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Les conceptions de l'après- mort chez les jeunes Belges francophones en Wallonie et à Bruxelles :...

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Social Compass 60(1) 59–78 © The Author(s) 2013 Reprints and permissions: sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/0037768612471773 scp.sagepub.com social compass Les conceptions de l’après- mort chez les jeunes Belges francophones en Wallonie et à Bruxelles : transactions symboliques et recompositions de l’objet « religion » José Juan OSÉS BERMEJO Universidad Nacional Autónoma de México, México Résumé Dans un contexte fortement sécularisé comme celui de la Belgique, le repli des orthodoxies religieuses et l’essor des conceptions de l’après-mort de type cyclique, surtout parmi les jeunes, soulève quelques questions relatives aux dynamiques symboliques et religieuses contemporaines. L’analyse structurale de 35 entretiens semi-directifs collectés auprès de jeunes hommes et femmes francophones wallons et bruxellois provenant de diverses strates sociales livre quatre types de symbolique d’après-mort, chaque type englobant un nombre variable de modalités. Invitant à un dialogue critique avec la théorie de la sécularisation de Karel Dobbelaere, la sociologie de la « modernité religieuse » de Danièle Hervieu-Léger et la théorie des champs de Pierre Bourdieu, les potentialités et limites de cette contribution prétendent se situer dans le cadre des débats contemporains en sociologie de la culture et de la religion. Mots-clés analyse structurale, après-mort, Belgique, croyances, jeunes, religion, représentations, transformations symboliques Pour toute correspondance : José Juan OSÉS BERMEJO, Universidad Nacional Autónoma de México, Institute of Social Research, Autonoma Circuito Mario de la Cueva s/n Ciudad de la Investigación en Humanidades, Ciudad Universitaria, C.P. 04510, Coyoacán, México, D.F. Email : [email protected] 471773SCP 60 1 10.1177/0037768612471773Social CompassOsés Bermejo: Les conceptions de l’après-mort chez les jeunes Belges 2013 Article
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Social Compass60(1) 59 –78

© The Author(s) 2013Reprints and permissions:

sagepub.co.uk/journalsPermissions.navDOI: 10.1177/0037768612471773

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socialcompass

Les conceptions de l’après-mort chez les jeunes Belges francophones en Wallonie et à Bruxelles : transactions symboliques et recompositions de l’objet « religion »

José Juan OSÉS BERMEJOUniversidad Nacional Autónoma de México, México

RésuméDans un contexte fortement sécularisé comme celui de la Belgique, le repli des orthodoxies religieuses et l’essor des conceptions de l’après-mort de type cyclique, surtout parmi les jeunes, soulève quelques questions relatives aux dynamiques symboliques et religieuses contemporaines. L’analyse structurale de 35 entretiens semi-directifs collectés auprès de jeunes hommes et femmes francophones wallons et bruxellois provenant de diverses strates sociales livre quatre types de symbolique d’après-mort, chaque type englobant un nombre variable de modalités. Invitant à un dialogue critique avec la théorie de la sécularisation de Karel Dobbelaere, la sociologie de la « modernité religieuse » de Danièle Hervieu-Léger et la théorie des champs de Pierre Bourdieu, les potentialités et limites de cette contribution prétendent se situer dans le cadre des débats contemporains en sociologie de la culture et de la religion.

Mots-clésanalyse structurale, après-mort, Belgique, croyances, jeunes, religion, représentations, transformations symboliques

Pour toute correspondance :José Juan OSÉS BERMEJO, Universidad Nacional Autónoma de México, Institute of Social Research, Autonoma Circuito Mario de la Cueva s/n Ciudad de la Investigación en Humanidades, Ciudad Universitaria, C.P. 04510, Coyoacán, México, D.F. Email : [email protected]

471773 SCP60110.1177/0037768612471773Social CompassOsés Bermejo: Les conceptions de l’après-mort chez les jeunes Belges2013

Article

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AbstractIn a highly secularized context such as Belgium, the decline of religious orthodoxies and the development of conceptions of a cyclic afterlife, especially among young people, raises issues for contemporary religious and symbolic dynamics. The structural analysis of 35 semi-structured interviews of young French-speaking men and women from various social strata in Wallonia and Brussels leads the author to define four types of life-after-death symbolism, each type including a variable number of modes. Inviting a critical dialogue with Karel Dobbelaere’s theory of secularization, Danièle Hervieu-Léger’s sociology of ‘religious modernity’ and Pierre Bourdieu’s field theory, the potential and limits of the author’s contribution claim to be within the scope of contemporary debates in the sociology of culture and religion.

Keywordsafterlife, Belgium, beliefs, representations, religion, structural analysis, symbolic transformations, young people

Introduction

Le terrain d’observation de cette recherche est traversé par certaines évolutions défi-antes. La lecture des données quantitatives permettait de constater, dans les phases initiales de l’investigation, la progression d’un processus de sécularisation qui entraîne un recul significatif des orthodoxies catholiques en matière de croyances et de pra-tiques (Voyé et Dobbelaere, 2001 : 149–151, 155, 159). Parallèlement était constatée l’expansion de certaines conceptions qui tendent à se démarquer de ces orthodoxies. C’est le cas, notamment, des croyances de type cyclique (Hiernaux, Legros et Servais, 2001 : 21–34 ; Lambert, 2004 : 31). Par ailleurs, les évolutions évoquées semblaient s’accentuer davantage parmi la population jeune (Hiernaux, Vandendorpe et Legros, 2001 : 111–122 ; Lambert, 2005 : 69).

Face à de telles évidences, quelques questions émergeaient. Comment les secteurs jeunes de la population concernée construisent-ils le sens de leur existence, notamment celui se rapportant à l’après-mort, par comparaison aux générations antérieures ? Comment de telles conceptions s’articulent-elles avec les perceptions sociales et les positionnements éthiques des acteurs ? Quelles références ces acteurs mobilisent-ils dans les productions symboliques qu’ils élaborent, la plupart du temps hors de l’emprise des appareils religieux ? Dans un contexte où les transformations sociales accomplies lors des dernières trois décennies tendent à normaliser la fragmentation des trajectoires biographiques, les systèmes symboliques intégrant les conceptions de l’après-mort des jeunes Belges constituent-ils de véritables « visions du monde » pourvues d’une efficacité mobilisatrice, ou s’agirait-il plutôt de productions de sens peu articulées et pourvues d’une signification pratique faible ? Les conceptions en vogue revêtent-elles la même signification quelle que soit la position sociale ? Enfin, dans quelle mesure le religieux intervient-il dans des productions symboliques qui, pour la plupart, échappent au pouvoir régulateur des Églises ? Autant de questions vis-à-vis desquelles les méthodes quantitatives semblaient insuffisantes, et devant les-

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quelles il fut nécessaire de progresser par d’autres moyens. Ce type de questionnement situe la problématique de notre recherche dans le domaine d’une sociologie du changement culturel et de la religion.

