+ All Categories
Home > Documents > L'imprévu (Cliniques Méditerranéennes, 93, 2016)

L'imprévu (Cliniques Méditerranéennes, 93, 2016)

Date post: 27-Nov-2023
Category:
Upload: univ-paris-diderot
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
16
Cliniques méditerranéennes, 93-2016 Martin Bakero Carrasco L’imprévu « L’improviste exige une grande densité de prévu 1 . » « Il me semble que la racine du mal est dans la contrainte que ton intelligence impose à ton imagination 2 . » ERRE C’est de la liberté que la situation transférentielle naît. D’un côté l’ana- lysant doit s’en tenir à la méthode de la libre association, pendant que l’ana- lyste reçoit le discours avec une attention également flottante. La technique propose au sujet de s’en tenir à cette seule règle, de s’y attacher de la manière la plus rigoureuse possible, d’associer librement les pensées et de les trans- mettre sans refoulement, sans censure, ni donner prévalence à n’importe quel composant dans le jeu associatif 3 . Cette méthode a pour but d’arriver à saisir le système complexe de représentations dans l’appareil psychique, ainsi que donner libre cours aux frayages que les pensées inconscientes parcourent. Martin Bakero Carrasco, poète, psychanalyste, docteur en psychopathologie, musicien, thérapoète, université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, CRPMS, EA 3522, 75013, Paris, France ; université Diego Portales, Magister de Psicoanalisis, Santiago, Chile ; École expérimentale de Bonneuil – 53 rue de Belle- ville, F-75019 Paris ; [email protected] 1. Propos de Fernand Deligny. Cf. M. D’Autrey, Mouvements, n° 68, Paris, 2013, p. 57. 2. Schiller, lettre du 1-XII-1788 à Körner, citée dans S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1971, p. 96. 3. « On engage le traitement en invitant le patient à se mettre dans la situation d’un auto- observateur attentif et dénué de passion, à ne recueillir toujours que la surface de sa conscience et, d’une part, à se faire un devoir de la plus totale franchise, d’autre part, à n’exclure de la communication aucune idée subite, même si : 1) on devait la ressentir comme par trop désagréable, ou même si 2) on ne pouvait pas la juger autrement qu’insensée, 3) par trop anodine, 4) étrangère à ce que l’on cherche. Il s’avère régulièrement que les idées subites, suscitant les critiques mentionnées en dernier, sont justement celles qui ont une valeur particulière pour la découverte de ce qui est soumis à l’oubli. » S. Freud, 1922, « Psychanalyse » dans Œuvres complètes – Psychanalyse, vol. XVI (1921-1923), Paris, Puf, 2010, 55.
Transcript

Cliniques méditerranéennes, 93-2016

Martin Bakero Carrasco

L’imprévu

« L’improviste exige une grande densité de prévu 1. »

« Il me semble que la racine du mal est dans la contrainte que ton intelligence impose à ton imagination 2. »

erre

C’est de la liberté que la situation transférentielle naît. D’un côté l’ana-lysant doit s’en tenir à la méthode de la libre association, pendant que l’ana-lyste reçoit le discours avec une attention également flottante. La technique propose au sujet de s’en tenir à cette seule règle, de s’y attacher de la manière la plus rigoureuse possible, d’associer librement les pensées et de les trans-mettre sans refoulement, sans censure, ni donner prévalence à n’importe quel composant dans le jeu associatif 3. Cette méthode a pour but d’arriver à saisir le système complexe de représentations dans l’appareil psychique, ainsi que donner libre cours aux frayages que les pensées inconscientes parcourent.

Martin Bakero Carrasco, poète, psychanalyste, docteur en psychopathologie, musicien, thérapoète, université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, crpms, ea 3522, 75013, Paris, France ; université Diego Portales, Magister de Psicoanalisis, Santiago, Chile ; École expérimentale de Bonneuil – 53 rue de Belle-ville, F-75019 Paris ; [email protected]. Propos de Fernand Deligny. Cf. M. D’Autrey, Mouvements, n° 68, Paris, 2013, p. 57.2. Schiller, lettre du 1-XII-1788 à Körner, citée dans S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1971, p. 96.3. « On engage le traitement en invitant le patient à se mettre dans la situation d’un auto-observateur attentif et dénué de passion, à ne recueillir toujours que la surface de sa conscience et, d’une part, à se faire un devoir de la plus totale franchise, d’autre part, à n’exclure de la communication aucune idée subite, même si : 1) on devait la ressentir comme par trop désagréable, ou même si 2) on ne pouvait pas la juger autrement qu’insensée, 3) par trop anodine, 4) étrangère à ce que l’on cherche. Il s’avère régulièrement que les idées subites, suscitant les critiques mentionnées en dernier, sont justement celles qui ont une valeur particulière pour la découverte de ce qui est soumis à l’oubli. » S. Freud, 1922, « Psychanalyse » dans Œuvres complètes – Psychanalyse, vol. XVI (1921-1923), Paris, Puf, 2010, 55.

Cliniques méd. 93.indd 57 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201658

Cette liberté fondamentale que le contrat analytique vise, établit ainsi le cadre de la communication sous transfert. Un espace pour redonner la liberté au sujet pour qu’il puisse jouer avec ses signifiants, sans être bloqué par la censure, ainsi que de trouver un savoir y faire avec ses symptômes.

La libre association ne veut pas dire indétermination. Car l’idée de ce procédé est de surmonter la seconde censure, celle entre le préconscient et le conscient, et ainsi accéder aux défenses inconscientes qui se produisent au niveau de la première censure, entre l’inconscient et le préconscient. L’énoncé du précepte de la libre association est un paradoxe : nous établis-sons la règle de ne pas avoir des règles dans l’énonciation de la pensée. L’analyste doit inviter l’analysant à s’ouvrir à un nouveau savoir-faire avec les pensées. Tout en lisant les mouvements et les formalités par où passe l’écriture inconsciente de l’(im)patient. Qu’il apprenne à faire avec eux et à découvrir les mécanismes psychiques à leur base.

