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Transformations de l'animation: du militantisme au professionnalisme?

Date post: 12-May-2023
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103 Transformations de l’animation: du militantisme au professionnalisme ? Le phénomène de professionnalisation que connaît depuis plusieurs décennies le secteur de l’animation peut être lu comme un processus de conversion à de nouvelles normes. Il est possible d’identifier les condi- tions sociales de réussite de cette conversion en portant un regard ethnographique sur un centre social dans lequel se confrontent des intervenants aux profils sociaux bien contrastés. Les normes professionnelles de l’animation se diffusent à différents niveaux. Au niveau macrosocial, elles sont imposées dans le champ de l’animation. Au niveau mésosocial, c’est l’organi- sation du travail dans les structures d’animation qui s’adapte à ces normes. Au niveau microsocial, les interactions entre intervenants témoignent des négo- ciations auxquelles cette conversion donne lieu. C’est moins dans l’opposition entre salariés et bénévoles que dans les ressources sociales de chacun que se construisent les différentes conceptions de l’animation socioculturelle. L ongtemps assurée par des militants ou des bénévoles, l’animation socioculturelle a progressivement vu ses missions confiées à des personnels salariés 1 . Par ailleurs, le secteur a connu plus largement un phénomène de professionnalisation, au cours duquel le groupe professionnel des animateurs cherche « à accroître [son] contrôle sur [l’]activité et à maîtriser les critères de gestion de [son] travail 2  ». Ce mouvement a été accéléré entre autres par la création en 1997 de la filière « anima- tion » de la fonction publique territoriale, l’apparition puis la réforme de diplômes universitaires d’animateur, par exemple le DUT « Carrières sociales option anima- tion sociale et socioculturelle », ou encore l’appropriation d’un corpus théorique qui puise dans la psychologie, les sciences de l’éducation, etc. Ce qui aboutit, sur le terrain, à la confrontation d’intervenants dont les conceptions de l’animation sont parfois très différentes, voire opposées, d’où une série d’interrogations : quelles sont les nouvelles normes qui caractérisent cette professionnalisation ? Comment les professionnels du travail social se positionnent-ils face à des bénévoles qui sont parfois amenés à accomplir les mêmes missions ? Quelles justifications 1 - Voir Mignon J.-M., 1998. 2 - Demazière D., 2009, p. 88. Thibaut Menoux Doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), au laboratoire du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP)
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Transformations de l’animation:

du militantisme au professionnalisme ?

Le phénomène de professionnalisation que connaît depuis plusieurs décennies le secteur de l’animation peut être lu comme un processus de conversion à de nouvelles normes. Il est possible d’identi� er les condi-tions sociales de réussite de cette conversion en portant un regard ethnographique sur un centre social dans lequel se confrontent des intervenants aux pro� ls sociaux bien contrastés. Les normes professionnelles de l’animation se di� usent à di� érents niveaux. Au niveau macrosocial, elles sont imposées dans le champ de l’animation. Au niveau mésosocial, c’est l’organi-sation du travail dans les structures d’animation qui s’adapte à ces normes. Au niveau microsocial, les interactions entre intervenants témoignent des négo-ciations auxquelles cette conversion donne lieu. C’est moins dans l’opposition entre salariés et bénévoles que dans les ressources sociales de chacun que se construisent les di� érentes conceptions de l’animation socioculturelle.

Longtemps assurée par des militants ou des bénévoles, l’animation socioculturelle a progressivement vu ses missions confi ées à des personnels salariés1. Par ailleurs, le secteur a connu plus largement un phénomène de professionnalisation, au cours duquel le groupe professionnel des animateurs cherche « à accroître [son] contrôle sur [l’]activité et à maîtriser les critères de gestion de [son] travail2 ». Ce

mouvement a été accéléré entre autres par la création en 1997 de la fi lière « anima-tion » de la fonction publique territoriale, l’apparition puis la réforme de diplômes universitaires d’animateur, par exemple le DUT « Carrières sociales option anima-tion sociale et socioculturelle », ou encore l’appropriation d’un corpus théorique qui puise dans la psychologie, les sciences de l’éducation, etc. Ce qui aboutit, sur le terrain, à la confrontation d’intervenants dont les conceptions de l’animation sont parfois très diff érentes, voire opposées, d’où une série d’interrogations  : quelles sont les nouvelles normes qui caractérisent cette professionnalisation ? Comment les professionnels du travail social se positionnent-ils face à des bénévoles qui sont parfois amenés à accomplir les mêmes missions  ? Quelles justifi cations

1 - Voir Mignon J.-M., 1998.2 - Demazière D., 2009, p. 88.

Thibaut Menoux

Doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), au laboratoire du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP)

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3 - Comment le terrain conditionne-t-il l’action des animateurs ?

donnent-ils au fait d’être formés et salariés ? Une animation militante peut-elle être portée par un salarié ? La professionnalisation de l’animation peut aussi être comprise comme un phéno-mène de conversion à de nouvelles normes. L’usage du mot « conversion » vise ici à souligner le fait que l’adaptation des intervenants du centre social aux nouvelles normes de l’animation socioculturelle nécessite, pour être pleinement satisfaite, une modifi cation « plus ou moins radicale, des dispositions individuelles3 », c’est-à-dire des logiques pratiques et cognitives qui guident le comportement et la pensée. Ici comme dans d’autres domaines (par exemple, la délinquance juvénile, comme le montrent les travaux de G. Mauger [2009]), le concept de conversion présente donc le double intérêt de mettre en avant la rupture introduite par les nouvelles normes, ici celles de l’animation, et de montrer en quoi l’adaptation requise met en jeu les propriétés profondes des individus concernés.