Transformations symboliques et « religion » : approche théorique et méthodes

Actuellement, aucun paradigme dominant en sociologie ne se dégage. Cependant, les contributions classiques de Durkheim et de Weber constituent le référent presque omniprésent à partir duquel les diverses approches sociologiques contemporaines du « religieux » s’élaborent, de façon plus ou moins souple, critique ou transgressive. La démarche présidant à cette recherche a été envisagée à partir de la réappropriation des auteurs classiques cités pour, en dernière instance, confronter les résultats qui en dérivent aux apports de quelques approches sociologiques d’actualité. Au travers de notre synthèse a été introduit un système de catégories d’observation apte à la saisie du « religieux » dans une perspective fonctionnelle, orientée vers l’analyse des idéaux et des sacralisations qui mobilisent effectivement les acteurs, indépendamment de l’approche, religieuse ou autre, au travers de laquelle de telles productions s’annonçaient. Simultanément, notre perspective s’est focalisée sur les manifestations de l’objet à un plan substantiel, soit sur les formes, plus ou moins classiques ou inattendues, sous lesquelles parfois se présentaient, dans le contexte de la recherche, les croyances en des figures divines, ou en d’autres entités et notions qui ont marqué le développement des religions dites « historiques », tels l’« âme », le « péché », le « salut », etc. (Osés, 2012 : 15–135).

Selon nos hypothèses théoriques, les croyances et les représentations relatives à l’après-mort en vogue parmi les jeunes francophones belges doivent prendre sens au regard de transformations symboliques concrètes, empiriquement observables. Dans un travail oublié, le marxiste hétérodoxe Wilhelm Reich attirait l’attention sur le retard tendanciellement systématique que prennent, dans le contexte des sociétés différenciées, les structures subjectives à l’égard des structures sociales (Reich, 1972). Dans un contexte socio-économique marqué par le repli de la « condition salariale » (Castel, 2006), par l’évanescence des « identités de métier » (Dubar, 2000) et par la crise du concept de « carrière » (Dahrendorf, 1993 : 210–216 ; Luhmann, 1995 : 130–136), où les trajectoires biographiques tendent à se fragmenter, les explorations sociologiques des phénomènes de crise identitaire (Dubar, 2000 : 95–128 ; Nicole-Drancourt et Roullau-Berger, 2001 : 153–250 ; Sennett, 2000) confirment, à partir de différentes perspectives, l’actualité de cette hypothèse. Ainsi, dans la mesure où les structures psychiques, comme l’affirment Remy et Hiernaux, ont une histoire faite d’expériences passées ou de « socialisations », on peut « concevoir que les confrontations de ces mêmes structurations psychiques à des contextes socio-historiques ultérieurs, puissent s’entendre en fait comme celles entre, d’une part, des paramètres socio-historiques antérieurs qu’elles ont intégrés et, d’autre part, les paramètres environnementaux redéfinis qu’elles rencontrent ultérieurement » (Remy et Hiernaux, 2001 : 263). Notre analyse des transformations symboliques visait à saisir

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ce qui demeure chez les sujets, c’est-à-dire les marques d’intériorisations antérieures – renvoyant l’analyse alors aussi à l’histoire du marquage par les conditions évoquées – à partir desquelles les transformations prennent la forme de « transactions symboliques » dans lesquelles les sujets recomposent le symbolique – normalement sur le mode inconscient –, d’une part, à partir des nouvelles conditions, et d’autre part, à partir de leurs intériorisations antérieures (Hiernaux, 1997 : 109–110).

L’approche théorique synthétisée ici articule une méthode spécifique de formalisation et d’analyse des données qualitatives. L’analyse structurale de contenus permet de saisir les rapports associatifs et disjonctifs articulant les contenus de sens propres d’une manifestation culturelle donnée. Ainsi, elle fait apparaître les « manières de voir les choses », les « systèmes de perception » que cette manifestation exprime (Hiernaux, 1995 : 113), et qui, en dernière instance, sont susceptibles d’organiser les comportements des acteurs selon les contraintes inhérentes aux principes de division et au jeu de hiérarchies qu’ils engagent. L’emploi de cette technique permet à l’observateur d’accéder à la logique implicite du matériau, de comprendre les implications de ce qui est dit, souvent de manière non consciente et suivant des procédés autres que la rhétorique, et d’en analyser les conséquences sur le plan du sens (Remy, 1990 : 113). Au cours de cette recherche, cette technique d’analyse s’est vue appliquée à un échantillon formé par 35 entretiens semi-directifs réalisés auprès de jeunes francophones belges des deux sexes résidant en Wallonie et à Bruxelles. Les jeunes interrogés étaient âgés de 20 à 35 ans et provenaient de diverses strates sociales. Leurs parcours de socialisation variant considérablement, certains d’entre eux étaient, à l’heure de l’entretien, des jeunes « sans religion », tandis que d’autres affirmaient une appartenance religieuse catholique, chrétienne ou islamo-chrétienne.

Apports empiriques

L’analyse structurale des récits collectés a permis d’abstraire quatre types de symbolique de l’après-mort. Chacun des types englobait à son tour un nombre variable de modalités.

Symboliques de la réincarnation

L’analyse structurale de neuf entretiens de notre échantillon nous a amenés à dégager trois modalités de production de la croyance en la réincarnation (Osés, 2012 : 136–237). Elles s’engendrent à partir de conceptions intériorisées au long des parcours de socialisation divers :

La croyance en la réincarnation produite à partir de schémas religieux. La croyance en la réincarnation découle, dans ce cas, de schémas religieux qui affirment leur stabilité par delà des crises qui, parfois, avaient engagé le déclin de l’appartenance religieuse autrefois assumée. Dans cette modalité, les scénarios réincarnationnistes futurs inversent les conditions de vie des sujets, des conditions qu’ils perçoivent comme étant défavorables à une instauration de soi. Des éléments divers sont perçus par les acteurs en guise d’opposants connotant négativement – comme trop problématique, voire impossible – la poursuite des ultimités décisives qu’ils ambitionnent. Ainsi, le manque de « diplômes » et

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d’« argent » qui permettraient à tout un chacun d’« arriver à son rêve » ; un « handicap » qui constituerait un « frein », et ceci « quoiqu’on en dise » ; le fait d’être « noir », qui supposerait qu’on doive « faire plus que les autres » ; « un tir qui s’est mal déroulé » dans le passé, la prudence conseillant pourtant à l’enquêteur, devant le sujet en question – fortement affecté par l’ingestion d’alcool – de ne pas y revenir… Munis de perspectives pessimistes, les jeunes de ce groupe ne se projetaient pas dans l’avenir, et ceux qui le désiraient se montraient incapables de mettre en place des stratégies concrètes visant à atteindre leurs objectifs. Leur image positive d’eux-mêmes devenait alors pur desideratum, et l’opposé négatif de cette image – un soi « mou », « incompétent », « dans le flou », « dépendant »… – tendait, par contre, à coïncider avec leur vécu. Dans les scénarios réincarnationnistes qu’ils envisageaient, leurs sentiments de dépendance institutionnelle et familiale, la privation des ressources culturelles et des épisodes « lourds » marquant leurs trajectoires s’y trouvaient en effet décisivement remués ou « rectifiés »… Assumant des fonctions psychoaffectives de compensation, les croyances dans la réincarnation nous livraient ici donc quelques exemples de « théodicées de la souffrance ». Les sujets adhérant à cette variante provenaient de familles d’origine immigrée et/ou possédaient un capital scolaire limité ; deux d’entre eux se trouvent en situation de chômage, un autre ne pouvait pas travailler en raison de son handicap physique.

