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Mémoire de Master 2 Partie 2 : La \"rivière aménagée\" : la construction du paysage fluvial

Date post: 16-Nov-2023
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Partie II : La « rivière aménagée » : la construction du paysage fluvial 1
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Partie II : La « rivière aménagée » :

la construction du paysage fluvial

1

Le paysage fluvial est le théâtre de nombreuses transformations qui permettent sa

dynamique et son évolution. Le rapport société-rivière passe par une profonde interaction avec

l'environnement fluvial, par une forte modification de l'espace qui permet la construction de

paysages spécifiques. Cette construction se traduit avant tout par l'aménagement. En effet, la notion

d'aménagement est centrale pour qui entend cerner les processus de métamorphoses des paysages

d'eau sous l'action humaine.

Qu'est-ce qu'aménager? D'abord l'apanage des urbanistes et des géographes, le concept

d'aménagement désigne, selon Michel Levy, l'ensemble des savoirs et des savoir-faire pour former,

organiser et adapter des espaces d'échelles et de types variés au bénéfice des sociétés qui les

produisent et les occupent1. Aménager, c'est donc transformer un espace pour répondre à ses besoins

et en faire ainsi un territoire géré et structuré. Dans Les Mots de la géographie, dictionnaire critique

dirigé par Roger Brunet, l'aménagement est défini comme « 1. l'action volontaire et réfléchie d'une

collectivité sur son territoire, soit au niveau local (aménagement rural, urbain, local), soit au

niveau régional (grands aménagements régionaux, irrigations), soit au niveau national

(aménagement du territoire) et 2. le résultat de cette action »2. L'aménagement comprend ainsi un

volet de planification : il faut organiser l'espace des sociétés selon des modes et des procédés

particuliers à respecter pour que le territoire formé soit cohérent et fonctionnel3. Cette gestion

recourt de façon indispensable à différents acteurs, depuis les communautés rurales et urbaines

jusqu'à l'État en passant par les autorités intermédiaires, qui formulent et émettent les projets

d'aménagement, conçoivent et réalisent sur le terrain les divers infrastructures nécessaires au bien-

être et à la subsistance de la population.

Si l'aménagement est omniprésent aujourd'hui, il a toujours existé comme le précise très

justement Jacques Lévy, au moins pour les temps historiques, et s'est intensifié à partir de la

Renaissance4. Ceci explique pourquoi les historiens se sont intéressés à cette notion qui a été

transposée à leur champs d'étude5 et adaptée aux problématiques des sociétés passées.

1 - LEVY J., LUSSAULT M., Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p.61.2 - BRUNET R. et al., Les Mots de la géographie. Dictionnaire critique, Paris/Montpellier, Reclus/La Documentation française, 1992.3 - Le terme anglais pour désigner l'aménagement est généralement celui de planning qui renvoie directement à l'idée de planification et d'anticipation dans la transformation et l'organisation de l'espace. 4 - LEVY J., LUSSAULT M., Opus cit. p.61. 5 - Cf. les travaux de Virginie Serna (voir partie I du présent mémoire).

2

L'objectif de cette première partie est de traiter de l'aménagement fluvial, à savoir des

principales transformations qui affectent les vallées de l'Escaut et du Saint-Laurent, à travers l'étude

des équipements fluviaux, des transformations du lit, du réseau fluvial, des aménagements en lien

avec les inondations tout en cernant les dynamiques et les rapports qui sous-tendent cette évolution

et en dégageant les convergences et les divergences entre les deux espaces mis à l'étude.

Le regroupement et l'élaboration d'une typologie des différents aménagements a été l'une des

étapes les plus difficiles de par la multitude d'équipements et de façonnements, de leurs différents

rôles et emplacements dans l'hydrosystème. La tradition historiographique distingue souvent la

typologie spatiale de la typologie fonctionnelle. Pour cette recherche, nous nous sommes attachés à

croiser ces deux approches pour espérer rendre un portrait le plus riche possible des paysages

fluviaux ici considérés.

3

Chapitre I : Les « grands » équipements fluviaux

Ce premier chapitre a pour but d'étudier les principaux équipements fluviaux qui contribuent

fortement à transformer le paysage des vallées du Saint-Laurent et de l'Escaut. Il s'agit ainsi d'abord

de présenter et d'analyser les infrastructures greffées à la rivière et à ses ramifications à l'usage de la

collectivité dont les utilités sont souvent multiples. Les équipements de franchissement (ponts, bacs,

etc.) puis les installations de contrôle du débit des eaux (écluses, barrages, etc.) seront répertoriés et

analysés de même les équipements liés à la défense (fortifications, forts, etc.).

I - Franchir la rivière : les procédés et équipements de franchissement

Le franchissement des cours d'eau est une question essentielle et omniprésente chez les

riverains. En effet, la rivière au départ divise souvent les terres et entrave la communication entre

les différents espaces investis par les sociétés. Elle freine l'accessibilité, les échanges et l'unité

spatiale. Elle peut parfois se franchir naturellement mais cela reste rare. C'est pourquoi l'équipement

de franchissement fait partie des premières infrastructures placées sur les cours d'eau afin de rétablir

une connexion et une cohésion entre les différents territoires séparés par cette barrière naturelle. Il

s'agit des aménagements, fixes ou mobiles, qui se posent sur la rivière pour permettre son

franchissement tels que les ponts, les bacs ou les traversiers. Ces installations se retrouvent dans la

catégorie des structures transversales dites « en travers », placées perpendiculairement à la voie

d'eau qu'elles traversent par opposition aux structures en long, parallèles à la rivière6.

Après s'être intéressés aux moyens de franchissement naturels, il sera question des

équipements de franchissement fixes et mobiles puis des autres structures bâties chevauchant la

rivière et autres surfaces en eau.

6 - Virginie Serna ainsi que d'autres spécialistes comme Eric Rieth et Jean Chapelot effectuent bien la distinction entre les structures en long, parallèles à la voie d'eau, comme les digues ou les chemins de halage, et les structures en travers comme les ponts, les bacs, les écluses et les digues traversantes.

4

A – Les moyens de franchissements « naturels » : gués, atterrissements et ponts de glace

a) Les gués

Sans nécessité d'équipement fluvial, le cours d'eau peut parfois être franchi naturellement à

certains endroits précis où le niveau d'eau est suffisamment bas pour être traversé. C'est ce que l'on

appelle communément un gué. Celui-ci désigne le lieu où le cours d'eau peut être passé à pieds, à

dos d'animal ou en chariot sans être embourbé ou emporté par le courant.

Les sources étudiées attestent de la présence de gués sur l'Escaut à Valenciennes et sur

certains affluents du Saint-Laurent comme la rivière Saint-Charles à Québec. Ainsi, la « Carte

particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue

de l'Intendance du Haynaut » 7, dressée en 1731-1732, confirme la présence d'un gué au nord-est de

Valenciennes dans la banlieue de la ville au faubourg Saint-Roch près du cimetière actuel du même

nom. Comme l'expliquent les auteurs de la carte, à la jonction entre le canal du rivage de Cambrai et

l'Escaut, « il y a en cet endroit un gué dans la rivière de l'Escaut qui est un gravier où il n'y a en

eau basse que deux pieds d'eau ». De la même façon, plusieurs cartes mentionnent la présence d'un

gué sur la rivière Saint-Charles, principale affluent du Saint-Laurent à Québec au lieu-dit le Vieux

Passage où convergent les chemins de Charlesbourg et de Beauport, les deux principales paroisses

en banlieue de la ville qui approvisionnent Québec en marchandises et en grain. Ce point de

franchissement, formé grâce à la présence d'une île qui divise la rivière en deux, est notamment

visible sur le « Plan de la ville de Québec » de 1757 où est indiqué noir sur blanc le « Passage à

gué de la petite Rivière [Saint-Charles] », au nord de la ville8 (cf. Illustration n°). C'est précisément

à cet endroit que se fixe en 1759 la tête de pont de la rivière Saint-Charles pour empêcher le passage

éventuel des ennemis anglais qui mettraient à profit cet accès naturel pour accéder à la ville et s'en

emparer. Aménagé pour le 400e anniversaire de la ville de Québec, le parc du Vieux Passage permet

de rappeler la présence de cet ancien gué utilisé dès le XVIIe siècle pour acheminer les denrées vers

les marchés de la ville9. Hormis le gué de Valenciennes et celui de Québec, plusieurs sources

médiévales évoquent la présence d'un gué sur l'Escaut près de Vieux-Condé mais rien dans notre

corpus nous a permis de dire si ce gué était toujours présent à l'époque moderne10.

7 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732 (Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071).8 - PREVOST, « Plan de la ville de Québec », Paris, 1757, Gallica.9 - Information recueillie sur le site officiel de la ville de Québec : www.quebec.qc.ca10 - Lors de la campagne de 1304 en Flandre, l'armée ou « ost » de Philippe IV le Bel aurait traversé le Hainaut et franchi l'Escaut « environs du Vieux-Condé par le gué de ce paÿs » pour se diriger ensuite vers Tournai (DERVAUX A.-

5

M., BLONDEL G., Histoire de Condé, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 1998 et Service historique de l'Armée de Terre, Paris).

6

Illustration 1: Localisation du gué de Saint-Roch à Valenciennes. Le gué est situé à l'endroit coté 61, à la jonction en l'Escaut et le Rivage de Cambrai près de la Redoute Saint-Roch (source : FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732, Archives Nationales, N 11 Nord 9 – 2071).

Illustration 2: Localisation actuelle sur carte IGN de l'ancien gué de Saint-Roch à partir du plan de 1731. Le gué est situé près d'un petit rond-point à l'arrière de l'université des Tertiales à Valenciennes (GQIS, Géoportail).

Illustration 3: Localisation du gué en vue aérienne (QGIS, Géoportail).

7

Illustration 5: Plan de l'actuel Parc du Vieux Passage à Québec. Le sentier principal aménagé noté A reprend le tracé de l'ancien chemin de Beauport. La section en pavés de pierre coté B matérialise l'ancien gué de la rivière Saint-Charles tandis que les plantes à feuillage bleuté en C représente l'ancien tracé de la rivière (source : www.ville.quebec.qc.ca.

Illustration 4: SWAEN P., « Plan de la ville de Québec », Paris, 1757 (source : www.swaen.com). Au nord de la carte est indiqué le « Passage à gué de la petite Rivière [Saint-Charles] ».

Le gué est souvent vu comment un point de franchissement totalement naturel. Il s'agit en

fait plutôt d'une facilité naturelle aménagée grâce à l'installation d'un passage maçonné, d'une

planche ou encore la mise en place d'un gravier ou de galets comme c'est le cas pour le gué de

Saint-Roch. Un gué peut également être artificiel en établissant un passage comme on peut le voir

pour le gué de la Citadelle aujourd'hui.

S'il permet de franchir la rivière, le gué reste néanmoins qu'une solution temporaire et

8

Illustration 6: Localisation du Parc du Vieux Passage de la ville de Québec où se situait l'ancien gué de la rivière Saint-Charles (source : Google Maps).

Illustration 7: Gué artificiel aménagé sur l'Escaut à la Citadelle de Valenciennes (cliché : L. Deudon, décembre 2014)

saisonnière. Effectivement, à plusieurs reprises, les habitants du faubourg Saint-Roch réclame la

construction d'un pont afin d'accéder à la ville, ce qui prouve que la présence du gué ne suffit pas à

permettre la circulation des habitants et de leurs charrois11. De surcroit, les périodes de crue

empêchent souvent le franchissement avec un niveau d'eau et un débit bien plus élevé qu'à

l'accoutumée. La période d'étiage, où le niveau d'eau est le plus bas, est la plus favorable mais elle

reste de courte durée durant une partie de l'été. Localisé, le gué est un moyen de franchissement

provisoire en l'absence d'équipements traversants au même titre que les atterrissements et les ponts

de glace.

b) Atterrissements et ilots

Les bancs de sable, ilets et atterrissements, formés par l'accumulation des sédiments charriés

par la rivière, divisent le cours des eaux et le rétrécissent, ce qui facilite son franchissement. Ainsi,

les différents alluvions, les sables, terres, limons, s'accumulent, deviennent compactes et forment de

grands dépôts solides. Ces dépôts limoneux et argileux provoquent un rétrécissement des lits

fluviaux, en réduisent la profondeur pour constituer in fine de plus ou moins grands îlots de terres

comme c'est le cas pour l'Escaut et le réseau hydrographique du Saint-Laurent ponctué d'îles. Dans

le cas de Valenciennes, plusieurs témoignages confirment la présence de ces îlots aux XVIIe et

XVIIIe siècles où sont évoqués la présence d' « isles », d' « accoulins » et d' « atterrissements » qui

ponctuent le cours de la rivière dans sa traversée à l'intérieur de la ville comme l'île des Jésuites

situé devant le Collège des Jésuites12.

Ces formations considérées aussi comme naturelles sont souvent accentuées par les activités

humaines qui favorisent leur formation. Une ordonnance du 29 juillet 1749 nous apprend par

exemple que les habitants « ont planté dans le Lit de la Rivière des Arbres, Arbrisseaux et Piquets

pour y amasser les Vases et y ont formé des Terrains pour des Promenades et des Jardins »13. Cette

sédimentation contribue elle-même à former des gués en diminuant la profondeur du lit de la

rivière. Une visite de l'Escaut du 20 juin 1732 réalisée depuis le bastion de poterne au faubourg

Saint-Roch notamment par l'intendant De Féchette révèle plusieurs “fonds de terre” et les visiteurs

11 - AMV, DD 390, Lettre du magistrat à M. Esterhazy, au sujet du pont dit de St Roch et de son utilité, 12 juin 1788.12 - Voici ce que nous apprend entre autres une lettre de mai 1746 : « « L'on scait que les eaux de l'Escault sont tellement bourbeuses en tout tems, surtout après les pluyes, qu'elles disposent prodigieusement d'accoulins ». En 1748-1749, des ouvriers sont engagés pour supprimer les « isles » devant le collège des Jésuites et le pont Saint-Jacques pour donner plus d'activité à l'Escaut et permettre surtout le passage des bateaux (ADN, C 9367).13 - ADN, C 10 193.

9

des lieux affirment y avoir découvert « dans la longueur de 80 toises sur les cottes un fond aussy a

decouvert de gravois et terre » de même que « plus loing, en continuant du cotté de St Roch […] 45

toises de longueur a decouvert [soit 81m franchissables !] sur un fond de gravois »14. Les alluvions

réduisent la hauteur d'eau, ce qui est mis à profit par les habitants qui y aménagent un gué pour

permettre leur circulation souvent aux dépends de la navigation.

Enfin, le dernier procédé de franchissement « naturel » de la rivière intervient à l'hiver

lorsque celle-ci gèle et peut être franchie par les riverains.

c) Les ponts de glace

Durant les hivers froids voire très froids comme ceux du Canada, il arrive que la température

descende suffisamment bas pour que la rivière gèle totalement et deviennent par conséquent

franchissable. Tel est le cas pour le Saint-Laurent. A l'hiver, un pont de glace se forme sur le fleuve

et ses affluents qui permet de le traverser et de relier la rive nord et la rive sud, séparées le reste du

temps. Ainsi à Québec au milieu du XVIIIe siècle où un pont de glace se forme certains hivers

grâce au rétrécissement du fleuve à cet endroit. Cela permet aux habitants de la Pointe-Lévy situé

sur la rive sud du Saint-Laurent de traverser le fleuve pour se rendre à la ville située sur la rive

nord. Les deux rives sont dès lors reliées et ne forment plus ainsi qu'un seul ensemble et la

communication est alors facilitée. Jean Hamelin et Jean Provencher dans leur article expliquent que

ce nouveau moyen de franchissement assez surprenant génère une certaine effervescence chez les

riverains qui attendent avec hâte la formation du pont de glace pour qui « c'est un sujet de joie

quand le pont prend »15. Les auteurs nous apprennent que même les carrioles peuvent traverser le

pont de glace ainsi que des traineaux16. Cependant, le pont de glace n'est présent qu'à une certaine

période de l'année, de fin décembre-début janvier jusque début mai au plus tard et termine avec la

débâcle. De plus, il ne se forme pas forcément tous les ans et ne peut être que partiel si la glace

n'adhère pas.

Également, la rivière Saint-Maurice, affluent du Saint-Laurent à Trois-Rivières, peut elle

aussi être traversée lorsque celle-ci gèle et se fige sous l'intensité du froid. Cependant, à l'instar du

14 - AMV, DD 457.15 - HAMELIN J., PROVENCHER J., « La vie de relations sur le Saint-Laurent, entre Québec et Montréal, au milieu

du XVIIIe siècle », Cahiers de géographie du Québec, vol. 11, n° 23, 1967, pp. 243-252, Art Cit. p.250.16 - Ibid. p. 251.

10

Saint-Laurent à Québec, la rivière n'est franchissable qu'à un certain moment de l'année, ce qui pose

par exemple problème pour acheminer les matières premières aux forges du Saint-Maurice et

communiquer d'une rive à l'autre puisque « la Rivière des Trois-Rivières ne gèle que depuis le mois

de Janvier jusqu'au quinze de mars » comme l'affirme l'intendant en fonction en 174017.

La rivière ensuite se réactive et sépare de nouveau les deux rives momentanément

connectées. La rivière d'un coup trait-d'union entre la population redevient barrière. De plus, ce

moyen de franchissement en plus d'être aléatoire peut également s'avérer dangereux, notamment

dans les parties où la glace est moins épaisse, menaçant de rompre sous un poids trop lourd.

Même si l'hiver est bien moins rigoureux sur le Vieux Continent, il peut arriver aussi à

l'Escaut et à ses affluents de geler et de pouvoir ainsi être traversé aisément par les riverains comme

en 1726 où « on alloit à patins de Hollande dans la rue de Tournay »18. Là encore, le cours d'eau ne

reste gelé que momentanément, sur une durée encore plus courte que sur le Saint-Laurent et

constitue un moyen de franchissement précaire et provisoire.

Lorsqu'il n'y a pas de gué, d'alluvionnement ou de pont de glace pour traverser la rivière, les

riverains doivent recourir aux équipements qu'il faut poser sur le cours d'eau afin de le franchir avec

un équipement privilégié : le pont.

B – Le pont : un équipement majeur protéiforme

a) Présentation

Le pont est un équipement primordial dans la construction du paysage fluvial et le rapport

société-rivière. Il est l'édifice essentiel qui permet le franchissement des cours d'eau et qui laisse une

empreinte durable dans le paysage comme le souligne Virginie Serna :

« Le pont est l'un des équipements les plus remarqués du paysage fluvial. Sa traversée

du fleuve lui confère un premier rôle, celui du douanier en limite frontalière, qu'il

assume parfaitement surtout lorsque sa construction, en pierre et non plus en bois, lui

permet de s'asseoir solidement en rivière. Il est donc tout naturellement un des tout

17 - ANC, MG1-C11A, vol.111, f°2r°, 25 septembre 1740.18- LORIDAN J., Valenciennes au XVIIIe siècle : tableaux historiques et journaux inédits, Roubaix, 1913, Op. cit., p.268.

11

premiers éléments à prendre en compte dans une archéologie du paysage fluvial. Sa

double nature, celle d'être à la fois barrage et cheminement transversal, lui assure une

pérennité dans le paysage [...] »19

Dispositif traversant greffé à la rivière, aux canaux et aux fossés, il est utilisé

quotidiennement par la collectivité en milieu urbain et rural pour répondre aux besoins de

communication et d'acheminements des biens. Il permet la liaison entre les habitants et les

constructions sur un territoire donné, facilite la circulation et empêche l'enclavement.

L'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert au XVIIIe siècle donne une définition très simple du

pont : « en latin pons […]. C’est un bâtiment de pierre ou de bois, élevé au-dessus d’une riviere,

d’un ruisseau ou d’un fossé pour la facilité du passage »20. Le pont est donc la réponse apportée par

les sociétés au problème du franchissement des voies d'eau, quelque soit leurs formes21. Il illustre

l'emprise des riverains sur les cours d'eau et la maitrise de l'espace. Il permet de réunir les deux

rives afin de former un seul territoire cohérent. Cet aménagement participe de surcroit à la

structuration de l'espace à petite et grande échelle. En effet, au niveau de la ville, il s'inscrit souvent

dans le prolongement d'une rue ou entre deux ou plusieurs bâtiments. A grande échelle, il permet de

relier les grands chemins en se situant sur les grandes axes de circulation, la route étant

complémentaire à la voie d'eau. C'est ainsi le cas pour les différents ponts qui s'égrènent le long des

vallées du Saint-Laurent et de l'Escaut.

Le pont, par son importance, occupe une place de premier ordre dans les sources. Sur la

carte, il est le principal aménagement fluvial représenté avec les moulins et les écluses à l'époque

moderne. Les écrits pullulent aussi à son sujet de même que les plans et dessins d'ingénieurs qui

fournissent des détails souvent précis sur cet édifice. Il est souvent au centre des échanges entre les

ingénieurs, l'intendants, les autorités municipales mais pas seulement. Il s'inscrit aussi au coeur des

préoccupations des communautés rurales et urbaines, des habitants qui sont les principaux

concernés par cet équipement indispensable à leur quotidien, en France comme au Canada. C'est

pourquoi lors de notre enquête, quantité de ponts ont été dénombrés le long de ces deux grands axes

fluviaux que sont l'Escaut et le Saint-Laurent dont nous avons tenté de dresser un inventaire.

19 - Chapitre 2 « Les trois grands équipements de la rivière » in SERNA V., La construction d'un paysage fluvial..., Opus Cit. p.43. 20- DIDEROT D., D'ALEMBERT J., Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers , Paris, 1765, volume 13, article « pont ».21 - SERNA V., Opus Cit. p.43.

12

b) Inventaire22

Lors du dépouillement des sources relatives à l'Escaut et au Saint-Laurent, un grand nombre

de ponts a été dénombré de part et d'autre des deux vallées. Ils ont principalement été relevé sur les

cartes et dans la documentation relative aux travaux sur ceux-ci. Afin d'organiser ces informations,

nous avons décidé de recourir à une base de données Filemaker afin de répertorier chacun de ces

ponts et d'ordonner les renseignements fournis à leur sujet. La base comprend ainsi 12 entrées qui

apportent les informations suivantes :

– le nom du pont

– la localisation (commune, cours d'eau, rives, emplacement et parfois coordonnées)

– la fonction (communication, acheminements des denrées, des courriers)

– le type (pont-levis, pont dormant)

– les dates de construction, réfection et démolition

– le coût des travaux

– le statut (privé, public)

– le/les matériaux

– les dimensions

– les acteurs concernés (maitre des travaux, ingénieur, etc.)

– la description (arches)

– les sources qui les mentionnent

Une fois la base de données et les entrées créées, chacun des ponts cité dans les sources est

alors rentré dans la base d'abord sous forme de tableau puis sous forme de formulaire en prenant

bien garde à les classer de l'amont vers l'aval. Le tableau permet de situer les ponts les uns par

rapports aux autres tandis que le formulaire permet d'avoir sous les yeux la fiche de chaque

aménagement pour une analyse plus détaillée. Les identifiants des sources permettent de voir les

22 - L'inventaire ici dressé des ponts ne se prétend aucunement comme exhaustif. Nous avons relevé les édifices mentionnés et indiqués dans notre corpus de sources, qu'il s'agisse des cartes, plans ou données archéologiques. Le travail étant réalisé dans un temps limité, tous les documents sur le sujet n'ont pu être étudiés et par conséquent, certains aménagements n'ont pu être recensé dans notre base de données. Tout complément et enrichissement sera volontiers accepté pour nourrir cette inventaire qui tente néanmoins d'être le plus représentatif possible. Ceci est valable pour tous les autres équipements fluviaux présentés dans ce mémoire (écluses, moulins, etc.).

13

documents qui évoquent plusieurs ponts et de cerner ainsi les liens qu'ils tissent entre eux. La base

complétée, il est ainsi possible, dans un premier temps, de dénombrer les aménagements des vallées

de l'Escaut et du Saint-Laurent, d'étudier leur architecture, leurs matériaux et leur chronologie puis,

dans un second, d'effectuer la comparaison entre ceux-ci notamment en ce qui concerne leur

distribution spatiale, leurs fonctions, leur composition et les acteurs à l'origine de leur mise en place

afin de dégager les points communs et les différences pour nos deux espaces.

La vallée de l'Escaut : inventaire des ponts

A l'issue de l'étude de notre corpus, nous avons relevé environ 40 principaux ponts dans la

vallée de l'Escaut de Valenciennes à Condé sur l'Escaut23, ses affluents ainsi que sur les fossés et

canaux aux XVIIe et XVIIIe siècles (Cf. base de données 2). A l'intérieur de ses murs, Valenciennes

comprend environ 11 grands ponts, 9 sur l'Escaut, 2 sur la Rhonelle ainsi qu'approximativement 8

ponts de fossés situés aux portes de la ville (Porte de Cambrai, Porte de Cardon, Porte de Mons,

etc.) relevables en cas de défense. Les 9 ponts sur l'Escaut de l'amont vers l'aval sont :

– le Pont de la Citadelle

– le Pont du Calvaire

– le Pont des Chartriers

– le Pont de Bois

– le Pont des Jésuites

– le Pont de l'écluse Saint-Jacques

– le Pont Saint-Jacques

– le Pont Néron

– le Pont Neuf

Les deux ponts situés sur la Rhonelle mentionnés dans les sources sont :

– le Pont Delsaux

– le Pont des Moulineaux

Ces ponts, utilisé quotidiennement par les habitants, permettent la communication à

23 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742 et FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732, Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071.

14

l'intérieur de la ville. Il s'agit pour la majorité d'entre eux de ponts maçonnés présents depuis

l'époque médiévale, tel le pont Néron, construit en 133924. Ces ponts sont déjà visibles sur les plus

anciennes cartes de Valenciennes comme celle de J. Van Deventer de 1550 puis celle de Guichardin

du XVIIe siècle. Ce sont des édifices pérennes principalement en pierre situés sur les principaux

axes comme la rue des Ailettes ou la rue de Tournai. Ils permettent ainsi la continuité du réseau

viaire urbain et la libre circulation des habitants mais aussi des marchandises et des denrées

amenées par exemple dans les différents marchés de la ville : le marché aux Poissons, le marché aux

Bestes, le marché aux Herbes, etc. D'autres ponts sont présents sur les petites rivières comme le

pont Saint-Géry sur la rivière Sainte-Catherine et sur les canaux urbains (Pont des Apôtres, Pont de

la Hamaide, etc.)25 mais peu d'informations à leur sujet sont présentes dans la documentation.

Dans la banlieue de Valenciennes, extramuros, nous avons de plus recensé 6 ponts situés

dans les faubourgs de la ville à savoir :

– le Pont des écluses et moulins Notre-Dame

– le Pont-levis de Notre-Dame

– le Pont des Courriers

– le Pont Saint-Roch

– le Pont du Noir-Mouton

– le Pont du Faubourg de Cambrai

Ces ponts permettent aux habitants situés en banlieue d'accéder à la ville, de porter le

courrier et d'y acheminer les foins, grains, fruits, légumes et autres denrées et productions destinées

aux moulins et aux marchés.

24 - DELCOURTE M., Les Valenciennois et l'eau dans la vie quotidienne à la fin du Moyen-Age (XIV-XVe siècles), Mémoire de maitrise sous la direction de Corinne Beck, UVHC, 2008-2009.25 - ADN, DD 432, Requête des habitants de Valenciennes de 1770-1771 où le pont de la Hamaide est mentionné, près de la rue des Moulineaux.

15

1 : Pont des moulins Notre-Dame 8 : Pont Néron2 : Pont de la Citadelle 9 : Pont Neuf3 : Pont du Calvaire 10 : Pont de l'Arche ou Pont de Poterne4 : Pont des Chartriers 11 : Pont Saint-Roch5 : Pont de Bois 12 : Pont du Noir-Mouton6 : Pont des Jésuites ou Pont des écluses Saint-Jacques De 13 à 19 : Ponts des fossés 7 : Pont Saint-Jacques : gué de l'Escaut

16

Illustration 8: COVENS J., MORTIER C., « Plan de la Ville et Citadelle de Valenciennes », Amsterdam, 1745. Le plan illustre les ponts sur l'Escaut de l'intérieur de la ville ainsi que les ponts de fossés et situés en banlieue.(source : Service archéologique de Valenciennes)

Illustration 9: Carte numérique annotée des ponts de Valenciennes réalisée à partir du plan de Covens et Mortier (Illustrator, L. Deudon).

Pour la ville de Condé, à l'observation des différents plans, nous avons relevé 6 principaux

ponts sur l'Escaut, la Haine et l'Honneau :

– le Pont-levis de la Haine

– le Pont des Religieuses

– le Pont Rouge

– le Pont des Moulineaux

– le Pont de l'écluse des Chanoines

– le Pont-levis de la Grande écluse

A ces ponts s'ajoutent les ponts éclusés, les ponts-levis des fossés de fortification (Pont de la

Porte de Mons, Pont de la Porte de l'Écluse, de la Porte du Marais, etc.) et les différents ponts

présents sur les canaux. Leurs fonctions sont les mêmes qu'à Valenciennes à savoir la

communication entre les habitants, l'acheminement des biens et la défense.

17

Illustration 10: Plan de Condé, fin du XVIIe siècle (Archives nationales, N III, Nord 51). Ce plan illustre les différents ponts placés sur l'Escaut et sur les fossés de la ville.

Dans la banlieue de Condé, des ponts sont placés sur les rivières et les canaux pour

permettre la circulation, dans les prairies et les marais, des hommes, des chariots et des bêtes et de

communiquer là aussi avec la ville. Nous en avons plusieurs mentions dans les sources mais nous

n'avons pu les quantifier avec exactitude.

Il ressort que les ponts à Condé sont moins nombreux qu'à Valenciennes en milieu urbain.

En effet, la ville de Valenciennes se déploie sur les deux rives de l'Escaut avec un quart environ sur

la rive gauche et le restant sur la rive droite. La liaison des deux rives implique le recours

indispensable aux ponts sans compter les nombreux affluents et canaux urbains qui nécessitent eux

aussi la construction de ponts. A contrario, la majeure partie de la ville de Condé se développe sur la

rive droite de l'Escaut et de la Haine avec des rivières qui ne traversent quasiment pas la ville. Seuls

4 quartiers environs sont coupés par les eaux, comprenant le château de l'Arsenal, enserré entre

l'Escaut et la Hainette. La cité est ainsi prise en étau entre les deux cours d'eau qui constituent des

fossés naturels avec une rive gauche peu occupée.

18

Illustration 11: Plan de la ville de Condé, XVIIIe siècle (source : Archives Départementales du Nord, 90 J 95). Ce plan nous montre que la ville se développe essentiellement sur la rive droite de l'Escaut et dispose par conséquent de moins de ponts pour accéder à une rive gauche bien moins développée.

En milieu rural désormais, entre Valenciennes et Condé, les ponts sur l'Escaut sont peu

nombreux. La « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de

l'Honneau » de 1731-1732 et d'autres sources en indiquent seulement trois : le pont de Saint-Saulve

indiqué sans l'Atlas Trudaine de 174626, le pont d'Escaupont, construit vers 1740 en remplacement

d'un bac, et le pont de Fresnes27, ponts uniques des trois villages qui permettent la liaison entre les

deux rives, la circulation des riverains, des animaux et des chariots de foin. Une lettre de l'intendant

Blair de Boisemont nous apprend que le pont d'Escaupont « n'a que 5 pied de large et ne sert que

pour les gens de pieds et les bestiaux »28.

26 - HAVEZ C., 1er volume de l'Atlas de Trudaine pour la généralité du Hainaut-Cambrésis, chap. 7 : « De l'inventaire de la Rivière de l'Escaut en dessendant depuis Valenciennes jusqu'à Condé [...] », BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138.

27 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732 (Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071).28 - ADN, C 5698.

19

Illustration 12: L'Escaut de la Folie (Bruay) au village d'Apremont en passant par Saint-Saulve selon Adrien de Montigny, début du XVIIe siècle. Le cours de l'Escaut sur ce tronçon semble dépourvu de pont, ce qui contraste fortement avec l'Escaut en milieu urbain à la même période dont le cours est profondément marqué par la présence des ponts. (source : DUVOSQUEL J.M., Albums de Croy- tome XXV : Fleuves et rivières, Bruxelles, CCB, 1985, p.133, pl.16).

Les autres ponts se situent sur les affluents et les canaux reliés à l'Escaut dont quelques uns

ont été identifiés :

– le Pont du Trou Marais à Bruay sur le canal d'Arnonville

– le Pont-vis-à-vis de la Cense du Vivier

– le Pont à la Cloit à Crespin sur l'Honneau

– le Pont de Thivencelles sur la Haine

– le Pont de Vaucelles sur un canal dans les marais de Condé

20

Illustration 13: Le pont de Fresnes (DUVOSQUEL J.-M., Ibid. p.137, pl.18).

Illustration 15: Le pont de Saint-Saulve construit vers 1746, Atlas Trudaine coté H.a. (BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138(I).

Illustration 14: Le village d'Escaupont au début du XVIIe siècle, qui ne possède pas encore de pont sur l'Escaut (DUVOSQUEL J.-M., Ibid. p.135, pl.17).

21

Illustration 17: Localisation du pontceau en maçonnerie vis-à-vis la cense du vivier ((BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138 (1)).

Illustration 16: Plan et élévation du pontceau en maçonnerie vis-à-vis la cense du vivier (BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138 (1), P07).

Illustration 18: « Plan et élévation du pontceau de maçonnerie cotté D [...] situé sur une ravine entre le hameau d'Ecaupont et le village de Fresnes » (BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138 (1), P08).

L'hydrosystème de la vallée de l'Escaut comprend de nombreux ponts assis sur l'Escaut, ses

différents bras, ses ramifications et sur les divers canaux artificiels percés sur le territoire. Cet

équipement reflète certains contrastes dans l'intensité de l'aménagement au niveau interurbain et

rural marqué par une Valenciennes bien plus dotée en ponts que Condé et un Escaut peut franchi en

campagne dans les villages compris entre les deux villes.

La vallée du Saint-Laurent : inventaire des ponts

A partir du dépouillement des différentes sources écrites et cartographiques, environ 28

ponts ont été dénombrés sur l'hydrosystème laurentien de Trois-Rivières à Québec (Cf. Base de

données 1). Le Saint-Laurent étant bien entendu trop vaste pour disposer de ponts à cette période, il

s'agit des ponts situés sur les affluents et les différents ruisseaux présents sur le territoire compris

entre les deux villes. Trois-Rivières et Québec s'étant développé au confluent entre le fleuve et les

rivières Saint-Maurice et Saint-Charles (Cf. Partie I Chapitre 2) mais en retrait sur les hauteurs,

aucun pont intramuros n'a été relevé. Les ponts sont tous hors des murs, dans la banlieue et en

milieu rural pour la plupart contrairement à l'Escaut où les principaux ponts sont en milieu urbain.

22

Illustration 19: « Plan et élévation du pontceau de maçonnerie cotté G […] situé sur un canal à l'entrée du village de Bruay » (BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138 (1), P07).

Dans la banlieue de Trois-Rivières, deux principaux ponts sont visibles au XVIIIe siècle,

situés sur le ruisseau des forges Saint-Maurice : le pont des Gueuses et le pont des Vaisseaux29. Ils

permettent d'amener le minerai de fer aux forges, de transporter les pièces de fonte et « gueuses »

pour être ensuite transformées30. Le terme de « pont du chemin de la mine » est également cité dans

les sources31.

Plusieurs ponts sont ensuite mentionnés dans la zone péri-urbaine de Québec, dans les

faubourgs de la ville aux XVIIe et XVIIIe siècles :

– le Pont de la rivière Saint-Charles près du Bourg-Royal

– le Pont de la rivière Saint-Charles à la Nouvelle-Lorette

– le Pont de la petite rivière Saint-Charles à Saint-Gabriel

– le Pont De la Durantaye à Notre-Dame-des-Anges, attesté en 1683

– le Pont de la Tannerie à Charlesbourg

– le Pont de Beauport

– le Pont de l'Hôpital Général sur le chemin de la petite rivière Saint-Charles

– le Pont Saint-Denis, sur les plans-reliefs de Québec en 1759

– le Pont Dorchester sur la rivière Saint-Charles attesté en 1785

– le Pont Scott sur la rivière Saint-Charles construit en 1790

Certains d'entre eux comme le pont Dorchester et le pont Scott existent toujours, du moins

leur emplacement est le même, et sont désormais compris dans l'espace urbain de la ville de

Québec. Les 16 ponts restants, situés en milieu rural sur les principales ramifications du Saint-

Laurent, sont, de l'amont vers l'aval :

– le Pont de Dutord

– le Pont de la rivière Sainte-Anne

– le Pont de la rivière du moulin des Grondines

29 - ANC, MG1-C11A, vol.111, f°108, Lettre du 05 février 1741 adressée au forgeron Corbin de la Richardière.30 - ANC, MG1-C11A, vol. 111, f°81v°, Mémoire entre Cugnet et Simonet, 18 mars 1740.31 - SAMSON R., Les Forges du Saint-Maurice. Les débuts de l'industrie sidérurgique au Canada. 1730-1883,

Canada/Ottawa, Parcs Canada, Patrimoine canadien, 1998, p.102. L'auteur fait aussi mention du « pont des Gueuses » construit à l'été 1739 et achevé en 1740 en même temps que la deuxième chaufferie, la huge et les halles des forges hydrauliques (Ibid. p. 179).

23

– le Pont de la Chevrotière

– le Pont de la rivière de Portneuf

– le Pont de la rivière du moulin de Donnacona

– les deux ponts de la rivière Jacques-Cartier

– le Pont Meunier à Saint-Maure

– le Pont de la rivière Cap-Rouge

– le Pont de la rivière Cap-Rouge à Sillery

– le Pont Moisan sur la rivière Cap-Rouge

– le Pont Badelard sur la rivière Lorette

– le Pont de la Petite Ferme à Deschambault

– le Pont de la rivière du Berger

– le Pont du ruisseau Veillet

24

25

Illustration 20: Plan des ponts sur la rivière de Cap-Rouge, XVIIIe siècle (source : Archives nationales du Québec à Québec, E21, S555, SS3, SSS4, P028-1). La carte indique de nombreux ponts sur la rivière de Cap-Rouge dont le pont Moisan, le pont Badelard et le pont Meunier. La seigneurie rurale comporte ainsi plus de ponts qu'à Trois-Rivières et à Québec qui en sont peu pourvus.

Les ponts en milieu rural occupent une place prépondérante, bien plus que sur la vallée de

l'Escaut. Plusieurs explications permettent de comprendre ce phénomène. D'abord le fait que la

population beaucoup soit plus étalée sur le territoire canadien avec des seigneuries dispersées qu'il

faut relier entre elles. Ensuite, cela est du à l'importance du réseau hydrographique de la vallée

laurentienne fait de quantité d'affluents et de ruisseaux qu'ils faut franchir. La population en milieu

rural sur l'Escaut prend la forme de villages concentrés où en général un pont suffit à la circulation

contrairement à la ville où les nombreuses rues nécessitent la construction de structures de

franchissement à intervalle régulier.

Les logiques sont donc inverses pour les deux pays avec une primauté des ponts urbains

pour l'Escaut et une prépondérance des ponts ruraux pour la vallée du Saint-Laurent qui trouvent

leur racine dans des dynamiques de peuplement divergentes.

26

Illustration 21: Plan des ponts de la paroisse de l'Ancienne Lorette, 1799 (source : ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS17, P39R). Le plan indique un chemin représenté en jaune qui traverse la rivière de Lorette qui est par conséquent chevauchée par 3 ponts.

Après avoir dressé un inventaire des ponts présents dans les deux vallées, il paraît

intéressant de les regarder de plus près en observant leur architecture, leurs matériaux et leurs

procédés de construction.

b ) Architecture, matériaux et procédés de construction

L'architecture des ponts : les composantes

Un pont généralement est constitué de plusieurs parties distinctes :

– le tablier

Il s'agit de la plate-forme qui constitue le plancher du pont. C'est la partie horizontale du pont qui

s'appuie perpendiculairement sur les piles et permet le franchissement. C'est un élément porteur et

fondamental pour le pont qui supporte les charges de circulation. Dans le cas des pont-levis, une

partie du tablier est alors mobiles, grâce à des chaînes. On distingue alors les ponts « levants » des

ponts « dormants ». Il peut être constitué de plusieurs planches ou « lambourdes » comme c'est très

souvent le cas pour les ponts sis sur les rivières de la vallée du Saint-Laurent ou être pavés avec des

grès comme c'est le cas pour le pont des Religieuses situé près des moulins de Condé en 174732.

– les garde-corps, garde-fou ou parapets

Ce sont les éléments situés de chaque côté du tablier qui forment, comme leur nom l'indique, une

barrière de protection pour ne pas tomber à l'eau. Les gardes-corps sont par exemple visibles sur le

plan du pont de la rivière de Cap-Rouge dressé en 177833.

– la couverture

Certains ponts peuvent posséder une couverture comme le pont couvert des Jésuites au XVIIe siècle

pour relier la bibliothèque au réfectoire de la communauté ou le pont de la rivière de Portneuf en

1745.

– les arches et passages

Appelées aussi « bouches » ou « entrevoux » dans les sources, il s'agit des ouvertures situées entre

les piles qui permettent la circulation du courant et le passage des bateaux. Ces espaces vides sous

le pont sont souvent investis par des structures dites parasites comme les engins de pêche qui

profitent de l'accélération du courant à cet endroit (anguillères, filets, clayonnage, etc.). Pour les

ponts en maçonnerie, les arches ou voûtes servent à supporter toutes les charges qui s'appliquent sur

le pont afin d'éviter son écroulement. Les voûtes sont donc souvent en pierre ou en briques. Il existe

32 - ADN, C 6731, « Projet pour le rétablissement du pont des religieuses de Condé », 1747.33 - Plan du Pont sur la rivière Cap-Rouge, ANQ-Q, CN301,S25, D563, 5 octobre 1778.

27

essentiellement quatre types de voûtes pour les ponts : les voûtes en plein-cintre, les voûtes

surbaissées, en arc de cercle et enfin en forme d'ogive. Le pont de la citadelle de Valenciennes,

assez dissymétrique, a la particularité par exemple de posséder à la fois des voûtes en plein-cintre et

des voûtes surbaissées.

– les piles ou « palées »

Il s'agit des éléments de soutènement sur lesquels sont appuyées les voûtes et le tablier. Ce sont des

appuis intermédiaires, posés verticalement par rapport au sol et parallèles entre-eux, qui supportent

le tablier sur sa longueur afin d'éviter son affaissement. Pour les ponts maçonnés le terme de

« pile » est employé. Pour les ponts en charpente de bois, plusieurs mots sont utilisés pour désigner

ces éléments composés dans ce cas de plusieurs pieux, notamment celui de « palée », retrouvé à

plusieurs reprises dans les sources relatives à l'Escaut. Des becs (avant becs et arrière-becs) ou

« coupes-courant » sont parfois ajoutés aux piles de pierre pour améliorer le caractère

hydrodynamique du pont34. Des avant-becs sont par exemple visibles sur le pont de la Citadelle de

même que sur le plan du pont sur la Haine près de la redoute de Thivencelles35. Certains ponts de

bois peuvent aussi présenter des chevalets pour assurer leur soutien comme c'est le cas en 1745 du

pont Meunier situé sur la rivière de Cap-Rouge36.

– les culées

Les culées sont les piles latérales, mordant sur les rives, destinées à supporter les extrémités du

tablier pour les pont maçonnés.

– le radier et les fondations

Dans la construction fluviale, le radier est une plate-forme maçonnée sur laquelle est édifié un

ouvrage hydraulique, notamment les ponts et les écluses, pour lutter contre l’érosion de l’eau et par

conséquent l'affouillement qui mettrait en danger la structure37. Pour le pont, le radier permet

d'assurer l'appui et la stabilité des piles et permet ainsi une meilleure pérennité de l'édifice. Le radier

peut être en bois sous la forme d'un maillage de pieux et de palplanches ou peut prendre la forme

d'une grande dalle de pierre. Certains ponts de pierres peuvent également posséder des fondations

sur pilots lorsque le terrain est instable en l'occurrence sur les sites marécageux.

34 - SERNA V., La construction d'un paysage fluvial..., Opus Cit. p.43. 35 - ADN, C 6731, « Devis estimatif pour la reconstruction du pont en maçonnerie substitué en place de celuy fait en charpente sur la Rivière de la Hayne proche le fort de Thivencelles, à un quart de lieue au délà de Condé sur le chemin royal de Condé à Mons », novembre 1747.36 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal du 7 septembre 1745 du grand voyer Lanouillier de Boiscler : « […] ledit Pont aura 118 pieds de long et sera construit avec des chevalets qui n'auront que deux pieds au dessus des plus hautes eaux et placés de 12 pieds en 12 pieds [cela fait une dizaine de chevalets] sur lesquels pilliers seront placées 4 bonnes lambourdes de cèdre. 37 - www.archeofluviale.com

28

29

Illustration 22: Le pont de la Citadelle à Valenciennes avec ses arches et avant-becs (cliché : L. Deudon, décembre 2014).

Illustration 23: Pont couvert sur l'Escaut servant à relier la bibliothèque des Jésuites de Valenciennes à leur réfectoire et autre pont dont on voit bien le tablier et le garde-corps, XVIIe siècle (source : Archives municipales de Valenciennes, GG 41).

Ces différents éléments constitutifs du pont nous montrent que cet équipement prend assise

sur au moins trois des dimensions de l'espace fluvial. D'abord, les éléments traversants comme le

30

Illustration 24: Plan d'un pont sur la rivière de Cap-Rouge, affluent du Saint-Laurent, 5 octobre 1778 (source : ANQ-Q, CN301,S25, D563,). Sur le tablier du pont représenté en blanc, les gardes-corps sont dessinés de chaque côté de celui-ci.

Illustration 25: « Élévation du pont en charpente cotté A sur la rivière de Hayne pour communiquer de Condé au fort de Condé en commun pour le chemin royal de Condé à Mons ». Il s'agit d'un pont-levis au tablier en partie mobile grâce à un levier actionné par une chaine (source : BnF, Cartes et Plans, Ge DD 2138 (1), P33).

tablier et le radier prennent place sur la largeur des cours d'eau. Ensuite, les équipements fixant et

protégeant le pont comme les piles et les becs traversent la rivière sur sa hauteur. Enfin, les culées,

espaces mordant sur les rives, prennent appui sur les bords de la voie d'eau. Cela souligne encore

une fois toute l'importance du pont dans la transformation du paysage fluvial avec un équipement

imposant qui prend pleinement place sur le cours d'eau et transforme ainsi durablement sa

morphologie, ainsi pour le paysage fluvial de la vallée de l'Escaut et du Saint-Laurent. Si tous les

ponts présentent des unités communes, ils revêtent néanmoins diverses formes...

L'architecture : les types de ponts

- Ponts-levis, ponts mixtes et ponts dormants

Il existe deux grands types de ponts : les ponts-levis et les ponts dormants. Pour la catégorie

des ponts-levis, ceux-ci sont présents d'abord sur les fossés de fortification. Ainsi à Valenciennes et

à Condé où un pont-levis est installé à chacune des portes de la ville pour permettre le passage au

dessus des fossés et être relevé en cas d'attaque38. Le pont-levis est donc d'abord un pont mobile

défensif qui se baisse et se lève en cas de besoin. Là n'est pas sa seule fonction. En effet, il peut être

placé sur les cours d'eau navigables pour permettre à la fois le passage des riverains et celui des

bateaux comme c'est le cas pour les ponts de Fresnes et d'Escaupont. De cette façon, « lorsque les

batteliers de ladite navigation passent au pont de Fresnes, ils sont obligés de le défaire et refaire

ainsy qu'ils ont fait de temps immémorial; ils doivent faire la même chose pour le pont d'Ecaupont

[…] de manière qu'il est nécessaire de refaire ce pont autant de fois parce qu'il sert de passage pour

conduire les chevaux et vaches aux patures et prairies où elles vont nécessairement quatre fois le

jour ». L'on joue ainsi sur la flexibilité du pont-levis pour permettre la cohabitation entre plusieurs

activités, ici la navigation et les activités agro-pastorales.

Certains ponts sont souvent mixtes c'est-à-dire qu'ils possèdent en même temps une partie

levante et une partie dormante. Un passage ainsi se lève pour permettre aux bateaux à voiles de

passer comme l'illustre les deux vues de Condé par Adrien de Montigny où 4 embarcations

franchissent le pont pour se diriger vers l'Escaut à proximité de sa confluence avec la Haine39. C'est

38 - DE MONTIGNY A., « La ville de Valenchiennes », début du XVIIe siècle in DUVOSQUEL J.M., Albums de Croÿ- tome XXV : Fleuves et rivières, Bruxelles, CCB, 1985, pp.128-129. - Archives d'État de Mons, plan 339, fin du XVIIe siècle.39 - DE MONTIGNY A., « Condé », début du XVIIe siècle in DUVOSQUEL J.M., Albums de Croÿ- tome VIII : Comté de Hainaut V, Bruxelles, CCB, 1985, p.62.

31

également le cas du pont de Fresnes dont le troisième passage se relève pour laisser libre cours à la

navigation. Aucun pont-levis n'a été décelé dans sur le réseau hydrographique du Saint-Laurent, tout

simplement car il n'y en avait pas utilité puisque la navigation se pratique essentiellement sur le

fleuve et aux embouchures où il n'y avait pas de ponts.

Aussi, Trois-Rivières et Québec ne disposent pas de fossés en eau autour de leur fortification

et donc par conséquent pas de ponts autour pour la défense. Un pont-levis est néanmoins visible sur

le plan de Samuel de Champlain réalisé en 1608 et qui représente la première « habitation » de

Québec au bord de la « Grande rivière de Saincte Lorens » où il y a des « fossés tout autour de

l'habitation » surmonté d'un pont-levis pour les franchir mais le plan, en noir et blanc, ne montre

pas s'il s'agit de fossés en eau ou de fossés secs40.

40 - DE CHAMPLAIN S., « Abitation de Québecq », 1608, Bibliothèque et Archives du Canada, nlc003354-v6.

32

Illustration 26: Le pont-levis de la porte de Tournai à Valenciennes, 1649. (BLAEU J., "Valentiana", 1649).

33

Illustration 27: Vue du pont-levis de la porte du Quesnoy. Le pont possède une partie fixe et une partie mobile pour permettre le passage des bateaux (DE MONTIGNY A., « La ville de Condet », début XVIIe in DUVOSQUEL J.-M., Albums de Croÿ- tome VIII : Comté de Hainaut V, p.249, pl.63).

L'autre grande catégorie de ponts sont les ponts dormants, fixes, sans partie mobile. Les

ponts totalement en pierre sont par excellence des ponts dormants et ne disposent pas de la

souplesse des pont-levis ou en partie levants. Les ponts de l'Escaut sur le bras situé à l'intérieur des

murs de Valenciennes sont par exemple des ponts dormants (pont Néron, pont Neuf, etc.). Fly et

Millordin précisent d'ailleurs qu'en 1731, les bateaux chargés ne peuvent remonter plus en amont

du pont neuf car la hauteur de l'eau et l'arche des autres ponts empêchent leur passage. Puisqu'aucun

pont-levis n'a été relevé sur les affluents et les ruisseaux de la vallée laurentienne, l'on en déduit que

l'intégralité des ponts sont dormants, du moins en ce qui concerne les ponts qui se veulent être fixes

et de longue durée en opposition aux nombreux petits ponts éphémères et provisoires placés par

exemple sur les fossés pour leur franchissement momentané.

34

Illustration 28: Pont de Fresnes composé d'une partie levante en bois (points marrons) et d'une partie dormante en maçonnerie (en rose sur le plan) (ADN, C 12 215).

35

Illustration 29: Vestiges du pont Néron, avant sa démolition (source : Bibliothèque de Valenciennes).

– Ponts saisonniers, factuels et ponts de fortune

Il peut arriver dans certains contextes que des ponts éphémères, provisoires ou saisonniers,

qui prennent la forme de ponts de fascines, de terre ou tout simplement d'une planche, soient

installés sur les courants d'eau. Vers 1752 par exemple, « les habitans de Bruay ont construit

différent(e)s fois [un pont] de fascines et terres »41 pour passer au dessus de la rigole du marais de

l'Epée qui sert à son assèchement. La carte de 1731 de De Millordin et Biache fait mention d'une

« longue planche sur la rivière du Noir-Mouton » qui « sert pour le passage des gens de pied »42.

Ces ponts de fortune constituent un moyen de franchissement alternatif à l'absence de ponts

permanents. C'est le cas des riverains de Bruay qui « n'ont d'autre secours que ce pont [de fascine]

tant pour aller dudit marais de l'Epée que pour aller à celuy de Bruay et dela à Valenciennes mener

les foins appartenants à plusieurs bourgeois de la ville de Valenciennes comme pour pouvoir faire

paistre les bestiaux dans ledit marais de l'Epée »43. Dans les années 1704-1706, il est décidé dans le

gouvernement de Condé d'« obliger les occupeurs, pour la sortie des foins de leur prairie, de mettre

lorsqu'il sera nécessaire, des poutres et planches sur leur fossé et point de terre ni foin afin que

41 - ADN, C 8051.42 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », légende n°64.43 - Ibid.

36

Illustration 30: Vestiges d'un pont dormant à Condé (cliché : L. Deudon).

l'écoulement des eaux ne soit point interrompu »44. Des ponts provisoires sont de la même façon

régulièrement installés par les habitants sur le territoire compris entre Trois-Rivières et Québec pour

franchir les fossés, les petits ruisseaux et ainsi circuler sur les parcelles. Ils s'agit souvent de petits

ponts flexibles fais de planches et de terre qui sont facilement emportés par les crues.

Certains ponts peuvent être édifiés pour un besoin ponctuel de courte durée. Ainsi lors des

sièges et des processions. Durant le siège de Valenciennes de 1656, plusieurs plans montrent que

des ponts de fascines et des ponts de bateaux sont mis sur l'Escaut pour permettre la communication

entre les soldats. La même chose est visible lors du siège de Québec de 1759 où un pont de bateaux

est installé sur la rivière Saint-Charles pour relier les deux parties de l'ouvrage avancé installé de

part et d'autre du cours d'eau. Un pont mobile est également installé quasiment chaque année au

faubourg Saint-Roch à Valenciennes lors de la procession du Saint-Cordon pour franchir l'Escaut45.

Ce pont intermittent devient ensuite un pont permanent à la demande des habitants pour acheminer

les denrées et les foins à la ville. Il existe également certains ponts saisonniers qui ont une utilité

momentanée et sont retirés par la suite pour le passage des bêtes ou le transport des récoltes. Tout

ces ponts aménagés à court terme s'opposent aux grands ponts permanents, de longue durée,

construits théoriquement pour plusieurs années même s'ils sont régulièrement remis en état.

44 - ADN, C 8561-2, « Mémoire pour aider à faire un règlement pour l'Innondation de Condé avec le nombre des bonniers de prairies et des villages qui ont contribuez aux impositions qui se sont faittes les années 1704.1705 et 1706. »45 - Source : Guillaume Broekaert, Archiviste municipal de Valenciennes.

37

Illustration 32: Pont de bateaux établi sur la rivière Saint-Charles lors du siège de Québec (source : A correct plan of the environs of Québec and of the battle fought on 1759, Gallica (BnF)).

Illustration 31: Pont de fascines et pont de bateaux construits dans le lit majeur et le lit ordinaire de l'Escaut pendant le siège de Valenciennes en 1656 (source : Archives municipales de Valenciennes, document fourni par F. Machelart).

Cela nous montre que les aménagements de franchissement que sont les ponts ne s'inscrivent

pas tous dans les mêmes temporalités avec, d'une part, des équipements bâtis pour durer dans le

temps qui sont souvent des édifices plus imposants et coûteux situés sur les grands axes et, d'autres

part, des ponts secondaires à usage ponctuel et localisé posés sur les petits chemins d'eau. Ceci

permet aussi de remettre en perspective l'importance des canaux et des fossés, voies d'eau

artificielles elles aussi grandement aménagées, notamment en ponts.

- Les ponts secondaires : ponts de ruisseaux, de canaux et ponts de fossés

Quantité de ponts secondaires sont présents sur les différentes parcelles des seigneuries

situées le long du Saint-Laurent et dans les prairies, champs et marais de la vallée de l'Escaut. Ils

prennent place sur les petits ruisseaux qui traversent les parcelles mais aussi sur les canaux et fossés

creusés pour délimiter et égoutter les terres. Entre 1752 et 1762 à Bruay, la communauté demande la

construction de trois ponts en maçonnerie sur la rigole des marais de Bruay « à faire sur ledit canal

pour la communication des habitans et le passage des récoltes »46. Dans les terres situées près de

l'église de la Nouvelle-Lorette, il est imposé aux riverains de construire des « ponts de fossés » à

entretenir tous les ans47. Sur les plans représentant les différents marais autour de Valenciennes et

Condé, à savoir notamment les marais de Bourlain, les marais l'Epée et d'Arnonville48, plusieurs

ponts sont visibles qui enjambent les canaux et les fossés creusés pour permettre l'assèchement des

zones humides . Grâce à ces petites structures de franchissement, les habitants peuvent ainsi circuler

comme ils le souhaitent sur les terres, il y faire passer les bêtes pour paitre dans les prairies et

parfois les charrettes de foins et de grains sans être freinés par les diverticules naturels et

anthropiques qui strient le territoire.

46 - ADN, C 8051.47 - ANQ-Q, E2, P223, f°17-19.48 - AMV, DD 93, « Plan et Carte figurative des Marais d'Arnonville appartenant à la Ville de Valenciennes... », 1756. - AMV, DD 98, « Partie de la Banlieue de Valenciennes », XVIIIe siècle.