L’histoire du centre social dans lequel l’enquête a été menée le rend particulière-ment propice à l’observation de cette professionnalisation de l’animation. Il s’agit d’un petit local ouvert à la fi n des années 1960 dans un quartier populaire parisien par deux religieuses qui accueillent en journée prostituées, travailleurs célibataires et familles immigrées. Ce local devient en 1979 une antenne du Secours catholique, puis en 1996 une association indépendante, avant d’être agréé centre social par l’État en 2001. En quarante-cinq ans, ce centre social est marqué par la salarisation de certains intervenants, puis par l’embauche de jeunes salariés de plus en plus diplô-més. Quand on s’intéresse à leurs propriétés sociales, c’est-à-dire à leur âge, leur sexe, leurs croyances ou pratiques religieuses, leur niveau de diplôme ou leur origine sociale, on s’aperçoit que les intervenants de ce centre social ont des profi ls qui se sont beaucoup diversifi és. Ce constat rejoint les observations de F. Lebon (2009) quant à la grande hétérogénéité du groupe professionnel des animateurs. Dans cette structure, religieuses et bénévoles fondateurs, bénévoles nouvellement arrivés, sala-riés, etc., coopèrent tant bien que mal dans leur mission d’animation.

Le parti-pris est ici de tenter de mettre au jour, à partir d’un terrain singulier, les logiques sociales générales qui sous-tendent la professionnalisation de l’animation. Il s’agit plus précisément de s’interroger sur les conditions sociales du succès de cette conversion et sur le rôle que les propriétés sociales des intervenants peuvent jouer dans la réussite de cette conversion. D’abord, l’analyse de plusieurs épisodes de la vie de ce centre social révèle, du niveau macrosocial au niveau microsocial, les lignes de fracture entre intervenants créées par la conversion à l’animation professionnalisée. Puis il convient de comprendre pourquoi les chances de succès de la conversion sont inégales entre les intervenants : l’examen montre vite que le clivage entre bénévoles et salariés joue ici bien moins que les diff érences de dotation des intervenants dans les diff érentes formes de capitaux.

Les matériaux recueillis sont issus d’une enquête ethnographique menée entre septembre 2004 et juin 2005 dans le centre social d’un quartier populaire de Paris. Cette enquête a mobilisé des méthodes d’investigation complémentaires  :

3 - Gény R., 2006, p. 3.

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observation participante en tant que bénévole, exploitation des archives de l’associa-tion, entretiens approfondis avec les intervenants et exploitation d’un questionnaire ad hoc.

En suivant la typologie proposée par P. Bourdieu, la notion de capital permet de décrire les ressources sociales dont disposent les individus. Le capital économique représente les ressources matérielles et fi nan-cières de l’individu, sous forme de fl ux (revenu, salaire) ou de stock (patrimoine). Le capital social constitue le réseau de connaissances que la personne peut mobiliser pour accéder à diverses ressources (son « carnet d’adresses »). Le capital culturel, lui, connaît trois formes : une forme objectivée (les biens culturels : tableaux, livres, etc.), une forme incorporée (les dispositions durables de l’organisme : manières de table, maîtrise d’une langue étrangère, etc.), et une forme insti-tutionnalisée (les titres, et notamment les titres scolaires, ce qu’ici je désigne par le terme « capital scolaire » : diplômes, etc.). Ajoutons une dernière forme de capital, le capital symbolique, qui est toute forme de ces trois capitaux bénéfi ciant d’une reconnaissance, d’une aura parti-culière dans la société (un titre scolaire prestigieux, par exemple). C’est en fonction de leur possession différentielle de ces différentes formes de capitaux en volume et en proportion que se comprend l’inégalité des chances de succès des individus dans les luttes inhérentes aux différents champs de la vie sociale.

Tensions autour des normes professionnelles de l’animationÀ un niveau qu’on pourrait qualifi er de macrosocial, la professionnalisation de l’animation socioculturelle repose sur une diff usion large, sur le long terme, de nouvelles normes. Ce travail normatif est souvent impulsé par l’État à travers diff é-rents canaux : création de diplômes spécifi ques reconnus par la puissance publique, imposition de normes légales d’hygiène, de sécurité ou de qualifi cation, redéfi nition du contenu des actions subventionnées dans les appels d’off res, etc. Mais d’autres acteurs institutionnels, comme les collectivités locales, les syndicats, les fédéra-tions, les associations professionnelles, etc., peuvent aussi participer à ce travail de diff usion de normes professionnelles exogènes dans le secteur. Les eff ets de ces normes ont déjà fait l’objet de recherches, comme les travaux de Chanut-Guieu4 avec l’exemple des eff ets de la loi des 35 heures et d’un changement de convention collective sur un réseau français d’associations familiales. Mais ce type d’analyse propre aux sciences de gestion s’intéresse, sur un mode managérial, aux modalités de fonctionnement de l’association perçue comme « une entreprise particulière ». Les enquêtes de « satisfaction » utilisées catégorisent par exemple les enquêtés en « salariés », « bénévoles », « dirigeants » et « non-dirigeants », autant d’étiquettes qui ne prennent pas en compte les diff érences de propriétés sociales entre individus et qui risquent dès lors de fonctionner comme des « boîtes noires ».

4 - Chanut-Guieu C., 2009, p 13 et 21 sq.