La croyance en la réincarnation dérivée de principes séculiers d’instauration de soi. La logique s’appliquant aux réincarnations espérées s’ajuste à celle qui, selon les acteurs interrogés, devrait régler les destins sociaux. Dans cette situation, les productions symboliques des auteurs ne mobilisent point de conceptions religieuses. Les visions du monde et de l’après-mort se construisent sur des principes entièrement séculiers. Surmontant des passés jalonnés par des crises – violence conjugale, chômage et déménagements forcés, échec scolaire –, les sujets que regroupe cette modalité ont, en effet, réussi à réorienter leurs vies et, munis de stratégies concrètes d’instauration de soi – l’une, concentrant ses perspectives de promotion sociale sur une pédagogie de l’ascèse dans le travail, l’autre misant sur ses investissements scolaires –, se projettent positivement dans l’avenir. Les jeunes adhérant à cette variante provenaient de strates sociales moyennes ou inférieures et possédaient un capital scolaire inférieur, moyen et supérieur non universitaire : une femme issue d’une famille nombreuse d’origine ouvrière et immigrée, travaillant au foyer avec quatre enfants à sa charge ; un jeune provenant d’une famille monoparentale en situation de chômage.

La croyance en la réincarnation dérivée de principes « ésotériques » déployant un « évolutionnisme pédagogique ». La représentation de la réincarnation s’engendre à partir de schémas qui transposent au domaine de la vision du monde et de l’après-mort des jeunes certains traits typiques de l’« évolutionnisme pédagogique » traversant un bon nombre de doctrines ésotériques (Hanegraaf, 1996 : 265–275) : investis d’une mission, nous sommes appelés à « évoluer » pendant la vie et après la mort. Ici se concentrent les rapports symboliques à la réalité sociale restituant des trajectoires biographies cohérentes et une confiance manifeste en l’avenir. Dans de tels cas, la réincarnation devait compléter les bénéfices acquis lors d’existences antérieures sous forme de karma ou ceux de ces bénéfices favorisés par les prédéterminations divines d’un « destin », suscitant ainsi des

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« théodicées du bonheur ». Les adhérents à cette conception provenaient des strates supérieures et détenaient un capital scolaire moyen ou élevé.

Symboliques du cycle vital de l’énergie

L’analyse structurale de six entretiens de notre échantillon a mis au jour une conception de l’après-mort cyclique et « énergétique » (Osés, 2012 : 238–334). Le type de symbolique qui nous concerne engage une vision écocentrique du monde, dont les correspondances avec le noyau de la pensée écologiste semblent assez évidentes. Premièrement, par opposition à la figure négative d’un dieu personnel rapporteur d’hétéronomie et d’aliénation, s’exalte ici la fonction vivifiante d’une « énergie », sorte de principe dynamisant de la matière ; animés par la même force originelle, les organismes vivants n’admettraient point de hiérarchisation. Ensuite, toute action individuelle s’inscrit au sein de séries causales qui se prolongent à l’infini dans l’espace et dans le temps. Ainsi, l’univers constitue un ordre déterministe et relationnel dans lequel s’impose une action prudente et responsable. Enfin, la mort anticipe, pour l’ensemble des espèces, y compris humaine, une contribution positive au cycle universel de la vie… Cependant, au sein d’une conception de ce type, deux alternatives émergent :

1) Dans une première sous-modalité, la contribution positive au cycle universel de la vie excluait la problématique d’une reconnaissance sociale post mortem de l’individualité. Pour les jeunes concernés, les différences de mérite en termes de respect éprouvé et effectivement pratiqué à l’égard de la « vie » se laissaient justement rétribuer par l’« énergie » et l’« univers » lui-même : ce qu’on fait retentit finalement, tôt ou tard, sur soi-même… Ces jeunes se tournaient vers une certaine « spiritualité » à instaurer dans le domaine privé. Pour eux, une variété relative de rapports pratiques au monde prévalait – les sujets constituant un tel sous-groupe partageaient leurs investissements professionnels et/ou de formation dans des champs divers, tels qu’artistique, scientifique, ou relatif à la santé.

2) Incluant, par contre, la problématique d’une reconnaissance sociale post mortem de l’individualité, les autres récits présentaient la société comme tribunal capable de rétribuer les différences évoquées : dans cette variante, les actions manifestant le respect, ou le manque de respect à l’égard de la vie sont susceptibles de laisser une « trace » reconnaissable par les générations à venir, « trace » sur base de laquelle celles-ci émettront leur jugement à propos du défunt… Les investissements assumés par ces jeunes présentent des traits davantage « contestataires » et favorables à une transformation sociale émancipatrice à opérer dans la sphère publique. Parmi ces jeunes, l’exercice d’une pratique pédagogique et la préparation à une intégration au sein d’organisations de coopération semblaient favoriser un rapport pratique au monde capable de générer des « identités flatteuses » (Neveu, 2002 : 123, 127–128).

Symboliques du paradis

L’analyse structurale de quinze récits de notre échantillon a dévoilé six modalités de croyance dans un après-mort défini en termes – plus ou moins orthodoxes ou hétérodoxes

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– de « paradis » (Osés, 2012 : 1–195). Les deux premières modalités se concentrent parmi des jeunes universitaires fortement intégrés dans la vie de l’Église et de ses organisations. Leurs conceptions de l’après-mort découlent de schémas religieux fortement convergents avec la doctrine qui marque l’histoire récente d’une orthodoxie catholique. Les références mobilisées à l’appui des conceptions assumées par les jeunes semblent dans les deux cas assez orthodoxes. L’Église catholique se voit délégitimée dans un seul récit qui semble incarner, à l’intérieur de la modalité concernée, une variante protestantisée de catholicisme. Le reste des modalités regroupe des jeunes qui entretiennent un lien faible ou presque inexistant avec l’Église catholique. Parfois, ils déclinent leur ancienne appartenance religieuse.

Le paradis en tant que résurrection universelle de l’humanité. Dans la première modalité, l’après-mort se représente comme une résurrection universelle garantie par un dieu tolérant et du pardon, en cohérence avec le courant théologique qui avait informé le tournant conciliaire. Enfin, l’« optimisme » et la « confiance » en un avenir qui « est déjà là et qui s’affirme petit à petit », un avenir « qui vient du fond de l’être » marquent, en termes psychoaffectifs, les perceptions non défavorables à une instauration de soi des jeunes universitaires issus des strates « aisées » et capables de mobiliser des références religieuses à l’appui de leurs propres conceptions.

Paradis/enfers comme destinées d’après-mort d’un sujet libre et autonome. Dans la deuxième modalité, l’universalité du salut s’estompe en faveur d’une conception qui présente le salut et la condamnation comme étant les aboutissements positifs et négatifs auxquels conduiraient les choix d’un sujet libre et autonome. Ainsi, les schémas religieux qui structurent la deuxième modalité semblent se faire l’écho des orientations théologiques qui ont marqué et continuent d’influencer l’orthodoxie doctrinale catholique en phase postconciliaire. Enfin, cette conception prend sens pour des sujets universitaires présentant des perspectives non défavorables à une instauration de soi et capables de mobiliser, pour appuyer leurs conceptions, des références savantes cohérentes avec la doctrine catholique.