38

Ces ponts secondaires servent aussi à assurer la continuité des routes et des chemins en

plaçant autant de ponts qu'il y a de coupures opérées par les ruisseaux et les fossés. Ainsi, le 24 juin

1744, Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler, grand voyer de la Nouvelle-France, ordonne de faire

construire par les habitants des « ponts de fossé » ainsi que des « ponts et pavés sur les Ruisseaux »

pour la construction du chemin royal dit de la côte Sainte-Geneviève qui va de la seigneurie Saint-

Gabriel jusqu'au pont de la rivière Saint-Charles49. Ceci est d'autant plus vrai qu'au XVIIIe siècle,

les autorités de la Nouvelle-France tente de remédier à l'état catastrophique des routes par la mise

en place de nombreux chemins à travers le pays afin que « la communication [devienne] aussi libre

49 - Ibid.

39

Illustration 34: Plan du marais de Bourlain, XVIIIe siècle (source : AMV, DD 95). Il montre un pont de canal établit au croisement entre deux chemins dans les marais.

Illustration 33: Plan marais Epaix et Arnonville, XVIIIe siècle (source : AMV, DD 98). Plusieurs ponts de bois sis sur les canaux sont visibles sur cette carte, notamment au nord nord-est où 4 ponts sont représentés.

par terre qu'elle l'a été jusques à présent par eau »50, ce qui implique la construction de beaucoup de

petits ponts pour franchir ce vaste hydrosystème ainsi que les percées artificielles. Jusque 1730, le

fleuve est la seule route qui mène de Québec à Montréal puis après 1730, les routes terrestres se

développent sur le territoire canadien51. La route est utilisée de manière complémentaire avec une

route qui longe le fleuve, ce qui conduit à l'établissement de nombreux ponts sur les affluents et

ruisseaux afin de disposer d'une route continue, avec le moins d'interruptions possibles.

A Québec, les habitants transportent par charrette leurs grains jusqu'au bord du fleuve qui

sont ensuite exportés vers la France d'où la nécessité d'avoir des routes et les ponts qui mènent au

fleuve ou à l'embouchure de la rivière Saint-Charles. Cela illustre la volonté de s'affranchir de la

barrière que les cours d'eau peuvent représenter pour permettre une libre circulation des biens et des

hommes.

De surcroit, leur nombre est parfois spectaculaire. En 1743 par exemple à Québec, où il y a,

« tant sur les rivières, ruisseaux, fossés de ligne et seignées », « 18 ponts à refaire à neuf » et « 23 à

refaire à neuf » soit 41 ponts dans la seigneurie de Saint-Gabriel, dans la banlieue de la ville, le long

de la petite rivière Saint Charles52. Entre 1647 et 1665, 15 condamnations sont prononcées par les

prévôts, jurés et échevins de la ville de Valenciennes qui répriment la construction, sans

autorisation, de ponts dormants dans les marais de Bourlain et d'Arnonville par les habitants sur les

les rigoles et les fossés53.

De nombreux ponts secondaires, souvent à l'usage des particuliers, sont donc aménagés sur

la multitude de ramifications fluviales ainsi que dans les marais, qui s'assoient sur les ruisseaux, rus,

canaux et fossés de drainage présents ou créés dans l'étendue de la vallée du Saint-Laurent et de

celle de l'Escaut. Cependant, il est impossible d'en dresser l'inventaire du fait de leur grand nombre,

de leur faible durabilité et de leur localisation souvent incertaine.

Les matériaux

50 - Ordonnances des Intendans du Canada, vol.2, 1734, pp.366-367, 30 avril 1734 : « Le Sieur Lanouillier de Boisclerc, grand-voyer de ce pays, nous a rendu compte de la visite qu'il a faite dans la côte du nord, depuis Québec jusqu'à Montréal, des chemins qu'il a tracé et fait tracer par nos ordres, de l'état où ils se trouvent et de l'établissement des bacs sur les différentes rivières qui se déchargent dans le fleuve Saint-Laurent, de manière que la communication devenant aussi libre par terre qu'elle l'a été jusques à présent par eau, cette colonie en retirera bientôt tous les avantages que l'on s'étoit proposé depuis un grand nombre d'années d'en retirer [...]». 51 - HAMELIN J., PROVENCHER J., « La vie de relations sur le Saint-Laurent, entre Québec et Montréal, au milieu du XVIIIe siècle », Cahiers de géographie du Québec, vol. 11, n° 23, 1967, pp. 243-252. 52 - ANQ-Q, E2, P252, f°101-103, Procès-verbal de Lanouillier de Boisclerc, 19 décembre 1743.53 - AMV, DD 52, 1647-1665.

40

Les matériaux constitutifs des ponts sont souvent liés aux matières premières disponibles sur

place et au coût. Pour la période moderne, les ponts sont soit en en charpente, soit en maçonnerie.

Pour l'Escaut, les ponts recensés sont soit en bois, soit en pierre soit en briques. Sur la vallée du

Saint-Laurent, dans la portion étudiée, les ponts sont quasiment exclusivement en bois, profitant du

matériau local dans un pays où les forêts sont nombreuses.

– le bois

Entre Valenciennes et Condé, sont de bois naturellement les pont-levis présents sur les fossés

de fortification comme cela est visible notamment sur le plan 339 des Archives d'État de Mons, à

tout le moins leur partie levante. Certains ponts-levis peuvent posséder toutefois des piles

maçonnées. Ensuite, les ponts présents sur les portions de rivière navigables sont parfois en bois

comme le pont de la Haine à la fin du XVIIe siècle pour être relevés lors du passage des bateaux 54.

Le bois utilisé pour la construction est souvent issu des forêts locales pour éviter le transport sur de

longues distances (bois de Raismes, etc.). Du bois de récupération peut également être réutilisé

comme c'est le cas pour le pont de la Haine en 1747 où bois neufs et bois vieux sont extraits pour

permettre sa réfection55.

54 - Archives d'Etat de Mons, plan 339, fin XVIIe. 55 - Il est fait mention de « charpente de bois de chêne », de « charpente neuve de bois blanc » et de « charpente de vieux bois » (ADN, C 6731).

41

De Trois-Rivières à Québec, les ponts mentionnés dans nos sources sont

presqu'exclusivement en bois. Là aussi, les riverains vont aller extraire le bois dans les espaces

forestiers aux environs des seigneuries par commodité de transport et par moindre coût. Ainsi, une

ordonnance du 6 mars 1713 de l'intendant Bégon demande à ce que tous les bois nécessaires à la

construction des ponts sur les rivières soient pris sur les terres les plus proches56. Cela est donc

appliqué par les autorités locales et les habitants qui puisent la matière première dans les bois à

proximité et l'achemine aux endroits où il faut construire ou réparer les ponts en l'occurrence par

charrois57. Le bois est ensuite transformé en planches ou « lambourdes » pour faire le tablier ou

« sole » du pont et en pieux pour confectionner les piles ou palées58. Certains tabliers de bois

peuvent reposer sur des piles maçonnées et être calées par des pierres sèches mais la structure de

56 - Ordonnances des Intendans du Canada, vol.II, p.281, 1713.57 - Pour exemple : - ANQ-Q, E2, P267, registre 3, f°140-141v°, Ordonnance de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler au bas d'un mémoire de réparation, qui ordonne aux habitants y dénommés de faire charroyer à la rivière de Portneuf, à l'endroit du pont ci-devant marqué, tous les bois mentionnés au dit mémoire pour la construction du nouveau pont dès le petit printemps . - 7 février 1746.- ANQ-Q, E2, P1011, registre 7, pp.54-55, Ordre de Jean Renaud au capitaine Mercure, du Cap-Santé, de commander

les habitants de sa compagnie pour préparer et transporter les bois nécessaires pour la reconstruction du pont d'en haut de la rivière Jacques-Cartier. - 19 janvier 1784.

58 - Voir : ANQ-Q, E2, P 440, f°27v°-29r°, Procès-verbal de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler qui ordonne que les ponts dans la seigneurie de Champlain soient faits avec des « pieux de quinze pieds de longueur équarris sur les quatre faces » - 30 mai 1732

42

Illustration 35: "Ville de Condé", ca fin XVIIe siècle (source : Archives d'État de Mons, plan 339).Ce plan est intéressant par les pont-levis en bois représentés sur la Haine et l'Escaut, matériau principal avec la pierre. Ce plan fournit ainsi des informations quant à l'architecture et les matériaux constitutifs des ponts. Il renseigne aussi sur leur disposition et répartition dans la ville.

base reste la charpente de bois (Cf. Document 1). L'absence de ponts tout en maçonnerie s'explique

aisément car la majorité des ponts consistent en des ponts ruraux pour un usage essentiellement à

destination des communautés rurales et des gens de passage (courriers, etc.). Il n'est donc pas utile

d'aménager des ponts en pierre, bien plus coûteux, ce matériau étant davantage réservé pour les

constructions (fortifications, maisons, etc.).

L'intérêt du pont de bois est qu'il est un ouvrage léger éphémère ou durable, démontable ou

non, utilisé parfois de manière saisonnière comme le pont Saint-Roch. Il permet donc une flexibilité

de l'aménagement.

– la pierre et la brique

De nombreux ponts en maçonnerie sont présents sur l'Escaut, ses affluents de même que sur

les canaux et les fossés59. Les ponts en maçonnerie, c'est-à-dire en pierres et/ou en briques liées avec

du mortier sont d'abord présents en milieu urbain tel à Valenciennes60. La pierre et la brique,

matériaux plus coûteux que le bois sont choisis lorsque l'on souhaite privilégier la solidité et la

durabilité. Il est fréquent de rencontrer dans les sources sur l'Escaut le remplacement d'un pont en

charpente par un pont en maçonnerie pour prolonger la durée de vie de l'édifice et assurer sa

pérennité61. Pour diminuer le coût de construction, l'on introduit souvent des matériaux de

différentes qualités : d'abord des pierres taillées pour le parement extérieur du pont et ensuite ce que

l'on appelle du blocage qui est mélange de briques, de moellons de grès et de pierres de

récupération que l'on place à l'intérieur de la structure là où ce n'est pas visible. Le parement

extérieur sert à dissimuler le blocage et à donner une certaine esthétique à la construction.

59 - Ainsi pour le canal de Bruay où il est prévu une imposition commune pour « la dépense d'un pont de maçonnerie à faire sur ledit canal » (ADN, C 8051).60 - ADN C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742. Ce document présente un par un les ponts édifiés sur l'Escaut et montre que la plupart des ponts à l'intérieur de la ville de Valenciennes sont en maçonnerie avec par exemple le pont Saint-Jacques et le pont Néron qui sont, comme l'indique le rapport, des « ponts en maçonnerie à trois arches surbaissées » ou encore le pont des Chartriers « en maçonnerie à 2 arches »61 - ADN, C 8716, « Devis et conditions à observer par les entrepreneurs des ouvrages à faire pour faciliter l'écoulement des eaux de l'Escaut dans Valenciennes depuis les moulins Notre Dame jusqu'au dessous de St Rocq ». Plusieurs ouvrages sont exigés pour permettre un meilleur écoulement des eaux de même qu'entre autres « la démolition et la reconstruction en maçonnerie du pont St Jacques ».

43

– les ponts mixtes

44

Illustration 36: "Condé-sur-l'Escaut : le long Pont", carte postale illustrant un pont de pierre rattaché aux fortifications de Condé (source : Delcampe.fr).

Illustration 37: Pont sur l'Escaut à Valenciennes près de la chappelle de Saint-Laurent, future église Saint-Vaast, place de Glategnie (source : LE BOUCQ S., Histoire ecclésiastique de la ville et comté de Valenciennes, Valenciennes, 1650, 1844. p.53).

Un pont peut parfois combiner deux matériaux comme la pierre et le bois tel pont de la

Citadelle en 1742, le pont de Bois, qui a « deux pilles en maçonnerie qui forment trois passages »62,

ou encore le pont de Fresnes, ou allier la pierre et la brique comme le pont de poterne fait de

« pierres de grés et briques de Tournay »63.

Étapes, déroulement et procédés de construction

Les documents relatifs aux travaux opérés aux ponts lors de leur mise en place ou de leur

réfection donne, de part et d'autre de l'Atlantique, le détail précis du déroulement de la construction.

Sur les terres le long du Saint-Laurent, la construction d'un pont suit les étapes suivantes :

– formulation du projet d'aménagement

– réalisation d'un plan64

Dans certains cas, un plan du projet est réalisé comme c'est le cas pour le pont de la rivière de Cap-

Rouge en 177865.

– le choix de l'emplacement du pont

Les riverains et les autorités se rendent avant tout sur les lieux pour choisir le meilleur emplacement

pour construire le pont, souvent à un endroit où la rivière se rétrécit et où le courant est moins fort

pour éviter qu'il soit emporté par les eaux. En décembre 1738, le grand voyer Lanouillier de

Boisclerc effectue une visite de la rivière Sainte-Anne pour choisir le lieu le plus propice pour

installer le nouveau pont projeté66. Le cas du pont Sainte-Anne montre à quel point il faut bien

réfléchir au site d'aménagement des ponts car la largueur des rivières peut être très variable (36

pieds pour l'ancien pont Saint-Anne contre 118 pour le nouveau en projet). C'est pourquoi, le site

62 - Ibid. « « Pont de la Citadelle : Ce pont est en charpente avec des Pilles de maçonnerie de 2.0.0 d'épaisseur, ces pilles au nombre de cinq forment six passages entre les deux batardeaux »63 - ADN, C 8729.64 - Côté canadien, peu de plans ont cependant été trouvés à l'issue de notre recherche, ceux-ci étant souvent perdus ou éparpillés dans divers fonds d'archives.65 - ANQ, CN301, S25, D563,« Plan du Pont sur la rivière Cap-Rouge », 5 octobre 1778.66 - ANQ-Q, E2, P176, registre 2, f°191-192. Ce procès-verbal Lanouillier de Boiscler daté du 14 décembre 1738 illustre bien le débat et l'enjeu de l'emplacement des ponts qui valide souvent ou non l'avant-projet : « le pont proposé seroit d'une grande utilité tant pour transport et communication que pour les secours spirituels desdites parroises ensuite de quoy nous aurions mesuré les endroits propres à lad ite construction, aurions trouvé au Cap un arpent deux perches devant la maison d'Augustin la Croix, un arpent et demy devant le noyer même largeur et enfin devant celle de Pierre Gagnon deux arpents et demy mais les voisins de lad ite rivière et autre sus-nommés nous ont dit que les eaux de la rivière ne peuvent empêcher de passer à toute […] dans les mortes mers et que dans les grandes mers il y auroit très peu d'intervalle quasi ne pût y passer le chenal de la rivière une fois passé lequel n'est pas large et ne peut empêcher qu'on n'y fasse un pont qu'il peut faire une levée de pierre dans l'espace qui sera entre les pilliers du pont et l'islet et que le pont pourra avoir quarante à cinquante piés et que leur avis est que l'endroit le plus favorable pour placer le pont seroit vis à vis la maison dud it Augustin la Croix , un peu au dessus de la grosse roche ».

45

d'élection du pont est donc mûrement réfléchi et fait l'objet d'une concertation67.

– l'acheminement des bois nécessaires par les riverains

Plusieurs documents prouvent que les autorités exigent que les habitants aillent « tirer les bois

nécessaires » à la construction des ponts.

– la confection des planches (lambourdes) et des pieux

C'est aux communautés locales de fournir les planches dites lambourdes et les pieux pour permettre

d'édifier les ponts voire même de les fabriquer eux-mêmes comme en 1750 pour le pont du moulin

situé dans la seigneurie du Bois-de-l'Ail68.

– l'assemblage des différentes parties par les habitants

Les habitants sont souvent collectivement mis à contribution pour aider à construire les ponts avec

des ouvriers.

Plusieurs documents nous donnent le détail, étape par étape, de la façon de construire les

ponts en Nouvelle-France (Cf. Document 1) qui est la suivante :

– la construction des piles de pieux

– la pose des chevalets

– la pose du tablier de lambourdes.

– la mise en place des gardes-fous et de la couverture

Le long de l'Escaut entre Valenciennes et Condé, la construction des ponts répond lui aussi à

un cahier des charges précis :

67 - Cf. : ANC, MG8-A6, vol.10, pp.197-198, Ordonnance du 04 juin 1730 qui enjoint aux habitants de Sainte-Geneviève de Batiscan de s'assembler incessamment au presbytère du dit lieu pour, en présence du Père LeSueur, missionnaire desservant de la paroisse et de Claude Loranger, capitaine de milice, délibérer du lieu le plus convenable et le plus à portée de l'église pour placer le nouveau pont qu'il est nécessaire de construire pour remplacer le pont du ruisseau de Veillet père emporté par les glaces lors de la débâcle de ce printemps.

ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS5, D379, « Procès Verbal pour un pont sur la Rivière Saint Charles. Banlieue de Québec », 11 juillet 1790, Procès Verbal pour un pont sur la Rivière Saint Charles. Banlieue de Québec : « A la requête verbale des notables et habitants du nord de la Rivière Saint-Charles […] qu'il nous plaise, nous Jean Renaud, voÿer du district de Québec, de nous transportés sur les lieux pour visiter les Bords de la rivière et de leur fixé l'endroit le plus favorable pour établir un pont ».68 - Le 24 juin 1744, dans la paroisse de la Nouvelle-Lorette, il est ordonné aux habitants que « tous les ponts et pavés seront faits sur les Ruisseaux […] avec des pieux de cèdres de quinze pieds de long sur les quatre focés et chevilliés par les bouts sur cinq bonnes lambourdes ».. Le procès-verbal 4 mars 1750 de Lanouillier de Boiscler qui ordonne à tous les habitants de la côte Saint-Joseph de « faire chacun endroit soi une pièce de bois de cèdre de quinze pieds de longueur pour la construction du pont de la rivière du moulin du Sieur Dussault, seigneurie du Bois-de-l'Ail ».( ANQ-Q, E2, P282, f°165).

46

– élaboration du projet

Il arrivent souvent que deux projets de ponts soient conçus, un en charpente et un en maçonnerie,

avec chacun leur devis tel est le cas du pont de la Haine et du pont des Religieuses à Condé 69. Cela

permet, par la suite, selon le coût et l'argent disponible, de trancher dans le choix des matériaux.

– émission d'un devis estimatif

Il comprend le coût des travaux, les différentes pièces et matériaux nécessaires à la construction

(palées*, entrevoux*, fer forgés et reforgés, chevilles, madriers, travées,...). Il contient également

des détails sur la manière de construire, les types de composants à utiliser, etc. (mortiers de chaux,

peintures à l'huile).

– réalisation de plans

Les plans sont souvent dessinés en même temps que le projet et sont transmis avec le devis

estimatif.

– la validation de l'emplacement

– les prises de mesures et la pose de piquets

– la réalisation des travaux

Les différents devis estimatifs produits donnent le détail de chaque étape des travaux de

construction des ponts comme c'est le cas pour le pont de la Haine et le pont des Religieuses en

174770. Le « Devis estimatif pour la reconstruction du pont en maçonnerie substitué en place de

celuy fait en charpente sur la Rivière de la Hayne proche le fort de Thivencelles, à un quart de lieue

au délà de Condé sur le chemin royal de Condé à Mons »71 nous donne la marche à suivre pour

ériger un pont en donnant dans l'ordre chaque étape de la construction :

– la prise de la « terre pour la fouille des fondations des deux batardeaux d'amont et d'aval

69 - ADN, C 6731. Pour la construction du pont de la Haine à Thivencelles, l'ingénieur du Roi, inspecteur des Ponts et Chaussées, élabore deux projets de ponts : un en charpente en octobre 1747 et un en maçonnerie en novembre 1747 comme le montrent les deux devis suivant, joints avec les plans des deux projets : « Devis estimatif pour la reconstruction du Pont en Charpente composé de 4 palées (piles) et de 3 entrevoux (passages) avec Pont levis sur celuy du milieu sur la Rivière de la Hayne proche le fort de Thivencelles, chemin royal de Condé à Mons, à Bavay et au Quesnoy, chapitre 17 de l'inventaire des ouvrages des ponts et chaussées du Haynaut ».octobre 1747novembre 1747« Devis estimatif pour la reconstruction du pont en maçonnerie substitué en place de celuy fait en charpente sur la Rivière de la Hayne proche le fort de Thivencelles, à un quart de lieue au délà de Condé sur le chemin royal de Condé à Mons ».La même chose est faite pour le pont des Religieuses avec un projet de pont en charpente en octobre 1747 et un prohet de pont en maçonnerie daté de novembre 1747. 70 - Ibid.71 - Ibid..

47

pour se garantir des eaux et de la coupure à faire à la digue de la rivière pour renvoyer les

eaux par les canaux des prairies »72. Des fondations profondes sont installées pour éviter

l'affouillement.

– le « deblay du terrein à l'endroit des culées jusqu'au niveau de la retreite »

– les fondations dit « fondement » des piles et culées

– la construction des arches en utilisant des cintres en bois blanc

– la construction du tablier dite « tablette »

Le tablier, de même que les arches et les piles sont composé d'un blocage à l'intérieur de la structure

dite « maçonnerie de moclon bloquet au derrière des pierres de taille » c'est-à-dire de pierres taillées

pour les parements extérieurs avec souvent deux niveaux de parement.

– le pavage de grès du tablier

– la mise en place de chasses roues dits « boutte-roues » pour protéger les parapets du pont

– l'application des peintures et des finitions

Le mode de construction du pont de la Haine est ainsi représentatif des procédés utilisés

pour l'érection des ponts à cette période.

Tous ces ponts installés sur l'hydrosystème et le système hydraulique de l'Escaut et du Saint-

Laurent font intervenir différents acteurs dans des contextes de construction variés qui appuient

encore une fois le caractère diversifié et riche de cet aménagement de premier ordre.

72 - La mise en place de batardeaux est une étape cruciale et même l'une des premières en ordre d'importance car ils permettent d'évacuer l'eau pour travailler au sec.

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Document 1 : La construction des ponts dans la vallée du Saint-Laurent

Pont de la seigneurie de Dutord – 171273

« Parties ouïes vu ladite sentence par laquelle il est ordonné que ledit intimé entretiendra le Pont en question, en sorte que les Charrois et Bestiaux des habitants puissent passer dessus, et qu'il n'arrive aucun accident à peine d'en répondre, et cependant le temps de deux années, à la fin desquelles tous les habitans de ladite seigneurie contribueront par des journées de leur travail, pour rendre ledit Pont solide et hors de danger […] vu aussi un procès-verbal de visitte dudit Pont faite par le sieur de Becancourt grand voyer en ce pays en date du huitième dudit mois de juin dernier; par lequel il est dit que ledit Durant comme propriétaire du ruisseau mitoyen avec la veuve de Michel David doit fournir deux lambourdes et huit pieuds, et les autres habitants de ladite seigneurie aussi deux lambourdes à eux tous, et chacun quatre pieuds et aider à construire ledit pont, et que lorsqu'il sera fait et parfait, ledit Durand sera obligé de l'entretenir [...]ledit intimé fournira pour rétablir ledit pont deux lambourdes et huit pieux, et tous les autres habitants de ladite seigneurie de Dutord aussi deux lambourdes, et chacun quatre pieuds, et qu'ils aideront à construire ledit Pont, lequel étant fait et parfait ledit Durand sera tenu à l'avenir de l'entretenir solidement »

Pont sur la rivière de Portneuf - 174574

« […] lequel pont sera construit avec un pilié de chaque coté de lad ite Rivière; lesquels piliés seront de 4 pieds au dessus des plus hautes Eaux sur lesquels seront placés six bonnes lambourdes de 45 pieds de long, lesquelles lambourdes n'excèderont pas sur ladite Rivière que de huit pieds et seront chargés par les bonnes terres et de pierre où il sera placé un chevet […] il sera aussi mis un chevet pour supporter la sole de 34 pieds pour parachever la couverture dudit pont [...] »

Pont Meunier sur la rivière Cap-Rouge – 174575

« Nous avons marqué l'endroit du pont qu'il faut construire un peu plus du costé du nord est que l'ancien pont où il se trouve deux costés et ledit Pont aura 118 pieds de long et sera construit avec des chevalets qui n'auront que deux pieds au dessus des plus hautes eaux et placés de 12 pieds en 12 pieds [cela fait une dizaine de chevalets] sur lesquels pilliers seront placées 4 bonnes lambourdes de cèdre sur lesquelles seront pozés des pièces de cèdre de 15 pieds de long escaries sur les quatre faces et chevilliés avec des Gardes fols pour le bien et l'utilité publique. »

73 - ANQ-Q, TP1,S28,P9202, f°99v°-101r°, Sentence mise à néant dans la cause de René LeBlanc dit Labrie, Pierre et Louis Bourbeau, habitants de la seigneurie de Dutord, 3 octobre 1712.

74 - ANQ-Q, E2, P322, microfilm M29/1, Procès-verbal de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler au sujet du pont de la rivière de Portneuf, 23 octobre 1745.75 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler au sujet du pont de la rivière de Portneuf, 7 septembre 1745.

49

50

Illustration 38: Projet de reconstruction en bois du pont des Religieuses de Condé, octobre 1747 (ADN, C 8731, « Devis estimatif pour le rétablissement du Pont Dormant sur le Canal du moulin dit le Pont des Religieuses »). Le premier projet proposé est donc d'édifier un pont entièrement en charpente.

Illustration 39: Projet de reconstruction en maçonnerie du pont des Religieuses de Condé, novembre 1747 (ADN, C 8731, « Devis estimatif pour la reconstruction du pont en maçonnerie substitué en place de celuy fait en charpente sur un canal de dérivation de la rivière de la Hayne [...] »).Ce second projet propose cet fois un pont totalement en pierre. L'architecture du pont est donc complètement différente de celle du premier projet ci-dessus. L'étape d'élaboration des projets est donc déterminante car, en fonction du projet choisi, les aménagements seront totalement différents et l'impact sur le paysage également.

c) Statuts, acteurs et contexte de construction

Les acteurs

La construction d'un pont fait souvent intervenir plusieurs acteurs, allant de l'État aux

communautés rurales qui exercent un grand rôle. L'intendant, représentant du roi en province et

dans les colonies, appuyé par les ingénieurs, est, dans de nombreux cas, l'instigateur des travaux

édification des ponts et autres équipements de franchissement (bacs, etc.). Ainsi en 1722 où

l'intendant Bégon décide que « les habitants de Champlain, Batiscan et Cap-de-la-Magdelaine

feront les chemins et ponts dans leurs paroisses respectives, à peine de 10 livres d'amende contre

chacun des contrevenants », de faire entre autres au ruisseau de la Roche et à la Rivières-aux-Anes

« un pont bon et solide, propre à soutenir le poids et pesanteur des charrois »76. En 1724, une

ordonnance de l'intendant en fonction exige la construction d'un pont sur la rivière Saint-Charles

près du Bourg-Royal à Québec77. En 1732, l'intendant d'Hautteville supervise, avec les ingénieurs

Rochemaure et Havez, la conduite des travaux de reconstruction du pont de Fresnes sur l'Escaut78.

Les autorités intermédiaires comme l'inspecteur des rivières, le grand voyer et les autorités

municipales impulsent eux aussi la construction de cet équipement. Le 12 juin 1788, les prévôts,

jurés et échevins de la ville de Valenciennes s'expriment au nom des habitants sur la nécessité de

rétablir le pont Saint-Roch pour amener les denrées à la ville79. Plusieurs procès-verbaux des

grands-voyers Lanouillier de Boiscler et de Jean Renaud demandent l'aménagement de ponts dans

les seigneuries. Le 30 mai 1732, Lanouillier de Boiscler, pour la construction du chemin royal de la

seigneurie de Champlain qui va de la rivière Champlain au moulin à vent, ordonne la construction

de ponts de pieux sur les voies d'eau « pour vacquer librement »80. Le 14 décembre 1738, il

demande l'édification d'un pont sur la rivière Sainte-Anne, en la côte de Beaupré81. En 1785, Jean

Renaud exige reconstruction du pont de la rivière de la Chevrotière, paroisse de Deschambault, qui

a été emporté par les « grosses eaux » et donne l'ordre aux habitants des Grondines de « préparer au

cours de l'hiver prochain tous les bois nécessaires pour reconstruire en neuf le pont du moulin »82.

76 - Edits et ordonnances, vol.III, p.440, ordonnance de l'intendant Bégon du 12 juillet 1722 où ordre est fait de « ponter le chemin ». 77 - ANC, MG8-A6, vol. 8 , pp. 177-178, 1724. 78 - ADN, C 12 215, « Mémoire sur la situation du pont de Fresnes », 1732.79 - AMV, DD 390, 12 juin 1788.80 - ANQ-Q, E2, P 440, f°27v°-29r°, 30 mai 1732.81 - ANQ-Q, E2, P176, registre 2, f°191-192.14 décembre 1738.82 - ANQ-Q, E2, P1083, registre 7 pp.123-124 et pp.127-128.

51

Les habitants eux-mêmes, premiers concernés, sont également, dans bien des cas, à l'origine

de l'érection des ponts, en particulier les communautés rurales avec une population qui réclame des

ponts pour circuler à pieds, en voitures ou avec le bétail. Les riverains formulent alors des requêtes

orales ou écrites afin d'obtenir une autorisation de construction. C'est le cas à Bruay où les habitants

rédigent une lettre vers 1762 pour demander entre autres la construction d'un pont « sur le canal de

l'Épée, à l'endroit de la place 28 appartenant à Mme Merlin »83. Côté Canada, les cas du pont de

Portneuf84 et du pont Scott sur la rivière Saint-Charles constituent un bon exemple du rôle de la

collectivité dans l'aménagement des ponts dont voici un extrait du rapport fourni par le grand-

voyer :

« A la requête verbale des notables et habitants du nord de la Rivière Saint-Charles, du

village appellé la Misère représentant les inconvéniens qu'ils souffrent le printems et

l'automne et dans le tems de la haute mer faute d'avoir un pont sur la dite rivière pour

venir à la Messe en ville et pour vacquer à leurs autre affaires, qu'il nous plaise de nous

transportés sur les lieux pour visiter les Bords de la rivière et de leur fixé l'endroit le

plus favorable pour établir un pont, lequel ils offrent de le faire à leurs frais, ayant déjà

souscrit entre eux une somme considérable pour être employée à cet effet, nous Jean

Renaud, voÿer du district de Québec, nous avons sÿ devant assemblé les dits notables et

habitans, ceux de la petite rivière le 8 de Mars et ceux de la misère le neuf dernier

lesquels d'une voix unanime ont souétée d'avoir un pont sur la dite rivière et ont souscris

chacun quelques argant et journées de travaux. »85

Les communautés jouent ainsi un rôle moteur dans l'aménagement de l'espace fluvial dans

lequel elles vivent. Leur intervention est donc à ne pas sous-estimer et même à souligner au même

titre que l'État et les autres autorités. La population possède donc un pouvoir de décision et participe

à la construction du territoire en France et au Canada. En 1730, les habitants de Sainte-Geneviève

83 - ADN, C 8051. 84 - ANQ-Q, E2, P322, microfilm M29/1. Procès-verbal de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler au sujet du pont de la rivière de Portneuf, 23 octobre 1745 : « Nous Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler conseiller du Roy, grand voyer de la Nouvelle-France, veu les plaintes qui nous ont été faites par plusieurs habitans […] que la Rivière de Porneuf est impraticable pendant un tems considérable de l'année, surtout l'automne et le Printems lorsque la marée est haute; ce qui les empêchent de pouvoir communiquer d'une côte à l'autre, empêche les Cour(r)iers de porter avec la diligence possible […], Et qu'ils croient que du long de ladite Rivière, il se trouveroit quelqu'endroit où l'on pourroit faire un pont , les cotez de ladite Rivière se rapprochant l'un de l'autre en bien des endroits, ce qui seroit très avantageux pour le bien, la sûreté et l'utilité publique [...] »85 - ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS5, D379, « Procès Verbal pour un pont sur la Rivière Saint-Charles. Banlieue de Québec », 11 juillet 1790.

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de Batiscan s'assemblent au presbytère, en présence du Père LeSueur, missionnaire desservant de la

paroisse et de Claude Loranger, capitaine de milice, pour décider ensemble de l'emplacement du

pont à reconstruire sur la ruisseau Veillet86. Les travaux sont d'ailleurs souvent exécutés par les

habitants eux-mêmes, du moins lorsque cela est possible et ce, plus ou moins de leur gré87. Les

tâches ainsi que le coût de construction est d'ailleurs souvent partagé entre les habitants dans un

système communautaire. En 1712, dans la seigneurie de Dutord, les habitants sont mis à

contribution pour construire, réparer et entretenir le pont indispensable à la communauté88 (voir

Document 1). Chaque particulier concerné doit d'ailleurs apporter un certain nombre de lambourdes

et de pieux pour son érection. Cette pratique est monnaie courante à cette période en Nouvelle-

France où les colons doivent fournir les matériaux nécessaires à la construction des équipements en

puisant dans les forêts à proximité des lieux89.

Ces travaux, impulsés par les différentes strates de la société, sont en grande partie financés

par les impôts. Pour les ponts compris dans les fortifications ou situés sur les rivières navigables,

dans le cas de l'Escaut donc, le coût des travaux est prélevé sur les deniers des fortifications ou de la

navigation. Dans le cas des ponts au bénéfice de la population, financement est souvent supporté

par la communauté sous forme d'une imposition partagée comme dans plusieurs cas de figures dans

les vallées laurentienne et scaldienne. Le financement peut dans certains contextes déterminer le

caractère privé ou communautaire d'un aménagement où ne sont autorisés à user des équipements

que ceux qui ont participé financièrement à leur construction. Ceci nous amène à évoquer la

question du statut de cet équipement qui peut différer selon les situations.

86 - ANC, MG8-A6, vol.10, pp.197-198. 04 juin 1730.87 - Voir notamment : ANQ-Q, E2, P1017, registre 7, pp.58-59 : « Ordre de Jean Renaud au capitaine Garneau, de la Pointe-aux-Trembles (Neuville), de mettre ses habitants à l'ouvrage pour aider à la reconstruction du pont de la rivière Jacques-Cartier […]. Si quelques-uns refusent de travailler, le capitaine Garneau devra faire faire leur travail à prix d'argent et ensuite faire rapport au grand voyer. - 26 mars 1784.88 - ANQ-Q, TP1, S28, P9202, f°99v°-101r°, sentence rendue à Trois-Rivières le 22 juin 1712.89 - Voir notamment les documents suivants : - ANQ-Q, E2, P267, registre 3, f°140-141v° :Ordonnance de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler au bas d'un mémoire de réparation, qui ordonne aux habitants y dénommés de faire charroyer à la rivière de Portneuf , à l'endroit du pont ci-devant marqué, tous les bois mentionnés au dit mémoire pour la construction du nouveau pont dès le petit printemps - 7 février 1746.- ANQ-Q, E2, P1011, registre 7, pp.54-55 :Ordre de Jean Renaud au capitaine Mercure, du Cap-Santé, de commander les habitants de sa compagnie pour préparer et transporter les bois nécessaires pour la reconstruction du pont d'en haut de la rivière Jacques-Cartier - 19 janvier 1784.- ANQ-QE2, P920/928, registre 7, pp.1-5.Ordre de Jean Renaud au capitaine Gingras, de Saint-Augustin, pour le transport des pièces de bois nécessaires à la reconstruction du pont Meunier, sur la rivière du Cap-Rouge - 26 décembre 1782.

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Les statuts : ponts communs et ponts privés

En général, étant donné que les ponts sont des édifices décrétés d'utilité publique, ils sont la

plupart du temps ouverts à tous pour permettre à chacun de circuler librement en milieu urbain

comme en milieu rural. A la campagne, les ponts appartiennent à la communauté qui les finance et

construit souvent elle-même pour assurer son travail (travail aux champs, activités pastorales, etc.).

Il arrive cependant dans certaines circonstances que des ponts soient privés, c'est-à-dire aux mains

d'un individu ou d'un groupe de personnes et non pas la propriété de tous. Cela semble être le cas du

pont Scott en 1793. En effet, le 20 mars 1793, 51 habitants de la Petite Rivière Saint-Charles, au

lieu appelé la Misère, dans les paroisses de la Jeune-Lorette et de Charlesbourg, s'adressent aux

membres de la chambre d'assemblée pour que le pont de la rivière Saint-Charles, vis-à-vis la terre

de Thomas Scott, soit déclaré pont libre90. Cela sous-entend donc que le pont Scott n'est pas

accessible à tous, d'où cette requête. Le pont Saint-Roch paraît être lui-aussi dans la même situation

avec un statut incertain, ce qui explique les demandes des magistrats de Valenciennes pour en faire

un pont permanent ouvert à tous. Les infrastructures de franchissements construites par les

particuliers sur les propriétés privées sont également par excellence réservées aux propriétaires à

l'origine de leur installation.

Le pont fait ainsi intervenir une pluralité d'acteurs et de situations autour de sa construction

et de son utilisation. Il répond aussi à une multitude de fonctions et d'enjeux communs à la France et

au Canada et se veut être l'un des miroirs des rapports sociaux traduit matériellement sur l'espace.

d) Des ponts, pour qui, pour quoi? Les enjeux d'un équipement majeur

A la lecture des sources, les ponts possèdent 4 grandes principales fonctions : la

communication entre les habitants et la circulation des individus, du bétail et des charrois,

l'acheminement des courriers, la structuration du réseau terrestre et l'approvisionnement de la ville

en denrées.

L'acheminement des courriers

Tout d'abord, les ponts permettent d'assurer la transmission des instructions aux autorités

locales et à la population et des documents administratifs au point que certains ponts sont même

90 - ANQ-Q, E2, P1259.

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construits à cet effet. Ainsi à Valenciennes en octobre 1763 où est ordonné la « construction d'un

pont sur l'Escaut servant au passage des courriers dans la banlieue de Valenciennes […] en dessus

des moulins Notre-Dame ». Le même fait est constatable outre-Atlantique où l'on apprend que le

manque de pont sur la rivière de Portneuf empêchent « aux habitants de pouvoir communiquer

d'une côte à l'autre et empêche les Cour(r)iers du roi de porter avec la diligence »91. C'est pourquoi

un pont des courriers est construit peu de temps après pour assurer la correspondance déjà difficile

dans la colonie à une période où l'information circule beaucoup moins rapidement qu'aujourd'hui et

est fortement dépendante de l'état des ponts et chaussées.

La circulation des individus, du bétail et des charrois

Ensuite, les différents ponts placés en milieu urbain et rural servent à permettre la

communication entre les individus qui peuvent circuler d'une rue à l'autre, d'un quartier à l'autre,

d'une prairie. Plusieurs témoignages mettent en exergue ce rôle du pont dans la circulation des

biens, des hommes et des animaux notamment à la campagne. Par exemple dans la seigneurie de

Dutord, sur la rive sud du Saint-Laurent, où l'on rappelle l'importance primordiale d'avoir un pont

suffisamment solide pour permettre le « passage des Charrois et Bestiaux des habitants »92. Un

procès-verbal de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler du 14 décembre 1738 évoque le projet de

construction d'un pont sur la rivière Sainte-Anne qui « seroit d'une grande utilité tant pour transport

et communication que pour les secours spirituels »93. Une ordonnance de l'intendant Blair de

Boisemont datée du 04 juin 1755 rappelle que les propriétaires et fermiers des terres et prairies

comprises dans l'Inondation de Condé pourront, « pour la facilité du transport de leurs Fourages et

denrées ou pour le paturage de leurs Bestiaux, pratiquer des Ponts avec Pouterelles et Madriers

[...] »94. Vers 1733, les adjudicataires, bourgeois et habitants, des trois marais de Condé sont

« obligés de faire un pont de communication sur chacun desdits fossés [des marais] de 8 pied

coupant et traversant chaque partie avec une bonne barrière pour le passage des bestiaux et le

transport des foins et des regains »95. En 1746, Charles Havez, cartographe des Atlas Trudaine nous

apprend que : « depuis l'envoi de l'inventaire il a été fait un pont tournant en charpente aux fraix du

village de St-Saulve pour la commodité des Bestiaux des habitants à l'endroit à l'endroit cotté

91 - ANQ-Q, E2, P322, microfilm M29/1, 23 octobre 1745.92 - ANQ-Q, TP1,S28,P9202, f°99v°-101r°, 3 octobre 1712.93 - ANQ-Q, E2, P176, registre 2, f°191-192.94 - ADN, C 8716, Ordonnance de Louis-Guillaume de Blair, article VII, 04 juin 1755.95 - ADN, C 6970.

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H.a »96.

Assurer la continuité du réseau terrestre

Les ponts sont intiment liés aux routes. Effectivement, les ponts sont principalement situés

sur les grands chemins puisque l'on installe des ponts que là où c'est nécessaire pour garantir la

communication. Cet équipement assure le lien dans le territoire mais surtout avec l'extérieur étant

donné qu'il se trouve souvent sur les grands axes reliant deux villes. De cette manière, le village

d'Escaupont, anciennement appelé Pontes Scaldis, tire son nom de l'unique pont sur l'Escaut qui se

situait sur de l'ancienne voie romaine Tournai-Bavay, toujours utilisée au Moyen-Age et à l'époque

moderne. Au XVIIIe siècle, le pont du Trou Marais relie le chemin de Bruay à Condé et donc le lien

ville-campagne. Ce relation étroite entre les ponts et des routes et d'autant plus visible sur l'espace

canadien ou le réseau routier se construit ex nihilo aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui permet

d'observer l'aménagement du territoire dès ses débuts. La documentation nous a permis de constater

que les chemins et les ponts étaient la plupart du temps construits simultanément. Une ordonnance

de l'intendant Bégon du 12 juillet 1722. nous apprend que « les habitants de Champlain, Batiscan et

Cap-de-la-Magdelaine feront les chemins et ponts dans leurs paroisses respectives »97. Ensuite, un

procès-verbal du 24 juin 1744 faite mention de la construction, dans le même laps de temps, du

chemin royal de la côte Sainte-Geneviève près de la rivière Saint-Charles et de ponts sur les rivières

et fossés de drainage98. Enfin, en 1729, un chemin et un pont sur la rivière de Cap-Rouge sont

construits de concert sur le territoire de la paroisse sous l'œil attentif de l'arpenteur royal et du

grand-voyer99. Les exemples ainsi se multiplient. Les ponts sont dans bien des cas construits de

manière concomitante lors de l'édification des chemins royaux. Inversement, le pont peut aussi

générer la construction de chemins tel en 1790 dans la paroisse de Charlesbourg, dans la périphérie

de Québec100. Jean Rousseau dans son article insiste sur ce le lien prégnant qui existe entre

l'aménagement des routes et celui de pont qui en découle101.

Le pont, en France comme au Québec, s'insère dans le vaste maillage de routes et de

96 - - HAVEZ C., 1er volume de l'Atlas de Trudaine pour la généralité du Hainaut-Cambrésis, chap. 7 : « De l'inventaire de la Rivière de l'Escaut en dessendant depuis Valenciennes jusqu'à Condé [...] », BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138.97 - Edits et ordonnances, vol.III, p.440.98 - ANQ-Q, E2, P223, f°17-19.99 - ANC, MG-8, A6, vol.9, pp.438-442, Ordonnance du 04 novembre 1729 qui homologue le procès-verbal dressé par Jean Duboct, arpenteur et commissaire du grand-voyer, le 24 juillet 1729. 100 - ANQ-Q, E2, P1222. Ordre de Jean Renaud au capitaine Jacques Jobin, de Charlesbourg, au sujet d'une route de descente projetée sur la ligne du nord-est des propriétés des Dames de l'Hôtel-Dieu et de monsieur Stuart, à Charlesbourg, pour se rendre au nouveau pont de la rivière Saint-Charles . - 21 novembre 1790.101 - ROUSSEAU J., Art. Cit.

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chemins et permet la continuité du réseau terrestre. Il existe donc un lien prégnant entre le pont et la

route, les ponts constituant en quelque sorte des portions de route qui enjambent les cours d'eau. Cet

équipement se révèle être un moyen pour permettre la communication, le lien avec l'extérieur

notamment avec la ville qui s'avère déterminante dans la relation ville-campagne...

(source : FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut... », 1731-1732, Archives Nationales, N 11 Nord 9 – 2071). Plusieurs ponts permettent de faire le lien entre la rivière et les routes comme le pont du Noir-Mouton et le pont Notre-Dame, qui sont le point de départ d'un important nœud de communication.

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Illustration 40: Le réseau routier de Valenciennes, complémentaire à la voie d'eau

Illustration 41: Plan de Sillery, 22-24 octobre 1791. Le pont visible sur la carte se situe sur le chemin de Cap-Rouge dont il permet le prolongement (source : ANQ-Q, CN301, S230, D244A).

L'approvisionnement des villes

Le pont est également un élément essentiel pour acheminer vers la ville les denrées

produites dans la campagne environnante. Plusieurs sources nous ont mis la puce à l'oreille quant à

l'importance, pour les deux territoires étudiés, de cette fonction qui sous-tend les rapports entre

espace urbain et espace rural. Les sources canadiennes nous ont offert de nombreux exemples qui

illustrent le rôle du pont dans l'acheminement des denrées vers la ville. L'exemple du pont de

Beauport illustre parfaitement le lien entre la ville et son plat-pays. L'ordonnance de l'intendant

Dupuy du 11 juillet 1727 nous explique que :

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Illustration 42: Plan des chemins de la seigneurie de Cap-Rouge et de Lorette. Les ponts de la seigneurie se situent sur les grands chemins reliés en réseau et permettent la continuité du réseau terrestre. Ainsi, le pont Moisan se situe sur la route du Cap-Rouge et le pont Meunier relie le Chemin du Roi de Champigné au Chemin des Villages de St Augustin (source : ANQ-Q, E21, S555, SS3, SSS4, P028-1).

« le pont qui est sur la rivière [de Beauport] qui traverse le chemin du Roy de la

Canardière […] est prest à se détruire et qu'il y a un danger évident à passer dessus et

que si le rétablissement dudit pont n'est pas incessamment ordonné, le chemin du Roy

de Beauport pour se rendre en cette ville [de Québec] sera interrompu, ce qui privera la

ville de toutes les denrées qu'on y apporte journellement tant de Beauport que de la côte

de Beaupré »102

La paroisse de Beauport, située en banlieue, constitue le grenier à blé de Québec, sa ceinture

maraichère, c'est pourquoi il est indispensable de permettre une connexion entre ces deux

ensembles interdépendants en installant des ponts, nécessaires pour l'économie et les échanges. Les

habitants se mobilisent donc massivement pour mettre en place des ponts sur les grands axes. Cela

les concerne directement afin qu'ils puissent circuler et transporter leur denrées à la ville afin de les

vendre. Le riverains ont donc 3 jours pour remettre le pont en état, indispensable pour la

communication ville-campagne. Le même phénomène est visible dans une autre partie de la

banlieue de Québec, près de la rivière Saint-Charles, où le caractère fondamental du pont pour

établir le lien avec la ville s'exprime en ces mots :

« A la requête verbale des notables et habitants du nord de la Rivière Saint-Charles, du

village appellé la Misère représentant les inconvéniens qu'ils souffrent le printems et

l'automne et dans le tems de la haute mer faute d'avoir un pont sur la dite rivière pour

venir à la Messe en ville et pour vacquer à leurs autre(s) affaires »103

Les habitants des différentes paroisses et villages le long de la rivière Saint-Charles se sont

donc concertés pour obtenir le pont essentiel à la communication avec la ville104.

Sur l'Escaut, nous avons pu dresser le même constat où les écrits des contemporains attestent

eux-aussi, à l'instar du Canada, de l'importance des ponts pour acheminer les denrées de la

campagne à la ville. Ainsi pour le pont du marais de Bruay et le pont Saint-Roch. Concernant le

102 - ANQ-Q, E1,S1,P1877, f°110-110v°, Ordonnance de l'intendant Dupuy du 11 juin 1727.103 - ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS5, D379, « Procès Verbal pour un pont sur la Rivière Saint Charles. Banlieue de Québec », 11 juillet 1790.104 - Dès 1707, l'aménagement des chemins et des ponts souligne l'importance relier la paroisse de Beauport à la ville de Québec comme l'illustre l'exemple qui suit : ANC, MG8-A6 vol.1, pp.326-327, Ordonnance du 29 mars 1707 qui oblige les habitants de Beauport de tirer les bois nécessaires pour réparer le chemin qui va du Sault Montmorency [des chutes] à Québec et construire un pont sur la rivière de Beauport. Publiée dans Edits et Ordonnances, vol. III, p. 128.

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pont de Bruay, les habitants expliquent qu'« ils n'ont d'autre secours que ce pont tant pour aller

dudit marais de l'Epée que pour aller à celuy de Bruay et dela à Valenciennes mener les foins

appartenants à plusieurs bourgeois de la ville de Valenciennes comme pour pouvoir faire paistre les

bestiaux dans ledit marais de l'Epée très avantageux pour lui même »105.

En 1788, le ton monte entre le magistrat de Valenciennes, M. Waroquet, et M. Esterhazy, au

sujet de la suppression, pour la défense, du chemin de la porte de Tournai et du pont Saint-Roch. Le

magistrat Waroquet ne manque pas de rappeler l'importance de ce pont pour la ville de Valenciennes

et le bien public : « le chemin qui conduit à la porte de Tournai, la nécessité du passage par ce pont

oblige souvent de le rétablir pour la sortie des foins et pour faciliter aux maraichers qui habitent le

canton le transport de leurs légumes en ville dont l'abondance est ainsi avantageuse a la garnison

qu'à nos bourgeois »106. Il est par ailleurs rappelé dans un autre document que « St Roch est un

hameau qui fournit quantité de fruits, légumes de toutes espèces. L'existence de ce pont a toujours

été reconnue tellement indispensable que pendant l'hyver, c'est le seul passage qu'ont ses habitans

pour venir en ville »107. A l'instar de la paroisse de Beauport pour Québec, le faubourg Saint-Roch

constitue la ceinture maraichère de Valenciennes, située dans son aire d'influence immédiate, qui

fournit les denrées indispensable à la subsistance de la cité108.

Ainsi, les ponts, leur agencement dans l'espace, reflètent les relations socio-spatiales, les

rapports ville-campagne. L'aménagement des ponts en périphérie des villes illustre

l'interdépendance entre l'espace rural, l'espace péri-urbain et l'espace rural. L'emplacement d'un pont

n'est donc pas choisi au hasard, il répond à des logiques et à des enjeux spécifiques et prend donc

assise sur des lieux stratégiques. Il est aussi le miroir des rapports sociaux et des logiques de

peuplement notamment en campagne avec, pour l'Escaut, un pont unique en général par village où

l'habitat est concentré, contrairement au Canada où le peuplement est bien plus étalé dans l'espace

marqué de surcroit par un vaste territoire entrecoupé par un dense réseau hydrographique sur lequel

il faut aménager des chemins pour relier les seigneuries entre elles et surtout les relier à la ville.

105 - ADN, C 8051.106 - AMV, DD 390, 12 juin 1788.107- ADN, C 9589, « Construction d'un pont mobile sur l'Escaut ».108 - L'importance de la ceinture maraichère dite « ceinture verte » pour alimenter la ville est rappelée dans les travaux de Von Thünen, bien connu des géographes. Le modèle économique de Von Thunen vise à démontrer que la volonté d'écoulement de la production agricole a encouragé le développement de ceintures maraichères pour alimenter les marchés urbains et a de ce fait déterminé l'organisation des espaces en périphérie des villes marqué par l'essor de l'agriculture irriguée et la mise en place d'un réseau de transport pour relier ces deux pôles et ce, depuis l'Antiquité jusqu'à l'époque contemporaine. Ceci s'applique donc, à travers les exemples de Québec et de Valenciennes, aux villes de l'époque moderne.

60

Simple petit figuré sur une carte, le pont abrite de nombreux enjeux qui sous-tendent sa construction

et son utilisation. Le territoire réfléchit donc le social, notamment à travers des aménagements clés

comme les ponts mais également via d'autres infrastructures fluviales.

Le pont est donc le premier équipement à prendre en considération dans l'étude du paysage

fluvial et du rapport société-environnement. Il occupe ainsi une place privilégiée dans la vallée de

l'Escaut et du Saint-Laurent où il prend place si bien sur les cours d'eau que sur les canaux et les

fossés artificiels. Outre le pont, la rivière est également franchie par diverses voûtes, portes d'eau et

bacs, installés au dessus ou dans les cours d'eau.

C - Voûtes et portes d'eau

Hormis les ponts, le cours de l'Escaut et de ses affluents est enjambé par plusieurs « voûtes »

qui sont souvent des portes d'eau liées aux fortifications ou bien des voûtes ou ponts à une seule

arche construits par des particuliers pour leur besoins personnels.

a) Voûtes liées aux fortifications

Étant donné que les fortifications urbaines sont construites à cheval sur les rivières, des

portes d'eau sont aménagées pour d'une part, permettre la circulation du courant et, d'autre part,

autoriser le passage des bateaux et autres embarcations. De cette manière, Valenciennes et Condé

possèdent des porte d'eau appelées aussi poternes qui consistent chacune en une voûte fermée par

une herse ou une porte pour éviter le passage des ennemis. Cette grille présente sur la porte d'eau

s'abaisse et se relève au besoin grâce à un mécanisme spécifique constitué de chaines et

d'engrenages.

Ces arches sont aussi souvent surmontées d'un pont qui permet leur franchissement et ainsi

la circulation sur les murs de courtines. Valenciennes possède une grande porte d'eau principale

appelée le Pont ou la Porte de la Poterne qui permet la sortie des eaux de l'Escaut. Sur le plan de

1731 de Fly de Millordin et Biache, elle est décrite comme la « sortie de l'Escaut de la ville fermée

par une grille de fer qui se lève quand les bateaux passent »109. Elle est faite de briques et de pierre

et est régulièrement remise en état lors de travaux de construction tel en 1750110 car il s'agit d'un

109 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732 (Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071).110 - ADN, C 8716.

61

élément stratégique pour la défense et la navigation. A Condé, il existe plusieurs portes d'eau ou

voûtes dans la ville aux XVIIe et XVIIIe siècles. La carte de 1731 mentionne entre autres la « voûte

sous la Haine » et la « voûte sous l'Honneau ». La voûte sous la Haine, située à la porte du Marais

de la ville, est composée aussi d'une herse qui la ferme111 et « reçoit les eaux de Saint-Saulve,

Onnaing, Carouble, Vicq, Crespin et Thivencelles »112. La voûte sous l'Honneau reçoit quant à elle

l'eau des canaux autour de la ville113. Un plan de 1729 fait aussi mention d'une « sortie des eaux »

abritée par une demi-lune près sur l'Escaut à sa sortie au sud-ouest de la ville114. Le plan de Condé

de la fin du XVIIe siècle issu des Archives d'État de Mons est fort intéressant car il illustre les

différentes portes d'eau situés aux endroits où la fortification urbaine enjambe les rivières. Deux

portes d'eau sont ainsi visibles à l'est de la ville, une située aux « doubles tours par laquelle la

Hayne entre dedans la ville de Condé » fermée par une porte de bois qui se relève et une deuxième

sur la Hainette, qui en ferme et ouvre l'accès. Une troisième permet le passage des eaux de l'Escaut

jusqu'au Trou du Bouillon (à gauche sur la carte). Elles se situent donc aux entrées et sorties de la

cité sur les remparts de celles-ci. L'enceinte du XIIIe siècle du château de l'Arsenal de Condé

présente elle aussi une porte d'eau pour permettre le passage des bateaux par un canal de dérivation

pénétrant dans le château. Cette porte d'eau aurait été utilisée jusqu'à la fin XVIe-début XVIIe siècle

avant d'être rebouchée.

111 - ADN, C 6730. Rapport de travaux qui mentionne des réfections effectuées à la « grille de la voûte de la Hayne ».112 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, Carte citée.113 - Ibid.114 - « Plan de Condé », BnF, Cabinet des Cartes et Plans, Ge CC 1382, 1729, n°7 de la légende de la carte.

62

b) Voûtes secondaires

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Illustration 43: "Porte d'eau dite de Poterne", Valenciennes, fin XIXe siècle (collection particulière). Porte d'eau de sortie des eaux de l'Escaut fermée par une herse présente jusqu'au démantèlement des fortifications urbaines.

Illustration 44: "Ville de Condé", ca fin XVIIe siècle (source : Archives d'État de Mons, plan 339). Trois portes d'eau, incluses dans les remparts de la ville, chevauchent les rivières (à gauche, au centre et à droite).

En dehors des voûtes liées aux fortifications, certaines petites voûtes à effet privé peuvent

être construites sur la rivière. Deux exemples ont été relevés à Valenciennes avec la voûte du Sr

Montfort et la voûte de la veuve Dupuis, respectivement près des moulins des Moulineaux et des

Moulins de St Géry. Concernant le Sr Montfort, il est question d'un aménagement présenté comme

la « voûte de la maison du Sr Montfort », construite par ce dernier pour permettre la communication

entre ses bâtiments personnels. Il s'agirait en fait d'une sorte de pont en maçonnerie à une seule

arche édifiée sur la rivière des Moulineaux pour le franchissement privé de ce particulier115.

Une lettre de l'intendant De Lucé de juillet 1759 nous informe que la veuve Dupuis, qui a

une maison sur pilotis « soutenue par des poutres » qui chevauche la Rhonelle près des moulins St

Géry, rue de l'Ormerie, « est dans l'intention de faire construire une voute en arcs doubleaux en

place desdites poutres sur la longueur de 33 pieds »116. La veuve est autorisée à construire à

condition « qu'il ne soit fait aucune avance ni corbeau en dedans la rivière pour soutenir la dite

voute », c'est-à-dire à condition qu'elle ne fasse pas d'aménagement qui entrave le cours de la

rivière. Il s'agit donc d'une maison construite sur pilotis puis sur voûte qui enjambe la Rhonelle. Ce

cas de figure illustre la pression qui s'exerce dans les unités urbaines à cette époque où les villes

peuvent être très denses avec un maillage urbain très serré qui nécessite de prendre le pas sur les

voies d'eau par gain de place.

Aucune mention de voûtes ou de porte d'eau n'a été découverte pour la vallée du Saint-

Laurent. Ceci est dû au fait que les fortifications se situent en retrait des voies d'eau et ne les

chevauchent pas. Contrairement à la France, la pression démographique urbaine ne s'exerce pas

dans le Nouveau-Monde et l'habitat dispose de tout la place disponible pour se développer avec des

villes peu denses qui n'ont pas besoin de prendre le pas sur les cours d'eau par des voûtes ou des

structures sur pilotis, du moins jusqu'à la fin de la période moderne.