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Une nouvelle grille de salaires : l'animation formalisée

Certains épisodes permettent de saisir in vivo l’imposition de normes produites au niveau national, comme lorsque la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF) adopte, le 1er janvier 2004, une nouvelle grille de salaires, imposée ensuite dans tous les centres sociaux agréés. En l’occurrence, cette grille valorise par exemple les diplômes aux dépens de l’expérience militante et provoque des tensions entre intervenants de l’animation aux caractéristiques hétérogènes. Le récit que la directrice du centre fait de cet événement traumatique est éclairant :

Ce qui a été très désagréable, c’est que pour certaines, le total des points corres-pondait à un salaire inférieur à celui qu’elles avaient avant. Donc ça a permis de déterminer un salaire de base, et ce qu’on a appelé l’« indemnité de passage », qui se rajoutait au salaire de base. Mais c’était une manière de dire aux gens : « Ah ben, toutes ces dernières années, on t’a payé, mais tu valais pas autant ! » C’est très très blessant, très di� cile à recevoir par les gens. […] C’est là où je suis un peu déçue par la FCSF. Et puis les syndicats de salariés, ils ont accepté cette grille, alors que je trouve que c’est une grille inacceptable. […] C’est vachement di� cile, et puis en plus moi je me suis investie sur la résolution technique, sans avoir assez mesuré en amont les bouleversements humains, les jalousies que ça allait faire, parce que par exemple, il n’y a plus d’ancienneté. Par exemple, quelqu’un qui a vingt-cinq ans d’ancienneté est au même salaire que quelqu’un qui vient d’arriver : c’est un peu dur à avaler !

L’adoption de cette grille déclenche ainsi une série de tensions entre, d’une part, les salariés présents depuis longtemps, qui ne peuvent se prévaloir que de leur expé-rience acquise et non nécessairement validée par un diplôme ou une formation universitaire, et, d’autre part, les jeunes salariés diplômés, beaucoup moins expéri-mentés, mais dont la formation donne accès à des rémunérations salariales qui équi-valent voire surpassent celles des anciens. Ce phénomène ne saurait donc se résu-mer à la seule apparition d’animateurs salariés parmi les bénévoles, mais consiste surtout en une nouvelle hiérarchisation des salariés.

Cette grille formalise et hiérarchise de façon offi cielle et subite les fonctions, missions et compétences des intervenants. Elle force ainsi les centres sociaux à remettre en cause des éléments qui jusqu’alors s’étaient sédimentés et ajustés dans le quotidien, sur le temps long, et étaient restés dans le domaine impensé du routinier. Cette évaluation forcée inscrit noir sur blanc la place et le rôle de chacun dans l’ins-titution, disséqués par la grille en neuf critères : « formation requise », « complexi-té de l’emploi  », «  autonomie  », «  responsabilités fi nancières  », «  responsabilités humaines », « incidence sur le projet de l’association », « nature des échanges » et « diffi cultés des échanges ». Par exemple, les items du dernier critère, reproduits ci-dessous, donnent la mesure du degré inédit de formalisation à laquelle la grille soumet le rôle des intervenants du centre social.

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Extrait de la nouvelle grille de salaires

Niveau Diffi culté des échanges Points

1 Les échanges sont constitués d’échanges d’informations. Ils nécessitent de donner et/ou recevoir les informations 15

2Les échanges requièrent de gérer de la diplomatie et le sens des négociations. Ils nécessitent de se faire ad-mettre, de convaincre.

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3Les échanges requièrent le sens de l’écoute, l’esprit d’analyse et du tact. Ils nécessitent d’expliquer, d’argumenter.

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4

Les échanges requièrent de gérer des situations complexes. Ils nécessitent de se positionner en médiateur, de proposer des solutions. 33

5

Les échanges requièrent le sens de la négociation et l’expérience de situations complexes aux enjeux importants. Ils nécessitent de négocier des situations à la fois tech-niques et politiques.

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Loin de se limiter à l’attribution de tâches de bénévoles à des salariés, la profes-sionnalisation de l’animation consiste donc ici en une formalisation accrue des missions de ces derniers, dont le sens pratique et les modes de classement indi-gènes ne se reconnaissent souvent guère dans ces catégories exogènes. L’insaisis-sable du quotidien se trouve ainsi passé au crible de cette formalisation, ce dont certains intervenants se plaignent : « Ces critères sont d’une très grande rigidité et s’attachent à évaluer l’emploi sans prendre en compte toutes les qualités person-nelles des salariés occupant cet emploi » (Rapport d’activité 2003). Comme on le verra, tous ne réagissent pas ainsi : au niveau plus précis de l’organisation, qu’en est-il de la réception de ces normes ?

Un départ à la retraite : la formalisation de l’animation traverse l’organisation

Au niveau mésocial, l’analyse de l’organisation du travail d’animation permet de voir comment ces normes sont (ré)interprétées, assimilées, contestées, et retrans-crites dans l’institution. Le renouvellement de salariés lors d’un départ à la retraite off re, par exemple, l’opportunité au sociologue de comprendre l’infl échissement dans la conception de l’animation à travers les nouvelles attentes quant aux compétences des intervenants. Lors de cette enquête, le départ à la retraite de Yasmina5, la salariée responsable du secteur « actions de formation », donne lieu à une redéfi nition du poste de travail vacant et du profi l de la personne que l’asso-ciation va employer pour la remplacer. La directrice cherche un(e) candidat(e) qui aurait « un profi l un peu mixte, à la fois animation et travail social » : « On veut pas une assistante sociale qui travaille seulement en individuel le suivi des personnes et des familles. On veut qu’elle soit aussi capable de monter des actions collec-tives, des débats, des vacances, les sorties familiales, etc. Donc qu’il y ait aussi

5 - Tous les noms des enquêtés ont été anonymisés.