L’après-mort comme destinée déterminée par les véridictions d’un dieu juge. Dans la troisième modalité, l’après-mort s’associe invariablement à l’établissement d’une justice divine. La liberté humaine comme élément déterminant du salut ou de la condamnation et la minimisation de l’intervention de Dieu, éléments typiques de la deuxième modalité, disparaissent ici en faveur de l’impératif d’adéquation à un ordre moral consacré par un dieu juge qui récompense les justes et punit les coupables. L’appartenance religieuse est perçue ici, à l’intérieur de cette modalité, comme la marque fondamentale d’une identité ethnoculturelle spécifique : elle constitue la condition indispensable d’un alignement avec la tradition culturelle locale transmise de génération en génération. Cette variante présente parfois plusieurs traits typiques d’une religiosité populaire (culte aux saints, rites funéraires catholiques comme enjeux d’une sociabilité locale, adhésion ambivalente aux dogmes abstraits d’une doctrine catholique peu maîtrisée, etc.). Les jeunes adhérant à cette conception proviennent de familles modestes d’origine ouvrière et de petits commerçants. Habitant en milieu urbain ou rural, l’insertion au sein des rapports locaux et de voisinage d’entraide constitue un solide adjuvant pour les sujets concernés. Aucun d’entre eux n’a suivi d’études supérieures.

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Les symboliques du paradis des proches. La quatrième modalité laisse entrevoir un paradis réunissant non pas l’humanité, ni les personnes éthiquement vertueuses, mais les collectifs proches auxquels les jeunes concernés affirment une appartenance forte et exclusive. La vision de l’origine de la vie et du monde des sujets interrogés mobilise, en termes positifs et négatifs, les acquis symboliques dérivant de leur expérience du catholicisme. L’absence de principes religieux subsumant les problématiques individuelles et familiales dans des schémas universalistes met cependant en évidence les limites d’un tel héritage. Issus de diverses strates, les jeunes adhérant à cette conception se comptent parmi des secteurs entretenant un lien peu étroit ou inexistant avec l’Église catholique, des secteurs au sein desquels les déficits d’une intégration socio-professionnelle incertaine et/ou moins gratifiante, ou encore les conséquences d’un événement familial tragique fort marquant induiraient à un repli sur la sphère privée et intime.

Le dynamisme de l’esprit dans l’après-mort. La cinquième modalité entraîne l’image d’un au-delà spirituel où l’individualité humaine pourrait poursuivre un processus dynamique d’accomplissement. Un tel processus s’organiserait en passages autonomes et autogérés au travers de « strates » ou de « paliers » hiérarchisés selon des critères d’excellence éthique et de connaissance. Les sujets se référant à cette conception refusent leur ancienne appartenance au catholicisme et les principes religieux acquièrent une présence variable dans leurs perspectives. Munis de conceptions d’instauration de soi favorables à l’avenir, ils proviennent des strates sociales moyennes et poursuivent des études supérieures.

L’après-mort comme processus fusionnel de l’« âme » dans la divinité. Les jeunes adhérant à cette conception présentent un lien à l’Église variable. Cependant, leur représentation de la divinité substitue aux variantes personnelles celles qui se laisseraient désigner en termes de « force » ou « lumière ». Leur vision du monde se détourne de la doctrine catholique : au lieu de se situer au sommet de la création, l’être humain se voit ici inclus dans un ordre « bioécologique » ou « universel » en condition d’égalité avec le reste des espèces… La pénétration des conceptions écocentriques au sein de l’univers catholique pourrait illustrer le caractère général d’une perméabilité des secteurs divers de la population jeune à des pratiques et des discours autour desquels pourrait se constituer une « unité générationnelle spécifique » (Mannheim, 1952 : 303–304). Les jeunes adoptant cette conception ont réalisé des études universitaires et proviennent des strates supérieures, également universitaires.

Symboliques des transcendances sociales de la mort

Résultant de l’analyse de cinq récits, les variantes de symboliques d’après-mort dégagées entraînent l’individualité du défunt vers des alternatives diverses de transcendance sociale (Osés, 2012 : 196–272). Elles sous-tendent différentes expressions d’« incroyance » à l’égard d’une « vie d’après-mort »… Les principes générateurs des conceptions concernées présentant des traits fondamentalement séculiers. Elles émergent parmi des groupes de jeunes passés par le champ religieux. Les conceptions catholiques transparaissent cependant, dans chaque modalité, d’une façon variable :

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L’après-mort comme possibilité de persistance de l’individualité au sein de la sphère privée et intime. Dans la première modalité, la mort introduit la possibilité d’une persistance de l’individualité dans la « pensée » des cercles proches – « famille », « amis », « enfants ». La transcendance de la mort devient ainsi possible dans la sphère privée et intime, espace qui concentre des investissements affectifs considérables parmi les sujets interrogés. Ayant suivi des études supérieures, les jeunes adhérant à cette alternative d’après-mort présentent un rapport plus ou moins instrumental ou expressif au travail et s’attribuent une position stabilisée ou en « évolution » positive dans cette sphère.

L’après-mort comme possibilité de transcendance individuelle au sein de la sphère publique. Dans la deuxième modalité, la mort rend possible une transcendance individuelle dans la sphère publique. La persistance de l’individualité dépasse ici l’espace de la famille et des collectifs proches pour se projeter, sinon exclusivement, du moins principalement sous forme de substrat, reconnaissable par les générations à venir, au travers de l’« écriture », des contributions aux « relations sociales » ou d’un progrès scientifique. Les sujets adhérant à cette conception ont suivi des études universitaires et, par leurs formations et/ou leurs investissements professionnels, tendent à justifier leur existence sociale en termes d’engagement désintéressé et altruiste en faveur de la « connaissance » ou du bien de la « société » ou de l’« humanité ».

L’après-mort comme négation des transcendances sociales de la mort. Enfin, la troisième modalité dessine un scénario d’après-mort en nette opposition aux alternatives antérieures. À la différence des adhérents aux alternatives précédentes, le tenant de cette conception s’attribue une image négative de soi dont les attributs – chômeur, inactif, angoissé, seul, déprimé, suicidaire, etc. – coïncideraient avec la réalité. Sur le plan du rapport symbolique de l’acteur à la réalité sociale, l’affirmation d’une ultimité définie comme le fait de « se sentir utile et participer de la société » et l’alternative positive de « se trouver une compagne » suggèrent finalement une équivalence entre la désirabilité des transcendances sociales de la mort et le risque que le sujet, confronté à des conditions objectives de vie peu favorables à une instauration de soi, ferait dériver d’une adhésion à celle-ci… Ayant suivi des études supérieures, l’acteur se référant à cette conception présente un profil de chômeurs de longue durée et suit des formations du soir.

Synthèse conclusive et discussion

Les résultats de cette recherche et les conclusions qui s’ensuivent furent situés dans le cadre de quelques débats d’actualité en sciences sociales (Osés, 2012 : 274–359). Quelques passages significatifs de cet exercice seront synthétiquement proposés ici.

