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Portraits de l'histrion en auteur. Dario Fo ou les représentations d'un homme-théâtre

Date post: 27-Mar-2023
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UNIVERSITE PARIS OUEST NANTERRE-LA DEFENSE École doctorale 138 Lettres, langues, spectacles PORTRAITS DE L’HISTRION EN AUTEUR Dario Fo ou les représentations d’un homme-théâtre Thèse de doctorat Discipline : Arts du spectacle – Études théâtrales Présentée et soutenue publiquement le 4 novembre 2014 par Laetitia DUMONT-LEWI Sous la direction de Monsieur Emmanuel WALLON Devant un jury composé de Monsieur Christian BIET (Université Paris Ouest Nanterre-La Défense) Monsieur Marco CONSOLINI (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) Madame Mireille LOSCO-LENA (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, Lyon) Monsieur Emmanuel WALLON (Université Paris Ouest Nanterre-La Défense) Monsieur Jean-Claude ZANCARINI (École Normale Supérieure de Lyon)
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UNIVERSITE PARIS OUEST NANTERRE-LA DEFENSE École doctorale 138 Lettres, langues, spectacles

PORTRAITS DE L’HISTRION EN AUTEUR Dario Fo ou les représentations d’un homme-théâtre

Thèse de doctorat Discipline : Arts du spectacle – Études théâtrales

Présentée et soutenue publiquement le 4 novembre 2014 par Laetitia DUMONT-LEWI

Sous la direction de Monsieur Emmanuel WALLON

Devant un jury composé de Monsieur Christian BIET

(Université Paris Ouest Nanterre-La Défense) Monsieur Marco CONSOLINI

(Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) Madame Mireille LOSCO-LENA

(École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, Lyon) Monsieur Emmanuel WALLON

(Université Paris Ouest Nanterre-La Défense) Monsieur Jean-Claude ZANCARINI (École Normale Supérieure de Lyon)

Pour Valeria Tasca

RÉSUMÉ Homme-théâtre, Dario Fo s’inscrit dans un continuel processus de définition de l’auteur comme acteur et de l’acteur comme auteur, qui passe par une affirmation de sa double place en scène et dans la vie publique. Il se fait ainsi le créateur d’une façon de faire du théâtre non pas radicalement neuve mais singulière et qui se distingue dans le panorama théâtral de son temps en envahissant d’autres domaines d’activité et de compétence, ce qui lui permet de conquérir une reconnaissance globale à la fois comme histrion et comme intellectuel. La première partie de la thèse analyse les processus de création pour voir comment Dario Fo se montre auteur en tant qu’écrivain, en tant que comédien et en tant que metteur en scène ou plutôt chef de troupe. La deuxième partie prend en considération la façon dont la figure d’auteur est présentée au public : dans la construction d’un réseau de sens qui donne une cohérence à l’ensemble de l’œuvre, dans la fixation de cette œuvre par des processus d’édition, de captation et d’archivage, et par la diffusion des spectacles en Italie et dans le monde, en présence de l’acteur-auteur ou non. La troisième partie, enfin, revient sur la construction d’une autorité intellectuelle, dans l’élévation de Fo au statut de porte-parole politique et de maître à penser. MOTS CLÉS Dario Fo – Franca Rame – auteur de théâtre – auteur-acteur – théâtre politique – théâtre italien TITRE EN ANGLAIS Portraits of the jester as an author. Dario Fo or the representations of a theatre-man. RÉSUMÉ EN ANGLAIS Dario Fo is a theatre-man whose work ceaselessly redefines the author as an actor and the actor as an author, in a process that claims his dual position on stage and in public life. He thus creates an approach to theatre that, though not radically new, distinguishes itself in the theatrical landscape of his time, by encroaching on other fields of activity and competency, earning him a global recognition as an actor and intellectual. The first part of this study analyzes the creative process and shows how Dario Fo stages himself as an author through writing, acting and directing. The second part considers how the authorial figure is presented to the public : as part of a larger network of references that lends coherence to his work as a whole, in the fixation of this work through publishing, audio and video-recording and archiving, and through the circulation of his productions in Italy and the world, with or without his presence. The third part analyzes the construction of his intellectual authority, his promotion to the status of political spokesman and mentor. KEYWORDS Dario Fo - Franca Rame - playwright - author-actor - political theatre - Italian theatre

TABLE DES MATIÈRES 7 Avertissement 13

Introduction 15 Du phénomène au monument. L’irrésistible ascension d’un homme-théâtre 19 État de la recherche 25 Qu’est-ce qu’un auteur de théâtre ? 31 Traces du spectacle vivant : œuvre et documents 35 Auteur vivant, corpus en mouvement 37 Œuvre plurielle, auteur unique ? 41 Autorité de l’auteur et aura de l’acteur 45

PREMIERE PARTIE - LA FABRIQUE DE L’AUTEUR 51

Chapitre 1 - Portrait de l’artiste en dramaturge 57 I. Étapes d’une construction 60

1. Les premières expériences : naissance d’un écrivain 60 2. Les années 1960 : affirmation d’un auteur soliste 66 3. Les années 1970 : l’écriture au sein des collectifs 73 4. Écriture en duo : Franca Rame co-auteur 79 5. Écriture en atelier : auto-portrait de l’auteur en artiste 87

II. Écriture et images 89 1. L’image comme support d’écriture 91 2. L’image comme souffleur 93 3. L’image dévoilée 98

III. Écriture, public et improvisation 100 A. Le public 100 B. L’imprévu 107

1. Maîtriser l’accident 109 2. Reproduire l’accident 110 3. Inventer l’accident 112

Conclusion : éloge de la composition 115

Chapitre 2 - Portrait de l’artiste en comédien 117 I. Maîtres et modèles 119

1. Maîtres directs 119 2. Maîtres indirects 124 3. Modèles – Tati et Totò 125 4. Franca Rame, modèle ou contrepoint ? 128

II. Caractéristiques : un acteur épique 128 A. « L’anti-mime » 129

1. Gestuelle 130 2. Mimique 131 3. Voix 134 4. Pantin et animal 136

B. Virtuosité 142 C. Tendance au solo 148

III. L’homme, l’acteur, le personnage 152 A. L’acteur derrière le masque 152

1. Nom du personnage / nom de l’acteur 152 2. Excursus. Le port du masque 156

TABLE DES MATIERES

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3. Le masque Fo 158 B. Sorties de personnage 162

IV. L’acteur et son public : seuils de complicité 165 A. Entrée en scène et sortie de jeu 167

1. Accueillir 167 2. Prendre congé 169

B. Frontalité, adresse, improvisation 171 1. La proximité physique 171 2. Frontalité et adresse 173 3. L’improvisation 175

C. Le travail du spectateur 176 Conclusion 181

Chapitre 3 - Portrait de l’artiste en metteur en scène 183 I. Chef de troupe 185

1. 1958-1968 : la compagnie Dario Fo – Franca Rame 186 2. 1968-1970 : le capocomicato entre parenthèses ? 189 3. La Comune : création d’un circuit d’exploitation indépendant 197 4. La Comune bis : le retour du capocomico 204 5. La Comune ter : retour à la gestion familiale 209 6. La Compagnia Teatrale Fo Rame (CTFR) 212

II. Direction d’acteurs 215 A. Répétitions 217

1. Trois exemples 217 a. La storia di un soldato (1978) : un atelier pour jeunes acteurs 217 b. Hellequin, Harlekin, Arlekin, Arlecchino (1985) 222 c. Mamma ! I Sanculotti ! (1993) 223

2. La place de Fo, la place des autres 227 B. Fonction d’enseignement 231 C. Mise en valeur personnelle 234

III. Construction théâtrale 238 A. Artisanat 238

1. Deux pôles chronologiques 238 a. 1958-1968 : orfèvrerie ou horlogerie 239 b. « Période rouge » : 1967-1976 245 c. Un exemple : Grande pantomima con bandiere e pupazzi piccoli e medi (1968) 246