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une dimension animation ». On constate donc que les compétences attendues des nouveaux embauchés ont gagné en technicité et en précision, surtout quand on les compare avec les critères en vigueur lorsque Yasmina avait été embauchée. La directrice de l’époque recherchait alors « quelqu’un du quartier […] qui fasse la synthèse harmonieuse mais réaliste, de la France et du Maghreb. […] Et Yasmina faisait la synthèse harmonieuse du français, de la France et du Maghreb, parce que sa maman était normande, et son papa marocain. Et elle était née dans le quartier. » Seule l’origine culturelle comptait, ce qui aboutissait à une critériologie vague en termes de « synthèse harmonieuse ». On est loin de la précision expri-mée dans le discours de l’actuelle directrice, qui maîtrise un vocabulaire spéci-fi que pour décrire les postes :

On avait besoin un peu d’un travailleur social, au niveau suivi social, perma-nence sociale, etc. Et puis, parce que Yasmina fait aussi un peu tout ce qui est suivi social des femmes, besoin d’un coordinateur pédagogique. Et trouver une personne qui ait les deux compétences, c’est extrêmement rare, c’est vrai-ment dénicher un canard à trois pattes, tu vois. Donc moi je m’étais dit : on va faire deux embauches à temps partiel. Mais ça posait la question : deux personnes à temps partiel dans l’équipe, du coup un peu un problème de cohé-rence, en� n tu vois, c’est… même sur le plan pratique, tu vois, c’est… C’est à la limite deux bureaux aussi, parce que c’est pas forcément… Ou alors elles se voient jamais, tu vois, les deux personnes. Donc c’était pas très satisfaisant…

La refonte des postes qui est fi nalement décidée sépare alphabétisation et anima-tion (sorties pédagogiques) et témoigne de la relative porosité de l’organisation aux normes exogènes qui formalisent et spécialisent les tâches d’animation. Reste à voir comment, dans le détail des interactions, se négocient ces redéfi nitions parfois confl ictuelles des tâches, et surtout, quelles sont, parmi les caractéristiques des acteurs, celles qui dessinent les lignes de partage de ces nouveaux rapports de force.

Défi nition du « faisceau de tâches » et attribution du « sale boulot » : une professionnalisation négociée pas à pas

L’analyse de l’application des normes professionnelles dans le secteur de l’ani-mation resterait incomplète sans s’intéresser au niveau microsocial, qui montre, dans le détail des interactions, de quelle façon ces normes sont acceptées, refu-sées, négociées, voire intégrées par les agents. En suivant l’intuition du sociologue américain E. C. Hughes, une bonne façon d’eff ectuer ce repérage consiste à obser-ver les négociations autour du « faisceau de tâches6 », donc du contenu du travail d’animation, à partir de questions aussi simples que  : Qui fait quoi ? À quelles logiques cette répartition obéit-elle ? Qui cherche à éviter quelle tâche ? En eff et, le contenu du travail ne fait pas consensus parmi les salariés et les bénévoles : il est sujet à des négociations informelles. Par exemple, la directrice reproche parfois à une jeune salariée de ne pas déjeuner assez souvent avec les « partenaires » que

6 - Hughes E. C., 1996, , p. 70-71.

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sont les travailleurs sociaux et les bénévoles des autres associations du quartier. La salariée incriminée imagine devant moi avec ironie un tel déjeuner, qu’elle juge artifi ciel. Elle estime surtout que la pause de midi est un temps libre dont elle peut user comme elle l’entend, et que ces déjeuners ne font pas partie de ses devoirs de salariée. Sa défi nition du travail est ce pour quoi elle est payée, et s’oppose implici-tement à la vision plus militante de la directrice, pour qui l’animateur doit donner de sa personne, s’investir de manière plus personnelle dans son travail. Si E. C. Hughes (1962) parle de « sale boulot » (dirty work), c’est que « toutes les tâches d’un même faisceau ne sont pas agréables à remplir, et toutes n’ont pas le même prestige. Certaines sont déplaisantes, ou sont considérées comme des tâches serviles, indignes7 ». L’attribution du sale boulot refl ète donc les hiérarchies dans le milieu du travail. Quelles sont les tâches qui sont considérées comme du sale boulot ? Qui s’y soustrait ou, au contraire, les accepte ? Certains salariés tentent de déplacer leur faisceau vers les tâches plus abstraites et plus prestigieuses, en se prévalant du respect de la description de leur poste de travail. Les menues tâches de bricolage, comme changer les néons, suscitent chez une jeune salariée une réaction de rejet  : « Chaque fois, ils essayent de refi ler ça aux nouveaux ! » Elle avait réussi, en sabotant volontairement sa première tentative (imposée) de brico-lage, à éviter qu’on le lui attribue indéfi niment : « Je veux bien une fois comme ça, mais après je vais devenir la “préposée aux néons” ! » Sa réaction est ajustée aux normes de formalisation et de spécialisation dont est porteuse la professionna-lisation de l’animation. D’autres ne rechignent pas à ces tâches subalternes : par exemple, lorsque le centre social ouvre un stand de vente de plats cuisinés et de boissons pour la fête du quartier, la directrice du centre social, ancienne aumô-nière d’un lycée parisien de cinquante ans arrivée sur le tard dans l’association, reste seule à la cuisine du centre pour réchauff er les plats, préparer des thermos de thé et laver la vaisselle. Cette tâche ingrate est bien moins valorisante que d’être derrière le stand pour servir les plats, écouter les concerts, discuter avec les autres et profi ter de l’ambiance festive. Pourtant elle refuse toute proposition de prendre sa relève. Loin de se prévaloir de la version offi cielle et formalisée de sa mission, celle qu’on peut lire sur un contrat de travail, un profi l de poste ou une grille de salaires, son abnégation face au sale boulot semble cohérente avec une conception plus militante de son travail. Comment décrire et comprendre ces diff érences ?