Les symboliques contemporaines de l’après-mort : le produit de transactions de sens socialement contraintes

Quelques commentaires se rapportant au changement culturel et religieux traversant notre contexte d’observation s’imposent. En premier lieu, les symboliques contemporaines

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relevées au travers de ces entretiens réinvestissent de nombreux traits symboliques qui organisaient les modèles culturels propres aux générations précédentes, des traits qui semblent acquérir, de nos jours, une nouvelle signification, de par leur intégration au sein des structures symboliques originales. La démarche théorico-analytique qui soutient cette contribution illustre donc l’importance de l’effet contraignant que le symbolique exerce sur son propre devenir au fil des processus de changement culturel… Cependant, les transformations symboliques ne s’opèrent pas suivant une légalité tout à fait indépendante. Elles éprouvent le marquage des contraintes sociales vis-à-vis desquelles elles possèdent une autonomie qui est uniquement relative. À cet égard, et au-delà des divers effets de position et de trajectoire qu’elles engendrent, on peut d’emblée souligner l’incidence spécifique du contexte socio-économique de précarité relative et d’insécurité généralisée qui définit le terrain d’observation de cette recherche sur l’ensemble des productions symboliques ici présentées. Cependant, les effets symboliques de tels conditionnements socio-économiques généraux ne s’exprimaient pas de façon univoque, mais dans les termes et les limites qu’impose la dynamique de transformation sous-tendant le développement de chaque conception :

1) Les symboliques réincarnationnistes contraignant un sujet émancipé des liens sociaux à se compléter au travers de prochains retours cycliques. Ainsi, elles réinvestissent, dans une perspective individualiste – celle d’un sujet digne et autonome, opposé au monde, en processus d’auto-perfectionnement –, les soucis de complétude qu’exprimaient les productions de sens propres aux générations précédentes, celles qui furent socialisées dans le contexte socio-économique d’abondance relative qui marqua les Trente Glorieuses (Hiernaux et Remy, 1975 : 327–331 ; Remy, Hiernaux et Servais, 1975 : 97–99). Par conséquent, lorsque l’on observe les points de rupture et de continuité qu’elles engagent à l’égard du développement culturel antérieur, les symboliques cycliques concernées tendent alors à apparaître comme des réélaborations à dominante « promotionnelle ».

2) Les mêmes soucis de complétude se voient réinvestis, en ce qui concerne les symboliques écocentriques, dans une perspective de type holistique. Le bénéficiaire de celle-ci n’est plus un individu qui, coupé de son contexte social, serait appelé à se réaliser lors de retours successifs. Ici, l’instauration de soi devient indissociable du devenir problématique d’une totalité réunissant nature et société dans un ordre global à redresser. Voici qui conduisait les jeunes porteurs d’une vision écocentrique du monde à des investissements davantage « spirituels », privés et intimes, ou par contre, davantage « contestataires » et publics, où se recomposaient respectivement, sous des formes tout à fait originales, maints traits qui avaient respectivement marqué les symboliques « charismatiques » et « socio-politiques » des groupes chrétiens à la fin des Trente Glorieuses et au début d’une période de ralentissement économique (Remy, Hiernaux et Servais, 1975 : 102–110 ; Hiernaux et Remy, 1978 : 152–163).

3) L’une des ruptures principales des diverses variantes contemporaines des symboliques du paradis à l’égard du développement culturel qui précéda immédiatement leur apparition consiste dans la réhabilitation de la notion

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d’« au-delà ». Cette notion avait été fortement dévaluée lorsque le « progrès » s’estimait ininterrompu et que le projet d’une complétion de soi à atteindre dans l’ici-bas bénéficiait d’une forte plausibilité. Elle semble redevenir crédible auprès de nouvelles générations socialisées dans un contexte socio-économique de précarité relative et d’insécurité généralisée. Les symboliques concernées récupèrent ainsi l’un des traits typiques des productions de sens « traditionnelles-ascétiques » des générations d’après-guerre, pour lesquelles le paradis devait en grande partie suppléer à la précarité et à l’indignité de ce monde. De ce point de vue, les symboliques contemporaines du paradis engagent, en effet, une « tournure involutive » (Hiernaux et Ganty, 1980 : 526–535).

4) Enfin, les symboliques des transcendances sociales de la mort réinvestissent dans des combinatoires nouvelles quelques traits « promotionnels » importants qui furent en vogue dans la période la précédant immédiatement. Ainsi, la valorisation positive d’une complétude à atteindre dans le domaine privé et intime ou, par opposition, au sein de la sphère publique, l’avenir comme coordonnée temporelle positive favorable à cette complétude, ou bien une représentation moniste et matérialiste de la constitution humaine. Néanmoins, les symboliques des transcendances sociales de la mort réinvestissent parfois, simultanément, certains traits ascétiques. Elles diluent la prééminence d’investissements consuméristes d’autrefois en faveur des modes de vie privilégiant des alternatives de « simplicité » et de modération à l’égard du « matériel ».

L’expansion des symboliques cycliques, une preuve de « déchristianisation » ?

Du fait du caractère relativement inédit des conceptions cycliques de l’après-mort dans un contexte socioculturel de tradition catholique comme celui de la Belgique, les dynamiques symboliques soutenant la production des croyances réincarnationnistes ou celles dans un cycle vital de l’énergie illustrent de façon particulièrement significative comment les créations culturelles apparemment les plus novatrices s’enracinent néanmoins, en dernière instance, dans le développement culturel préexistant à leur apparition (Mannheim, 1952 : 295).

Les différentes modalités de la symbolique de la réincarnation réactualisaient, en effet, plusieurs éléments non marginaux d’une tradition religieuse judéo-chrétienne. Associant d’emblée la possibilité de retours successifs à l’expérience positive d’un accomplissement à trouver, les productions cycliques des jeunes sécularisés s’éloignaient notamment de la conception orientale du karma et réactualisaient en coordonnées immanentes une conception eschatologique du temps héritée du christianisme. D’autres traits non négligeables d’une tradition religieuse judéo-chrétienne se voyaient, cependant, réactualisés au sein des schémas cycliques concernés. La croyance en une réincarnation strictement humaine s’appuyait indistinctement sur l’attribution – souvent exprimée en termes assez explicites – à l’humanité d’un statut privilégié par rapport à l’ensemble des espèces formant l’ordre de la nature. Ces symboliques semblaient ainsi revitaliser la perspective religieuse qui, au fil de l’histoire de l’Occident, avait situé l’homme au sommet de la création. En même temps, opposant également le primat de l’« âme » immortelle, siège de l’individualité et de la moralité, à la passivité d’un corps réduit à la

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condition instrumentale de « chauffeur » temporaire, les symboliques réincarnationnistes semblaient réinvestir les schémas duels hérités d’une tradition spiritualiste chrétienne.