2. Tensions 252 a. Professionnalisme et amateurisme 252 b. L’artifice et l’accident 254 c. Sobriété et excentricité 255

B. La mise en scène comme étape d’écriture 259 Conclusion : Portrait d’un maître d’œuvre 264

DEUXIEME PARTIE - LES METAMORPHOSES DE L’ŒUVRE 265

Chapitre 1 - Le texte dans tous ses états 269 I. Cadre et distinction 270

A. Un théâtre du débordement 272 1. Des « pièces mal faites » ? 273 2. Des solos polyphoniques 280

B. Auto-définition du genre 286 1. Farcir la farce 286 2. Jongler avec la jonglerie 295 3. Grommeler du grommelot 298

II. Un théâtre du remaniement 305 A. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » 307

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1. Reprise et efficacité théâtrale 307 2. Adaptation aux temps qui changent 311

B. Construire un réseau 316 1. Grossesses monstrueuses 316 2. Dédoublements 318

C. Combinatoire et réinterprétation 323 Conclusion. Un théâtre de la mémoire 329

Chapitre 2 - Fixer la variation 331 I. Publication d’ouvrages 333

A. Choix éditoriaux 334 1. Les éditeurs 334

a. Éditeurs institutionnels 334 b. Éditeurs indépendants et militants 335 c. Sur tous les fronts 339

2. Choix des textes à publier 341 3. L’établissement des textes 343

B. Le livre comme substitut de la représentation 348 1. Didascalies 349 2. Ponctuation 351 3. Les textes en grommelot ou en pseudo-dialecte 352 4. Notes et documents annexes 355 5. L’effet de surprise 358

C. Le livre comme partition 359 II. Enregistrements 361

A. Types d’enregistrements 362 1. Enregistrement de travail 362 2. Enregistrements à rendre publics – aperçu historique 363

B. Le montage, un travail d’édition 366 1. Disques et cassettes audio 367 2. Enregistrements vidéo 370

a. Montage de plusieurs représentations 370 b. Montage d’images hors scène 371 c. Montage d’images extérieures au spectacle 372 d. Insertion de présentations conçues spécialement pour l’édition vidéo 373

3. L’illusion du spectacle vivant 378 III. Les archives 380 Conclusion : l’œuvre de Franca Rame 386

Chapitre 3 - Tourner, transmettre, traduire 390 I. Organisation de la diffusion 391

A. Cadre chronologique 391 1. Au rythme des saisons 391 2. Au rythme des événements 392 3. Après la lutte 395

B. Le cas Mistero buffo 398 1. La genèse d’un spectacle de recherche 401 2. Un format ouvert 404 3. Passé et universalité 404

C. À l’étranger 406 1. La tournée française de 1974 407 2. La non-tournée américaine (1980-1983) 411

II. Condition de la transmission 415 A. En Italie : rareté 416

1. État des lieux 416 2. Les élèves et héritiers 418

B. À l’étranger : profusion 422

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1. Problèmes philologiques : la variation des sources 423 2. Problèmes culturels : le dépaysement 427 3. Problèmes linguistiques : à la recherche du grommelot perdu 434 4. La place de Fo sans Fo 440 5. « No changes can be made on the text » 442

Conclusion 448

TROISIEME PARTIE - L’ECOLE DES SPECTATEURS 449

Chapitre 1 - Portrait de l’homme de théâtre en porte-parole politique 453 I. Les bases de l’édifice 455

A. Canzonissima, détonateur et résonateur 456 B. De la dérision à la contestation 465 C. La censure 471

1. La censure en Italie 471 2. Avant et après Canzonissima 473 3. La rupture de 1968 et ses suites 477 4. La réintégration télévisuelle 482 5. La censure comme partenaire 485

II. Le moment militant 495 A. Nuova Scena (1968-1970) 498

1. Principes de fonctionnement 498 2. Cadre de la contestation 500 3. Surgissement du solo 506

B. La Comune (1970-1973) 509 1. Cadre et principe de fonctionnement 509 2. Parole théâtrale, parole de vérité 515

a. Si par une nuit d’hiver un anarchiste : la contre-information 515 b. L’authenticité du témoignage 524

C. La Comune dirigée par Dario Fo (1973) 529 1. Insertion et distinction 529 2. Excursus : le positionnement par rapport à la lutte armée 533

D. Un théâtre à brûler ? 541 III. Politique du rire 548

A. Faut pas pleurer ! 550 1. « Nos larmes font du mal au roi » 551 2. Satire et sfottò 554

B. Les clous de la raison 557 1. La logique du paradoxe 558 2. Rire et collectivité 562

Conclusion : autre temps, autres mœurs ? 564

Chapitre 2 - Portrait de Maître Fo 573 I. Savoir et mystification 575

1. L’école des patrons 575 2. L’école des histrions 584

II. Il maestro 588 A. Faux doctes et vrais jongleurs 588 B. La leçon comme genre théâtral 593 C. Autorité et autoportrait 597

1. Arguments d’autorité 598 2. Autorité polyphonique 603

a. Le camarade Gramsci 604 b. Molière à l’école de l’Italien 607 c. Picasso en miroir 611

Conclusion : portrait d’un portraitiste 614

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Conclusion 615 Singularité de l’auteur, postérité de l’œuvre 619 Extension du domaine auctorial 625

Bibliographie 631

ANNEXES 687

Index des noms et des titres 911

Table des illustrations 917

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Avertissement Les citations de textes de Dario Fo et Franca Rame, dans le corps du texte, sont données en traduction et suivies du texte original en italique et entre parenthèses – sauf quand il s’agit de textes publiés directement en langue française. Quand elles sont données en retrait, le texte original en italique précède la traduction. Les citations d’autres auteurs étrangers sont fournies directement en traduction. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de moi – je remercie Marie-José Tramuta de la relecture attentive qu’elle en a faite – de même que toutes les transcriptions d’enregistrements audio ou vidéo. J’indique les titres des œuvres de Dario Fo et Franca Rame dans la langue originale, accompagnés d’une traduction française lors de leur première occurrence ; on trouvera une traduction des titres dans la liste des œuvres située en annexe. Quand cela a été possible, j’ai utilisé les traductions existantes, notamment celles de Valeria Tasca et de Marie-France Sidet, avec d’éventuelles modifications ou ajouts entre crochets. Il m’arrive pourtant de proposer des traductions personnelles même pour des textes dont il existe une traduction française. C’est le cas soit quand je pars d’une version du texte italien différente de celle qui a servi aux traductrices, soit pour proposer des traductions plus conformes aux idées que je défends dans le chapitre 3 de ma deuxième partie – notamment pour les textes qui ne sont pas écrits en italien national. Pour le Manuale minimo dell’attore, la version française de Valeria Tasca, Le Gai savoir de l’acteur, ayant opéré des coupes dans l’original, il m’arrive de citer des passages qui n’ont pas été traduits. Les noms d’entités italiennes (théâtres, compagnies, groupes politiques) sont en romain et non en italique. Dans la mesure du possible, quand les textes cités contenaient eux-mêmes des citations identifiables d’autres auteurs, j’ai tenté de retrouver la version française des citations en question – notamment pour les citations de Lénine et de Mao Zedong. Je remercie Google et mon père qui m’ont aidée dans cette recherche. Faute d’édition complète de référence des œuvres de Dario Fo faisant autorité, il ne m’a pas été possible de simplifier les références bibliographiques – chaque édition apporte généralement des modifications aux textes, comme je l’explique dans le chapitre 3 de la deuxième partie. Quand le choix de la version n’est pas significatif, je cite à partir de la dernière édition en date, qui peut être tirée soit de la série « Le commedie di Dario Fo » chez Einaudi (coll. « Gli struzzi »), en XIII volumes (1974-1998), soit du volume Teatro, Einaudi, 2000, soit d’une publication ultérieure chez Einaudi, soit de la série « Tutto il teatro di Dario Fo e Franca Rame », chez Fabbri, 2006. À partir de la seconde occurrence, la mention des différents volumes de la série Einaudi « Le commedie di Dario Fo » se fait en indiquant Commedie I, Commedie II, etc.