Deligny parla des « lignes d’erre ». Pour écrire la cartographie qui lui permettra d’établir son territoire, invitant les autres à s’y balader. Ainsi le thérapeute facilite la circonstance pour le déploiement de l’inconscient. Nous nous exerçons dans l’imprévu, l’improviste, l’imprévisible : tout en perlabo-rant les processus répétitifs de la vie psychique.

einFall

Il s’agirait d’un entraînement dans l’improvisation, celle-ci entendue comme la création de quelque chose sans préparation, de manière subite. Car le concept d’improvisation s’accouple très bien à la technique de l’association libre : la capacité de « composer et de s’exprimer simultanément 4 ». C’est- à-dire de parler et penser en même temps, en s’entretenant à l’art de l’im-prévu pendant la séance.

Comme disent les poètes, ce n’est pas difficile d’écrire un poème, le plus difficile c’est de se mettre en état de le faire. Car les pensées associatives nous mènent aux pensées inconscientes, par la voie la plus courte. Mais pour arriver à cette vitesse, nous devons créer le vide nécessaire pour que la pensée rationnelle ne prenne aussitôt le contrôle du débit verbal.

La méthode de l’Einfall, nous demande cet état libre de contrôle rationnel du discours. L’artiste Kleist disait : « L’idée vient en parlant [car] ce n’est pas nous qui savons, c’est avant tout une certaine disposition de notre être qui sait 5. » D’autres préceptes vont dans cette direction : « Un homme ne monte

4. Cette définition de « l’improvisation » a été consultée sur le site www.cnrtl.fr.5. H. von Kleist (1810), Sur le théâtre de marionnettes, suivi de De l’élaboration progressive des pensées par le discours, Paris, Éditions Séquences, 1991.

Cliniques méd. 93.indd 58 01/02/16 17:18

l’imPrévu 59

jamais aussi haut que lorsqu’il ne sait pas où il va 6 […] Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît car tu ne pourras pas t’égarer 7. » L’appel de l’einfall est une disposition aux idées librement placées sans censure et selon les automatismes de la pensée qui suivent les sillons des idées préconscientes.

Du côté du clinicien, le pendant de la libre association est l’attention flottante. La condition pour que l’analysant puisse exercer l’association libre. Il s’agit d’arriver à un travail commun entre analysant et analyste dans lequel la « transmutation de toutes les valeurs psychiques 8 », trouverait sa place. Cette remarque, qui porte des échos nietzschéens, a pour mission de définir la disposition de l’analyse. Pour Freud l’analyste doit « tourner vers l’incons-cient du malade son propre organe récepteur, se régler sur l’analysé comme le récepteur du téléphone est réglé sur la platine 9 ». Dans ces cas-là, nous aurons accès à une communication d’inconscient à inconscient.

La prémisse de liberté de la libre association met en suspension la domi-nation de la raison pour ouvrir la voie à l’émancipation par l’irrationnel. Tout ce territoire qui était attribué à l’irrationnel est dorénavant récupéré pour le sujet et son désir.

l’éCriture de l’« A »bjet

Si nous voulons porter une écoute fine aux témoignages d’une autre scène dans les processus de la pensée – de cette grande autre scène dénommée l’inconscient, nous devons nous entraîner, nous éduquer aux apparitions de ces formations, qui rebondissent dans le transfert, et que nous pouvons diriger pour faire apparaître des objets, à la manière de l’objet trouvé-crée de Winnicott ou de la « cristallisation allotropique », que cite Pierre Janet 10 à propos de M. Myers. Myers, dans ses recherches sur l’écriture automatique, se demande si l’état somnambulique, au lieu d’être un état « régressif », ne peut pas être quelquefois un état « évolutif 11 ». Nous nous posons la même question au sujet des symptômes : le symptôme serait-il une écriture automatique du sujet ? Le symptôme se laisse déchiffrer comme un objet de création si on est capable d’apprendre de son écriture automatique

6. Phrase attribuée à Cronwell, dans H. Sachs, dans Freud, mon maître et ami, Paris, Denoël, 1977, 63.7. R. Nah’man de Bratslav, d’après M.-A. Ouaknin dans Le livre des prénoms bibliques et hébraïques, Paris Albin Michel, 1993.8. S. Freud (1900), « Die Traumdeutung », G.W., II-III dans J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 2002 (1967), p. 39.9. S. Freud (1912), « Conseils au médecin sur le traitement analytique », dans La technique analytique, Paris, Puf, 1981.10. P. Janet, Automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine, première partie : « Automatisme total », texte de la 4e édition, Paris, 1889.11. Ibid.

Cliniques méd. 93.indd 59 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201660

et ensuite de le projeter sur l’objet et de l’écrire, sur l’« a »bjet. Le sujet et le transfert se détachent de son plus de jouir.

La « cristallisation allotropique » de Myers, pourrait expliquer des aspects « créatifs » du clivage de la personnalité, de la dépersonnalisation en tant que telle, et elle pourrait nous expliquer des développements anti-psychopathologiques comme celui de Fernando Pessoa, le poète. Pessoa a non seulement démultiplié ses noms d’auteur, ses hétéronymes comme il les appelait mais aussi donné naissance, mort et destins astrologiques à ces autres noms. Un jour un journaliste lui posa la question : « Il ne vous semble pas étrange que vous ayez une démultiplication de vos noms en tant qu’au-teur, ça ne vous semble pas un peu malade ? », il a répondu : « La seule chose étrange dans cette procédure est que mon maître Alvaro de Campos – un autre de ces noms – de qui j’ai autant appris, est né en moi. » Les possibilités de plusieurs « niveaux du self », au-delà de la simple psychopathologie, sont à la base de plusieurs travaux fort intéressants sur les multiples niveaux du sujet, comme celui de Matte-Blanco The Unconsciousness as Infinites Sets 12, ou le concept d’outsider de Donald Meltzer 13.

sAvoir-fAire du Poète

Nous devrions continuer à apprendre de cette capacité de l’artiste à se jeter dans le vide de la création, et à rendre perceptible l’imperceptible, de faire conscient l’inconscient. C’est comme si l’artiste frayait la trace sur laquelle l’analyse s’ouvrira, et l’analyste accompagnera le sujet à traverser ses fantasmes. Dans les meilleurs des cas, dans des cures abouties, le sujet se rend capable de créer un nouveau passage entre l’inconscient et le conscient. À la manière du poète qui sait faire avec lalangue de l’inconscient et permet aux autres de s’y identifier.