Fondements sociaux des différents ethos de l’animation Le concept d’ethos, notamment tel que M. Weber (1964) a pu le thématiser, permet d’exprimer, chez l’individu, l’idée d’un schème intériorisé organisant les compor-tements, la vision du monde, les valeurs, etc. Il est possible de suivre la défi -nition que Cherkaoui8 donne de l’ethos  : « pour M. Weber, l’ethos est un ordre normatif intériorisé, un ensemble de principes plus ou moins systématisés qui règlent la conduite de la vie ». L’ethos est donc un concept qui fait la jonction entre

7 - Hughes E. C., 1962.8 - In Boudon R. et alii, 2000, p. 85.

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l’individuel et le social puisqu’il permet notamment de rendre compte des eff ets chez un individu d’une socialisation dans un certain milieu9.

Bénévoles et salariés : une dichotomie pertinente ?

Dans le centre social sur lequel a porté l’enquête, il est possible de dire que la direc-trice, dont le cas sera analysé plus en détail par la suite, bien qu’elle soit une salariée de la structure, a un style d’ethos plutôt militant. Ce type d’ethos valorise par exemple l’engagement personnel, le rapport désintéressé au temps passé au travail, la défense de valeurs humanistes et d’un engagement politique, etc. Ce simple cas semble donc déjà montrer que la diff érence de statut entre bénévoles et salariés n’est pas pertinente pour comprendre les diff érences d’adaptation à la diff usion des normes professionnelles de l’animation, ne serait-ce que parce qu’être payé pour animer n’est pas incompatible avec une posture désintéressée et engagée. Mais dire cela ne doit pas conduire à occulter tout ce que la diff usion des normes professionnelles doit à cette opposition statutaire, car ces normes deviennent un argument régulièrement convoqué par les salariés dans le rapport de force face à certains bénévoles. Cette confrontation n’est pas anodine puisqu’il faut rappeler que les associations (et donc les personnes bénévoles qui s’y engagent) sont omniprésentes dans le secteur de l’animation socioculturelle. Or, à plusieurs égards, il s’agit, entre salariés et béné-voles, d’un mariage de raison. D’abord parce que les bénévoles, souvent adhérents de l’association, sont employeurs et décideurs, là où les salariés sont employés et exécutants. Ensuite parce que les impératifs fi nanciers, aiguisés par un contexte de baisse des subventions publiques, forcent la plupart des associations à beaucoup fonctionner avec le bénévolat, d’où résulte une situation paradoxale dans laquelle « tu ne peux pas avoir les mêmes exigences des bénévoles que des salariés. Mais en même temps on a besoin des bénévoles, donc on est un peu pris en otage par les bénévoles, d’une certaine façon » (la directrice du centre social). Pour les salariés, il y a les bénévoles « sérieux », assidus et réguliers – ceux-là feraient presque montre de professionnalisme dans leur bénévolat – et il y a les autres, sur lesquels ils pensent pouvoir moins compter. Enfi n, les professionnels doivent composer avec des façons de travailler parfois très diff érentes des leurs. Ainsi, la responsable de l’accompagne-ment scolaire est confrontée à des pratiques improvisées par les bénévoles. Elle se dit certes très ouverte à leurs innovations pédagogiques : travailler sur de nouveaux supports, à partir des centres d’intérêt de l’enfant dans un souci de motivation, etc. Mais elle les observe toujours avec méfi ance, par exemple quand l’un d’entre eux exerce un enfant à la lecture à partir des articles d’une revue de football, ou lui apprend l’anglais à partir des chansons du rap américain qu’il écoute, etc.Dès lors, les salariés de l’animation sont souvent en confl it avec ceux des bénévoles qui remettent en cause la légitimité de leur professionnalisme et de la rémunéra-tion d’un travail dont ils soupçonnent que tout le monde pourrait l’accomplir sans formation spécifi que. Par exemple, un jour qu’elle devait s’absenter pour une forma-tion, la salariée responsable du secteur «  jeunesse » demande à Sarah, une béné-vole, de la remplacer pour la supervision des séances d’accompagnement scolaire. Après qu’elle lui a expliqué ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire accueillir dans le local les

9 - Voir également Fusulier B., 2011.

