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Marie de Gournay et la traduction (1996)

Date post: 13-Mar-2023
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MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION: DÉFENSE ET ILLUSTRATION D'UN STYLE En cette fin du xx:e siècle, rares sont les lecteurs qui oseraient consulter les citations de Montaigne uniquement dans la version originale - je fais exception honorable, cela va sans dire, des membres de la Société des Amis de Montaigne. Et quel éditeur accepterait une édition des Essais sans la traduction des quelque 1200 citations, cet "amas de fleurs estrangeres" 1 qui parsèment le texte? Cependant, les premiers lecteurs de Montaigne ne connaissaient que de telles éditions jusqu'en 1617 2 Or, à partir de cette date toutes les rééditions des Essais sont accompagnées d'une version française des citations grâce aux soins de Mlle de Gournay 3 , et elle a revisité sa première version en apportant bien des modifications pour l'édition de 1635. Le travail de vulgarisation n'allait pas de soi pour la fille d'alliance de Montaigne. Six ans plus tôt, avec l'aide de plusieurs érudits, elle était déjà arrivée à identifier les sources de presque toutes les citations: elles sont signalées dès l'édition de 1611 4 Mais ce premier travail n'avait pas obligé Mlle de Gournay à toucher au texte même des Essais. Or, traduire les citations, c'est proposer un texte qui puisse se lire au moins en alternance avec la version originale choisie par Montaigne, et elle reconnaît la première l'apport des citations: ... ceste masse, ou plustost nuee et moisson d' Autheurs Latins, est la cresme et la fleur choisie à dessein, comme on void, de !'Ouvrage des plus excellens Autheurs, et plus elegans et riches de langage comme d'invention 5 Si elle a accepté de les traduire, ce n'est alors - du moins le dit-elle - que pour répondre aux sollicitations de son éditeur: L'imprimeur m'a encore pressée de tourner les passages Latins des Essais, sur le desir qu'il pretend, que plusieurs ignorans de ce langage, ont de les entendre ... 6 Vingt ans après l'édition de 1595, nous constatons le passage de l'ère des humanistes, tels Turnèbe et Juste Lipse, au règne de l'honnête homme. Celui-ci goûtera 1 Montaigne, Essais, III, 12, 1055 B. 2 Voir R. A. Sayce et D. Maskell, A Descriptive Bibliography of Montaigne 's Essais 1580-1700, London, The Bibliographical Society, 1983, p. 20. 3 Marie de Gournay ne traduit pas les citations italiennes,_ dont la version paraît pour la première fois en 1659. Voir Sayce et Maskell, op. cit., p. 32. 4 Sayce et Maskell, op. cit. , p. 16. 5 Les Essais de Michel Seigneur de Montaigne, Paris, chez Michel Nivelle, 1617, p. 989. 6 Ibid.
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MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION: DÉFENSE ET ILLUSTRATION D'UN STYLE

En cette fin du xx:e siècle, rares sont les lecteurs qui oseraient consulter les citations de Montaigne uniquement dans la version originale - je fais exception honorable, cela va sans dire, des membres de la Société des Amis de Montaigne. Et quel éditeur accepterait une édition des Essais sans la traduction des quelque 1200 citations, cet "amas de fleurs estrangeres" 1 qui parsèment le texte? Cependant, les premiers lecteurs de Montaigne ne connaissaient que de telles éditions jusqu'en 16172

• Or, à partir de cette date toutes les rééditions des Essais sont accompagnées d'une version française des citations grâce aux soins de Mlle de Gournay3

, et elle a revisité sa première version en apportant bien des modifications pour l'édition de 1635.

Le travail de vulgarisation n'allait pas de soi pour la fille d'alliance de Montaigne. Six ans plus tôt, avec l'aide de plusieurs érudits, elle était déjà arrivée à identifier les sources de presque toutes les citations: elles sont signalées dès l'édition de 16114

• Mais ce premier travail n'avait pas obligé Mlle de Gournay à toucher au texte même des Essais. Or, traduire les citations, c'est proposer un texte qui puisse se lire au moins en alternance avec la version originale choisie par Montaigne, et elle reconnaît la première l'apport des citations:

... ceste masse, ou plustost nuee et moisson d' Autheurs Latins, est la cresme et la fleur choisie à dessein, comme on void, de !'Ouvrage des plus excellens Autheurs, et plus elegans et riches de langage comme d'invention5

Si elle a accepté de les traduire, ce n'est alors - du moins le dit-elle - que pour répondre aux sollicitations de son éditeur:

L'imprimeur m'a encore pressée de tourner les passages Latins des Essais, sur le desir

qu'il pretend, que plusieurs ignorans de ce langage, ont de les entendre ... 6

Vingt ans après l'édition de 1595, nous constatons le passage de l'ère des humanistes, tels Turnèbe et Juste Lipse, au règne de l'honnête homme. Celui-ci goûtera

1 Montaigne, Essais, III, 12, 1055 B. 2 Voir R. A. Sayce et D. Maskell, A Descriptive Bibliography of Montaigne 's Essais 1580-1700, London, The Bibliographical Society, 1983, p. 20. 3 Marie de Gournay ne traduit pas les citations italiennes,_ dont la version paraît pour la première fois en 1659. Voir Sayce et Maskell, op. cit., p. 32. 4 Sayce et Maskell, op. cit. , p. 16. 5 Les Essais de Michel Seigneur de Montaigne, Paris, chez Michel Nivelle, 1617, p. 989. 6 Ibid.