D - Les équipements mobiles : bacs, traverses et ferries

115 - ADN, C 10 193. La voûte en question est reconstruite à neuf en 1760, élargie et rehaussée, suite à sa dégradation causée par les crues du 29 janvier 1760

116 - ADN, C 10 193.

64

Mise à part les ponts et les voûtes, d'autres équipements de franchissement prennent place

sur les cours d'eau qui sont des équipements mobiles : les bacs et les traverses. Il arrive, dans

certains cas, qu'il ne soit pas possible d'aménager de ponts. En effet, certains larges affluents de la

vallée laurentienne et le Saint-Laurent lui-même ne permettent pas la construction de ponts avant le

XIXe siècle. C'est pourquoi il faut alors se reporter sur des moyens de franchissement alternatifs

comme les bacs et les traverses117.

a) Les bacs

Le bac est un équipement de franchissement traversant mobile qui permet de passer une

rivière en l'absence de ponts. Il prend le plus souvent la forme d'une structure transversale en bois

avec une grande plateforme rectangulaire et est relié à une corde attachée par les deux extrémités à

des poteaux fixés sur les rives118. L'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert le définit comme « un

bateau grand, large & plat, dont on se sert pour passer hommes, bêtes & voitures »119. L'on distingue

deux catégories de bacs : les bacs à traille et les bacs pendulaires. Le premier, plus répandu, est

celui guidé par une corde tendue que nous avons évoqué. Le second, plus rare, est attaché à un point

fixe situé en amont, au milieu de la rivière. (Mettre image ENCYCLO)

A l'instar du pont, il permet le passage des hommes, des chariots et des bêtes et assure la

continuité de la voie terrestre.

117 - Cela est notamment rappelé dans l'article de Jean Rousseau qui explique le recours aux bacs et traverses en ces termes : « Malgré ses avantages, le cours d'eau impose des servitudes. Avec la construction des routes, les ponts franchirent d'abord les rivières minuscules. Les autres se passaient en bac avec par exemple la «traverse » de Lévis [...] » (ROUSSEAU J., « Pour une esquisse biogéographique du Saint-Laurent », Cahiers de géographie du Québec, vol. 11, n° 23, 1967, Art. Cit. p.223.

118 - LOMCHAMBON C., Les bacs de la Durance du Moyen Age au XIXe siècle, PUP, 2001. 119 - DIDEROT D., D'ALEMBERT J., Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ,

Paris, tome 2, 1751, p.5.

65

Dans la vallée du Saint-Laurent entre Trois-Rivières et Québec, au moins 6 bacs ont été

dénombrés sur les affluents du fleuve dans la première moitié du XVIIIe siècle. Comme dit plus

haut, il permet de franchir les vastes et vives rivières du réseau hydrographique canadien où il n'est

pas toujours possible d'aménager des ponts. Les 6 bacs relevés sont, de l'amont vers l'aval :

– le bac de la rivière des Trois-Rivières

– le bac de la rivière de Champlain

– le bac de la rivière de Batiscan

– le bac de la rivière de Sainte-Anne

– le bac de la rivière de Portneuf

– le bac de Lévis

Dans une correspondance du 30 avril 1734, l'on apprend que le grand voyer de la Nouvelle-

France, Lanouillier de Boisclerc, a fait installer « des bacs sur les différentes rivières qui se

déchargent dans le fleuve Saint-Laurent, de manière que la communication devenant aussi libre par

terre qu'elle l'a été jusques à présent par eau »120. Ils permettent, moyennant le paiement d'un droit

de passage, de traverser les rivières pour se rendre d'une rive à l'autre en cas de besoin.

120 - Ordonnances des Intendans du Canada, vol.2, 1734, pp.366-367, 30 avril 1734, Ordonnance des intendants Beauharnois et Hocquart au sujet des Bacs sur les Rivières entre Québec et Montréal, sur le droit de passage à payer aux conducteurs de bacs.

66

Illustration 45: Bac pendulaire sur une rivière (source : DIDEROT D., D'ALEMBERT J., Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, chapitre « L'Art de Charpenterie »).

L'ordonnance du 30 avril 1734 nous donne le détail des sommes à payer pour pouvoir emprunter les

bacs établis sur les rivières de Trois-Rivières, Sainte-Anne, Batiscan et la Rivière des Prairies :

– 1 livre, 2 sols et 6 deniers pour le passage d'une charrette ou autre voiture chargée ou non

chargée

Pour les autres rivières, il est exigé les sommes suivantes :

– 1 livre pour le passage d'une charrette ou d'une voiture

– 15 sols pour le passage d'un cheval et de son cavalier

– 4 sols pour un homme à pied

– 4 sols pour les bêtes (bêtes à cornes, chevaux, …)

Cela nous confirme que les bacs sont à la fois utilisés pour le passage des habitants mais

aussi des bêtes et des charrois. L'ordonnance précise que le bac est ouvert à tous dès lors que le

droit de passage est payé et que les conducteurs des bacs, appelés aussi traversiers, n'ont en aucun

cas le droit de refuser le passage à quelqu'un121. Par ailleurs, les particuliers qui n'utilisent pas le bac

peuvent utiliser leurs canots personnels pour passer leur voitures, animaux ou membres de leur

famille.

Comme pour les ponts de bois, les bacs sont construits à partir du bois tirés des forêts

locales comme pour le bac de Trois-Rivières en 1735-1736122.

Si l'existence de ces bacs sur les grands affluents du Saint-Laurent est attestée en 1734-1736,

ceux-ci semblent avoir disparu en 1747 si l'on en croit une lettre de Lanouillier de Boisclerc qui

dénoncent l'absence de bacs qui coupe le chemin royal et entrave la circulation :

« Ce chemin seroit praticable pour les voitures s'il y avoit des Bacqs construits sur les

Rivières des Prairies, des Trois-Rivières et de Batiscan parce qu'on peut faire construire

des Ponts sur les autres Rivières, la plus part étant guayables et en ayant de construit sur

121 - « Moyennant les salaires ci-dessus réglés, ordonnons aux dits conducteurs et passagers de passer tout ceux qui se présenteront d'un bord des dites rivières à l'autre bord, sans qu'ils puissent en refuser aucun », Ibid.

122 - ANC, MG1-C11A, vol.64, pp.110-114, lettre du grand voyer Lanoullier de Boisclerc, 31 octobre 1735, f°263v°. « Je vous ay informé l'année dernière que je devois aller sur les Glaces au commencement de l'hiver de Québec à Montréal pour faire tirer aux habitans les Bois nécessaires pour le rétablissement et construction des Ponts qui restoient à faire dans le Grand Chemin et ceux propres pour la construction des Bacqs qui devoient estre mis sur les Rivières des Prairie(s), de l'Assomption et des Trois-Rivières. Ce dernier est en Bois tors, il y en a actuellement huit de fais. »

67

celles de Port Neuf et de la Chevrotière et devant en faire construire un sur la rivière de

Champlain, je feray tirer sur les neiges cet hiver tous les matériaux nécessaires pour la

construction, l'on travaillera le Printems prochain au chemin qui conduit de la Rivière

Maskinongé à celle de Berthier »123

Tout comme les ponts, les bacs nécessitent régulièrement d'être reconstruits et entretenus.

L'autre point commun avec les ponts et le lien étroit qu'entretiennent les bacs avec les routes qui

permettent eux-aussi la continuité du réseau terrestre.

Des bacs peuvent également être présents sur les plus petites rivières pour permettre le

passage des individus et du bétail. Ainsi sur l'Escaut et la Haine, son affluent. La carte de Fly de

Millordin et Biache de 1731 évoque, sur la paroisse d'Escaupont, la présence d'un « petit bac pour

les gens de pied » et d'un « bac de bois sur la Haine pour les gens de pied et les bêtes » à

Thivencelles. L'on apprend cependant que l'existence du bac d'Escaupont n'est que provisoire

puisqu'il n'existe plus en 1740, date où « le pont d'Ecaupont à esté acordé par Mr. de Sechelles le 9

juillet 1740 au lieu d'un petit batteau qui estoit à la charge de la communauté dont elle donnoit 100

livres pour son entretien »124. Le bac dans la vallée de l'Escaut à donc les mêmes fonctions que dans

la vallée du Saint-Laurent à l'exception peut-être qu'ils ne semblent pas permettre le passage des

charrois par leurs dimensions mais rien n'est sûr. L'apport d'autres documents permettrait de le

préciser.

b) Traverses et ferries

A la fin du XVIIIe siècle, les documents concernant le Saint-Laurent, s'ils évoquent toujours

les bacs, utilisent davantage les termes de traverse, de bateau et de ferry. Dans certains cas, ces mots

évoquent probablement la même chose à savoir la grande plateforme rectangulaire fixée à une

corde. Dans d'autres situations, il peut désigner un véritable bateau nommé aussi ferry sous le

régime anglais. Les documents municipaux rédigés par les juges de paix à la fin du siècle

distinguent bien les deux termes. Ainsi, en 1796, lors d'un document qui ordonne la remise en état

des traverses des rivières, ils parlent du bac de la rivière Champlain mais du bateau de la rivière

Saint-Maurice, à raccommoder tous les deux125.

123 - ANC, MG1-C11A, vol.89, f°218-219v°, lettre du grand voyer Lanoullier de Boisclerc, 04 novembre 1747.124 - ADN, C 5698.125 - VTR, divers 16-33, 19 janvier 1796 :

68

La traversée par ferry sous le régime anglais se fait aussi moyennant un droit de passage fixé

par la cour comme c'est le cas en 1796 pour le ferry situé sur la rivière Batiscan :

« The Court taking into consideration the representation of Guillet and Gouin, ferrymen

on the East and West side of the River Batiscant, and conceiving that the prices now

paid for crossing over the ferry, at the said river Batiscant are not adequate to the labor

and expense required from the said ferry, orders that the prices to be paid in future for

crossing over the said ferry are and shalt be as follows : For a single person : 6 coppers.

For an man and horse : 15 coppers. For one horse ans a caleche : 24 coppers. For two

horses and a caleche : 30 coppers »126.

A la fin du siècle, ces structures mobiles permettent toujours le passage des hommes, des

animaux et des chariots et calèches. Elles sont dirigées par des traversiers ou ferrymen chargés de

diriger et d'entretenir les équipements ainsi que de percevoir l'argent donné par les usagers de ces

traverses.

Un bac peut désigner un ferry et inversement, il existe une certaine porosité dans ces deux

termes qui sont parfois utilisés de manière interchangeable pour désigner toute structure mobile

permettant de franchir un cours d'eau. Nous avons tenu à distinguer les deux par précaution mais il

est fort possible que le même élément soit désigné par deux termes différents du fait du changement

de régime politique et que les différentes terminologies utilisées renvoient aux mêmes équipements.

A Québec, lorsque le pont de glace n'est pas formé sur le Saint-Laurent, il fallait effectuer la

traversée Québec-Lévis en bateau ou canot. Néanmoins, celle-ci pouvait cependant s'avérer

dangereuse du fait des bancs de glace qui peuvent provoquer le naufrage des embarcations comme

en en 1661 où deux hommes qui tentèrent de faire la traversée pour aller chasser l'orignal, sont

morts pris par la glace127.

« La Cour ordonne que d'ici au premier de may prochain, la personne qui tient le passage sur la rivière Champlain se pourvoira d'un câble en état, solidement fixé aux deux bords de ladite rivière, et qu'il fasse raccommoder son bac sujet à visite, le tout sous la pénalité de quarante shillings.

« La Cour ordonne que la personne qui tient le passage actuellement sur la rivière Saint-Maurice fasse raccommoder et mette en état complet, d'ici au premier de May prochain, son bateau dont il se sert pour traverser les voitures , sujet à visite, et qu'il raccommode et entretienne en bon état la côte, les voitures sont obligées de descendre et de monter dans leurs traverses, le tout sous la pénalité de quarante shillings »126 - VTR, divers 12-46, 47, avril 1796.127 - ROY P.-G., Opus Cit. p.275.

69

Sur l'Escaut, notamment lors des inondations, naturelles ou défensives, des petites barques

peuvent être utilisées provisoirement, comme moyen de franchissement alternatif, pour circuler sur

les eaux et traverser la rivière qui est entrée dans son lit majeur comme l'illustre l'enluminure

d'Hubert Cailleau de l'inondation de l'Escaut en 1532128 et d'autres témoignages rapportés aux

XVIIe et XVIIIe siècles.

Le bateau, utilisé ordinairement de l'amont vers l'aval, est alors utilisé sur la largeur de la

rivière, sur son axe transversale, pour se rendre d'une rive à l'autre. Ceci distingue le bateau de

traverse du bateau dédié à la navigation, souvent plus imposant.

Il ressort de cette première partie, consacrée au franchissement, que plus ou moins les

mêmes équipements sont présents dans la vallée de l'Escaut et la vallée laurentienne, comme les

bacs et les ponts dont les techniques et les modes de construction ont été importé de l'Ancien

Continent vers le Nouveau en s'adaptant à la réalité locale. L'importance du réseau hydrographique

canadien et le peuplement étalé a généré la construction de nombreux ponts en milieu rural alors

que la forte densité des villes européennes encouragent plutôt leur grand nombre en milieu urbain

contre un plus faible nombre en milieu rural. Les grands quantités de bois disponibles à proximité

ont favorisé la mise en place de ponts essentiellement en bois tandis que les pont sur les cours d'eau

de l'Escaut usent de matériaux plus diversifiés. Les infrastructures de franchissement sont donc

grosso modo similaires avec néanmoins des spatialités différentes, des modes de construction et des

architectures divergentes.

Nous avons vu que franchir la rivière était l'une des principales préoccupations des riverains

de l'Escaut et du Saint-Laurent. L'un des grands autres objectifs fixé est de la contrôler, par la

maitrise de ses quantités d'eau et de son débit, qui est permis par la mise en place d'équipements

spécifiques.

128 - CAILLEAU H., « Copieuse inondation d'eauve nocturnale en Vallenchiennes », 1532, Bibliothèque municipale de Douai, manuscrit 1183, f°190v°-191.

70

II – Contrôler la rivière : écluses, batardeaux et barrages

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, de part et d'autre de l'Atlantique, s'exprime la volonté

d'exercer un contrôle sur les cours d'eau en jugulant la quantité d'eau qui les traversent par la mise

en place de structures de régulation et de rétention des flux. Les principaux équipements relevés

dans nos sources dédiés à cette fonction sont les écluses, les batardeaux et les barrages présents sur

les rivières et les canaux. L'équipement de maitrise des eaux par excellence est l'écluse qui occupe

une place prépondérante à l'époque moderne.

A – Les écluses

a) Définition et fonctions

L'écluse fait partie intégrante du paysage fluvial moderne. Elle contribue fortement à sa

transformation en laissant une emprunte durable sur l'espace fluvial et en modifiant l'écologie et

l'hydrodynamique des cours d'eau. L'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert donne une définition

détaillée de cet équipement :

« ECLUSE, du mot latin excludere, empêcher, en Architecture, se dit généralement de

tous les ouvrages de maçonnerie & de charpenterie qu’on fait pour soûtenir & pour

élever les eaux ; ainsi les digues qu’on construit dans les rivières pour les empêcher de

suivre leur pente naturelle, ou pour les détourner, s’appellent des écluses en plusieurs

pays : toutefois ce terme signifie plus particulierement une espece de canal enfermé

entre deux portes ; l’une supérieure, que les ouvriers nomment porte de tête ; & l’autre

inférieure, qu’ils nomment porte de mouille, servant dans les navigations artificielles à

conserver l’eau, & à rendre le passage des bateaux également aisé en montant & en

descendant »129

Ouvrage polyvalent qui permet de maitriser des quantités d'eau, l'écluse présente plusieurs

utilités :

129 - DIDEROT D., D'ALEMBERT J., Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1755, volume 5, pp. 301-302, article « écluse ».

71

– la navigation

Elle permet aux bateaux de franchir les dénivellations particulièrement lorsque les cours d'eau sont

marqués par des ruptures de pentes ou des chutes d'eau telles la Grande écluse n°36, l'écluse du

Trou Goeulzin et du Trou du Bouillon, trois importantes écluses de Condé qui permettent aux

embarcations de passer les « trous » c'est à dire les gouffres qui empêchent normalement le

franchissement des bateaux. Ces trois écluses permettent aussi de passer de l'Escaut à la Haine sans

encombre pour ensuite se diriger vers la Belgique (Mons, Tournai, etc.). Avant l'existence de ces

écluses, il fallait procéder au transbordement des marchandises d'un bateau à l'autre.

– l'alimentation des moulins, tordoirs et des métiers d'eau

L'écluse, par un systèmes de vannes, permet de réguler la quantité d'eau qui arrive aux roues des

moulins et de faire en sorte qu'ils tournent toujours, même en période de basses-eaux, en maintenant

l'eau derrière ses murs. C'est par exemple le cas des écluses du moulin Delsaux, du moulin de Saint-

Géry et de l'écluse de la Hainette qui conduit l'eau aux Moulins des Religieuses130. Les écluses

offrent aussi la possibilité d'approvisionner les métiers d'eau dont l'exercice de leur profession ne

peut se faire sans cette ressource. L'écluse Balhaut de Valenciennes fournit ainsi l'eau aux

blanchisseries du faubourg Notre-Dame131.

– les inondations stratégiques

Les écluses permettent de retenir les eaux et de provoquer ainsi des inondations défensives

volontaires pour se protéger des ennemis en cas d'attaque. L'écluse de la Brétèque puis l'écluse des

Repenties contrôlent l'inondation de Valenciennes aux XVIIe et XVIIIe siècles et la Grande écluse

36 dirige celle de Condé132.

– l'entretien du courant

Les écluses sont régulièrement manœuvrées pour permettre la circulation du courant et donner de la

vivacité au cours d'eau par ce que l'on appelle communément dans les sources des « saccages »

c'est-à-dire des ouvertures brutales des vannes pour entretenir la rivière afin de lutter contre la

stagnation des eaux et l'envasement133. Les saccages d'écluse permettent parfois aussi de pousser les

bateaux lorsque le courant est faible et le niveau d'eau bas comme à Condé vers 1775 où l'on

130 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.131 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux

deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742 et FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.

132 - Idem.133 - Entre 1656 et 1660 des saccages sont faits aux moulins du roi de Valenciennes et tout au long du XVIIIe siècle

pour permettre un bon écoulement des eaux de l'Escaut. Les sources distinguent souvent les saccages ordinaires, effectués souvent de manière hebdomadaires à jours et heures fixes et les saccages extraordinaires, faits exceptionnellement en cas de besoin (AMV DD 396 et

72

effectue des « saccages ou (l')ouverture des écluses pour faciliter les bateaux de descendre l'Escaut

avec leur charge »134. Cela rejoint le rôle de l'écluse dans la navigation.

– le contrôle des eaux des affluents et canaux

L'écluse jugule aussi les quantités d'eau des affluents et des canaux. Par exemple, lorsqu'une rivière

est trop pleine, les vannes sont ouvertes pour déverser de l'eau dans les canaux de décharge. Ainsi à

Valenciennes avec l'écluse du Noir-Mouton qui contrôle le canal de décharge éponyme.

– l'approvisionnement des prairies et l'assèchement des marais

En milieu péri-urbain et rural, les écluses et autres vannes permettent de contrôler et recevoir les

eaux des marais pour permettre leur assèchement. Située sur le canal de Bruay, l'écluse du Trou

Marais de Bruay permet « l'écoulement des eaux du marais d'Arnonville qui est plein d'eau depuis

longtemps mais qui se dessèche par le moyen du nouveau canal à l'endroit 73 et à la nouvelle écluse

au bord de l'Escaut » d'après le point 72 de la légende de la carte de 1731135. L'écluse des Chanoines

permet l'assèchement des prairies du Grand Marais située autour de Condé en zone marécageuse.

Elles servent aussi à l'approvisionnement en eau des prairies et des terres en saison sèche comme

l'écluse Saint-Laurent à Valenciennes136.

Cet ouvrage hydraulique que combiner plusieurs fonctions comme l'écluse des Repenties qui

sert à retenir les eaux de l'Escaut pour former des inondations défensives, donner de l'eau à la ville

pour faire moudre les grains et conduire le superflus dans l'écluse du Pâté »137 ou encore la Grande

écluse n°36 de Condé qui sert à la fois à la navigation et au déploiement d'inondations défensives138.

L'écluse possède ainsi une foule de fonctions qui en font un équipement primordial dans

l'hydrosystème qui se retrouve surtout dans la vallée de l'Escaut et à plus faible mesure dans la

vallée du Saint-Laurent à la période moderne sur les portions de territoires étudiées.

134 - AMV, DD 465. Passage complet : « Par le niveau d'eau d'été en entend les saccages ou l'ouverture des écluses pour faciliter les bateaux de descendre l'Escaut avec leur charge, il y a de grands et de petits saccages, les grands à l'aide desquels descendent les bateaux pousseroient leurs eaux dans les bas marais de Condé si on ne fermoit l'écluse du Jard Les petits se font pour donner l'aisance aux bateaux chargés au Vieux Condé et au Sarteau de descendre l'Escaut avec leurs charges et comme ils passent par la grande écluse, toutes les vannes ne sont point ouvertes tel petit que soit le saccage, on est encore forcé de fermer l'écluse du Jard où les eaux remonteroient jusqu'au grand fossé de la porte de Tournay qui sert pour évacuer les eaux du bas marais de Condé ».

135 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.136 - Idem.137- FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut,...», 1731-1732 (Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071).138 - « Plan de Condé », BnF, Cabinet des Cartes et Plans, Ge CC 1382, 1729.

73

b) Inventaire

L'Escaut de Valenciennes à Condé : une prépondérance des écluses

L'écluse occupe une place de choix dans les villes fortifiés du nord de la France de la

« ceinture de fer » de Vauban, particulièrement celles situées le long de la vallée de l'Escaut comme

Valenciennes et Condé, mais également en campagne139. L'étude des cartes et des sources écrites

nous ont permis de relever un très grand nombre d'écluses sur le tronçon étudié. Ces écluses servent

tant à la navigation qu'à la défense de la ville, l'assèchement des marais ou l'approvisionnement en

eau. Environ 60 écluses ont été dénombrés entre Valenciennes et Condé localisées essentiellement à

Valenciennes, Condé et Bruay, plus exactement 27 à Condé, 21 à Valenciennes 7 à Bruay et le reste

dans les villages comme Saint-Saulve, Vieux-Condé et Thivencelles (Cf. Base de données 2). Ce

nombre étonnant d'écluses s'explique par l'importance de l'eau et l'enjeu de sa maitrise sur le

territoire marqué par une forte présence de zones humides naturelles et artificielles composées de

cours d'eau, de canaux et de marais dont il faut maitriser les quantités d'eau pour pouvoir exploiter

ces espaces humides et leurs terres.

L'hydrosystème laurentien : le mutisme des sources

Côté canadien, les sources s'avèrent peu bavardes à l'égard des écluses qui sont très peu

mentionnées, ce qui ne permet pas leur inventaire même si leur évocation dans certains documents

nous permettent d'affirmer qu'il en existent belle et bien aux XVIIe et XVIIIe siècles sur les

affluents et les canaux. Elles servent à permettre l'écoulement des eaux, à réguler la quantité d'eau

des ruisseaux et des canaux et d'approvisionner les moulins.

En 1722, un conflit met en proie deux particuliers, un de Dutord et un de Batiscan, à propos

de travaux d'aménagement d'une « chaussée » qui conduit l'eau à une « écluse » mais peu de détails

sont donnés à son sujet140. Le 15 mai 1762, deux particuliers, Joseph Dupont et Joseph Drolet,

demandent la construction d'une écluse dans la banlieue de Québec pour permettre l'écoulement des

139 - VIROL M., « La technique au service de la défense et de l'économie du royaume. L'aménagement des rivières selon Vauban. » in SERNA V., GALLICE A., La rivière aménagée : entre héritages et modernité, Cordemais, Aestuaria, 2005, Art. Cit. p.272. Michèle Virol dans son article rappelle que Vauban utilise les rivières comme frontières et moyen de défense à travers son « pré carré » avec une frontière fortifiée par deux lignes de places fortes situées le long des principaux corridors fluviaux du nord tels l'Escaut et la Lys, considérées comme des défenses naturelles.

140 - BANQ-TR, TL3, S11, P3115, microfilm M38/2.

74

eaux d'un ruisseau qui a été détourné141. L'ordre de faire l'écluse en question est donné en juin

1768142.

Ainsi, l'écluse existe bien mais elle est souvent évoquée de manière allusive sans document

qui la mette au centre contrairement à l'Escaut. L'hypothèse que nous avons formulée est que

l'écluse à cette époque dans le Nouveau-Monde serait un aménagement encore secondaire qui

consisterait plutôt en de petites vannes aménagées essentiellement sur les petits cours d'eau et les

canaux d'amenée pour l'usage des particuliers. En effet, les écluses qui peuvent exister au Canada

n'ont pas l'ampleur des écluses en France à la même période où leur travaux de construction et de

réfection sont souvent financés par l'état qui accorde une grande importance aux rivières navigables

utiles à l'économie et à la défense du royaume. L'écluse, en tant que grand aménagement maçonné

comme les écluses à sas, n'existent probablement pas encore en Nouvelle-France, si c'est le cas, leur

présence reste du moins marginale. Ceci nous permet de rebondir sur le constat suivant : plusieurs

types d' « écluses » existent, leur terminologie englobe souvent une définition large qui comprend

aussi bien les grands ouvrages hydrauliques de contrôle du débit que les petits équipements comme

les vannes et les ventelles dont l'emprise spatiale, les usages et les fonctions sont différents mais à

prendre en considération néanmoins.

c) Architecture, matériaux et construction

Composition

L'écluse est un ouvrage hydraulique qui permet donc de faire fluctuer artificiellement la

hauteur d'eau du lit fluvial et des canaux et fossés en eau ( Cf. axe E-F de l'illustration n°1). Le type

d'écluse le plus fréquent mis en place par les ingénieurs français est l'écluse à vannes, c'est-à-dire

« celle qui s’emplit & se vuide par le moyen de vannes à coulisse pratiquées dans l’assemblage

même des portes »143. Les sources évoquent également l'écluse à sas, tronçon de canal équipé de

portes, à l'époque en bois, permettant de jouer sur le niveau pour « égaler l'eau », utilisées

essentiellement pour la navigation et ce, jusqu'à aujourd'hui144.

141 - ANQ-Q, TL9, P4323, Fonds du Conseil militaire de Québec, f°93-93v°, 15 mai 1762.142 - ANQ-Q, TP5, S1, SS1, D585, 25 juillet 1768 - 18 décembre 1770. Un plan du 25 juin 1768 dressé par Ignace

Plamondon où serait localisée l'écluse projetée mais aucun plan n'était présent avec écrits dû probablement à une séparation et à une dispersion de la source.

143- Ibid.144- AMV, DD 447.

75

Une écluse classique est ainsi constituée de plusieurs parties :

– le radier qui est la plateforme, c'est-à-dire le fond de l'écluse, en pierre ou en bois, sur

laquelle repose le reste de la structure, à l'instar des ponts. C'est la fondation qui permet

l'emprise au sol des piles de l'écluse et la stabilité de celles-ci. L'écluse des Fossés Notre-

Dame, située dans la citadelle de Valenciennes, repose ainsi sur un radier constitué de

grandes dalles de pierres bleues rattachées entre elles par des éléments métalliques laissant

des trous sur les pièces que nous avons pu déceler en prospection.

– les bajoyers sont les deux parois latérales de l'écluse. En bois ou en maçonnerie, ces murs

permettent de soutenir les terres, notamment pour les écluses à sas.

– le sas est le couloir en dur, compris entre deux portes ou deux systèmes de vannage, qui

endigue l'eau. Il est formé des deux bajoyers et du radier sur lequel il s’appuie.

– la « ventellerie », c'est-à-dire tout « l'ouvrage de bois ou de maçonnerie destiné à maintenir

une retenue d'eau, et dans lequel ont fait des ouvertures »145 appelées vannes ou ventelles.

C'est donc la construction qui vient se poser perpendiculairement au radier et qui permet de

faire fluctuer le niveau d'eau. Il comprend ainsi les différents passages ou ouvertures de

l'écluse, les poutrelles et les vannes qui viennent s'y encastrer.

– les vannes ou « ventelles ». Il s'agit du panneau mobile vertical en bois, meut par des

engrenages ou parfois par des cordages, qui permet de contrôler l'entrée ou la sortie des eaux

et d'ainsi réguler leur hauteur. Ces vannes sont parfois appelées à l'époque « ventelles »* ou

« venteilles » sont des « ouvertures pratiquées dans la ventellerie » que l'on ouvre plus ou

moins fort pour obtenir la hauteur d'eau souhaitée.

– les poutres ou poutrelles, sont les piliers latéraux qui soutiennent les vannes. Ils sont pourvus

de rainures qui permettent de faire coulisser les vannes.

– le pont

Certaines écluses possèdent un pont construit au dessus de la ventellerie afin de pouvoir

manoeuvrer l'écluse. Le terme de « pont éclusé » est alors employé comme c'est le cas pour les

« pont et écluse Saint-Jacques »146.

145 - GODEFROY F., Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes, Chartres, 1895.146 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... ».

76

77

Illustration 46: Plan, profils et élévation de la Grande Écluse n°36 de Condé, 1749 (source : ADN, 66 J 878 /5).Le plan nous montre une écluse composée de 4 passage dont 3 fermés par une vanne surmontée d'un pont à arche pavé et un surmonté de deux ponts levis pour permettre le passage des bateaux.

Illustration 47: Plan de la Citadelle de Valenciennes, 18 novembre 1749 (Source : « Front de la Citadelle de Valenciennes avec la position des fuites d'eau dans la ville, des écluses sur le poligone et des moulins au Bray », ADN, C 9367. Le plan représente en rose sur la carte l'écluse des fossés Notre-Dame n°59 et l'écluse des Repenties n°60, composées respectivement de 3 et 4 passages. Si l'on regarde attentivement, les vannes ont bois sont également visibles à l'intérieur des passages.

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Illustration 49: Partie du radier de l'écluse des fossés Notre-Dame (cliché : L. Deudon).Illustration 50: Emplacement d'une ancienne vanne

(cliché : L. Deudon). Cette photographie nous montre une rainure dans laquelle était fichée une ancienne vanne probablement en bois. L'on aperçoit également les vestiges du blocage fait de pierre et de brique ainsi que quelques pierres de parement.

Illustration 48: Vestiges de l'écluse des Repenties et de l'écluse des fossés Notre-Dame (cliché : M. Deltombe). Sur la gauche sont visibles les piles de l'écluse des Repenties et à droite celles de l'écluse des fossés Notre-Dame.

Les différents éléments qui composent l'écluse et autorisent son bon fonctionnement sont

décrits dans les rapports et mémoires qui fournissent parfois une description détaillée des ces

ouvrages. Ainsi l'« Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut [...] »147 qui nous

présente les principaux équipements présents sur la rivière avec, parmi eux, les écluses. L'on

apprend ainsi que l'« Ecluse(s) des Repenties n. 60 est en maçonnerie à quatre passages, le Premier

à droite sert à passer les eaux à l'usage du moulin au Bray et les trois autres pour le cours naturel de

la Rivierre, le premier de ces passages a 14.11.4 de largeur, il est fermé par trois vannes […], le

second passage a 9.10.9 de largeur, il est fermé par deux vannes […], le troisième passage a 14.11.7

de largeur, le quatrième passage a 9.10.6 de largeur » ou encore que les eaux des Moulins de la

Citadelle sont soutenues par deux écluses en maçonnerie, l'une à droite du moulin, l'une à gauche et

que « la première a 3.9.11 de largeur, la vanne moulerese de la seconde Ecluse sur la gauche du

moulin a 4.4.0 de largeur et la premierre vanne de fond ensuite, où il y a une anguillière, a 5.5.9 de

de largeur […] ».

Les écrits donnent donc des informations très précises sur ces systèmes complexes que sont

les écluses en indiquant les dimensions, leur composition. Les règlements pour la hauteur des

vannes des écluses permettent de connaître à un instant t la hauteur des vannes de chaque écluse et

de cerner ainsi les changements opérés durant toute la période puisque ces règlements sont

accompagnés de visites effectuées à intervalle régulier. L'« État […] des vannes des moulins qui

sont à Valenciennes et ses banlieux scitué sur la Rivière de l'Escaut et de la Ronelle […] »148 de

1746 nous donne par exemple le nombre et la hauteur des vannes pour chaque écluse. Ce procès-

verbal nous apprend de plus qu'en 1486, 1503, 1619 et 1713 des règlements qui fixent la hauteur

des vannes des moulins ont été édictées à Valenciennes. Ce document fournit ainsi les modifications

apportées dans les dimensions par rapport à la situation de l'année 1713, date du dernier règlement

et la dernière visite. Tous ces détails ont pu être entrés dans la base de données pour l'enrichir et lui

donner une meilleur précision.

A contrario, quasiment aucun renseignement sur l'architecture des écluses présentes dans la

vallée laurentienne n'est apporté dans les sources, ce qui nous peine à savoir à quoi ressemblaient

ces constructions.

147 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742.

148 - ADN, C 5698, « Etat de la […] des vannes des moulins qui sont à Valenciennes et ses banlieux scitué sur la Rivière de l'Escaut et de la Ronelle […] », 19 juin 1746.

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Matériaux

La plupart des grandes écluses présentes dans la vallée de l'Escaut sont en maçonnerie c'est-

à-dire en pierre et en briques comme l'écluse des Repenties, celle des fossés Notre-Dame ou l'écluse

du Quesnoy. Construites sur le même mode que les ponts, elle possèdent un parement extérieur

composé de pierres taillés qui dissimile un blocage de briques et de moellons, ce que nous avons pu

constater lors de notre enquête de terrain. Étant donné leur importance et les grandes quantités d'eau

qu'elles enferment dans leur murs, elles nécessitent d'être suffisamment solide pour supporter le

volume et la pression de l'eau. Néanmoins, certaines écluses peuvent être en bois telle l'écluse des

moulins des Religieuses près du châtelet d'entrée du château de l'Arsenal, dont la charpente de bois

est dessinée sur le plan 339 des Archives d'État de Mons149. Concernant les écluses et vannes

présentes du côté canadien notamment sur les biefs des moulins, nous ne connaissons pas les

matériaux détaillés mais tout nous imagine à penser, au même titre que les ponts, il s'agirait de

structures en bois local. Dans les deux cas, France et Canada, nous savons que les vannes sont

évidemment en bois pour permettre d'être relevées et abaissées aisément.

Étapes de construction

La richesse de la documentation sur l'Escaut nous permet de connaître chaque étape de la

149 - « Ville de Condé », Archives d'État de Mons, Plan 339, fin XVIIe siècle.

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Illustration 52: Vestiges de l'écluse de pierre de la Porte du Quesnoy. Les encoches des vannes ainsi que les coupes-courants sont encore présents mais le reste de la structure a disparu pour laisser place à un pont aménagé sur les vestiges des anciennes piles (cliché : L. Deudon).

Illustration 51: Moulins installés près du châtelet d'entrée du château de l'Arsenal, actionnés par des vannes de bois (source : "Ville de Condé, fin XVIIe siècle, Archives d'Etat de Mons, plan 339).

construction d'une écluse. Le rétablissement de l'écluse des Chanoines en 1749 détaillé sur un devis

estimatif du coût des travaux150 nous permet de suivre chaque temps de l'érection de celle-ci qui suit

le protocole suivant, valable pour tout autre édifice :

- placement des piquets aux angles principaux à l'endroit où l'écluse sera construite

- fixation du niveau du radier

- fixation de la hauteur des bajoyers

- traçage de repères pour aider à la construction

- construction de batardeaux de terre pour retenir les eaux151

- creusement de rigoles pour permettre l'écoulement des eaux

- mise en place de 2 rangées de palplanches de 4 pouces d'épaisseur (1.2m) assemblés avec

des joints afin de les étanchéifier.

- mise en place du plancher du radier de 90 cm d'épaisseur (3 pouces) qui est cloué

- mise en place d'un « plancher du redoublement » de 60 cm d'épaisseur (2 pouces)

- construction d'un seuil de 10 pouces sur le premier plancher

- pose des poutrelles

- pose de la maçonnerie, ici en brique (au fond et sur les bajoyers)

- construction du parement extérieur en pierre de taille (carrière d'Antoing), des grès pour

les bajoyers, remploi des pierres de l'ancienne écluse à condition qu'elles soient en bon état.

- construction d'un pont de 5 pieds de large (1.5 m) avec des gardes corps pour la manœuvre

de l'écluse

- pose des peintures sur les partie en fer et en bois

- destruction des batardeaux à la fin des travaux

Dans la même optique que les ponts, le réemploi des matériaux est fréquemment utilisé lors

des travaux de construction ou de réfection par économie en recyclant les vieux bois et les pierres

encore en état.

150 - ADN, C 9288, « Devis estimatif... », 1749. Le coût total des travaux, dirigés par un ingénieur, se monte à 4864 livres, ce qui est une somme relativement importante. C'est le cas en général de tous les travaux de réfection des écluses dont le coût peuvent facilement grimper à plusieurs milliers de livres. Les travaux de réfection de l'écluse des Chanoines en 1756 s'élèvent par exemple à environs 5036 livres.

151 - Il est indiqué que les ouvriers feront des batardeaux qui « seront fait en partie de terres grasses et partie de terres communes qui proviendront des deblays de la fondation ».

81

B – Vannes et « ventelles »

Comme énoncé plus haut, hormis les grandes écluses, de nombreuses petites vannes sont

placées sur les cours d'eau et les canaux pour en contrôler les eaux. Elles sont désignées sous le nom

de « ventelles », « ventissiau » ou même d' « écluses » puisque le terme général d'écluses regroupe

souvent les grandes écluses comme les petites. Ainsi sur les vallées de l'Escaut et du Saint-Laurent.

Entre Valenciennes et Condé, environ 10 « ventelles » sont citées dans le plan de 1731, situées sur

l'Escaut, la Haine, l'Honneau et les différents canaux, en ville comme à la campagne152, tels la

« ventelle des Bruilles » à Valenciennes, le « ventissiau Colette » à l'entrée de Condé et la « ventelle

de Beaumont » à Bruay. Entre Trois-Rivières et Québec, plusieurs documents font état d' « écluses »

surtout présentes sur les bras de dérivation. A la lecture de nos sources, nous avons pu remarquer

que ce terme est employé au Canada pour désigner les petites vannes situées en milieu rural pour

écouler les eaux et réguler la quantité d'eau amenée aux moulins. Nous avons ainsi placé dans la

catégorie des vannes toutes les écluses situées sur les biefs des moulins présents sur la portion du

Saint-Laurent étudiée. Plusieurs petites écluses en milieu péri-urbain et rural ont donc été pointées.

Ainsi en 1722 où François Trottain, notaire royal résidant à Batiscan, demande à René Durand,

charpentier demeurant au fief Dutort, de « faire une chaussée à son moulin qui conduit l’eau à son

écluse »153. En 1762, un procès entre Joseph Dupont, marchand boucher de Québec et Joseph

Drolet, habitant de L'Ancienne-Lorette, fait mention de « la construction d'une écluse » afin de

« laisser écouler les eaux » d'un ruisseau qui a été détourné154. Les deux principales fonctions des

vannes au Canada sont donc l'approvisionnement des moulins et l'écoulement des eaux. Aucune

écluse de navigation n'est mentionnée.

Il ressort que ces petits ouvrages hydrauliques, sur l'Escaut et le Saint-Laurent, présentent

certaines fonctions communes aux grandes écluses à savoir l'assèchement des marais,

l'approvisionnement en eau des moulins et des prairies, la gestion des inondation et la distribution

de l'eau entre les rivières et les canaux en cas de trop-plein, la navigation étant le fait des grandes

écluses, quasiment uniquement présentes en Europe à cette période et très peu dans les colonies155.

152 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, ...153 - BANQ-TR, TL3, S11, P3115, microfilm M38/2.154 - TL9, P4323, Fonds du Conseil militaire de Québec, f°93-93v°.155 - Si les grandes équipements de contrôle hydraulique sont absents à l'intérieur de l'axe laurentien, elles existent dans

d'autres colonies du Canada comme à Louisbourg selon certains plans des Archives nationales d'Outre-mer où sont visibles des structures imposantes de rétention des eaux comme les batardeaux et les écluses. Une étude de l'importation de ce type d'équipement hydraulique à l'échelle des colonies pourrait s'avérer fort intéressante pour l'étude de la circulation des techniques sur les nouveaux territoires conquis à l'époque moderne.

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Les autres ouvrages de contrôle des eaux sont les batardeaux, les digues et les barrages,

recensés dans les deux territoires étudiés.

C- Barrages, batardeaux et digues traversantes

Les barrages et les batardeaux sont des structures de rétention des eaux qui prennent

l'apparence de digues transversales posées en travers de la voie d'eau et des fossés. En France, les

batardeaux sont fréquemment présents et font partie intégrante du système de fortification. Il s'agit

d'un système emprunté aux Hollandais qui renvoie à toute construction, faite de bois, de terre ou en

maçonnerie, pouvant rendre l'eau stagnante156. Au Canada, pour la période, il n'existe pas encore de

grands barrages au sens où on l'entend aujourd'hui mais de petits barrages ou digues de rétention

faits par les particuliers qui prennent la forme de planches, de murets, de structure de fascines et de

terre permettant la retenue des eaux. Les grands barrages notamment hydro-électriques,

n'apparaissent qu'à la fin du XIXe siècle sur le Haut-Saint-Maurice par exemple.

Dans la vallée de l'Escaut

De nombreux batardeaux sont construits dans la vallée de l'Escaut notamment à

Valenciennes et à Condé. L'examen attentif des sources et des cartes ainsi que les prospections nous

ont permis d'en relever certains. Les échanges écrits au sujet de Valenciennes abordent souvent des

batardeaux à construire ou à réparer aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans un mémoire du 20

novembre 1642, l'on apprend que, « lorsqu'on a formé l'innondation pendant le temps de la guerre

précédente, on avoit étably un batardeau qui traversoit la rivière de l'Escaut »157 au faubourg Notre-

Dame et à la Folie à Bruay. Une ordonnance du 14 mars 1750 de l'intendant Lucé donne l'ordre de

« construire un batardeau en ligne courbe en maçonnerie revêtue de pierres sur la prolongation de

celui qui joint l'Orillon du Bastion du Calvaire et qui doit se terminer à la culée gauche du Pont du

Calvaire »158. En 1742, l'« Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut mentionne

fait état de la présence d'un batardeau « dans la Contrescarpe du fossé de la place sur la droite du

pont de la porte de Cambray »159. Sur le plan de Condé de 1729, l'on compte au moins 8 batardeaux,

cotés de 58 à 68, dont deux « batardeaux p ou r soutenir les eaux dans les fossé(s) de la demi-lune 7 »

156 - VIROL M., Art. Cit. p.269.157 - ADN, C 9368, « Mémoire concernant les innondations servant à la deffense de la ville de Valenciennes et de

Condé », 20 octobre 1642. 158 - ADN, C 8716.159 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux

deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742

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et trois « aultres batardeaux pour contenir les eaux dans le fossé du Bastion 10 »160. En 1740, des

batardeaux « en bois de chêne sont construits près de l'écluse des Chanoines pour retenir les eaux de

l'Escaut et éviter leur refoulement161. Dans la citadelle de Valenciennes, un long batardeau de pierre

qui permettait de retenir l'eau pour le moulin aux Braies est encore présent aujourd'hui de même

qu'à Condé au nord-ouest de la ville. Ce batardeau en ligne courbe est fort possiblement celui

évoqué par l'intendant Lucé ci-dessus. Le rapport sur l'Escaut de 1742 confirme leur présence à

cette date en stipulant que le cours de l'Escaut dans la citadelle est encadré par deux batardeaux,

celui du moulin aux Braies et celui du bastion162.

Enfin, le batardeau désigne aussi l'ouvrage en bois installé momentanément dans la rivière

ou les fossés qui retiennent l'eau pendant les travaux pour rester au sec lors de la réfection des

équipements fluviaux. C'est une méthode de construction extrêmement répandue à l'époque d'où

leur fréquente mention dans les sources sur l'Escaut. Ainsi, lors de travaux opérés sur plusieurs

équipements de l'Escaut à l'intérieur de Valenciennes, il est question de construire des batardeaux et

« d'épuisement d'eau » pour pouvoir réaliser les travaux en milieu humide163. Il s'agit donc de

structures qui présentent des temporalités différentes selon les usages en étant provisoires ou de

longue durée.

160 - « Plan de Condé », BnF, Cabinet des Cartes et Plans, Ge CC 1382, 1729, n°58 et des n°61 à 67 de la légende de la carte.

161 - ADN, C 9288.162 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut... », 1742.163 - ADN, C 8716, « Devis et conditions à observer par les entrepreneurs des ouvrages à faire pour faciliter

l'écoulement des eaux de l'Escaut dans Valenciennes depuis les moulins Notre Dame jusqu'au dessous de St Rocq », 1750.

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Illustration 53: Batardeau en ligne courbe sur l'Escaut dans la Citadelle de Valenciennes, probablement construit vers 1750 selon les descriptions fournies par l'intendant De Lucé dans l'ordonnance du 14 mars 1750 (cliché : L. Deudon).

Illustration 54: Batardeau situé dans les anciens fossés de fortifications de Condé au nord-ouest de la ville (cliché : L. Deudon).

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Illustration 57: Batardeau d'assèchement provisoirement installé en cas de travaux dans les cours d'eau, fossés ou zones humides (source : DIDEROT D., D'ALEMBERT J., Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, planche XIX).

Illustration 55: Départ d'un mur batardeau fermant le fossé de la demi-lune à sa jonction avec l'Escaut mise au jour lors de la fouille préventive opérée en amont de la construction de la médiathèque de Condé-sur-l'Escaut (cliché : A. Henton, Inrap).

Illustration 56: Localisation du mur batardeau en question, noté E sur la carte (ADN, 57 Fi 27, annotations : A. Henton).

Dans la vallée laurentienne

Entre Trois-Rivières et Québec, les sources montrent que digues et barrages viennent aussi

transformer le cours des rivières par la mise en place de ces structures de rétention des eaux par les

riverains. Par exemple, le 11 octobre 1753, Geneviève Moisan, habitante de l'Ancienne-Lorette,

dans la banlieue de Québec, suite à une plainte de son voisin, est condamnée par les arpenteurs à

enlever « l'écluse » qu'elle a faite dans un ruisseau sur ses terres pour laisser suivre aux eaux leur

« cours naturel »164. Écluse est ici à prendre dans le sens de barrage ou de digue selon le contexte, ce

qui souligne encore une fois la porosité de cette terminologie qui désigne à l'époque en Nouvelle-

France n'importe quel ouvrage de contrôle des eaux. L'ordre de « déboucher » la rivière lui est à

donné le 18 décembre 1753165. D'autres documents, qui évoquent des cas de figure similaires, nous

confirment qu'il est bien question de barrages placés en travers des courants d'eau. Ainsi, en 1742,

dans la seigneurie de Saint-Maur près de Cap-Rouge, il est question du même problème où est

rapporté une plainte formulée par Pierre Trudelle contre Louis Riopel, son voisin, qui a fait une

« digue » pour arrêter les eaux du fossé dudit Trudelle qui doit donc être détruite166.

Les digues et barrages désignent donc dans un premier temps les éléments de courte durée

construits par des particuliers parfois de manière illégale mais pas seulement. Il peut s'agir aussi de

structures durables plus importants et imposants servant à alimenter en eau les moulins installées à

la fin de la période moderne. Ainsi à Cap-Rouge en 1745 où « la Dame dépositaire desdits Pauvres

[...] fait faire une Chaussée167 pour retenir les Eaux de ladite Rivière [de Cap-Rouge] afin de les

mener au Grand moulin à l'eau »168. A la fin du XVIIIe siècle, de grands barrages commencent à

faire leur apparition dans la vallée laurentienne. Un plan de la rivière de Beauport, dans la banlieue

de Québec, daté de 1792, nous montre une structure notée « mill dam » soit « barrage du moulin »

placée en travers de la rivière en amont pour alimenter le canal d'amenée d'un moulin à eau dit

« Grist Mill » présent sur le domaine d'un certain Sr. Duchesnay169. Ce plan nous montre un

aménagement plus intense à la toute fin du XVIIIe siècle avec l'arrivée de barrages qui s'accélére au

XIXe siècle. De la même façon, un document du 19 décembre 1800 fait état de la réparation du

164 - TL1, S11, SS1, D102, P310, f°59v°-60.165 - TL1, S11, SS1, D103, P179, f°30v°.166 - ANQ, TL5, D2678, 14 mai 1742.167 - Le terme de chaussée ici est à prendre dans le sens de barrage, il peut désigner aussi une levée située de part et

d'autre d'un fossé ou d'un cours d'eau.168 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252. 169 - ANQ-Q, CN301,S208,D13146, 16 novembre 1792.

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barrage alimentant moulin de la rivière des Envies par les habitants170. Dans le sillage des écluses et

vannes, les barrages présents sur les rivières canadiennes permettent ainsi surtout d'approvisionner

les moulins en eau. Le barrage barre l'eau dont le niveau monte suffisamment pour ensuite s'écouler

dans le canal d'amenée qui en actionne les roues.

Enfin, un dernier type de digues a été relevé à savoir les digues traversantes ou jetée

appellée aussi « môles ». La plus importante rencontrée dans les sources est la « digue ou môle de

la rivière Saint-Charles » construite vers 1734-1735 en pierres sèches près du chantier naval de

Québec par l'ingérieur Chaussegros de Léry pour contenir l'eau et les vagues et ainsi protéger les

bateaux171. Une documentation foisonnante à été produite à son sujet par l'importante de cette digue

de grande ampleur et le coût des travaux lié à son édification.

De chaque côté de l'Océan, tant dans l'hydrosystème de l'Escaut que dans celui du Saint-

Laurent, les différentes techniques hydrauliques de contrôle du débit revêtent une importance

considérable avec néanmoins une présence plus discrète dans le paysage fluvial canadien marquée

surtout par de petits aménagements de rétention des eaux qui tranchent avec les gros aménagements

visibles dans le paysage scaldien.

Les divers aménagements évoqués sont souvent intiment liés aux fortifications comme les

170 - ANQ-Q, Fonds Ministère des Terres et Forêts, E21, S64, SS5, SSS2, D690-19. « The Dam of the Mill of the River des des Envies had been repaired by the inhabitants who had in conséquence made a demand of £2.6.8 for their work. Resolved that the said agent be authorised to pay the said som of £2.6.8 if he find the charge reasonable. ».

171 - Voir entre autres : ANC, MG1-C11A, vol.65, f°202v°.

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Illustration 58: Barrage du moulin de Sillery sur la rivière de Beauport,16 novembre 1792. En rose au nord de la carte, le barrage noté K sert à retenir les eaux et à augmenter leur hauteur pour permettre l'approvisionnement des moulins noté F (source : ANQ-Q, CN301, S208, D13146).

ponts-levis, les écluses ou les batardeaux, du moins dans le cas français. Cela permet de faire

ressortir la caractère primordial des structures fortifiées dans l'évolution de la morphologie fluviale.

L'aménagement fortifié fait ainsi partie des grands équipements qui transforment le paysage fluvial

de part et d'autre de l'Atlantique sur lequel il est nécessaire de se pencher.

III - Protéger la ville, fortifier la rivière, transformer le territoire : l'aménagement défensif

L'aménagement défensif transforme profondément la physionomie des rivières d'abord de

l'Ancien Monde, à partir de l'époque médiévale, puis du Nouveau, à la période moderne. En

s'installant à cheval sur les rivières ou à plus large échelle le long des vallées fluviales, les

fortifications sous toutes leurs formes contribuent fortement à bouleverser le paysage fluvial

désormais changé durablement.

A – La rivière : un moyen de défense naturel mis à profit

La rivière constitue un atout naturel pour se protéger. Moyen de défense passif, leur rives

sont souvent choisies comme sites primitifs privilégiés pour fonder les établissements humains.

C'est pourquoi quantités de villes et de villages prennent assise au bord des cours d'eau, grands et

moyens, et particulièrement au confluent des rivières. C'est le cas de Valenciennes, Condé, Trois-

Rivières et Québec qui ont toutes les quatre choisies de se développer à la confluence de deux voies

d'eau. Valenciennes s'est ainsi développée au confluent de l'Escaut et de la Rhonelle, Condé au

confluent de l'Escaut et de la Haine, Trois-Rivières à la rencontre entre le Saint-Laurent et la rivière

Saint-Maurice et Québec à la confluence entre le Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles.

Dès 1608, la première colonie de Québec dite « Abitation de Québec », s'installe derrière les

deux voies d'eau. Elle bénéficie ainsi d'une barrière naturelle difficile à franchir en cas d'attaque.

C'est pourquoi les habitants et explorateurs du temps vantent de ce fait les mérites du site de

Québec, enserré entre le fleuve Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles, qui est décrite comme

« une bonne forteresse et une bonne garnison »172.

172 - BOUCHER P., Histoire véritable et naturelle des moeurs et productions du pays de la Nouvelle France vulgairement dite le Canada, Paris, Florentin Lambert, 1664, 2015 (réédit.), pp.23-24.

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Dans le cas du Canada, les fondations situées en milieu rural prenne également assise à la

confluence des rivières. En effet, quasiment toutes les grandes seigneuries sont situés au confluent

90

Illustration 59: L"Abitation de Québecq", structure fortifiée située entre le Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles, ca 1608 (source : Bibliothèque et Archives du Canada, nlc 003354-v6).

Illustration 60: La fortification de Trois-Rivières, au creux du Saint-Laurent et de la rivière Saint-Charles,(source : "Les 3 Rivières", 1685, BAC, NMC-18284).

de deux cours d'eau : Champlain, Batiscan, Saint-Anne, Portneuf, Cap-Rouge173, Pointe-Lévy, etc.

Toutes sont prises en étau entre le Saint-Laurent d'un côté et un grand affluent de l'autre à une

époque où différentes menaces touchent ces colonies encore petites et fragiles, vulnérables aux

attaques ennemies. Les sociétés ont donc mis à profit ces atouts de défense naturelle que sont les

rivières en se dissimulant derrière leurs eaux dans un premier temps et en développant, dans un

second temps, un système complexe de défense prenant la forme de fortifications imposantes

situées dans et autour des espaces fluviaux, notamment en milieu urbain.

B – La fortification urbaine : moteur de l'évolution des paysages fluviaux

« L'eau joue également un rôle protecteur en abreuvant les fossés périphériques, comme une barrière liquide et insaisissable précédant la barrière solide des remparts »174.

Très tôt, les villes ont tiré profit des rivières au service de leur défense en aménageant des

fossés en eau alimentés par le réseau hydrographique local. Par exemple, les fossés de Valenciennes

sont en partie approvisionnés en eau par le biais de l'Escaut et de la Rhonelle, grâce entre autres à

l'écluse du Fossé Notre-Dame qui « sert à remplir les fossés de la place » et à des canaux175. Le

cours d'eau constitue lui-même un fossé comme c'est le cas pour Valenciennes et Condé où l'Escaut

et la Haine entourent une partie des remparts. L'eau des rivières est ainsi utilisée pour entourer les

cités, créant aux époques médiévale et moderne de véritables « petites Venises »176. La mise en

place des fossés en eau constitue déjà une première modification du paysage urbain et fluvial en

détournant les eaux pour encercler les villes. Surtout, ce sont les fortifications elles-mêmes qui vont

contribuer profondément à la métamorphose du paysage fluvial.

Les remparts sont des éléments essentiels dans l'aménagement du territoire à l'époque

moderne. Les imposantes enceintes fortifiées des villes laissent une empreinte durable dans l'espace

et en l'occurrence l'espace fluvial. En prenant assise de chaque côté du cours d'eau, la fortification

en transforme les rives désormais endiguées par d'importants murs de maçonnerie. Ainsi à

Valenciennes et à Condé. En effet, la citadelle de Valenciennes, située de part et d'autre de l'Escaut,

173 - L'une des premières installations de Jacques Cartier en 1536 se trouve au confluent de la rivière Cap-Rouge et du fleuve Saint-Laurent, lieu considéré comme idéal pour fonder une colonie (QUERREC et al., Art Cit. p.53).

174 - DELASSUS D., TIXADOR A., « Valenciennes, témoins archéologiques liés à l'eau : dans la ville, avant la ville », Art. Cit. p.27.

175 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... ». Dans l'article cité ci-dessus, les deux auteurs nous apprennent que les différentes opérations archéologiques permettent de constater l'importance et les soins apportés aux travaux liés aux aménagements et canaux irriguant les structures défensives. Arnaud Tixador fait entre autres remarquer que « l'examen des murs de la contre-garde de la Rhônelle n°48 montre le soin tout particulier pour entretenir les fossés et les canalisations serpentant les lignes de fortifications », Art. Cit. pp.28-29.

176 - GUILLERME, A., Opus Cit.

91

change la morphologie de la rivière qui est bordée par les hauts bastions, demi-lunes et ouvrages à

cornes de briques et de pierre. A Condé, l'Escaut est chevauché par les fortifications au sud-ouest de

la ville. Il est notamment bordé par le bastion de la Voûte, la demi-lune de la Sortie des Eaux, le

Bastion du Quesnoy et d'autres ouvrages maçonnés qui modifient totalement la forme de la rivière

et pour longtemps. C'est le cas aussi de tous les équipements qui sont liés à l'aménagement fortifié

tels les écluses, les batardeaux, les ponts-levis, équipements indissociables de la fortification qui

traversent la rivière et en changent durablement le cours jusqu'à aujourd'hui.