En tant que cliniciens, nous devons nous exercer dans la pratique de l’im-provisation pour être prêts à accueillir les manifestations de l’inconscient. Pour être prêts à utiliser les formations qui nous montreront le chemin à travers lequel la quête de représentation se réitère. L’improvisation nous est nécessaire pour être prêts à lire ces frayages, les traces mnésiques qui nous fourniront des pistes élémentaires dans la cure. Tels des indicateurs, des signes autour des trous à broder entre le symbolique et le réel. Être prêts à relever des pistes pour que le sujet déploie des savoir-faire avec le symptôme. Dans la psychose ce passage est direct mais il n’a pas le support de la structure. Dans la névrose

12. I. Matte-Blanco, The Unconscious as Infinite Sets, an Essay in Bi-logic, Londres, Gerald Duckworth & Company limited, 1975.13. D. Meltzer, Sexual States of Mind, Londres, Clunie Press, 1973.

Cliniques méd. 93.indd 60 01/02/16 17:18

l’imPrévu 61

nous avons un médiateur : le fantasme. Dans la création : les objets « a », les « a »bjects, soutenus par la personnalité (ego) du poète.

Car il ne s’agit pas dans la cure de tout simplement éteindre le feu de la répétition. Cet au-delà du principe de plaisir qui ne cesse pas. Le manie-ment du transfert et la technique analytique nous permettent d’amener le sujet à se rendre compte de ces processus répétitifs. Grâce à l’abréaction et la per laboration, il pourra devenir conscient d’eux. Mais c’est grâce à la pratique de l’Einfall, et de sa mise en travail dans le transfert, dans le four alchimiste de la relation transférentielle, que les productions des « a »bjects se formulent.

Lorsque nous réussissons la communication entre inconscient et incons-cient, court-circuitant la deuxième censure, nous pouvons souligner des aspects de transformation des symptômes vers des nouveaux visages de la répétition, plus en accord avec le désir du sujet, récupérant et investissant de nouvelles places dans le domaine de l’amour d’objet, en démêlant les atta-chements des pulsions partielles à sa dynamique autoérotique. Un sérieux travail sur le « sinthome » au cours de la cure déclenche et favorise les méca-nismes sublimatoires, en particulier quand le dépassement du refoulement secondaire est visé. N’oublions pas que dans la position paranoïde, le sujet enlève la libido des canaux sublimatoires pour la recentrer sur le moi 14, dans ce cas aussi la cure rétablirait la circulation.

L’art de l’analyste est un soutien à l’apparition de l’« a »bjet à partir du pléonasme dans la constitution du sujet. Pléonasme des multitudes d’émana-tions du moi-idéal, cumulées par l’excès de jouissance et qui poussent pour apparaître en tant qu’objet et de se faire nommer. Apparition qui permettra d’offrir un logement autre à la surabondance de la précipitation du signi-fiant, grâce aux moyens de création poétique dont le sujet pourra dorénavant disposer. La non-spécularité de l’abject, lui fait porter le double visage de l’énoncé et de l’énonciation, permettant au processus analytique de devenir processus créatif, transfert depuis lors entre le sujet et son « a »bjet.

Les processus d’entraînement dans l’improvisation nous permettraient d’être capables de percevoir ces pensées qui se promènent autour du sujet, de les identifier et de les accueillir. Les pensées sont en quête d’un penseur, dit Bion 15. Le double axe de l’improvisation (penser et faire en même temps) nous est d’une extrême utilité. Dans la musique, ce caractère est fondamental, sans doute grâce à l’absence de barrière entre signifiant et signifié 16. L’état

14. S. Freud, 1910, Le président Schreber, Paris, Puf, 1995.15. W.R. Bion, 1962, Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.16. W. Pater, 1893, « The school of Giorgione », Studies in the Story of the Renaissance. Berkeley, University of California Press, 1980 ; Vid. Bakero, Martin, « El poeta trabaja con la alucinación », Revista Laboratorio 5 (2011) : n. pag. Web. http://www.revistalaboratorio.cl/2011/12/el-poeta-trabaja-con-la-alucinacion

Cliniques méd. 93.indd 61 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201662

d’improvisation est celui grâce auquel l’analyste excelle dans son travail à condition d’entrer dans la séance « sans mémoire et sans désir 17 ». Mais cet état méditatif dans lequel Bion nous propose d’entrer, à partir d’une lecture minutieuse des écrits techniques de Freud – ne se souvenir de rien, de ne rien désirer – ne relève pas d’une simple facilité.

L’état méditatif de l’attention flottante est la disposition libre dans laquelle l’analyste doit s’exercer pour accueillir le mot juste. Un mot juste qui n’aurait pas pu être trouvé grâce à une quête prédirigée par une pensée consciente, le mot juste qui ne suit aucune tonalité de la gamme 18 consciente, le mot inat-tendu. L’« état second » du parlêtre, semblable à cette rêverie maternelle, flot-tante, méditative, désirante tout en étant attentive au désir de l’autre : trouvera la note à jouer. Car il n’y a pas de fausse note dans l’improvisation.

sPéCuler sPéCulAire

La phrase de Virgile dans l’Éneide 19 qu’a utilisée Freud comme préface pour la Traumdeutung 20, « flectere si nequeo superos, Acheronta movebo », reflète si bien l’esprit de la disposition à l’écoute analytique. Ainsi le pionnier se propose d’ouvrir les portes de l’occulte. Seul le poète Orphée a entrepris la traversée de l’Achéron. Cependant tout en se retournant pour vérifier que l’être refoulé était là, Orphée perd l’objet retrouvé pour toujours. L’analyste se positionne en tant qu’Eurydice pour accompagner la remontée d’Orphée depuis l’Achéron-Inconcient, ainsi il ne regarde pas. L’analyste se fait un moment objet « a » pour accompagner à Orphée-Analysant la retrouvaille de l’objet en dehors de la séance.

