie d’une marque spécifique, ne

s’oppose jamais au « masculin », mais à un “non féminin” (deo, abl. dat. sing. “non-f.” vs

dea, abl. ∞ deae, dat. ; pomi, gén. sg. de pomus comme de pomum vs deae, gén. sg. ;

pomorum, gén. pl. de pomus/pomum vs dearum, gén. pl.) — ou alors il reste indiscriminé,

sous un signifiant largement « synaptique » (comme disait Guillaume) : deis, abl. dat. pl. de

deus/dea.

Bien plus profonde, fondamentale et générale, puisqu’elle concerne toutes les notions

nominales, est l’opposition d’un genre personnel, existentiel (“non neutre”) à un genre

apersonnel, extrapersonnel, transpersonnel, voire non personnel (“neutre”) — opposition,

celle-ci, virtuelle à la base, mais qui, lorsqu’elle se manifeste — au niveau de l’articulation

centrale accusatif / nominatif — , concerne systématiquement toutes les notions.

L’articulation sous-jacente au système générique latin serait donc une discrimination binaire

d’un genre lié à la Personne, immanent au domaine de la Personne ( de tout “moi” dont moi

locuteur se donne en prototype), à un genre transcendant la Personne. Discrimination

matérialisée, dans les figures III, IV et V, par le trait vertical séparant les deux plans. Et c’est

ce seuil qui a été effacé dans les développements romans du latin. Mais qu’est-ce que cela

peut bien vouloir dire ?

Ceci, peut-être : celui ou celle qui dit “moi” en latin a l’intuition — est formé, par le

système linguistique qui l’habite, à avoir cette intuition — qu’il fait partie du monde qu’il voit

ou qu’il se représente, et que de ce monde il n’occupe qu’une partie forcément limitée. Il y a

donc, pour lui, ce qui lui apparaît être “de son ordre”, immanent à cet ordre ou, au contraire,

transcender celui-ci, et être par conséquent irréductible à son emprise ou, du moins, à sa

portée.

Supposons maintenant que Moi en vienne à perdre, à des degrés divers, et pour des raisons

diverses, le sentiment de sa propre implication dans le monde et que, du coup, celui-ci lui

apparaisse, tout entier, désormais, être au-delà de lui-même, face à lui, et soumis à son regard

— lui-même, c’est-à-dire celui qui dit “moi”, se sentant, “hors jeu” ou, pour filer la

métaphore footballistique, “sur la touche”. Du coup, Moi n’aura plus, devant lui, qu’une série

d’Objets, qu’il persistera néanmoins, pour un temps, par souvenir sans doute de l’étape

historique précédente — un souvenir plus ou moins durable selon les lieux et les temps — à

opposer selon deux ordres, ou deux cas, d’Objets :

22

I. un cas général d’Objet (le prétendu « masculin » roman) sans autre spécification,

vu exister prospectivement dans le monde, c’est-à-dire au-delà de Moi qui le

regarde, et sur quoi il n’y a rien d’autre à dire que ceci précisément : il y a là,

pleinement, et sans restriction, un Objet, au delà de Moi, indépendant de Moi, et

qui en quelque sorte m’indiffère. En somme, un “neutre” généralisé, dans lequel se

sont résorbés les anciens « masculins », ou prétendus tels, du latin. Et aussi,

comme le notait en son temps Michel Roché (1992, 114) à propos de la création

lexicale français, un « genre non marqué », celui de toutes entités sur lesquelles, à

cet égard, il n’y a rien de particulier à dire21.

II. un cas particulier d’Objet, moins pleinement objectal, parce que renvoyant,

rétrospectivement, au titre d’une modalité quelconque de dépendance,

d’appartenance, de disponibilité, de lien, voire de référence, etc., à la personne qui

dit “moi”, ou à toute figure de Moi définie par projection empathique de l’image

de Moi. Voilà, sous différentes argumentations qui restent, d’ailleurs, à décrire, ce

que me paraît être le « féminin » dans une langue romane, auquel se sont intégrés,

par suite de l’effacement de l’antique séparation, les anciens « pluriels neutres »

latins, désormais « singularisés » et « féminisés ».