L'observation des cartes nous montre que, contrairement à la France, les fortifications

canadiennes chevauchent peu les cours d'eau. A Trois-Rivières et à Québec, les remparts sont

construits au creux de deux rivières mais ne les traversent pas et restent davantage en retrait. Cela

s'explique aisément par la grande taille des affluents comme la rivière Saint-Maurice dont la largeur

ne permet pas la mise en place d'une fortification qui s'assiérait sur les deux rives. Néanmoins, il

existe certaines exceptions, notamment lors des sièges. Les cartes du siège de Québec en 1759 nous

permettent de constater la présence d'une fortification de part et d'autre de la rivière, reliée par un

pont de bateaux, connue sous le nom de « tête de pont de la rivière Saint-Charles » qui protège le

passage à gué du cours d'eau pour empêcher à l'ennemi anglais de le franchir et d'attaquer la ville177.

Il s'agit d'un ouvrage à cornes constitué de levées de terre qui a été mis en place par les

Français menés par le gouverneur Montcalm avant l'assaut britannique de 1759178. D'un périmètre

considérable, elle abrite en ses murs le quartier général du marquis de Vaudreuil de même qu'un

poste de péage. Cette tête de pont est doublée d'une estacade, c'est-à-dire d'une chaine tendue faisant

obstacle à la navigation, située à l'embouchure de la rivière pour empêcher la montée des navires

ennemis. Montcalm fait aussi construire à la hâte des lignes de retranchement entrecoupées de

batteries et de redoutes le long de la rivière Saint-Charles et, de cette dernière jusqu'à la rivière

Montmorency.

Ces ouvrages défensifs installés sur le cours d'eau attestent de la volonté et de l'effort fourni

pour protéger la rivière Saint-Charles, emplacement stratégique pour la défense de la ville. La « tête

de pont de la rivière Saint-Charles » a laissé une empreinte durable sur le cours d'eau, elle a perduré

dans le paysage près de 100 ans après le siège. Aujourd'hui même, des murets de bétons présents

177 - « Siège de Québec », 1759, fond du Séminaire de Québec, Y-15.178 - www.ville.quebec.qc.ca Voir la brochure intitulée « la rivière St Charles, un endroit stratégique pour la défense de

Québec »

92

dans le Parc du Passage, aménagés en 2008, reprennent en miniature la forme de cette fortification

exceptionnelle édifiée autour de la voie d'eau.

93

Illustration 61: Tête de pont de la rivière Saint-Charles construite à l'occasion de l'assaut britannique de la ville de Québec en 1759. (source : DESBARRES J., A plan of Quebec and environs, 1781, Boston Public Library). La tête de pont, ouvrage avancé installé de part et d'autre de la rivière Saint-Charles (en jaune sur la carte) et relié par un pont de bateaux, est ainsi visible de même que les batteries installées le long de la rivière et du fleuve.

Illustration 63: Détail des batteries et des redoutes installées le long du fleuve (source : DESBARRES J.., …).

Illustration 62: Vue rapprochée de l'estacade tendue à l'embouchure de la rivière Saint-Charles (source : DESBARRES J., ...).

Si les fortifications urbaines canadiennes s'étendent peu au delà des cours d'eau et ne les

chevauchent que rarement, elle contribuent néanmoins vivement à transformer leurs rives. Ainsi à

Trois-Rivières et à Québec. Les différentes enceintes fortifiées en bois puis en maçonnerie édifiées

aux XVIIe et XVIIIe siècles autour des deux villes participent la modification du paysage de rivière.

En 2005, les fouilles archéologiques de l'îlot des Palais à Québec ont mis au jour les restes d'une

palissade formée de pieux de thuyas en bordure de la rivière Saint-Charles179. A Trois-Rivières,

plusieurs systèmes de fortifications se succèdent entre 1650 et 1752, plus ou moins près du fleuve, à

savoir notamment en 1650, 1685, 1691-1693, 1704 et en 1752180. Ces lignes de fortification

consistent en une enceinte palissadée percées à des endroits stratégiques et flanquées de redoutes et

de bastions. La fouille du jardin des Ursulines, non loin du Saint-Laurent, qui est toujours en cours,

a permis la découverte de négatifs des poteaux de l'une des enceintes palissadées de la ville.

179 - QUERREC L. et alii, « Perceptions environnementales et description du paysage de la Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles », Le Naturaliste canadien, vol.138, n°1, 2014, pp.45-55.

180 - CARDINAL P., MCGAIN A., Inventaire archéologique de Trois-Rivières, Trois-Rivières, Ministère des Affaires culturelles du Québec/Ville de Trois-Rivières, 1984, p.53.

94

Illustration 64: Palissade de bois entourant Québec représentée lors du siège de la ville par les frères Kirke, 1629 (source : Musée des civilisations du Québec).

C – L'Escaut et le Saint-Laurent : deux vallées fortifiées

Lorsque l'on change d'échelle d'observation et que l'on regarde ce qui se passe le long de la

rivière, on constate qui y a une volonté avérée de fortifier la vallée fluviale marquée par la mise en

place de structures fortifiées qui s'égrènent le long de la vallée du Saint-Laurent et de la vallée de

l'Escaut.

Cette tentative de fortification à l'échelle de la vallée se traduit par l'aménagement

d'ouvrages avancés, forts et redoutes, présents à intervalle régulier le long de l'Escaut et du Saint-

Laurent.

Si l'on suit le cours de l'Escaut de Valenciennes à Condé, nous pouvons remarquer la

présence de nombreuses redoutes accolées à la rivière dont la redoute Saint-Roch, la redoute de

Fresnes, la redoute du Haut Escaut, la redoute du Bas Escaut. Redoutes et forts sont aussi présents à

Condé sur les affluents et les canaux avec la redoute de Macou, la redoute de la Haine, le fort de

Thivencelles, la redoute du moulin, le fort Franquet et la redoute du Jard. Ces redoutes prennent la

forme de petites fortifications carrées entourées d'un fossé en eau, souvent situées au creux des

méandres pour se dissimuler plus facilement des yeux de l'ennemi (Cf. Carte ci-dessous). Ces

ouvrages servent à assurer la défense et la protection des points stratégiques de la rivière où il y a

par exemple un pont ou une écluse à protéger. Elles permettent aussi de voir arriver de loin ceux qui

tenterait de s'avancer vers la ville par bateau.

95

Illustration 65: Carte représentant plusieurs redoutes situées sur l'Escaut et la Haine à Condé et ses environs (source : Archives nationales, NIII, Nord 51). Plusieurs redoutes sont visibles dont la redoute de Fresnes et celle de Thivencelles.

Exactement de la même manière, toute une série de redoutes sont disposées sur les bords du

Saint-Laurent depuis Trois-Rivières jusqu'à Québec pour la surveillance des emplacements clés du

fleuve. En effet, dès le XVIIe siècle, les autorités cherchent à fortifier les points forts de la vallée

notamment pour se protéger de la menace iroquoise qui lancent à plusieurs reprises des attaques sur

la colonie française. En 1663, le « Mémoire de ce qui seroit à faire pour se fortiffier contre les

insultes des Iroquois en Canada » montre la volonté de développer le système de défense de part et

d'autre du Saint-Laurent par l'édification de nombreuses redoutes et forts le long de la Grande

Rivière comme le montre l'extrait suivant :

« Vis à vis de Québec de l'autre costé de la grande rivière, il seroit nécessaire d'y faire

un fort mais le moindre suffiroit en cet endroit, mesme une redoute, pourveu qu'elle fust

bonne et bien pallissadée. Douze lieües au dessus dudit Québec, il en faudroit faire deux

des deux costez de la Rivière qui peut avoir en cet endroit un quart de lieüe de large

[…] Aux Trois-Rivières, qui sont à trente lieües dudit Québec, il y faudroit faire une

autre fort vis à vis de l'autre costé de la rivière, au Sud, de mesme que celluy vis à vis

dudit Québec. Trois lieües au dessus des Trois-Rivières, où est le Lac St Saint-Pierre, le

pays est fort bon, et est tout distribué aux habitans du pays, mais ils ne scavoient

cultiver à cause des Iroquois qui viennent fondre en cet endroit plus qu'en aucun autre, il

faudroit y bastir deux forts l'un des deux costez de la rivière l'on a la pointe du lac St

Pierre, l'autre vis à vis à l'embouchure de la rivière Nicolet […] il faudroit que ces deux

forts fussent bon et beaucoup meillieurs que les précédents […] il ne seroit pas besoing

qu'ils fussent réguliers non plus que les précédens, mais seullement des demy Bastions

du costé de la Rivière et du Lac, le reste en manière de Redoutes. »181

Ce passage nous montre qu'il s'agit bien de la rivière que l'on souhaite fortifier par l'ajout de

tous ces ouvrages. En 1759, la carte du siège de Québec de Thomas Jefferys nous montre un

grand nombre de redoutes carrées construites au bord des deux rives du Saint-Laurent, nord et sud,

pour se prémunir des éventuelles attaques anglaises182. Ces redoutes s'accompagnent d'ouvrages

avancées à cornes, de lignes de retranchement et de circonvallation installées tout le long du fleuve.

181 - ANC, MG1-C11A, vol.2, f°46-48v°, « Mémoire de ce qui seroit à faire pour se fortiffier contre les insultes des Iroquois en Canada », 1663.

182 - JEFFERYS T., « An authentic plan of the river St. Laurence from Sillery to the Fall of Montmorenci with the Operations of the Siege of Quebec », 5th Sept. 1759, Angleterre, 1760, Bibliothèque et Archives du Canada.

96

De part et d'autre de l'Atlantique s'exprime une volonté avérée de fortifier les deux corridors

fluviaux que sont la vallée du Saint-Laurent et de l'Escaut. Les cours d'eau possèdent une

importance stratégique que les contemporains ont vite cernée. C'est pourquoi ils ont cherché à tirer

profit des rivières au service de la défense et à assurer leur protection par le biais de différents

ouvrages fortifiés qui transforment durablement le paysage fluvial jusqu'à aujourd'hui. Cette volonté

de fortifier la vallée fluviale s'exprime dans le cas de l'Escaut dès le Moyen-Age avec l'édification

au XIIe siècle de plusieurs donjons puis d'enceintes fortifiées tout le long du fleuve. La période

moderne s'inscrit donc dans la continuité de l'époque médiévale.

97

Illustration 66: Redoutes et ouvrages fortifiés installée le long du fleuve lors du siège de Québec de 1759. Les différentes redoutes ont été installées par les Français pour contrer les vaisseaux anglais qui arrivent de la mer et remontent le Saint-Laurent. Le fleuve, voie de pénétration principale, devient alors un élément déterminant qui faut surveiller et fortifier (source : JEFFERYS T., « An authentic plan of the river St. Laurence from Sillery to the Fall of Montmorenci with the Operations of the Siege of Quebec », 5th Sept. 1759. Angleterre, 1760, Bibliothèque et Archives du Canada).

Conclusion

Ponts, bacs, écluses, barrages, fortifications sont autant de grands aménagements qui

contribuent fortement à l'évolution du paysage fluvial moderne pour la France mais aussi pour le

Canada. Les techniques de construction de ces équipements sont importées et appliquées à ce

territoire nouvellement conquis qui se transforme à son tour grâce aux autorités mais également aux

communautés rurales.

La vallée de l'Escaut et du Saint-Laurent présentent donc d'importantes similitudes dans la

construction de leurs paysages d'eau avec néanmoins quelques divergences dans l'intensité de

l'aménagement, les matériaux et modes de construction ainsi que des temporalités et les spatialités

divergentes dues à une réalité du terrain qui diffère d'un lieu à l'autre. Ce constat sera également

visible pour d'autres aménagements fluviaux qui seront abordés dans ce mémoire.

Hormis ces principaux équipements fluviaux, c'est la rivière elle-même qui se voit

transformée par la modification du tracé des rivières, par l'adjonction de diverses ramifications

artificielles qui sont une autre forme de modification du paysage fluvial mise en évidence par les

différentes sources mises à l'étude.

98

Ch2 : Transformations de lit et modifications de l'hydrosystème fluvial

L'hydrosystème fluvial, nous l'avons vu, est doté en divers équipements pour les besoins des

sociétés riveraines qui modifient durablement son paysage. Outre ces équipements qui se greffent

aux cours d'eau, de nombreuses transformations anthropiques touchent le lit des rivières elles-

mêmes et leur système, bouleversant ainsi la morphologie et la géodynamique fluviale. Les récents

travaux évoquent beaucoup ces changements qui se traduisent essentiellement par des

transformations du lit, des modification de tracé et la mise en place de dérivations.

I - Façonner la rivière : transformations du lit et modifications de tracé

« Il y a plusieurs cas où la nature semble avoir besoin du secours de l'art pour modérer le cours des rivières »183

a) Introduction : corriger la « Nature »

Virginie Serna utilise le terme de « corrections fluviales » pour désigner tous les

changements qui affectent directement les lits fluviaux et qui expriment la volonté de corriger,

rectifier une voie d'eau qui n'irait pas dans le « droit chemin » pour répondre aux besoins et usages

qu'en font les riverains184. Tout ces changements reflètent l'idéologie dominante de l'époque

moderne où l' homme prétend pouvoir domestiquer la Nature, la mettre à son service en la bornant,

en la géométrisant et en métamorphosant son faciès. L'espace fluvial par les ingénieurs de l'époque

est considéré comme un espace « rebelle », indompté et désordonné dans lequel il faut remettre de

l'ordre. L'intervention de l'Homme sur la rivière vise donc à remodeler, à façonner le cours d'eau

pour créer un espace à son image qui obéissent aux utilités et aux fonctions qu'on veut lui conférer.

Les principales corrections fluviales sont l'endiguement, les redressements, le colmatage ainsi que

l'élargissement et l'approfondissement des cours d'eau. Ces pratiques existent déjà au Moyen Age et

se généralisent aux époques moderne et contemporaine.

183 - DUBUAT, Principes d'hydraulique, ch.2, « Des redressemens des rivières, et des changemens que l'on peut faire à leur cours ou à leur lit », 1786.

184 - SERNA V., La construction d'un paysage fluvial, Opus Cit. pp.86-92. Virginie Serna, dans sont 3e chapitre intitulé « La rivière-machine » nous fait état d'une quasi obsession des contemporains pour la correction fluviale à l'époque moderne et surtout durant le Siècle des Lumières avec l'existence d'un véritable « monde correctionnaire » au XVIIIe siècle. Elle nous apprend que, comme pour les fous, on enferme la rivière dans des digues, on la transforme et l'encadre pour la ramener dans le « droit chemin ». La nature est vue comme dangereuse, « malade » dont il faut se méfier et se protéger. A l'époque, les désordres du fleuve signifient pour ces hommes du temps un désordre de l'homme. S'exprime ainsi une volonté de remettre de l'ordre dans une nature désordonnée Par la technique, la science, les ingénieurs pensent pouvoir ramener à la raison et à l'ordre les forces naturelles divagantes dans un siècle des chiffres et de la fameuse raison où l'on prétend tout contrôler, l'être humain comme la Nature.

99

Ces transformations anthropiques sont richement documentées dans les sources sur l'Escaut.

A contrario, nous ne disposons que de très peu de témoignages pour le tronçon de la vallée du

Saint-Laurent étudié. Nous nous sommes néanmoins attachés à scruter attentivement la

documentation, notamment indirecte, à la recherche d'indices à ce sujet ainsi que les données

archéologiques qui comblent souvent les manques.

A – Approfondissement et élargissement de la voie d'eau

Dans un premier temps, la transformation du lit fluvial passe d'abord par des travaux

d'approfondissement et d'élargissement réguliers des cours d'eau. Les sociétés riveraines vont ainsi

jouer sur ces deux dimensions fondamentales de l'hydrosystème fluvial que sont la largeur et la

profondeur185. Toujours dans l'idée de dompter les cours d'eau, les sources parlent de « rectifier » la

rivière. Le lit de la rivière est ainsi refaçonné, lui donnant ainsi une nouvelle morphologie. Le but de

ces modifications est de faciliter l'écoulement des eaux pour permettre la navigation et éviter les

inondations. Approfondissement, élargissement et endiguement sont trois étapes clés pour améliorer

la navigabilité d'un cours d'eau.

Comme l'expliquent notamment Eric Rieth et Virginie Serna, la rivière est confrontée au

phénomène d'affouillement de ses berges et de son fond et au charriage des sédiments186. Ainsi, la

rivière recreuse naturellement son lit, l'eau provoque l'érosion de ses parois qui se déforment ou

s'engraissent. C'est pourquoi les ingénieurs hydrauliciens du temps tentent d'intervenir en

remodelant et en nivelant la rivière pour limiter et corriger les effets de l'érosion. A une

transformation naturelle répond donc une transformation artificielle. Le creusement et élargissement

des cours d'eau est une pratique utilisée dès le Moyen Age qui se poursuit et s'intensifie à la période

moderne. Élargir et approfondir à l'époque fait partie de l'entretien courant de la rivière qui se

rencontre fréquemment sur l'Escaut.

Ainsi, en 1748, une lettre ordonne d'élargir la rivière de Bouchain à Valenciennes de 36 à 50

pieds soit environ 4 mètres de plus que sa largeur initiale187. L'élargissement s'accompagne souvent

d'un approfondissement et d'un nivellement du lit de la rivière qui est creusé « à vif fond » afin que

185 - Cf. AMORROS C., PETTS G.-E., Hydrosystèmes fluviaux, Paris, 1993. 186 - Eric Rieth explique que d'une part la rive concave est soumise aux effets du flux d'eau avec double érosion :

latérale et verticale qui se traduisent par un creusement de la rive et un approfondissement du lit. D'autre part, il nous apprend que la rive convexe est a contrario soumise au ralentissement du flux d'eau, matérialisé par dépôt de sédiments et donc engraissement de la rive (RIETH E., Des bateaux et des fleuves...).

187 - ADN, C 9367.

100

son débit soit plus rapide. Vers 1750, pour donner un meilleur écoulement à l'Escaut à Valenciennes,

la rivière est creusée, élargie, les atterrissements sont supprimés, la rivière est retravaillée pour

éviter la stagnation des eaux188. Il est d'abord question d'approfondir le lit de l'Escaut du pont Neuf à

la sortie des eaux à Saint Roch189. Ensuite, ordre est donné de « creuser quelques parties du lit de la

rivière et [...] l'élargir en d'autres […] de même que l'aprofondissement sur la longueur de 50 ou 60

toises au dessous de St Rocq »190 du lit de l'Escaut. Enfin, il est demandé d'« élargir la sortie des

eaux, faire pareillement curer et élargir le lit de la rivière depuis cette sortie jusqu'à Condé »191. C'est

donc toute la portion de l'Escaut de Valenciennes à Condé qui est approfondie et élargie, ce qui est

considérable. Ces importants travaux font suite à un arrêt du Conseil d'État du roi daté 14 décembre

1750 qui décide de lever un impôt extraordinaire de 69 000 livres pour curer l'Escaut, l'approfondir

et en relever les digues192.

Les terres déblayées à l'issue de ces remodelages sont ensuite réutilisées pour créer des

digues et talus de chaque côté du cours d'eau comme c'est pratique courante lors de ce type de

travaux193. Cela témoigne de la flexibilité, de la souplesse que l'on donne à la rivière qui est

retravaillée en fonction du profil que l'on veut lui donner. Ainsi, le profil de la rivière n'est jamais

fixe. Il est constamment changé et réajusté grâce à ses changements opérés sur la largeur et la

profondeur de la voie d'eau.

Ces pratiques sont bien moins visibles dans la vallée laurentienne où les cours d'eau sont

plus difficilement modelables du fait de leur taille. Les ruisseaux sont cependant plus malléables et

sont sujet à davantage de transformations.

Les fossés de drainage et canaux d'amenée, une fois creusés, sont eux aussi régulièrement

approfondis et élargis. En 1746, il est donné aux habitants de Batiscan de « recaler » le fossé

commun tous les ans au moins de juin dès lors qu'il sera creusé194. A Saint-Saulve à l'été 1732, un

terrain est pris à un propriétaire de prairie pour l'élargissement de la rivière ou canal du Noir-

188 - ADN, C 8716, Ordonnance de l'intendant De Lucé, 14 mars 1750.189 - ADN, C 9367.190 - Idem.191- ADN, C 11 528, f°5.192 - ADN, C 8716.193 - « Les déblais que l'on transportera sur les rives de l'Escaut aux endroits qui se trouvent surmontés par les grandes

eaux y seront déposés en digues assez élevées au dessus des plus grandes crues dans les parties de la rivière qui se trouve trop largeet que l'on réduira à quarante pieds de largeur de manière y former des bords plus solides et moins sujets à être entrenés par les eaux », Idem.

194 - ANQ-Q, E1, S1, P3687, 15 janvier 1746.

101

Mouton195. En 1753, l'inspecteur des rivières De Millordin, ordonne de creuser et élargir le canal de

Saint-Saulve d'Escaupont à Neuville196. Les exemples similaires se multiplient pour le territoire de

l'Escaut197.

Ces transformations s'accompagnent souvent d'une normalisation en tentant d'introduire dan

normes dans la dimension des rivières et des canaux. Plusieurs sources demandent ainsi que la

rivière de l'Escaut soit de 40 pieds de large. Des profils censés servir de modèle à tous les canaux

sont également créés, tout ceci traduisant une volonté de rationaliser le paysage, conformément aux

idéaux de l'époque.

Après la largeur et la profondeur, c'est désormais au tour des berges, autre dimension de

l'espace fluvial, d'être remaniées et transformées grâce à l'endiguement.

B – Borner la rivière : l'endiguement

L'endiguement est une technique de maitrise des eaux omniprésente dans les sources

modernes. Endiguer consiste à aménager des digues de part et d'autre de la voie d'eau, dans son lit

ou sur ses berges, pour en retenir les eaux. Une digue peut être de terre, de bois ou maçonnée – en

pierre ou en briques – selon les contextes et les utilisations. Elle sert à contenir les eaux pour se

protéger des crues et éviter les divagations du lit, à élever le niveau de l'eau ou à en détourner le

cours. La digue qui encadre les berges du cours d'eau est classée dans la catégorie des

aménagements en long à ne pas confondre avec les digues transversales qui sont d'autres

équipements. La digue est un aménagement protéiforme qui peut prendre la forme d'un simple

grand talus, de palplanches de bois ou encore consister en deux murs de pierres ou de briques qui

enserrent le lit. Elle révèle l'idéologie dominante des aménageurs consistant à intervenir directement

sur le cours de la rivière par l'introduction dans le paysage d'un élément longitudinal durable198.

Cette structure polyfonctionnelle qui maintient, protège, dirige et corrige est omniprésente

dans la documentation relative à l'Escaut. Elle revêt une importance primordiale pour la rivière, ses

affluents et ses canaux. Malgré le silence de nombreuses sources canadiennes, des traces de digues

et de levées bordant le fleuve, ses affluents, les canaux et les fossés, sont décelables dans les écrits,

sur les cartes et lors des fouilles archéologiques.

195 - ADN, C 14 716.196 - ADN, C 8716, Procès-verbal de visite de Millordin, 19 juillet 1753.197 - Le retravail opéré sur les canaux et fossés font partie de la dynamique des aménagements fluviaux qui sera

aborder au chapitre IV de cette présente partie et n'a donc pas été détaillé présentement.198 - SERNA V., Opus Cit. p.89.

102

Illustration 67: Ancienne levée de terre encadrant le lit de l'Escaut à Bruay (cliché : L. Deudon).

a) La vallée de l'Escaut

L'histoire de l'Escaut moderne est indissociable de ses digues. Quasiment l'intégralité du

cours de l'Escaut entre Valenciennes et Condé est bordé - et borné - par des digues situées de part et

d'autre de la rivière. En effet, la présence de digues est attestée dans les sources d'abord dans les

deux villes et ensuite dans tous les villages situés le long de l'Escaut : Saint-Saulve, Bruay, Fresnes,

Escaupont, Vieux-Condé, etc.

La digue en ville, un édifice durable

En milieu urbain, à Valenciennes et Condé, les digues sont le plus souvent des digues

maçonnées, des murs, afin de tenir solidement les eaux et éviter qu'elles débordent et menacent

ainsi la ville. De surcroit, la densité urbaine ne permet pas la mise en place de grand talus de terre

qui occuperaient trop de place dans une ville comprimée dans son espace qu'elle doit rentabiliser et

optimiser.

A Valenciennes, les fouilles à proximité de la rue de l'Intendance ont révélé des murs de

briques datant du XVIIIe siècle qui encadraient l'Escaut (Mettre Photos Daniel). Une autre

opération menée par le Service archéologique de la ville a permis la mise au jour d'une partie des

anciennes digues de pierre de la rivière Sainte-Catherine, construites à l'époque médiévale et

toujours présentes à la période moderne. Des traces de digues ont été découvertes lors des fouilles

préventives en amont de la construction de la médiathèque de Condé en bord d'Escaut (Photo

Rapport Alain Henton) mais il s'agit cependant essentiellement de digues de la berge médiévale.

Les prospections effectuées le long du canal de l'Escaut et de la Haine ont permis de voir

que ces deux cours d'eau étaient encadrés par de hautes digues de pierre comprenant des voûtes

servant probablement à la décharge des eaux. L'observation de l'architecture de ces digues, nous

amènent à penser qu'elles sont de toute évidence datées de l'époque moderne, d'autant qu'elles sont

reliées à la maçonnerie des écluses encore présentes (photo Digue + écluse à côté et près de la

médiathèque). Il arrive aussi que les murs des fortifications fassent aussi office de digue, ce qui

souligne encore une fois l'importance des remparts dans le paysage fluvial comme évoqué au

chapitre précédent. Ces découvertes sont complétées par les sources écrites qui accordent une place

centrale aux digues qui préservent la ville des inondations. C'est pourquoi les autorités s'attachent à

mettre en place des digues solides construites en matériaux durables sur tout le territoire urbain.

103

104

Illustration 68: Vue latérale des vestiges d'une ancienne digue de l'Escaut en briques mise au jour les des fouilles de la Rue de l'Intendance à Valenciennes (cliché : Service archéologique de Valenciennes).

Illustration 69: Vue en coupe de la même digue. L'ancien lit de l'Escaut comblé est également visible (cliché Service archéologique de Valenciennes).

105

Illustration 70: Anciennes digues près de la confluence entre la Haine et l'Escaut à Condé (cliché : L. Deudon). Hormis la digue située en arrière plan, l'on observe qu'une partie des anciennes fortifications font également office de digue en encadrant la voie d'eau.

Illustration 71: Anciennes digues de la Haine remaniées au cours du temps (cliché : L. Deudon).

En milieu rural : talus et levées de courte durée

A propos des digues en milieu rural, celles-ci sont omniprésentes dans le paysage fluvial.

Elles prennent la forme de grands talus de terre de récupération et de levées, présents le long de

l'Escaut et de ses affluents dans tous les villages qui bordent la rivière. Des piquets de bois et des

clayonnages permettent parfois de les consolider199. Ces digues sont donc faites dans des matériaux

beaucoup moins durables par rapport aux digues urbaines et sont donc entretenir constamment. Un

mémoire de 1756 nous faire part des réparations à faire sur les digues de l'Escaut entre Valenciennes

et Condé pour leur consolidation200. Dans une lettre d'Ignace Laurent datée du 1er août 1765, celui-

ci évoque les travaux à faire « dans la digue de la rivière de l'Escaut près de la folie sur la rive

droite » à Saint-Saulve et Bruay201. En 1761, il est question du rétablissement d'une digue le long de

l'Escaut à Fresnes située au « warechaix », c'est-à-dire bordant une prairie, sur la demande d'un

habitant202. Quantité d'autres documents traitent de l'entretien des digues de Saint-Saulve,

Escaupont, Fresnes et de Vieux-Condé203. Ainsi, tout l'espace fluvial rural se retrouve encadré par de

grandes levées de terre construites et reconstruites régulièrement le long de l'Escaut. Les grands

canaux ainsi que les fossés sont également délimités par des levées qui empêchent leur débordement

tels est le cas par exemple du canal du Jard204 ou des fossés des marais de Condé. Ces digues

investissent ainsi tout l'hydrosystème, rivières, affluents, canaux et marais, et bornent toutes les

voies d'eau.

199 - ADN, C 8716.200 - « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé », 1756.201 - ADN, C 8088.202 - ADN, C 8044, Lettre de l'intendant Louis Guillaume de Blair, 16 janvier 1761.203 - ADN, C 8716, voir notamment : - « Mémoire sur la rivière de l'Escaut depuis sa source jusqu'à la ville d'Audenarde », De Millordin, 30 janvier 1757.- « Estat des dégradations qui se sont faites aux digues le long des rivières de l'Escaut, du Honneau et des ravins qui y

fluent arrivée par les grandes eaux du 22 janvier [1757] pendant la nuit jusqu'au 25 au soir , 25 janvier 1757-204 - ADN, C 8716.

106

b) La vallée du Saint-Laurent

Les chaussées en milieu rural

A propos des digues comprises entre Trois-Rivières et Québec, les sources écrites restent

timides à leur sujet, elles évoquent néanmoins à plusieurs reprises la présence, en milieu rural, de

« chaussées » c'est-à-dire de levées, le pour souvent en terre, présentes sur les ruisseaux et fossés en

eau. Ainsi, dans la seigneurie de Batiscan, il est demandé en 1707 puis en 1744 aux habitants de

« faire une chaussée pour empêcher que les Eaux n'innondent les terres et ruinent leur maison et

granges »205. En ce qui concerne les fossés, les « chaussées » sont souvent aménagées en même

temps que les fossés de drainage comme c'est le cas encore une fois à Batiscan où, suite à la requête

répétée des habitants, l'intendant Hocquart décide d'ordonner à la communauté de Batiscan de

« faire un[e] Chaussée et un fossé depuis l'habitation de Michel Lepelé dit Desrives jusques à la

terre de Joseph Rouillard dit Fonville et Ester ensuite conduit à la rivière Batiscan sa décharge et ce

dans le delay de huit jours »206. Ces deux éléments de base, talus et fossé, fonctionnent ainsi

ensemble et les deux sont quasiment toujours construits de concert. Ces levées de terre permettent,

selon le termes employé dans les sources canadiennes, de « recaler » les fossés et d'éviter ainsi leur

divagation et leur débordement sur les terres.

Également, dans l'espace rural et péri-urbain du Canada, la plupart des canaux d'amenée des

moulins à eau possèdent une « chaussée » avec des élévations sur les côtés pour retenir l'eau. En

1767, François-Joachim Chavigny, seigneur de Deschambault, conclut un marché avec Charles

Richard, maitre-maçon, pour reconstruire le moulin édifié sur la rivière de la Chevrotière qui « aura

une chaussée de cinq pieds de hauteur sur sept pieds d'épaisseur avec une élévation [digue] de

chaque côté de la chaussée pour rejeter l'eau »207. De la même façon, le moulin de Tonnancour de la

Pointe-du-Lac possède un canal d'amenée encadré de haute digues de pierre pour éviter les

débordements. Enfin, en 1722, Louis L'Heurard, maitre canonnier de Québec, fait ainsi construire,

par un dénommé René Durand, une « chaussée » pour conduire l'eau à son écluse. Cette chaussée

serait ainsi un encadrement de bois qui permettrait de contenir l'eau pour la diriger ensuite vers les

roues du moulin, sans qu'elle passe par dessus les bords208.

205 - ANQ-Q, TL5, D2690, 18 juin 1744.206 - ANQ-Q, E1, S1, P3687, 15 janvier 1746.207 - ADAM-VILLENEUVE, 2009, Opus Cit. p.38.208 - BANQ-TR, TL3, S11, P3115, microfilm M38/2. Une mise en garde est cependant à formuler quant au terme de

« chaussée » qui pourrait aussi désigner le canal d'amenée en lui même, la prudence est ainsi de mise face à l'imprécision de cette terminologie.

107

Les digues en milieu urbain

En milieu urbain et péri-urbain, des digues sont aussi aménagées, cette fois dans des

matériaux plus durables comme la pierre à l'instar de la vallée de l'Escaut. Les différentes cartes de

Québec nous montrent que les bords du Saint-Laurent sont, sur certaines portions, bordés par des

sortes de digues en dur servant à contenir les eaux et à abriter les constructions quand la marée est

haute. Certaines représentations iconographiques illustrent des alignements de pieux le long fleuve.

En 1740 aux forges du Saint-Maurice, en banlieue de Trois-Rivières, un « mûr fait après le long de

la Rivière » est construit sur ordre d'Olivier de Vezin pour empêcher l'eau de la rivière d'entrer dans

les terres209. Enfin, en 1785 à Beauport, une chaussée en pierre est bâtie sur la rivière du Domaine210.

209 - ANC, MG1-C11A, vol. 110, f°71 v°, « Sur les forges St Maurice administrées par S. Olivier », 17 octobre 1741. 210 - ANQ-Q, E2, P1061, Procès-verbal de Jean Renaud, pp.104-105, 17 mai 1785. Il existe également un risque pour

que le terme de chaussée désigne autre chose comme par exemple une digue transversale.

108

Illustration 72: Plan de Québec à la fin XVIIe siècle. Une sorte de digue crénelée est visible à l'endroit coté c qui indique une « plateforme » au bord du fleuve (source : Archives municipales de Montréal, BM7, S2, C66)

Les quais présents sur les bords du Saint-Laurent font également fonction de digues qui

retiennent l'eau. C'est par exemple le cas à Québec. Le « Profil du Quay pour l'Enceinte de Québec

[...] » dressé par Robert de Villeneuve en 1689 nous montre un quai destiné à protéger de la marée

qui s'apparente beaucoup à une digue. Les fouilles menées par le service archéologique de la ville

ont permis de mettre au jour une muraille de pierre construite sur le front fluvial. Cette muraille date

environ de 1713, moment où un certain Pagé dit Quercy fait ériger un grand mur au bord de l'eau

autour de sa concession, localisée à l'angle des actuelles rues Saint-Pierre et Saint-Antoine211. A la

fin du régime français, d'autres particuliers prolongent cette muraille vers le nord quand lorsque des

maisons sont construites dans la rue Saint-Pierre212.

211 - Source : Musée de la Civilisation de Québec, panneaux d'accueil présents dans le hall.212 - Idem.

109

Illustration 73: Vue rapprochée de la plateforme en question.

110

Illustration 74: DE VILLENEUVE R., « Profil du Quay pour l'Enceinte de Québec [...] », 1689 (source : Archives du Séminaire de Québec, Z-8). Le quai en pierre ici représenté fait également fonction de digue qui protège de la marée haute.

c) Construction, entretien et financement

Un rôle essentiel des communautés de part et d'autre de l'Atlantique

Une ordonnance du 04 juin 1755 de l'intendant Blair de Boisemont nous apprend que

« chacuns les riverains des Rivières d'Escaut, de Hayne et de Honneau », compris dans la zone

inondable dite « Inondation » de Condé, se doit « d'entretenir les Digues desdites Rivières chacun

sur leurs terrains respectifs, et de faire faire à cet effet le travail qui sera jugé nécessaire par

l'Inspecteur des Rivières, pour tenir lesdites Digues à la houteur, largeur et épaisseur convenable, à

111

Illustration 75: Vestiges de la muraille de pierre érigée à partir de 1713 sur les berges du Saint-Laurent destinée à contenir les eaux (cliché L. Deudon, Musée de la Civilisation de Québec). Dans la partie basse de la ville, la forte densité de population et la rareté des terrains contraint les habitants à empiéter sur les berges du fleuve. Ces quais-digues, aujourd'hui visibles dans le hall du musée de la Civilisation de Québec, sont l'expression d'une volonté de quête d'espace en s'avançant sur la rivière à l'instar des villes européennes.

peine d'y être mis des Ouvriers à leurs frais et dépens et en outre de cent florins d'amende »213. Cette

ordonnance nous confirme la présence de digues sur les bords de ces trois rivières sur tout leur long

et nous informe aussi sur le rôle des riverains dans l'édification et l'entretien de ces structures. En

effet, les digues peuvent être construites et entretenus par des ouvriers mais elles sont surtout

aménagées par les communautés notamment rurales qui en font la réfection régulièrement. La

même pratique est visible dans les seigneuries de la vallée laurentienne où c'est la communauté

paysanne qui est chargée de la construction et de l'entretien des levées. Ainsi en 1744 où plusieurs

riverains demandent l'application d'une ordonnance de l'intendant Raudot qui vise à « condamner

tous les habitans à travaillier en commun à ladite chausé [du fossé] et un chacun en particulier sur

leur habitations »214. Chaque habitant a ainsi pour tâche d'édifier et d'entretenir le fossé et la

chaussée qui va avec sur ses terres respectives.

Quantité de documents, tant pour l'Escaut que pour le Saint-Laurent, confirment la

contribution à part entière des communautés rurales avec un paysan aménageur et pleinement acteur

de la construction du paysage fluvial qui l'environne. Un écrit de 1755 nous apprend que l'intendant

du Hainaut en question a fait « travailler aux réparations de la digue de l'Escaut le long de son

héritage entre ceux des Dames de Beaumont et de ce de la Tourelle dans ladite paroisse de St

Sauve »215. Il incombe ainsi aux habitants qui ont des digues sur leurs terres et champs de les édifier

et de les remettre en état et ce, de façon régulière.

Une foule d'ordonnances et de règlements interdit leur dégradation et leur destruction. Il est

entre autres défendu aux riverains et aux bateliers de les abîmer, de les transformer sans autorisation

ou de les rompre sous peine d'amende comme l'indique l'ordonnance du 04 juin 1755216. Cela

souligne l'importance de ces constructions pour les contemporains notamment du fait de leur rôle

prépondérant dans la limitation des inondations, point qui sera évoqué au chapitre suivant de ce

mémoire.

213 - ADN, C 8716, Ordonnance de Louis-Guillaume de Blair de Boisemont, 04 juin 1755, article VIII. 214 - ANQ-Q, TL5, D2690, 18 juin 1744.215 - ADN, C 8716, pièce à part.216 - ADN, C 8716, Ordonnance de Louis-Guillaume de Blair de Boisemont, 04 juin 1755, article IX et XI. Article

IX : « Défendons très-expressement de faire aucunes coupures dans les Digues desdites rivières ou autrement les diminuer ou dégrader, à peine de cent florins d'amende même de punition exemplaire selon l'exigence des cas, outre les dommages et intérêts envers ceux qui auront souffert desdites dégradations. Et article XI : « Défendons aux Bateliers naviguant sur lesdites Rivières et à tous autres sous tel prétexte que ce soit ou puisse être d'ancrer aux Digues desdites Rivières, à peine de cent florins d'amende et sera le dommage causé auxdites Digues par les contrevenans réparé à leur frais et dépens. »

112

Construction : normes et financement

Le « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé » de 1756 ainsi que

d'autres écrits nous informent sur les matériaux et les normes de construction utilisées. Le mémoire

de 1756 fait état de normes à respecter quant aux dimensions des digues qui « doivent avoir 10

pieds par le haut et 24 par le bas » le long de l'Escaut217, à tout le moins sur le tronçon concerné. Ces

chiffres se retrouvent dans d'autres documents, ce qui atteste d'une volonté de normalisation afin

d'obtenir une uniformisation des digues sur tout le territoire.

Concernant le financement des travaux d'édification des digues, celui-ci se fait

majoritairement par la population riveraine à qui profite l'installation de ces structures. En effet, un

document de 1755 nous apprend que « l'entretien des digues a toujours esté à la charge des riverains

suivans les ordonnances de 1540, 1596, 1740 et 1754 »218.

Ce sont donc souvent les habitants qui sont mis à contribution pour construire et remettre en

état les digues. Par exemple, une ordonnance de 1757 ordonne aux habitants de Vieux-Condé,

Fresnes et Bruay de réparer les digues de terre le long de l'Escaut, la Haine et l'Honneau avant le 24

octobre 1757 sous peine de 100 florins d'amende219. Le cas échéant, lorsque les riverains

n'effectuent pas les travaux, des ouvriers sont employés, payés au frais de la communauté au cas par

cas ou sous la forme d'une imposition qui s'applique à la collectivité. Ainsi à Batiscan en 1746 où

« il est permis à Jean Mongrain et autres habitans de Batiscan [...] de mettre des Journalliers pour

faire lesdit fossé et chaussée aux fraix et dépens des refusans dont les Journées seront payées à 35

sols »220. Ceci s'explique par le fait que ces aménagements sont considérés comme étant d'utilité

publique, érigés pour le bien-être des riverains et la préservation de leurs biens, puisque les digues

protègent essentiellement des inondations. Cela souligne encore une fois le rôle majeur des

communautés rurales, actrices de leur environnement, qui impulsent la construction des

aménagements et façonnent de leurs propres mains l'espace fluvial au gré de leurs besoins et pour

assurer leur protection ainsi que celle de leurs biens (cultures, prairies, bêtes, maisons, bâtiments

d'exploitation).

217 - ADN, C 8716, « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé », 1756.218 - ADN, C 5698.219 - ADN, C 8716.220 - ANQ-Q, E1, S1, P3687, 15 janvier 1746.

113

Le cas de l'endiguement total

Certaines voies d'eau se retrouvent totalement endiguées, c'est-à-dire sur toute leur longueur,

par des digues de bois ou des digues maçonnées. C'est le cas par exemple lorsque l'on veut rendre

un cours d'eau navigable. Tel est le cas de l'Escaut, désormais navigable de Valenciennes à

Bouchain à partir de 1779221, et de la Haine. L'endiguement total permet d'améliorer la navigabilité

de la rivière en la bornant et en contenant ses eaux pour empêcher ses trop fortes fluctuations et sa

divagation. Dans bien des cas, ce sont les canaux urbains qui sont entièrement endigués, parfois

même canalisés sous terre et recouverts d'une voûte maçonnée. C'est le cas à Valenciennes du canal

Sainte-Catherine, du canal des Carmes ou canal voûté près du pont St-Roch222 et de nombreux

autres canaux urbains. Les cartes et sources écrites évoquent le canal voûté sous la Haine et le canal

voûté de l'Honneau223. C'est aussi le cas du « canal de pierre » de la rue Saint-Flavien à Québec en

1751224.

Le paysage de la vallée de l'Escaut et celui du Saint-Laurent est ainsi marqué par la présence

de nombreuses digues et levées destinées à contenir les eaux. De plus, de part et d'autre, les sources

attestent du rôle majeur des communautés rurales dans la mise en place de cet aménagement.

L'endiguement des rivières s'accompagne de plus de changements de tracé tels que les

redressements et les détournements qui métamorphosent plus ou moins profondément le paysage

fluvial.

221 - Au cours du XVIIIe siècle, à Valenciennes, l'Escaut intramuros est de plus en plus délaissé au profit de la rivière du Noir Mouton qui, une fois retravaillé, élargi et endigué, devient le canal de navigation et le canal de l'Escaut jusqu'à aujourd'hui.

222 - AMV, DD 390.223 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.224 - ANC, MG8-A6, vol.20, pp. 17-20.

114

II – Le « lit voyageur » : redressements, détournements et procédés de captage des eaux

Il s'agit ici de traiter des procédés de déplacement des eaux des lits fluviaux et des zones

humides ainsi que des modifications de tracé qui affectent les voies d'eau de la vallée du Saint-

Laurent et de l'Escaut. Ces changements sont concrètement matérialisés par les redressements, les

détournements et les techniques de captage des eaux décelables dans les sources.

A – Redressement et comblement

Le redressement est le terme employé pour désigner la suppression des méandres trop

tortueux. Les savants italiens sont des pionniers en matière de redressement des rivières

expérimenté dans la péninsule225. Les ingénieurs hydrauliciens Viviani et Torricelli effectuent entre

autre l'endiguement, l'élargissement et la rectification du lit de Bisenzio et de l'Arno en amont de

Florence avec des résultats positifs226. Le but de cette opération est de lutter contre les débordements

fréquents des cours d'eau et également de faciliter la navigation en créant un chenal direct et droit.

Le redressement correspond donc à une géométrisation de l'espace fluvial en créant une rivière

rectiligne. L'on crée ainsi partiellement un nouveau lit à la rivière sur certains tronçons en effectuant

diverses coupures. Les contemporains du temps utilisent explicitement le terme de « changement de

lit » et confirme la prétention à l'époque moderne de vouloir dominer la Nature en la transformant à

sa guise.

L'Escaut au XVIIIe siècle est grandement concerné par ces opérations de redressement

appelées aussi « coupures » surtout à partir de 1750 lorsque la volonté de rendre le cours de l'Escaut

totalement navigable s'affirme. Hormis les travaux de curage, d'approfondissement et de

redressement, les autorités – à savoir les intendants, les inspecteurs des rivières et les ingénieurs –

décident d'effectuer un certain nombre de coupures à la rivière, considérée comme trop sinueuse,

notamment entre Valenciennes et Condé. Ces transformations, liées à la navigabilité, accompagnent

la mise en place du Canal de l'Escaut.

225 - « La rectitude triomphait de la sinuosité, la science et la technique italiennes domptaient définitivement l'impétuosité de la nature » (GUILLERME A., Opus Cit. p.205).

226 - SERNA V., La construction d'un paysage fluvial..., Opus Cit. p.86.

115

a) Les grandes « coupures » de l'Escaut

Les principales sources qui attestent de ces rectifications sont les documents relatifs au

dédommagement des riverains dont on a pris les terrains pour y placer le nouveau lit de l'Escaut tels

les procès-verbaux de « mesurage, arpentage et estimation des terrains » et les lettres émanant du

Roi pour qui la navigabilité des rivières est primordiale227. Une lettre de 1750, faite sur ordre du

Roi, vise à évaluer les « dépenses pour le curement, l'élargissement et le redressement de l'Escaut ».

Le but est de « faire plusieurs coupures dans les endroits par eux indiqués [les ingénieurs] pour

diminuer les sinuosités du lit pour rendre par là le cours des eaux plus rapide »228. Des journaux de

particuliers nous apprennent qu'au cours du XVIIIe siècle, « on changea le lit de l'Escaut, près de

Saint-Roch, dans un endroit où la rivière serpente; on la rendit droite afin que les eaux de la ville

s'écoulassent avec plus de facilité et de rapidité »229. Ensuite, dans les années 1753-1755, l'Escaut

est redressé entre Valenciennes et Condé, sous la surveillance d'un certain Leroy, inspecteur des

rivières230. De plus, un autre arrêt du Conseil d'État du Roi du 4 avril 1771 exige le redressement du

lit de l'Escaut sur une distance de 650 toises (soit 1.17 km) à Vieux-Condé231. Enfin, en 1777,

plusieurs redressements sont opérés à Valenciennes sur la portion comprise entre la Porte Notre-

Dame et le Vert Gazon et de la porte de Tournai jusqu'aux marais de Bruay232. Cela se poursuit

jusqu'en 1782, date où l'Escaut est rendu navigable jusqu'à Cambrai puis tout au long du XIXe

siècle où les opérations de redressement augmentent de plus bel comme en témoigne la

documentation des ponts et chaussées et de la navigation de la première moitié du XIXe siècle233.

227 - Cf. Ordonnance sur le fait des eaux et forests d'août 1669 où il est question des « rivières navigables et flottables » indispensable à l'économie du royaume.

228- ADN, C 9367.229 - LORIDAN J., Valenciennes au XVIIIe siècle : tableaux historiques et journaux inédits, Roubaix, 1913230 - ADN, C 9288.231 - AMV, DD 465, « Extrait de l'arrêt du Conseil d'État du 4 avril 1771 », art.3.232 - ADN, C 11 090. Voir notamment :- « Procès-verbal de mesurage, arpentage et estimation des terrains pris pour la construction du nouveau canal en dehors

de la porte de Notre Dame », 30 juin 1777.- Procès-verbal de « reconnoissance, mesurage, arpentage et estimation des terreins qui ont été pris pour les différents

redressements de la Rivière de l'Escault pour faciliter la navigation », 13 août 1778.233 - Voir la série S des Archives départementales du Nord notamment les cotes allant de S 6414 à S 6538 qui attestent

de nombreuses opérations de redressements entre 1821 et 1854 sur la portion comprise entre Valenciennes et Condé.

116

117

Illustration 76: Plan du cours de l'Escaut de la Porte de Tournai jusqu'au Vert Gazon de la fin du XVIIIe siècle qui représente les terrains pris aux propriétaires riverains pour la mise en place du Canal de l'Escaut et de ses nouvelles digues. Ce qui est représenté en jaune semble être un possible méandre supprimé évoqué dans les sources écrites. La légende n'étant pas jointe au plan, nous ne pouvons cependant pas confirmer cette hypothèse (source : ADN, plan 72).

Illustration 77: Autre extrait du plan qui représente à nouveau un possible méandre rebouché de l'ancien lit de l'Escaut (source : ADN, plan 72).

b) Le déroulement des travaux

Un devis relatif au redressement de l'Escaut à Vieux-Condé nous donne une idée du

déroulement des travaux ainsi que des outils utilisés à cet effet234. Pour parvenir au redressement de

l'Escaut prévu sur 600 toises de longeur (1.08 km), l'entrepreneur des ouvrages doit :

– fournir à ses frais les « brouettes, pelles, louchés, pioches, madriers, pompes et autres

ustencils générallement quelconques nécessaires à l'exécution du présent ouvrage ».

– prendre un nombre suffisant d'ouvriers pour la mise en oeuvre de ses travaux

– creuser le nouveau lit au détriment de l'ancien

– réutiliser les terres de déblai de la coupure pour « faire une digue de 4 pieds de hauteur rive

droite et sur 12 toises de largeur et pour faire une digue de 4 pieds et 20 toises rive gauche »

et aussi aménager un « rivage » et une « chaussée » pour le chargement du charbon des

fosses de Vieux-Condé.

– effectuer les travaux en un temps limité, ici, de mai à septembre 1776, « de façon que les

batteaux puissent passer à cette époque par la dite grande coupure » et ne pas interrompre

trop longtemps la navigation.

Les travaux de redressement se font donc à bras d'homme en employant des journaliers,

encadrés par un maitre d'œuvre, qui déblaient la terre à la bêche, à la pelle et à la pioche. C'est

toujours le cas aux XIXe et XXe siècles comme l'illustre la carte postale suivante :

234 - AMV, DD 465.

118

Illustration 78: Travaux de redressement de l'Escaut à Hergnies en banlieue de Condé (collection privée).

c) Le redressement : miroir d'une profonde réorganisation spatiale et sociale

Du fait des redressements, les anciens méandres de la rivière sont comblés, asséchés. C'est le

cas sur les terres appartenant aux communautés religieuses de l'abbaye de Fontenelle et l'abbaye

Saint Jean où plusieurs méandres de l'Escaut ont été comblés au profit du nouveau lit. Les religieux

demandent donc à récupérer « les vieux lits de l'Escault qui étoient dans le cas d'être

abandonnés »235 du fait de la construction du canal. Ils réclament des droits sur ce nouveau terrain

qu'ils veulent en contre-partie des terrains perdus afin de les cultiver. La perte d'un terrain est donc

compensé par la conquête d'un nouveau terroir de remplacement. De plus, le Vieil Escaut ayant été

asséché, l'enclos des soeurs de l'abbaye de Fontenelle qui débouche sur la rivière comblée est

désormais accessible et l'établissement religieux est soumis à des vols réguliers. Ainsi, la

communauté doit s'organiser pour ré-aménager la propriété et la protéger des vols.

Tout ceci témoigne d'un réagencement, d'une réorganisation de l'espace fluvial 236 à laquelle

répond une réorganisation sociale.

Dans une correspondance de 1765 relative au Canal du Jard, l'ingénieur Ignace Laurent

souhaite que la prolongation du canal se fasse « dans une prairie qui borde la rive droit de l'Escaut

jusqu'à Hergnies en se servant du lit d'une partie de laditte rivière qu'elle doit abandonner parce qu'il

est possible de la redresser en formant un nouveau lit pour ce redressement »237. Cela est confirmé

dans l'article 3 du Conseil d'État du Roi du 04 avril 1771 qui ordonne que « le lit de l'Escaut sera

redressé de 650 toises à Vieux-Condé et l'ancien lit [...] servira pour le canal de prolongation »238.

L'objectif est donc de réutiliser l'ancien lit de l'Escaut, déjà creusé, pour y placer un tronçon du

canal du Jard. Le but de cette démarche est de faciliter les travaux et de diminuer les coûts. Si la

rivière est ainsi « abandonnée » ou réutilisée pour la culture dans certains cas, elle peut aussi offrir

son lit à un autre courant d'eau comme ici où le lit du désormais « Vieil Escaut » sert à accueillir le

canal du Jard et trouve ainsi une seconde vie.

235 - ADN, C 11 090.236 - Concernant la réorganisation de l'espace fluvial, l'idée de créer un « nouveau lit », de « changer de lit » et d'

« abandonner » l'ancien est omniprésente dans les sources citées. Cela témoigne de la vision particulière des contemporains sur l'environnement fluvial. Les écrits permettent de souligner la prise conscience des contemporains de reconfigurer l'espace et cela atteste de la perception de l'espace fluvial en tant qu'espace flexible, transformable à leur guise. Pouvoir changer le lit de la rivière semble couler de sourcesà la lecture de certains écrits alors qu'il faut bien avoir à l'esprit que ce sont très travaux très lourds pour l'époque où il faut déplacer des centaines de mètres cubes d'eau et donc de surcroit extrêmement onéreux. Cette façon de voir s'insère dans tout le discours du XVIIIe siècle et renvoie à l'idée de maitrise de la Nature que les savants du temps prétendent détenir.

237 - ADN, C 8716.238 - AMV, DD 465, « Extrait de l'arrêt du Conseil d'État du 4 avril 1771 », Art.3.

119

Le redressement rend ainsi compte d'une profonde reconfiguration de l'espace fluvial et

constitue l'une des plus importantes transformations paysagères, visible sur la carte au premier coup

d'oeil, exprimant une forte artificialisation des cours d'eau dont le cours d'origine n'est quasiment

plus visible dans le paysage. Redresser une rivière a également un impact social et économique. En

effet, des centaines d'hectares sont pris lors des redressements, il faut donc dédommager les

riverains239. Beaucoup de conflits ont lieu autour de ces dédommagements car les personnes

concernées sont souvent fréquemment payées en retard. C'est le cas par exemple d'un certain De

Frasnoy qui réclame pendant 11 ans, de 1777 à 1788, l'indemnisation de 1000 livres promise pour le

dédommager de ses terres prises aux marais de Bourlain pour l'aménagement du Canal de

l'Escaut240. Les conséquences économiques sont importantes pour l'État, qui doit trouver des

sommes considérables pour dédommager la population, comme pour le simple habitant qui se

retrouvé privé d'une partie de ses terres. Chaque transformation a certes une forte incidence sur

l'environnement physique mais a toujours des implications sociales qui parfois se dissimulent mais

sont à ne pas négliger.

Comme pour les élargissements et les approfondissements, la vallée du Saint-Laurent, entre

Trois-Rivières et Québec, n'est encore que peu concernée à l'époque moderne. Il faut attendre pour

cela la période contemporaine où, au contraire, de nombreux redressements sont effectuées sur les

rivières, notamment sur la rivière Saint-Charles et la rivière Cap-Rouge dont certains méandres sont

supprimés. Cela témoigne encore une fois des temporalités divergentes entre la France et le Canada

à certains égards, marqués par une transformation plus tardive, qui s'opère essentiellement aux

XIXe et XXe siècles côté canadien.

239 - ADN, C 11 090, idem page précédente.240 - Idem. L'on compte en tout 8 échanges écrits de 1777 à 1788 entre l'intendant et De Frasnoy au sujet de

l'indemnisation qui lui est due pour les jardins qu'on lui a pris. Voici une des dernières lettres écrites par De Frasnoy qui, après 10 ans d'attente, réclame toujours son argent :

« Monsieur, j'ai l'honneur de vous suplier très instament de faire attention à la bonté que vous avez eu de me promettre plusieurs fois depuis dix ans de me faire payer mes terres du canal du marais de Bourlain. Je n'ay pas reçu de réponse à la lettre que j'ay pris la liberté de vous écrire à ce sujet il y a plus d'un mois. J'ose espérer de votre bienfaisance dont tout ceux qui vous approchent sentent les effets et de votre équité, que vous voudrez bien jetter un oeil favorable sur la présente lettre en honorant en honorant d'une réponse celuy qui met tout son espoir dans vos bontées et qui ne cesse d'être avec le plus profond respect.Votre très humble et très obéissant serviteur. Desfontaines De Frasnoy.Au Quesnoy le 26 février 1788. »

120

B – Les détournements de rivière et les techniques de captage

Le détournement des rivières et le captage des eaux semblent être une pratique courante au

Canada. Effectivement, les différentes sources montrent un recours fréquent à ces procédés

notamment pour alimenter les moulins. Par exemple, dans la banlieue de Québec, à Beauport,

plusieurs correspondances relatent le détournement d'un ruisseau et le captage de plusieurs sources

opérés par les Jésuites pour l'approvisionnement de leur moulin241. En effet, en 1704, les Jésuites,

suite au manque d'eau sur leurs terres, obtiennent l'autorisation de « ramasser toutes les Eaux » et de

« détourner le Ruisseau » par le biais d'un « Canal ou Fossé marqué EEE qui ramena les Eaux à leur

Moulin »242. Un canal est ainsi construit pour collecter et faire converger les différents points d'eau

présents à proximité vers leur propriété. Étant seigneurs de la ville, la communauté a pour

obligation de faire ériger un moulin banal pour la population comme cela est énoncé dans l'extrait

suivant :

« La condition sous la quelle le Roy a concédé les terres du Canada a été que chaque

concessionnaire qui voudroit tenir sa terre en fief et seigneurie seroit obligé d'avoir un

moulin Banal pour l'utilité de ses habitans et tenanciers. C'est ce qui oblige les

seigneurs, lesquels n'ont pas dans leur seigneurie un terrein assez favorablement disposé

pour jouir d'un moulin à vent, de ramasser toutes les Eaux qui coulent sur leur

seigneurie pour en former un Ruisseau et y faire tourner un moulin à l'Eau »243.