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bénévoles, les enfants et leurs parents, veiller à ce que tout se déroule bien, répondre au téléphone, etc., Sarah lui demande : « C’est tout ? » La salariée y entend un déni de la diffi culté de son travail et une remise en cause du bien-fondé de payer quelqu’un pour l’accomplir. Face à ces bénévoles, les salariés mobilisent un langage profes-sionnel, formulent les problèmes du point de vue de l’expert en convoquant, dans la mesure du possible, savoir-faire techniques et connaissances universitaires, souvent en lien avec la psychologie. Comme l’a montré M.-H. Lechien (2002), les travail-leurs sociaux s’appuient régulièrement sur de « nouveaux registres explicatifs » et de « nouveaux outils cognitifs » afi n de justifi er leur professionnalisme. Ainsi, cette même salariée pointe ce qui dans le comportement de Sarah aurait pu selon elle être qualifi é de « fautes professionnelles » si elles avaient été le fait d’un salarié, comme le fait que Sarah demande à une enfant qui, ayant terminé sa séance, s’attardait à jouer dans les locaux : « Donc à sept heures, tu dégages ? » La salariée analyse le problème à partir de la psychologie de l’enfant qu’elle a apprise pendant sa forma-tion : la petite va « se sentir rejetée » du local, « culpabilisée », et l’eff ort de « mise en confi ance » qui a été fait jusque-là pour la faire venir en accompagnement scolaire risque d’être ruiné par des comportements aussi « traumatisants ». La bénévole, elle, ne voit qu’un rôle de surveillance ; visions profane et professionnelle s’opposent ici. Les déterminations sociales qui en sont la cause ne sont donc pas à chercher du côté d’identités statutaires de bénévole et de salarié, mais plutôt du côté des caractéris-tiques sociales de chacun des intervenants, quel que soit son statut. L’analyse des discours en donne une illustration, en montrant les capacités inégales d’adaptation à la diff usion des nouvelles normes professionnelles.

Les discours comme marqueurs de la conversion

Il est fréquent de constater que les registres de langage, le lexique et, de manière générale, la forme et le contenu des discours d’un individu sont entre autres des marqueurs de son origine sociale ou de sa vision du monde, mais aussi un élément stratégiquement adaptable à l’interlocuteur face auquel il se positionne. S’agissant de savoir si la diff usion des normes professionnelles dans l’animation oppose les salariés aux bénévoles, l’observation de ce type de matériau permet de donner des éléments de réponse. En eff et, la façon dont la directrice du centre social s’adresse à ses diff érents interlocuteurs refl ète le processus de conversion que son parcours professionnel l’a amenée à opérer, et montre que les diff érences d’ethos (militant ou professionnel) ne recoupent pas la frontière du salariat et du bénévolat. On peut distinguer deux types de discours chez la directrice. Le premier registre fait appel à des valeurs de convivialité et d’amitié. Elle tutoie très facilement, et cherche à établir rapidement un contact chaleureux et informel lors des premières entre-vues : « Sois le bienvenu ! » Lorsqu’elle me convie à me joindre à l’équipe pour un déjeuner, elle conclut : « Nous avons été heureux de déjeuner avec toi… ». Après la fête du quartier, période d’activité intense pour les intervenants du centre social, elle commente : « On est heureux. Épuisés, mais heureux ! » Cette façon de s’exprimer face aux bénévoles joue aussi certainement le rôle implicite d’une technique pour s’assurer leur engagement en renouvelant l’enchantement d’un entre-soi amical, registre bien ajusté à la petite antenne de quartier du Secours catholique qu’était

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par le passé l’actuel centre social. Trace probable d’un engagement militant catho-lique de gauche, chez la directrice, ce type de discours va de pair avec une critique discrète des exigences professionnelles que les nouveaux salariés ont amenées avec eux, une vision de l’animation selon elle trop spécialisée et trop réglementée, et pas assez engagée. Ainsi, au cours d’une discussion avec les anciens bénévoles et les plus anciens salariés du centre social, elle peut en venir à contester le bien-fondé du choix d’équipements spécifi ques et de personnels diplômés, et à regretter les installations exiguës et vétustes des premiers temps : « Finalement, c’était plus facile de surveiller [les enfants] puisque, compte tenu des dimensions de la salle, on les avait tous à portée de main ! » Elle regrette aujourd’hui que les enfants ne puissent être pris en charge que « par des personnes diplômées et vaccinées, comme si ces enfants dans leur vie quotidienne n’avaient aff aire qu’à des personnes diplômées et vaccinées ! » Pourtant, face à un autre public, notamment ses jeunes collègues diplômés, son discours semble au contraire faire siennes les normes professionnelles (formali-sation, etc.). Il lui arrive, comme constaté précédemment à propos du départ à la retraite d’une salariée, d’emprunter au formalisme d’un langage plus professionnel et moins militant. Mais quand elle m’explique les raisons de l’échec d’une autre asso-ciation du quartier, son discours retourne complètement l’argument : « Au niveau de la crèche, ils avaient un local garderie au fond de la pièce, délimité par des bancs, c’était assez scandaleux ! Des fois, dans un centre social, t’as des gens qui pètent les plombs, et les gamins voyaient ça ! » Finalement, entre des dispositions «  humanistes  », caractéristiques d’un engage-ment militant, et un ethos bureaucratico-managérial de gestion d’un centre social se rapprochant de la logique d’entreprise, les hésitations discursives de la directrice semblent refl éter l’ambivalence d’une position résultant d’une conversion encore incomplète aux nouvelles normes de l’animation professionnelle. Le récit qu’elle fait de la démission de la salariée du centre social responsable de la nouvelle garderie est de ce point de vue assez symptomatique d’une telle ambivalence. Cette démission survient juste après l’inauguration des nouveaux locaux de la garderie, et semble être la conséquence d’un problème d’adaptation aux nouvelles exigences du poste  : la salariée n’aurait pas supporté le passage d’une petite garderie « familiale », qui n’était pas aux normes, à une structure d’accueil dans des locaux neufs, avec un nombre d’enfants plus élevé et toute une équipe à gérer :