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longtemps l'esprit de Montaigne, mais ne voudra pas se mêler aux "doctes"7• Cette

tendance atteindra son apogée dans la deuxième moitié du xvne siècle, lorsque des éditeurs beaucoup moins respectueux que Mlle de Gournay feront paraître un abrégé des Essais, auxquels ils auront enlevé les citations jugées trop fréquentes, ainsi que d'autres "ornements superflus"8

En 1617 Marie de Gournay se plie dans une certaine mesure aux circonstances. Mais fidèle à l'esprit de la Renaissance, elle n'ignore pas que traduire, c'est confronter la langue française aux langues anciennes. Voici une tâche qui lui permet de renouer avec d'autres préoccupations, dont surtout la défense des richesses de la langue française9

Nous nous proposons donc de relever quelques-unes de ses idées sur l'évolution de la langue, avant de considérer sa longue carrière de traductrice, et plus particulièrement la manière dont elle a recomposé "aucunes fleurs trop riches" 10 semées par Montaigne.

* * *

La poétique de Marie de Gournay se heurte aux réformes que proposaient un Malherbe, ou un Balzac, car pour cette première ce sont les poètes de la Pléiade, et surtout Du Bellay et Ronsard, qui servent de référence. Elle croit que les nouvelles règles ne peuvent mener qu'à l'appauvrissement d'une langue qui commençait à connaître l'ampleur des langues anciennes, alors que ces critiques prétendaient proscrire les œuvres du siècle précédent, rédigées dans un langage dit imparfait. L'on pourrait y voir une première querelle des Anciens et des Modernes, car au-delà des débats purement linguistiques, il faut reconnaître deux attitudes nettement opposées. Marie de Gournay, autodidacte et férue des auteurs anciens, méprise l'ignorance d'un nouveau public, à forte majorité féminin, qui se dit intéressé par les lettres, mais qui refuse d'apprendre soit le latin soit le grec. N'est-ce pas la même ignorance qui l'oblige -malgré elle - à traduire les citations des Essais? Lorsque Mlle de Gournay veut défendre le bon usage, elle comprend celui des plus instruits du royaume, au moment où même les grammairiens vont préférer au langage des parlements et des universités celui du grand public des salons, ou ce que Vaugelas appellera "la façon de parler de la plus saine partie de la Cour" 11

7 Voir l'analyse très riche de Jules Brody, Lectures de Montaigne, French Forum, Kentucky, 1982, ch. 1: "La

première réception des Essais de Montaigne: les fortunes d'une forme" . 8 L'Esprit des Essais de Michel seigneur de Montaigne, Paris, Charles de Sercy, 1677. Voir Sayce et Maskell,

op. cit., p. 36. 9 Dans la préface de l'édition de 1617, l'imprimeur déclare que la version des citations "peut servir, non seulement à la pertinente interpretation de son sujet, ains encore à l'enrichissement de nostre langue." (f a ii r·) 10 Essais, II, 10, 408 C. 11 Voir A. Uildricks, Les Idées littéraires de Mlle de Gournay, Groningen Druk, 1962, p. 42 . La thèse

doctorale d'Uildricks comporte une édition critique des traités philologiques des Advis et Presens (édition de

MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION 195

Tout au début de sa "Deffence de la Poësie et du langage des poëtes" - titre qui fait un clin d'œil évident à la Deffence de Du Bellay - Marie de Gournay offre une anecdote pour expliquer ce qui l'a poussée à entrer en lice:

Je sors d'une maison où j' ay veu jetter au vent les venerables cendres de Ronsard et des Poetes ses contemporains, autant qu'une impudence d'ignorans le peut faire, brossans en leurs fantaisies comme le sanglier eschauffé dans une forest. Or apres que tels discoureurs ont deschiré à cent sortes, et parmy tous ceux qui les veulent escouter, l' Art et les conceptions de ces Poetes, qu'ils croyent aysément preceder teste pour teste; leur

grand et general Refrain butte sur leur langage, alleguans: On ne parle plus ainsi 12•

Encore une fois elle traite ses adversaires d'"ignorans", et les compare à un sanglier échauffé. C'est-à-dire que ce ne sont que des bêtes sauvages, fortes, certes, mais sans finesse ni jugement. Ils risquent donc de tout ravager. Marie de Gournay, pour sa part, ne peut pas accepter que le langage de la Pléiade, qui est aussi celui de Montaigne, soit périmé. Il ne suffit pas de dire "on ne parle plus ainsi", car l'évolution d'une langue doit s'accomplir avec douceur et non pas à force de soubresauts violents 13

. Dans son opuscule "Du langage françois", qui précède les autres traités linguistiques de L'Ombre, elle esquisse une distinction significative: entre "parler parfaitement" (le but de tout écrivain ou poète) et "parler un François simple et pur" (l'idée qui fait obsession chez ses adversaires), car ceux-ci voudraient sacrifier "l'uberté" à la "pureté" 14