Dans un autre groupe de récits, une conception cyclique de l’après-mort distincte de l’alternative réincarnationniste résultait de l’intériorisation d’une vision écocentrique du monde. Les jeunes adhérant à cette vision se voyaient inclus dans un ordre global relationnel et interconnecté, ceci sur pied d’égalité avec le reste des espèces. Cette image du monde trouvait son contraire négatif dans celle présidée par la croyance en une divinité personnelle, et qui entraînait inévitablement un mode d’existence humaine perçu comme hétéronome et aliénant. Ainsi cependant, l’inversion critique d’une vision du monde religieuse très familière permettait aux jeunes concernés de réinvestir les certitudes soutenant une telle perspective sur de nouvelles formes construites en termes homologues. Car loin de s’évanouir, la croyance en une entité créatrice ne trouvait-elle pas un nouvel objet d’adoration dans une entité perçue comme « force » ou « énergie » qui, au lieu de se retirer du monde après l’acte originel créateur, persisterait par contre à exercer sa puissance vivificatrice sur l’ensemble des formes vivantes peuplant la planète ? Devant la négativisation de la divinité personnelle, la sacralisation ne trouvait-elle pas un substitut davantage positif et adéquat dans toute manifestation de « vie », contraignant ainsi ses promoteurs à observer certains impératifs éthiques incontournables, tels notamment le devoir de respect et de préservation ? L’avenir émergeait ainsi et, s’envisageait comme coordonnée temporelle favorable au rétablissement d’une sorte d’harmonie originelle après une période d’inaccomplissement à laquelle aurait conduit une forme de « chute » – définie en termes de perte de « repères », d’« oubli » d’une lucidité naturelle primordiale ou comme « transgressions » et « douleurs » infligées à une « planète » trop « polluée » qui « crie » et « pleure », rappelant ainsi à l’ordre… Les symboliques cycliques écocentriques réinvestissaient ainsi, dans nombre de cas, la conception triadique du temps d’origine religieuse, qui marquent également la pensée occidentale : l’accomplissement originel – la chute – le rétablissement de l’accomplissement originel. Enfin, par-delà la signification affective toute spéciale dont semblait s’investir le corps, du fait de sa contribution positive au cycle universel de la vie, les modèles anthropologiques impliqués dans les symboliques concernées présentaient de même des homologies fortement révélatrices avec les présupposés d’une anthropologie duelle héritée du christianisme. Car la transition du couple « âme/corps » vers l’opposition « esprit/corps » ou selon une terminologie davantage en rupture, « énergie/corps », étayait dans tous les cas, par-delà les changements de nomenclature, la localisation intérieure d’un principe détenant les facultés agentielles et exerçant son efficacité dynamisante sur une entité corporelle qui, réduite dans tous les cas à une forme de passivité, continuait d’occuper l’espace de l’extériorité…

En guise de synthèse, les commentaires qui précèdent nous semblent inviter à relativiser les diagnostics de « déchristianisation » fondés sur la lecture des données statistiques attestant de l’expansion des conceptions cycliques en Europe occidentale (Lambert, 2001 : 38 ; Bréchon, 2004 : 207–208). Pour ce qui est du cas belge, nos apports tendent sinon à réfuter, du moins à relativiser, la validité de la thèse d’une « ex-culturation du catholicisme » (Hervieu-Léger, 2003a : 90–131). Les compositions symboliques davantage en rupture des jeunes de notre échantillon réinvestissaient, en effet, certains traits propres à cette tradition – conception eschatologique du temps, anthropologie

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duelle héritée du christianisme, représentation du couplage humanité/nature comme dualité hiérarchique, pour ce qui est des symboliques réincarnationnistes. S’il est vrai que les processus de sécularisation à l’œuvre dans notre contexte d’observation engagent une désaffection générale à l’égard des orthodoxies ecclésiales et, très probablement, une méconnaissance croissante des productions culturelles caractéristiques d’une tradition catholique et chrétienne – personnages bibliques, symboles religieux qui marquent notamment l’histoire de l’art occidental –, on aurait cependant tort d’en déduire un estompage total des traits distinctifs – même déterminants – de cette culture religieuse au sein des productions de sens des populations jeunes. Marque distinctive de l’Occident, la tradition religieuse chrétienne et catholique continuerait de perdurer – pour le moment, en tout cas – dans un contexte sécularisé comme celui de la Belgique sous forme de culture plus ou moins niée ou refoulée.

Symboliques de l’après-mort et « styles de vie »

Les acteurs ne sauraient que difficilement orienter leur cheminement, à défaut de systèmes symboliques qui, leur fournissant une perspective sur le réel, le possible et le désirable, orientent leurs pratiques. Cependant, on pourrait se demander à juste titre si – et dans quelle mesure – les systèmes symboliques intégrant les conceptions de l’après-mort de la nouvelle génération belge francophone seraient capables d’encadrer des pratiques systématiques, cohérentes et unitaires jusqu’au point d’inspirer de véritables « styles de vie ». Une réponse fiable à cette question exigerait, à coup sûr, le recueil d’observations différées auprès du public interrogé et, par ailleurs, la mise en œuvre de stratégies méthodologiques incluant des techniques alternatives, telle notamment l’observation-participation. Cependant, l’analyse structurale systématique des matériaux collectés permet de signaler des différences significatives sur le plan des exigences de systématisation éthico-pratique de la vie quotidienne inscrites à l’intérieur de chaque type de symbolique. Présentons ici de façon synthétique les types et les variantes de symbolique d’après-mort davantage susceptibles de comporter une incidence sur la formation de « styles de vie » :

1) La croyance en la réincarnation engendrée à partir de principes ésotériques inspirés d’un « évolutionnisme pédagogique ». L’intériorisation de cette vision du monde stimulait auprès des jeunes de notre échantillon la production d’un système d’exigences intellectuelles, morales et pratiques capable d’organiser leur comportement autour de la pratique d’une « pensée positive », ceci au sein de sphères diverses de la vie sociale, telles que le travail ou la vie privée. Permettant aux jeunes de se confronter à des phénomènes difficilement maîtrisables et de réhabiliter, en cas d’échec, leur image d’eux-mêmes, la pratique d’une « pensée positive » trouvait, dans la certitude de se savoir inscrit dans un cheminement de « sagesse », « compréhension » et « tranquillité », un bien de salut susceptible de favoriser « une réglementation de la vie conformément à la fin religieuse » (Weber, 1992 : 427).

2) Le sujet se référant à la vision écocentrique du monde qui structure les symboliques du cycle vital de l’énergie se perçoit comme étant directement

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responsable à l’égard du devenir global. Les principes de respect de la « vie », le devoir de préservation et, dans le domaine plus concret des rapports humains, l’impératif de tolérance et de respect de la différence émergent alors, en temps de crise, comme la seule alternative éthique adéquate aux défis que pose un futur incertain. Selon les résultats des enquêtes quantitatives mesurant l’expansion de l’écologisme en Europe, de nombreux traits symboliques évoqués – globalité du cadre d’appartenance de l’homme, la « vie » comme valeur suprême, « principe de prudence », « principe de responsabilité » – organiseraient précisément un « monde cosmologique » écologiste capable d’inspirer des pratiques quotidiennes systématiques de type « rituel » : en matière diététique, la fréquentation des marchés « bio » ou le refus de manger de la viande ; le recyclage ; l’emploi de moyens de locomotion moins polluants, etc. (Micoud, 2000 : 259–265).

3) La modalité de symbolique du paradis qui présentait le salut et la condamnation comme les destinées autogérées d’un sujet libre et autonome articulait une éthique ascétique de la responsabilité dont les effets sur le mode de vie pourraient être, en comparaison avec les productions éthiques relevées dans le reste des variantes, plus systématiques. En cohérence avec les tendances eschatologiques prévalant en phase postconciliaire, la représentation d’un dieu d’amour respectueux et promoteur de la liberté et de l’autonomie humaine contraint le croyant à s’assumer comme être pleinement responsable de son salut et de sa condamnation. La disponibilité à l’égard d’autrui exige, dans le cadre de cette conception, la mise en œuvre d’un travail orienté à la transformation ascétique de soi selon un idéal d’auto-perfectionnement spécifique : ce n’est qu’en « se donnant des limites », en « mourant à soi même » et en vainquant l’« être animal » qui habite en nous que les principes éthiques d’« amour » et de « don de soi » seraient à même de prévaloir sur l’« égoïsme » et le « repli »… La représentation d’un dieu, du salut et de la condamnation propres à cette variante, ne soutiennent-elles pas, enfin, le catholicisme « de combat » promu par la hiérarchie catholique lors des premières années du pontificat de Joseph Ratzinger, et qui, visant à promouvoir un ordre temporel inspiré des principes religieux catholiques, contraint les fidèles à « pratiquer » fermement l’« espérance chrétienne » dans leur agir au sein du monde séculier (Ratzinger, 2007) ?