Pour les spectacles qui ont fait l’objet d’un nombre d’éditions particulièrement important avec des variations notables dans le texte, les abréviations utilisées, à partir de la seconde occurrence de chaque volume, sont les suivantes : Mistero buffo 69 = Dario FO, Mistero buffo. Giullarata popolare in lingua padana del ’400, Crémone, Nuova Scena, 1969. Mistero buffo 73 = Dario FO, Mistero buffo. Giullarata popolare, Vérone, Bertani, 1973. Mistero buffo 74 = Dario FO, Mistero Buffo. Giullarata popolare, Vérone, Bertani, 1974. Mistero buffo 77 = Dario FO, Mistero buffo. Giullarata popolare, Vérone, Bertani, 1977. Mistero buffo 97 = Dario FO, Mistero buffo. Giullarata popolare, Turin, Einaudi, 1997.

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Mistero buffo 2003 = Dario FO, Mistero buffo. Giullarata popolare, Turin, Einaudi, 2003. Mistero buffo 2006 = Dario FO, Mistero Buffo. Giullarata popolare, Milan, Fabbri, 2006. Morte accidentale 70 = Dario FO, Morte accidentale di un anarchico, Vérone, E.D.B., 1970. Morte accidentale 72 = Dario FO, Morte accidentale di un anarchico, Vérone, Bertani, 1972. Morte accidentale 74 = Dario FO, Morte accidentale di un anarchico, Turin, Einaudi, 1974. Morte accidentale 2004 = Dario FO, Morte accidentale di un anarchico, Turin, Einaudi, 2004. Morte accidentale 2006 = Dario FO, Morte accidentale di un anarchico, Milan, Fabbri, 2006. [Les autres éditions de Mistero buffo et de Morte accidentale di un anarchico font partie de volumes dont le titre est différent] Fabulazzo osceno 82 = Dario FO, Fabulazzo osceno, Milan, La Comune, 1982. Fabulazzo osceno 2006 = Dario FO, Fabulazzo osceno, Milan, Fabbri, 2006. Storia della tigre 80 = Dario FO, Storia della tigre e altre storie, Milan, F.R. La Comune, 1980. Storia della tigre 2006 = Dario FO, Storia della tigre e altre storie, Milan, Fabbri, 2006. Pum, pum! 72 = Dario FO, Pum, pum! Chi è? La polizia!, Vérone, Bertani, 1972. Pum, pum! 73 = Dario FO, Pum, pum! Chi è? La polizia!, Vérone, Bertani, 1973. Pum, pum! 74 = Dario FO, Pum, pum! Chi è? La polizia!, Vérone, Bertani, 1974. Pour les documents consultés sur internet, j’indique en note la référence à la page internet, et seulement en bibliographie la date de consultation. Pour alléger certaines phrases, je me permets parfois d’employer les néologismes foesque et dariofoesque (qui se réfère à Dario Fo), voire foramien (qui se réfère à Dario Fo et Franca Rame). Les noms des chaînes de la télévision publique italienne (Rai) sont indiqués en respectant leur intitulé officiel qui a varié dans le temps : Première chaîne : Programma Nazionale (1954-1976) Rete 1 (1976-1983) Rai Uno (1983-2010) Rai 1 (depuis 2010) Deuxième chaîne : Secondo Programma (1961-1976) Rete 2 (1976-1983) Rai Due (1983-2010) Rai 2 (depuis 2010) Troisième chaîne : Rete 3 (1979-1983) Rai Tre (1983-2010) Rai 3 (depuis 2010)

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INTRODUCTION

En 2013, lors des obsèques de Franca Rame, Dario Fo a prononcé un éloge funèbre de son épouse et principale collaboratrice artistique qui consistait, en substance, à affirmer la fonction d’auteur de celle qui avait partagé sa vie. Il évoque sa façon de travailler avec elle à la conception des textes des spectacles et insiste sur le fait que certains d’entre eux, notamment ceux qui ont connu le plus grand succès à l’étranger, ont été intégralement écrits par elle. Se prêtant alors à un exercice qu’on aurait jusqu’alors plutôt caractérisé comme le propre de sa femme – jouer un texte écrit par son conjoint – l’acteur-auteur se lance dans le récit d’une histoire que, dit-il, Franca était en train d’écrire au moment de son décès. Dario Fo montre ainsi que le nom d’auteur est pour lui une catégorie encomiastique.

De notre côté des Alpes, s’interroger sur la fonction d’auteur de Dario Fo peut sembler d’une évidence peu problématique. Si l’on joue ses comédies hors de sa patrie, c’est bien qu’il est l’auteur de textes de théâtre, et sans doute un auteur dont l’importance ne fait guère de doute, puisqu’il a été consacré en 1997 par le Prix Nobel de littérature. Il est loisible de l’imaginer dans un panthéon d’auteurs dramatiques italiens connus à l’étranger, où il côtoierait Carlo Goldoni et Luigi Pirandello. Or cette image d’un Dario Fo qui serait avant tout auteur dramatique est aussi approximative que celle qui considère Goldoni comme le parangon de la Commedia dell’arte, ou que celle qui ignore l’importance de l’œuvre narrative de Pirandello – sans compter que Dario Fo n’apprécierait guère d’être placé au sein d’un tel panthéon1. Et quand bien

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Fo est peu attiré par Goldoni, qui « croyait à la classe des chefs d’entreprise de son temps et n’acceptait pas qu’on la rabaissât par une satire appuyée » (« credeva nella classe imprenditoriale del suo tempo, e non accettava l’idea di denigrarla andandoci pesante con la satira ») et préfère à son Serviteur de deux maîtres, « sans excès brutaux, provocants ou obscènes » (« privo di ogni stravolgimento brutale, provocatorio e osceno ») les Arlequins des siècles précédents (Dario FO, Manuale minimo dell’attore, 2e éd., Turin, Einaudi, 1997, p. 38 ; Le Gai savoir de l’acteur, trad. Valeria TASCA, Paris, l’Arche, 1990, p. 50). À propos de Pirandello, Fo déclare ne pas comprendre « comment on peut mettre le nom de Pirandello et le [s]ien aux deux bouts d’un même propos » (« Non capisco […] come si possa mettere il nome di Pirandello e il mio a un capo e all’altro di uno stesso discorso »), in Erminia ARTESE et Dario FO, Dario Fo parla di Dario Fo, Cosenza, Lerici, 1977, p. 2. Fo

INTRODUCTION

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même on saurait que Dario Fo est, aussi, comédien, l’information n’est pas propre à remettre en cause la possibilité d’une image littéraire de l’acteur en question : au pays de Molière, pourquoi s’étonnerait-on qu’un acteur puisse être considéré comme un important représentant de la littérature nationale ?

Pourtant, en son pays, la reconnaissance littéraire de Dario Fo n’a jamais fait l’unanimité. En témoignent les crispations qui se sont fait vivement sentir au moment de l’attribution du Prix Nobel. La situation est ainsi présentée par l’historien du théâtre Ferdinando Taviani :

[D]ans de nombreux milieux littéraires et universitaires italiens, l’ascension de Fo au Nobel eut l’effet d’une gifle. On disait « C’est un bouffon génial, peut-être un jongleur moderne, mais qu’a-t-il à voir avec la littérature ? ». Et encore : « Les œuvres de Fo n’ont de sens que quand c’est lui qui les joue. Elles ne sont pas faites pour être lues »1.