« Le psychanalyste se fait de l’objet petit a. Se fait, à entendre : se faire produire. De l’objet petit a : avec de l’objet 21. » L’analyste, comme le poète, ne peut pas se permettre de spéculer avec l’objet, et ainsi il construit son éthique. Il fait émerger l’objet et il ne permet plus qu’il soit refoulé. Sous transfert : l’analyste devient Eurydice permettant à Orphée de tenir son chemin 22.

Car l’accumulation du refoulé engendre une plus-value, un plus-de-jouir, que la psychanalyse est censée gérer grâ̂ce au savoir-faire des psycha-

17. W.R. Bion, « Notes on memory and desire », Psycho-analytic Forum, vol. II, n° 3, 1967, p. 271-280.18. A. Schoenberg (1911), Theory of Harmony, Berkeley, University of California Press, 1983.19. S. Freud (1899), « La interpretación de los sueños », Traumdeutung, Buenos Aires, Amorrortu, 1991.20. Ibid.21. J. Lacan, « L’acte psychanalytique », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, 379.22. « Si Lacan dit l’Orphée analyste, c’est par rapport à la béance de l’in-conscient, toujours prêt à se dérober, mais la fin d’une analyse le place plutôt, lui l’analyste, non plus comme Orphée, mais comme Eurydice. » F. Vinot, « Eurydice deux fois perdue : voix et deuil », Essaim, n° 32, 2014/1, p. 61-70.

Cliniques méd. 93.indd 62 01/02/16 17:18

l’imPrévu 63

nalystes 23. Il s’agit du plus-de-jouir que Lacan a tiré de Marx, et grâ̂ce auquel il a remplacé le modèle énergétique thermodynamique de Freud. Interpré-tant le Mehrwert de Marx d’un point de vue économique, Lacan le transforme dans un Mehrlust du sujet 24, pour nommer cette jouissance coincée qui fait court-circuit et boucle la pulsion. Le concept de plus-de-jouir chez Lacan nous montre le chemin du savoir-faire avec l’excès 25. Cet excès que Georges Bataille pointe comme axe central d’une économie qui dépasse l’accumula-tion capitaliste, l’encombrement des objets autour de l’ego 26.

L’irruption des pensées imprévues, des Einfall, fournit des ouvertures pour une nouvelle lecture des répétitions chez le sujet. Et ouvre des trous pour que ces objets deviennent des abjets, des « a »bjects 27.

lA libre AssoCiAtion

La méthode de l’association libre a de multiples sources : le docteur J.J. Garth Wilkinson, poète médecin et mystique, dit Havelock Ellis, s’est exercé comme précurseur de la méthode analytique en prenant la première idée venue par rapport à un nom quelconque tout en faisant toujours confiance à ce premier mot. Ellis cite ce cas pour se référer à Freud comme à un artiste qui a inventé une technique de création 28. Freud reconnaît l’influence de Schiller (1788) et Ludwig Borne (1823), notamment par rapport à l’écriture automa-tique, à la possibilité d’écrire d’un trait les impressions autour de quelque chose. « L’art de devenir un écrivain original en trois jours » de Borne (édition de 1862 de ses œuvres complètes, dit Freud), lui a révélé la nécessité d’être spontané, d’improviser, pour dépasser la « censure des gouvernements et la censure qu’exerce l’opinion publique dans notre esprit ». Les meilleurs lecteurs

23. M. Bakero Carrasco, « Symptôme et capitalisme : excès et nécessité dans la production du sujet et la culture » dans P. Landman, S. Lippi (sous la direction de), Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne », 2013.24. Cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVI, D’un autre à l’Autre, Paris, Le Seuil, 2006.25. M. Bakero Carrasco, op. cit.26. G. Bataille, La part maudite (1949), Paris, Éditions de Minuit, 1967.27. « C’est ici qu’intervient la fonction qui ne s’articule que de la théorie psychanalytique, celle que j’ai nouée des effets du savoir, du savoir dont s’inaugure le sujet, en temps qu’effet de perte, que vient signifier une coupure dans le corps, ceci sous la dénomination algébrique de l’objet (a). Lire : objet petit a ; les illettrés qui se confinent à l’usage de la parole, traduisent : petit tas, simple bavure informatique. Cette détermination suffit, mais aussi bien est nécessaire à situer correctement ce qu’a manqué toute la philosophie : la cause, ou plutôt l’acause du désir. Aux derniers temps d’un discours qui se prolonge, je l’ai corrélée de la fonction qui s’énonce du plus-de-jouir (Mehrlust, évidemment homologique du Mehrwert de Marx, mais sûrement pas analogique, d’être cause plutôt qu’effet de marché). » J. Lacan (1969) « D’une reforme dans son trou », texte originellement à publier dans le journal Le Monde, publié finalement dans Figures de la psychanalyse, n° 18, 2009.28. S. Freud, 1920b, « Sur la préhistoire de la technique analytique », dans Résultats, idées et problèmes, I, Paris, Puf, 1984.

Cliniques méd. 93.indd 63 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201664

de la psychanalyse, les artistes surréalistes, ont pu récupérer ses intuitions pour développer l’écriture automatique. Havelock Ellis insiste sur le caractère artistique de l’invention de la psychanalyse, définition que Freud combat mais que nous croyons être d’une extrême précision.

La procédure improvisatrice est omniprésente dans la musique jazz, mais aussi dans la musique classique à travers les « impromptus », et surtout dans la musique concrète et électroacoustique. Stockhausen définit ainsi la procédure d’interprétation de sa pièce Klavierstuck : la partition du Klaviers-tück XI (1956) contient 19 cellules réparties sur une seule feuille. La notice de la partition indique que « l’interprète regardera la feuille sans intention préconçue et commencera l’exécution de la pièce par le premier groupe que son regard rencontrera 29 ». Une telle disposition est nécessaire pour le psychothérapeute, qui devra se prêter à une improvisation constante avec le consultant. Mais pour s’entraîner à cette improvisation il faut avoir lu tous les textes et avoir analysé les cas en supervisions, contrôles, rêveries diurnes. Une fois étudié, préparé, écrit… nous serons libres de lâcher le savoir et de rencontrer le sujet dans toute sa splendeur. Bion nous dit 30 : si en recevant le patient, même si nous le connaissons depuis des années, nous croyons le reconnaître avant la séance, alors nous nous sommes trompés de patient.