Les recompositions de l’objet « religion » : problèmes théoriques d’interprétation

La discussion sur la dimension religieuse de l’ensemble des symboliques de l’après-mort ici relevées pourrait s’établir à plusieurs niveaux. Sur un plan « fonctionnel », suivant l’approche durkheimienne et en partie wébérienne, les résultats de cette recherche livrent un éventail de formes symboliques révélatrices d’aspects significatifs du sens fondamental vécu par des secteurs divers de la population jeune interrogée. Voilà qui nous conduirait à observer comme religieuses des productions symboliques élaborées, dans nombre de cas, de manière largement ou totalement indépendante de ce qui tend à se présenter comme « religieux ». Suivant une autre perspective, qui pourrait vouloir se fonder tout également sur Weber, la prise en considération de la dimension « substantielle » des

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productions de sens concernées inviterait, par contre, à considérer le devenir des entités particulières auxquelles se rapportaient parfois les systèmes de croyances sacrées des acteurs interrogés, dont très particulièrement – en citant Weber à l’échelle des données –, celui des « âmes », « dieux », « démons » et, en général, des « pouvoirs suprasensibles ». Dans cette dernière perspective, les résultats de cette recherche pourraient stimuler, dans un contexte de tradition catholique comme celui de la Belgique : a) une discussion sur le devenir des croyances diffusées par les autorités religieuses et constitutives d’une orthodoxie plus ou moins respectée et assumée, b) une réflexion sur les conditions sociales et culturelles marquant la production de croyances homologues.

Cependant, plutôt que de présenter ce débat comme un bilan des évidences livrées par cette recherche, cette contribution a été envisagée en dialogue critique avec trois approches contemporaines des transformations religieuses : la théorie de la sécularisation, dans sa version récemment fournie par Karel Dobbelaere, la théorie des bricolages religieux de Danièle Hervieu-Léger et la théorie des marchés religieux formulée par Pierre Bourdieu. Suivant cette démarche, les limites, les potentialités et les défis méthodologiques que laisse impliquer cette recherche prétendaient se situer dans le cadre plus large des débats contemporains en sociologie de la culture et de la religion.

La théorie de la sécularisation fournit un ensemble d’hypothèses interdépendantes relatives aux processus de modernisation des sociétés. Aujourd’hui, la validité de cette théorie tend à se circonscrire au contexte européen occidental. Laissant impliquer l’opposition historiquement variable du séculier au religieux à partir d’une classification dichotomique de la réalité – en grande partie dictée et promue par l’Église médiévale –, cette théorie invite à considérer les transformations de l’objet dans une optique « ecclésiocentrique » (Casanova, 2000 : 37). Nous nous sommes penchés sur le groupe d’hypothèses se rapportant à la sécularisation « individuelle », relatives au comportement individuel et permettant potentiellement de mesurer « le degré d’intégration normative dans les corps religieux » (Dobbelaere, 2002 : 139) des individus concrets. Selon l’auteur, en condition de sécularisation sociétale, les processus d’autonomisation des différentes sphères sociales à l’égard de la religion conduiraient au repli de celle-ci sur le plan des conduites individuelles dans les contextes où le lien des acteurs avec les organisations religieuses se révélerait faible (Dobbelaere, 2002 : 172).

Les instruments d’observation ici confectionnés dans le but de saisir le sort de la religion semblent dissoudre celle-ci dans les situations où les croyances et pratiques individuelles s’éloignent de l’orthodoxie promue par les organisations religieuses classiques. Certes, devenus souvent « énergie » ou « force », les attributs transcendants et la condition « supra-empirique » des entités auxquelles devraient, selon Dobbelaere, se rapporter les croyances et les pratiques proprement religieuses (Dobbelaere, 2002 : 52) tendent de nos jours à se diluer en faveur d’alternatives davantage immanentes. Seraient-elles révélatrices d’un « repli » de la religion ou d’une « transformation » ? À accepter la thèse du repli, la religion se verrait attribuer, en conditions de sécularisation sociétale, une place diminuée face aux alternatives séculières en expansion, qui s’affirmeraient comme substituts fonctionnels de la religion. En se radicalisant, cette alternative d’interprétation aurait cependant tort, nous semble-t-il, de présupposer l’évanescence totale de l’objet. En effet, notre analyse des transformations culturelles sous-tendant la production des symboliques cycliques permettait de relativiser la thèse d’une « déchristianisation » ou

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d’une « ex-culturation du catholicisme ». Mais, si au lieu d’un repli, on acceptait l’évidence d’une transformation de la religion – possibilité qui se laisserait observer, suivant Dobbelaere, comme une variante de sécularisation individuelle –, celle-ci devrait prendre alors la forme, selon l’auteur, de recompositions des croyances et des pratiques « bricolées » en dépit des « autorités religieuses » (Dobbelaere, 2002 : 137). Ainsi, la thèse d’une transformation de la religion se laisserait finalement mieux expliquer et confirmer par le recours à des sources théoriques exogènes. Parmi ces perspectives, la théorie des « bricolages religieux » de Danièle Hervieu-Léger occuperait une place centrale.

Le programme de recherche élaboré par Danièle Hervieu-Léger entend rendre compte du devenir de la religion dans le contexte des sociétés modernes occidentales traversées par des processus de changement rapide. Dans un tel contexte, la « recherche » à privilégier, selon Hervieu-Léger, « ne se justifie que pour autant qu’elle vise à rendre compte de cette mobilité spécifique du croire moderne » (Hervieu-Léger, 1993 : 110). L’objet « religion » est défini par l’auteure comme un type spécifique de « croire » renvoyant à l’autorité d’une tradition. Le devenir de la religion – ainsi comprise – non régulée par les organisations religieuses ecclésiales s’imposera, en l’occurrence, comme objet fondamental d’analyse (Hervieu-Léger, 2001 : 24–25, 43). Confrontée aux résultats de notre recherche, cette approche présente quelques difficultés :

1) Bien que le caractère socialement différencié et les traits « standardisés » des bricolages modernes soient admis de façon programmatique, l’hypothèse de leur totale « réversibilité » et « échangeabilité » (Hervieu-Léger, 1993 : 110, 241) semble finalement minimiser, inévitablement, l’incidence des contraintes sociales et symboliques qui structurent les transformations religieuses contemporaines. Le caractère contraint de telles transformations se concrétisait, à l’échelle des données de cette recherche, au travers de diverses transactions de sens qui culminaient dans un éventail non infini de symboliques d’après-mort.