Les termes récurrents pour désigner le lauréat, de la part des mécontents et des perplexes, sont bouffon, jongleur, histrion, saltimbanque. Comme dans le résumé de Taviani, ceux-ci ne sont pas systématiquement entendus de façon péjorative, mais seulement de façon antithétique par rapport à l’idée de littérature. Les critiques les plus violentes vont jusqu’à parler d’offense faite à la littérature. La réponse à cela, qui passe notamment par les déclarations d’Umberto Eco, est que le succès des pièces de Fo à l’étranger est la preuve de leur autonomie littéraire 2 . Les réactions d’indignation ou d’incompréhension de certains hommes de lettres tiennent aussi, comme le note Ferdinando Taviani, de la « jalousie » et de la « blessure d’orgueil3 ». Le dépit du poète Mario Luzi, que la prestigieuse Accademia dei Lincei espérait vainqueur, est soigneusement exploité par les journaux4 et Fo décrit quelques années plus tard la situation en ces termes : « Il y eut en Italie un envol des ventes de remèdes contre les coups au foie pour poètes et écrivains verts de rage » (« In Italia ci fu un impennata di

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!fait ici allusion à l’ouvrage alors récemment publié de Franca ANGELINI, Il teatro del Novecento da Pirandello a Fo, Rome-Bari, Laterza, 1976. Lors d’une conférence de presse au moment de l’attribution du prix Nobel, il répond assez sèchement aux journalistes qui lui parlent de cet autre homme de théâtre italien décoré du même prix, disant qu’il ne l’aime pas, qu’il « entrait et sortait du fascisme comme si de rien n’était » (« Io non lo amo. Entrava e usciva dal fascismo come se niente fosse »), et qu’il est bon à étudier à l’école. Cf. Adriana MARMIROLI, « Dario Fo: « Questo Nobel non mi normalizzerà » », Giornale di Sicilia, 11/10/1997 ; Gianni BUOSI, « Pirandello? Non è un mio maestro », Gazzetta del Sud, 11/10/1997. 1 Ferdinando TAVIANI, Uomini di scena, uomini di libro. La scena sulla coscienza, 2e éd., Rome, Officina, 2010, p. 7. 2 Francesco ERBANI, « Eco: La sua vittoria? Un colpo per l’Accademia », La Repubblica, 10/10/1997. 3 Ferdinando TAVIANI, Uomini di scena, uomini di libro, op. cit., p. 8. 4 Cf. Enrico GATTA, « Luzi: Uno schiaffo alla cultura italiana », La Nazione, 10/10/1997.

INTRODUCTION

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vendita di farmaci contro le botte di fegato per poeti e scrittori lividi di rabbia1 »). Que cette consécration annuelle venue de Suède suscite périodiquement questionnements, voire réprobation, n’a rien que de banal. Mais elle excède largement, cette année-là, le cercle des lettrés et des critiques littéraires : les manifestations d’enthousiasme ou de rejet correspondent aussi à des oppositions politiques. La presse de gauche accueille la nouvelle avec bonhomie, tandis que les journaux de droite et la presse catholique expriment une forte réprobation. Il n’est pas alors question seulement d’outrage à la littérature, mais bien d’offense à l’Italie. De fait, Dario Fo n’est pas seulement connu comme histrion, mais bien comme une personnalité publique fortement engagée à gauche dont on peut connaître les prises de position politiques même sans avoir jamais assisté à ses spectacles.

La médiatisation du personnage est illustrée par la façon dont Dario Fo apprend son élection. Le 9 octobre 1997, le grand auteur se trouve dans une situation qui ne correspond guère à l’aura respectable que l’on peut attendre d’un poète couronné. Il est en effet en compagnie d’une animatrice de télévision, Ambra Angiolini, parangon de la télévision berlusconienne et alors idole des jeunes téléspectateurs2, dans une voiture qu’elle conduit de Rome à Milan, et leur conversation de voyage est filmée par Rai Tre pour l’émission Roma-Milano. Une voiture qui les escortait les dépasse alors en collant contre sa vitre un écriteau sur lequel il est écrit « Tu as eu le prix Nobel », avant que tout le convoi ne s’arrête sur une aire d’autoroute pour fêter l’événement. Cette anecdote est un premier indice pour saisir l’important écart entre l’idée que l’on peut se faire de Dario Fo en France (ou plus généralement ailleurs qu’en Italie), quand on entend parler de lui, et l’image que l’on a de lui dans son pays : une image qui suscite des avis opposés, mais indiscutablement celle d’un personnage médiatique.

Le principal intéressé et son épouse Franca Rame, relayés par les journaux italiens ainsi que par un certain nombre d’ouvrages critiques, se

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Dario FO, « Il primo brindisi fu all’autogrill », Il Venerdì. La Repubblica, 7/12/2001. 2 Le fils de Dario Fo et Franca Rame, Jacopo Fo, dit en riant à sa mère que sa fille de neuf ans sera sans doute plus impressionnée d’avoir un grand-père qui voyage avec Ambra qu’un grand-père qui a le prix Nobel. Cf. Anna BANDETTINI, « Mamma Nobel ti voglio bene », La Repubblica, 10/10/1997.

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plaisent à affirmer qu’il est l’auteur italien le plus représenté à l’étranger1. La source chiffrée de cette information n’est jamais fournie par ceux qui la divulguent et il n’est guère aisé d’en établir l’exactitude, mais elle n’est pas invraisemblable. Quand on parle de Fo en Italie, on parle donc avant tout de quelqu’un de connu, dont la notoriété dépasse les frontières. Une telle célébrité n’est pourtant pas si évidente quand on la considère depuis la France : l’auteur-acteur est loin d’y être la personnalité publique que connaissent les Italiens. Fo y est connu avant tout par les gens de théâtre, par les spectateurs assidus (notamment ceux du festival d’Avignon qui compte tous les ans, dans la programmation du off, au moins deux ou trois pièces de l’acteur italien2) et par des militants de gauche ou d’extrême-gauche qui ont par exemple pu voir certains de ses spectacles représentés lors de la fête de Lutte Ouvrière3. Pour ces gens-là, le nom de Dario Fo est celui d’un auteur, l’auteur d’un nombre de textes assez restreint par rapport à l’ampleur effective de sa production : ceux qui ont été traduits et publiés sous l’égide du Centre international de dramaturgie dirigé par José Guinot4, qui le premier a organisé la venue de Dario Fo en France en 1974, auxquelles s’ajoutent, pour qui a la mémoire un peu plus longue, quelques pièces jouées en France, comme Isabella, tre caravelle e un cacciaballe – montée au Festival d’Avignon en 1971 par Arturo Corso qui reprenait la mise en scène de Fo – ou La Signora è da buttare – dirigée par Pierre Debauche, sous le titre Pas de pitié pour la dame, en 1969 à la Maison de la culture de Nanterre. Les gens de théâtre savent aussi qu’il est un dramaturge particulier, parce que comédien, voire théoricien de la pratique actoriale, comme le montre la diffusion de son Manuale minimo dell’attore, connu en France sous le titre Le gai savoir de l’acteur5.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Dès son ouvrage de 1978, Claudio Meldolesi considère que cette information est « bien connue » (cf. Claudio MELDOLESI, Su un comico in rivolta: Dario Fo il bufalo il bambino, Rome, Bulzoni, 1978, p. 212). 2 Pour exemple, l’édition 2012 a vu Résistances, féminin pluriel, par la compagnie des Nuits Partagées, L’histoire du tigre par la Compagnie Chaviro, Toute une journée dans les bras d’un homme par la Compagnie Les Utopies Sauvages, La Parpaillole-souricette par la Compagnie Actuel Parmain Théâtre/Théâtre Godzi, Mystère Bouffe et autres histoires par les élèves de différentes écoles de théâtre, ainsi que l’adaptation Fabula buffa par la Compagnie Teatro Picaro. 3 Par exemple, en 2009, Faut pas payer !par le Théâtre de l’Arrière Cour. 4 L’édition des œuvres de Dario Fo comprend six volumes. 5 Dario FO, Le Gai savoir de l’acteur, op. cit.

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« Dario Fo est célèbre et inconnu. Il est en passe de devenir légendaire », écrivait Bernard Dort en 19771. Il semble que les choses n’aient guère changé et que l’énergumène se prête effectivement plus facilement à la légende qu’au portrait. Commençons par un aperçu rapide de ce qu’il représente en Italie2.