La libre association est la seule condition de la psychanalyse depuis l’invention de la psychanalyse, et elle a été respectée par toutes les géné-rations d’analystes comme la seule règle fondamentale. C’est pourtant une règle curieuse, c’est une espèce de syllogisme, mais un syllogisme opérant. Cette méthode consiste à exprimer sans discrimination toutes les pensées qui viennent à l’esprit, soit à partir d’un élément donné, soit de façon spon-tanée 31. Cette « façon spontanée » est pour nous la pierre de touche de notre travail de recherche 32. L’improvisation créerait-elle la place pour la sponta-néité ? La spontanéité est l’état d’esprit qui se déploie grâce à l’espace libre de l’improvisation. De l’improvisation comme méthode de recherche.

L’autisme, lorsqu’il s’applique à l’usage créatif d’un objet, comme dans cet exemple, pourrait-il nous montrer de nouvelles manières d’entendre la musique 33 ?

29. Stockhausen dans : J. Cott, Conversations avec Stockhausen, Paris, Lattès, 1979 ; traduction de l’anglais par Jacques Drillon de l’ouvrage : J. Cott, Stockhausen : Conversations with the Composer, Londres, Robson Books et Pan Book Limited, 1974, 170.30. W. Bion, Notes on Memory and Desire, op. cit.31. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967.32. Depuis 2012 nous menons un cartel sur la « Clinique et l’improvisation » avec Fréderic Vinot, Silvia Lippi, Francoise Marceau. Un groupe de recherche autour de la musique improvisée notamment de jazz, et l’improvisation en clinique.33. Silvia Lippi, dans l’une de nos improvisations du cartel, suggère que Keith Jarret peut avoir des traits autistiques, des traces autistiques qu’il suit entre ses doigts.

Cliniques méd. 93.indd 64 01/02/16 17:18

l’imPrévu 65

C’est alors un voyage 34 dans les associations qui cherchent à se passer de la critique ou de l’écoute dirigée. Et l’attitude de l’analysant consiste à décrire le paysage qui se présente à lui, comme un moine zen qui regarde les pensées traverser le temps, ou comme un musicien qui laisse aller ses doigts par les traces de ces idées-paysages.

Les surréalistes proposaient la création automatique au-delà de tout contrôle exercé par la raison. Car ils avaient bien compris que les nouveaux objets issus de la poésie fondamentale du sujet proviendraient de ces libertés de la raison qui nous ont fourni les trouvailles psychanalytiques. « Placez-vous dans l’état le plus passif ou réceptif que vous pourrez […] écrivez-vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas vous retenir et ne pas être tenté de vous relire 35. » Bien avant, Hippolyte Taine parle dans son ouvrage De l’intelligence, paru en 1878, de quelqu’un qui écrit sans regarder son papier des phrases suivies et même des pages entières, sans avoir conscience de ce qu’il écrit.

À la différence de l’hypnose qui cherche la catharsis, la méthode de l’association libre, amène le sujet à découvrir par lui-même les processus inconscients et, grâce à la cure, à vivre en toute liberté la libre association de pensées. Bion s’aventurait avec des interprétations sondes lors des premières séances avec le patient, en prenant un peu de risque interprétatif pour pouvoir sentir les profondeurs de la capacité d’élaboration du consultant, mesurer jusqu’à quel point les mouvements d’abréaction dans la cure pour-raient pousser la perlaboration.

Pierre Janet 36 parle de cette capacité d’analyser la surface des choses, car la profondeur n’est qu’un pli 37. Cette vision de Janet se rapproche de celle de Freud et de la psychopathologie de la vie quotidienne 38. Janet proposait

34. « Votre récit doit différer, sur un point, d’une conversation ordinaire. Tandis que vous cherchez généralement, comme il se doit à ne pas perdre le fil de votre récit et à éliminer toutes les pensées, toutes les idées secondaires qui gêneraient votre exposé et qui vous feraient remonter au déluge, en analyse vous procédez autrement. Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles sont passées par le crible de votre critique. Vous serez alors tenté de vous dire : « Ceci ou cela n’a rien à voir ici » ou bien : « Telle chose n’a aucune importance » ou encore, « c’est insensé et il n’y a pas lieu d’en parler ». Ne cédez pas à cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez à le faire ou justement à cause de cela. Vous verrez et comprendrez plus tard pourquoi je vous impose cette règle, la seule d’ailleurs que vous deviez suivre. Donc, dites tout ce qui vous passe par l’esprit. Comportez-vous à la manière d’un voyageur qui assis près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu’il se déroule à une personne placée derrière lui. Enfin, n’oubliez jamais votre promesse d’être tout à fait franc, n’omettez rien de ce qui pour une raison quelconque, vous paraît désagréable à dire […] » Freud, La technique psychanalytique, op. cit.35. A. Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924.36. P. Janet, op. cit.37. G. Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988.38. S. Freud, 1901, Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1969.

Cliniques méd. 93.indd 65 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201666

comme objet d’étude : « L’activité humaine dans ses formes les plus simples, les plus rudimentaires. »

stéréosCoPie

Dans son texte « Conseils aux médecins sur le traitement analytique » de 1912 39, Freud insiste sur la règle fondamentale : la libre association des pensées, souvenirs, envies. Il souligne l’importance capitale de cette prémisse, à transmettre à l’analysant et de faire respecter à tout moment. Se confier entièrement à l’inconscient, ne pas prendre de notes durant la séance, ne pas attribuer plus d’importance à un récit qu’à un autre. Le travail ainsi indiqué est un travail de libre irruption entre un inconscient et un autre. Il n’y a aucun support fixe d’idée préconçue pour le travail analytique.