2) Enfin, la thèse d’une dérégulation et d’une désinstitutionnalisation des croyances « non orientées vers l’Église » (Hervieu-Léger, 2003b : 288 ; 2001 : 42) semble généraliser la crise d’une forme particulière de régulation du religieux. À partir de notre terrain d’observation, et plus généralement, du contexte des sociétés européennes occidentales sécularisées, le type d’autorité qui correspond avec la tentative, assumée par une « institution », de « prescrire aux individus et à la société un code unifié du sens » et de « leur imposer l’autorité des normes qui en sont déduites » (Hervieu-Léger, 2001 : 53) ne figure-t-il pas typiquement parmi les traits d’une civilisation paroissiale en voie de disparition, sinon déjà disparue ? Une sociologie de la « modernité religieuse » qui se donne pour objectif de saisir les dynamiques sociales et symboliques sous-tendant les recompositions d’une religion non « orientée vers l’Église » et qui certifie finalement, comme trait fondamental et majeur de celle-ci, en termes négatifs, leur dissimilitude à l’égard des formes religieuses en déclin ne risque-t-elle pas plus qu’on ne le suppose d’être proche de la « sociologie de la perte » tant critiquée ? Enfin, l’hypothèse d’une dérégulation du religieux semble contredire celle – avancée par l’auteure elle-même – d’une production sociale de la religion non ecclésiale dans le cadre privilégié de certains « ateliers », tels la « science »,

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la « santé » et l’« après-mort » (Hervieu-Léger, 2005 : 301–307)… Dans le contexte pluraliste que laissent dessiner les résultats de cette recherche s’imposait une discussion sur la pertinence d’une approche sociologique des transformations religieuses en terme de « marché ».

La métaphore du « marché » inspire des analyses sociologiques des dynamiques religieuses fort diverses. Cependant, les conditions d’usage du terme restent souvent inexpliquées (Stolz, 2006a : 6). Très prolixe en explications et construite notamment à partir du travail pionnier de Max Weber, la théorie bourdieusienne du champ religieux constitue un point de départ valide à la discussion. Très synthétiquement, elle présente la religion comme une réalité sociale structurée par des rapports de force et de conflit changeants (Bourdieu, 1971a : 295–334 ; 1971b : 3–21).

La théorisation bourdieusienne permet de formuler une hypothèse d’inspiration wébérienne qui trouve une illustration dans les apports empiriques fournis par cette recherche – dont la représentativité resterait, certes, à confirmer par d’autres stratégies méthodologiques. Cette hypothèse pourrait stimuler des recherches empiriques dans le contexte des pays les plus sécularisés et pluralistes de l’Europe occidentale. Dans de tels contextes, on assisterait à la dissolution du champ religieux classique au sein d’une offre plus large de biens symboliques où se joue l’inculcation des visions du monde et des pratiques. Les anciens clercs tendraient à occuper, au sein de cette offre, des positions perçues de plus en plus comme étant illégitimes, et ceci notamment en faveur d’agents spécialisés dans une cure d’âmes qui se présente, pour de larges secteurs de la population, comme étant indissociable d’une cure des corps (Bourdieu, 1985 : 255–261). Cette hypothèse est complémentaire aux apports des théories des processus de sécularisation et de différenciation sociale, et permet de surmonter les impasses auxquelles conduit celle d’une « dérégulation totale » des croyances religieuses « non orientées vers l’Église ». Or, si l’hypothèse évoquée pouvait vouloir s’appuyer sur certains aspects de la théorisation bourdieusienne, elle devrait néanmoins se démarquer de certains de ses éléments. Les difficultés les plus importantes dérivent de l’absence d’autonomie que les transformations culturelles acquièrent, au sein de cette construction théorique, à l’égard des transformations sociales qui, effectivement, tendent à marquer leurs évolutions. Pour Bourdieu, la logique du changement symbolique et religieux pourrait, en dernière instance, se réduire aux « transactions d’intérêt » qu’établissent les laïcs et les spécialistes et, d’autre part, aux « relations de concurrence qui opposent les différents spécialistes » (Bourdieu, 1971a : 313). Ainsi, on pourra suggérer l’hypothèse de la reconversion presque automatique, en terme d’autorité, d’une légitimité religieuse comprise comme résultat des rapports de force plus ou moins favorable aux diverses catégories de spécialistes. Cette hypothèse, sans doute cohérente avec une notion de « pouvoir symbolique », tend corrélativement à ignorer le caractère actif des processus d’appropriation et de gestion des biens de salut. Pour Bourdieu, l’efficacité mobilisatrice d’un tel pouvoir dérive directement de la structure des relations objectives qui organisent le champ, sans que les acteurs puissent déterminer la légitimité de l’exercice du pouvoir autrement que par le choix d’une obéissance qui s’imposerait à eux comme destin évident, nécessaire et inévitable, selon une nécessité irrévocable, car objectivement fondée… Les conditions de l’efficacité de l’exercice du pouvoir

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légitime garantissent d’emblée, dans le cadre de cette perspective, le succès d’une « reproduction » des croyances (Bourdieu, 2001 : 210). Sur ce point, la construction théorique bourdieusienne soulève quelques problèmes importants. Si la pratique du pouvoir symbolique, donc légitime, s’appuie sur une « garantie de délégation » automatique de la part des dominés (Bourdieu, 2001 : 161), l’analyse sociologique des fondements de validité de son exercice – indispensable, selon la perspective qui oriente cette recherche, à la saisie du type de légitimité qui transforme le pouvoir en autorité susceptible de stimuler une obéissance justifiable – devient, pour Bourdieu, subsidiaire, sinon futile ou carrément naïve… À assumer la perspective analytique qui en découle, l’évidence d’acteurs profanes déclinant les services proposés par des agents religieux occupant des positions similaires ou homologues dans le champ devient notamment, tout simplement, inintelligible (Wood, 2009 : 242 et ss). Laissant impliquer, par ailleurs, l’existence d’autant de développements culturels que de « champs » et de « sous-champs », cette perspective rendrait aussi inexplicable l’évidence d’interpénétrations qui, dans notre contexte d’observation, résultent notamment de la prégnance d’une culture catholique plus ou moins refoulée au sein des espaces sociaux éloignés du champ religieux classique…

En dernière instance, et en ce qui concerne particulièrement le contexte de « réception », la théorie bourdieusienne semble ignorer les éléments sur lesquels les scientifiques sociaux disposent de quelques évidences empiriques solides (Lahire, 2001 : 45–48). Les appropriations religieuses de l’acteur sont celles auxquelles le prédisposent ses catégories de perception et d’appréciation spécifiques. Celles-ci lui permettront de mettre en œuvre une lecture particulière du bien approprié et du processus d’appropriation lui-même, processus actif donc qu’il revient à l’acteur de gérer, de façon plus ou moins consciente, conformément aux contraintes que lui impose son économie affective. Le sujet est donc capable de produire et d’administrer de lui-même, dans un langage wébérien, ses biens de salut (Stolz, 2006b : 19–20), et la « reproduction » des croyances, ou leur intégration harmonieuse et cohérente avec les formes sociales et symboliques d’où elles émergent, constitue uniquement l’une des résultantes possibles du processus…

Financement

Aucun soutien financier spécifique émanant d’un organisme de financement public, d’une société commerciale ou du secteur non-marchand n’a été attribué à cette recherche.

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Author biography

José Juan OSÉS BERMEJO est licencié en sociologie à l’Université Complutense de Madrid et docteur en sciences politiques et sociales à l’Université catholique de Louvain. Il a été boursier de la Fundación Caja Madrid et au Centro de Investigaciones Sociológicas (CIS) espagnol. Il a collaboré à des recherches comparatives sur la culture religieuse en Europe et en Espagne. Actuellement, il se penche sur la localisation des processus de globalisation culturelle à l’occasion de son séjour postdoctoral à l’Université National Autonome du Mexique.Adresse : Universidad Nacional Autónoma de México, Institute of Social Research, Autonoma Circuito Mario de la Cueva s/nCiudad de la Investigación en Humanidades, Ciudad Universitaria, C.P. 04510, Coyoacán, México, D.F.Email : [email protected].


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