Du phénomène au monument. L’irrésistible ascension d’un homme-théâtre

Tel l’homme-orchestre agitant sur tout son corps tambourins et carillons, Dario Fo fait du bruit. Tel l’homme-orchestre maniant aussi bien l’accordéon, la guitare, la grosse caisse et la trompette, Dario Fo maîtrise tous les éléments de ses spectacles : texte, jeu, mise en scène, décor, costumes. Tel l’homme-orchestre qui n’a pas d’autre chef que lui-même, Dario Fo dirige de main de maître les représentations. Tel l’homme-orchestre qui crée partout où il se déplace sa salle de concert, Dario Fo n’a pas besoin de théâtre architecturé pour rendre théâtral un espace. L’homme-orchestre, extraordinaire de virtuosité et rendu difforme par ses appendices musicaux, devient un phénomène de foire ; de même Dario Fo, fort de ses multiples talents, est pour ses spectateurs un phénomène théâtral, voire un phénomène tout court, un monstre, bref, un homme-théâtre. En Italie, le phénomène de ces comédiens qui écrivent leurs propres textes, plutôt que de ces auteurs qui interprètent leurs propres œuvres, est assez clairement identifié pour que le terme attore-autore (« acteur-auteur ») soit très couramment employé, parfois raccourci en attautore, de même qu’on appelle cantautori (« chantauteurs ») les chanteurs qui écrivent les textes de leurs chansons. On voit souvent dans ce phénomène une particularité italienne : le théâtre italien, en particulier depuis la Commedia dell’arte, mais sous des formes qui ont évolué au fil des siècles, est considéré avant tout comme un théâtre de l’acteur3, ce dans quoi l’historien du théâtre Roberto Tessari voit l’une des

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Bernard DORT, « Un livre-espace », in Allons-y, on commence, Paris, F. Maspero, 1977, p. I. 2 Je propose ici une esquisse des étapes de la carrière de Fo, en me réservant de revenir dans le corps de ce travail sur le détail de certains phénomènes. Pour une chronologie complète de la vie et de l’œuvre de Dario Fo, en parallèle de repères historiques, cf. annexe 1. 3 La « tradition italienne de l’acteur-roi » est encore mise en avant dans un récent rapport sur la situation des auteurs dramatiques réalisé pour le Ministère français de la Culture et de la Communication et la SACD : Antoine DORÉ, Écrire pour le théâtre. Pour une meilleure connaissance de l’activité d’auteur dramatique et pour une politique structurée en faveur des auteurs et des écritures dramatiques contemporaines, Ministère de la Culture et de la Communication, SACD, 2011, p. 58.

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« anomalies » italiennes dans le cadre des scènes européennes1. Cette singularité péninsulaire supposée est pourtant mise en doute par les récentes recherches sur les comédiens-auteurs en Europe, qui ont permis de mettre en parallèle des pratiques avérées dans plusieurs pays, du XVIe siècle à nos jours2. Quoi qu’il en soit, dans l’Italie de la seconde moitié du XXe siècle, Dario Fo en est l’un des principaux représentants, mais il n’en est pas le seul et on peut citer notamment, parmi les co-détenteurs du titre, Eduardo De Filippo3 (que Fo considère, malgré les grandes différences entre leurs œuvres, à la fois comme un maître et comme un pair) et Carmelo Bene (qui fait partie de ceux qui ont considéré le Prix Nobel de son collègue comme une aberration, sans pour autant avoir toujours porté sur lui un jugement sans appel4). Comme Fo, ces deux auteurs sont presque toujours, outre les principaux interprètes, les metteurs en scène des spectacles qu’ils écrivent. Ils sont probablement tous trois les hommes de théâtre (comme il est convenu de les nommer en français) qui ont le plus marqué la seconde moitié du XXe siècle italien, aux côtés de metteurs en scène comme Giorgio Strehler ou Luca Ronconi, mais c’est sans doute Fo qui a fait le plus parler de lui – en Italie du moins. Même avant sa consécration littéraire par le Prix Nobel et l’accompagnement médiatique de cet événement, il a bien souvent défrayé la chronique, pas toujours en tant qu’homme de théâtre, mais plus généralement en tant que personnalité publique.

Né en 1926 à Sangiano (Lombardie) d’un père chef de gare et d’une mère fille d’agriculteur, Dario Fo raconte5 qu’il s’est découvert très jeune, à côté d’un don pour le dessin, un goût pour le récit d’histoires, qu’il dit hérité des conteurs !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Cf. Roberto TESSARI, Teatro italiano del Novecento: fenomenologie e strutture, Florence, Le Lettere, 1996. Il est vrai que Tessari a tendance à considérer toute particularité théâtrale italienne comme une anomalie. 2 Cf. le programme de recherche « Heurs et malheurs des comédiens-auteurs en Europe (16e-21e siècles) » dirigé par Georges Forestier à l’Université Paris-Sorbonne, qui a donné lieu aux journées d’études du 8 juin 2012 (« Comédiens, comédiens-poètes, comédiens-auteurs (Angleterre, Espagne, Italie, France – 16e-17e siècles) »), du 21 juin 2013 (« Heurs et malheurs des comédiens-auteurs en Europe (Angleterre, Espagne, Italie, France, 18e-19e siècles) ») et du 18 juin 2014 (« Les comédiens-auteurs aux XXe et XXIe siècles »). 3 Pour une enquête approfondie et comparative sur la signification de la notion d’acteur-auteur chez De Filippo et chez Fo, cf. Anna BARSOTTI, Eduardo, Fo!: e l’attore-autore del Novecento, Rome, Bulzoni, 2007. 4 Par exemple : « L’acteur, quand il est grand, est écrivain. Et parmi les grands, il y a Dario Fo, un cas à part, Eduardo toujours, Gassman quand il est en veine, Peppino De Filippo, méconnu, qui, quand il est heureux, est digne de Jarry », Carmelo BENE, in Corriere d’informazione, 15/10/1976. 5 Notamment dans son autobiographie Il paese dei mezaràt!: i miei primi sette anni (e qualcuno in più), Milan, Feltrinelli, 2002.

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écoutés dans son enfance. C’est effectivement comme conteur qu’il commence sa carrière théâtrale, après une formation en arts plastiques : en 1950, Franco Parenti (1921-1989), acteur du Piccolo Teatro de Milan qui travaille aussi dans des compagnies de revue (au sens que ce mot prend au music-hall), l’engage pour jouer à ses côtés des fables de son invention. L’année suivante, il lui offre un rôle dans la revue Sette giorni a Milano (Sept jours à Milan), où il rencontre Franca Rame, enfant de la balle née en 1929 dans une famille de comédiens ambulants. Sa valeur comme homme de théâtre est reconnue dès 1953 : il forme une compagnie avec Franco Parenti et Giustino Durano (1923-2002) pour mettre en scène le spectacle de revue Il dito nell’occhio (Le doigt dans l’œil). Le spectacle se joue durant tout l’été 1953, au Piccolo Teatro de Milan, mis à disposition par Giorgio Strehler qui s’occupe des lumières du spectacle, tandis que Jacques Lecoq en dirige le travail gestuel. Ce spectacle et celui qui est créé l’année suivante dans les mêmes conditions (I sani da legare, Sains d’esprit à lier) obtiennent un notable succès de public à Milan et sont remarqués par la critique comme porteurs d’innovations théâtrales propres à les tirer du mépris que pourrait leur valoir le caractère populaire du genre auquel ils se rattachent1. Fo est co-auteur des textes, co-metteur en scène des spectacles, comédien, mais aussi créateur des décors et des costumes ainsi que dessinateur des affiches et des programmes. Au moment où il épouse Franca Rame, en 1954, il n’est déjà plus un inconnu, et la basilique Saint Ambroise où a lieu la cérémonie n’accueille pas que des proches, mais, comme le rappelle Franca bien des années plus tard, l’ensemble de « famille-journalistes-fans-curieux » (« parenti-giornalisti-fan-curiosi2 »). En 1958, après un passage par Rome où il s’est frotté à l’industrie cinématographique, Fo rentre à Milan et fonde avec celle qui est désormais sa femme la Compagnie Fo-Rame, qui monte d’abord deux spectacles de farces en un acte, puis des comédies en plusieurs actes. Le succès à la fois public et critique qu’il obtient fait de Dario Fo un personnage en vue du monde théâtral italien. Sa notoriété pourrait alors se limiter aux cercles aisés qui composent le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Cf. notamment les critiques du poète Salvatore Quasimodo (autre futur lauréat du prix Nobel), qui parle de comédies qui « ne sont plus de la revue, mais du théâtre, ouvert, autant qu’il est possible, à l’invention critique de la réalité », in « I sani da legare - programma », http://www.eclap.eu/4444. 2 Franca RAME, « Prefazione. Libera associazione d’idee », in Fabulazzo, Milan, Kaos, 1992, p. 7. La nouvelle du mariage est annoncée et commentée dans la presse : cf. « Rassegna stampa - Matrimonio Franca Rame Dario Fo - 1954 », http://www.archivio.francarame.it/scheda.aspx?IDScheda=905&IDOpera=193.