Pour rentrer dans l’état perceptif des apparitions de l’inconscient, nous devons nous entraîner dans le « dérèglement systématique de tous les sens », comme dit Rimbaud 40. Nous pouvons apprendre des techniques dévelop-pées par les poètes pour peaufiner notre écoute et polir nos sens. Nous nous exerçons dans l’appréciation des mouvements du corps, des mouvements hallucinatoires présents autour des trous du corps, et privilégier le sens principal de l’oreille comme percepteur de l’équivoque. La spontanéité des réactions a besoin que l’analyste ne refoule aucune des associations, qu’il connaisse ces complexes à travers la procédure de la « purification analy-tique » pour dépasser le punctum caceum dont parlait Stekel 41. Theodor Reik a appelé, de façon imagée, à « écouter avec la troisième oreille 42 ». Wilfred Bion parlait de vision binoculaire, stéréoscopique 43.

Il faut maîtriser la technique de l’instrument pour pouvoir se permettre la liberté d’action de se laisser emporter par l’attention flottante et la libre association, pour pouvoir entendre les pensées qui circulent dans l’habita-tion. La pensée flottante exigée est la condition sine qua non pour que l’analy-sant se rende à l’expérience fondamentale de l’association libre, inaugurant le travail analytique. Pour arriver à cela nous pouvons ajouter à la maîtrise de la technique et la cure personnelle une supervision (ou superaudition), un cartel de travail, avoir lu suffisamment de poésie et de philosophie, avoir suivi des cas cliniques. Et chose adjointe, mais fondamentale, avoir une acti-vité créatrice autre que l’analyse.

39. S. Freud, 1912, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », dans La technique analytique, op. cit.40. A. Rimbaud, Lettre du voyant, à Paul Demeny, 15 mai 1871.41. S. Freud, op. cit.42. Cf. T. Reik, Listening with the Third Ear. The Inner Experience of a Psycho-Analyst, New York, Grove Press, 1948.43. J. S. Grotstein, But at the Same Time and on Another Level, Londres, Karnac, 2009.

Cliniques méd. 93.indd 66 01/02/16 17:18

l’imPrévu 67

Le psychothérapeute devrait mettre en marche une activité qui facilite la rencontre de l’improviste, un laboratoire de l’improvisation dans lequel il doit entraîner l’apparition de ses propres abjects, un lieu tiers où il puisse développer librement ses pensées extravagantes. Si le cadre de la séance doit se vivre en abstinence, l’analyste doit se procurer un espace libre de toute contrainte de réalité, pour s’exercer dans la libre circulation associative, sinon le risque est de placer l’analysant à cette place d’« a »bjet. L’analyste doit se fabriquer un espace où la libre association produise des objets, et ainsi libérer aux patients de cette position d’« a »bjet de l’analyste.

Pourvu que la pensée puisse trouver sa liberté, le point fondamental de la psychanalyse est d’accompagner le sujet vers la liberté associative.

« Le médecin analysant s’abandonne, dans un état d’attention unifor-mément flottante, à sa propre activité mentale inconsciente, évite le plus possible de réfléchir et d’élaborer des attentes conscientes, ne veut, de ce qu’il a entendu, rien fixer en particulier dans sa mémoire et capte de la sorte l’inconscient du patient avec son propre inconscient 44. »Ainsi un jour je reçois un enfant en position autiste : nous montons

l’escalier qui est entre le centre de jour au rez-de-chaussée et le CmP à l’étage et nous entrons au bureau ; d’ordinaire, j’allume la lumière et j’ai eu subitement l’idée de ne pas suivre le processus automatique de la réalité, j’ai essayé de me permettre de suivre mes pensées automatiques précons-cientes. Alors je n’ai pas allumé la lumière du bureau. L’enfant se met à regarder autour de lui et cherche comment la faire réapparaître, la pensée associative commence. L’enfant me regarde pour que je lui indique où se trouve la lumière. Je garde silence et j’attends que l’enfant fasse surgir la demande. Ensuite nous pourrons faciliter le changement de quelque chose dans le réel, signaler le réel qui manque et travailler la symbolisation de l’absence. Démarrer le jeu.

L’improvisation et la mémoire s’excluent-elles mutuellement ? Freud signale que la méthode de l’association libre permet de se souvenir des détails inattendus 45, de garder une mémoire étonnante sur certains détails fondamentaux dans la cure.

PAntonAlité

Nous pouvons tant apprendre des procédures et des œuvres des musi-ciens : la messe de Machaud, l’œuvre de Monteverdi, passer d’une tonalité à une autre, l’écriture de Bach et l’improvisation, savoir comment bouger

44. S. Freud, La technique analytique, op. cit.45. Ibid.

Cliniques méd. 93.indd 67 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201668

dans la structure, la pantonalité de Schoenberg que les critiques appellent « atonalité », où chaque demi-ton a la liberté totale de précéder ou avancer un autre, sans aucune gamme chromatique qui domine la succession des tonalités. Nous pouvons alors comprendre la critique de l’œdipe depuis Lacan 46, Deleuze et Guattari 47, en faisant un parallèle avec la pensée panto-nale : pourquoi la psychanalyse devrait-elle avoir un seul complexe à être évoquée ? En quoi l’œdipe serait le seul ordre structural du désir inconscient, en dépit de tant d’autres ?

Sans l’improvisation, nous ne pouvons pas permettre au sujet d’at-teindre la liberté associative. Donald Meltzer raconte une expérimentation qu’il fit autour du cadre analytique : il prétendit établir un cadre très serré, invariable, pour voir comme cela influençait la cure. Il s’habille alors de la même manière, exactement avec les mêmes habits, il commence et finit la séance à une heure précise. Il a toujours les mêmes gestes pour saluer, dire au revoir, se faire payer. Au bout de quelques semaines il se rend compte que ces patients commençaient à entrer dans la psychose.