Donc elle a très très bien fonctionné au début ici dans le secteur petite enfance, et elle a eu de plus en plus de mal au fur et à mesure que l’ouver-ture de la halte-garderie approchait. Et de mars 2003 jusqu’à juin 2003, elle était pas bien. Donc pendant un moment, de toute façon la période d’essai était � nie, donc après ça, c’était un licenciement, tu vois. […] C’était une femme en qui j’avais très con� ance, parce qu’elle avait des tas de qualités vis-à-vis de la petite enfance, tu vois : beaucoup d’imagination, beaucoup de créativité, etc. À la rentrée, ça s’est pas très bien passé, donc j’ai pris rendez-vous avec elle, et juste avant le rendez-vous, elle m’a téléphoné en me disant qu’elle allait démissionner. Donc à la limite, tu vois, c’est bien, parce que l’initiative est venue d’elle. Sinon il aurait fallu que ça vienne de nous, et qu’on fasse un licenciement, avec un petit peu toute la di� culté, la douleur que ça peut produire sur une halte-garderie qui venait de s’ouvrir.

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Chez la directrice, la valorisation des qualités humaines de la salariée, l’explication « humaniste » étayée par des raisonnements psychologiques, entre en confl it avec des impératifs économiques et gestionnaires malgré tout intériorisés eux aussi. Ces derniers éléments dessinent les contours de ce qu’on peut appeler un ethos profes-sionnel. Faire preuve d’ethos professionnel, ce serait « apprendre non seulement ce qu’il convient de faire pour respecter les règles non écrites de son art, mais encore comment échanger avec ses confrères et les juger en tant que professionnels10.  » Plus précisément, dans le cas des métiers de l’animation socioculturelle, l’ethos professionnel pousse par exemple les individus qu’il caractérise à justifi er leur action en se référant, plutôt qu’à leur expérience, à des savoirs académiques et scolaires, dont l’acquisition est garantie chez eux par un titre scolaire.

Ethos militant et ethos professionnel : deux cas idéal-typiques

La sociologie weberienne de la religion, en conceptualisant l’évolution de la secte à l’Église, permet, par transposition au champ de l’animation, de mieux comprendre pourquoi certains intervenants de l’animation, salariés ou bénévoles, assimilent, intériorisent voire promeuvent les normes de l’animation professionnelle, tandis que d’autres y sont rétifs. Weber oppose en eff et le modèle de l’Église à celui de la secte selon le critère de « la séparation du charisme d’avec la personne et son rattache-ment à l’institution, et particulièrement à la fonction [Amt]11. » Lorsque l’animation devient plus professionnelle, que les missions et les compétences de ses intervenants se formalisent, que les organisations se bureaucratisent et que ses modes d’action gagnent en généralité et deviennent dès lors transposables et comparables d’un terrain à l’autre, le charisme de fonction prend le pas sur le charisme de personne. Le charisme de personne des intervenants de l’animation repose sur l’expérience et l’ancienneté acquises sur le terrain ainsi que sur des qualités sinon toutes héri-tées, comme une origine ethnique, du moins exactement adaptées à un terrain et un public spécifi ques. Le charisme de fonction, lui, repose sur le statut hiérarchique associé dans l’organigramme au poste de travail ainsi que sur des compétences acquises via les études universitaires et certifi ées par la puissance publique via un diplôme d’État censé garantir une capacité à assurer l’animation sur tous les terrains et avec tous les publics. Pour le dire autrement, une animation de type militant valo-rise les détenteurs de ce qu’on pourrait appeler, à la suite de J.-N. Retière, le « capital d’autochtonie », c’est-à-dire « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés12 », alors qu’une animation de type professionnel avantage les agents à fort capital scolaire.En termes d’animation, passer d’un modèle de secte à un modèle d’Église, c’est donc passer d’une organisation dans laquelle le pouvoir provient des qualités person-nelles et uniques de personnes ayant fait le choix militant de s’engager dans l’anima-tion, à un type d’organisation plus bureaucratique où le pouvoir tient à la fonction occupée, elle-même rendue accessible par des diplômes. Charisme de la personne et charisme de fonction ne mettent pas en jeu les mêmes types de capitaux des agents.

10 - Zarca B., 2009, p. 352, cité par Fusulier, 2011, p. 104..11 - Weber M., 1996, p. 251-252.12 - Retière J.-N., 2003, p. 9.

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Il est possible de s’en rendre compte à partir de deux cas idéal-typiques13 d’interve-nants de l’animation aux caractéristiques contrastées. Afi n de bien montrer que la professionnalisation de l’animation dessine des clivages qui dépassent l’opposition salariés/bénévoles, ces deux cas ont été choisis l’un chez une bénévole et l’autre chez une salariée  ; mais c’est chez la salariée que l’on retrouve l’ethos militant, et chez la bénévole que l’ethos professionnel se donne à voir. Pour le cas de la personne salariée, nous retrouvons Yasmina. Elle a soixante ans et a déjà travaillé dans le centre pendant vingt-six ans. De mère française et de père algérien, elle est bilingue français-arabe, et ses qualités uniques et personnelles, autrement dit un charisme de personne, ont joué pour beaucoup dans son travail auprès des femmes du quartier :

Elles m’ont demandé déjà d’où j’étais, d’où je venais, quelle était ma famille, et je t’assure que le lendemain, elles m’ont ramené tout mon curriculum du pays ! Elles savaient qui j’étais, qui était mon père, qui était… Et comme j’ai la chance que mon grand-père était quelqu’un de très connu, patriarche au bled, j’ai jamais eu de problèmes, jusqu’à maintenant, j’ai jamais eu de problèmes.