C'est pourquoi le captage des eaux est un enjeu majeur car le moulin ne peut être actionné

sans eau. A la Pointe-Lévy en 1710, Georges Regnard-Duplessis, propriétaire d'un moulin à eau,

détourne un ruisseau présent sur les terres de son voisin Etienne Charest pour fournir de l'eau à son

moulin244. Cela ayant été fait sans autorisation au détriment d'un autre, le Conseil Supérieur de

Québec condamne donc Duplessis a « remettre ledit Ruisseau détourné dans son ancien lit » et de

lui redonner son « Cours ancien et naturel ». Enfin, un autre document de 1745 évoque le captage

de « plusieurs sources et fossés voisins » par un certain Delorme pour alimenter un moulin à

241 - Il est fait mention de « sources », « des Eaux Batardes » et de « pleurs de terre » pour désigner ces petits points d'eau à capter, pour souligner le constraste avec le moulin concurrent de Notre-Dame-des-Anges, alimenté quant à lui par la rivière Batiscan.

242 - Le document fait référence à une carte qui n'était malheureusement pas jointe à celui-ci. Nous supposons qu'elle est peut-être aux Archives des Jésuites de la ville de Québec mais le temps nous étant compté, nous n'avons pu nous y rendre dans les délais impartis.

243 - ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS5, D792, « Mémoire pour les Réverends Pères Jésuites, Missionnaires établis en Canada », XVIIIe siècle, 38 p.

244 - ANQ-Q, TP1, S28, P8849, Registre 20, f° 86v°- 87v°.

121

Batiscan245. Outre Atlantique à Valenciennes, la même technique de captage des eaux est utilisée

pour approvisionner en eau les blanchisseries du faubourg Notre-Dame. A l'emplacement des

blanchisseries, il existe plusieurs petites sources, donc pour capter les eaux de celles-ci, « on a fait

des tuyaux de maçonnerie en ciment d'environs 4 pouces quarrés lesquels se réunissent à un autre

tuyau principal d'environ 5 à 6 pouces quarrés et dans lequel on a scellé un autre tuyau en

charpente de 4 pouces quarrés »246. Ainsi, le procédé est le même que pour les moulins de la vallée

laurentienne, on rassemble les petits points d'eau pour en faire un grand.

Le problème du manque d'eau est un problème typiquement nord-américain. Lors des

diverses conquêtes, le territoire est découpé de manière géométrique sans toujours prendre compte

des ressources naturelles présentes. C'est le cas par exemple de certains townships aux États-Unis.

Cela illustre un découpage théorique de l'espace qui s'oppose à la réalité du terrain, induisant de

nécessaires adaptations.

A Valenciennes, il arrivent également que certains riverains détournent une partie du cours

de la rivière de l'Escaut pour leur besoins personnels. Ainsi, en 1722, « plusieurs riverins qui ont fait

des coupures [...] au moyen desquelles ils font entrer l'eau de cette rivière dans leurs héritages »247.

Lors d'une visite de l'Escaut dans Valenciennes, les autorités se rendent compte que certains

« particuliers ayant leur Héritages adjacents à ladite Rivière, se sont ingerez d'y pratiquer des Ailes

pour entirer plus aisément les Eaux nécessaires à leur Commerce »248. Il est donc coutume aux

riverains de l'Escaut de dévier les eaux à leur profit et ce souvent de manière illégale. Cela est fait

malgré l'Ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 qui interdit de détournement des rivières au

détriment de la navigation249.

245 - ANQ-Q, TL5, D1431. Prévôté de Québec.31 décembre 1745.246 - ADN, C 13 917, « Mémoire à M. de Lucé intendant du Hainaut concernant l'effet actuel des eaux de fontaine

conduite pour l'usage des blanchisseries du fauxbourg de Notre Dame […] », octobre 1747.247 - AMV, DD 364, f°3.248 - ADN, C 10 193.249 - Ordonnance sur le fait des eaux et forests, août 1669, Art. XLIV : « Défendons à toutes personnes

de détourner l'eau des rivières navigables & flottables, ou d'en aflòiblir & altérer le cours par tranchées [...] ».

122

III - Les dérivations : extension et interconnexion du système hydraulique

La rivière, nous l'avons dit, est à la tête d'un vaste système composé de ramifications

naturelles comme les affluents ou les ruisseaux mais est aussi constituée de nombreuses

« branches » artificielles greffées au cours d'eau principal et qui fonctionnent à la manière d'un

dense réseau interconnecté. Il s'agit des canaux, aqueducs, fossés et autres canalisations créées par

l'Homme, étroitement liés les uns par rapport aux autres d'une part, et avec la rivière d'autre part.

Ces aménagements hydrauliques font donc partie intégrante des hydrosystèmes.

En Europe comme en Amérique du Nord, le paysage fluvial est strié par des percées

artificielles visibles à l'échelle des berges, des rives et plus largement à l'échelle de la vallée

fluviale, incluant la plaine alluviale et les zones humides comprises dans ce système. L'examen des

sources écrites, cartographiques et archéologiques relatives aux vallées du Saint-Laurent et de

l'Escaut nous montrent la place prépondérante des canaux, fossés et autre éléments dans le paysage

fluvial.

A – Les grandes dérivations : canaux et aqueducs

Les canaux sont indissociables du paysage fluvial moderne. Un canal est une voie d'eau

artificielle de taille variable construite le plus souvent en dérivation qui possède plusieurs fonctions

dont les principales sont l'adduction d'eau, l'irrigation, l'évacuation des eaux usées et des eaux

pluviales, le drainage, la décharge et la navigation. Cette multitude de fonctions fait de la

construction de canaux un enjeu majeur pour les contemporains afin d'assurer la gestion et la

maitrise des eaux.

Beaucoup de traités d'hydraulique rédigés par les savants et les ingénieurs accordent une

place importante à l'étude des canaux tels Vitruve, Léonard de Vinci, Vauban ou encore Forest de

Bélidor et Dubuat. A l'époque moderne, leur nombre s'accroit fortement jusqu'à devenir

systématiquement présents sur une grande partie du royaume. Ils sont considérés comme une

réponse à tous les problèmes et comme un outil de mise en valeur du territoire. Le canal quadrille

ainsi l'espace européen mais s'exporte aussi dans les colonies d'Amérique du Nord où les ingénieurs

tentent d'appliquer leur savoir et leurs idées venues d'Europe. La vallée de l'Escaut et la vallée du

Saint-Laurent sont deux expressions de ce fort engouement pour les canaux avec un paysage

marqué par ces percées artificielles en ville et à la campagne.

123

a) Les canaux urbains, péri-urbains et les aqueducs

Les villes modernes présentent de nombreux petits canaux urbains utilisés essentiellement

pour drainer l'espace, écouler les eaux domestiques et évacuer les eaux artisanales et pluviales. Leur

but est en grande partie d'assurer la salubrité urbaine. Creusé dans la terre, en bois ou maçonnés, ils

sont reliés à un cours d'eau principal qui en constitue l'exutoire. Aux XVIIe et XVIIIe siècles de

nombreux canaux sont présents à Valenciennes et Québec.

A Valenciennes, les canaux urbains sont intiment liés à l'histoire de la ville. Ville d'eaux

assise sur une cuvette marécageuse, elle nécessite très tôt la construction de canaux pour assécher

son sol250. Ces percées artificielles accompagnent également la croissance urbaine de la cité

médiévale. En effet, dès le XIe siècle lorsque la population se met à croitre, de nouveaux quartiers

apparaissent comme celui du Neuf-Bourg qui doivent être asséchés et délimités. Cela va impulser la

mise en place de nombreux canaux creusés pour entourer chaque nouveau quartier, délimiter les

paroisses ainsi que le territoire du castrum251. Ces canaux créent ainsi environ 16 petits ilots

correspondant plus ou moins à ces quartiers252. Ce réseau de canaux médiéval continue à structurer

le paysage de la ville moderne.

Les cartes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles nous confirme leur présence qui persiste dans

les murs de la ville dont ils déterminent fortement la morphologie. Toujours grandement utilisés, ils

servent à alimenter en eau les activités artisanales tels que les blanchisseries ou les brasseries, à

recueillir les eaux de surface, les eaux pluviales et les eaux usées, à la décharge des eaux de l'Escaut

et à lutter contre les inondations et les incendies. Les principaux canaux sont : le Canal de Balhaut,

le Canal de l'Ordron, le le Canal des Carmes, le Canal Sainte-Catherine, le Canal du Grand et du

Petit Bruille, Canal des Récollets et le Canal des Viviers, dotés chacun de plusieurs fonctions (Cf.

Base de données 2).

250 - SALAMAGNE A., Urbanisme et topographie..., p.41.251 - MACHELART F., Valenciennes, fille de l'Escaut et de la Rhonelle, Wimille, PUNCH, 2005; Id., « Les rivières

souterraines », brochure du SIAV.252 - Cf. au sujet des canaux de Valenciennes à l'époque médiévale : - DELCOURTE M., Les Valenciennois et l'eau dans la vie quotidienne à la fin du Moyen-Age (XIV-XVe siècles) ,

Mémoire de maitrise sous la direction de Corinne Beck, UVHC, 2008-2009.

124

Ces canaux, reliés les uns aux autres à la manière d'une maille, débouchent pour la plupart

dans l'Escaut qui constitue leur exutoire. Ainsi pour le Canal des Carmes, le Canal de Balhaut et le

Canal Sainte-Catherine. Un rapport de 1742 nous apprend de plus que : « tous les autres canaux qui

traversent la ville sont voutées en partie et presque toutes si basses que les eaux ordinaires les

remplissent à la hauteur de leur clef »253. En effet, la majeure partie d'entre eux sont recouverts d'une

voûte de brique ou de pierre. Le Canal des Carmes, canal de décharge des eaux de l'Escaut, est

ainsi voûté comme le prouve un écrit qui fait état de sont recouvrement en 1692, près de la « maison

Maingoval »254. Ils sont souvent munis d'une ou plusieurs écluses qui gèrent l'écoulement de leurs

eaux. Tel est le cas encore une fois du Canal des Carmes, qui est fermé par l'écluse n°94, ou du

Grand et du petit Bruille dont la quantité d'eau est régulée par une écluse à deux vannes255. Les

canaux urbains sont ainsi des structures endiguées de tous les côtés afin d'assurer la maitrise de leur

écoulement et d'éviter leur débordement.

253 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742.

254 - ADN, C 10 193.255 - ADN, C 8561-2, « Instruction pour servir à la connoissance du Cours de l'Escaut depuis la sortie de ses Eaux aux

deux voutes à Cambray jusqu'au dessous de Condé à l'embouchure du Jart dans cette Rivière », 1742 et FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732, Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071.

125

Illustration 79: Plan de la Ville de Valenciennes divisé en quatre parties, 1699 (source : Service archéologique de Valenciennes).Plusieurs canaux urbains sont visibles dont le canal des Carmes, rive gauche de l'Escaut et celui des Récollets, rive droite.

Un certain nombre de sources attestent de la présence de quantité de canaux dans la ville de

Québec aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, dès 1672 à Québec, il est fait mention du « canal de la

Belle Chasse » qui délimite d'un côté les parcelles lorsque des terres sont concédées sur le front du

fleuve256. En 1731, pour permettre le libre écoulement des eaux d'un puits, un riverain, Pierre

Barbereau, demande l'aménagement d'un « canal de pierre pour conduire les dites eaux sur le terrain

des pauvres de l'Hôtel-Dieu » de Québec, près de la rivière Saint-Charles257. L'année suivante, il est

question d'un conflit en deux riverains à propos de canaux servant à évacuer entre autres les eaux

usées. Le document fait état d'un premier canal de bois rompu par La Gorgendière, d'un second

canal de pierre construit par ce dernier puis d'un troisième canal aussi en pierre accordé à un certain

Fournel pour son usage personnel dont « le mur sera mitoyen entre les parties et entretenu à

commun frais »258. Les deux derniers canaux sont mitoyens et bornent les emplacements des

intéressés. Enfin, une ordonnance de l'intendant Bigot du 20 mai 1750 confirme la construction d'un

« canal de pierre d'un pied en quarré et recouvert de pièces de cèdre » dans la rue Saint-Flavien à

Québec creusé pour assécher les rues Saint-François, Saint-Flavien et Saint-Joachim de la Basse-

Ville259. D'autres documents écrits confirment la construction de canaux notamment en 1727260,

1750261, 1753262, 1763263, 1764264 et 1767265.

256 - ANQ-Q, E1, S3, P9, f°7v°- 8r°, 29 octobre 1672. Acte de concession par Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France, au sieur de La Durantaye, capitaine d'une compagnie d'infanterie au régiment de Carignan, de la quantité de deux lieues de terre de front sur autant de profondeur à prendre sur le fleuve Saint-Laurent, tenant d'un côté à un demi-arpent au-delà du saut qui est sur la terre du sieur des Îlets (Désilets), et de l'autre au canal de Belle Chasse , et plus s'il s'en rencontre dans l'étendue desdites bornes, par-devant ledit fleuve et par-derrière les terres non concédées, à titre de fief et seigneurie.

257 - Arrêts et règlements du Conseil supérieur de Québec, p.344, Ordonnance de Gilles Hocquart, 6 août 1731.258 - ANQ-Q, E1, S1, P2480, Cahier 20, f°127-127v°, 21 août 1732 .259 - ANC MG8-A6, vol.20, pp. 17-20. Transcription entière : « Le procès-verbal du S. de Boiscler cy devant Grand-

voyer en datte du 19 aoust 1749 par lequel il est réglé qu'il seroit fait un canal de pierre d'un pied en quarré et recouvert de pièces de cèdre pour égouter les eaux qui gatent les rues de Saint-François, Saint-Flavien et Saint-Joachim et les terreins des environs, lequel canal passeroit dans les lignes qui séparent lesdits terreins qui estoient marqués par le dit Grand-voyer et ensuite se rendroit dans le cimetière des Picoles et seroit fait et entretenus par … (noms des habitants) »

260 - ANC, MG1-C11A, vol.49, fol. 150-151 v°, 10 octobre 1727. Lettre de Beauharnois du 10 octobre 1727 à Québec adressée au ministre qui évoque le creusement de « bées de jets d'eaue et autres réservoirs ».

261 - ANC, MG1-C11A, vol.96, f°42r°. Lettre de l'intendant Bigot datée du 16 octobre 1750 adressée au ministre qui explique que « Le Roy supporte tous les ans sur son Domaine une dépense assez considérable pour faire des Canaux dans la Ville [...] »

262 - ANQ-Q, E2, P890, registre A, Pièce 228, 15 octobre 1753. Procès-verbal de Pierre Martin de Lino qui permet au Sieur Lacroix, négociant, d'ouvrir la rue Notre-Dame pour conduire son canal dans celui de M. Vivien (?), son voisin.

263 - ANQ-Q, E2, P908, registre A, Pièce 243, 21 octobre 1763. Procès-verbal de François-Joseph Cugnet qui, à la demande du Sieur Larivière et en exécution de l'ordonnance de son excellence, ordonne de creuser un canal dans la rue Couillard, ville de Québec.

264 - ANQ-Q, E2, P910, registre A, Pièce 245, 12 avril 1764. Procès-verbal de François-Joseph Cugnet au sujet du canal qui doit être pratiqué rue Saint-François.

265 - ANQ-Q, E2, P916, registre A, Pièce 251, 24 juillet 1767. Procès-verbal de François-Joseph Cugnet qui règle la construction et le parcours d'un canal pour recevoir les eaux de la rue des Prairies, quartier Saint-Roch, à Québec.

126

De surcroit, ces différents exemples nous montrent qu'en Nouvelle-France, les canaux

possèdent souvent une double fonction : ils servent à évacuer l'eau et délimitent aussi les parcelles

comme pour le canal Saint-Flavien qui « passeroit dans les lignes qui séparent lesdits terreins »266.

En banlieue, des canaux de décharge servent souvent à déverser le trop-plein d'eau des

rivières. Le canal du Noir-Mouton, du Rivage de Cambrai, le canal de la Longue Chasse, le grand

Canal de décharge de Condé et le Canal du Jard, permettent le déversement des eaux excédentaires

de l'Escaut, de la Haine et de l'Honneau. Certains d'entre eux, comme le canal de la Longue Chasse,

existent toujours aujourd'hui (voir ci-dessous).

A l'instar des ponts et des digues, le coût des travaux est partagé par la communauté. C'est le

cas par exemple pour le canal de la rue Saint-Flavien où les 609 livres nécessaires à la construction

du canal sont supportés « moitié par le roi et moitié par les sieurs, Paquet, héritiers Duguay, Pierre

Levitre, Joseph Levitre et Fréchette »267. Cela fait au final une soixantaine de livres à donner par

chacun. Le canal est payé par les particuliers à qui il profite pour la vallée laurentienne comme pour

l'Escaut avec une répartition entre les habitants concernés.

b) Les canaux ruraux

L'espace rural de la vallée de l'Escaut et du Saint-Laurent est marqué par un certain nombre

de canaux rectilignes qui témoignent d'une artificialisation du paysage fluvial plus ou moins 266 - Idem.267 - ANC MG8-A6, vol.20, pp. 17-20.

127

Illustration 80: Le canal de la Longue Chasse près des réserves du Service archéologique de Valenciennes (cliché : L. Deudon).

Illustration 81: Localisation du canal de la Longue Chasse situé dans les marais de l'Épée aux XVIIIe siècle (source : Google Maps).

prononcée. Il s'agit de grandes percées, creusées directement dans la terre, dans lesquelles l'eau

circule. Ces canaux sont majoritairement des canaux de drainage, c'est-à-dire qu'ils ont pour

fonction majeure l'assèchement des terres, des prairies et des marais afin de les rendre exploitables.

Ils se distinguent des fossés de drainage par leur taille plus importante.

La vallée de l'Escaut

Entre Valenciennes et Condé, environ 24 grands principaux canaux ont été relevés (Cf. Base

de données 2). Ils permettent l'écoulement des eaux stagnantes présentes dans toute cette portion et

de les évacuer dans l'Escaut ou ses affluents. De cette façon, le canal d'Arnonville, qui reçoit les

eaux du marais éponyme, se déverse dans le canal du Noir Mouton qui lui-même se jette dans

l'Escaut. Comme les aqueducs, ils peuvent conduire les eaux sur de longues distances et traverser

une grande partie du terroir. Tel est le cas du Grand Canal de Saint-Saulve, qui s'étend de la paroisse

de Saint-Saulve à celle de Fresnes en passant par les marais des Prés-le-Comte, de Vicq et de

Fresnes, et surtout du Canal du Jard, creusé en 1538 et prolongé à partir de 1771 de 3600 toises

(soit 6.5 km !), qui s'étend de Condé jusqu'au village D'Hergnies268.

268 - AMV, DD 465, Extrait de l'Arrêt du Conseil d'État du 4 avril 1771, art.1.

128

Illustration 82: Les canaux dans les paroisses de Saint-Saulve et de Bruay, 1731 (source : FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière ... », AN, N 11 Nord 9 – 2071).Le grand canal de Saint-Saulve et d'Arnonville sont ici visibles de même que toute une série de canaux secondaires.

Une large part de la documentation écrite évoque ces canaux et nous renseignent ainsi sur

leur fonction, leurs dimensions et leur entretien régulier. Une ordonnance du 15 juin 1756 relative à

l'entretien des canaux nous apprend que le « canal appelé Grand Courant, qui sert au dessèchement

des marais de la juridiction de St Sauve » doit être curé et recreusé « de manière qu'il ait 12 pieds

129

Illustration 83: Plan de la paroisse de Fresnes jusqu'où le canal de Saint-Saulve se prolonge pour rejoindre ensuite le canal de Neuville.

Illustration 84: Vue rapprochée du canal de Saint-Saulve, Atlas Trudaine, 1746 (source : BnF, Cartes et Plans, Ge DD 2138 (1)).

de largeur par le haut, 4 par le bas et 6 pieds de profondeur dans toute son étendue »269. Un mémoire

anonyme du 25 mai 1766 nous fournit des détails sur le canal du Jard, canal de dérivation qui, à

cette date, « parcourt un espace d'environ 325 toises » soit (585 mètres) et qui sert à évacuer « le

trop plein du grand marais »270.

Dans la région de Condé, de nombreux canaux ont été creusés pour assurer le dessèchement

de cette vaste zone humide appelée « Inondation de Condé » par les contemporains qui s'étend de

Condé à Bruay. Pour le XVIIIe siècle, une quinzaine de canaux ont été compté à savoir :

– le canal de décharge depuis l'écluse des chanoines jusqu'à la voûte de l'Honneau

– le canal des Charleux

– le canal St Hébert

– le canal de la Savernière

– le canal de Beaulieu

– le canal de Bernissart

– le canal Malolin

– le canal des Chanoines

– le canal des Trois Ponts

– le canal de la noire digue

– le canal des Vauchelles

– le canal de St Saulve

– le canal du marais de Crépin

– le canal de Maroux

269 - ADN, C 8716, Ordonnance de Louis-Guillaume de Blair de Boisement, 15 juin 1756.270 - ADN, C 8716.

130

Ces canaux sont connectés en réseau avec à la tête un plus grand canal, par exemple le canal

de Saint-Saulve, qui reçoit les eaux de canaux de plus petite envergure. Ils sont aussi régulièrement

entretenus comme le prouvent les comptes de curage et « faucardage »* régulier des canaux de

131

Illustration 85: Les canaux de l'Inondation de Condé, Atlas Trudaine pour la généralité du Hainaut-Cambrésis, tome 1, XVIIIe siècle. Plusieurs des canaux énoncés plus haut sont visibles comme le canal des Trois Ponts, le canal de Malolin qui prolonge celui de Neuville, le canal des Chanoines, le canal de décharge, celui de Courbois et de la Noire Digue. Ces canaux, reliés les uns aux autres, forment un réseau en étoile structuré qui marque profondément l'espace (source : Archives nationales, F14 8481 pl. 34).

Illustration 86: Rigoles situées en banlieue de Valenciennes dans les marais de Bourlain, Atlas Trudaine, 1746 (source : BnF, Cartes et Plans, GE DD-2138).

Condé271. En 1756, deux ouvriers perçoivent 40 livres pour avoir « faucardé », c'est-à-dire pour

avoir faucher les hautes herbes et roseaux ayant poussé dans le canal de Saint Saulve sur 4

kilomètres272. Un autre écrit de 1757 nous apprend que deux hommes, M. Pureur et Dumoulin, on

été employé il y a plus de 13 ans pour nettoyer chaque année les canaux de l'inondation de Condé273.

Concernant le financement de leur creusement et de leur entretien, il revient encore une fois

à la communauté, vue comme bénéficiaire de ces aménagements, de supporter le coût des travaux

par le biais d'un impôt partagé calculé au bonnier* de prairie alimenté ou asséché. Une lettre de

1757 nous affirme qu'après la conquête de Condé par les Français en 1676-1677, une imposition de

65 livres au bonnier a été mise en place pour pouvoir percer « quantité de canaux royaux » à travers

toutes les prairies afin de « procurer des écoulemens aux eaux répendues »274. Leur entretien annuel

indispensable repose sur ce même système de répartition.

La vallée du Saint-Laurent

En milieu rural, entre Trois-Rivières et Québec, de nombreuses percées creusées par les

riverains sont mentionnées sont les sources écrites. Cependant, le problème des terminologies

souvent imprécises se pose de nouveau. Les contemporains utilisent de manière interchangeable les

termes de « canal », « fossé », « baie », « saignée » pour désigner toute les petites dérivations créées

pour conduire ou écouler l'eau. De plus, les sources renseignent parfois peu sur leur dimensions, ce

qui permet difficilement de faire la part entre les canaux, de plus grande envergure, et les fossés,

plus petits. Néanmoins, il s'agit souvent d'éléments creusés à l'usage des particuliers. L'on peut ainsi

suggérer qu'ils restent de taille moyenne et qu'ils n'ont pas l'ampleur des grands canaux de

l'Inondation de Condé qui peuvent traverser plusieurs villages.

La fonction première du canal dans la vallée laurentienne est l'écoulement des eaux et le

drainage des terres. Ainsi à la Pointe-Lévy, en face de Québec, sur la rive droite du Saint-Laurent

où, en 1729, l'intendant Hocquart ordonne à un habitant de la seigneurie de la Pointe-Lévy, René du

May de « faire creuser le long de son emplacement pour former un Canal par lequel les Eaux se

puissent décharger par la rüette qui descend sur la grève » afin de ne plus inonder les terres de sa

271 - ADN, C 9288, Ordonnance du 31 mai 1750.272 - ADN, C 9288, pièce à part.273 - ADN, C 9288, pièce à part.274 - ADN, C 9288.

132

voisine275.

Le canal permet aussi l'approvisionnement en eau des petites industries à l'instar de

Valenciennes. C'est par exemple le cas à la Pointe-Lévy à la fin du XVIIe-début du XVIIIe siècle où

un canal permet de conduire l'eau dans une tannerie276. Le captage des eaux des ruisseaux et des

rivières pour alimenter les divers moulins présents sur les seigneuries se fait également par le

moyen de canaux. C'est le cas pour les moulins de Beauport et de Notre-Dame-des-Anges où la

construction d'un canal sur les terres des moulins est accordée aux Jésuites en 1704 afin de capter

les eaux qui « s'échappoient chez la Dame Duchesnay » pour les réorienter vers leur moulin277.

Plusieurs projets font référence à la construction de canaux de captage des eaux. En 1704,

les Jésuites sont autorisés à percer un canal pour capter l'eau de différentes sources et les conduire à

leur moulin banal278. En 1735 est formulé le projet d'établir des forges dans la seigneurie de

Batiscan qui seraient alimentées « par le moyen d'un Canal qui prendroit les Eaux dans le Rapide »

situé près de la maison d'un certain Loranger279. Il s'agit donc de canaux de prélèvement pour

alimenter les roues des forges. Ces canaux permettent le captage des eaux afin de les faire converger

vers un point précis. La même année, l'ingénieur Chaussegros de Léry, propose la construction de

canaux de captage des eaux pour alimenter les forges du Saint-Maurice et ainsi remédier au

problème d'approvisionnement en eau des forges. Ce projet donne lieu à un plan détaillé où 3

canaux sont visibles. L'idée est de capter les eaux de deux lacs et des deux ruisseaux à proximité des

forges et de les faire converger vers le ruisseau Saint-Maurice afin d'accroitre son potentiel hydrique

en lui donnant plus d'eau afin qu'il ne s'assèche pas. Cependant, les deux projets sont abandonnés.

Les forges de Batiscan ne voient le jour qu'à la toute fin du XVIIIe siècle et les directeurs des forges

du Saint-Maurice se contentent du ruisseau Saint-Maurice pour alimenter les forges hydrauliques.

Le canal, lorsqu'il est présent au Canada, a donc pour fonctions principales l'écoulement,

275 - ANQ-Q, E1, S1, P2029, Cahier 17, f° 18-19, 25 novembre 1729.276 - ANQ-Q, TP1, S28, P703, f°133-133v°.277 - ANQ-Q, E1, S1, P2343, Cahier 19, f°140r°-142v°., Ordonnance de l'intendant Hocquart, 3 août 1731. - ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS5, D792, « Mémoire pour les Réverends Pères Jésuites, Missionnaires établis en

Canada », 38 pages.278 - ANQ-Q, E21, S64, SS5, SSS5, D792, « Mémoire pour les Réverends Pères Jésuites, Missionnaires établis en

Canada », 38 pages. « […] en l'année 1704 les P. Jésuites obtinrent un arrest du Conseil Supérieur de Québec par lequel il leur fut permis de ramasser toutes les Eaux et notamment de détourner le Ruisseau marqué en rouge, lequel quoy provenant de sources qui naissoient dans leur fond étoit cependant perdus pour eux parce qu'elles s'alloient jetter en traversant leurs terres dans celles de la seigneurie de Beauport et alloient gagner la Rivière de la Dame Duchesnay, c'est ce qu'ils exécutèrent par un Canal ou Fossé marqué EEE qui ramena les Eaux à leur Moulin ».

279 - ANC, MG1-C11A, vol.110, f°233v°, 01 septembre 1735.

133

l'approvisionnement et le captage des eaux, du moins sur le territoire étudié.

Légende de la carte de Léry :

« Pour augmenter le ruiseau de la forge marqué AB, il faut voir si le terrain peut permettre de faire

134

Illustration 87: Projet de construction de canaux de captage aux forges du Saint-Maurice, ca 1735 (source : CHAUSSEGROS DE LERY, "Plan des terrains des forges de M. De Léry aux Trois-Rivières", Archives nationales d'Outre-Mer, FR CAOM 03 DFC 302 B).

Illustration 88: Localisation du site de la rue de la digue en banlieue de Valenciennes, au faubourg de Paris, ancien faubourg Notre-Dame (Google Maps).

venir l'Eau des deux ruiseaux marqué CD et EF qui se déchargent dans la Rivière [Saint-Maurice]. Pour ce faire, il faut faire une Route droite pour pouvoir prendre le niveau de ce terrain qui commencera au point H et yra se rendre à la source D pour conoitre la pente qui se trouvera de D à H. Mais il y a de l'aparence que si la source B étoit plus élevée que les sources D et F, le ruisseau AB auroit pris son cours vers C au lieu d'aller vers A, ainsi, il est nécessaire de faire une route qui aille de B à D et s'il se trouve que les sources D et F sont plus hautes que la source B pour lors on fera un Canal de D à B et de F à G, étant inutille de faire le Long Canal HD qu'on estime avoir ¾ de lieue de long au lieu que la Jonction des deux sources D et F à celle de B, le Canal pouroit avoir un quart de lieue de long. Cela joindroit les trois sources dans une il faudra pour lors netoyer le Ruiseau AB pour que l'Eau aye librement son Cours. Il ne convient pas de seigner les éta[n]gs qui sont sur les hauteurs pour faire tomber l'eau dans le Ruiseau AB, il est visible que les trois sources BDF au bas des coteaux sont formées par ses étangs. Il convient si la chose est faisable de prendre l'Eau des deux Ruiseaux CD et EF qui tombent dans la Rivière [Saint-Maurice] ».Il est donc question dans ce projet de percer deux canaux, cotés DB et FG, pour capter les eaux des deux ruisseaux, alimentés par deux lacs, pour les faire converger vers le ruisseau Saint-Maurice afin d'augmenter le niveau d'eau disponible pour alimenter les forges.

c) Biefs et canaux d'amenée

A cette myriade de canaux, il faut également rajouter les canaux d'amenée, dit aussi biefs.

Présents en milieu urbain, péri-urbain et rural, il s'agit de canaux de dérivation qui permettent de

conduire l'eau aux roues des moulins ou des forges hydrauliques. Une partie de l'eau d'un ruisseau

ou d'une rivière est ainsi déviée pour l'approvisionnement aux endroits souhaités. La majeure partie

des moulins du Saint-Laurent et de l'Escaut disposent d'un canal d'amenée qui permet leur

135

fonctionnement. Cela est d'autant plus important au Canada que l'on ne peut poser directement les

roues des moulins dans les grandes et vives rivières qui structurent le territoire, les eaux vives

risquant d'ennoyer et d'emporter ces roues. Les canaux d'amenée du moulin de Tonnancour ou

encore du moulin de la rivière Jacques Cartier sont ainsi visibles sur les cartes280. A Valenciennes, le

moulin de la Citadelle est lui aussi alimenté via un bief délimité entre deux batardeaux. A Condé, le

canal de la Hainette permet quant à lui de fournir de l'eau au Moulin des Religieuses281.

d) Canaux de navigation et rivière canalisée

Certains canaux sont aménagés pour accueillir les bateaux ou permettre la navigation. Tel est

le cas du canal du Rivage de Cambrai et du canal du Noir-Mouton, canal de décharge de l'Escaut,

qui permettent aux bateaux de contourner la ville en passant par l'extérieur. Le canal désigne aussi

la rivière canalisée puisque les cours d'eau tendent aussi de plus en plus à devenir eux-mêmes de

grands canaux, tel est le cas de l'Escaut au XVIIIe siècle et de la Haine. Des travaux sont effectuées

tout au long du XVIIIe siècle pour rendre l'Escaut navigable en le canalisant, en créant ainsi un

chenal rectiligne totalement artificiel. Le projet de canalisation de l'Escaut est formulé dès le tout

début du XVIIe siècle, plus précisément en 1609 par les États de Cambrai afin d'étendre la

navigation de Valenciennes à cette ville pour pouvoir ainsi bénéficier de nouveaux débouchés

économiques282.

Malgré certaines oppositions de la part de Valenciennes, Philippe Ier décide de la

construction du canal en 1650. Un siècle plus tard, un arrêté du 24 février 1769 décide de rendre

l'Escaut navigable de Valenciennes à Saint-Quentin et entérine cette volonté de canaliser la rivière.

L'ingénieur Pierre-Joseph Laurent est nommé directeur général des travaux. Ceux-ci sont financés

par l'État qui accorde 2.4 millions de livres prélevés sur le trésor royal auxquels s'ajoute un crédit

annuel de 300 000 livres283. L'essentiel des travaux est effectué dans les années 1770-1780, période

où ont lieu l'essentiel des opérations de redressement, d'élargissement, de creusement et

d'endiguement qui permettent ainsi la mise en place du Canal de l'Escaut, achevé en 1782284.

280 - ADAM-VILLENEUVE, 2009.281 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.282 - ADN, C 11 088.283 - LEFEBVRE A., Opus Cit. p.192.284 - Si c'est bien l'Escaut qui est canalisé sur une majeure partie de son cours, dans le cas de Valenciennes, c'est la

rivière du Noir-Mouton, bas extérieur de l'Escaut, qui est transformé en vaste canal tandis que le Vieil Escaut est au fur et à mesure comblé aux XVIIIe et XIXe siècle. Ainsi, le Canal de l'Escaut à Valenciennes est en réalité le Canal du Noir-Mouton et ce, jusqu'à aujourd'hui.

136

e) Les aqueducs

Un aqueduc est un canal ou tunnel la plupart du temps à ciel ouvert qui emmène l'eau d'un

point à un autre parfois sur de longues distances en utilisant la gravité. Il peut également être sous

terre et passer sous un cours d'eau comme c'est le cas dans la vallée de l'Escaut. Les aqueducs sont

le plus souvent des structures maçonnées en pierre et/ou en briques et relativement coûteuses.

Côté laurentien, aucune trace d'aqueduc n'a été trouvée dans les sources. Entre Valenciennes

et Condé, dans la première moitié du XVIIIe siècle, l'on compte 5 principaux aqueducs : l'aqueduc

de la Rhonelle, l'aqueduc du Roleur, l'aqueduc de l'enclos des Dominicains, l'aqueduc sous la Haine

et celui de l'Honneau à Condé. L'aqueduc de la Rhonelle permet de « faire passer les eaux de la

rivière de ce nom au travers du fossé du Cardon pour entrer dans la ville »285. L'aqueduc des

Dominicains sert à « faire passer de l'eau de la rivière Ste Catherine au dessus de la Rhonelle quand

il manque de l'eau »286. L'aqueduc sous la Haine est utilisé quant à lui pour écouler les eaux qui

passent dans le canal de décharge de Condé pour ensuite se jeter dans le Bas Escaut à la sortie de la

ville287.

A la fin du XVIIIe siècle, dans un mémoire datée du 26 février 1774, l'ingénieur du roi

Dubuat mentionne l'existence d'aqueducs construits dans les marais de Beuvrages, de Bruay et de 285 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.286 - Idem.287 - ADN, C 9288.

137

Illustration 89: La Rigole de la Goularde dans les Marais de l'Epée, banlieue de Valenciennes, 1731 (FLY DE MILLORDIN, « Carte particulière de la rivière de l'Escaut, ... », AN, N 11 Nord 9 – 2071).

l'Espaix pour permettre leur assèchement et formule un projet d'aqueduc sous l'Escaut pour déverser

les eaux des marais de la rive gauche vers la rive droite de la rivière288. En 1785, sous la maitrise

d'ouvrage de l'ingénieur des Ponts et Chaussées, un aqueduc en maçonnerie est construit à l'entrée

du village de Fresnes, sur la route de Paris à Bruxelles, pour un coût d'environ 1700 livres289. Il

s'agit, selon les descriptions, d'un aqueduc de 45 pieds de largeur soit environ 13 m et 20 pouces

d'ouverture soit 0.58m construit en pierre de taille pour le parement extérieur et en briques. Il est

muni d'un puisard pour faire passer les eaux des terres riveraines, de piédroits et de contreforts pour

assurer le maintien de la structure. S'ils restent peu nombreux, ces édifices marquent néanmoins

fortement le paysage fluvial par leurs grandes dimensions et restent des ouvrages d'architecture

hydraulique remarquables.

B – Les petites et moyennes dérivations

a) Rigoles et courants

Le terme rigole a été créé par Vauban pour désigner des petits canaux secondaires290. Le

paysage de la vallée de l'Escaut est marqué par plusieurs rigoles. La carte de Fly de Millordin de

1731 indique par exemple la « Grande Rigole » dans les marais de Bourlin et la « Rigole de la

Goularde » située dans les marais de l'Epée. De plus, une ordonnance de l'intendant De Sechelle du

3 octobre 1730 qui nous apprend qu'une adjudication a été faite à Vieux-Condé pour le « curement

et continuation de la Rigolle des Prairies du Sarteau et la construction d'une Écluse de Maçonnerie à

288 - AMV, DD 460.289 - ADN, C 9232.290 - VIROL M., Art. Cit. p.271.

138

Illustration 90: Plan en élévation de l'aqueduc de maçonnerie situé vis-à-vis de l'abbaye de Vicoigne près de Raismes (BnF, Cartes et Plans, Ge DD 2138, P04).

Illustration 91: Plan en coupe de l'aqueduc de maçonnerie situé vis-à-vis de l'abbaye de Vicoigne près de Raismes (BnF, Cartes et Plans, Ge DD 2138, P04).

une vanne simple de trois pieds d'ouverture »291. En 1762 est écrit une lettre relative au « curement

de la rigolle du marais de l'Epaix »292, qui renvoie fort possiblement à la Rigole de la Goularde.

Certaines percées sont également désignées sous le terme de « courant » tel le « Grand Courant » de

Saint-Saulve ou le « Courant de Macou » dans la banlieue de Condé qui servent à drainer les eaux

des marais et à les déverser ensuite dans l'Escaut.

b) Les canalisations : les buses

Hormis les canaux, fossés et autres percées artificielles, un certain nombre de canalisations

souterraines permettent de conduire l'eau d'un point A à un point B. Ces canalisations à l'époque

moderne sont connues le plus souvent sous le nom de buse. Une buse est un conduit ou tuyau en

bois, en terre cuite ou maçonné découpé en tronçons reliés les uns aux autres et placés en terre.

Elles servent à l'instar des canaux à approvisionner en eau les prairies ou les petites industries, à

écouler les eaux superflues et à évacuer les eaux usées. Plusieurs documents concernant l'Escaut et,

de façon plus timide, le Saint-Laurent, confirment l'existence de ces canalisations enterrées reliées

aux autres dérivations ainsi qu'aux rivières.

L'approvisionnement en eau

La fonction première d'une buse est d'amener l'eau. Un document du 01 septembre 1756

évoque la réparations de buses reliées à un fossé servant à alimenter en eau les prairies de Saint-

Saulve, Escaupont, Onnaing et Vicq293. En 1765, la communauté de Saint-Saulve demande à

291 - ADN, C 8561-1.292 - ADN, C 8051.293 - ADN, C 8716.

139

Illustration 92: Coupe d'une buse de bois couverte, 1747 (source : ADN, C 13 917).

pouvoir placer une buse dans la digue de la rivière de l'Escaut près de La Folie pour « fournir de

l'eau dans les fossés de leur warechais pour faire boire leurs bestiaux »294. L'inspecteur des canaux et

rivières Ignace Laurent leur accorde cette requête à condition que la buse soit installée aux frais de

la communauté. Une requête formulée par les habitants de Saint-Saulve datée du 09 avril 1766 fait

état d'une « buze en charpente servant à l'arrosement des prairies ». Il s'agit probablement de la

même buse que celle construite l'année précédente évoquée ci-dessus. La communauté demande

qu'une buse en maçonnerie soit établie à la place de cette buse de bois mais cela leur est refusé295.

Seule la réfection de l'ancienne buse de bois est accordée. En 1771-1773, l'ingénieur Dubuat

mentionne à plusieurs reprises trois buses qui servent à « abrever les bestiaux des marais de Saint-

Saulve et aux arrosemens nécessaires en été »296.

A Valenciennes tout un réseau de tuyaux permet d'approvisionner en eau les blanchisseries

artisanales du faubourg Notre-Dame. Un mémoire daté d'octobre 1747, écrit par l'ingénieur du roi

Louis Havez, nous apprend que, pour capter les eaux de plusieurs petits sources afin de les conduire

aux blanchisseries297, « on a fait des tuyaux de maçonnerie en ciment d'environs 4 pouces quarrés

lesquels se réunissent à un autre tuyau principal d'environ 5 à 6 pouces quarrés et dans lequel on a

scellé un autre tuyau en charpente de 4 pouces quarrés », pour un coût total de 3334 livres298. De

surcroit, l'auteur nous rapporte que 409 toises de tuyaux de charpente - soit 736 m de tuyaux - ont

été posés dans le sol. Ces conduits sont faits de pièces de 9 pieds de longueur (soit 2.6m) emboitées

les unes dans les autres, ce qui fait 283 pièces en tout selon nos calculs. Ces pièces sont constituées

de morceaux de bois évidés qui reposent sur un « dez de maçonnerie », c'est-à-dire sur une sole en

dur, pour éviter leur affaissement et leur permettre d'être mis en pente. Elles sont enfoncés d'un à

deux pouces dans le sol soit 30 à 60 cm et peuvent être recouvertes de structures maçonnées pour

les protéger. Le tout est ensuite cloué ensemble pour empêcher à l'eau d'ouvrir les planches et éviter

ainsi les fuites.

Ces canalisations souterraines sont à rapprocher de celles mise au jour lors du diagnostic

archéologique effectué rue de la Digue et au Chemin des Planches299. Ces conduits découverts se

294 - ADN, C 8088. « Vu la présente requête et l'avis du Sr Laurent, inspecteur des canaux et rivières, nous, […], permettons aux supliant de faire placer la buse dont il s'agit aux fins de ladite requête aux frais de leur communauté à la charge néanmoins de réponde à de tous les événements qui pourroient dans l'usage de lad ite buse. Mandons en conséquence au sieur Laurent de tenir la main à l'exécution de notre présente ordonnance. Fait le 3 aoust 1765. »

295 - ADN, C 8089.296 - AMV, DD 460.297 - Il s'agit plus ou moins des mêmes techniques de captage que pour les moulins de la vallée du Saint-Laurent où le

but est de rassembler les petits points d'eau pr en faire un grand par le biais de conduits de déviation des eaux.298 - ADN, C 13 917, « Mémoire à M. de Lucé intendant du Hainaut concernant l'effet actuel des eaux de fontaine

conduite pour l'usage des blanchisseries du fauxbourg de Notre Dame […] » par Louis Havez, ingénieur du Roi et inspecteur des Ponts et Chaussées, octobre 1747.

299 - Cf. :

140

situent ainsi dans la même zone que les buses évoquées en 1747 à savoir au faubourg Notre-Dame,

actuel faubourg de Paris , à proximité de la rivière Sainte-Catherine et du canal de Balhaut évoquée

dans le document. Il s'agit peut être des mêmes conduits dans les deux cas. Il serait donc intéressant

comparer les plans et les descriptions fournies dans le mémoire de 1747 aux données

archéologiques afin de voir si les dimensions et autres éléments concordent et ainsi confirmer cette

hypothèse.

- HUVELLE G., KORPIUN P., TIXADOR A., Valenciennes, Rue de la Digue, Chemin des Planches « SITA », DFS d'évaluation archéologique, Service Archéologique de la Ville de Valenciennes, Service Régional de l'Archéologie, Valenciennes/Villeneuve-d’Ascq, Nord-Pas de Calais, 2004.

- DELASSUS D., TIXADOR A., « Valenciennes, témoins archéologiques liés à l'eau : dans la ville, avant la ville », in Zones humides et villes d'hier et d'aujourd'hui : des premières cités aux fronts d'eau contemporains, 2010, Art. Cit., pp.29-30.

141

Illustration 94: Profils de plusieurs tuyaux dressés en 1747 qui illustrent les différents segments emboités les uns dans les autres (source : ADN, C 13 917).

Illustration 93: « Plan du tuyau traversant la rivière de Balhaut », 1747 (ADN, C 13 917).

Des canalisations en bois carré ont également été découvertes en 2012 sur le site

archéologique du château de l'arsenal. Deux conduits, l'une creusée dans un tronc évidé et l'autre

constituée de planches clouées, datés du XVIe-XVIIe siècles ont ainsi été découverts donnant sur la

porte d'eau du château pour permettre le déversement des eaux dans l'Escaut. L'hypothèse formulée

est que ces canalisations servaient à évacuer le trop plein d'eau d'un étang/vivier aménagé à l'époque

moderne à l'intérieur de l'enceinte du XIIIe siècle.

142

Illustration 96: Vue générale du réseau de buses de la rue de la Digue (cliché : Service archéologique municipal de Valenciennes ).

Illustration 95: Buse de bois couverte mise au jour lors du diagnostic SITA de la rue de la Digue qui peut être reliée à la coupe précédente (cliché : SAV, 2004)

Illustration 97: Vue rapprochée de deux buses perpendiculaires (cliché : SAV).

En 1752, un devis est rédigé à propos des « ouvrages à faire pour rétablir ou réparer la

quantité de deux cent trente une (231) toises, deux pieds, six pouces courants de tuyaux de potterie

servant à la conduitte des eaux à l'usage des blanchisseries du faubourg de Notre Dame »300. Ainsi,

hormis les buses de bois et de maçonnerie, il existe également certaines canalisations en terre cuite

pour acheminer l'eau. Ces trois matériaux co-existent donc au faubourg Notre-Dame. Il s'agit

également de plusieurs segments mis bout à bout et reliées au réseau301. Ce même type de tuyaux en

terre cuite vernissée a été découvert sur l'hôpital militaire du château de l'Arsenal comme le montre

l'illustration suivante :

300 - ADN, C 13 917.301 - Des détails sont donnés quant aux étapes et procédés de construction de ces canalisation en terre cuite. Il est

d'abord la « Démolition de la maçonnerie et des tuyaux de potterie de terre cuitte » puis leur remplacement par de nouveaux « fabriqué de boutte terre bien cuits à propos et vernissés en plomb au parement intérieur et de dimention des anciens pour ce raccorder [...] ». Ces tronçons de tuyaux sont reliés entre eux à l'aide de « mastic ».

143

Illustration 98: Vue générale des canalisations en bois mises au jour sur le site de l'Arsenal de Condé (cliché : Victorien Leman, août 2012).

Illustration 99: Vue en coupe des canalisations (cliché : Victorien Leman, août 2012).

Le drainage des terres

La deuxième fonction des canalisations est l'écoulement des eaux et le drainage des prairies.

La carte de 1731 mentionne entre autres la « Buse des Caillettes » à Saint-Saulve qui sert à

« écouler les eaux des prairies circonvoisines »302. En 1764, l'inspecteur des rivières Laurent, suite à

une visite au « warechaix » de Fresnes, demande à faire poser « une buze de chesnes de 12 pieds

environ de longueur avec un trou de 4 pouces de diamètre à la tête de ladite buze pour faciliter

l'écoulement des eaux qui séjournent dans cette partie du wareschaix »303. Cette buse est

effectivement achetée et posée pour une somme de 27 livres et 17 sols. La présence de buses dans

les marais d'Arnonville est également attestée en 1761304.

L'évacuation des eaux usées

302 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », légende n°68.303 - ADN, C 8044, lettre de l'intendant Louis-Guillaume de Blair, 16 janvier 1761.304 - AMV, DD 73.

144

Illustration 100: Fragment de canalisation en terre cuite découverte sur le site de l'Arsenal appartenant à l'hôpital militaire moderne (cliché : L. Deudon).

Outre l'écoulement des eaux et l'approvisionnement, les canalisations en milieu urbain ont

aussi pour fonction l'évacuation des eaux artisanales pouvant nuire à la salubrité publique. Le

prouve entre autres une ordonnance du 18 juin 1727 qui condamne la veuve Dumont, propriétaire

d'une boucherie dans la rue des Pauvres à Québec, à construire un « canal de bois » pour

l'évacuation de ses eaux sales, ordonnance dont voici un extrait :

« Ayant reconnu que les Eaux qui coulent d'un terrein appartenant à la veuve Dumont

scis en cette ville Rue des Pauvres se répendent dans ladite rue et la rendent très salle et

dangereuse pour les voitures et gens de pied et qu'en passant dans cette dite Rue l'on y

respire un air infecté par l'écoulement qui s'y fait du sang, abatis et excremens des

Bestiaux que ladite veuve Dumont et Charles Larche son gendre tuent dans une petite

Boucherie batie sur ledit terrein dont les voisins souffrent, et nous ont rendu différentes

plaintes auxquelles ayant égard et à la nécessité de remédier promptement à un tel abus.

NOUS ORDONNONS que dans huitaine pour toute préfiction et délay, la d ite veuve

Dumont rassemblera les Eaux qui sortent de son dit terrein pour les conduire dans un

Tuyau ou Canal de Bois posé en terre à un pied et demy sous la superficie de ladite Rue

jusqu'au Canal et vidange creusé à cet effet qui entre dans le jardin dit des Pauvres de

cette ville conformément à ce qui se pratique par tous ceux qui ont des Eaux à vuider de

leurs caves ou de leurs terreins sinon il y sera [mis] des ouvriers aux frais et dépens de

ladite Veuve Dumont […] »305

Cette buse est ainsi aménagée pour la salubrité publique dans un contexte de montée

progressive de la pensée hygiéniste et moderniste qui connait son apogée au XIXe siècle dans le

monde occidental. La fin de l'extrait semble suggérer qu'il s'agit d'une pratique courante dans la

ville à cette période. Il s'agit du même type de canalisation en bois que celles décrites dans

l'ordonnance de 1727 et le mémoire de 1747 ou encore que celles découvertes Rue de la Digue à

Valenciennes (voir plus haut). Comme pour l'Escaut, il s'agit de canalisations en bois carrées

recouvertes et placées en terre. Ce système de petites buses s'est ainsi exporté dans le Nouveau

Monde pour la gestion de l'écoulement des eaux.

c) Les fossés

305 - ANQ-Q, E1, S1, P1880, Cahier 12A, f°112v°-113r°.

145

En milieu rural, un quantité importante de fossés marque le paysage de la vallée de l'Escaut

et de la vallée du Saint-Laurent. En effet, une infinité de fossés, mis en place par les sociétés

riveraines, quadrillent le territoire et produisent paysage rural géométrique caractéristique de la

période.

Le Saint-Laurent

Dans la vallée du Saint-Laurent entre Trois-Rivières et Québec, quantités de fossés ont été

relevés dans les sources. Il s'agit essentiellement de fossés de drainage pour permettre l'écoulement

des eaux des terres. Ainsi, en 1707, une ordonnance de l'intendant Raudot demande aux habitants de

Batiscan de « faire un fossé en commun [...] capable de recevoir les Eaux qui viennent de la

profondeur des bois et qui doivent tomber dans la Rivière de Batiscan »306, fossé mitoyen qui sera

entretenu par la communauté. En 1722, il est demandé à tous les habitants qui ont des concessions

depuis Trois-Rivières jusqu'à la pointe du lac Saint-Pierre de faire des fossés mitoyens entre

chacune de leurs concessions de 3.5 pieds de large pour « égouter les eaux » de leurs terres307. De

nombreux fossés sont présents dans la région de Québec qui est l'une des plus importantes colonies

aux XVIIe et XVIIIe siècles. Déjà en 1672, il est fait mention d'un « focée qui tombe dans la

rivière Saint-Charles » à Québec près de l'Hotel-Dieu308. Également, en 1744, il est fait référence à

un fossé de ligne mitoyen qui permet d'assécher les terrains des Pères Jésuites et des Dames

Hospitalières de Québec309.

Ces fossés d'écoulement ont, dans la totalité des cas, la double fonction de délimiter les

terres tout en permettant leur drainage. Au regard des sources, la présence de ces fossés est donc

relativement importante dans la vallée laurentienne. De surcroit, si l'on prend en compte le système

du rang canadien fait de longues parcelles étroites et perpendiculaires au fleuve délimitées

systématiquement par des fossés de chaque côté, cela signifie que l'on a affaire à un paysage

complètement quadrillé par les eaux. Ainsi, le paysage de la vallée laurentienne est strié par les

fossés en eau à l'époque moderne. Cela souligne l'emprise humaine sur l'espace de plus en plus forte

et un mode d'organisation spatial et social spécifique permettant la mise en place d'un vaste système

hydraulique que l'on retrouve de la même manière dans la vallée de l'Escaut.

306 - ANQ-Q, TL5, D2690, 18 juin 1744.307 - ANC, MG8-A6, vol.7, pp.126-128.308 - ANQ-Q, E1, S3, P61, f°42.309 - Ordonnances des Intendans du Canada, vol.II, pp.388-389, 1744.

146

L'Escaut

Pour la vallée de l'Escaut, ces fossés sont visibles sur les cartes, notamment sur la « Carte

particulière du cours de l'Escaut, de la Haine et de l'Honneau » de 1731310. En effet, sur cette carte,

l'on peut apercevoir une quantité innombrable de petits fossés parallèles. Ils quadrillent entre autres

l'espace des marais de Bourlain, des marais de l'Épée ainsi que le territoire de Saint-Saulve et de

Condé. Ces nombreux fossés servent à écouler les eaux des terres, des prairies et des marais et

servent aussi à délimiter les parcelles à l'instar de la Nouvelle-France. Ils débouchent pour la plupart

dans un plus grand canal, comme le Canal du Noir Mouton; dans une rigole, telle la Rigole de la

Goularde311; ou bien directement dans l'Escaut et ses tributaires. Tous ces fossés strient le paysage et

lui donne une allure géométrique totalement artificielle qui souligne la forte anthropisation de la

vallée en milieu rural.

Plan de Valenciennes et de sa banlieue dont le paysage est strié par les fossés de drainage, 1731-1732 (DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière...», AN, N 11 Nord 9 – 2071).

Un document de 1733, accompagné d'un plan, relatif à l'attribution de parcelles de prairies

310 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.311 - Idem.

147

Illustration 101:

dans les marais de Condé, évoque l'existence de fossés312. Il est dit en l'occurrence que chaque

adjudicataire a l'obligation de faire des fossés de séparation de 10 pieds de largeur sur 5 de

profondeur pour empêcher le franchissement des animaux et surtout permettre l'écoulement des

eaux et ainsi assécher les terrains. Ces fossés doivent être régulièrement entretenus et curés durant

toute la durée du bail, c'est-à-dire 6 ans, de 1733 à 1739, comme c'est le cas pour les fossés de la

vallée laurentienne.

Ces fossés se jettent dans les différents canaux, comme le Canal de la Noire Digue, et dans

des buses dont il faut également veiller à l'entretien pour éviter que les eaux ne débordent et

n'inondent les prairies en question. Ces canaux et buses se déversent ensuite dans l'Escaut. Ceci

montre l'existence d'un triple système fossé-canal-rivière où chaque dérivation se jette dans une plus

grande grande à la manière d'un entonnoir inversé313. Un écrit de 1729 nous confirme cela en disant

que : « peu de tems après la réduction de ladite ville sous l'obéissance du Roy [on a fait] un Canal

appellé le grand Courant dans lequel les Eaux des fossez qui entourent les prairies se déchargent et

par où elles vont tomber dans l'Escaut à Condé »314. Chaque fossé est connecté à un canal lui même

relié à la rivière. Ceci est valable pour toute la vallée de l'Escaut comprise entre Valenciennes et

Condé où l'on rencontre quantités d'exemples similaires. Ce procédé est aussi visible dans la vallée

laurentienne.

Ce triple système atteste la mise en place d'un important réseau hydraulique interconnecté et

interdépendant où les dérivations sont reliées les unes aux autres aboutissant à la création un

système hydraulique original et complexe.

C - Un vaste réseau structuré et interconnecté

Canaux, fossés, aqueducs, buses : tous ces éléments sont interconnectés, interdépendants les

uns des autres, dans la vallée de l'Escaut comme dans celle du Saint-Laurent. Chaque conduit

artificiel est relié à un autre, ce qui abouti à la création d'un réseau hydraulique complexe. Ainsi à

Québec en 1732 où le canal construit par le Sr Fournel « se dégorgera dans un autre Canal qui

traverse la place et va se rendre à la grève [du fleuve] »315 ou à Saint-Saulve où le courant de

312 - ADN, C 6970.313 - Ce système qui fonctionne par gradation se rencontre toujours aujourd'hui avec des égouts qui se vident dans des

grands collecteurs de taille supérieur qui se déversent eux-mêmes dans des receptacles plus grands ou dans un canal ou une rivière souterraine.

314 - ADN, C 8561-2.315 - ANQ-Q, E1, S1, P2480, Cahier 20, f°127-127v°, 21 août 1732 .

148

Couroube, le canal de Grabo et le canal de Putamon, après avoir recueilli l'eau des fossées de

drainage, se jettent dans le Grand Canal de Saint-Saulve qui lui-même se déverse dans l'Escaut316.

La rivière est à la tête de ce système hydraulique où convergent in fine toutes les eaux.

Par ailleurs, il s'agit également d'un système connecté d'une rive à l'autre et de l'amont vers

l'aval. Vers 1775, par le biais d'un aqueduc sous l'Escaut à Saint-Saulve, il est proposé de relier les

marais de la rive gauche à ceux de la rive droite afin de rééquilibrer les quantités d'eau présentes sur

chaque rive de l'Escaut317. La rive gauche déverse ainsi ses eaux dans la rive droite qui est plus

sèche318.

Dans un mémoire où il est question de l'Escaut dans le Cambrésis et le Hainaut, les autorités

316 - ADN, C 8716.317 - ADN, C 6847, « Moyen proposé pour dessécher les marais de Bruay, d'Arnonville et de l'Epaix ».318 - AMV, DD 460. Extrait : « Les marais de la rive gauche de l'Escaut surchargés de leurs propres eaux et ferrés entre

les hauteurs et les digues de l'Escaut ne pouvoient les écouler à temps dans cette rivière, leur dessèchement ne pouvoit jamais même être complet. L'examen du local a fait connoître que le fond des prairies opposées [rive droite], au dela de l'Escaut étoit assez bas pour procurer à ces marais un dessèchement total. Cette connoissance faisoit désirer que les intéressés de l'inondation de Condé voulussent bien consentir à l'établissement d'un aqueduc sous l'Escaut […] pour recevoir de nouvelles eaux des marais de la rive gauche ».