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public des théâtres milanais, mais outre les tournées qui lui font parcourir les grandes villes de la péninsule (plutôt la moitié nord de celle-ci), deux facteurs contribuent à l’accroissement de sa popularité. Tout d’abord, il est marié avec une très belle femme, dont le portrait fait régulièrement la une de magazines féminins et dont les toilettes et la profondeur des décolletés suscitent autant d’intérêt que ses prestations sur scène. Franca Rame et Dario Fo forment un couple de vedettes et sont à ce titre objet d’une attention qui excède leur vie artistique. Voici un exemple de ce que pouvait être la présentation d’un de leurs spectacles transmis à la télévision en 1961 :

Franca Rame et Dario Fo représentent aujourd’hui un binôme indivisible. Toujours ensemble sur scène, ils sont aussi un couple parfait dans la vie privée. Franca est l’une des femmes les plus élégantes d’Italie. Un type d’intellectuelle déjantée, qui excite l’imagination des meilleurs couturiers. Des modèles de classe ont été créés exprès pour elle par Chino Bert et Jole Veneziani. En outre, Franca Rame endosse à merveille d’éblouissantes chemises de nuit de ligne Empire avec un ample décolleté. C’est comme cela que nous l’avons admirée dans Mais n’te promène donc pas toute nue de Feydeau. Une fine pochade, une interprétation désinvolte. Mais il n’est pas convenable d’en parler dans une page dédiée à la télévision1.

On le voit ici, leur vie artistique elle-même ne s’arrête pas aux planches des théâtres et la télévision naissante (la première chaîne italienne est créée en 1954) est l’un des éléments d’accroissement rapide de la notoriété du couple. Avant même l’émission qu’annonce cet article, Dario Fo, comme acteur et co-auteur de saynètes, et Franca Rame comme comédienne participent à plusieurs séries de publicités télévisées qui rendent leurs noms comme leurs visages familiers d’un public qui ne va pas forcément au théâtre. La télévision achève de parfaire leur notoriété au niveau national. En 1962, le couple est choisi pour diriger la très populaire émission de variétés Canzonissima. Après sept épisodes, on leur demande de couper certains sketches, notamment celui qui porte sur les accidents du travail. Les deux artistes refusent cette censure et préfèrent quitter la direction de l’émission juste avant leur passage à l’antenne. Le scandale provoqué par cette démission fait énormément de bruit : à partir de cette date, Dario Fo et Franca Rame sont désormais non seulement des stars, mais des personnalités connues pour la radicalité de leur engagement politique. Dès lors qu’ils sont bannis du petit écran – ils n’y réapparaîtront que quinze ans plus tard – leur activité théâtrale, qui se poursuit au rythme d’une nouvelle création par saison, est marquée,

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 « Della gente e del mondo della televisione vi diciamo che... », Corriere mercantile, 18/12/1961.

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dans les esprits de leur audience réelle ou potentielle, par ce heurt fracassant avec les dirigeants de la Rai.

La carrière et la vie du couple connaissent un nouveau tournant quand, en 1968, les deux artistes décident de quitter les circuits théâtraux institutionnels qui les ont accueillis jusqu’alors pour mettre leur art au service d’une cause politique. Après avoir dissous leur compagnie, ils fondent l’Association Nuova Scena, avec laquelle ils présentent des spectacles dans des circuits non théâtraux liés au Parti communiste italien (PCI), auquel Franca Rame a adhéré en 1967. Dès 1970, des tensions au sein du groupe, liées aux relations conflictuelles avec le PCI, portent le couple à créer un nouveau collectif, La Comune, qui construit un réseau théâtral indépendant. Des dissensions internes portent à une nouvelle rupture en 1973, qui passe presque inaperçue du public puisque Dario Fo et Franca Rame fondent un nouveau collectif portant le même nom. La sortie des circuits dits « bourgeois » coupe en partie Fo du public qui était le sien jusqu’alors, mais la constitution d’une audience au moins partiellement renouvelée est facilitée par la notoriété acquise dans la décennie précédente. Fo est alors connu et reconnu comme un homme de théâtre engagé et devient une référence à la fois artistique et politique pour l’extrême gauche. C’est aussi durant cette période que les deux artistes s’attirent, toujours à cause de leur engagement politique, la haine de ceux qui ne partagent pas leurs prises de position, ce qui leur vaut de se voir mettre des bâtons dans les roues, voire des bombes dans leur théâtre, dans un contexte politique d’affrontements parfois violents entre militants de factions opposées ou entre manifestants et forces de l’ordre. Ces tentatives d’intimidation vont des lettres d’injures ou de menaces à l’agression physique, en passant par les pressions de tous types (légales ou non) pour empêcher les spectacles d’avoir lieu. Le paroxysme de la violence à leur encontre est atteint en mars 1973 : Franca Rame est enlevée, frappée, torturée et violée par un commando néo-fasciste qui n’a été partiellement identifié qu’à la fin des années 1990, alors que le crime était prescrit.

L’année 1977 voit la réintégration du couple au sein de l’institution, puisque la Rai programme, sur la deuxième chaîne, la transmission de plusieurs de leurs comédies. Ce retour fait grand bruit, non seulement parce qu’il est justement médiatisé en tant que retour après quinze ans d’exclusion, mais parce que Mistero buffo suscite la colère du Vatican et d’un certain nombre de

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téléspectateurs catholiques. La rétrospective télévisée, qui introduit le travail théâtral de Fo au sein de foyers italiens qui ne l’avaient jamais découvert au théâtre, accroît de nouveau la notoriété de l’acteur-auteur, la visibilité de son travail et lui ouvre, cette fois-ci durablement, l’accès à un public de masse.

Les années 1980 sont un moment de moindre visibilité en Italie pour Dario Fo. Le reflux du mouvement contestataire dont il était l’un des exposants se répercute sur ses créations. La Démocratie chrétienne (DC), sa cible de prédilection, au pouvoir depuis le début de sa carrière, commence à décliner à partir du début des années quatre-vingt et l’acteur-auteur perd, avec cet ennemi puissant, une ressource pour ses spectacles. Tandis que Franca Rame se distingue de plus en plus dans une série de spectacles sur la condition féminine, Dario Fo peine à trouver un renouvellement. Sa notoriété européenne ne fait cependant que s’accroître, comme en témoignent les invitations dont il fait l’objet, à mettre en scène des spectacles dont il n’a pas signé les textes.

Au début des années 1990, d’importants scandales politiques impliquent les socialistes au pouvoir et le renouvellement généralisé de la classe politique redonne au théâtre de Fo un positionnement fort par rapport à l’actualité. Non seulement les développements judiciaires sont une matière théâtrale féconde, mais les élections de 1994 voient la naissance d’un nouvel adversaire idéal en la personne de Silvio Berlusconi. C’est dans ce cadre que Dario Fo reçoit le Prix Nobel, qui lui confère une autorité supplémentaire, utilisée aussi bien sur le plan littéraire que socialement ou politiquement.