• Pour Marie de Gournay - en bonne polémiste - l'uberté recueille toutes les associations positives, notamment les images de la propagation et des richesses, alors que la pureté est liée, de façon paradoxale, à la boue, à la bassesse, et à la stérilité, protégée par des "Docteurs en négative", dont la présomption est dénoncée avec une vigueur digne de Montaigne15

Les idées que défend Marie de Gournay incarnent certaines valeurs fondamentales des Essais, notamment la liberté de l'expression, outil indispensable du portrait de soi-même. Mais si Montaigne se croit parfois obligé de justifier un usage gascon qui s'écarte du langage de la cour16

, il ne cherche jamais à entrer dans les détails pointilleux des débats linguistiques. Or, Marie de Gournay est prête à s'opposer à Malherbe et à ses disciples munie de force exemples. A travers son œuvre, elle revient à trois préoccupations fondamentales, à savoir le lexique, les métaphores et la rime. Comme cette dernière sera moins importante pour la traduction des citations des Essais, nous ne retiendrons ici que ses remarques sur le lexique et les métaphores.

1641, avec les variantes de 1626 et de 1634), que nous citerons dans cet article. 12 "Défence de la poésie", éd. A. Uildricks, p. 96. 13

Elle accepte de "rajeunir" quelques expressions de Montaigne dès l'édition des Essais de 1625, mais refuse une révision linguistique plus approfondie. Voir Sayce et Maskell, op. cit., p. 23. 14 "Du langage françois", éd. A. Uildricks, p. 55. 15 Ibid., p. 55-7. 16 "Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos d'escrire chez moy, en pays sauvage ... " (Essais, III, 5, 875 B).

196 MARIE DE GOURNAY ET L'ÉDITTON DE 1595

On pourrait s'étonner que Marie de Gournay n'en dise pas long sur la syntaxe, mais c'est un heureux stratagème. En prétendant que la syntaxe n'a pas évolué de façon sensible depuis l'époque de la Pléiade, elle en déduit que la langue française ne devrait pas subir une révolution lexicale, car séparer le vocabulaire de la syntaxe, ce serait comme si l'on "tondoit par plaisir une belle forest verte et vive de ses feuilles et de ses branches"17

• Elle se charge donc de défendre l'unité de la langue, unité des éléments constitutifs, mais aussi unité dans le temps. Lorsqu'elle s'oppose au dépouillement trop rigoureux du lexique, c'est d'abord pour les vieux mots qu'elle demande un sursis, car élaguer, c'est briser la continuité qui fait que l'on peut encore lire l'œuvre de la Pléiade ou les Essais dans ces premières décennies du XVIIe siècle. Par ailleurs, elle nourrit une image des richesses lexicales qui est diamétralement opposée aux règles des puristes. En un mot, elle accepte le principe de la synonymie, alors que ses adversaires proposent de choisir un seul terme qui corresponde à telle ou telle notion18

. Autre différence, et de taille, Marie refuse d'écarter les vocables qui traduisent de façon trop évidente leur provenance latine, et que le camp opposé juge "un grand reproche à leur goût" 19

• Ne serait-ce pas nier tout l'héritage d'un Du Bellay ou d'un Ronsard, qui se délectaient à l'emploi de néologismes savants? Le goût du XVUC siècle se montre bien plus délicat que celui de la Renaissance sur un tout autre plan également: celui de la bienséance. Montaigne avait osé mettre la pruderie de ses lectrices à l'épreuve dans certains chapitres des Essais, et nous verrons que même Marie de Gournay préférera se taire sur certaines citations grivoises. Mais dans son opuscule "Sur la Version des poetes antiques", elle attaque rondement les excès auxquels se livrent les puristes, en voulant proscrire tout mot qui prête à l'équivoque. En tant que femme, elle se permet de corriger les hommes, mais aussi de persifler les précieuses aux oreilles trop tendres:

Bon dieu, leurs tendres levres pourroient-elles bien lascher de telles paroles, sans vomir apres cet advis d'importance sur rouer? Et combien d'autres mots, noms, pronoms ou meufs de verbes, qu'elles nous chantent à toutes heures, équivoquent sur les choses odieuses, ou sales, ou obscenes, aussi bien que rouer et ces autres là, dont je ne les ose advertir, en consideration de leur sexe et du mien?20

C'est un sujet qu'elle juge d'une première importance, puisque la proscription de tout mot équivoque mènerait à un appauvrissement monstrueux de la langue. Or, elle défend ici le principe de l'évolution naturelle d'une langue, avec toutes les rencontres accidentelles et équivoques qui en résultent. C'est en somme préférer l'usage à l'esclavage de la raison - opposition qui caractérise également sa défense des métaphores.

17 Voir A. Uildricks, op. cit., p.37. 18 Voir "Sur la version des poetes antiques, ou des metaphores'', éd. A. Uildricks, p. 60-63. 19 Voir "Du langage français", p. 55. 20 "Sur la version", p. 63 .

MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION 197

Rappelons-nous à ce stade que la plupart des remarques linguistiques de Mlle de Gournay concernent uniquement le langage littéraire, et surtout la poésie, qui, à son avis, doit se distinguer du langage courant, tout comme le vrai poète se distingue de la foule. A l'instar de la Pléiade, elle croit que le poète est au-dessus des règles:

C'est au Ciel certes à donner ce qui separe un Poete de la Foulle, disons mieux, ce qui

le faict Poete21•

Or, si les nouveaux "Poetes grammariens", comme elle les appelle ironiquement22, se

trompent en méprisant toute œuvre qui n'obéit pas aux règles, quelles que soient ses qualités, ils commettent une erreur toute aussi grave en croyant - et c'est là le revers de la médaille - que "tous les Vers qui suivent leurs ordres sont bons"23

La défense des poètes anciens et de la Pléiade a pour contrepartie le refus d'une nouvelle poétique trop simpliste, puisque fondée uniquement sur la forme et non pas le fond24

- ou, comme le dit Mlle de Gournay:

Que nous proffite aussi, d'estre riches en politesse, si nous polissons une crotte de chèvre?25

C'est pour cette raison qu'elle s'insurge à plusieurs reprises contre l'esclavage de la rime, et se moque des "poetes Rymeurs"26

, tout comme la Pléiade, et Sébillet avant eux, avaient cherché à trancher entre le vrai poète et les "rimeurs". En fait, on peut constater qu'à travers son œuvre Marie de Gournay défend une littérature "difficile" au goût d'une minorité élitiste, contre les œuvres plus faciles que préféraient les habitués des salons. Dans son opuscule "Du langage français", elle se moque de ceux qui rejettent une œuvre dès qu'ils tombent sur un passage qu'ils ne comprennent pas. Elle conclut qu'à force de rejeter tout auteur quelque peu difficile, on renoncerait à lire Aristote, Platon et Plutarque parmi d'autres Anciens, mais aussi - et c'est le seul nom contemporain qui se glisse dans la liste - Montaigne27

• La même comparaison entre Montaigne et les Anciens sert à appuyer un argument parallèle dans l'opuscule "Sur la version des Poetes", lorsque Marie de Gournay reprend l'idée qu'il faut juger d'une œuvre par sa valeur intrinsèque et non pas par une élégance (ou "politesse") superficiel­le:

21 Ibid., p. 70. 22 Ibid., p. 74. 23 Ibid., p. 70. 24

Distinction qui rappelle les arguments de Montaigne dans le chapitre 1, 37 des Essais. 25 "Sur la version", p. 71. 26 Ibid., p. 74. 27

"Du langage françois", p. 58.

198 MARIE DE GOURNAY ET L'ÉDITION DE 1595

... quel Autheur d'importance, vieil ou nouveau, s'est jamais advisé de chercher son Panegyrique en la reputation de poly? Sont-ce les Platons, les Aristotes, les Plutar­ques ... ?28

Cette fois-ci, Montaigne n'est pas cité tout de suite, mais à la page suivante sa fille d'alliance revient à la charge en demandant:

que ne preferent ces Messieurs [ses adversaires] aux Essais, la Sagesse de Charron, d'autant que cet Ouvrier est dans une exacte me th ode en la matiere qu'il traicte, cet

autre à l' eff ort?29

L'effort de Montaigne vaut mille fois plus que la méthode de Charron, puisque ce premier se propose un but plus digne, l'expression de la pensée individuelle, tandis que son disciple se contente de le résumer dans un langage poli. Nous avons tout lieu de croire que Montaigne, amateur d'un "parler soldatesque'', soupçonneux d'un usage trop raffiné, aurait approuvé l'avis de son éditrice.

La défence des métaphores constitue un autre élément essentiel de la poétique de Mlle de Gournay. Le traité "Sur la version des Poetes antiques" porte le sous-titre "Des métaphores", et dès la première page Mlle de Gournay explique le statut privilégié qu'elle accorde à cette figure de style:

Car non seulement la principale richesse, la plus fine pierrerie du langage d'un Poeme, sur tout Heroique, mais aussi sa principale necessité git aux Metaphores ou translations: singulierement en un langage si sterile que la nostre, de termes qui soient magnifiques ou puissans en leur propre signification30

Les métaphores sont liées aux images positives que nous avons relevées ailleurs: richesses, pierres précieuses, la vigueur naturelle, car selon Mlle de Gournay, il faut "les planter et provigner par nouvelle adresse et nouvel usage"31

. Les métaphores constituent un excellent remède contre "un langage si stérile", mais elles se voient menacées à leur tour par les puristes. Or Mlle de Gournay fait valoir les mêmes principes pour les défendre que ceux qu'elle a employés au nom de la richesse lexicale. En premier lieu, elle veut empêcher une rupture brutale avec l' Antiquité et les meilleurs auteurs du xvre siècle qui, eux, employaient librement cette figure de style. Deuxièmement, elle observe que les grandes idées exigent un style plus élevé; la forme ne peut pas se séparer du fond. Arracher les métaphores, c'est donc se condamner à "quelque conception non simple, mais lasche, avachie et fade"32

, à la portée d'un chacun, mais qui n'en vaut pas

28 "Sur la version", p. 71. 29 Ibid., p. 72. 30 "Sur la version .. . ", p. 59. 31 Ibid., p. 59. 32 Ibid., p. 67.