149

Illustration 102: Plan de la région de Condé, Atlas Trudaine, généralité du Hainaut-Cambrésis, 1746. Les différents canaux de l'inondation de Condé sont reliés entre eux et à la rivière de l'Escaut à la manière d'un réseau interdépendant (source : AN, F 14 8481 pl.32).

expliquent que l'on « sacrifie » Condé en faisant converger vers elle toutes les eaux du Haut Escaut,

ce qui la transforme en une vaste zone humide soumise aux perpétuelles inondations319.

Valenciennes par exemple assèche ses marais et envoie ses eaux dans les marais de Saint-Saulve.

Plusieurs écrits expliquent que les aménagements faits dans le Cambrésis et aux alentours de

Bouchain (élargissements, redressements) provoquent des crues de Valenciennes à Condé. Ainsi, les

aménagements fait en amont se répercutent sur l'aval.

Enfin, marais et rivière sont également reliés l'un à l'autre. Les eaux de l'Escaut se déversent

dans les marais320 et inversement, les marais rejettent leurs eaux dans l'Escaut via les canaux et les

fossés. En 1772, Ignace Laurent nous apprend que, pour se prémunir des inondations à

Valenciennes, les eaux de l'Escaut sont déversées dans les marais de Bourlain en banlieue de la

ville321. A l'inverse, les propriétaires des prairies comprises entre Valenciennes et Condé, rejettent

leurs eaux excédentaires dans l'Escaut. Les zones humides sont donc en étroite relation avec la

rivière et font partie intégrante du réseau fluvial. Elles sont aussi connectées entre elles de manière

artificielle par le biais des canaux. Tels est le cas à Condé où les différents marais de l'Inondation de

Condé sont mis en connexion grâce aux canaux322.

Ainsi, toutes les eaux communiquent entre elles, sont reliées les unes aux autres et circulent

au sein de ce système complexe fait d'interconnexions et d'interdépendances.

319 - Idem.320 - ADN, C 8716. Document qui stipule qu'« il faut empêcher le reversement des eaux soit de l'Escaut dans le grand

marais soit de la Haisne ou de l'Honneau dans les terreins de Thivencelles et de la canardière, moins il y aura d'eau, moins il faudra de tems pour son écoulement ».

321 - ADN, C 8716, « Mémoire que présente Ignace Laurent, inspecteur des rivières demeurant à Valenciennes à Monseigneur Taboureau, intendant de la province du Haynaut concernant les inondations des marais de Bourlain à Trith et de l'Epaix. », 27 janvier 1772.

322 - ADN, C 9288. « Au moyen des voutes souteraines sous les lits des rivierres, l'on est parvenu à faire communiquer les eaux des innondations séparées pour les amener à un point de réunion et de la les verser dans le Bas-Escault par le front du grand fossez de la porte de Tournay à Condé ».

150

Conclusion

Outre les équipements fluviaux aménagés dans et autour des rivières, c'est leur lit lui-même

qui se voit modifié et façonné par les sociétés. Ces transformations du lit prennent de nombreuses

formes (« travaux de terre », endiguement, redressement, dérivations, détournement) et affectent

toutes les dimensions de l'hydrosystème fluvial (largeur, profondeur, lit, berges). La multitude de

changements apportés aux cours d'eau, évoqués dans ce chapitre, témoigne de la forte

artificialisation de la vallée de l'Escaut et, à moindre mesure, de vallée du Saint-Laurent dont les

grands cours d'eau sont moins facilement façonnés.

Les nombreuses ramifications artificielles greffées au réseau fluvial (canaux, aqueducs,

rigoles, fossés) aboutissent à la construction d'un système hydraulique original, interdépendant et

interconnecté. Toutes ces modifications transforment profondément la morphologie fluviale et

témoignent de la volonté de maitriser l'espace et les eaux.

L'espace fluvial reflète ainsi l'idéologie du temps à une période où l'on aspire à contrôler la

Nature en la corrigeant par la science et la technique. Ces aménagements laissent une empreinte

remarquable dans le paysage de la France et de la Nouvelle-France même s'il existe un différentiel

de l'aménagement dans les deux pays marqué par des transformations moins nombreuses sur le

Saint-Laurent, proportionnellement à la faible population présente sur le territoire. Les

aménagements sont cependant là et témoignent d'un paysage fluvial laurentien en voie d'

« humanisation » qui sera davantage prononcée et plus massive à l'époque contemporaine.

La majeure partie des aménagements évoqués présentent un lien étroit avec les inondations,

préoccupation majeure aux XVIIe et XVIIIe siècles qui conditionne en grande partie l'évolution du

paysage fluvial de part et d'autre de l'Atlantique.

151

Ch3 : Aménagement et inondation

« En général, il faut se représenter un fleuve comme un bon ami, qui, d'un instant à l'autre, peut devenir à tout moment notre plus grand ennemi » (Silberschlag J.-T., Théories des fleuves avec l'art de bâtir dans leurs eaux et de prévenir

leurs ravages, Paris, 1769).

Chez les sociétés proches des rivières et des fleuves, le risque inondation est omniprésent,

particulièrement à l'époque moderne. L'inondation correspond à l'élargissement du lit d'un cours

d'eau suite à une crue. L'eau submerge les rives, passe de son lit mineur, ordinaire, à son lit majeur

et envahit les terres, l'espace habité, les biens avec parfois un lourd impact sur les riverains. Aléa

hydroclimatique, effet de l'érosion ou conséquence anthropique323, l'inondation bouleverse

l'organisation spatiale et sociale. L'aménagement étant l'expression du social sur le spatial, il existe

une relation étroite entre l'aménagement fluvial et les inondations qui se décline à plusieurs niveaux.

D'abord, les débordements répétés produisent des aménagements spécifiques d'une part pour se

protéger des crues, limiter leur impact et ensuite pour tenter de diminuer leur fréquence en luttant

contre la cause des catastrophes. Ensuite, les différentes transformations opérées sur les rivières,

vues précédemment, bouleversent l'équilibre fluvial et peuvent elles-mêmes provoquer l'inondation,

volontairement, lors des inondations défensives, et involontairement, lors des crues accidentelles

qui ravagent dans les deux cas les biens. C'est pourquoi il faut enfin porter sur regard sur l'impact de

ces inondations sur les aménagements fluviaux d'une part et plus largement sur l'espace construit

urbain et rural d'autre part.

I - Les aménagements contre les inondations

A – Aménager pour protéger : les équipements et structures contre les crues

Le premier type d'aménagement de lutte contre les inondations sont les structures qui

tentent d'atténuer l'impact des crues sur les sociétés riveraines. Elles prennent diverses formes

comme les digues, les murs anti-crues ou encore les bassins de rétention qui perdurent jusqu'à

aujourd'hui. Le but de ces équipements n'est pas d'agir sur les causes du phénomène mais de

chercher à en réduire les effets pour a posteriori en limiter les dégâts324. Les autorités des XVIIe et

XVIIIe siècles aménagent ainsi les rives dans cette direction. Ces structures de protection

323 - Pour voir les différentes causes d'inondations naturelles et anthropiques, cf. :- DEUDON L., Sociétés et territoires fluviaux..., 2013, Opus Cit. pp.143-161.324 - SERNA V., La construction d'un paysage fluvial, Opus Cit. p.89.

152

permettent d'apporter une solution provisoire aux crues récurrentes. Tout au long de la période, ces

éléments de protection, qui ont un rôle clé dans la prévention des inondations, se développent sur le

territoire de la vallée du Saint-Laurent et de la vallée de l'Escaut.

a) Les digues

Les digues, si elles servent à encadrer le lit et à diriger ses flux, jouent un rôle déterminant

dans la lutte contre les inondations. En effet, les hautes digues, levées, talus, élevés en milieu urbain

et en milieu rural, permettent de repousser les eaux vers l'intérieur du lit pour éviter qu'elles ne

submergent les rives. Cette fonction clé de la digue est omniprésente dans les sources pour les deux

espaces étudiées.

Entre Valenciennes et Condé, les digues jouent un rôle primordial dans la protection contre

les crues, rôle que les contemporains mettent en exergue dans leurs écrits. C'est même l'édifice

principal sur lequel chacun repose pour prévenir le risque inondation. En effet, c'est la première

barrière que l'on érige contre l'eau dans une grande partie des cas des figures. En 1750 à

Valenciennes, il est demandé d'utiliser les terres de déblai pour en faire des « digues assez élevées

au dessus des plus grandes crues » de 40 pieds de large (environ 12 m) de chaque côté de l'Escaut

« aux endroits qui se trouvent surmontés par les grandes eaux »325. En général, les levées sont

souvent constituées de terre et de gravier pour les renforcer et dominent les hautes crues d'un mètre.

Le 16 janvier 1761, Charles de Flinnes, habitant de Fresnes, demande le rétablissement de la digue

du « warechaix » sans quoi lui est ses voisins seront menacés de la ruine suite aux inondations

répétées depuis 4 à 5 ans326. La préservation des biens de chacun repose donc sur la présence des

digues.

De Trois-Rivières à Québec, quelques digues permettent également de se protéger des

inondations, notamment les digues des fossés communs, sujets à se remplir facilement du fait du

ruissellement des eaux, des eaux pluviales et issues de la fonte des neiges au printemps. Ainsi à

Batiscan en 1744, les habitants demandent de faire aménager une « chaussée » c'est à dire une levée

de chaque côté du fossé de la communauté « pour empêcher que les Eaux n'innondent les terres et

ruinent leur maison et granges »327. La digue protège aussi de la marée parfois violente du fleuve.

Dans une lettre du 22 juin 1739, le président du Conseil de Marine de Québec nous apprend 325 - ADN, C 8716, Ordonnance de l'intendant Lucé, 14 mars 1750 .326 - ADN, C 8044.327 - ANQ-Q, TL5, D2690, 18 juin 1744.

153

qu'« une marée formidable a fait battre la mer jusqu'au pied du mur du magasin général et inondé

une partie des grèves du faubourg de la Pointe-Dauphine »328. Pour prévenir les accidents futurs, il

demande que les particuliers soient obligés de « faire une digue devant leurs emplacements ».

Vu l'importance des digues dans la lutte contre les crues, il est par conséquent strictement

interdit de les dégrader ou d'effectuer des coupures dans celle-ci, sans quoi cette barrière ne serait

plus efficace, comme le stipulent de nombreux règlements329. Il est à l'inverse demandé aux

riverains de les entretenir régulièrement pour qu'elles ne s'affaissent ni ne cassent afin de ne pas

laisser entrer les eaux sur les terres. L'ordonnance du 04 juin 1755 demande que :

« […] conformément aux anciennes Ordonnances à tous et chacuns les riverains des

Rivières d'Escaut, de Hayne et de Honneau de faire couper les Oziers, Warpins, Arbres

et Arbrisseaux nuisibles au cours de l'eau, et d'entretenir les Digues desdites Rivières

chacun sur leurs terrains respectifs pour tenir lesdites Digues à la houteur, largeur et

épaisseur convenable, à peine d'y être mis des Ouvriers à leurs frais et dépens et en

outre de cent florins d'amende […] »330.

A l'instar des autres aménagements présents en milieu rural (ponts, fossés, canaux),

l'entretien des digues appartient à la communauté qui doit veiller régulièrement à leur remise en

état331 et ce pour leur propre bien car, lorsque la rupture de digue survient, ces sont les paysans qui

sont les premiers touchés. Effectivement, l'eau qui passe les digues envahit les terres et les noient

jusqu'à provoquer le pourrissement des récoltes et des foins. Malgré les opérations d'entretien, les

ruptures de digues sont fréquentes, révélant ainsi un édifice fragile loin d'être infaillible.

La digue : un édifice fragile

328 - ANC, MG1-B, vol.68, f°3.329 - ADN, C 8716. Cf. entre autres les articles II et IX de l'ordonnance de l'intendant Blair de Boisemont du 04 juin

1755 au sujet des canaux de l'inondation de Condé du 04 juin 1755 : Art. 2 : « Faisons défenses aux Propriétaires et Fermiers des Terres et Prairies de couper les Digues desdits Canaux,

pour faire des Abreuvoirs ou autrement les dégrader en façon quelconque, à peine de cent florins d'amende [...] » Art. 9 : « Défendons très-expressement de faire aucunes coupures dans les Digues desdites rivières [l'Escaut, la Haine et

l'Honneau] ou autrement les diminuer ou dégrader, à peine de cent florins d'amende même de punition exemplaire selon l'exigence des cas, outre les dommages et intérêts envers ceux qui auront souffert desdites dégradations ».

Cette ordonnance est mise à jour et réimprimée tout au long du XVIIIe siècle. 330 - Idem, art.VIII.331 - Les autorités effectuent régulièrement des visites des digues pour vérifier leur état et exiger des réparations le cas

échéant. Dans l'ordonnance du 04 juin 1755, le Sr Paliart, subdélégué de Condé, est ainsi autorisé à faire « toutes les fois qu'il le jugera nécessaire et le plus souvent qu'il lui sera possible des visites sur lesdits Maris ou le long des Digues desdites Rivières » (ADN, C 8716, Art. XV).

154

La résistance des digues est déterminante puisque ce sont précisément elles qui retiennent

les eaux dans le lit de la rivière et ainsi faire qu'il y ait inondation ou non, c'est pourquoi leur

consolidation fait partie des priorités. Elles marquent la coupure du lit mineur vers le lit majeur.

Cependant, leur rupture est fréquente, ce qui provoque le déversement de l'eau sur les rives avec

parfois de lourdes conséquences. En 1756, le rétrécissement des digues associé aux pluies

continuelles provoquent l'affaissement d'une partie des digues et leur écroulement dans l'Escaut

d'Escaupont à Condé, ce qui menace les terres et les prairies environnantes qui ne sont plus

protégées des crues de la rivière332. En 1757, plusieurs ruptures de digues sont constatées à Saint-

Saulve, où il y a « une rupture de 70 pieds à l'héritage de la veuve Musteliers », à Bruay, qui accuse

« une rupture de 12 pieds de largeur », et à Fresnes où l'on constate « une rupture de six pieds » du

fait des fortes crues333. Des réparations temporaires sont effectuées sous forme de colmatage avec

des piquets de bois, des branches et de la paille pour permettre leur consolidation provisoire dans

l'attente de leur vraie réfection334. Le 04 octobre 1757, les fermiers et éleveurs d'Escaupont

s'adressent à l'intendant de Blair de Boisemont en expliquant que les digues sont fortement

dégradées, ce qui risque de provoquer une inondation comme en janvier 1757, inondation qui a

causé « des pertes et dommages considérables aux propriétaires et occupeurs des différens

héritages »335. La communauté demande donc la réfection entière des digues pour prévenir le risque

d'inondation.

Les travaux de réparation des digues sont effectués soit par des ouvriers, payés à la journée,

soit par les habitants directement. Dans les deux cas, les frais sont à la charge de la collectivité,

principale intéressée comme c'est le cas pour les tous les riverains de l'Escaut336 (Cf. Document n°2)

332 - ADN, C 8716, « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé », 1756 : « Les pluies continuelles de cette année ont occationné que partie des digues se sont (é)croulées dans la rivière, ce qui a rendu les digues si faibles dont elles n'ont plus que 2 à 3 pieds de largeur par le haut et 12 à 15 par le bas au lieu quel doivent avoir 10 pieds par le haut et 24 par le bas, cet accidens est surtout arrivé depuis la barières d'Ecaupont jusque proche la porte du Quenoi à Condé à la longueur de cinq mil toises. Si l'on ni remédie aux dites digues, le premier orage qui pourra arriver inondera toutes les preries et terre des terrein en desous, ce qui feroit une perte total des foins et grains ».333 - ADN, C 8716, « Estat des ruptures qu'il y a à la rivière de l'Escaut qui sont connus et praticables jusqu'à présent »,

1757334 - ADN, C 8716, « « État de la dépense pour la construction d'une digue provisionnelle pour empecher les

inondations en desous du village d'Escaupont occasionnées par la rupture et le débordement des eaux [...] ».335 - ADN, C 8716.336 - « Etat de la dépense pour la construction d'une digue provisionnelle pour empecher les inondations en desous du

village d'Escaupont occasionnées par la rupture et le débordement des eaux le 5 janvier 1756 laquelle digue provisionnelle a été faite au travers des terres de Jean Baptiste Bouillé ». Du 20 au 28 janvier, l'état rend compte du nombre de 326 journées d'ouvriers « pionniers » employés pour la réfection des digues rompues suite à l'inondation.

155

et ceux par exemple de Batiscan337.

Pour être suffisamment solides et stables, les différents écrits expliquent que les digues

doivent avoir une base de 24 pieds de large et 10 pieds de large à leur sommet, normes

conventionnelles appliquée par exemple à toutes les digues de l'Escaut. Si leurs dimensions sont

inférieures à celles-ci, les digues sont alors beaucoup fragiles et plus sujettes à s'écrouler. Ainsi à

Batiscan en 1722 où un ouvrier ne respecte pas les longueurs et largeurs adéquats, ce qui

provoquent la rupture de la digue et le débordement des eaux338. En 1756 à Escaupont,

l'écroulement des digues est du à leur rétrécissement au profit de l'élargissement de la rivière 339. Les

digues doivent ainsi respecter des proportions minimales pour pouvoir rester en place et repousser

les eaux correctement.

Parfois, même si les dimensions sont respectées, il arrive que les digues ne résistent pas à la

force des eaux et soient quant même emportées lorsque les crues sont importantes. C'est le cas lors

de l'inondation qui survient du 22 au 25 janvier 1757 qui emporte la digue de l'Escaut, pourtant de

40 pieds de large, en aval de Saint-Saulve340, « ce qui occationne l'inondation des preries depuis

Valenciennes jusqu'à Condé sur la rive droite ». Lors de cette crue, la hauteur de l'eau est telle

qu'elle surpasse les digues qui deviennent par conséquent inutiles.

Ainsi, quantité d'inondations sont causées par les rupture de digues souvent pas assez hautes,

trop fragiles et pas suffisamment entretenues. Les sources, tout au long du XVIIIe siècle font état

d'une lutte perpétuelle contre les ruptures de digues. Moyens pour retenir provisoirement les eaux,

la digue ne constitue pas une solution sur le long terme. C'est pourquoi les sociétés riveraines se

tournent vers des solutions plus durables.

b) Batardeaux et murs anti-crues

Lorsque la terre de suffit plus à contrer les inondations, les sociétés riveraines, en France

337 - « il est ordonné aux habitants de Batiscan de faire un Chaussée et un fossé depuis l'habitation de Michel Lepelé dit Desrives jusques à la terre de Joseph Rouillard […] Il est permis à Jean Mongrain et autres habitans de Batiscan demandeurs énoncés en ladite Ordonnance de mettre des Journalliers pour faire lesdit fossé et chaussée aux fraix et dépens des refusans dont les Journées seront payées à 35 sols ».

338 - BANQ-TR, TL3, S11, P3115, microfilm M38/2.339 - ADN, C 8716, « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé », 1756.340 - ADN, C 8716, « Estat des dégradations qui se sont faites aux digues le long des rivières de l'Escaut, du Honneau

et des ravins qui y fluent arrivée par les grandes eaux ( → inondation) du 22 janvier [1757] pendant la nuit jusqu'au 25 au soir » : « A la rivière de l'Escaut une digue emportée sur la rive droite en desous de St Saulve de la largeur de 40 pieds et d'autres partie ébranlée à la rivière de Ronel au desus de Marlis [...] ».

156

comme au Canada, recourent à des murs anti-crues, construits en dur pour former une barrière

durable contre les eaux ainsi repoussées en arrière.

En 1740 aux forges du Saint-Maurice à Trois-Rivières, un mur est construit le long de la

rivière Saint-Maurice pour protéger le fourneau de la forge des « grosses eaux du printemps [qui]

eussent fait écrouler la terre de la pointe sur laquelle il est placé »341. A Québec, les quais de pierre

jouent aussi ce rôle de barrière qui protègent les habitations de la marée haute du fleuve comme le

montrent le « Profil du Quay de l'Enceinte de Québec » de 1689342 et le témoignage de N.-G.

Boucault. En 1754, Nicolas-Gaspard Boucault, secrétaire de l'intendant Bégon, nous apportent des

informations quant aux inondation de la ville. Il décrit la basse-ville qui est en deux parties et qui

dispose d'une grève « si plate qu'elle est toujours couverte d'eau quand la mer est montée », il

suggère donc la construction de ce qu'il appelle une « grande muraille » et d'élever les terrains à la

hauteur de cette muraille pour éloigner la marée et de cette façon le risque inondation. Boucault

suggère également de faire un quai pour bâtir en sûreté « comme plusieurs particuliers ont déjà fait,

le long de l'entrée de cette baie [rivière Saint-Maurice] et le long du fleuve »343. Cela confirme la

mise en place de structures en dur pour lutter contre les crues et la marée.

En janvier 1786, l'édification d'un batardeau est demandée par les autorités de Bruay sur le

terrain d'un certain Henri Dhaussy, « lequel doit préserver non seulement leur communauté mais

encore celle de Beuvrage et Raismes de toute inondation dans le cas de rupture d'une des digues de

l'Escaut »344. Il s'agit ainsi d'une sorte de mur anti-crue qui constitue une seconde barrière aux eaux

si les digues faillissent. Le batardeau offre ainsi une deuxième sécurité pour les riverains. Il y a

cependant débat quant à son emplacement, tout près de l'Escaut ou en bout de prairie ou en avant de

celle-ci345. L'emplacement détermine l'efficacité de la structure. Au final, un batardeau anti-

inondation de 30 toises de long soit 54m, en retrait par rapport à l'Escaut, est mis en place. Les 300

livres nécessaire à cet effet sont pris sur les deniers de l'Inondation de Condé, fond commun

renfloué entre autres par la communauté sous la forme d'un impôt afin de faire face aux inondations

341 - ANC, MG1-C11A, vol. 110, f°71 v°, « Sur les forges St Maurice administrées par S. Olivier », 17 octobre 1741.342 - DE VILLENEUVE R., « Profil du Quay pour l'Enceinte de Québec », 1689, Archives du séminaire de Québec,

Z-8.343 - ROY P.-G., Opus Cit. p.240.344 - ADN, C 8569.345 - Idem. D'un côté, le dénommé Dhaussy est d'accord pour que le batardeau soit fait en avant de sa prairie tout près

de l'Escaut alors que l'intendant Crendal veut qu'il soit érigé en bout de prairie plus loin pour être plus petit et plus solide. Faire un batardeau près de l'Escaut selon Crendal est plus coûteux et plus difficile et l'aménagement est plus conséquent comme il l'évoque lui-même : « le projet seroit plus dispendieux, moins solide et plus difficile à exécuter à cause que le Batardeau se trouveroit sur l'ancien lit de l'Escaut qui par ce moyen seroit encore plus longtemps à se combler ».

157

et pouvoir payer les travaux indispensables pour se protéger des crues.

c) Bassins et déversoirs

Pour évacuer le trop-plein d'eau des rivières et canaux et éviter ainsi leur débordement, il est

parfois proposé la construction de bassins et de déversoirs pour reverser l'excédent d'eau. Vers 1775,

il est ainsi proposé mettre en place deux « reversoirs », l'un à l'Escaut et l'autre à la Haine, pour se

débarrasser durablement des inondations dans le pays de Condé346. Le but de ce procédé est de

trouver un « vide » pour que se déversent les eaux stagnantes. Encore aujourd'hui, les bassins de

rétention fonctionnent sur le même principe. Les canaux de décharge ont également pour rôle de

recevoir les eaux excédentaires pour empêcher les débordements.

Tous ces aménagements mis en place témoignent d'une certaine résilience des sociétés face

aux crues347. Du latin resilio, ce terme, emprunté à la physique des matériaux, désigne la capacité à

s'adapter aux perturbations d'un milieu et à réagir en conséquence pour en atténuer l'impact. Les

ingénieurs du temps travaillent également sur les causes des inondations et tentent de trouver une

solution durable au problème des crues récurrentes qui ont un impact important sur les sociétés et

plus largement sur l'économie du royaume.

B - L'assèchement des terres et des marais : le grand combat du XVIIIe siècle

Les structures anti-crues comme les digues, nous l'avons vu, ne sont pas toujours efficaces et

présentent de nombreuses failles. C'est pourquoi les autorités et la communauté tentent d'élaborer

un moyen durable pour en finir avec les inondations. La solution pense être trouvée dans le drainage

et l'assèchement des terres et des marais qui mobilisent tous les efforts tout au long du XVIIIe

siècle. Cette volonté d'assécher les terres est visible dans la vallée de l'Escaut comme dans la vallée

laurentienne même si le problème est nettement moins important au Canada par rapport à la France.

a) Un constat préoccupant

Au XVIIIe siècle, la région comprise entre Valenciennes et Condé constitue une vaste zone

346 - ADN, C 8716.347- D'après Joelle Burnouf et Philippe Leveau, la résilience désigne la capacité à vivre avec les modifications de l'environnement qui entourent les sociétés et la réponse de celles-ci face aux aléas (BURNOUF J., LEVEAU P., Fleuve et marais, une histoire au croisement de la nature et de la culture, Paris, CTHS, 2004, introduction).

158

humide perpétuellement confrontée aux inondations avec des conséquences matérielles et humaines

désastreuses pour la population et, plus généralement, pour le royaume. Un mémoire exceptionnel

rédigé le 15 janvier 1732 intitulé « Mémoire sur la ville de Condé et ses environs »348 nous permet

mesurer l'impact des inondations sur la population située entre Valenciennes et Condé et ainsi

comprendre tout l'enjeu de l'assèchement des terres. C'est d'ailleurs à l'occasion de ce mémoire

qu'est dressée la « Carte particulière du cours de l'Escaut, de la Haine et de l'Honneau » de 1731-

1732 par De Millordin et Biache, source elle aussi précieuse349.

Entre Trois-Rivières et Québec, le problème de l'assèchement des terres se pose mais dans

des proportions nettement moindres que dans la vallée de l'Escaut.

Des pertes matérielles considérables

Les différentes inondations qui ont lieu tout le long du XVIIIe siècle dans la vallée de

l'Escaut surtout mais aussi, à moindre mesure, dans la vallée du Saint-Laurent, ont un impact

matériel important. Lorsque la rivière ou encore les canaux et les fossés débordent, l'eau submerge

les rives et ravage par conséquent les terres ensemencées, les récoltes, les foins, rend les prairies et

les rues impraticables, détruit les maisons, les granges, etc. Les conséquences en milieu rural sont

donc importantes surtout dans le cas français. Elles sont moins perceptibles dans le cas canadien

mais restent à ne pas négliger néanmoins avec un impact bien présent dans certaines seigneuries.

De 1707 à 1744, dans la seigneurie de Batiscan, les habitants réclament la mise en place d'un

fossé commun car « leurs terres étant toutes les années innondez faute dudit fossé », ce qui cause un

« grand préjudice » aux censitaires qui ne peuvent plus exploitées les terres. Une correspondance de

1743 destinée à la métropole nous apprend que les « grandes eaux » ont inondé les terres

ensemencées dans les gouvernements de Trois-Rivières et de Montréal et ont empêché les mettre les

semences dans quantité d'autres endroits de la vallée350. En 1745 à nouveau à Batiscan, Joseph

Rouillard se plaint de l'état de ses terres, ravagées par les débordements d'un ruisseau. Il nous

348 - ADN, C 8561-2, « Mémoire sur la ville de Condé et ses environs », 15 janvier 1732, 18 p.349 - - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l'Escaut, de celuy de la Hayne et

de l'Honneau dans l'étendue de l'Intendance du Haynaut. », 1731-1732 (Archives Nationales N 11 Nord 9 – 2071). L'auteur cite une carte qui correspond assez bien à cette carte : « La Carte du Cours de l'Escaut depuis Bouchain jusques à la sortie du Royaume est cy jointe, on y remarquera ce qui forme l'inondation de Condé qui a fait l'objet du travail dont il est question ». L'auteur du mémoire est donc très probablement Fly de Millordin même si ce mémoire n'est pas signé.

350 - ANC, MG1-C11A, vol.79, f°97-99, Correspondance générale, 06 juin 1743.

159

explique en effet que les « eaux de ce Ruisseau […] sont des plus abondantes surtout le printemps et

l'automne en entrainant par sa rapidité une quantité de sable considérable, et d'autres immondices

qui ruine totalement leur dites terre »351.

Le constat est bien plus préoccupant dans la vallée de l'Escaut. Entre Valenciennes et Condé,

les terres sont régulièrement ravagées par les eaux, notamment dans le seconde moitié du XVIIIe

siècle. A Escaupont, le cas du laboureur Jean-Baptiste Bouillié est assez flagrant. Celui-ci nous

rapporte que, suite aux inondations survenues les 5 janvier et 18 février 1756, il a perdu 8

mencaudées soit environ 194 ares352 de terres ensemencées et 20 mencaudées (485,6 ares) de terres

labourables de grains d'hiver « de sorte que toutes les pertes accumulées et très considérables

causent sa ruine totale et le mette devant l'impuissance de satisfaire aux tailles et impositions de

toute espèce pendant nombre d'années »353. Un arpenteur, dépêché sur le terrain, nous confirme

l'ampleur des pertes. Ce dernier estime à 900 livres les coût des terres « dont il sera en non

jouissance […] quatre à cinq ans » auquel il faut rajouter 500 livres pour les « non jouissance » et

960 livres pour les grains et les pailles perdues sur les 20 mencaudées. Les autorités par conséquent

acceptent donc de lui accorder une exemption d'impôts « afin de l'aider à remettre ses terres en

estat ».

Par ailleurs, d''autres habitants expliquent que : « la paroisse d'Escaupont a considérablement

souffert par les inondations qui ont été continuelles jusqu'au mois de may [1756], ce qui les a obligé

à ensemencé deux fois leurs terres qui ont produit une très pettite dépouille »354. La même année à

Fresnes, les eaux ont submergé « 100 mencaudées [2428 ares] ensemencées de bled d'hiver dont les

occupeurs ont fait peu de proffit ». Enfin, un mémoire à l'attention de l'intendant Blair de

Boisemont fait état des pertes subies lors des inondations de 1756 de l'Escaut, de la Haine et de

l'Honneau dans les différents paroisses du Valenciennois à savoir Maing, Trith, Bruay, Beuvrages,

Escaupont, Fresnes, Wicq, Crépin, Onnaing Carouble et Raismes. Il nous rapporte ainsi que 11 000

gerbes de blé ont été perdues cette année là, la même chose en 1757.

Hormis les terres cultivables, les prairies sont elles aussi grandement atteintes, surtout dans

les zones marécageuses qui sont les plus touchées par les crues de l'Escaut. L'auteur du « Mémoire

351 - ANQ-Q, TL5, D1431, Prévôté de Québec, 31 décembre 1745.352 - Étant donnée que les pertes sont comprises dans l'inondation de Condé, nous avons pris la mesure de Condé qui

équivaut à 1 mencaudée = 24,27 ares (GODEFROY F., Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes, Chartres, 1895, “mencaudée”).

353 - ADN, C 5706.354 - ADN, C 9282.

160

sur la ville de Condé et ses environs » explique que, dans la région de Condé, il n'y a plus de

récoltes de foin pendant plus de 17 ans entre 1713 et 1730. En 1734-1735, les fermiers des marais

de Condé expliquent que « […] les pluies continuelles ont fait des inondations qui ont en partie

gatez les fourages, presqu'entièrement pourie les regains, empêché le paturage et l'engrais des

bestiaux »355. En 1756, à Bruay, 300 mencaudées (soit plus de 72 hectares !) de terres et de prairies

sont inondées depuis 6 mois au point que « le gazon y est pouris » tandis que 150 mencaudées de

prairies sont sous les eaux à Fresnes et ainsi de suite pour les autres paroisses dont le constat est

similaire356. En 1757 entre Valenciennes et Condé, 30 050 mencaudées de prairies sont prises sous

les eaux.

Les inondations perturbent de ce fait beaucoup les activités pastorales comme l'explique

Norbert Ledent, maitre boucher à Valenciennes en 1744, qui ne peut plus faire paitre ses moutons

comme il l'explique lui-même :

« il lui est indispensable d'avoir un troupeau de mouton en graisse convenable […] pour

les engraisser et les entretenir en estat, il a loué une grande partie du marais de Bourlain

appartenant à la ville, qui depuis quelques jours est innondé, ce qui luy a osté non

seulement la faculté d'y faire paitre son troupeau, mais luy fait perdre tous les regains de

la portion qu'il avoit reservé pour passer l'hyvers à ses moutons dans les bergeries, que

les choses estant en cet estat, il n'est pouvoir plus rien espérer cette année et à n'y

pouvoir faire paitre »357

Pour faire face à ces pertes, Ledent demande donc pouvoir faire paître ses moutons dans les

marais de Trith « ainsy qu'à fait Mr. Massart il y a deux ans en pareille occasion d'innondation »358.

Les autorités lui accordent donc provisoirement un nouvel espace pastoral de remplacement. La

destruction des foins est également conséquente, ce qui empêche de pouvoir nourrir les bêtes à

l'hiver. En 1751 à Fresnes, Odomez et Escaupont, tous les foins sont perdus et la « misère très

grande » oblige à se séparer des bêtes pour les vendre359. Suite aux inondations des 4 décembre

1755 et 5 janvier 1756, 11 000 bottes de foin sont perdues entre Valenciennes et Condé. En juin

1757, les grandes eaux détruisent 14 500 bottes de foin stockées dans les granges. La subsistance de

355 - ADN, C 6972.356 - ADN, C 9282. Les fermiers de chaque village expliquent que les terres et prairies sont sous 2 pieds d'eau soit

environ 60 cm depuis 6 mois et que par conséquent, la plupart des prairies sont devenues inexploitables.357 - ADN, C 7588.358 - Cette précision permet de mettre en exergue la fréquence des inondations dans cette zone frappée par des crues à

répétition.359 - ADN, C 9282, Lettre de Lelon, 21 août 1751.

161

hommes comme des bêtes est donc mise à mal par les différents épisodes de crues.

Ainsi, les inondations à répétition ont un impact fort sur les principales activités et

l'économie de la ville et de la campagne qui grèvent les finances de chacun.

Des dépenses colossales

Les inondations coûtent cher aux habitants (destructions, impositions collectives pour mettre

en place des aménagements contre les crues) et au Roi qui doit fréquemment accorder des

modérations aux sujets ayant subi des pertes suites aux catastrophes répétées. En 1735, l'intendant

De Sechelles à accorde une modération de 1200 florins sur les loyers des sinistrés des marais de

Condé au lieu des 1896 florins à payer en temps ordinaire360. En 1755, une réduction d'impôt est

accordée aux habitants de Valenciennes pour compenser les pertes subies361. Les exemples ainsi se

multiplient.

L'impact économique en milieu rural est considérable car les habitants se basent

essentiellement sur l'agriculture et l'élevage pour subister. Une lettre du 21 août 1751 nous explique

par exemple qu'à Escaupont « le commerce principal des habitants sont les fourrages », qu'à Bruay,

il y a 103 feux qui vivent essentiellement de l'exploitation des terres, des prairies et des jardins qui

sont cependant presque tous détruits par les eaux362. Quantité d'écrits font état de la situation de

détresse économique dans laquelle se retrouve certains riverains après les crues363. A l'hiver 1753-

1754, 5540 mencaudées de prairies et 1785 mencaudées de terres labourables ensemencées en tout

sont touchées dans les différents villages364. Une aide de 14 164 livres est accordée aux sinistrés 360 - ADN, C 6972. Les modérations sont accordées à la demande des fermiers de Condé qui s'adressent dans une lettre

à l'intendant en lui expliquant la situation : « les intempéries de temps qui ont été extraordinaires durant celuy de leurs baux ont réduit ces mêmes parties dans un état deffectueux […] ces annuelles deffectuosités leurs pourroient faire mériter des modérations d'autant que, sans ce , ils seroient réduits dans une extrême pauvreté ». Ils y expliquent la « ruine totale » de certains qui ont perdu tous leurs foins et donc l'impossibilité de satisfaire au paiement des différents loyers et impositions qui pèsent de plus sur eux.

361 - ADN, C 9288. Remise accordée sur l' « Ayde extraordinaire », impôt extraordinaire pour aider notamment à l'effort de guerre qui pèse sur la population.

362 - ADN, C 9282, Lettre de Lelon, 21 août 1751.363 - En effet, nombre de documents évoque des cas de « misère extrême », de « ruine », de « grande pauvreté » mais il

est difficile de mesurer l'objectivité de ces sources qui proviennent essentiellement de demande de modération, de réduction d'impôts. L'on pourrait ainsi soupçonner dans certains cas de légères exagérations dans le langage afin d'obtenir ces diminutions d'impôts. Inversement, les autorités ont tendance à atténuer la gravité des choses en disant entre autres que les terres ne sont pas perdues si on les relaboure afin de diminuer les dédommagements. Ainsi, chacun tourne le propos à son avantage, ce qui rend parfois le travail de l'historien difficile en essayant de rapporter les faits le plus objectivement possible. Néanmoins, les chiffres donnés par les arpenteurs quant à la surface de terres et prairies perdues nous permettent néanmoins de mesurer quantitativement et fidèlement l'impact matériel des crues.

364 - ADN, C 9282. Il s'agit de tous les villages de la Prévoté-le-Comte de Valenciennes et du Gouvernement de Condé soit entre autres : Trith, Beuvrages, Bruay, Escaupont, Fresnes, Vicq, Crespin, Carouble, Onnaing, Condé.

162

pour permettre aux paysans et éleveurs de se relever.

Les écrits expliquent qu'en ville, « le commerce tombe aussi journellement surtout celui des

toilettes »365. En effet, les inondations ont de lourdes conséquences pour les industries du bord de

l'eau notamment les blanchisseurs dont les grandes et belles toiles tendues dans les prairies en

banlieue de la ville se retrouvent complètement tâchées et abîmées par les eaux de crues, ce qui rend

par conséquent leur vente impossible. A Valenciennes, les débordements de l'Escaut et de ses

affluents obligent la commune à dépenser beaucoup d'argent pour secourir les habitants et réparer

les dégâts tel en 1757 comme l'illustre le passage suivant :

« L'inondation a été plus forte cet hyver qu'on ne l'a vu depuis 40 ans, cette inondation

dont j'ai été témoin a exposé la ville à beaucoup de dépenses extraordinaires tels que le

rétablissement des digues, curement des fossés, rehaussement de pavés et ce

indépendamment des secours qu'elle a été obligé de faire porter aux habitans forcés de

rester dans leurs maisons inondées. »366

Par ailleurs, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les autorités qui gèrent les fonds de

l'Inondation de Condé sont endettées, ne peuvent plus rembourser les emprunts faits auprès de

certains particuliers et sont par conséquent dans l'incapacité de dédommager une partie des

riverains. Les travaux pour pallier les inondations répétées coûtent des sommes faramineuses pour

avoir au final une efficacité limitée et discutable. En 1756 une lettre du Sr Paliart rend compte de la

dette de l'Inondation de Condé. Il évoque le problème d'un certain Marlière qui réclame l'argent

qu'il a prêté aux responsables de l'Inondation de Condé, somme qu'on a promis de lui rembourser

avec intérêts grâce aux impositions qui pèsent sur les différentes villes et villages367. Ceci témoigne

de l'état catastrophique des finances et de la nécessité de trouver une solution durable contre les

inondations.

Cet impact matériel et financier se double de plus d'un impact humain qui se traduit par le

développement de maladies.

Le développement des maladies

365 - ADN C 9282, lettre à part datée de 1757.366 - ADN, C 9282.367 - ADN, C 9288.

163

L'humidité des terres favorise la prolifération des maladies. A l'été, les eaux stagnant sur les

terres croupissent avec la chaleur et attirent les moustiques et provoquent ainsi des épidémies de

malaria, maladie connue aussi sous le nom de paludisme, maladie des marais368. Cette maladie

infectieuse est due à un parasite du genre plasmodium, propagée par la piqûre de certaines espèces

de moustiques. Les origines de la malaria n'étant découvertes qu'en 1880, la propagation de la

maladie est jusque là attribuée au « mauvais air » ou « mauvaises exhalaisons » selon les termes

employés par les contemporains369. Elle se traduit essentiellement par de fortes fièvres dites

paludiques et peut se révéler extrêmement mortelle puisque parasite détruit les cellules hépatites et

les globules rouges de l'organisme.

Le début du mémoire de 1732 nous fait part de la présence de cette maladie au XVIIIe siècle

dans la région de Condé où l'auteur constate que :

« Depuis la paix cette ville étoit devenue la plus mauvaise garnison de la Flandre, la

plus grande partie des troupes n'y pourroit faire de service par les maladies continuelles

qui retenoient souvent moitié d'un bataillon dans l'hopital370 […] on a reconnu l'origine

du mal, on avoit été obligé pendant la dernière guerre et jusques en 1714 de former une

inondation qui couvroit plus de 3000 bonniers de prairies qui font environ 12 000

arpens, depuis que l'inondation étoit devenue inutile, le dessechement n'en avoit point

été fait aussy parfaitement qu'il étoit nécessaire et dès le mois de may les châleures

survenant, les prairies imbibées d'eau rendoient des exhalaisons continüelles qui

infectoient l'air et c'étoit la véritable cause des maladies. »371

Ainsi, les soldats de la garnison sont frappés de fortes fièvres suite à l'inondation défensive,

déployée de 1708 à 1716 à l'occasion de la Guerre de Succession d'Espagne, qui transforme tous les

368 -Le terme « malaria » provient de l'italien « mal'aria » qui signifie « mauvaise air ». Le terme « paludisme » est issu quant à lui du latin paludis qui veut dire « marais ».

369 - Le « Mémoire sur la ville de Condé et ses environs » confirme en effet que les contemporains à l'époque sont persuadés que c'est l'air lui-même qui engendre la maladie comme le montre l'extrait suivant qui est une interprétation de la maladie: « les exhalaisons qui en sortent chargent l'air de vapeurs grossières et sulphureuses qui le rendent épaix par la respiration passent dans le sang, l'épaississent et rendent la circulation moins vive ». L'auteur du mémoire de 1732 utilise d'autres termes comme « salpêtre » ou « vapeurs malignes », méphitiques, pour désigner la contamination de l'air.

370 - Il est ici fait référence sans doute à l'Hôpital militaire présent dans le château de l'Arsenal dont une partie des vestiges subsiste toujours.

371 - ADN, C 8561-2, « Mémoire sur la ville de Condé et ses environs », 15 janvier 1732, 18 p.

164

prairies autour de la place forte en marais, lieu privilégié des moustiques et par conséquent du

paludisme. Les soldats contaminés sont ainsi placé à l'hôpital militaire dans l'attente de leur

guérison. L'auteur rajoute que, depuis 1716, « les eaux y ont tellement infectée l'air qu'il y a peu

d'habitans des environs qui ne s'en soient ressenty »372. Ainsi, il confirme la présence continuelle de

la malaria depuis cette date jusque 1730 et qui touche toute la population. Il souligne aussi bien la

corrélation entre inondation et maladie et insiste bien sur le fait que les maux sont dus au « long

séjour des eaux » et au « desseichement [des terres] fait trop tard ».

De plus, le « Mémoire concernant l'Inondation de Condé » explique que les bêtes qui

paissent dans les marais sont elles aussi malades à cause des « eaux qui, restant dans les prairies

avec la grande ardeur du soleil, causent une puanteur infectante »373. Hommes et animaux subissent

ainsi tout deux la conséquence des inondations.

L'inondation des terres et des marais concerne de beaucoup l'espace péri-urbain et rural mais

pas seulement. A l'intérieur de la ville, le long séjour des eaux peut lui aussi causer des maladies.

Comme cela arrive fréquemment, l'eau envahit l'espace habité et par conséquent les maisons.

Plusieurs sources dont la gravure d'Hubert Cailleau de 1532 montrent en effet qu'il arrive

fréquemment que le premier étage des maisons soit inondé comme cela arrive encore aujourd'hui374.

Or, la plupart des maisons à l'époque sont en bois. Le bois s'imbibe d'eau et peut rendre les

habitations extrêmement humides durant plusieurs mois. A Valenciennes, les auteurs du temps

observent ainsi que « les logemens une fois inondés conservent longtemps une humidité très

malsaine »375. Après que l'eau se soit retirée, les maisons sont donc humides, froides, elles

moississent et deviennent des lieux insalubres. Les moisissures se dispersent dans l'air et peuvent

provoquer de sérieuses maladies respiratoires. La froideur peut générer des fièvres et des

dyssentries. De surcroit, les eaux de crue sont souvent très contaminées puisqu'elles circulent

partout, charrient des ordures et des saletés, emportent les eaux sales des lattrines et autres, ce qui

peut générer d'autres maux graves.

A Québec, le risque de maladies inquiète également les autorités. En 1735, le grand voyer

Lanouillier de Boisclerc est contrarié par la présence d'eaux stagnantes dans la Basse-Ville qui

372 - Idem.373 - ADN, C 8561-2, « Mémoire concernant l'Inondation de Condé ».374 - CAILLEAU H., « Copieuse inondation d'eauve nocturnale en Vallenchiennes », 1532, Bibliothèque municipale de

Douai, manuscrit 1183, f°190v°-191.375- ADN, C 7215.

165

« pouroient causer des maladies par les mauvaises exhalaisons »376. Il demande donc à éliminer ces

eaux dans le fleuve. Les inondations dans la vallée laurentienne peuvent ainsi provoquer

d'éventuelles maladies. Plus en amont à Montréal, les inondations de la rivière Saint-Pierre mettent

à mal la santé des familles riveraines dont les maisons regorgent d'eau et d'humidité après la

décrue377.

Il ressort que les différentes inondations qui ont lieu dans la vallée laurentienne et surtout

dans celle de l'Escaut ont des conséquences matérielles et humaines considérables. Cela amène les

autorités de part et d'autre à prendre cette question très au sérieux et à réfléchir à une solution

durable pour parvenir à assécher le territoire, solution qui est trouvée dans le drainage des terres.

b) La recherche de solution : structures et procédés d'assèchement

L'assèchement des marais : un problème majeur

Le problème le plus urgent à résoudre est l'assèchement des marais, problème omniprésent

tout au long du siècle.

Déjà à l'époque romaine règne une image négative des marais. Lieu mal maitrisés, peu

productifs aux yeux de certains, ils sont vus comme des locus pestilens378. En effet, les espaces

humides sont considérés comme des milieux répulsifs, insalubres, infestés par la malaria.

Néanmoins, la recherche de nouvelles terres agricoles amènent à des tentatives de mise en valeur de

ces milieux contraignants, de bonification des terres qui expriment la volonté de conquête de

nouveaux terroirs.

L'on désigne par le terme de mariscus les marais où les bestiaux peuvent paitre c'est-à-dire

les prairies inondables le long des rivières comme les marais de Bourlain, les marais de l'Epée

autour de Valenciennes. Sont également appelées marais les sapinières marécageuses comme celles

proches des rives de la rivière Saint-Charles à Québec où des témoins de cette ancienne zone

humide ont été découverts lors des fouilles de l'îlot du Palais379.

376 - ANC, MG1-C11A, vol.64, pp.110-114, f°265, lettre du grand voyer Lanoullier de Boisclerc, 31 octobre 1735.377 - Cf. Mémoire de master 1 : DEUDON L., Sociétés et territoires fluviaux, une approche comparative : l'Escaut à

Valenciennes et la Rivière Saint-Pierre à Montréal (XVIIe-XVIIIe siècles), Mémoire de Master 1 sous la direction de Didier Terrier et Michèle Dagenais, Université de Valenciennes/Université de Montréal, p.163.

378 - ROUSSE C., « Salubritas, fossae, portus : exemples de mise en valeur du système fluvial et lagunaire sur le littoral nord-adriatique à l'époque romaine », in SERNA V., GALLICE A. (dir.), La rivière aménagée..., Opus Cit. pp.52-66.

379 - QUERREC L. et alii, « Perceptions environnementales et description du paysage de la Nouvelle-France aux

166

Malgré ce caractère répulsif, les marais sont paradoxalement constamment parcourus par les

hommes dès le Moyen-Age grâce aux possibilités que ces espaces offrent et sont par conséquent

fort aménagés. Les marais représentent une ressource indispensable dès l'époque médiévale et

ensuite à la période moderne. Ils constituent des espaces de pacage privilégiés. En effet, les marais,

lorsque leur humidité est modérée, offrent des endroits de pâture à la belle saison grâce à leurs

vastes prairies herbeuses et rapportent de surcroit une quantité importante de foin pour les animaux.

Nourris par les limons fertiles des rivières, ce sont donc dès espaces très productifs dès lors qu'ils

sont maitrisés.

C'est ainsi ce que confirme l'auteur d'un mémoire rédigé en 1757 qui explique que « c'est à

la hauteur de Condé que s'étendent les plus belles prairies du Roÿaume […] on leur donne

[cependant] le nom de marais parce que malheureusement, elles sont trop souvent sous les eaux »380.

Cependant, il nous dit aussi que « toutes ces prairies reçoivent fréquemment les débordement des

Rivierres de l'Escault, de la Haine et du Honneau ». Les prairies se situent ainsi dans la plaine

inondable de l'Escaut et offrent par conséquent moyen d'évacuation naturel au trop plein d'eau. La

conséquence de cela pour la ville est que « les Marais de Condé ne perdent pas seulement leurs

paturages et leurs foins mais aussy tous les bleds des terres qui se trouvent sous le niveau de

l'étendue des eaux […] ».

Dans la vallée laurentienne, les zones humides posent aussi problème. Sur la carte de

Villeneuve de 1690, dans le secteur de la Basse-Ville de Québec, est indiqué, à proximité de la

rivière Saint-Charles, « sapinière marécageuse » et « marais »381. En effet, la Basse-Ville, comprise

entre le Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles, est une zone très humide gorgée d'eau où la marée

de surcroit monte facilement et envahit les rives. Dans une lettre datée du 31 octobre 1735, le

grand-voyer Lanouillier de Boisclerc, lors d'une ce ses visites dans la ville, constate que « les rües

sont impraticables […] par les boues et vuidanges qui y séjournent »382. Ainsi, les eaux stagnantes

entravent la circulation et empêchent l'accès au fleuve. Les fouilles du site archéologique de l'îlot

des Palais dans le secteur de la Basse-Ville confirme la présence d'une importante zone

marécageuse à cet endroit, régulièrement inondée à l'embouchure de la rivière Saint-Charles d'après

les données stratigraphiques et sédimentologiques383. Dans la banlieue de la ville en 1744 , une

XVIIe et XVIIIe siècles », Art. cit. p.51.380 - ADN, C 9288.381 - QUERREC L. et al., Art. Cit. p.51.382 - ANC, MG1-C11A, vol.64, pp.110-114, f°265, lettre du grand voyer Lanoullier de Boisclerc, 31 octobre 1735.383 - QUERREC L. et al., « Perceptions environnementales et description du paysage de la Nouvelle-France aux XVIIe

167

ordonnance de Jean Maillou à propos du terrain des Pères Jésuites à proximité de la petite rivière St

Charles nous apprend que celui-ci est « très difficile à égouter » d'autant plus que la marée menace

de faire ébouler les terres384.

C'est pourquoi les autorités du temps vont développer tout un arsenal de moyens pour

parvenir à leur assèchement et se débarrasser une bonne fois des inondations.

et XVIIIe siècles », Art. Cit. pp.51-52.384 - Ordonnance des Intendans du Canada, vol.II, pp.388-389, 1744.

168

Illustration 104: La ville de Condé, cernée par les marais, XVIIIe siècle (source : BnF, Cartes et Plans, Ge DD 4586 vol. II pl. 9).

Illustration 103: Secteur de la rivière Saint-Charles en banlieue de Québec marqué par la présence de nombreuses sapinières marécageuses, 1690 (DE VILLENEUVE R., BnF, Cartes et Plans, CPL GE D-8053).

Les moyens mis en oeuvre : les systèmes de drainage

« Je retourne à mon pays pourri, Madame ! Ma place est là-bas. Je ferai des canaux, je monterai des digues ! Je creuserai la vase de mes mains s’il le faut. »385

A l'image d'un Ponceludon de Malavoy obsédé par ses marais de la Dombes386,

l'assèchement est la préoccupation majeure de nombre d'ingénieurs qui travaillent à élaborer des

solutions durables pour parvenir à assécher les marais et les terres. La quantité impressionnante de

sources à savoir de lettres, de mémoire, d'ordonnances et de cartes relatives à l'assèchement du

territoire souligne l'important investissement des contemporains dans cette gageure. Le XVIIIe

siècle rend compte d'une véritable croisade contre les inondations visible sur tout le territoire

français mais aussi dans Canada français puis anglais. Cette démarche s'insère dans une volonté

d'assainir le pays et de le mettre en valeur par différents moyens conformément à la pensée

dominante des savants et érudits de l'époque.

De cette façon, quantité de spécialistes, souvent ingénieurs hydrauliciens, mobilisent leur

savoir pour trouver le meilleur moyen d'assécher les terres du royaume. Tel est le cas pour l'Escaut

où nombre de « grands hommes » travaillent à élaborer différentes méthodes pour parvenir au

« déssèchement » de la région extrêmement humide comprise entre Valenciennes et Condé387. Ainsi,

Pierre Dubuat, ingénieur-hydraulicien au service du Roi, auteur des grands Principes

d'hydraulique388 traduit dans plusieurs langues, qui participe de beaucoup aux travaux

d'assèchement de cette portion de la vallée de l'Escaut.

La solution semble être trouvée dans le drainage. Ainsi, tout un système de canaux et de

fossés est développé dans ce sens de part et d'autre de l'Atlantique. Il s'agit du système composé

385 - WATERHOUSE R., Ridicule ou Les désordres causés par Grégoire Ponceludon de Malavoy à la cour de Versailles, Paris, Pocket, 1996.

386 - LECONTE P., « Ridicule », film français sorti en 1996. Si, dans le film de Patrice Leconte, le problème de l'assèchement des marais sert d'arrière plan pour critiquer la société de cour, il n'en demeure pas moins qu'il présente assez bien la situation préoccupante autour des marais dont l'inondation ruine les terres et frappent les paysans de malaria. Il montre aussi les efforts des ingénieurs « éclairés » pour résoudre les problèmes à travers la percée de canaux et de fossés de drainage pour assainir le territoire et le rendre de nouveau exploitable.

387 - ADN, C 9288. 388 - DUBUAT P., Principes d'hydraulique, Paris, Firmin Didot, 1786. Comme l'explique entre autres André Guillerme,

l'ouvrage de Dubuat durant la période est considéré comme la bible des ingénieur-hydrauliciens. Les Principes d'hydraulique sont par exemple traduits en allemand en 1791. Issu de la région, il travaille sur beaucoup de projets d'hydraulique dans la Flandre, l'Artois et le Hainaut (canal de jonction de la Lys à L'Aa, canal du Jard, etc.). En parallèle, il travaille à l'amélioration des fortifications et devient directeur de la Compagnie des Mines d'Anzin au tout début du XIXe siècle.

169

d'un enchevêtrement de canaux et de fossés que nous avons présenté dans le chapitre précédent.

– la vallée de l'Escaut

L'inondation perpétuelle des marais de la vallée de l'Escaut préoccupe de beaucoup les

autorités qui effectuent diverses tentatives et élaborent de nombreux projets pour parvenir à

l'assèchement total des marais sur les deux rives de l'Escaut. Ainsi, comme l'expliquent les sources,

dès la conquête française de 1677, les ingénieurs commencent à quadriller le territoire de différents

canaux. En effet, à la fin du XVIIe siècle dans la région de Condé , « pour procurer des écoulemens

aux eaux répendues, l'on a traversez toutes les prairies qu'une quantité de canaux royaux »389. Ces

canaux sont ceux compris dans la la zone inondable de la ville dite « Inondation de Condé » à

savoir pour rappel : le canal de décharge, canal des Charleux, le canal St Hébert, le canal de la

Savernière, le canal de Beaulieu, le canal de Bernissart, le canal Malolin, le canal des Chanoines, le

canal des Trois Ponts, le canal de la noire digue, le canal des Vauchelles, le canal de St Saulve, le

canal du marais de Crépin, le canal de Maroux. Ce système se développe et se complexifie au

XVIIIe siècle avec l'ajout d'autres canaux et d'aqueducs tels l'aqueduc percé sous la Haine pour

permettre l'écoulement des eaux du Grand Marais, qui passe dans un canal de décharge avant de se

jeter dans le Bas Escaut390.

Comme énoncé précédemment, l'assèchement des terres repose sur le triple système fossé-

canal-rivière. Le réseau de fossés, plus petit, sert à assécher les terres. Le réseau de canaux quant à

lui reçoit les eaux de ces fossés et les autres eaux plus importantes pour ensuite les diriger vers un

canal encore plus grand qui se jette au final dans la rivière, exutoire final de cette opération. Ces

différentes structures de drainage sont commandées, contrôlées par un système d'écluses ou de

vannes qui gère l'écoulement des eaux. De cette façon, l'écluse des Chanoines, située à l'extrémité

du canal du Honneau qui traverse le Grand marais de Condé, sert à assécher les prairies de ce

marais et à empêcher que les eaux de l'Escaut les inondent lors par exemple des fortes pluies.

Outre l'espace rural, les structures de drainage existent également dans les faubourgs. Elles

ont décelées en l'occurrence lors du diagnostic de l'impasse du Tonkin à Valenciennes où toute une

série de petits fossés parallèles et peu profonds, larges de 0.80m à 1.1m, distants de 0.80m à 1.80m

et pourvus de fonds plats ont été découverts en négatif. Ces fossés correspondraient à un système de 389 - ADN, C 9288.390 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732.

170

trinquis qui consiste en une série de petites tranchées drainantes servant à écouler les eaux du

faubourg de Cambrai391. Ces aménagements forment un maillage assez dense de drains qui

conduisent à un bassin collecteur à ciel ouvert. Les indices archéologiques datent ces structures des

XVIIe et XVIIIe siècles.