Ainsi est-il toujours sur le devant de la scène à un nouveau moment de renouvellement politique marquant : lors des élections législatives de 2013, il est officiellement le soutien moral du MouVement Cinq Étoiles (MoVimento Cinque Stelle, M5S) dirigé par l’ancien comique Beppe Grillo, qui remporte 25% des suffrages. Grillo déclare alors vouloir le porter candidat à la présidence de la République – ce que Dario Fo refuse. Cette alliance politique montre un Dario Fo qui, à près de 90 ans, continue à se placer au centre de l’attention médiatique – et souvent polémique – mais aussi à se produire sur scène.

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État de la recherche

Pour mesurer l’avancement des travaux critiques sur Dario Fo depuis sa tournée française de 1974, il est intéressant de partir de la bibliographie commentée proposée par Claudio Meldolesi en 19781. L’auteur y affirme que

actuellement, c’est en France qu’on trouve le meilleur débat critique sur Dario Fo. En France, Fo a été « pris au sérieux » […] et avec des essais de Guinot-Ribes, de Dort et de Rivière, la critique a apporté une contribution de clarification sur l’acteur, sur son rapport à la société, sur ses mécanismes de production, en repérant le lien entre le « théâtre de Fo » et les expériences européennes les plus radicales dans la polémique contre le « lieu bourgeois » du théâtre : Fo comique, Fo militant, Fo inventeur d’un théâtre2.

À côté de la dette qu’il reconnaît envers les critiques français cités, il propose un panorama de la critique italienne qui comporte encore peu d’études générales sur Fo, mis à part des mémoires de laurea, que l’auteur considère comme les plus intéressants, ne serait-ce que comme « témoignage de la “présence” de Fo parmi les intellectuels de masse3 ». Quant aux autres pays, bien que, dit-il, « on ait écrit sur Fo dans le monde entier », ils ne présentent pas de contributions critiques majeures ; en particulier, « en Angleterre et en Amérique, la connaissance de Fo semble limitée ». Les choses ont changé depuis : si la critique sur Fo s’est considérablement développée en Italie et dans les pays de langue anglaise 4 , les brillantes prémices françaises n’ont pas connu d’approfondissement notable. Les articles de ces spectateurs-penseurs que sont Bernard Dort, Jean-Loup Rivière, José Guinot et François Ribes, auxquels il faut ajouter les excellentes préfaces de la traductrice Valeria Tasca, demeurent des références importantes, mais l’absence de production critique en France sur !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Claudio MELDOLESI, Su un comico in rivolta, op. cit., p. 207‑213. 2 Ibid., p. 207. Les articles auxquels il fait référence sont : Jean-Loup RIVIÈRE, « Un théâtre populaire! », L’Autre scène, n°spécial, 5/1974, p. 4‑7 ; Bernard DORT, « Dario Fo : un acteur épique », Travail théâtral, no 15, 1974, p. 112‑117 ; « Un livre-espace », op. cit. ; « Dario Fo ou l’anti-mime », in Théâtre en jeu. 1970-1978, Paris, Seuil, 1979, p. 212‑213 ; José GUINOT et François RIBES, « Le métier d’acteur dans la stratégie de l’intervention: l’exemple de Dario Fo », in Philippe IVERNEL et Jonny EBSTEIN (éd.), Le Théâtre d’intervention depuis 1968, Lausanne-Paris, l’Âge d’homme, 1983, p. 131‑151. 3 Claudio MELDOLESI, Su un comico in rivolta, op. cit., p. 208. Cf. « Tesi di laurea, ricerche, approfondimenti scolastici su Franca Rame e Dario Fo », http://www.archivio.francarame.it/cronologia.asp?NumPagina=1&start=1&target=pagina&IdTipologia=TEST&descrizione=TESI. On y trouve une série (non mise à jour) de travaux universitaires sur Dario Fo, dont peu sont préalables au texte de Meldolesi. L’équivalent italien du catalogue du SUDOC français n’est pas des mieux organisés, et on n’y trouve pas les mémoires de laurea. 4 Mais aussi dans les pays scandinaves, même si je n’ai pu, pour des raisons linguistiques, tirer profit de ces travaux. Mentionnons tout de même les recherches de Bent Holm, qui est aussi traducteur de Dario Fo en danois, sur le rapport entre l’œuvre de Fo et la culture populaire carnavalesque : Bent HOLM, Den omvendte verden: Dario Fo og den folkelige fantasi, Grasten, Drama, 1980.

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l’œuvre de Fo depuis leurs écrits a été presque totale jusqu’à ces dernières années. Dario Fo a en effet connu un renouveau d’intérêt critique en France alors que mes recherches étaient en cours, intérêt institutionnel à la fois d’un point de vue théâtral et d’un point de vue universitaire. En 2010, Mistero buffo est entré au répertoire de la Comédie-Française, dans une mise en scène de Muriel Mayette1 ; quelques mois plus tard, Claxon, trombette e pernacchi, qui n’avait jamais été joué ni édité en français, a été mis en scène par Marc Prin au Théâtre Nanterre-Amandiers (sous le titre Klaxon, trompettes… et pétarades) ; la même année puis l’année suivante, le Manuale minimo dell’attore a fait partie du programme de l’épreuve de dramaturgie du concours d’entrée des Écoles normales supérieures. Et surtout, l’ensemble de son œuvre a été inscrite au programme de l’agrégation d’italien pour les sessions 2011 et 2012, ainsi que du CAPES entre 2011 et 2014, ce qui a entraîné une floraison de journées d’étude et de publications de circonstance sur le sujet2.

La nouvelle de l’entrée de l’œuvre de Dario Fo et Franca Rame dans les programmes scolaires français a parfois été relayée, en Italie, comme la preuve qu’il était plus connu et plus étudié chez nous que chez lui, ce qui est contredit par le grand nombre des travaux italiens. Les études qui portent un regard global sur l’ensemble de la production de Dario Fo sont soit datées, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent prendre en compte la totalité de sa carrière, soit uniquement biographiques. Elles n’en demeurent pas moins des ouvrages de référence. Parmi les travaux universitaires, outre l’ouvrage de Claudio Meldolesi déjà cité3, mentionnons celui de Paolo Puppa, Il teatro di Dario Fo. Dalla scena alla piazza 4 , également publié en 1978. Pour ce qui est des biographies, celle de la journaliste Chiara Valentini5, publiée pour la première fois en 1977 et mise à jour en 1997 demeure d’une grande utilité, de même de l’excellente biographie anglaise de Joseph Farrell, Dario Fo and Franca Rame.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 À cette occasion a été publié le volume Silvia CONTARINI et al., Dario Fo. Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Paris, l’Avant-scène théâtre, 2010. 2 Par exemple Pérette-Cécile BUFFARIA et Paolo GROSSI (éd.), Le théâtre de Dario Fo et Franca Rame, Paris, Istituto italiano di cultura, coll. « Cahiers de l’Hôtel de Galliffet », 2011 ; Le théâtre de Dario Fo et Franca Rame. Poétique et dramaturgie. Revue des études italiennes, Paris, l’Âge d’homme, 2010. 3 Claudio MELDOLESI, Su un comico in rivolta, op. cit. 4 Paolo PUPPA, Il teatro di Dario Fo!: dalla scena alla piazza, Venise, Marsilio, 1978. 5 Chiara VALENTINI, La storia di Dario Fo, 2e éd., Milan, Feltrinelli, 1997.