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mieux. Ce refus d'une vision égalitaire nous mène au troisième principe qui ressort de cette discussion, le fait qu'il faut juger du langage par l'emploi qu'en font les meilleurs poètes. Lorsque Mlle de Gournay utilise le mot "translations" pour parler des métaphores, ce n'est pas un terme fortuit, car la métaphore permet au bon poète de franchir un grand espace entre deux objets:

. . . c'est 1' art de les représenter 1' un par 1' autre, bien que sou vent ils soient esloignez d'une infinie distance: l'entendement de l'Escrivain semblant par son entremise, transformer les subjects en sa propre nature, soupple, volubile, appliquable à toute chose33

.

Bref, la métaphore offre au poète une liberté totale - comme nous le constatons également dans la pensée sinueuse de Montaigne.

* * *

En lisant "Sur la version des poetes antiques", nous comprenons que pour Marie de Gournay, comme d'ailleurs pour bon nombre d'écrivains de la Renaissance, la traduction était une activité vouée par excellence à l'enrichissement de la langue. Récrire les meilleurs auteurs anciens en français, c'est confronter aux modèles les plus célèbres une langue en évolution, et la forcer à briser le carcan d'un usage parfois trop étroit. Mlle de Gournay s'est essayée à la traduction à plusieurs reprises, tant aux textes d'un Virgile, d'un Salluste ou d'un Tacite qu'aux citations des Essais. En effet, nous avons lieu de croire qu'elle a appris le latin elle-même en travaillant sur des éditions bilingues des poètes latins34

. Dès 1589 sa traduction du 2e Livre de l'Enéide a dû faire partie du "Bouquet poétique" qu'elle a offert à Montaigne. Par la suite, toujours attirée par l' Enéide, elle a fait paraître sa version partielle ou intégrale des quatre premiers livres, à laquelle s'est ajouté en 1634 le 6e Livre. C'est un travail qu'elle a accompli de son plein gré, sans contrainte. Il est vrai qu'elle se méfie dans son édition de 1619 de son "siecle peu studieux, et partant fort inique juge de la Poesie Heroique"35

, mais elle a entrepris la traduction malgré cette ignorance, et non pas, comme celle des citations des Essais, pour y remédier. Les versions de Virgile nous offrent donc la possibilité de l'observer au travail sur un terrain plutôt neutre, et nous citerons quelques exemples choisis dans sa version du 2e Livre de l'Enéide.

Mlle de Gournay a des prédécesseurs illustres quant à la traduction de l'Enéide, dont une autre femme (Hélisenne de Crenne), Du Bellay, et le plus proche, le cardinal Bertaut. Avec une pointe d'humour elle dit au Roi:

33 Ibid., p. 68. 34

Voir M. H. Ilsley, A Daughter of the Renaissance. Marie le Jars de Goumay. Her Life and Works, The

Hague, Mouton and Co., 1963, p. 19. 35 Version de quelques pieces de Virgile, Tacite, et Saluste, Paris, Fleury Bourriquant, 1619, f a iii r 0

200 MARIE DE GOURNAY ET L'ÉDITION DE 1595

Quelle temerité, SIRE, une quenouille attaque une crosse, et la crosse d'un Bertault? Mais il est raison que soubs un si brave Monarque, les Dames osent entreprendre des gestes d' Amazones ... 36

Elle nous ferait croire que sa version n'est qu'un simple essai, qu'elle place avec modestie à côté de celle de Bertaut. Mais en fait cette mise en page singulière - la version de Bertaut occupe la page gauche, celle de Marie de Gournay la page droite -nous laisse apprécier son propre travail. Malgré son éloge du cardinal - dont elle défend le style dans un chapitre de L 'Ombre37

- elle nous offre une version moins longue où la "restrinction", comme elle l'appelle, contribue souvent à la vigueur de la poésie.

Bien qu'elle se plaise à citer les exemples de rimes équivoques et d'archaïsmes admis par Bertaut, Mlle de Gournay elle-même n'a guère dû choquer les oreilles des puristes. La défense des vieux mots, ou d'une versification plus souple, convient mieux à la théorie ou à la polémique qu'à la création poétique, dirait-on. De même, celle qui défend une poésié difficile n'affiche pas sa qualité de savante. Les périphrases recherchées de Virgile font place à des formes plus courantes; "petunt Tritonidis arcem" devient:

Se coulent au manoir de Minerve inhumaine38•

Et lorsque Enée nomme Hélène "Troiae et patriae communis Erinys" (traduit par Bertaut comme "La commune furie, et l'Erinne fatale I De Troye"), Mlle de Gournay laisse tomber une référence peu courante pour dire:

... ce deluge égal de Troye et de sa Grece39•

Cependant, sur un autre plan elle ne partage pas forcément le goût de ses contempo­rains, car sa traduction accorde une large place aux métaphores. D'une part Mlle de Gournay se laisse guider parfois par la poésie latine - elle demandera à ses critiques pourquoi seules les langues anciennes auraient le droit d'employer cette figure de style40

• C'est l'usage latin qui lui suggère la version suivante, par exemple:

36 Ibid., f a ii v 0

37 "De la façon d'escrire de Messieurs l'Eminentissime Cardinal du Perron, et Bertaut Illustrissime Evesque de Sées" (éd. A. Uildricks, op. cit., p. 157-84). 38 Virgile, Enéide, II, 224; Mlle de Gournay, "Version de quelques pieces de Virgile", p. 31. 39 Virgile, Enéide: II, 573; Bertaut et Mlle de Gournay, "Version de quelques pieces de Virgile", p. 74-5 . 40 "Si les plus excellentes et puissantes Langues antiques, sont pleines de Metaphores, .. . si les plus excellens et puissans Autheurs de ces mes mes Langues, en sont les plus émaillez, tesmoin Virgile ... qui nous les peut interdire, sinon l'exemple du Renard aux raisins, lors qu'il vid la vigne fermée: l'abord de ce lieu se rendant à la verité des plus difficiles." "Sur la version", p. 66.

MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION 201

Excutior somno ... ... atque arrectis auribus adsto.

Le sommeil je secoue ... Mon oreille bandée aux aguests je prestay41

Mais d'autre part elle développe souvent les images virgiliennes, et c' est là le trait le plus frappant de sa version. Le choix des épithètes et des métaphores lui permet de communiquer toute l'horreur et tout le pathéthique des événements. Dès les premiers vers nous sommes saisis par l'histoire douloureuse d'Enée, qui racontera à Didon ce qu'il a subi:

... quaeque ipse miserrima vidi Et quorum pars magna fui .

Deplorable accident que je vis de mes yeux: Et dont l'horrible coup decochea sur ma teste,

Une si large part de sa fiere tempeste42•

C'est Mlle de Gournay qui ajoute les images du coup et de la tempête - images courantes, certes, mais qui augmentent le suspense. Autre exemple, Sinon annonce le jour fatal de sa mort en disant:

Jamque dies infanda aderat ...

Mais Mlle de Gournay trouve une métaphore moins courante:

Desja le Soleil luit pour torche funerale,

Sur l'horrible joumée ... 43

Elle préfère à la sobriété virgilienne un langage plus émotif, plus proche du baroque que du goût classique44

• Ainsi aime-t-elle ajouter des épithètes, faute de métaphores, pour souligner les moments les plus touchants, comme la mort des fils de Laocoon. Virgile se permet deux adjectifs ("petits" et "misérables"):

.. . Et primum parva duorum Corpora natorum serpens amplexus uterque implicat, et miseras morsu depascitur artus.

41 Virgile, Enéide, II, 302-3; Mlle de Gournay, "Version de quelques pieces de Virgile", p. 41. 42 Virgile, Enéide, II, 5-6; Mlle de Gournay, "Version de quelques pieces de Virgile", p. 3. 43 Virgile, Enéide, Il, 132; Mlle de Gournay, "Version de quelques pieces de Virgile'', p. 21. 44 Voir l'analyse de P. Holmes, "Mlle de Gournay's Defence of Baroque Imagery", French Studies, VII (1954), p. 122-31.

202 MARIE DE GOURNAY ET L'ÉDITION DE 1595

A Mlle de Gournay il en faut cinq:

Les tendres petits corps de ses deux fils si chers, Dont ils paissent goulus les miserables chairs45

On serait tenté de se demander dans quelle mesure cette version plus émotive de l 'Enéide relève d'une sensibilité féminine, car la version des quatre premiers livres réalisée par Hélisenne de Crenne en 1541 se caractérisait également par une abondance d'épithètes affectifs.

* * *

Lorsque nous tournons notre regard vers les Essais, nous savons que les métaphores et les images s'avèrent un élément indispensable du style de Montaigne, et qu'elles expliquent le choix de bon nombre de ses citations. Or, il n'est pas étonnant que la traduction de Mlle de Gournay les privilégie. Si elle choisit de les traduire en prose pour la plupart, elle fait une exception quant au chapitre "Sur des Vers de Virgile"46

. Ce texte mérite d'autre part une étude approfondie en raison du rôle que Montaigne y accorde aux citations et aux discussions linguistiques.

La description de Vénus qu'il a relevée chez Lucrèce donne lieu à une première comparaison entre l'usage français et l'usage latin:

A ces bonnes gens [les auteurs latins], il ne falloit pas d'aigue et subtile rencontre, leur langage est tout plein et gros d'une vigueur naturelle et constante; ils sont tout epigramme, non la queue seulement, mais la teste, l'estomac et les pieds47

De la même façon Marie de Gournay est consciente de la difficulté de bien traduire les citations "en une langue inferieure avec quelque grace, vigueur et briefveté"48

• Dans un chapitre tel que III, 5, la vigueur devient donc le lien essentiel entre les citations des poètes latins qui ont inspiré "ce notable commentaire" de Montaigne49

, et la version de Marie de Gournay destinée aux lecteurs qui, sans cela, ne sauraient apprécier les remarques de Montaigne.

45 Virgile, Enéide, II, 213-5; Mlle de Gournay, "Version de quelques pieces de Virgile", p. 31. 46 ''J'ay tourné d'autre part en vers, trois <1635: quelques> passages d'estendue, un à l'entrée du Livre, deux <1635 : d' autres> au chapitre, Sur des Vers de Virgile: tant par esbat, que pour piquer si je puis quelqu'un par exemple à faire le mesme du reste." Les Essais de Michel Seigneur de Montaigne, 1617, p. 990. 47

Essais, III, 5, 873 B. 48 Essais, 1617, p. 989. 49 Essais, III, 5, 897 B.

MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION 203

Afin de réaliser son portrait le plus intime, Montaigne nous propose "des essays en cher et en os"50

• Et lors de son éloge de la langue latine, il nous rappelle que:

Plutarque dit qu'il veid le langage latin par les choses; icy de mesme: le sens esclaire et produict les parolles; non plus de vent, ains de chair et d' os51

Or, Marie de Gournay se méfie des éléments trop explicites du texte de Montaigne, car dans la préface elle déclare qu'elle n'a pas voulu traduire certaines citations:

Et ne presente point d'excuse d'avoir laissé dormir les libertins, sous le voile de leur langue estrangere, ny d'avoir tors le nez à quelque mot joyeux de l'un d'entre eux ... 52

Faut-il y voir le désir d'éviter de nouvelles critiques de la part de ceux qui se disaient choqués par la franchise de Montaigne? Ou bien n'est-ce qu'une preuve de l'évolution du goût? Quoi qu'il en soit, dans un chapitre dont Montaigne disait plaisamment qu'il "me fera du cabinet"53

, Marie de Gournay refuse de traduire une vingtaine de citations, parmi lesquelles nous comptons évidemment certaines de Catulle, Juvénal, Martial, et Ovide, mais aussi une de saint Augustin, deux d'Horace et trois de Virgile. Il faut dire que ce parti pris du silence est moins évident dans les éditions jusqu'en 165254

, puisque en 1617 les traductions se trouvent à la fin du volume, et qu'en 1635 elles sont regroupées après chaque chapitre. Néanmoins, Marie de Gournay se révèle un censeur intelligent, surtout dans les retouches qu'elle a apportées en 1635, car elle tient compte alors du contexte original de certaines citations ainsi que de l'emploi qu'en faisait Montaigne. Si, par exemple, cette édition ne reproduit pas la version d'une citation de Virgile qui, au premier regard, ne paraît guère choquante chez Montaigne55

, n'est-ce pas parce que son éditrice a réalisé que Montaigne lui "a tordu le nez"? Le poète latin évoquait l'universalité du désir sexuel chez les bêtes, alors que Montaigne emprunte ses vers pour parler des hommes56

.

En effet, Marie de Gournay n'ignorait pas les subterfuges de Montaigne; dans la préface elle nous explique:

50 Ibid., 844 B. 51 Ibid., 873 B. 52 Essais, 1617, p.990. 53 Essais, III, 5, 847 B. 54 L'édition de 1652 se dit "enrichie et augmentée aux marges du nom des Autheurs qui y sont citez, et de la Version de leurs Passages." Voir Sayce et Maskell, op. cit., p. 30. 55 "Omne adeo ... ", Essais, III, 5, 859 B. Cette citation était traduite de manière exacte dans l'édition de 1617. 56 Voir l'analyse de ce passage chez M. McKinley, Words in a Corner: Studies in Montaigne's Latin

Quotations, French Forum Publishers, Lexington, Kentucky, 1981, p. 88-9.

204 MARIE DE GOURNAY ET L'ÉDITION DE 1595

C' a esté certes une de mes peines, me trouvant sur quelque passage contourné ou frelaté, de l'exprimer en telle sorte, qu'il quadrast sortablement s'il estoit possible, à la composition et à l' application57

Ce même soin amène Marie de Gournay en 1635 à terminer une citation inachevée chez Montaigne, à savoir la longue description de Vénus et de Mars chez Lucrèce. Montaigne s'arrête lorsque la déesse commence à parler58

, et Mlle de Gournay en faisait autant en 1617. Mais dans sa dernière version elle y ajoute deux vers pour nous laisser comprendre le but de Vénus:

Ton beau corps s'espanchant pour le sien enlacer, Veuille les doux propos de tes levres verser: Pour obtenir de luy qu'une paix fortunee, Soit acquise aux Romains, race de ton Aenee59

C'est faire ressortir un contraste entre cette citation et la description de Vénus chez Virgile: dans un premier temps, la déesse adultère recherche la paix, et dans un deuxième temps, épouse fidèle, elle déploie ses charmes afin que Vulcain offre une belle armure à son fils. Marie de Gournay souligne la différence entre les vers de Virgile et ceux de Lucrèce, tandis que Montaigne les avait pliés tous deux à son propre argument sur la nature de l'amour conjugal et la passion adultère.

Mais il est rare que dans sa version des citations Marie de Gournay détourne le sens que leur prêtait Montaigne. Comme la plupart des traducteurs de l'époque, elle cède parfois à la tentation de mélanger version et glose, mais en général elle ne perd de vue ni la vigueur ni la brièveté qu'elle prise. Ainsi les "libelli Stoici" deviennent "Les livres de ces rudes Stoiques"60

, ou "Dum licet obducta solvatur fronte senectus" se traduit par: "Tandis qu'il est permis, desridans le front de la vieillesse, la desliant de ces cha­grins"61. Nous pouvons observer d'autre part la mesure dans laquelle elle cherche à rester fidèle à Montaigne si nous examinons de près son lexique. Les mots apparentés sont plus fréquents dans la traduction des citations que dans ses propres versions de Virgile par exemple. On dirait que Marie de Gournay voulait faire comprendre aux lecteurs "ignorants" pourquoi Montaigne avait apprécié telle ou telle phrase. Par exemple,

In fragili corpore odiosa omnis offensio est. Toute offense est odieuse en un corps frele62

.