Ces grands travaux d'assèchement entre Valenciennes et Condé s'inscrivent dans plusieurs objectifs392 :

– jouir à nouveau des espaces de pacage, des « belles prairies » où les animaux pourront

pâturer et où l'on pourra tirer les foins

– parvenir à l'extension des terroirs cultivables, de l'ager.

– relancer l'élevage et l'agriculture car les inondations « ruinent et désolent le laboureur »

– se débarrasser des maladies : « que les maladies ne seront plus à craindre et ne feront plus de

ravage dans le militaire et le bourgeois »

– retrouver un trafic fluvial normal : « que la navigation ne sera plus interrompu comme elle

l'est très fréquemment »

– mettre fin aux impositions qui pèsent sur la population

– éviter le départ de la population et faire en sorte que « les villages et communautés voisinnes

de ces rivierres, affligés et découragés, n'abandonnent point leur Patrie »

– assurer la prospérité des propriétaires terriens avec des terres de grande valeur « que l'on

acheteroit des sommes immenses »

– permettre toujours les inondations défensives en cas de guerre

– la vallée du Saint-Laurent

Dans la vallée laurentienne, la mise en place du réseau de canaux et de fossés s'insère

également dans cette perspective d'assèchement du territoire rural et urbain et de bonification des

sols.

Le fossé commun de Batiscan creusé à partir de 1707 et rétabli en 1744, sur demande des

riverains, vise ainsi à « empêcher que les Eaux n'innondent les terres et ruinent leur maison et

granges »393 en drainant les eaux excédentaires. En 1722, il est ordonné à tous les habitants situés

391 - DELASSUS D., TIXADOR A., Art. Cit. pp.29-30.392 - ADN, C 9288. Objectifs dressés dans les différents écrits regroupés dans cette cote.393 - ANQ-Q, TL5, D2690, 18 juin 1744.

171

entre la Pointe-du-Lac et Trois-Rivières de creuser des fossés de drainage mitoyens pour permettre

l'écoulement des eaux présentes sur les terres394. En 1731, une ordonnance de Gilles Hocquart

renvoie à la construction d'un « canal de pierre pour conduire les dites eaux sur le terrain des

pauvres de l'Hôtel-Dieu […] de profondeur et largeur suffisantes pour recevoir et conduire les eaux

librement, et de manière que la dite rue n'en soit point gâtée et soit asséchée »395. A Québec en 1744,

il est fait référence à un fossé de ligne mitoyen qui permet d'assécher les terrains des Pères Jésuites

et des Dames Hospitalières de Québec. A Batiscan en 1745 il est question de « focés qui avoit été

pratiqué d'un commun accord et verballement [entre S. Rouillard et S. Delorme][…] pour tacher de

se mettre à couvert de l'innondation d'un Ruisseau qui se trouve le long de leur terre »396.

Également, en 1751, la somme de 609 livres est dépensée pour des travaux servant à

assécher les rues auparavant impraticables ainsi que les terres noyées par les eaux de certains

particuliers (Paquet, Duquay, Le Vitre et Frichet). Un canal de drainage en pierre est donc aménagée

pour « égouter les eaux qui gatent les rues de Saint-François, Saint-Flavien et Saint-Joachim et les

terreins des environs »397. De nombreux autres exemples de canaux et de fossés de drainage ont été

relevés sur toute la portion allant de Trois-Rivières à Québec (Saint-Anne-de-la-Pérade, Portneuf,

Charlesbourg, etc.)398. Ce réseau de drainage, à l'instar de l'Escaut, fonctionne aussi selon le principe

de l'entonnoir inversé où canaux et fossés plus petits se déversent dans un canal ou fossé principal

qui lui-même se jette dans la rivière. Ainsi à Sainte-Anne où chaque fossé privé conduit au fossé de

drainage commun qui amène ensuite tous les eaux des terres à la rivière Batiscan son exutoire399.

Système moins complexe qu'en France, plus rudimentaire, le réseau de drainage de la vallée

laurentienne n'en demeure pas tout aussi important. Il montre la volonté des hommes du temps de

corriger la Nature, de mettre en valeur le territoire, d'améliorer la vie des hommes dans l'Ancien

Monde mais aussi dans le Nouveau en y appliquant aussi les grandes idées de l'époque. Cette

394 - Fonds des ordonnances des intendants de la Nouvelle-France, MG8-A6, vol.7, p.126-128, microfilm C-13588, Ordonnance du 13 juin 1722. Par ses longs fossés parallèles qui délimitent les parcelles, le système du rang canadien facilite le drainage.

395 - Arrêts et réglements du Conseil supérieur de Québec, « Ordonnances des Intendans du Canada, 1731 », p.344, Ordonnance de Gilles Hocquart, 6 août 1731.

396 - ANQ-Q, TL5, D1431. Prévôté de Québec, Plaidoyer du sieur Rouillard dans la procès opposant Rouillard à la veuve Delorme, 31 décembre 1745.

397 - ANC MG8-A6, vol.20, pp. 17-20, Ordonnance de l'intendant Bigot, 17 juillet 1751.398 - Cf. entre autres : ANC, MG8-A6, vol. 8 , pp. 179-181.Ordonnance qui condamne Ignace Leroux dit Cardinal,

Louis Jacques, Jean Allard, François Langevin, Jean Proteau, Pierre Parent, Jean Poitevin, habitants du Bourg-Royal, paroisse de Charlesbourg, de faire des fossés afin que les terres de leurs voisins ne soient pas inondées, 27 juin, 1724.

399 - ANQ-Q, TL5, D2009-2, 20 juillet 1728. « Demandons au sieur Pierre Roy, demeurant à St Anne […] à faire sa par dudit faussé […] qui tombe dans le fossé desdit habitan qui tombe dans la rivière Batiscant »

172

pensée trouve d'autant plus sa justification dans un Nouveau Continent que l'on veut justement

mieux pensé, mieux maitrisé que l'ancien en le bonifiant et en exploitant ses richesses.

L'inondation des terres dans le territoire de l'Escaut et dans celui du Saint-Laurent est donc

résolue par la mise en place des structures de drainage qui apportent à première vue les résultats

espérés.

c) Les résultats

Les grandes opérations d'assèchement menées dans la vallée de l'Escaut vers 1730 apportent

des premiers résultats concluants qui se traduisent par :

• la mise en valeur agricole (nouveaux terroirs cultivables)

• la reconquête des espaces pastoraux (prairies).

• la relance de l'économie

• le recul de la maladie

En effet, l'intendant Jean Moreau De Sechelles, dans l'introduction de son ordonnance du 22

mars 1732, nous apprend la nouvelle qui suit :

« Nous avons veu avec satisfaction la réussite de nos projets, sur le dessèchement des

environs de la Ville de Condé, la situation des ouvrages que nous y avons fait faire

depuis deux ans, ne demande plus qu'un entretien suivy […] par les Riverains des

rivières d'Escaut, de la Haine et l'Honneau, afin qu'ayant la jouissance entière de leurs

Prairies, il puissent en retirer un profit qui les indemnise des frais qu'ils ont fait, ce qui

procurera aussi l'abondance des Fourrages dans cette partie de la Frontière, et fera cesser

les maladies qui n'étoient causées que par le séjour des Eaux dans les Marais depuis plus

de quinze ans »400.

Ainsi, la mise en place du réseau de canaux apporte les effets escomptés, les eaux quittent

les marais qui redeviennent des prairies aptes à recevoir les animaux et à apporter du foin.

400 - ADN, C 9288, Ordonnance de Jean Moreau, chevalier, seigneur de Sechelle, 22 mars 1732.

173

La reconquête des espaces agro-pastoraux et la relance de l'économie

L'auteur du explique qu'en 1731, les prairies redeviennent productives. Ainsi, trois récoltes

de foin ont pu être effectuées alors qu'il n'y avait rien eu depuis 17 ans401. Il nous dit aussi que le

fourrage est meilleur et se vend plus cher. Les terres, à nouveau cultivables, produisent de nouveau

des bleds et récupèrent également une certaine plus-value.

Le recul de la maladie

En marge du mémoire de 1732, l'auteur nous indique l'évolution du nombre de malades qui

sont à l'hôpital de Condé en 1729, 1730 et 1731, ce qui nous a permis de dresser le graphique

suivant :

Ainsi, l'on passe en 1729 de 2223 malades à 1375 en 1730 puis à seulement 891 malades en

1731. Les années 1728-1730 correspondent aux grands travaux d'assèchement des marais. La

corrélation entre l'assèchement des marais et maladies est donc évidente avec un chiffre qui est

divisé par 2.5 en deux ans. Le drainage permet d'éliminer les eaux stagnantes qui attirent les

moustiques responsables du parasite de la malaria qui s'éloigne par conséquent.

Les sources canadiennes apportent peu de retour sur l'efficacité du drainage mais les

différents documents semblent confirmer que le système de drainage apporte bien les effets

401 - ADN, C 8561-2, « Mémoire sur la ville de Condé et ses environs », 15 janvier 1732, 18 p.

174

attendus.

L'ordonnance de l'intendant Bigot émise au sujet de la construction d'un canal visant à

remédier aux inondation des rues et des terres à Québec nous apprend que « les terreins […]

estoient ci devant innondés […] sont à présent asséchés au moyen de ce Canal »402. Les terres sont

asséchées par les différents percées et donnent de bonnes récoltes. Les demandes régulières pour

creuser des canaux et des fossés tout au long du XVIIIe siècle nous permettent de conclure quant à

l'efficacité de ce système qui apporte une réponse au problème des inondations et des eaux de

surface.

Le drainage semble donc un moyen efficace pour lutter contre les inondations à grande

échelle. Le vaste système de drainage mis en place doit cependant être régulièrement entretenu sous

peine de produire l'effet inverse et d'accroitre les inondations.

L'assèchement partiel des terres comprises entre Valenciennes et Condé est réussi vers 1730

mais, vers 1750, les marais sont à nouveau imbibés d'eau sous l'effet entre autres du manque

d'entretien conjugué à d'autres phénomènes.

d) Une gageure impossible pour l'Escaut ?

Ces grandes travaux d'assèchement parviennent à des résultats assez concluants dans les

années 1730. Les inondations semblent loin. Cependant, ce répit n'est que de courte durée. En effet,

rapidement, les crues resurgissent et les prairies redeviennent fortement humides. Dans les années

1770, l'assèchement de la région n'est que partiel, l'on ne parvient pas à un assèchement total des

terres et ce particulièrement dans la région de Condé. Celle-ci est confrontée à un problème de

taille. De part sa situation, en aval, elle reçoit les eaux drainées en amont et devient ainsi le bassin

collecteur de toutes les eaux de la vallée403. Ces eaux s'accumulent dans les marais qui transforment

le pays de Condé en un immense marécage imbibé d'eau.

Les autorités de l'époque ont conscience de ce problème et évoquent le fait que l'on

« sacrifie » Condé en y faisant converger vers elle toutes les eaux du Haut-Escaut. Ainsi, la ville

402 - ANC MG8-A6, vol.20, pp. 17-20, Ordonnance de l'intendant Bigot, 17 juillet 1751.403 - ADN, C 9288. Document à part, le terme de bassin est lui-même employé : « c'est à sa hauteur [de Condé] que

s'étendent les plus belles prairies du Roÿaume […] on leur donne le nom de marais parce que malheureusement, elles sont trop souvent sous les eaux et que ces marais représent(ent) un bassin mais quel(le) immensité de bassin […]. »

175

constitue l'exutoire des les eaux situées en amont404. De surcroit, ces eaux ne peuvent s'éliminer

faute de débouché suffisant du fait des écluses trop étroites et faute de pente405. En effet, la pente de

l'Escaut entre Valenciennes et Condé ne représente que 4% de la pente totale de la rivière selon nos

calculs406. A cela s'ajoute le fait que certains préfèrent privilégier la ville et les terres cultivables en

amont au détriment des marais qui deviennent volontairement le réceptacle de toutes les eaux.

Ainsi, les marais sont sacrifiés au profit de la ville comme à Valenciennes où l'on apprend que les

eaux excédentaires de l'Escaut sont rejetées dans les marais de Bourlain et de l'Epée pour protéger

Valenciennes des inondations407.

L'ingénieur du Roi Dubuat entend apporter la solution à ce problème et parvenir à

l'assèchement total de la région grâce à la « prolongation » du canal du Jard pour le service du roi408.

Dubuat soumet ce projet de prolongation à partir de 1765-1766, projet censé « accélérer de

beaucoup le dessèchement des prairies » afin de bonifier les terres et les prairies, de les rendre

cultivables pour une longue durée.

Le canal du Jard, creusé en 1538 sur ordre de Philippe II, mesure en 1766 environ 325

toises409. Dubuat souhaite le prolonger sur une grande portion afin qu'il soit entre 2000 et 3600

toises plus long410, de Condé jusqu'au village d'Hergnies. Le but de ce prolongement est de collecter

toutes les eaux des marais de la rive droite de l'Escaut et d'évacuer le trop-plein de l'Escaut qui est

404 - ADN, C 9288. Document à part qui nous dit que « la rivière de l'Escaut depuis Valenciennes jusqu'à Condé a son cours qui dépend de cette première ville et la seconde ne fait malheureusement que prester un bassin pour recevoir les eaux de ses débordemens ».

405 - Les eaux ne trouvant point de débouché suffisant en arrivant aux Ecluses de Condé surmontent nécessairement leurs digues, se répandent dans toutes les prairies et perdent dans la minute les espérances de toute l'année.

406 - « Mémoire sur la rivière de l'Escaut depuis sa source jusqu'à la ville d'Audenarde », De Millordin, 30 janvier 1757. Le mémoire nous donne la pente de l'Escaut sur chaque tronçon de sa source à Audenarde. Nous avons donc effectué le calcul suivant : (Pval-Condé / Ptotal) x 100. De l'amont vers l'avalt, la pente de l'Escaut diminue de plus en plus, en passant de 165 pieds de pente de sa source à Cambrai à 37 pieds de Bouchain à Valenciennes puis à 15 pieds (environ 4.35m) entre Valenciennes et Condé. Cette réduction de pente favorise les méandres et surtout diminue la rapidité du courant, favorisant par conséquent les débordements.

407 - ADN, C 8716, Lettre d'Ignace Laurent, inspecteur des rivières, 27 janvier 1772 : « Les marais de Bourlain et de Trith ont toujours été des prairies qui ont servis à soulager la ville de Valenciennes dans les inondations en y faisant entrer les eaux; la preuve en est convaincante attendu qu'il se trouve dans les marais de Bourlain des canaux et une ventellerie à la sortie pour en retenir les eaux; par ce moyen empescher des grandes inondations dans ladite ville et donner le tems aux plus grandes eaux de l'Escaut de s'écouler […]. On donne à connoitre un autre moyen pour soulager cette ville qui est d'ouvrir les vannes du Rivage de Cambray appelée l'Ecluse St Laurent pour faire entrer les eaux dans les Marais de l'Epaix qui est le seul moyen pour soulager la ville en retenant les eaux dans lesdits marais jusqu'à ce que la Rivière de l'Escaut soit baissée. »

408 - AMV, DD 465. Ce projet de prolongation du Jard est entériné et rendu officiel par un arrêt du conseil d'état daté du 4 avril 1771.

409 - ADN, C 8716.410 - AMV, DD 465. L'arrêt du conseil d'État mentionne le chiffre de 3 600 toises alors qu'un autre document écrit par

Dubuat renvoie au chiffre de 2000 toises. Cela rend compte d'une possible modification du projet en cours de route.

176

selon beaucoup la source du problème411. Il souhaite d'une part que le canal ait 3 pieds de pente pour

permettre un écoulement rapide et d'autre part que le débouché du canal soit suffisamment loin pour

que les eaux de l'Escaut ne refluent pas et soient éliminées correctement412. Cependant, son projet

suscite de fortes contestations et est vivement critiqué par certains de ses homologues qui doutent

de l'efficacité de cette entreprise longue et extrêmement coûteuse413. La crainte des opposants est de

« perdre les marais pour toujours » si le canal de fonctionne pas et n'apporte pas les résultats

espérés. Le canal finit néanmoins par être prolongé. La documentation ne nous a pas permis de

connaître la date d'achèvement du canal dont une partie existe toujours aujourd'hui et qui s'étend

effectivement de Condé au village d'Hergnies. Les sources ne nous informent pas non plus sur la

réussite effective ou non de ces seconds travaux de la fin du XVIIIe siècle.

Aujourd'hui, une partie des marais de Condé existe toujours mais ils sont désormais

maitrisés, pourvu d'une riche diversité écologique, et ne représentent plus un danger pour l'homme

et ses biens.

Également, en 1775, avec Ignace Laurent, l'ingénieur propose aussi l'établissement d'un

aqueduc et d'une buse pour rééquilibrer les quantités d'eau de part et d'autre de l'Escaut en transférer

les eaux de la rive gauche, très humide, vers la rive droite, plus sèche414. Il entend ainsi faire

voyager les eaux pour parvenir à l'assèchement des marais de la rive gauche. L'on ignore cependant

si ce projet a eu une suite au non.

411 - AMV, DD 465, Extrait de l'Arrêt du Conseil d'État du 4 avril 1771, art.1.412 - ADN, C 8716. « Il faut évanouir les refoulements au moien d'une pente de trois pieds depuis l'écluse du Jard

jusqu'au nouveau confluent »413 - Idem. Un projet de mémoire non signé écrit à Condé le 25 mai 1766 critique vivement ce projet de prolongation.

L'auteur, anonyme, s'oppose fortement à la construction du canal du Jard qui « ne peut pour ainsi dire point apporter de remède » aux inondations selon lui car la racine des inondation est le trop-plein d'eau de l'Escaut et des marais qui ne peut être résolu que par la mise en place d'un canal de dérivation comme l'auteur l'explique : « C'est le trop plein de l'Escaut qui fait le plus grand mal, c'est de lui que viennent les reversements, et par conflit il peut arriver qu'il occasionne ceux de la Haine. Le canal de dérivation donneroit un échapé aux eaux de l'Escaut, il s'écoulera plus rapidement, cela seul peut l'empêcher de rompre les digues, s'il les a rompües, le mal sera de moindre durée parce que les eaux baisseront plus vite, c'est d'autant de diminué sur l'inondation ». Il souligne de plus le coût selon lui exorbitant du canal dont rien que l'entretien annuel s'élèvera à 6000 livres par an.

414 - ADN, C 6847, « Moyen proposé pour dessécher les marais de Bruay, d'Arnonville et de l'Epaix », 1775. L'ingénieur Laurent évoque la construction de projet d'un aqueduc à La Folie passant sous l'Escaut pour déverser les eaux des marais de Bruay et d'Arnonville de la rive gauche dans le canal du marais d'Escaupont situé sur la rive droite de l'Escaut. Ignace Laurent propose aussi de « placer une buse de bois de chenne traversant ladit rivière avec peut de dépense, pour jeter les Eaux dans le marais de Bruaÿ sur la rive gauche moyennant une buse qu'elle eut 12 pouces carré de diamettre, sela serait suffisant pour débarasser les Eaux du font du marais de l'Epaix ».

177

178

Illustration 105: DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière du cours de la rivière de l’Escaut, de celui de la Hayne et de l’Honneau dans l’étendue de l’intendance du Hainaut », 1731-32. La carte rend compte d'un territoire complètement strié par les canaux et les fossés de drainage nécessaires à l'assèchement de la région de Condé qui constitue une vaste zone humide. Ces fossés et canaux sont reliés entre eux et forment un réseau complexe interconnecté (source : Archives Nationales, N II Nord 9)

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Illustration 107: Plan du projet de construction d'un canal provisionnel pour l'écoulement des eaux à Condé réalisé en 1743. Ce canal, qui rejoint le canal du Jard, est en fait un canal provisoire projeté afin d'écouler les eaux des marais de la ville. Les dimensions prévues pour ce canal sont : 72 toises de longueur soit 129.6m, 1.5 toises de largeur soit 2.7m et 1 toise de hauteur soit 1.80m ((ADN, C 9288).

Illustration 106: Carte du cours de l'Escaut où le canal du Jard est visible près de la redoute éponyme au nord-ouest de la ville, 1731-1732 (AN, N II Nord 9).

C – Lutter contre l'encombrement des rivières et du système hydraulique : prévention et curage

Afin que l'eau des rivières et celles des canaux et fossés puissent s'écouler convenablement,

il faut procéder à un entretien régulier de ces voies d'eau naturelles et artificielles. Cet entretien

passe par des opérations de curage fréquentes, par un fauchage des herbes et roseaux chaque année,

par la coupe de la ripisylve qui déborde sur les cours d'eau et par la lutte contre l'encombrement

causé par les riverains. Ces règles sont à suivre par les habitants de la vallée de l'Escaut comme par

ceux de la vallée du Saint-Laurent.

Le temps et les activités humaines provoquent l'encombrement des canaux et fossés de

drainage en France et au Canada, c'est pourquoi il convient de procéder à leur entretien à intervalle

régulier.

Ainsi, entre Trois-Rivières et Québec, rivières, canaux et fossés doivent être régulièrement

nettoyés pour permettre à l'eau de suivre son cours. Le 21 août 1732 à Québec, il est demandé au

Sieur La Gorgendière de faire « écurer » son canal qui est est bouché par les immondices des

latrines de sa maison415. Il est également question de faire un autre canal en pierre mitoyen à

entretenir chaque année par La Gorgendière et son voisin. En 1744 à Batiscan, on demande à

nouveau d' « écurer » le fossé commun des habitants qui s'est comblé au fil des années et de

l'entretenir tous les ans au moins de juin afin que les eaux puissent s'évacuer dans la rivière Batiscan

sans inonder les terres grâce à ce fossé qu'il faut maintenir collectivement en état. Le cas échéant,

cela peut entrainer des inondations. Ainsi au Bourg-Royal près de la rivière Saint-Charles en 1724

où « les fossez de ladite commune [qui] ne sont point recallez noyent le chemin [du Bourg-Royal]

devant la terre de Germain Magnon et innondent sa prairie que du costé du nord et du nord-est de

ladite commune »416.

Pour la portion comprise entre Valenciennes et Condé, les autorités et les ingénieurs insistent

sur la nécessité d'entretenir les cours des rivières ainsi que le système de drainage. C'est pourquoi de

nombreux règlements demandent le curage et le fauchage ou « faucardage » régulier des cours d'eau

des canaux et des fossés. Le 22 mars 1732, l'intendant De Sechelles dresse une ordonnance de 17

415 - ANQ-Q, E1, S1, P2480, Cahier 20, f°127-127v°, 21 août 1732.416 - ANQ-Q, E1, S1, P1622, f°41v°, Ordonnance de l'intendant Bégon, 27 juin 1724. En poitevin, l'expression

« recaler un fossé » signifie en approfondir le plat-fond, le nettoyer, le curer.

181

articles consacrée spécifiquement à l'entretien des canaux d'assèchement de l'inondation de Condé

(Cf. Document n°2). Il explique que les travaux de drainage ont fournit les résultats attendus mais il

souligne la nécessité de procéder à un nettoyage régulier des rivières et des canaux et à veiller à

dégrader et encombrer le moins possible ces derniers, sans quoi les efforts seraient vains417. Le 31

mai 1750, la même ordonnance aux 17 articles paraît de nouveau418 ainsi que le 04 juin 1755. Les

règlements sont ainsi régulièrement réitérés pour lutter contre les infractions et permettre que

l'entretien des voies d'eau soit effectué.

Cependant, comme tout règlement, l'ordonnance du 22 mars 1732 n'est pas respectée.

Certains canaux ne sont pas entretenus, ce qui entraine une résurgence d'inondations. Cependant, le

souci de certains riverains permet de remédier au défaut d'entretien. Ainsi, en 1762, les habitants de

St Saulve et Vicq en 1762 avertissent les autorités que :

« le canal de St Sauve qui traverse les marais de Wicq et de Fresnes est si fort rempli

d'herbes et d'immondices qu'il est à craindre si on ne le netoye et si on ne suprime

plusieurs bâtards d'eau que les particuliers ont fait construire, que cela n'occasionne une

innondation qui seroit très préjudiciable aux propriétaires et fermiers des terreins voisins

[…] »419

C'est pourquoi ils demandent à faire curer le canal de St-Saulve et à détruire les batardeaux

qui bloquent le passage de l'eau avant le printemps pour éviter les débordements. Les habitants

acceptent même d'avancer l'argent en cas de besoin à condition qu'on leur déduise ensuite de leurs

impôts. Les comptes de curage de l'Escaut et les adjudications relatives aux canaux de Condé nous

permettent d'attester de la fréquence des travaux d'entretien du réseau hydraulique. Le but de ces

opérations est d'enlever les éléments qui encombrent la rivière tels les atterrissements, les vases, les

417 - ADN, C 9288, Ordonnance de Jean Moreau, 22 mars 1732. Introduction de l'ordonnance : « Nous avons veu avec satisfaction la réussite de nos projets, sur le dessèchement des environs de la Ville de Condé, la situation des ouvrages que nous y avons fait faire depuis deux ans, ne demande plus qu'un entretien suivy, et qu'il soit remédié à plusieurs désordres qui se commettent tous les jours par les Propriétaires ou Fermiers des Terres et Prairies [...] ».

418 - Les articles sont identiques, seule l'introduction diffère. Dans l'ordonnance du 31 mai, l'introduction est la suivante : « Vu l'adjudication passée en conséquence de nos ordres pardevant le Sr Paliart, notre subdélégué à Condé, le 20 du mois de mai dernier, du nétoiement et faucardage des Canaux communs de l'inondation de ladite Ville et étant nécessaire pour s'assurer que les Propriétaires des Terrains compris dans cette inondation retireront l'utilité et l'avantage qu'on se propose des Travaux qui vont être fait, de veiller à ce que lesdits Propriétaires ou Fermiers desdits Terrains exécutent ce qui leur a été prescrit par les anciens réglemens, et de renouveler à cet effet lesdits réglemens et notamment celui rendu par M. de Sechelles le 22 mars 1732, afin de leur rappeler les dispositions, et d'ôter par là tout prétexte à ceux qui étant trouvé en contravention voudroient en prétendre cause d'ignorance. »

419 - ADN, C 8716.

182

ordures ou les décombres pour laisser libre cours aux eaux420 et ainsi lutter contre le retour des

inondations qui ont cependant parfois néanmoins lieu, faute à certains de respecter la loi.

A Valenciennes, une imposition extraordinaire de 69 000 livres est décidée par un arrêt du

Conseil d'État du 14 décembre 1750 pour curer l'Escaut, l'approfondir et relever ses digues. Le but

de cela est de mettre tous les habitants à contribution pour lutter contre les inondations qui

surviennent régulièrement du fait des encombrements. Pour ce faire, chacun doit payer entre 3 et 15

livres, même les nobles. Le roi prend donc des mesures exemplaires pour en finir avec les

inondations répétées de la rivière et en même temps rétablir la navigation.

Le petit réseau hydraulique constitué des rigoles et des buses est lui-aussi entretenu

périodiquement notamment pour enlever les sables de charriage qui les comblent et empêchent

l'écoulement de l'eau qui refoule et se déverse parfois sur les terres.

Outre les opérations de curage, la manœuvre des écluses permet de lutter contre

l'encombrement des rivières et des canaux et d'ainsi réduire le risque inondation ou faciliter la

décrue. Ainsi, des « saccages » sont régulièrement effectués entre Valenciennes et Condé. Le

saccage consiste à l'ouverture brutale des écluses pour générer un courant fort et emporter les vases

et autres éléments qui ralentissent la vitesse de l'eau. Par exemple, l'inspecteur des rivières, Ignace

Laurent ordonne de donner un saccage extraordinaire des écluses de Condé « le jeudy de chaque

semaine depuis six heures du soir jusqu'au lendemain à huit heures du matin »421 pour évacuer

toutes les eaux de l'inondation de l'Escaut en 1765. En 1777, le « Projet de règlement pour les

manœuvres d'eaux de l'Escaut tant pour éviter les inondations [...] » mentionne entre autres

l'obligation de procéder à des saccages tous les jeudis et les dimanches afin d'évacuer plus

facilement l'eau des prairies de la banlieue de Valenciennes422.

420 - Idem.421 - ADN, C 8716. 422 - AMV, DD 468, Projet de règlement pour les manoeuvres d'eaux de l'Escaut tant pour éviter les inondations que

pour pourvoir à la conservation des lits de redressement » 1777. En voici les deux premiers articles :« Art. Ier : Le règlement porté en 1753 par M. De Sechelle notre prédecessuer pour les saccages extraordinaires de ladite rivière en cas de crue d'eaux continuera d'être exécuté suivant sa forme et teneur [...] ».« Art.2e : Ordonnons auxdits éclusiers et meuniers de ladite rivière de se conformer aux anciens règlemens qui prescrivent les saccages et rigolages ordinaires sur la même rivière les jours de dimanche et jeudy de chaque semaine tant pour faire écouler les eaux des prairies et marais que pour faciliter la navigation du dessous de Valenciennes ».

183

Entre 1768 et 1770 à Québec, une écluse est construite sur la parcelle de deux particuliers,

Dupont et Drolet, pour permettre l'écoulement des eaux d'un ruisseau sujet à inonder les terres423. A

Condé, l'écluse du canal de décharge, de 18 pieds de passage, contrôle l'évacuation des eaux du

Petit marais tandis que l'écluse n°68 permet l'écoulement des eaux du Grand marais424. Vers 1755,

les éclusiers de Condé reçoivent une gratification de 15 livres par an pour les années 1753, 1754 et

1755 pour avoir beaucoup manœuvré les écluses afin d'évacuer du mieux possible les eaux

d'inondation425.

Le rôle des écluses dans la gestion des inondations et l'entretien du système hydraulique est

donc déterminant.

423 - TL9, P4323, Fonds du Conseil militaire de Québec, f°93-93v°. Le projet d'écluse est formulé en 1762 mais celle-ci, d'après les sources n'est construite que quelques années plus tard.

424 - ADN, C 8716.425 - ADN, C 9288.

184

Illustration 108: « Profil pour servir au nettoiement des grands canaux » et « Profil pour servir au nettoiement des petits canaux », 1731. Ces profils servent de modèles de référence lors des opérations de curage des canaux. Ils indiquent ainsi les dimensions des talus, des banquettes, les largeurs et hauteurs à respecter en fonction du niveau des eaux. Les ouvriers responsables du curage doivent travailler les canaux pour qu'ils soient conformes à ces profils exigés. Ils rendent compte d'une volonté de normaliser le système hydraulique en introduisant des normes pour prévenir les inondations. Si les dimensions indiquées des canaux et des digues ne sont pas suivies, cela augmente le risque inondation (source : ADN, C 8561-1).

Document n° 2 :

Les inondations dans la vallée de l'Escaut : un fléau à conséquences désastreuses

« Innondation du 23 janvier 1757. Valenciennes.

Le vendredy 21 janvier 1757, la pluye mêlé de neige commence à Douai où j'étois vers trois heures et dura pendant la nuit sans être considérable et le samedy par interval.Les eaux arrivèrent la nuit du Dimanche avec impétuosité aux écluses de Bouchain, ayant renversé une portion de la digue de l'Escault à Ourdain.M'en retournant de Bouchain à Valenciennes le lundy, je vis le pavez culbuté de la veille près le Pont de Rouvignies et toutes les Prairies depuis Bouchain jusqu'à Valenciennes submergées.Les eaux s'étoient rependües dans plusieurs rües de cette ville. Elles augmentèrent tellement le mardy le soit qu'on ne put ouvrir la porte de Tournay que le mardy en 8 jours 2 de février suivant.Le faubourg Notre-Dame a été innondé dans toutes ses blanchisseries de la droitte, par l'élévation des eaux du dessous et celles de la gauche par leur refoulement.Les habitans du faubourg ont passé trois nuits sur la digue de l'Escaut qui les garantis pour empescher le renversement des eaux qui les eussent submergez, ayant eu la précaution de déménager.Ces innondations ont d'autant plus étonnez qu'il n'étoit quasy pas tombé de pluÿes, il ÿ cependant cincq pieds d'eau dans la rue de Tournay et les deux tiers de la Ville furent plus ou moins innondées. Il en coutta beaucoup à la Ville, pour le pain que le Magistrat fit distribuer dans toutes les maisons innondées [...] ».

« Mémoire sur les grandes eaux de la nuit du 4 au 5 juin 1757 »

« Le 3 et 4 juin, il a fait une pluie continuelle, cela occationné que le 4 à honze heures de nuit les eaux sont arrivée en abondance à Valenciennes et la rivière de Ronelle et les Ravins ont donné des eaux en abondance dans la Rivière de l'Escaut, ce qui a produit des eaux dans la Ville de Valenciennes, scavoir dans la Rue de l'Escaut, partie de la Rue de Tournai vis à vis la Cirenne, au grand et petit bruille et au puid 48. Cela a aussi occationné la rupture du batardeau à l'Ecluse près de la Folie et à rempli le petit marais de Bruay et celui de l'Epaix.A Condé les eaux de la Haine et de l'Honneau sont arrivée à peu près à la mesme heure, elles ont inondé le moulin et la grande écluse a esté ouverte à 3 heures le matin et les eaux ont baissé dans Condé. Les eaux de la Haine ont passé au dessus des digues depuis Mons jusqu'à Jemappe et ont inondé tous les marais de Quesnoi et autres des environs et ses eaux se sont écoulé vers Thulin et delà se sont répandue vers Condé ce qui a occationné que les habitans […] et partie de ceux de Crespin ont esté obligé de retirer leurs bestiaux des prairies.Les eaux de l'Honneau ont venu en abondance et ont passé bien des endroits au desus de l'ancien pavé de Thivencelle le 5 juin et a repandue de l'eau dans le grand et petit marais de Condé.Le Rieux de Maçon a fourni des eaux abondament qui se sont répendue dans les marais de Condé et ont occationné que la plus part des habitans ont esté obligé de retirer leurs bestiaux.Le 6 juin, on a ouvert l'écluse des Chanoines pour aider à la décharge des eaux de Thivencelle et de Capelle.Les digues sur la rive droite de l'Escaut se sont bien soutenu et elles ont esté gardé pendant deux fois 24 heures, il y a eu quelques trous de taupes entre Valenciennes et Condé qui ont esté bouché à propos. Les digues sur la rive gauche de l'Escaut ne se sont pas si bien soutenu principalement dans la prerie vis à vis Vieux Condé où les habitans ont eu b(e)aucoup de peine à se garantire des eaux et il y a eu des eaux qui se sont répandue dans la prerie de Sarteau et Fresnes. Il y a eu un peu d'eau qui ont esté dans le grand marais de Fresnes, Wicq et Ecaupont venue par les Ravins de Courouble et des bois de la haute Embise.Du 5 au 6 juin, l'eau n'a baissé dans la rivière de l'Escaut que d'un bon pied.Le 6 juin après l'ouverture de l'écluse de Tournai elle a bais(s)é de deux pieds.Le 7 juin après l'ouverture de l'écluse d'Antoing, l'eau a baissé de 3 pied(s) et les eaux estoient baissé de 4

pieds sur les 5 heures du soir. De Millordin. »426

426 - ADN, C 9288, pour les deux extraits.

185

Document n°3 : Les marais, des espaces productifs mis à mal par les inondations

« C'est à la hauteur de Condé que s'étendent les plus belles prairies du Roÿaume […] on leur donne le nom de marais parce que malheureusement, elles sont trop souvent sous les eaux et que ces marais représent[ent] un bassin mais quel[le] immensité de bassin. Elles forment trois innondations utiles à la place en tems de Guerre et une quatriesme au besoing, toutes indépendantes et séparées. […]Toutes ces prairies reçoivent fréquemment les débordement des Rivierres de l'Escault, de la Haine et du Honneau.La partie que l'on dit le Grand Marais, au dessus des débordements de ces trois Rivierres reçoit encore les eaux rousses qui viennent des plaines de Rombies et d'Etreux depuis la construction de la chaussée de Valenciennes à Quiévrain, à cause des ponts qu'on y a construit qui réunissent les eaux et les font descendre à St Saulve et la Cahutte Bougon, et dela dans le grand marais de Condé par un canal fait en 1731 passant le long des Prets le Comte et à travers les marais de Bruay, Ecaupon, Vic et de Fresnes. Ces eaux avoient été de tout tems comme fatales à ces prets le Comte, apartenans aux Chanoines de Saint Gudulle de Bruxelles. Ce canal qu'on a fait sur pres d'une lieue et demy pour les débarasser est très souvent la perte des marais qu'il traverse jusqu'à Condé […] les Marais de Condé ne perdent pas seulement leurs paturages et leurs foins mais aussy tous les bleds des terres qui se trouvent sous le niveau de l'étendue des eaux […]L'on compte 5 bagards et renversemens de digues depuis 1751 […] plusieurs communautés étant encore 20 de Mars 1754 innondés et leurs habitations submergées et inabordables. Dans tous les tems connues l'on a fait des dépenses très considérables pour débarrasser les prairies

des eaux répandues et débordées »427.

427 - ADN, C 9288.

186

Ordonnance du 04 juin 1755 de l'intendant Blair de Boisemont relative à l'entretien des canaux et des digues pour prévenir des inondations (ADN, C 8716).

187

Illustration 109:

II- L'aménagement à l'origine des inondations

Les crues ont dans biens des cas des origines climatiques tels que les orages ou la fonte des

neige au printemps et à l'automne qui provoquent une forte montée des eaux et par conséquent des

inondations. Cependant, ces aléas se retrouvent souvent aggravés par l'intervention anthropique. En

effet, les différentes transformations apportées aux rivières, aux zones humides via les

modifications du lit ou le suréquipement peuvent accentuer le phénomène voire en être directement

la cause. Ainsi, les aléas naturelles se conjuguent à l'action humaine et génèrent ainsi d'importants

débordements auxquels les sociétés riveraines du Saint-Laurent et de l'Escaut doivent faire face.

A – Les équipements source de débordements

a) Les ponts

Les ponts sont souvent impliqués dans les problèmes de circulation des eaux et peuvent être

la cause de débordement notamment dans la vallée de l'Escaut. En 1762 par exemple, Pierre

d'Haussy, particulier de Saint Saulve, a fait établir un pont dormant sur le ravin Grabot, dont les

eaux se déchargent dans l'Escaut, pont qui, selon Ignace Laurent, « empêche l'écoulement des eaux

qui se répandent sur la campagne au lieu qu'elles s'écouleroient insensiblement dans l'Escaut »428. Le

pont a par conséquent été démoli pour redonner libre cours au eaux. Plus en aval à Fresnes, au sujet

des piles du pont qui traverse le village, les bateliers observent que « la position de ces mêmes piles

forçent le cours naturel de la rivière le bord du costé de Wicq joignant le pont est remply d'une eau

dormante où la bourbe s'amasse en quantité »429. Ainsi, les piles des ponts ont tendance à barrer les

eaux et à ralentir le courant, ce qui favorise l'envasement et entrainent ipso facto des crues.

b) Les barrages et les batardeaux

Les barrages posés en travers d'une rivière entrainent une élévation du niveau d'eau et par

conséquent des débordements. En effet, les habitants de la rivière de Cap-Rouge rapportent que :

« le pont qui est sur la Rivière du Cap Rouge n'auroit pas esté sujet a estre emporté

par les eaux et que les pieux n'auroient pas flotté si la Dame dépositaire desdits

Pauvres n'avoit pas fait faire une Chaussée pour retenir les Eaux de lad it eRivière afin

428 - ADN, C 8716.429 - ADN, C 12 215.

188

de les mener au Grand moulin à l'eau »430 :

Ainsi, une forte crue d'eau fait suite à la mise en place du barrage, ce qui emporte le pont de

la seigneurie canadienne. Outre Atlantique, à Condé, barrer le passage de l'eau peut aussi engendrer

le débordement des eaux. Ainsi, en 1735, l'inspecteur des rivières Ignace Laurent est accusé d'avoir

fait poser des barrages qui entravent le cours de l'eau et provoquent l'inondation des prairies comme

l'explique le passage suivant :

« Le Sieur Laurent […] a masqué les deux canaux de décharge par trois maitresses

estanches, scavoir la première le courant de Macoux barré [...], le deuxième le canal

de déchargé barré, la troisième la pointe du canal Beaulieue dont les estanches y sont

encore actuellement, ce qui a causé la grande inondation à cause des maitresses

estanches qui a retenue les eaux dont ils y sont encore présentement ce qui a causé

l'intérest audit marais qu'il n'a pu jouir de l'humeur de sa partie […] ce sieur Laurent a

retenue les eaux le neuf de may dernier jusqu'au vingt dudit mois pour netoyer le

grand fossé de la porte de Tournay qui a esté encore la cause que les eaux n'ont peut

avoir leur écoulemens et qui a inondée la plus saine partie dudit marais »431

c) Les écluses

Concernant les écluses, une mauvaise gestion des vannes ou leur mauvaise manœuvre peut

provoquer des inondations. Ainsi à Valenciennes où la ville se retrouve submergée durant l'année

1772 suite à l'ouverture des vannes des marais de Bourlain et de l'Epée, ce qui a reversé les eaux

vers la ville432. En 1768 au faubourg Notre-Dame, un garçon meunier s'endort en laissant les vannes

du moulin fermées, l'eau monte, submerge les rives et inonde entre autres les blanchisseries à

proximité et plusieurs jardins433. Enfin, en aval de Condé, les ingénieurs pointent du doigt les

moulins d'Antoing qui possèdent une écluse dont le radier est trop haut de 26 pouces, ce qui

entraine un refoulement des eaux et l'inondation de la place forte434.

430 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal du grand voyer Lanouillier de Boiscler, 7 septembre 1745.431 - ADN, C 6972.432 - ADN, C 8716, Lettre d'Ignace Laurent, inspecteur des rivières, 27 janvier 1772 .433 - AMV, DD 431, Procès-verbal de visite des blanchisseries du marais de Bourlain et du Faubourg Notre Dame,

inondées par les manoeuvre d'eau des moulins 15 juillet 1768. Extrait : « [...] nous avons interpellé ledit garcon meunier ils nous avoit répondu que s'étant endormi il avoit oublié de lever les vannes, que les blanchisseurs tenant à son héritage l'ayant averti il se seroit mis en devoir avec les avec les autres garcons du moulin de les lever, de suitte sommes passés en une petite blanchisserie tenante à laditte rivière nous avons remarqué que le pré étoit rempli de vase ce qui provenoit du débordement de ladite rivière […] »

434 - ADN, C 8716.

189

B – Transformations du lit et crues

a) Détournement et captage des eaux

Les profondes transformations opérées sur les cours d'eau telles que les techniques de

captage, les redressements, les élargissements, bouleversent l'équilibre de la rivière et entrainent ou

aggravent les crues. C'est par exemple le cas lorsque l'on sur-approvisionne un cours d'eau par

captage d'autres eaux environnantes que l'on fait volontairement converger vers celui-ci. En 1745,

M. Rouillard, habitant de Batiscan, à propos des débordements d'un ruisseau près de ses terres,

explique que « le ruisseau n'est devenu considérable que par l'aide et la main des hommes »435. En

effet, ses voisins, les Delorme, ont capté les différents points d'eau et sources alentours pour enrichir

ce ruisseau afin d'alimenter un moulin à eau. Le cours d'eau a par conséquent drainé beaucoup trop

d'eau amenée artificiellement par les riverains, ce qui entraine des inondations qui causent de

nombreuses pertes aux habitants. Ainsi, lors du captage des eaux, si un volume d'eau supérieur à la

capacité du lit est amené dans un cours d'eau, celui-ci est saturé et déverse son trop-plein sur les

rives.

Le détournement des rivières favorise aussi les crues. Ainsi, en 1762, dans la région de

Québec, un certain Sr Dupont porte plainte contre son voisin au sujet d'un ruisseau qui a été « bel et

bien été détourné et qui innonde, de ce fait, la terre dudit Dupont »436.

Les changements de tracé augmentent de cette façon le risque inondation.

b) Redressement et élargissement

Les redressements et les élargissements sont des pratiques qui rompent l'équilibre fluvial et

des hydrosystèmes. Redresser une rivière accélère la vitesse du courant et peu provoquer des crues

comme cela est visible pour l'Escaut. En 1755-1757, un habitant de Bruay, Hubert Morval,

démontre que les redressements fait à l'Escaut augmentent le débit de la rivière et causent ainsi des

inondations. Il nous apprend de cette façon que « depuis que l'on a fait la Coupure à la Rivière à La

Folie, la Rapidité des Eaux luÿ a emporté la digue de son héritage » et a par conséquent provoqué

435 - ANQ-Q, TL5, D1431. Prévôté de Québec, Plaidoyer du sieur Rouillard dans la procès opposant Rouillard à la veuve Delorme, 31 décembre 1745.

436 - ANQ-Q, TL9, P4323, Fonds du Conseil militaire de Québec, f°93-93v°.Plainte portée par Dupont contre le nommé Drolet au sujet d'un ruisseau qui a été détourné de son cour naturel.

190

l'inondation des terres437.

Dans une lettre postérieure à 1760, les habitants de Bruay, Beuvrages et Raismes expriment

aux autorités leur inquiétude au sujet du redressement de la rivière du Noir-Mouton, il mettent en

garde celles-ci en disant que « la rapidité de la riviérette sera triplée » une fois les coupures faites à

cette dernière438. Dans le Cambrésis et aux alentours de Bouchain, un mémoire rédigé vers 1756

nous apprend que l'Escaut a été élargi mais pas approfondi, ce qui provoque des inondations en aval

vers Valenciennes car le courant est plus rapide et les eaux plus hautes439.

Ainsi, si le façonnement du lit est mal effectué, cela produit l'effet inverse en provoquant des

débordements au lieu d'y remédier. Lorsque l'on procède à un élargissement ou à un

approfondissement, ceux-ci doivent être faits en aval puis en amont pour offrir un débouché

suffisant aux eaux.

Les travaux de curage participent également à l'accélération du courant, c'est pourquoi il faut

également curer une rivière sur toute sa longueur pour empêcher l'arrivée soudaine des eaux de

l'amont vers l'aval qui, faute de pouvoir s'écouler dans une portion encore encombrée, se déverse

sur les rives.

Les inondations dans ce contexte constituent une réponse du milieu face aux perturbations

de l'hydrosystème fluvial. Ainsi, l'homme moderne qui prétend dominer la Nature voit cette Nature

se retourner contre lui et lui faire prendre conscience qu'il ne maitrise pas tout. Cependant, il essaie

d'y remédier en apportant différentes améliorations, différents réajustements pour pallier les

problèmes comme il sera démontré dans le chapitre suivant (voir Chapitre IV).

437 - ADN, C 9282.438 - ADN, C 5698, Pétition adressée par les habitants.439 - ADN, C 8716.

191

III- S'équiper pour inonder : l'inondation défensive

A – Présentation du système d'inondation stratégique

a) Le principe de l'inondation militaire

L'inondation défensive consiste, grâce à la manœuvre des écluses, aux canaux et aux digues,

à submerger volontairement les prairies situées aux alentours d'une ville pour empêcher l'avancée

ennemie lors d'une attaque, notamment en cas de siège. Ce système, mis au point au XVIe siècle

par les ingénieurs hollandais et espagnols, s'appuie sur les principes de rétention et de stagnation

des eaux à des fins militaires. Il est ensuite repris et perfectionné par le grand ingénieur Vauban au

service de la France.

Moyen très efficace, l'inondation militaire bloque la progression ennemie et empêche

l'installation de batteries de canons. Cette méthode est indissociable des fortifications modernes. En

Nouvelle-France, si les villes sont fortifiées, l'inondation défensive n'existe cependant pas car les

riverains en n'ont tout bonnement pas l'utilité pour contrer les flèches iroquoises. Lors du siège de

1759, aucune trace de technique de ce type n'est mentionnée. Probablement trop longue et trop cher

à mettre en place, la ville se contente de lignes de batteries et de redoutes placées le long du Saint-

Laurent. A contrario, le nord de la France est particulièrement avancé en matière d'inondation

stratégique, en l'occurrence les places fortes situées le long de l'Escaut et parmi elles, Valenciennes

et Condé.

b) L'Inondation de Valenciennes

A Valenciennes, le dispositif est testé dès janvier 1545, les 28 et 30 janvier plus

exactement440. L'eau de l'Escaut est alors tenue à l'entrée de la ville grâce aux écluses de la Brétèque

et du Pâté, construite en 1542, qui sont fermées. Ainsi, elle s'accumule progressivement et se

déverse dans les prairies autour de la place, ce qui permet, en cas de besoin, d'inonder toute la

campagne alentour en trois jours441. Ensuite, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le système d'inondation

défensive est amélioré par Vauban. Celui-ci trouve que l'écluse de la Brétèque est mal orientée en

cas d'attaque par la ville. Elle est donc démolie et remplacée en 1688 par une nouvelle écluse,

appelée écluse des Repenties442. Implantée une dizaine de mètres plus en aval et par conséquent

440 - MARIAGE E., Les fortifications de Valenciennes, Giard, 1891, p.80.441 - LEFEBVRE A., Opus Cit. p.150.442 - Ibid. p.175.

192

mieux dissimulée, l'écluse des Repenties contrôle l'inondation d'une bonne partie du Hainaut. Ce

nouveau système est testé du 4 au 25 novembre 1691 avec une inondation tendue sur 800 toises de

surface (1.4 km) et sur 4 à 12 pieds de profondeur (1.20 m à 3.6m)443. L'inondation de Valenciennes

recouvre ainsi toute la rive gauche de la vallée de l'Escaut depuis la banlieue de Valenciennes jusque

Denain. Cette inondation se couple à elle de Condé pour recouvrir d'eau tout le territoire.

c) L'Inondation de Condé

« L'inondation [de Condé] est divisée en quattre parties : le petit marais qui est l'égout

de touttes les eaux, le grand marais dont les eaux se rendent dans le petit par un passage

pratiqué sous la Haisne, l'inondation de Thivencelles ou de la canardière qui se rend

dans le grand marais par un passage pratiqué sous l'Honneau et les marais du Mazis

sont les eaux passent sous la chaussée de Valenciennes et vont se rendre au bas

Escaut,444 […] Ces prairies forment trois innondations utiles à la place en tems de

Guerre et une quatriesme au besoing, toutes indépendantes et séparées […] la tenue de

l'inondation est à peu près de sept mois sur lesquels il faut prendre deux mois deux

mois de grandes eaux »445.

Ainsi, à l'instar de Valenciennes, Condé utilise ses prairies inondables situées aux pourtours

de la ville pour tendre une vaste inondation sur la rive droite de l'Escaut depuis la Place jusqu'en

banlieue de Valenciennes à Saint-Saulve446. Pratiquée également dès les XVIe-XVIIe siècles,

l'inondation de Condé est commandée par la Grande écluse n°36 et appuyée par les autres petites

écluses utilisées pour drainer les terres.

Les inondations de Valenciennes et de Condé, associées l'une à l'autre, permettent de

recouvrir d'eau toute la vallée de l'Escaut entre Denain et Condé sur une surface considérable

d'environ 20 km. Les écluses sont la clé des inondations avec deux écluses maitresses : l'écluse des

Repenties et Grande écluse 36 de Condé.

443 - Ibid.444 - ADN, C 8716.445 - ADN, C 9288.446 - FLY DE MILLORDIN, BIACHE, « Carte particulière... », 1731-1732. La carte nous donne l'étendue de

l'inondation en localisant son point de commencement et sa zone d'extension maximale, sur la rive droite de l'Escaut, à proximité des « Prés des Hormeaux » à Saint-Saulve. Cf. les n°69 et 70 de la légende :

« 69. Endroit où en coupant les eaux on forme l'inondation de Condé; on couvre le pays d'eau depuis Condé jusqu'à l'endroit 70 »

« 70. Endroit jusqu'où les eaux de l'inondation montent en faisant ce qui est marqué à l'article précédent »

193

Également, tout le système de canaux présenté précédemment et qui sert à l'écoulement des

eaux a aussi été conçu pour former ces inondations défensives. Arnaud Tixador, dans son article,

nous confirme effectivement que « les canaux jouent un rôle déterminant dans la défense de la ville

car ils assuraient une « inondation contrôlée » des faubourgs de la ville »447. Dans le sens contraire à

celui habituel, l'eau est donc retenue au lieu d'être évacuée pour venir submerger les prairies. Ce

système se développe dans la région de Condé surtout après la prise de 1677 avec la mise en place

d'un réseau de « canaux royaux »448 (canal de la Noire Digue, canal de la Savernière, etc.).

Outre le drainage et la navigation, le réseau hydraulique est ainsi mis au service du royaume

pour assurer sa défense. Ainsi, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, l'inondation défensive est déployée

à plusieurs reprises sur le territoire compris entre Valenciennes et Condé pour assurer la défense de

ces deux villes clés située à la frontière du pays.

447 - DELASSUS D., TIXADOR A., « Valenciennes, témoins archéologiques liés à l'eau : dans la ville, avant la ville », Art. Cit. pp.28-29.

448 - ADN, C 9288. « L'on se souvient encore qu'après la conquette de Condé pour fortifier les cotés de l'innondation et leur procurer les écoulemens nécessaires [...]l'on a traversez toutes les prairies qu'une quantité de canaux royaux ».

194

Document n° 5 : La technique de l'inondation défensive entre Valenciennes et Condé

« Mémoire concernant les innondations servans à la deffense des villes de Valenciennes et Condé.Mémoire concernant les innondations qui se forment dans une partie de l'enceinte des villes de Condé et de Valenciennes »449

« Inondation des prairies de Valenciennes

« Les prairies étantes enveloppées par la Rivière de l'Escaut d'une part, par un canal de dérivation d'autre part, lequel prend ses eaux au dessus des écluses de Valenciennes et d'un semblable canal prenant ses eaux au même endroit traversant le centre ou environs sur toute la longueur de dites prairies, il s'en suit qu'elles peuvent être innondées sans les secours avant dit en ouvrant les écluses de Valenciennes qui a raport au canal du centre fermant une autre écluse à la jonction de se canal avec la Rivière de l'Escaut près St Roch au dessous de Valenciennes pour lors les eaux gonflent et refluent sur toutes les dites prairies jusqu'au niveau de celles supérieurs venant du dessus de Valenciennes tels jusqu'à la hauteur des bords tant de la rivière inférieure de l'Escaut au dessous de Valenciennes que de celle du canal de dérivation avant ditte, lesquelles enveloppent ladite innondation. On observe que pour ce faire, on doit interrompre le passage des eaux par son lit ordinaire, que l'on a toujours entendu ouy dire qu'il y avoit 15 pieds de pente pour le Cours naturel des eaux de la rivière par son lit ordinaire depuis Valenciennes jusqu'à Condé […] L'inondation de Valenciennes a la même certitude que celle de Condé ne pouvant être interrompue qu'en se rendant Maitre de Valenciennes, elle a lieu en 3900 toS (toise?) de longueur et sur 600 toS de largeur. »

« Mémoire concernant les innondations servant à la deffense de la ville de Valenciennes et de Condé »450.

La ville de Valenciennes est traversée par la rivière de l'Escaut, la Ronelle entre dans la même Rivière près le pont Néron. On forme pour la deffense de cette ville deux innondations qui sont considérables, une au dessus et l'autre en dessous.

L'Innondation supérieure deffend l'ouvrage avancé du fauxbourg Nostre-Dame et le corps de la place dans tout le front de la porte Nostre-Dame.Cette partie d'Innondation couvre touttes les prairies depuis l'enceinte de Valenciennes jusqu'au village de Trith. On compte de Valenciennes à Trith une petite lieue qui est l'étendue de cette partie de l'innondation, dans l'estat où elle se trouve aujourd'huy […]Les eaux ne changent point la nature du sol de ces héritages, au contraire, elles y portent une graisse qui les fructifie, pourvu qu'elles n'y restent que jusqu'au mois de mars.Les domages ont esté évalués et suivant l'estimation […], ils montent à la somme de 28 720 livres, en ce non compris le fauxbourg qui a esté jusqu'à présent préservé de l'innondation. On ne scauroit estimer l'objet du commerce par raport aux bestiaux qu'on entretenoit sur les dites prairies où l'innondation subsiste, les habitans sont obligés de se défaire de leurs bestiaux.[…] un quars de lieue de largeur dans sa plus grande étendue, cette innondation contenue entre la rivière de l'Escaut et celle du Noir Mouton est soutenue par les digues qui les bordent. Les eaux sont appuyées à la hauteur des digues du costé de St Scauve et de la Folie. C'est la plus grande élévation qu'on puisse lui donner […]Lorsqu'on a formé l'innondation pendant le temps de la guerre précédente, on avoit étably un batardeau qui traversoit la rivière de l'Escaut [...] »

449 - ADN, C 9368, 20 novembre 1742.450 - Idem, 20 octobre 1642.

195

B – Les grandes inondations défensives des XVIIe et XVIIIe siècles

a) Les sièges de 1655-1656

A cette période, le Hainaut est encore sous la domination de la couronne d'Espagne. En effet,

tout la région fait partie à l'époque des Pays-Bas espagnols avec à leur tête Philippe IV, roi

d'Espagne. Cependant, dans une longue tradition de conflits franco-espagnols, la France tente de

s'emparer de ces territoires stratégiques situés au nord du royaume.

Le Maréchal de Turenne, au service de Louis XIV, met la main en 1655 sur plusieurs villes

dont Condé le 18 août 1655. En effet, une lettre de Mazarin écrite le 19 août nous rapporte que « le

Roy a esté ravy de joye d'apprendre la reddition de Condé »451. Il souligne l'importance de cette

place désormais au mains des Français. Plusieurs autres villes sont prises la même année.

Cependant, ces conquêtes ne peuvent être durables que si Valenciennes et Mons sont conquises.