Yasmina tente d’ailleurs de reconvertir son capital d’expérience en capital scolaire en obtenant, à l’âge de cinquante ans, un diplôme des hautes études en pratiques sociales dans un collège coopératif, façon d’acquérir la théorie de sa pratique et de tenter de rendre son capital spécifi que valorisable dans la nouvelle logique profes-sionnelle. Elle utilisait la compétence rare de son bilinguisme au quotidien au centre social, mais décide, depuis l’adoption de la grille de salaires, de ne plus en faire profi ter ses collègues. L’inventaire forcé des « compétences » de chacun met en porte-à-faux les représentations altruistes de l’animation « militante » qui caractérisaient jusque-là les anciennes salariées. Yasmina continue d’utiliser cette ressource « pour les femmes », et refuse de le faire « pour le centre social ». Quand l’ancienne philosophie de l’animation fait place à une nouvelle, plus profession-nelle, plus standardisée, et dont les critères désajustent les propriétés de certains, ceux-ci ne se reconnaissent plus dans le centre social. Ce que Yasmina aurait fait volontiers « pour le centre social » du temps où celui-ci était encore une struc-ture familiale où sa position était ajustée à ses ressources, elle ne veut plus le faire aujourd’hui. La logique économique et administrative oppose ici clairement les salariés qui estiment travailler « pour la cause » et ceux que les premiers suspectent de travailler « pour le salaire ». Marie-Claude, elle, est bénévole en alphabétisation dans le centre social depuis trois  ans. Cette institutrice retraitée de cinquante-neuf  ans est très appré-ciée des responsables du centre justement grâce à ce «  professionnalisme  », ce « sérieux » qui la caractérisent dans sa pratique de bénévole. Elle dit avoir choisi

13 - L’idéal-type, ou type idéal, est un outil qu’on trouve notamment chez M. Weber, et qui consiste à construire une version stylisée de l’objet en en accentuant délibérément certains traits. Ici, les types idéaux présentés sont des cas exemplaires dont les caractéristiques n’ont pas été accentuées ni modifi ées par regroupement. Mais ils restent des types idéaux dans la mesure où, dans la réalité, la plupart des cas composent avec ces deux extrêmes. Comme en témoigne le cas de la directrice du centre social, à la fois militante et professionnelle, la séparation entre les deux types d’ethos est parfois moins nette que dans les cas choisis ici à dessein de présenter plus clairement les deux ethos identifi és. Pour un aperçu des usages de la notion d’idéal-type en sociologie, cf. Coenen-Huthier J., 2003.

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l’alphabétisation parce qu’« il [lui] semblait que c’était dans [ses] compétences » ; « mon travail d’enseignante toujours en recherche m’a été utile ». Son profi l illustre bien la reconversion d’un capital scolaire spécifi que dans des pratiques de béné-volat dans lesquelles son habitus professionnel d’institutrice trouve un terrain de redéploiement. Elle a importé dans le centre social une méthode très systématique d’apprentissage du français pour les adultes, très « scolaire », basée sur la répéti-tion et l’imprégnation. Il est rare qu’elle sorte de son « rôle » sérieux d’institutrice : préparant énormément les cours à la maison, elle eff ectue des évaluations régu-lières, remplit un cahier où le contenu de la leçon du jour est inscrit. La méthode appliquée insistant sur la nécessité de mettre toujours en situation les connais-sances acquises, même pendant un trajet en métro, elle interroge les femmes pour leur faire déchiff rer le nom des stations. Le « professionnalisme » de Marie-Claude se perçoit également en creux dans les limites qu’elle met à son engagement : elle tient à faire toutes les réunions nécessaires, mais jamais le soir : « Je ne fais pas que ça dans la vie ! »

ConclusionQuand il rappelle que «  le processus de professionnalisation est non seulement temporel, mais aussi social, c’est-à-dire travaillé par des interactions, des échanges, des confl its, des négociations, qui impliquent une multiplicité d’acteurs », D. Dema-zière14 semble inviter à ausculter de près ce qui se joue dans les transformations d’une activité quand elle tend à se professionnaliser. C’est la raison pour laquelle il paraît utile d’aller voir sur le terrain les eff ets de la diff usion des normes professionnelles, en ajustant progressivement la focale sur des observations de plus en plus micro-sociologiques : l’adoption d’une grille de salaires nationale, la réorganisation d’un organigramme suite à un départ à la retraite et la négociation très locale d’un fais-ceau de tâches. Chacune donne à voir, à trois échelles diff érentes, les modalités de la diff usion de normes professionnelles et les confl its que celle-ci occasionne. Ce n’est pas principalement à travers l’opposition salarié/bénévole qu’on peut comprendre au mieux le principe de ces confl its. En eff et, il faut analyser les ethos dont les inter-venants de l’animation sont porteurs (et leurs diff érents types de capitaux) pour être à même de rendre compte de la disparité des façons d’animer. Cependant, en opposant un ethos militant et un ethos professionnel sous la forme de deux idéal-types inspirés de la sociologie weberienne des religions, je n’ai pas voulu signifi er qu’une posture de « professionnel  » était absolument incompatible avec une forme de militantisme. D’ailleurs, si tel était le cas, qu’en serait-il des diverses formes de professionnalisation du militantisme, dont la conversion de la directrice du centre qui a été analysé ici off re une illustration ? En mettant en relation ces deux types d’ethos avec des formes de capitaux spécifi ques, il s’agissait plutôt de voir en quoi les conditions sociales de conversion à l’ethos professionnel sont inégalement réparties entre les intervenants de l’animation.

14 - Demazière D., 2009, p. 87.

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