Ainsi, c’est, en définitive, comme une résistance à la dominance objectivante,

généralisante, des représentations nominales que se laisserait, le moins mal définir, dans

ses manifestations tout au long de l’histoire qui, en passant par le latin, a conduit aux

diverses langues romanes, ce « genre féminin », objet, et victime, dans les débats qui

agitent nos sociétés, de tant de simplifications abusives . Une résistance, notons-le au

passage, surmontée et abolie en anglais où les vocables nominaux, définitivement et

franchement objectivés, ne portent plus de marque d’un genre grammatical.

Est-ce à dire pour autant qu’au terme de ce réexamen d’un aspect particulier, dans la

perspective de la diachronie latino-romane, de la problématique du genre grammatical,

tout est devenu clair, et que les brumes qui enveloppent cette région de la grammaire se

seraient comme par enchantement totalement dissipées ? On n’aura pas cette prétention.

21 De là aussi, dans le même ordre d’idées, ces connotations dépréciatives — petitesse, péjoration — fréquemment associées, comme le rappelle encore ROCHÉ 1992, 122-124), au « féminin », et dont l’origine est certainement plus profonde, plus linguistique, que le « sexisme ambiant », ou je ne sais quelle « attitude de dénigrement vis-à-vis de la femme ». (Marouzeau, 1946, 242-243).

23

Espérons seulement avoir fourni les bases, et des pistes de recherche, pour un traitement

plus lucide, et véritablement linguistique de la question — tout en nous promettant de

revenir ultérieurement à une étude détaillée de la grammaire du genre en français et dans

d’autres langues romanes.

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RESUMO

Parece ser ponto irremediavelmente pacífico : o fundamento, ou o conteúdo semântico, ou o significado, da categoria gramatical do gênero é, nem pode deixar de ser, uma referência direta, imediata, àquela característica física elementar dos seres animados, e nomeadamente dos seres humanos, que é terem sexo. Daí a persistência e a resistência de uma terminologia tão profundamente arraigada que, a julgar por certas reações, é motivo de escândalo ousar pô-la em dúvida : « masculino », « feminino » e, acessoriamente, « neutro », isto é “nem um nem o outro”— e tudo o que resiste a tal categorização é imediatamente declarado arbitrário e mesmo ilógico. Não é, pois, de estranhar que o problema de que trata o presente estudo não haja suscitado maior interesse (salvo tal ou qual notável exceção, por exemplo Friedrich Diez). A saber : qual é a razão de ser do fenômeno considerável que foi, na história das evoluções românicas do latim, a transferência em massa des antigos « neutros » plurais do latim para o « feminino » românico. A resposta começará (I. De la sémantique du genre grammatical) por uma reformulação em termos de construção nocional — e não de simples registro de propriedades reais observáveis — da semântica do gênero gramatical : em todos os domínios lingüísticos em que tal categoria existe, o gênero de um significado nominal seria determinado por uma relação dialética bitensiva (aparentada, se não idêntica, ao “tensor binário radical” de Gustave Guillaume) instituída entre Eu-que-falo e o Não-Eu-de-que-falo) : em virtude dessa relação, as entidades a designar se apresentam ao falante, ora como dotadas de existência autônoma, no mundo que se estende para além deste falante, ora, ao contrário, sob uma forma qualquer de dependência relativamente ao Eu-falante ou a toda Pessoa concebida segundo o protótipo que se supõe, tal é à nossa hipótese, que este seja. Com base em tais premissas, procederemos em seguida (II. De la grammaire du genre en latin) ao reexame do gênero gramatical do latim ; abandonando, comme inoperante, a doutrina consagrada dos três gêneros (« masculino », « feminino », « neutro »), apresentaremos uma concepção inédita, e fundamentada na morfologia, da gramática do gênero em latin : um gênero “primário”, de fundação e extensivo (com dois graus de extensão, “limitada”, “restrita” — ou seja o « masculino », gênero “pessoal” — ou “irrestrita”, “ilimitada”, isto é o « neutro », gênero “apessoal” ou “impessoal”) ao qual replica um gênero “segundo”, “secundário”, “contra-extensivo”, para o qual pertencem todas as entités cujo modo de existência é a dependência relativamente a EU ou a um “vigário” de EU — ou seja o « feminino » das gramáticas latinas. Poderemos então mostrar, para concluir, em III. Du « neutre » pluriel latin au « féminin » roman, que o fenômeno em pauta revela e exprime uma reconfiguração do plural singularizante (o « plural interno » de Gustave Guillaume) que era o do « neutro » latino no quadro de um sistema inovado que, após a abolição da antiga discriminação « gênero pessoal » vs « gênero apessoal », ficou limitado à oposição de dois casos de Objeto — um caso geral, dominante, de Objeto sem mais (o pretenso « masculino » românico, que nada mais é, na verdade, do que um “neutro” generalizado), e um caso particular, resistente, de Objeto : a este, o nosso « feminino », pertencem, invariavelmente ou, em certos casos, ocasionalmente (cf. esp. el mar vs la mar), todas e quaisquer entidades caracterizadas por uma modalidade qualquer de dependência, posse, propriedade, afiliação, disponibilidade, vínculo, ou mesmo de simples referência, etc. relativamente à pessoa que se intitula EU, ou a todo representante de EU, definido e constituído por uma projeção empática da Pessoa de fundação — aquela que diz “eu”.