57 Essais, 1617, p. 991. 58

" ... suaveis ex ore loquelas / Funde." Essais, III, 5, 872 B. 59 Essais, 1635, III, 5, p. 698 . 60 Essais, III, 5, 857 B; 1617, p.1067. 61 Essais, III, 5, 844 B; 1617, p.1065. 62 Essais, III, 5, 843 C; 1617, p. 1065.

MARIE DE GOURNAY ET LA TRADUCTION 205

Par ailleurs, c'est le commentaire de Montaigne qui fournit un terme français - tout comme le texte latin en soufflait à Montaigne. Nous croyons que Marie de Gournay appréciait tout particulièrement la citation:

A natura discedimus; populo nos dam us, nullius rei boni auctori !

qu'elle traduit très vivement:

Nous abandonnons Nature, pour nous donner au vulgaire et à ses fantasies, qui ne font jamais que radoter63

Mais la phrase "et à ses fantasies" n'est pas d'une simple invention, puisqu'elle est suggérée par la remarque de Montaigne qui y fait suite:

Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent: peu en fantaisie.

La critique reconnaît depuis longtemps le jeu infiniment subtil qui s'est engagé entre le texte des Essais et les auteurs anciens. Marie de Gournay a dû participer à ce jeu également, et ne s'en est pas trop mal acquittée. Pour les citations brèves, elle s'est chargée de ne pas détourner le sens, de rechercher parfois un lexique proche de l'original ou des commentaires de Montaigne, et - chose capitale dans ce chapitre - de réserver une large place aux images et aux métaphores. Montaigne défendait ainsi l'usage d'Horace:

Il voit plus cler et plus outre dans la chose; son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures pour se representer; et les luy faut outre l'ordinaire, comme sa conception est outre l'ordinaire64

C'est un argument qui rappelle la défense des métaphores peu courantes ou difficiles dans la poétique de Marie de Gournay. Retrouver des images chez des auteurs anciens, cités d'ailleurs par Montaigne, c'est pour Marie de Gournay une invitation à étaler les richesses de la langue française. Ce désir est d'autant plus évident lorsqu'elle traduit les longs morceaux de Virgile, de Lucrèce et de Catulle qui illuminent ce chapitre, et d'ailleurs elle les révise avec soin en 1635. Il faudra nous limiter à deux échantillons (que je citerai d'après l'édition de 1635) pour démontrer dans quelle mesure sa traduction participe alors à l'effort créatif, en hommage à son père d'alliance. Regardons d'abord sa version des derniers vers de Virgile:

... Ea verba loquutus, Optatos <ledit amplexus, placidumque petivit

63 Essais, III, 5, 842 C; 1617, p. 1065. 64 Essais, III, 5, 873 B.

206 MARIE DE GOURNAY ET L'ÉDITION DE 1595

Conjugis infusus gremio per membra soporem.

Ainsi parle Vulcain favorable mary, Et donne à sa Venus l'embrassement chery: Puis s' espandant au sein de ses flammes complice, Le sommeil delectable en ses membres se glisse65

Nous sommes frappés d'abord par la répétition des "s" - inspirée peut-être par le dernier vers de Virgile. Mais nous remarquons également la traduction de "Conjugis infus us gremio" par "s' espandant au sein de ses flammes complice", où "au sein de" est à la fois une traduction exacte du mot "gremio", mais fournit aussi un lien avec la nouvelle image des "flammes"66

• Nous voulons nous arrêter en deuxième lieu sur la traduction de la citation de Catulle qui clôt ce chapitre. En 1617 Marie de Gournay se contentait d'une version exacte mais en prose, alors qu'en 1635 elle propose une paraphrase en vers, élaborée et enrichie d'un réseau d'images sensuelles.

Dum adventu matris prosilit, excutitur, Atque illud prono praeceps agitur decursu; Huic manat tristi conscius ore rubor.

Si sa mere survient, à coup elle tressaut, De ce fruit oublieuse, et se leve en sursaut. Lors sa pomme fraudant le beau sein qui l'embrasse D'un saut precipté trebuche sur la place: Sa glissante rondeur roulant par le plancher, Evente le secret que l'amour veut cacher. Et ce mol vermillon dont la pudeur se joue, Vient accuser la vierge, et florir en sa joue67

C'est une traduction qui s'harmonise avec le style allusif employé par Montaigne jusqu'ici, tout en faisant ressortir le contraste avec le ton sec qu'il va adopter dans les derniers paragraphes du chapitre. Or, Montaigne pouvait compter sur le décalage ironique entre son style français et la poésie latine de Catulle; Marie de Gournay, en traductrice avertie, a compris son dessein et a recréé cet effet de contraste - dans l'espace d'un texte français.

65 Essais, III, 5, 849 C; 1635, p. 696.

Valérie WORTH-STYLIANOU

King's College, London

66 Dans l'édition de 1617 elle offre une version moins heureuse de ce vers: "Puis respandu au sein de sa Royne d'Erice" (Essais, 1617, p. 1066). 67 Essais, III, 5, 897 B; 1635, p. 700.


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