Turenne décide alors de se diriger vers Valenciennes le 15 juin 1656 avec une armée de 30 000

hommes. Les Valenciennois pour se défendre « libèrent » l'inondation autour de la ville pour établir

ainsi une deuxième barrière liquide autour d'une première barrière solide, les remparts. Ils

manœuvrent les écluses et rompent les digues volontairement de sorte à faire monter l'eau au

faubourg Notre-Dame et aux marais de Bourlain452 afin que les différents quartiers de soldats ne

puissent plus communiquer entre eux. Le Canal du Rivage de Cambrai est bouché de sorte à faire

déborder l'eau dans les marais de l'Epaix. L'inondation du marais est considérée comme une

« bonne opération mais [qui] causa bien du mal »453. L'inondation couvre tout le lit majeur de la rive

droite de l'Escaut de Trith jusqu'à Saint-Saulve.

Les Français tentent de traverser l'inondation en établissant un pont de fascines, c'est-à-dire un

pont de fortune constitué d'un fagot de branchages, de plus de 700 toises, soit 1.26 kilomètres, aux

marais de Bourlain pour correspondre entre eux mais l'entreprise échoue454. Sans attendre, une autre

digue est rompue le 26 juin pour faire monter l'eau de trois pieds supplémentaires pour empêcher la

451 - MAZARIN J., Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, juillet 1655-juin 1657, Paris, Imprimerie nationale, 1893, p.56.

452- LE BOUCQ S., Le siège de Valenciennes de 1656, Valenciennes, 1889, p.91 et, p.107 : « Les eauwes montans de jour en jour estrangement au faubourg notre dame en sorte telle que l'on y voioit plus que le bout des arbres y rester et comblage des maisons ». Le niveau d'eau de l'inondation semble donc atteindre plusieurs mètres, ce qui paralyse l'armée française et gèle la circulation autour de Valenciennes.453- Ibid., p.146.454- GUILLEMINOT J., “L'Ecluse des Repenties et le pont de la citadelle à Valenciennes”, Valentiana n°4, décembre 1989, p. 80.

196

construction de ce pont. Le chemin, composée de plusieurs centaines de milliers de fascines, est

submergé par la hauteur d'eau car la Grande inondation est déployée. Ainsi, pour défendre

Valenciennes, Condé déploie aussi l'inondation en déversant les eaux de l'Escaut dans les prairies de

la rive gauche (Cf. Carte). Les deux quartiers, celui de Turenne et celui de La Ferté, se retrouvent

immobilisés et isolés sans possibilité de communiquer et de s'entre-aider. De surcroit, l'eau recouvre

les canons et empêche les tirs. L'armée espagnole, dirigée par Don Juan d'Autriche, vient au secours

de la place et repoussent l'armée française. En infériorité, Le Maréchal de Turenne s'enfuit vers le

Quesnoy, La Ferté est fait prisonnier et les Français capitulent.

Les Valenciennois jusqu'à aujourd'hui sont encore fiers de raconter leur victoire lors du siège

de 1656 qui est une défaite cuisante pour les Français. L'inondation est au centre de ce siège. C'est

en partie elle qui mène à la reddition française. La maitrise de l'eau semble donc être un atout

stratégique efficace, atout cependant qui peut vite devenir un inconvénient lorsqu'il tombe aux

mains d'autrui...

197

Illustration 110: La ville de Valenciennes assiégée par les Français et secourue par Don Juan d'Autriche le 16 sept 1656 avec représentation des deux inondations défensives déployées, l'une à l'entrée de la ville, l'autre à sa sortie (source : Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV 2224, INV 1499, B 287).

198

Illustration 111: Carte du siège du 16 juillet 1656 avec l'étendue des inondations et la localisation de la digue et du pont de fascines établi par les Français. La première inondation est sur la rive droite de l'Escaut tandis que la seconde, à la sortie de la ville, est sur la rive gauche (source : Archives municipales de Valenciennes).

b) Les prises de 1676-1677

Quasiment vingt ans plus tard, Valenciennes et Condé ont de nouveau recours à l'inondation

défensive pour faire face aux hommes de Louis XIV qui reviennent à la charge pour s'emparer des

deux places.

En effet, de 1673 à 1677, Louis XIV mène une guerre de siège455. Il assiège Condé avec

l'aide de 40 000 Hommes nécessaires pour investir la ville. Celle-ci déploie l'inondation défensive

mais sans succès puisque la ville est prise le 26 avril 1676. Il aura fallu 4 maréchaux et 40 pièces

d'artilleries pour en venir à bout. Après s'être emparé de Bouchain le 11 mai 1676, le prince, presque

un an plus tard, arrive en personne le 4 mars 1677 dans la ville de Valenciennes avec 10 000

hommes et ses meilleurs généraux ainsi que Louvois, secrétaire d'État à la guerre. Les Français

s'arment ainsi en conséquence pour faire face à une place considérée comme « imprenable »456 et

réputée jusqu'en Espagne pour son système défensif basé sur l'inondation militaire. Ainsi,

l'inondation est à nouveau déployée et repose en grande partie sur les écluses de la ville bien

gardées, dont l'écluse du Noir-Mouton. Les troupes françaises sont situées sur les deux rives de

l'Escaut mais le maréchal de Vauban, maitre dans l'art de la poliorcétique*, établit un pont de

communication en fascines et une chaussée qui relie les deux armées qui, contrairement à 1656, ne

sont pas détruits par les Valenciennois.

Le feu est ouvert le douze mars et les projectiles atteignent le poste du Noir Mouton qui

protège l'écluse servant à inonder les environs du Grand Couronné. Le poste est abandonné, des

batteries détruisent l'écluse et saignent l'inondation. Le lendemain, les défenseurs de la ville sont

chassés de la redoute qui couvre le faubourg de Cambrai, l'écluse qui l'inonde en partie est prise et

la ville se rend le 17 mars aux Français, cette fois vainqueurs. Les canons français peuvent dès lors

briser l'obstacle qui retient les eaux et la rivière rentre dans son lit457.

La prise des deux villes est confirmée par le traité de Nimègue signé le 10 août 1678 où elles

passent définitivement du côté français.

455 - CORNETTE J., Chronique du règne de Louis XIV, Paris, SEDES, 1997.456- LANCELIN H., Histoire de Valenciennes depuis ses origines..., p.207.457- Ibidem, pp. 208-209.

199

Cette défaite souligne rôle clé des écluses dans ce système de défense basé sur l'eau qui

commande l'inondation stratégique. Une fois les villes aux mains des Français, Vauban reprend le

principe de l'inondation défensive et le perfectionne pour protéger la double ligne de places fortes

qu'il met en place, connue sous le nom de « pré carré ».

c) Les inondations militaires entre 1700 et 1750

« La Flandre ayant été le Théatre de la Guerre depuis 1704 jusques en 1713 et 1714, on

avoit été obligé de former une inondation qui couvroit plus de 3000 bonniers de terre

faisant environ 12 000 arpens pour pour mettre la Ville de Condé et tout cette partie à

couvert de l'Ennemy. »458

L'auteur de cet écrit renvoie ainsi à la Guerre de Succession d'Espagne, qui se déroule de

1701 à 1714 et qui met en proie plusieurs puissances européennes dont l'Autriche, la Grande-

Bretagne et la France. Pour se protéger des attaques ennemies, Condé, située juste à côté de la

frontière prend des mesures exemplaires pour sa défense en déployant pendant plusieurs années

458 - ADN, C 9288.

200

Illustration 112: Prise de Condé par Louis XIV le 26 avril 1676 par Jean-Baptiste Martin l'Ainé (cliché : L. Deudon, novembre 2013, localisation : Château de Versailles, photographié à l'occasion de l'exposition « Roulez carrosse ! » organisée par le Musée des Beaux-Arts d'Arras et le Château de Versailles).

l'Inondation tout autour de la ville dans les 4 marais, faisant de la cité un ilot immense mis à

couvert. L'inondation est encore plus impressionnante car le système à été amélioré par Vauban à

l'est de la ville avec l'ajout d'une quinzaine de canaux (canal de la Noire Digue, Canal des

Chanoines, etc.). A Valenciennes également, plusieurs inondations volontaires sont effectuées

notamment en 1708 -1709459. La ville ressort également sa barrière liquide en 1742 et 1744 lors de

la campagne de Flandre.

d) Les sièges de 1793

Lors de la coalition européenne durant la Révolution française, Valenciennes et Condé sont

prises d'assaut par une armée de 150 000 hommes composée de soldats autrichiens, anglais,

hollandais, hessois et hanovriens mais aussi de royalistes français. La ville de Condé est attaquée le

08 avril 1793. Le général Chancel établit son quartier général au château de Bailleul et organise la

défense de la ville. Des inondations stratégiques sont également provoquées, tous les canaux de la

ville sont noyés grâce aux écluses qui les commandent mais sans succès460. Après un siège de trois

mois, la place tombe aux mains de l’ennemi le 12 juillet 1793. Valenciennes, attaquée à partir du

premier mai, lâche l'inondation dans les prairies de la ville jusqu'à la cime des arbres. Cependant, le

général Jean Ferrand, à la tête des troupes françaises, rend les armes et la ville capitule le 27 juillet

1793.

459 - LEFEBVRE A., Opus Cit. p.175.460 - DERVAUX A.-M., BLONDEL G., Histoire de Condé, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 1998, p.26.

201

Comme le souligne Michèle Virol, l'inondation peut être employée comme « une véritable

machine de guerre »461 que les places fortes françaises ont su développer au service de leur défense

avec plus ou moins de succès. Cela permet de souligner tout l'enjeu de la maitrise des rivières et des

zones humides via un important système hydraulique pensé aussi dans ce sens.

Néanmoins, l'inondation stratégique peut sembler un moyen paradoxal car tous les travaux

d'assèchements effectuées au préalable sont alors rendus inutiles car les eaux peuvent rester

plusieurs mois voire plusieurs années à stagner dans les prairies qui pourrissent et se transforment

en marais insalubres. Le système est conçu à l'origine pour permettre une évacuation rapide des

eaux lorsque l'inondation défensive. Néanmoins, ce système est souvent mis à mal par de nombreux

encombrements et par quantités de mal-façons (écluses trop étroites, etc.) qui empêchent un

écoulement rapide de l'eau qui de ce fait stagne avec des conséquences souvent désastreuses au

détriment des paysans et des éleveurs qui voient leur efforts ruinées pour le « bien » du pays.

Ainsi, nous le verrons dans d'autres contextes, les intérêts du royaume l'emportent sur celui

des particuliers avec des communautés rurales doivent payer le prix de la liberté des villes. Cela

souligne un autre rapport ville-campagne, la seconde étant toujours au service de la première, pour

y porter ses fruits et ses bleds, mais aussi pour supporter ses maux avec un plat-pays qui se sacrifie

au service de la cité.

L'inondation défensive bouleverse le paysage fluvial en le transformant en une immense

zone humide qui s'étend sur plusieurs kilomètres dans la vallée en répandant des centaines de

mètres cubes d'eau. Ses conséquences sont aussi importantes que les inondations climatiques voire

davantage, l'une comme l'autre ayant un impact considérable sur les aménagements et les biens.

461- VIROL M., Op. cit., p. 272.

202

IV- L'impact des inondations sur les aménagements

Les inondations, qu'elles soient volontaires ou accidentelles, ont des répercussions

importantes sur les aménagements mis en place par les sociétés riveraines du Saint-Laurent et de

l'Escaut avec d'abord un impact sur les équipements fluviaux et ensuite sur les biens et l'espace

construit.

A – L'impact sur les aménagements fluviaux

a) Les ponts

Le pont, édifice directement posé en travers de la rivière, est l'un des premiers équipements à

souffrir des crues. Ainsi, entre Trois-Rivières et Québec, plusieurs ponts ruraux sont emportés par

les eaux lors des crues saisonnières ou des inondations accidentelles. En 1730 par exemple à Sainte-

Geneviève de Batiscan, un nouveau pont est construit pour remplacer le pont du ruisseau de Veillet

qui a été détruit par « les glaces lors de la débâcle de ce printemps »462. En 1745, le pont qui est sur

la Rivière du Cap Rouge sur la terre de Jean Meunier est en partie emporté par les eaux lors des

« Grandes avalaisons » qui ont détruit une partie des pieux du pont463. Un mois plus tard, le 23

octobre 1745 à Portneuf, les habitants craignent que le nouveau pont à construire « dans les

avalaisons d'eau, ne fist emporté par icelles »464. Redoutant comme ils le disent la rapidité des eaux,

ils demandent que le pont soit fait par un entrepreneur à un endroit où le risque de crue est moins

important. Enfin, en 1785, un procès-verbal de Jean Renaud ordonne la reconstruction du pont de la

rivière de la Chevrotière, en la paroisse de Deschambault, qui a été emporté par les grosses eaux du

02 octobre465.

Outre atlantique, plusieurs ponts sont endommagés par les crues. Ainsi à Valenciennes en

1760 où le pont du Sr. Montfort a fortement été dégradé « dans les grandes abondances des Eaux du

29 janvier 1760 »466.

462 - ANC, MG8-A6, vol.10, pp.197-198,Ordonnance du 04 juin 1730.463 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal du grand voyer Lanouillier de Boiscler, 7 septembre 1745.464 - ANQ-Q, E2, P322, microfilm M29/1, Procès-verbal de Jean-Eustache Lanouillier de Boiscler au sujet du pont de

la rivière de Portneuf, 23 octobre 1745.465 - ANQ-Q, E2, P1083, registre 7, pp.127-128. 21 novembre 1785.466 - ADN, C 10 193.

203

Il ressort les ponts de la vallée laurentienne sont à nombreuses reprises frappés par les

inondations car la majorité d'entre eux sont des petits ponts ruraux peu solides par conséquent

facilement entrainés par les eaux en cas de crue. Pour l'Escaut, le même problème se rencontre avec

les digues, fréquemment emportées par les eaux.

b) Les digues

Tout au long du XVIIIe siècle, les sources font référence à quantité de digues détériorées par

les crues. En 1756 lors des grandes eaux, les écrits rapportent que « la digue à la rivière d'Escaut

[…] qui a été en partie renversé[e] et ébranlé[e] par les eaux du cincq juin [1756] coutera au moins

cent livres haynaut »467. En 1766, l'inspecteur des rivières Ignace Laurent évoque à Saint-Saulve

l'existence de « brèches faites par la crue des eaux aux digues de l'Escaut » ainsi qu'à une buse de

bois détériorée lors de l'inondation468. Dix-huit ouvriers sont donc employés pour réparer ces

brèches et rehausser la digue de plusieurs pieds.

Une fois les digues rompues, l'eau envahit l'espace habité avec parfois de lourdes conséquences.

c) Écluses et batardeaux

Dans une lettre datée du 12 juillet 1788, le commissaire aux ouvrages et les magistrats de

Valenciennes nous informe que « les eaux abondantes venues du Cambrésis ont tellement grossie le

fleuve de l'Escaut qu'elles avoient emporté l'écluse ditte de St Laurent »469. L'ordre est donc donné

de la reconstruire pour permettre la décharge des eaux en cas de crue et ainsi prémunir la ville des

possibles inondations. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, plusieurs batardeaux de la ville sont

également dégradés et détruits par les eaux.

d) Moulins et forges

Les moulins et les forges hydrauliques situées au bord de l'eau sont également plus

vulnérables au inondations. A Trois-Rivières par exemple en 1740, lors des grandes pluies d'orage,

le niveau de la rivière croit fortement et une partie des fourneaux à charbon des forges du Saint-

467 - ADN, C 8716, « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé », 1756.468 - ADN, C 8089.469 - AMV, DD 435.

204

Maurice sont inondés470. C'est pourquoi un mur pour repousser les eaux est construit suite à ces

dommages. A Valenciennes, à plusieurs reprises durant le XVIIIe siècle, les moulins sont noyés

notamment au faubourg Notre-Dame. A Condé, lors de l'inondation du 5 juin 1757 « les eaux de la

Haine et de l'Honneau […] ont inondé le moulin » qui se retrouve par conséquent hors d'usage471.

B – Les conséquences sur les aménagements urbains et ruraux

Lorsque les eaux ont fini d'emporter les aménagements fluviaux, elles se déversent à

l'intérieur des terres et envahissent l'espace construit. Rues, granges, maisons sont alors sous les

flots sous le regard impuissant des habitants qui voient leur biens ruinés en quelques minutes.

a) Les rues

L'eau tout d'abord se répand dans les rues et les inondent. C'est par exemple le cas à

Valenciennes lors de l'inondation du 23 janvier 1757 :

« A la rivière de l'Escaut une digue emportée sur la rive droite en desous de St Saulve

de la largeur de 40 pieds et d'autres partie ébranlée à la rivière de Ronel au desus de

Marlis, un bout de muraille dégradé […] l'eau de la Ronelle a débordé et reflué sur le

pavé qui est en desous du moulin du milieu, l'eau a esté dans quelque rüe de la ville de

Valenciennes aux environs du cours de la rivière de Ronelle et l'eau est dans les cloitres

des pères dominicains. »472

Une autre lettre nous apprend que ce jour là « les eaux s'étoient rependües dans plusieurs

rües de cette ville » en « culbutant » les pavés et que tout le faubourg Notre-Dame a été inondé et

par conséquent toutes les blanchisseries situées sur la rive droite de l'Escaut473. L'inondation est telle

que certaines portes de la ville sont bloquées par l'eau et ne peuvent plus être ouvertes si l'on en

croit les dires des contemporains. A Québec, les autorités se plaignent souvent des eaux qui

inondent les rues et les dégradent, nuisant ainsi à la circulation474. La marée envahit souvent la

470 - ANC, MG1-C11A, vol.110, f°47-53v°, correspondance générale du 04 octobre 1741.471 - ADN, C 9288, « Mémoire sur les grandes eaux de la nuit du 4 au 5 juin 1757 ».472 - ADN, C 8716, « Estat des dégradations qui se sont faites aux digues le long des rivières de l'Escaut, du Honneau

et des ravins qui y fluent arrivée par les grandes eaux du 22 janvier [1757] pendant la nuit jusqu'au 25 au soir », 25 janvier 1757.

473 - ADN, C 9288.474 - ANC MG8-A6, vol.20, pp. 17-20. Ordonnance du 17 juillet 1751 de l'intendant Bigot qui rapporte que les rues

Saint-François, Saint-Flavien et Saint-Joachim ont du être asséchées car elles étaient auparavant impraticables à cause des inondations.

205

Basse-Ville et submerge les rues avoisinantes475.

b) Les habitations et autres biens matériels

A maintes reprises, lors des grands épisodes de crues, l'eau pénètre dans les maisons en

commettant des dégâts plus ou moins importants. Ainsi, en 1729, une ordonnance de Gilles

Hocquart nous apprend qu'à la côte de Lauzon, près de la Pointe-Lévy, « les Eaux vont se décharger

dans les chambres de la veuve Badault qui a sa maison fort au dessous […] ce qui cause à ladite

veuve Badault un dommage et une incommodité considérable »476.

A Valenciennes, toujours lors de l'inondation du 23 janvier 1757, les habitants sont

contraints de se réfugier dans leurs chambres à l'étage des habitations car les rez-de-chaussée et les

caves sont totalement submergés comme c'est le cas lors de la grande inondation de 1532 mise en

image par Hubert Cailleau477. Le magistrat de la ville fait alors distribuer du pain dans toutes les

maisons inondées car les particuliers ne peuvent plus sortir pour s'approvisionner478. Enfin, le 19

février 1784, « le dégel [...] inonde tout le faubourg Notre-Dame et la rue de Tournay et culbute des

maisons proche le Noir-Mouton »479.

En plus d'abimer leur structure et de bloquer leurs habitants, l'inondation détruit tout ce qui

est à l'intérieur des habitations à savoir les meubles, les vêtements, les outils ou encore la nourriture.

C'est le cas lors de l'inondation accidentelle des faubourg Notre-Dame provoquée par

l'assoupissement du garçon meunier. En effet, le procès-verbal de visite qui fait suite à l'incident

dresse le constat suivant :

« [...] dans une partie de jardinage appartenant à Mr de Fresnoy occupé ci devant par Le

Me St Jean les eaux avoit en partie dégradé sa maison et submergé ledit héritage de

sorte que le locataire nous a dit avoir perdu une fourné de pain et tout son beure et

fromage qui étoit dans sa cave, nous avons aussi remarqués que les terres avetus en

orges et avoines etoient abbattus. De suite sommes passés dans le jardin appartenant au

475 - ANC, MG1-C11A, vol.64, pp.110-114, lettre du grand voyer Lanouillier de Boisclerc, 31 octobre 1735.476 - ANQ-Q, E1, S1, P2029, Cahier 17, f. 18-19, 25 novembre 1729.477 - ADN, C 8716, « Estat des dégradations qui se sont faites aux digues le long des rivières de l'Escaut, du Honneau

et des ravins qui y fluent arrivée par les grandes eaux du 22 janvier [1757] pendant la nuit jusqu'au 25 au soir », 25 janvier 1757, De Millordin.

478 - ADN, C 9288.479 - LORIDAN J., Valenciennes au XVIIIe siècle : tableaux historiques et journaux inédits, Roubaix, 1913, pp.408-

409, Journal de Sohier-Chotteau, février 1784.

206

Sr Bouchelet occupé par Sr Portalesse où nous avons pareillement remarqué que les

eaux avoient emporté une partie du sable, buits, fleurs et légumes aussi bien que dans

une autre partie y tenante qui se trouve totalement dégradé [...] »480.

En milieu rural, l'impact est encore plus considérable. Suite aux inondations des 4 décembre

1755 et 5 janvier 1756, 68 maisons au total sont sous les eaux dans la campagne située entre

Valenciennes et Condé. En janvier, février et juin 1757, c'est 102 maisons qui se retrouvent

« entièrement submergées »481. Les granges en retrait sont aussi atteintes. Ainsi, à Escaupont, en

janvier 1757, 4000 gerbes de froment, d'orge, d'avoine se retrouvent « transformés en fumier » car

3 pieds d'eau sont dans les granges. Les animaux doivent être retirés des prairies et des étables et

être mis à l'abri en attendant la décrue. Dans une pétition, les habitants de Bruay, Raismes et

Beuvrages nous apprennent trois ans plus tard que :

« [...]Des familles entières [...] ont vu en 1760 leurs maisons, leurs meables [meubles],

leurs bestiaux et leurs dépouilles emportés par l'impétuosité des eaux, que la plus

grande partie des habitans qui depuis lors sont dans la misère sans pouvoir s'en relever,

craignent les mêmes malheurs pour l'avenir [...] »482.

L'inondation dans l'espace rural est donc synonyme de désastre pour les paysans démunis et

en émoi qui perdent une grande partie de leurs biens.

480 - AMV, DD 431, Procès-verbal de visite des blanchisseries du marais de Bourlain et du Faubourg Notre Dame, inondées par les manoeuvre d'eau des moulins 15 juillet 1768.

481 - ADN, C 9282.482 - ADN, C 5698, Pétition rédigée par les habitants.

207

Tous ces témoignages nous permettent de souligner toute l'ampleur des conséquences des

inondations sur les biens meubles mais aussi immeubles avec des crues fréquentes qui menacent la

vie des hommes et des bêtes et ont un impact financier et moral sur les riverains à ne pas négliger.

Conclusion

Chez les sociétés riveraines de l'Escaut comme chez celles du Saint-Laurent, l'on observe

une lutte croissante contre les inondations qui se traduit dans le paysage par la mise en place de

nombreux équipements censés repousser les crues et réguler les eaux. Au sein des deux vallées, un

important système de drainage est mis en œuvre pour assécher le territoire et le mettre en valeur.

Ces procédés d'assèchement expriment une volonté d'extension des terroirs cultivables par la

bonification et la conquête de nouvelles terres et prairies. Cependant, les aménagements sont

souvent mis à mal par de nombreux problèmes (inondation, défaut d'entretien, mal-façon) et

nécessitent par conséquent des réfections et des réajustements fréquents pour permettre leur bon

fonctionnement (canaux, ponts, buses).

Ainsi, l'eau n'est pas toujours sous le contrôle des hommes comme le prétendent parfois les

érudits du temps. Ceux-ci s'essayent néanmoins à la maitriser par divers aménagements et à travers

l'inondation défensive qui confirme un contrôle avéré du système hydraulique et des rivières au

service de la défense du royaume. Cette main-mise sur la nature reste cependant fragile et réversible

où le seul faux pas peut avoir de lourdes conséquences.

Les différentes inondations, voulues ou non, ont dans tous les cas d'importantes

conséquences sur les aménagements fluviaux mais surtout sur l'espace construit et l'espace cultivé

au grand dam des communautés paysannes qui sont les principales touchées par les phénomènes de

crues.

208

Ch. 4 – Un paysage dynamique : travaux et remodelage des aménagements

Les paysages fluviaux ne sont pas figés et ne restent pas statiques dans le temps. Au

contraire, ils évoluent et sont animés de nombreux changements. Les différents travaux d'entretien,

de réfection, les réajustements apportés aux aménagements rendent compte d'un espace fluvial

dynamique, constamment retravaillé et en perpétuel mouvance comme l'illustrent très justement les

vallées de l'Escaut et du Saint-Laurent qui nous permettent de sentir cette dynamique du monde

fluvial.

I- Les travaux d'entretien

Les équipements fluviaux, une fois construits, ne sont pas figés. Sous l'effet du temps, ils se

détériorent, se dégradent, sont reconstruits, subissent des réajustements, des ajouts et autres

transformations durant leur existence. Tout au long de leur vie, ils nécessitent de nombreux travaux

de réfection et d'entretien pour leur permettre de continuer d'assurer leurs fonctions primordiales

pour le bien des riverains. Ces travaux d'entretien peuvent consister en de simples petites

réparations partielles des structures ou bien de reconstructions entières lorsqu'ils sont dans un état

de délabrement avancé, détruits ou devenus inadéquats.

Les divers aménagements du Saint-Laurent et de l'Escaut sont régulièrement soumis à des

travaux d'entretien pour les remettre en état.

A - Ponts et bacs

Les ponts et les bacs sont par exemple fréquemment réparés. En janvier 1793, la Cour

ordonne la remise en état des traverses sur les rivières Champlain et Saint-Maurice. Le responsable

du bac de Champlain doit ainsi changer le câble de son bac et retaper celui-ci.. A Condé au XVIIIe

siècle, le pont de la Haine est réparé 10 fois en 10 ans dans les années 1730-1740483. Les différents

ponts secondaires placés sur les fossés situés dans la vallée laurentienne et scaldienne sont eux aussi

régulièrement réparés et entretenus par les communautés rurales. Ainsi, le long de la rivière Saint-

Charles, il est ordonné en 1743 de faire réparer les « mauvais ponts » sous trois semaines en

acheminant les bois nécessaires à leur réfection484.

483 - ADN, C 6730.484 - ANQ-Q, E2, P252, Procès-verbal de Lanouillier de Boisclerc, 19 décembre 1743, f°101-103.

209

Les travaux d'entretien aux ponts sont fondamentaux puisqu'ils assurent la communication

entre les habitants et avec la ville mais surtout ils peuvent devenir dangereux pour la population s'ils

ne sont pas refaits à temps. C'est pourquoi le pont de Fresnes est remis en état en 1759.

Complètement délabré, ce pont devient dangereux pour les habitants comme l'affirme un courrier

qui nous apprend que « ce pont est dans un danger éminent d'accabler les passants, et qu'il est d'une

nécessité indispensable de le faire mettre promptement en état pour le bien et la seureté du

public »485. Ponts et bacs sont donc souvent retapés et restaurés d'autant qu'ils supportent parfois

des charges lourdes telles que les chariots et les bêtes.

B - Écluses et barrages

Les écluses et les vannes sont aussi soumises à des réfections fréquentes. La Grande écluse

n°36 de Condé est par exemple réparée 8 fois en 4 ans et 9 fois en 6 ans à différentes dates ainsi

qu'il s'en suit486 :

– le 23 octobre 1731 pour 1431#

– le 3 février 1733 pour 1978#

– le 9 février 1734 pour 1698#

– le 1er juin 1734 pour 219#

– le 26 novembre 1734 pour 1593 #

– le 3 mai 1735 pour 168#

– le 24 mai 1735 pour 464#

– le 31 juillet 1736 pour 644#

– le 7 mai 1737 pour 229#

Les écluses de Valenciennes connaissent elles-aussi plusieurs réfections tels l'écluse du Noir-

Mouton refaite entre autres en 1755487. En 1799-1800, le barrage du moulin de la rivière des Envies

subit des réparations pour le remettre en état488.

485 - ADN, C 14 271.486 - ADN, C 6730.487 - ADN, C 10 403.488 - ANQ-Q, Fonds Ministère des Terres et Forêts, E21, S64, SS5, SSS2, D690-19. Transcription : « the Dam of the Mill of the River des des Envies had been repaired by the inhabitants who had in conséquence made a demand of £2.6.8 for their work. Resolved that the said agent be authorised to pay the said som of £2.6.8 if he find the charge reasonable. »

210

C - Canaux, fossés et canalisations

Pour assurer leur bon fonctionnement, les canaux, fossés et autres canalisations doivent être

souvent entretenus. C'est pourquoi ils sont fréquemment recreusés et remodelés au cours de leur

existence. Ainsi, les fossés des différentes seigneuries de la Nouvelle-France sont recalés en

moyenne tous les ans par les habitants. Les canaux de Condé de la même manière sont curés et

recreusés chaque année par des entrepreneurs489. A Valenciennes, les buses du faubourg Notre-Dame

sont souvent souvent réparées à cause de la présence de « sel dur », de sable qui bouchent les

tuyaux. De plus, ils sont souvent abimés dans le sol et par les crues d'où la nécessité de les remettre

en état régulièrement tel en 1747490.

Les différentes réparations opérées sur les divers aménagements fluviaux s'accompagnent

souvent de réajustements pour corriger les vices et mal-façons afin de les améliorer.

II – Les réajustements

La rivière est un élément dynamique qui évolue dans le temps, son niveau d'eau change, il

faut donc réadapter les aménagements en conséquence. Parfois, les équipements sont tout

simplement mal-fait ou mal-pensé, et il faut ainsi effectuer des réajustements pour qu'ils puissent

assurer leur fonction. Dans d'autres cas, les besoins changent et par conséquent les aménagements

aussi.

A - Rehaussements et élargissements

Les rehaussements et les élargissements c'est-à-dire l'augmentation de la hauteur et de la

largeur des équipements, sont les réajustements les plus fréquents, opérés notamment sur les ponts.

D'abord les élargissements. En 1745 à Cap-Rouge, le grand voyer tranche finalement sur

l'emplacement du nouveau pont Meunier sur la rivière Cap-Rouge et décide que « ledit Pont aura

118 pieds de long et sera construit avec des chevalets qui n'auront que deux pieds au dessus des plus

hautes eaux et placés de 12 pieds en 12 pieds »491, soit environ 35 mètres non pas 36 pieds de long

comme prévu par les habitants. Le pont est ainsi 3 fois plus long qu'à l'origine. De la même façon à

489 - ADN, C 9288.490 - ADN, C 13 917; « Mémoire à M. de Lucé intendant du Hainaut concernant l'effet actuel des eaux de fontaine conduite pour l'usage des blanchisseries du fauxbourg de Notre Dame […] », octobre 1747.491 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal du grand voyer Lanouillier de Boiscler, 7 septembre 1745

211

Valenciennes, les autorités décide d'élargir le pont de Poterne pour faciliter l'écoulement des eaux de

l'Escaut492.

Outre les élargissements, les rehaussements sont fréquents. Aux alentours de 1748, le pont

Néron, le pont Saint-Jacques et celui des écluses Saint-Jacques, dont les culées et les clés des arches

ne sont pas assez hautes, sont refaits à neuf et rehaussés493. En 1745, le grand voyer, en plus d'élargir

le pont Meunier, demande qu'il soit aussi « haussé de 5 pieds » pour le protéger des eaux494. En

1759, des « rampes » sont aménagées par les habitants pour rehausser le pont de Fresnes495. A

plusieurs reprises, le roi et ses subdélégués ordonnent de faire exhausser les ponts qui sont à

l'intérieur de Valenciennes dont les voûtes se trouvent trop basses par rapport au niveau d'eau qui a

augmenté au fil des années496.

Les digues sont aussi fréquemment retravaillées, exhaussées et élargies pour faire face à

l'élévation du niveau d'eau et à l'augmentation de son débit, notamment en période de crue. Tel est

le cas où Saint-Saulve « où il y a à travailler, à fortifier et à exhausser les digues de la rivière de

l'Escaut »497. Côté canadien, la chaussée du moulin de l'Heurard doit être rehaussée et consolidée

pour éviter sa rupture498.

Les aménagements sont ainsi réadaptés face à un environnement fluvial qui évolue, ce qui

souligne la nécessité constante des sociétés riveraines de changer au fur et à mesure que son milieu

de vie se transforme.

En fonction des besoins, les dimensions des équipements peuvent aussi changer. Tel est le

cas des vannes qui sont constamment rehaussées au cours des XVIIe et XVIIIe siècles en

l'occurrence par les meuniers et les éclusiers afin d'obtenir davantage d'eau pour leurs activités

492 - ADN, C 8716.493- Le pont Néron dans les comptes de travaux est souvent sujet à des opérations de rehaussement ou de

reconstruction car il s'agit d'un pont médiéval donc ancien dans un état partiel de délabrement causé par l'épaisseur du temps. Le « toisé du rétablissement du Pont Néron qui traverse la Rivière de l'Escaut, et dont les pilles et culées ont été relevées de trois pieds de hauteur » donne un exemple des multiples travaux effectués sur le pont Néron. Il s'agit d'une démolition partielle du Pont Néron pour le rehausser (dépavement) en 1750 qui coûte 6182 livres (AMV, DD 389).

494 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal du grand voyer Lanouillier de Boiscler, 7 septembre 1745495 - ADN, C 14 271.496- « État des ponts qui traverse la rivière de l'Escaut dans l'intérieur de la ville et qui sont à la charge de la ville, et de la dépense de leur reconstruction », 1750 (ADN, C 9367).497 - ADN, C 8716, « Mémoire sur la rivière de l'Escaut entre Valenciennes et Condé », 1756.498 - BANQ-TR, TL3, S11, P3115, microfilm M38/2.

212

respectives. Au XVIIe siècle, en 1619, le procès verbal de visite des écluses des moulins de

Valenciennes fait état du rehaussement des vannes pour quasiment tous les moulins.

Les visiteurs constatent ainsi « l'estat des haulses estans sur les ventelleries diseux moulins

excédant la haulteur porté par le règlement de sa magesté » avec entre autres des moulins le Comte

dont les ventelles sont « trois pied quattre poulses et demy trop attendu » que la hauteur

réglementaire499. L'« État de la […] des vannes des moulins qui sont à Valenciennes et ses banlieux

scitué sur la Rivière de l'Escaut et de la Ronelle […] »500 dressé en 1746 nous montre que tous les

moulins de Valenciennes ont été rehaussé de plusieurs pouces (7 à 12 pouces en général) par rapport

aux dimensions relevées en 1713 afin de pouvoir contenir plus d'eau pour faire tourner les roues de

ces moulins. Les dimensions des aménagements ne sont donc pas fixes et sont modifiées en général

plusieurs fois au cours de leur existence.

Tout équipement est ainsi susceptible d'être modifié au gré des utilisations. Aussi, quand un

aménagement construit pose problème ou recèle des vices cachés, ceux-ci sont corrigés pour assurer

un fonctionnement normal de la structure.

B - La correction des mal-façons

Plusieurs cas de mal-façons des équipements fluviaux ont été recensés au cours de l'étude,

principalement pour l'Escaut et, à moindre mesure, dans la vallée laurentienne.

Premièrement, les ponts comportent fréquemment des mal-façons. En 1732, les bateliers de

Valenciennes font remarquer que le pont de Fresnes a été mal conçu car « il n'est pas possible qu'un

batteau ordinaire de l'Escaut de la longueur de 110 pieds y compris l'aviron ne peut sortir de l'arche

sans prendre terre et s'engraver »501. Ils se plaignent ainsi du changement de position des piles et des

culées qui entravent la navigation et entrainent un « dépôt de bourbe ». L'ouvrage a donc été mal

pensé, ce qui nuit à l'activité fluvial et à l'écologie de la rivière (stagnation de l'eau, etc.). C'est

pourquoi le pont est reconstruit pour rétablir un trafic fluvial normal. Au sujet du pont du Sr

Montfort, les autorités en 1760 font le constat suivant :

499 - AMV, DD 406. L'« Etat de la […] des vannes des moulins qui sont à Valenciennes et ses banlieux scitué sur la Rivière de l'Escaut et de la Ronelle […] » fait référence à un précédent règlement de 1619, ce qui nous amène à penser qu'il s'agit de celui-ci, étant donné qu'il date du XVIIe siècle selon note des archivistes.

500 - ADN, C 5698, « Etat de la […] des vannes des moulins qui sont à Valenciennes et ses banlieux scitué sur la Rivière de l'Escaut et de la Ronelle […] », 19 juin 1746.

501 - ADN, C 14 271.

213

« nous avons observé que dans les grandes crües d'Eau, l'arche du Pont étoit beaucoup

trop basse et empechoit par ce moyen le cours des eaux et les faisoit refluer; que dans

les grandes abondances des Eaux du 29 janvier 1760, les eaux avoient fait deux

ouvertures à la voute dudit Pont et avoit dégradé et emporté de la maçonnerie et que

ledit Pont n'estoit plus en état de subsister danscette situation et qu'il pourroit crouler

tout d'un coup, encombrer la Rivière, interrompre son cours et empescher les moulins

de moulineaux de pouvoir tourner, ce qui seroit préjudiciable au Service du Roy et au

Bien Public [...] »502

Il est donc ordonné de reconstruire à neuf ce pont avec les réajustements adéquats.

Deuxièmement, les écluses et batardeaux peuvent aussi comporter des vices de construction.

En 1743, le Sr Paliart émet plusieurs critiques à propos d'un batardeau provisoire à Condé qui a été

« mal conditionné », pas assez solide, « ce qui fit que les eaux de l'Escaut l'emportèrent la première

fois que la grande écluse fut ouverte pour le passage des bateaux »503. Concernant l'écluse du

Codron située en banlieue de Valenciennes, l'inspecteur Millordin constate en mai 1750 que celle-ci

est mal faite, mal équilibrée puisqu'il se rend compte qu'un contrefort est manquant d'un côté de

l'écluse et que « la maçonnerie n'est pas bonne, ce qui est préjudiciable à la solidité de laditte

écluse ». Il met en garde sur sa fragilité et sa dangerosité, les eaux risquant d'emporter l'écluse et

provoquer l'inondation du faubourg Notre-Dame. Il faut par conséquent que « la maçonnerie soit

forte pour soutenire les efforts des Eaux ». L'inspecteur des rivières donne ainsi l'ordre d'épaissir la

largeur de l'écluse du côté plus faible et d'y faire un contrefort comme de l'autre côté afin que

l'architecture soit la même sur les deux culées et que l'édifice soit rééquilibré504.

502 - ADN, C 10 193.503 - ADN, C 9288.504 - ADN, C 10 193.

214

Tertio, canaux, canalisations et chaussées peuvent aussi être sujets à ces défauts de

construction. En 1747, toujours au faubourg Notre-Dame, les autorités remarquent que certains

tuyaux sont placés plus bas que le niveau de la rivière Sainte Catherine, ce qui fait qu'ils sont

toujours plein d'eau et sont, par conséquent, peu efficaces. Des travaux sont donc fait en

conséquence pour rectifier cela505. En 1722 à Batiscan, la chaussée du moulin de l'Heurard, dont les

dimensions n'ont pas été respectées, rend le moulin inopérant et par conséquent le meunier ne peut

pas effectuer ses moutures506.

Ainsi, les divers aménagements fluviaux recèlent des erreurs de construction ou de

problèmes de conception. Selon Anne Conchon, ces mal-façons sont révélatrices d'un manque de

dimension prospective dans l'aménagement, c'est à dire d'un manque de vision sur le long terme de

505 - ADN, C 13 917; « Mémoire à M. de Lucé intendant du Hainaut concernant l'effet actuel des eaux de fontaine conduite pour l'usage des blanchisseries du fauxbourg de Notre Dame […] », octobre 1747.506 - BANQ-TR, TL3, S11, P3115, microfilm M38/2.

215

Illustration 115: « Plan de l'Ecluse du Codron atenant la Rivière de l'Escaut au faubourg de Nostre Dame apartenant au Sr Daniel Cambier », mai 1750. Il s'agit d'un plan de l'écluse du Codron situé à l'entrée du canal du Codron, dérivation de l'Escaut qui fournit de l'eau au moulin à huile de Dominique Cambier au faubourg Notre Dame. La couleur jaune sur le plan indique les travaux à effectuer pour rééquilibrer l'écluse. (source : ADN, C 10 193).

certains ingénieurs et entrepreneurs507. Néanmoins, les équipements sont réparés et réadaptés pour

remédier à ces vices de construction et assurer de cette manière leur bon fonctionnement. Quand

cela n'est plus possible, les équipements sont détruits, reconstruits ou tout simplement démolis ou

abandonnés.

III – Destruction et reconstruction : des édifices flexibles

L'analyse des différentes sources nous a permis de constater que les équipements fluviaux au

cours de la période étaient régulièrement reconstruits suite aux dégradations du temps, à leur

délabrement, leur destruction ou lorsqu'ils deviennent inutiles. Dans ce cas, l'on observe 3 phases

distinctes :

– l'aménagement

C'est lorsque l'équipement est construit pour la première fois.

– le des-aménagement

C'est lorsque l'aménagement est démoli, volontairement ou non.

– le réaménagement

Il correspond à la reconstruction de la structure.

Lors de la troisième phase, l'aménagement peut subir des modifications (exhaussement,

élargissement) voire se transformer (architecture, dimensions), changer de matériau ou

d'emplacement.

A – Les changements d'architecture et de matériau

A la lecture des sources, il est fréquent de constater, lors des reconstructions, des

changements d'architecture ou de matériau. Ainsi à Valenciennes vers 1748, il est proposé de

« démolir le pont du Calvaire pour le rétablir à une seule arche et le rapprocher des moulins »508.

Également, lorsqu'un pont doit être reconstruit, souvent plusieurs projets sont proposés avec un pont

soit en bois, soit en pierre avec par conséquent une architecture totalement différente (P1020329 et

P1020342 et P1020355 et P1020365). Tel est le cas du pont de la Haine et du pont des Religieuses

de Condé. En bois, l'ingénieur du roi propose soit de les reconstruire à nouveau dans ce matériau

soit de les transformer complètement en édifiant des ponts maçonnés, avec un coût ostensiblement

507 - CONCHON A., Art. Cit. p. 295 in SERNA V., GALLICE A., La rivière aménagée....508 - ADN, C 9367.

216

différent509. De la même façon, en 1732, le pont de Fresnes, jugé hors-service, doit être

reconstruit510. Deux projets sont alors émis : un projet de plan entièrement en charpente par un

certain M. De Rochemaure et un pont de charpente et de maçonnerie par le S. Havez. C'est le

premier projet qui est finalement retenu par l'intendant d'Hautteville. En 1750, un devis portant les

travaux à effectuer sur l'Escaut à l'intérieur de la ville exige les points suivants :

« […] démolir, reconstruire et élargir la sortie des eaux […] la démolition du batardeau

de l'angle flanqué du bastion du calvaire, la démolition du pont des écluses St Jacques,

la démolition du pont de bois et sa reconstruction en charpente pour un pont de pié, la

démolition et la reconstruction en maçonnerie du pont St Jacques, la démolition et la

reconstruction en charpente avec des piles de maçonnerie du pont Néron »511.

Ainsi, plusieurs changements de matériau sont effectués. Le pont Néron et le pont de la

Citadelle, décrit souvent comme des ponts à pierre maçonnerie mais à tablier de bois subissent de

nouvelles transformations par la suite car le pont Néron au début du XIXe siècle est totalement en

pierre de même que le pont de la Citadelle dont l'architecture actuelle, datant de la fin du XVIIIe

siècle, allie pierre et brique.

Par ailleurs, les ponts de bois sont souvent reconstruits en maçonnerie pour leur donner une

meilleure solidité et durabilité. A l'inverse, certains ponts sont reconstruits en bois pour les doter

d'une plus grande flexibilité ou pour réduire les coûts de construction. Cela concerne aussi les autres

équipements. Ainsi, en 1766, la communauté de St Saulve demande le remplacement d'une écluse

en maçonnerie par une écluse en charpente512. Ils réclament aussi « l'établissement d'une buze en

maçonnerie au lieu de celle en bois ». Cela leur est néanmoins refusé. A Québec également,

certaines buses de bois sont détruites pour les remplacer par des buses et des canaux maçonnés. En

509 - ADN, C 6731, « Devis estimatif pour la reconstruction du Pont en Charpente composé de 4 palées (piles) et de 3 entrevoux (passages) avec Pont levis sur celuy du milieu sur la Rivière de la Hayne proche le fort de Thivencelles, chemin royal de Condé à Mons, à Bavay et au Quesnoy, chapitre 17 de l'inventaire des ouvrages des ponts et chaussées du Haynaut », octobre 1747.

« Devis estimatif pour la reconstruction du pont en maçonnerie substitué en place de celuy fait en charpente sur la Rivière de la Hayne proche le fort de Thivencelles, à un quart de lieue au délà de Condé sur le chemin royal de Condé à Mons », novembre 1747.

« Devis estimatif pour la reconstruction du pont en maçonnerie substitué en place de celuy fait en charpente sur un canal de dérivation de la rivière de la Hayne pour l'usage des moulins proche le Couvent des Religieuses en la ville de Condé », novembre 1747.

510 - ADN, C 12 215, « Mémoire sur la situation du pont de Fresnes », 1732.511 - ADN, C 8716, Ordonnance de l'intendant de Lucé, 14 mars 1750.512 - ADN, C 8089.

217

1732 par exemple, le Sr La Gorgendière rompt un canal de bois pour y faire un canal de pierre. Cela

souligne la flexibilité des équipements fluviaux qui peuvent changer de formes et d'état et parfois

même de lieu.

B - Les déplacements

Dans la vallée du Saint-Laurent comme dans celle de l'Escaut, l'on observe à maintes

reprises un déplacement de certains équipements fluviaux. C'est le cas par exemple de plusieurs

ponts situés entre Trois-Rivières et Québec. A Sainte-Geneviève de Batiscan, une ordonnance du 04

juin 1730 enjoint aux habitants de s'assembler au presbytère pour « choisir le lieu le plus

convenable pour placer le nouveau pont qu'il est nécessaire de construire pour remplacer le pont du

ruisseau de Veillet père emporté par les glaces lors de la débâcle de ce printemps »513. Ainsi, le pont

est bien reconstruit à un autre endroit. En 1745, suite aux crues qui ont emporté le pont Meunier, les

habitants sont fâchés de devoir changer l'emplacement de ce pont et nous affirment la chose

suivante :

« [...]ce Pont en le rétablissant et haussant de Deux Pieds les Pilliers leur auroit servi

encore pendant dix ans et qu'il n'auroit pas esté nécessaire de le changer de place et le

mettre dans un endroit de plus de 36 pieds de long ce qui est d'une Grande Dépence

pour de pauvre habitans [...] »514

Néanmoins, le mal est fait, les hautes eaux obligent à le déplacer pour éviter qu'il ne soit

emporté de nouveau. Ainsi, le grand voyer fixe le nouvel emplacement et le pont est reconstruit

« un peu plus du costé du nord-est » par rapport à l'ancien pont afin d'être désormais à l'abri des

crues ». Ce déplacement de surcroit se double d'un élargissement. En 1782, le pont situé sur

la rivière Jacques-Cartier est également rebâti à un nouvel endroit fixé par le gouverneur de Cap-

Santé515.

Sur l'Escaut, les aménagements subissent aussi des déplacements, souvent légers mais

présents. Ainsi pour l'écluse de la Brétèque qui contrôle l'inondation qui est détruite et reconstruite

en 1688 quelques mètres plus en aval pour devenir alors l'écluse des Repenties516. Les moulins

d'Anzin, toujours présents en 1713 n'existe plus en 1746 et sont remplacés par les moulins aux

513 - ANC, MG8-A6, vol.10, pp.197-198.514 - ANQ-Q, E2, P325, f°251-252, Procès-verbal du grand voyer Lanouillier de Boiscler, 7 septembre 1745515 - ANQ-Q, E2, P934, registre 7, pp.7-8, Ordre de Jean Renaud au capitaine Mercure, 31 décembre 1782.516 - LEFEBVRE A., Opus Cit. p.175.

218

Braies construits légèrement plus en aval517. Les moulins glissent ainsi de quelques mètres et

passent de l'emplacement de l'écluse des Repenties à un emplacement proche du pont de la

Citadelle. En 1732, le S. Havez propose de déplacer le pont de Fresnes de 50 toises en amont soit

90m pour faciliter le passage des bateaux mais l'intendant D'Hautteville rejette son projet et préfère

privilégier le réemploi en asseyant le nouveau pont sur les fondations de l'ancien pour ainsi

« profiter de la maçonnerie qui forme les trois piles au milieu du pont »518. En 1750, un certain

d'Aymé suggère de déplacer les moulins aux Brays pour les réinstaller au faubourg Notre-Dame

mais l'idée est aussi abandonnée car trop coûteuse et difficile à entreprendre.

Ainsi, les équipements sont pensés comme des structures flexibles susceptibles de passer

d'un endroit à un autre au gré des besoins et des obligations. Lors de ces déplacements, leur place,

leur forme et leur agencement dans l'espace est différent et par conséquent le paysage fluvial aussi.

Parfois, il peuvent totalement disparaître de ce paysage, momentanément ou définitivement.

C - Destruction et abandon

Les besoins des sociétés riveraines évoluent et par conséquent leurs constructions aussi.

Ainsi, la démolition d'un aménagement peut refléter aussi une évolution des besoins. Lorsqu'un

aménagement n'est plus d'utilité, il est détruit. Tel est le cas de l'écluse de la Brétèque qui ne

correspond plus aux attentes de Vauban et aux nécessités qu'impliquent la défense de la place forte.

En 1740, l'écluse des Chanoines est détruite et remplacée par un batardeau puis reconstruite en 1749

lorsqu'elle paraît de nouveau nécessaire519. En mai 1755, les magistrats de Valenciennes proposent

de détruire l'écluse du Noir-Mouton vus désormais comme inutile selon leurs propos :

« […] ces écluses ne furent faites que le 26 juillet 1740 et 21 may 1741; qu'il n'y avoit

auparavant que des poutrelles pour former quand on vouloit une tenue d'eau à effet de

dessécher les Marais de l'Epaix, qu'au moien du canal pratiqué depuis peu au travers

dudit Marais, cette tenue d'eau est inutile pour cette ville qu'ainsi il luy seroit

avantageux de les ôter puis que ce seroit encore pour elle une diminution d'entretient

[...] »520

517 - ADN, C 5698, « Etat de la […] des vannes des moulins qui sont à Valenciennes et ses banlieux scitué sur la Rivière de l'Escaut et de la Ronelle […] », 1746.518 - ADN, C 12 215, « Mémoire sur la situation du pont de Fresnes », 1732.519 - ADN, C 9288.520 - ADN, C 10 403.

219

Ils souhaitent donc faire retirer l'écluse afin de réduire les dépenses de la ville. Cependant,

l'intendant D'Argenson s'oppose à cette décision et donne la réponse suivante :

« Je conviens que depuis la construction du canal qui traverse le marais de l'Epée, la

manoeuvre de cette écluse n'est plus aussy nécessaire qu'elle l'étoit autrefois pour le

desseichement des prairies et des environs mais il pouroit arriver que l'on en eut encore

dans la suite le même besoin que l'on en a déjà eû, aussy il est dans l'interrest de le

Magistrat de l'entretenir, et l'intention du Roy est que cette dépense continue d'être à

leur charge ».

Au final, l'écluse est donc préservée et rétablie pour être utile en cas de défense.

La destruction peut également être faite par nécessité. Ainsi, le pont Saint-Roch est démoli à

plusieurs reprises au cours du XVIIIe siècle pour des raisons militaires afin d'assurer la défense de

la place forte521. Il est ensuite reconstruit par la suite pour acheminer les denrées du faubourg à la

ville. Cela souligne encore tout la malléabilité des ponts. Enfin, certaines démolitions peuvent être

ordonnées lorsqu'un aménagement est édifié illégalement ou ne respecte pas les normes de

construction. Ainsi à Valenciennes où le pont du S.Montfort sur la rivière des moulineaux est détruit

car les dimensions n'ont pas été respectées522.

Dans certains cas de figure, l'on observe des abandons provisoires des aménagements ou

définitifs. En effet, la friche hydraulique ne date pas du XIXe ou du XXe siècle. Déjà à la période

moderne, il arrive à des aménagements d'être abandonnés faute d'entretien ou de moyens. C'est le

cas de certains moulins du Saint-Laurent. A Batiscan, le S. Rouillard, voisin de la famille Delorme,

nous apprend que :

« […] Le Père du deffund De Lorme a chepté la terre où ledit moulin avoit été exigié,

l'a fait tourner longtemps et a son profit. Ensuite, ledit moulin, faute de réparations

tomba en ruine [...] »523

521 - AMV, DD 390. - ADN, C 9589« Construction d'un pont mobile sur l'Escaut ».522 - ADN, C 10 193.523 - ANQ-Q, TL5, D1431. Prévôté de Québec. Plaidoyer du sieur Rouillard dans la procès opposant Rouillard à la

veuve Delorme, 31 décembre 1745.

220

Pareillement à Deschambault où le premier moulin à eau de la seigneurie est mal entretenu

et tombe, vers 1760, « en ruine et hors d'état d'en pouvoir rien retirer » selon la description de

François-Joachim Chavigny, seigneur de Deschambault524.

Sur la « Carte particulière du cours de l'Escaut, de la Haine et de l'Honneau », De Millordin

confirme l'existence de friches hydrauliques. Ainsi, en banlieue de Valenciennes, il pointe, sur le

Rivage de Cambrai, une « écluse ruinée », construite pour les bateaux de la navigation de

Valenciennes et de Cambrai et « à présent bouché(e) ». Un peu plus loin, la légende de la carte

évoque l'écluse de Saint-Laurent, écluse « qui n'est plus d'usage étant toujours remplie de vase ».

Parfois certains aménagements détruits sont par la suite reconstruits par nécessité. Tel est le

cas des bacs de la vallée laurentienne présents vers 1734, détruits pour certains par la suite et

reconstruits dans les années 1740525 ou pour le pont Saint-Roch détruit et reconstruits maintes

fois526.

Les équipements ainsi ne restent pas toujours en place, ils peuvent disparaître du paysage

pendant un temps et y revenir ensuite au gré des besoins.

524 - ADAM-VILLENEUVE, 2009, Opus Cit. p.38.525 - Ordonnances des Intendans du Canada, vol.2, 1734, pp.366-367, Ordonnance des intendants Beauharnois et

Hocquart au sujet des Bacs sur les Rivières entre Québec et Montréal, 30 avril 1734. - ANC, MG1-C11A, vol.89, f°218-219v°, lettre du grand voyer Lanoullier de Boisclerc, 04 novembre 1747.Les premier document confirme entre autres la présence d'un bac sur la « rivière des Trois-Rivières » en 1734 mais en

1747, le grand voyer déplore l'absence de bac sur cette rivière et demande son rétablissement. 526 - AMV, DD 390.

221

Conclusion

Les équipements, une fois construits, doivent être entretenus, réparés, retravaillés à

intervalle régulier sans quoi tous les efforts fournis pour leur mise en place deviennent vains. Ainsi,

les aménagements ont une vie, ils évoluent dans le temps. Construit, réparé, détruit et reconstruit,

l'aménagement est comme un organe pour la rivière dont l'état de santé change et dont il faut par

conséquent prendre soin au fil des décennies. Le pont compte parmi les édifices les plus flexibles et

transformables, ré-ajustable lorsque son site d'élection n'est pas favorable ou que ses dimensions ne

conviennent plus.

L'aménagement en soit correspond à une première évolution du paysage, les travaux en sont

une seconde. Les différents déplacements, destructions, reconstructions, renvoient ainsi à une

dynamique dans la dynamique. En plus de se construire grâce aux équipements fluviaux, la vallée

est de surcroit soumise à de perpétuels changements lors de cette construction. La dynamique du

paysage fluviale se situe donc à plusieurs degrés. Il est donc impossible de dresser un portrait du

paysage fluvial à la période moderne car celui-ci change constamment au gré des besoins, des

modifications de l'environnement, des nouvelles préoccupations, etc.

222

Conclusion de la partie :

La vallée fluviale est un espace intensément aménagé de part et d'autre de l'Atlantique. A

l'échelle de la rivière, de nombreux équipements prennent place dans le lit des cours d'eau et sur ses

berges. La morphologie fluviale est aussi transformée par le biais des refaçonnements et des

modifications de tracé. A l'échelle de la vallée, tout un réseau hydraulique est mis en place aux

XVIIe et XVIIIe siècles composé de canaux, de fossés, d'aqueducs sis sur les terres ou dans les

marais qui font partie intégrante du système fluvial.

Le paysage fluvial se construit ainsi à tout les niveaux avec néanmoins des différences dans

l'intensité de l'aménagement et les spatialités du côté laurentien qui s'expliquent par une population

moins nombreuse et plus étalée en milieu rural. Dans cette construction, les communautés rurales

jouent un rôle prépondérant en impulsant l'aménagement, en assurant son entretien et son

financement. Les sociétés françaises et canadiennes bouleversent leur environnement fluvial et

entendent le maitriser via ces diverses transformations qui traduisent une appropriation, une

redéfinition et une volonté de contrôle de l'espace. Les hommes du temps entendant ainsi

« corriger » la Nature pour la mettre à son service mais celle-ci, par les inondations fréquentes, lui

rappelle que c'est à l'homme que s'adapter à elle.

Le paysage révèle ainsi les intentions des sociétés du temps mais aussi les rapports sociaux,

les relations ville-campagne qui se reflètent sur l'espace grâce entre autres aux aménagements

fluviaux.

Chaque paysage constitue ainsi la carte d'identité d'une population, montre ses liens, ses

besoins, sa gestion de l'espace, son savoir-faire technique et ses activités tel est le cas du paysage

fluvial.

Paysage, la vallée est aussi territoire, un territoire profondément investi par les sociétés

riveraines qui y déploient quantité d'activités à toutes les échelles.

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