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ABSTRACT

It seems understood that the semantic content of grammatical gender is necessarily confined to a direct reference to the SEX of living beings, particularly human beings. Hence the persistence of such deep-rooted terms as « masculine », « feminine » and subsidiarily « neuter », i.e. neither. Any entity that doesn’t fit into such categories being summarily declared arbitrary or illogical. Little wonder, then, that scant attention has been given to the topic of this study : the massive transfer of ancient latin plural neuter forms to romance feminines. In order to account for this phenomenon, we suggest first (I. De la sémantique du genre grammatical) a new approach to the semantics of grammatical gender, viewed not just as a mere recording of a “real” feature, but rather as a notional construct: wherever the gender categoy exists, the gender of a nominal signifié would result from a bi-tensive dialectical relationship (cf Guillaume’s tenseur binaire radical) established between EGO-WHO-SPEAKS and NON EGO-ABOUT-WHICH-EGO-SPEAKS. By virtue of this relationship the entities thaat are to be named appear either as Existing autonomously in the world beyond the speaker or, conversely, as depending, on whatsoever grounds, from EGO-WHO-SPEAKS, or any Person for whom EGO can be assumed to stand as a prototype. From this assumption we move on to (II. De la grammaire du genre en latin) a reassessment of the latin noun gender, and consequential substitution of the accepted three-gender doctrine (« masculine », « feminine », « neuter ») by a new morphology-based conceptualisation of Latin gender grammar. The latter then becomes a binary opposition between a primary gender with two extension degrees, a “restrained” degree, generating a personal gender (the so-called "masculine" gender) and an “unrestrained” degree, generating an a-personal gender (the traditional « neuter ») and a secondary, counter-extensive, gender - the « feminine » gender of Latin grammars. This category includes all entities whose mode of existence is characterised by some kind of dependence in respect of EGO or its vicar. We shall then show, in III. Du « neutre » pluriel latin au « féminin » roman, that the phenomenon at hand reveals and expresses a reconfiguration of the “singularising plural” (Gustave Guillaume's pluriel interne), which was the hallmark of Latin plural neuter as part of a a renewed system. As a result of the abolition of the former discrimination between personal gender and a-personal gender, two Object cases only remain in opposition - an “invasive” general gender instance (the so-called Romance "masculine", which is no more than a generalised neuter) and a special “rebel” gender instance - the so-called Romance "feminine". The later is, either invariabily or occasionaly (e.g. Sp. el mar vs la mar), the gender form of all entities that appear to exist as depending, in any way whatsoever, from EGO or any “ego” defined by an empathetical projection of EGO.


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