Le compositeur Schonberg proposait pour créer son art de faire tout ce qu’il ne faut pas faire, d’utiliser la force de l’inertie pour pouvoir faire autre-ment. Les choses ont tendance à se répéter : l’art c’est sortir de l’inertie !, proposa-t-il. Le philosophe Jacques Derrida a introduit le concept de diffé-rance 48 pour parler précisément de la répétition du nouveau. Pour se sortir de la répétition, la manière la plus rapide est de rater quelque chose ; l’erreur qui fait le style. Le poète Samuel Beckett 49 dit : il faut rater, essayer encore et rater mieux. Les lapsus, les actes manqués, les oublis, les cauchemars, etc. témoignent que l’événement principal de notre travail est le ratage.

Il y a une analyse statistique qui démontre que les accidents de la route arrivent en plus grande proportion à des gens qui font toujours le même chemin. Jung, pour faciliter l’Einfall, préconisait de prendre toujours un chemin différent pour rentrer chez soi.

La règle fondamentale pour les cures psychanalytiques est d’associer librement, de permettre que se mélangent librement les pensées : la capacité de poiesis. Cette possibilité est à la base de la métonymie, permettant que les corps et les pensées s’échangent. La métaphore est à la base du jeu et ainsi de la santé psychique : remplacer un objet pour un autre (Winnicott), inventer un signifiant nouveau (Lacan), interpréter le non-sens ou les sens envers d’un rêve à travers les multiples associations linguistiques, numé-

46. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.47. G. Deleuze, F. Guattari, L’antiœdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972.48. J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972.49. Beckett a été un analysant de Wilfred Bion. Cf. D. Anzieu, Beckett et le psychanalyste, Paris, Arche, 1996.

Cliniques méd. 93.indd 68 01/02/16 17:18

l’imPrévu 69

rologiques, le rébus phonétique que nous entendons dans les récits, dans le mélange poétique des assonances, des figurabilités 50. Nous voyons que dans la névrose cette capacité est limitée. Ce n’est pas pareil pour la psychose, car pour le psychotique il n’existe pas de distance entre les mots et les choses. Si un fou dit : « Un oiseau sort de ma bouche », il sent le papillonnement des ailes entre les parois de son palais.

Freud décrit la différence entre un névrosé, un psychotique et un artiste : le névrosé refoule le désir pour se soumettre à la réalité, le psychotique annule la réalité pour rester dans le désir, et l’artiste, comme le psychotique, s’écarte de la réalité mais pour après coup en créer une nouvelle 51. Cette nouvelle « poétique » permet ainsi aux autres, lecteurs-spectateurs d’établir de nouveaux ponts entre la réalité et le désir.

lA Poésie s’honore

Les poètes ont toujours été proches de la musique, même si l’invention de l’imprimerie dans notre culture occidentale a créé l’illusion que ces deux arts pouvaient se tenir l’un sans l’autre. Avant cette rupture, chaque poète devait être en même temps musicien. C’était le cas chez les troubadours par exemple. Ainsi, il existe un lien primitif entre la musique et la poésie, entre le son et les mots, il y a un berceau commun aux deux : les phonèmes sont à la base de la pensée, et la poésie sonore réveille cette source où les signifiants viennent avant toute signification. Nous attribuons une place privilégiée à cet aspect de l’expérience psychique que Roman Jakobson appelait l’image acoustique. Le poète-musicien-analyste doit s’exercer dans la dimension de la langue des oiseaux, celle qui est capable de lire entre les mots, les asso-nances, les allitérations. Lalangue ?

Grâce à la révolution poétique du xxe siècle, depuis Mallarmé, le futu-risme, dada, zaoum, les poètes du non-sens, Chopin, Haussmann, Schwit-ters, Joyce et ses suiveurs, leur existence et leur création radicale nous ont libérés de l’esclavage de la poésie du pur effet de sens, la poésie exclusi-vement sémantique, celle qui « cherche à dire quelque chose » pour nous reconduire vers de nouvelles noces entre la poésie et la musique. Le poète Vincent Huidobro disait : « Ne chantez pas à la rose, faites-la fleurir dans le poème » et j’ajouterais : faites fleurir les objets grâce à la voix ou plus direc-tement lorsque vous dites fleur, poussez le souffle jusqu’à réussir à ce qu’une fleur naisse de la bouche. En tant que cliniciens, surtout être prêts à la poésie de l’inconscient qui fera cette procédure à l’improviste. À ce moment-là nous

50. Rücksicht auf Darstellbarkeit.51. S. Freud, 1908, « Le créateur littéraire et le rêve éveillé », dans L’inquiétante étrangeté, Paris, Puf, 1986.

Cliniques méd. 93.indd 69 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201670

devrions être « aux aguets 52 » pour l’écouter, la souligner et la renvoyer au sujet afin qu’il puisse faire avec.

bibliogrAPhie

Anzieu, D. 1996. Beckett et le psychanalyste, Paris, Arche.bAkero CArrAsCo, M. 2011. « El poeta trabaja con la alucinación », Revista

Laboratorio 5 n. pag. Web. http://www.revistalaboratorio.cl/2011/12/el-poeta-trabaja-con-la-alucinacion

bAkero CArrAsCo, M. 2013. « Symptôme et capitalisme : excès et nécessité dans la production du sujet et la culture », dans P. Landman, S. Lippi (sous la direction de), Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne ».

bAtAille, G. 1949. La part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1967.bernAt, J. 1996. Le processus psychique et la théorie freudienne, Paris, L’Harmattan.Bion, W.R. 1962. Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.Bion, W.R. 1967. « Notes on memory and desire », Psycho-Analytic Forum, vol. II, n° 3.Breton, A. 1924. Manifeste du surréalisme, Paris, Éditions du Sagittaire.Cott, J. 1979. Conversations avec Stockhausen, Paris, Lattès ; traduction de l’anglais par

Jacques Drillon de l’ouvrage : Cott, Jonathan, Stockhausen : Conversations With the Composer, Londres, Robson Books et Pan Book Limited, 1974.

D’Autrey M. 2013. Revue Mouvements n° 68, Paris, p. 57.Deleuze, G. 1988. Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit.Deleuze, G. 2004. L’abécédaire de Gilles Deleuze, dvd, Paris, Montparnasse.Deleuze, G. ; guAttAri, F. 1972. L’antiœdipe, Paris, Éditions de Minuit.Deligny, F. 2007. Œuvres, Paris, Éd. L’Arachnéen.Delorme, S. 2006. « Orphée, cet analyste », Insistance, n° 2, p. 153-169 – url : www.

cairn.info/revue-insistance-2006-1-page-153.htm – doi : 10.3917/insi.002.0153.DerridA, J. 1972. Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit.Freud, S. 1899. « La interpretación de los sueños », Traumdeutung, Buenos Aires,

Amorrortu, 1991.Freud, S. 1899. L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1971.Freud, S. 1901. Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. fr. S. Jankélévitch, Paris,

Payot, 1969.Freud, S. 1908. « Le créateur littéraire et le rêve éveillé », dans L’inquiétante étrangeté,

Paris, Puf, 1986.Freud, S. 1910. Le président Schreber, Paris, Puf, 1995.Freud, S. 1912. « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », dans La

technique analytique, Paris, Puf, 1981.Freud, S. 1920. « Sur la préhistoire de la technique analytique », dans Résultats, idées

et problèmes, I. Paris, Puf, 1984.

52. Selon l’expression de Gilles Deleuze. « L’abécedaire de Gilles Deleuze », dvd, Paris, Montparnasse, 2004.

Cliniques méd. 93.indd 70 01/02/16 17:18

l’imPrévu 71

Freud, S. 1922. « Psychanalyse » dans Œuvres complètes – psychanalyse, vol. XVI, 1921-1923, Paris, Puf, 2010.

Grotstein, J.-S. 2009. But at the Same Time and on Another Level, Londres, Karnac.HoffmAnn, C. Que devient l’analyste dans le transfert : signifiant ou objet ? http://www.

litura.org/florence2012hoffmann.htmlJAnet, P. 1889. Automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les

formes inférieures de l’activité humaine ; première partie : « Automatisme total », texte de la 4e édition, Paris.

Kleist, H von. 1810. Sur le théâtre de marionnettes, suivi de De l’élaboration progressive des pensées par le discours, Paris, Éditions Séquences, 1991.

LACAn, J. 1973. Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.

LACAn, J. 1991. Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.LACAn, J. 2001. « L’acte psychanalytique », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil.LACAn, J. 2006. Le séminaire, Livre XVI, D’un autre à l’Autre, Paris, Le Seuil.LACAn, J. 2009. « D’une réforme dans son trou », texte originellement à publier dans

le journal Le Monde, publié finalement dans les Figures de la psychanalyse, n° 18.LAPlAnChe, J. ; PontAlis, J.B. 1967. Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf.MAtte-BlAnCo, I. 1975. The Unconscious as Infinite Sets, an Essay in Bi-logic, Londres,

Gerald Duckworth & Company limited.Meltzer, D. 1973. Sexual States of Mind, Londres, Clunie Press.nietzsChe, F. « La volonté de puissance. Essai d’une transmutation de toutes les

valeurs » (Études et Fragments). Traduit par Henri Albert. http://www.thule-italia.net/sitofrancese/Libri/Nietzsche.pdf

OuAknin, M.-A. 1993. Le livre des prénoms bibliques et hébraïques, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres ».

PAter, W. 1980. « The school of Giorgione », Studies in the Story of the Renaissance, Berkeley, University of California Press.

Redfield, M. 2007. Legacies of Paul de Man, Londres, Fordham University Press.Reik, T. 1948. Listening With the Third Ear. The Inner Experience of a Psycho-Analyst, New

York, Grove Press.RimbAud, A. 1871. Lettre du voyant, à Paul Demeny, 15 mai.RondePierre, A. « Concept essentiel de la règle fondamentale de l’analyse

freudienne : l’Einfall – le “ce qui vient” ». www.cartels-constituants.fr/medias/documents/6641.pdf

SAChs, H. 1977. Freud, mon maître et ami, Paris, Denoël.sAlAdin, M. « Processus de création dans l’improvisation », Volume ! [En ligne], 1 : 1

| 2002, mis en ligne le 15 mai 2004, url : http://volume.revues.org/2486SChoenberg, A. 1911. Theory of Harmony, Berkeley, University of California Press,

1983.Vinot, F. 2006. « Pour une approche pulsionnelle du mana », Insistance, n° 2,

p. 127-138.Vinot, F. 2014. « Eurydice deux fois perdue : voix et deuil », Essaim, n° 32, p. 61-70.

Cliniques méd. 93.indd 71 01/02/16 17:18

Cliniques méditerrAnéennes 93-201672

RésuméLa méthode analytique a pour but d’arriver à saisir le système complexe de représentations dans l’appareil psychique, ainsi que donner libre cours aux frayages que les pensées inconscientes parcourent. La libre association du côté de l’analysant et l’attention librement flottante du côté de l’analyste, facilitent cette technique. Pour y arriver, il faut un entraînement dans l’improvisation, celle-ci entendue comme la création de quelque chose sans préparation, de manière subite. Car le concept d’improvisation définit très bien la technique de l’association libre : la capacité de « composer et de s’exprimer simultanément » comme dans la poésie sonore où il n’y a pas de différence entre signifiant et signifié, et l’art de l’improvisation musicale comme un savoir-faire avec la libre association. Nous proposons d’apprendre cette méthode pour la séance analytique : c’est-à-dire de parler et penser en même temps.

Mots-clésLibre association, attention flottante, improvisation, musique, poésie, écriture automatique, cure.

unexPeCtedly

SummaryThe analytical method aims to get to understand the complex system of representations in the mental process of the human being, and unleash the facilitations that unconscious thoughts roam. Free association on the side of the analysand and the free-floating attention of the analyste side, facilitate this technique. To get there, you have a training in improvisation, understood it as the creation of something without preparation, sudden manner. For the concept of improvisation who define very well the technique of free association : the ability to “dial and speak simultaneously”. Such as in sound poetry where there is no difference between signifier and signified, and the art of musical improvisation as a know-how with the free association. We propose to learn this method to the analytic session : that is, to speak and think at the same time.

KeywordsFree-association, free-floating-attention, improvisation, music, poetry, automatic-writing, cure.

Cliniques méd. 93.indd 72 01/02/16 17:18


Recommended