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Harlequins of the Revolution1, récemment mise à jour et publiée en italien sous le titre Dario e Franca2. Les monographies les plus récentes s’attachent en général soit à une période limitée de la carrière de l’acteur-auteur, soit à un type de spectacle en particulier. Les premières productions sont étudiées par Eva Marinai dans Gobbi Dritti e la satira molesta3, qui les replace dans le contexte d’autres spectacles de revue datant de la même époque. Dans Dario Fo. Dalla commedia al monologo4, Simone Soriani produit une étude très complète de son activité entre 1959 (date de création de Gli arcangeli non giocano a flipper, Les archanges ne jouent pas au flipper, première grande comédie en trois actes écrite par Fo) et 1969 (date de création de la première version de Mistero buffo). Soriani identifie dans cette période un processus de ce qu’il appelle « épicisation » dans l’œuvre de Fo, où l’action scénique cède progressivement le pas à la mise à distance de l’action par la narration, jusqu’à faire de Fo un « narrattore » (un « narracteur »). De façon fort convaincante, l’auteur justifie in fine son choix de se limiter à cette décennie en faisant de Mistero buffo un point d’aboutissement que Fo a pu, par la suite, perfectionner, mais jamais dépasser. La thèse franco-italienne (rédigée en italien) de Federica Tummillo5 porte sur les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, tandis que l’ouvrage de Marisa Pizza Al lavoro con Dario Fo e Franca Rame6 se concentre sur les créations de 1996 à 2000, qu’elle a pu suivre de près puisqu’elle était alors l’assistante du couple. La même chercheuse a auparavant publié un livre portant spécifiquement sur les solos de l’acteur-auteur7. Parmi les ouvrages se focalisant sur un type de spectacle, celui de Micle Contorno porte sur les leçons-spectacles d’histoire de l’art dans !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Joseph FARRELL, Dario Fo and Franca Rame. Harlequins of the revolution, Londres, Methuen, 2001. 2 Joseph FARRELL, Dario e Franca. La biografia della coppia Fo/Rame attraverso la storia italiana, trad. Carlo MILANI, Milan, Ledizioni, 2014. 3 Eva MARINAI, Gobbi, Dritti e la satira molesta : copioni di voci immagini di scena (1951-1967), Pise, ETS, 2007. L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2004 à l’Université de Pise. 4 Simone SORIANI, Dario Fo. Dalla commedia al monologo (1959-1969), Corazzano (Pise), Titivillus, 2007. L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2005 à l’Université de Pise. 5 Federica TUMMILLO, Le théâtre de Dario Fo après la fin des années soixante-dix : contexte, dramaturgie, poétique (1977-1999), Thèse de doctorat, La Sapienza Università di Roma - Université de Grenoble, 2012. 6 Marisa PIZZA, Al lavoro con Dario Fo e Franca Rame!: genesi e composizione dello spettacolo teatrale 1996-2000, Rome, Bulzoni, 2006. L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1998 à l’Université de Rome La Sapienza. 7 Marisa PIZZA, Il gesto, la parola, l’azione. Poetica, drammaturgia e storia dei monologhi di Dario Fo, Rome, Bulzoni, 1996. L’ouvrage est issu d’un mémoire de laurea soutenu en 1993 à l’Istituto Universitario Orientale de Naples.

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lesquelles l’homme de théâtre s’exhibe de façon récurrente depuis 19991. Cette recherche s’inscrit dans un courant d’intérêt croissant pour les activités qui lient Fo aux arts plastiques : suivant de près le renouveau de l’engouement de Fo pour le dessin et la peinture, sensible au moins depuis une quinzaine d’années, on redécouvre ses origines de peintre. Le mouvement a été initié par un ouvrage de Christopher Cairns, qui porte sur la période 1977-19972, il est manifeste dans les travaux de Federica Tummillo et a fait l’objet d’une journée d’étude organisée par l’Université de Pise en 20103. Dans la critique récente, universitaire aussi bien que journalistique, on note aussi une forte tendance à la revalorisation du rôle de Franca Rame dans le processus de création artistique de Dario Fo. Le premier ouvrage important sur la question est publié en anglais, par Walter Valeri, qui a longuement travaillé avec Dario Fo et Franca Rame en s’occupant notamment des relations avec l’étranger 4 . Les travaux de Luciana d’Arcangeli, en particulier, portent spécifiquement sur le versant « féminin » de l’œuvre de Dario Fo et Franca Rame5. D’un point de vue chronologique, on observe un « blanc » dans l’attention des chercheurs : les années 1970 sont les seules jusqu’à présent à ne pas avoir fait l’objet d’une investigation systématique. Cette parenthèse est d’autant plus étonnante que tout le monde s’accorde pourtant à voir dans cette période de l’activité de Fo un moment fondamental à la fois pour sa production et pour son importance dans le théâtre du XXe siècle. C’est notamment dans ces années que sont créées et développées des œuvres reconnues comme extrêmement importantes – Mistero buffo date de 1969 et Morte accidentale di un anarchico (Mort accidentelle d’un anarchiste) de 1970. Il ne s’agit pas d’un oubli véritable, puisque de nombreux articles portent tout de même sur la période, mais plutôt d’une hésitation à laquelle on peut trouver plusieurs explications.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Micle CONTORNO, Le lezioni d’arte di Dario Fo: controcultura tra documento e fantasia, Pontedera, Tagete, 2010. L’ouvrage est issu d’un mémoire de laurea soutenu à l’Université de Pise. 2 Christopher CAIRNS, Dario Fo e la « pittura scenica »!: arte, teatro, regie, 1977-1997, Naples, Ed. scientifiche italiane, 2000. 3 Cf. l’édition des actes de cette journée : Anna BARSOTTI et Eva MARINAI (éd.), Dario Fo e Franca Rame, una vita per l’arte!: Bozzetti, figure, scene pittoriche e teatrali, Corazzano (Pise), Titivillus, 2011. 4 Walter VALERI (éd.), Franca Rame. A Woman on Stage, West Lafayette, Bordighera Press, 2000. 5 Luciana D’ARCANGELI, I personaggi femminili nel teatro di Dario Fo e Franca Rame, Florence, Franco Cesati, 2009.

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Tout d’abord, le discrédit dont fait l’objet un théâtre qui revendique son militantisme, bien souvent considéré comme un « art ignoble1 », n’incite guère à se pencher sur des œuvres qui ne se réclament pas du théâtre d’art – et c’est bien le cas pour le Dario Fo des années de lutte. Le lien de ces œuvres avec une idéologie politique clairement annoncée mais aussi leur très fort ancrage dans l’actualité entachent d’une même suspicion les œuvres et les études qui portent sur elles. De récents travaux français, couvrant des périodes historiques variées, assurent aujourd’hui l’intérêt scientifique d’une pratique qui se démarque du théâtre d’art, qu’on la décline sous les noms de théâtre militant2, de théâtre de propagande3 ou de théâtre d’actualité4.

Deuxièmement, l’accord unanime sur l’exceptionnelle valeur poétique de Mistero buffo apporte un démenti au point précédent, mais pousse aussi l’attention des chercheurs – comme celle du public et des praticiens – à se concentrer sur cet objet théâtral hors du commun. Sans pour autant détacher le spectacle de son contexte de production, sans nier sa force politique, cette focalisation provoque un effet d’éclipse qui occulte le reste des créations de la même période.

Enfin, ce sont surtout les difficultés historiques qui rendent malaisée une analyse de la production militante de Dario Fo. Très tourmentées, les années soixante-dix en Italie constituent un terrain historique encore miné, dont l’étude factuelle est compliquée par l’inaccessibilité de certaines sources et archives et qui suscite des passions politiques encore vives aujourd’hui. Face à l’« historicisation encore imparfaite 5 » de la période, l’étude des pièces militantes de Dario Fo se trouve entravée, alors même qu’elle pourrait justement apporter sa pierre à cette écriture de l’histoire.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Idée à laquelle s’opposent Christian BIET et Olivier NEVEUX, Une histoire du spectacle militant!: théâtre et cinéma militants 1966-1981, Vic la Gardiole, L’Entretemps, 2007. 2 Cf. Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte : le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2007. Bien que portant sur la France, cet ouvrage (issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris 10 en 2003) consacre un bref développement au théâtre de Dario Fo. 3 Cf. Marjorie GAUDEMER, Le théâtre de propagande socialiste en France, 1880-1914. Mise au jour d’une fraction de l’histoire du théâtre militant, Thèse de doctorat, Université Paris 10, 2009. 4 Cf. Charlotte BOUTEILLE-MEISTER, Représenter le présent. Formes et fonctions de « l’actualité » dans le théâtre d’expression franc ̧aise à l’époque des conflits religieux, Thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2011. 5 Ilaria VEZZANI, Langue et discours de la contestation. Enjeux et représentations des luttes politiques et sociales en Italie (1967-1980), Thèse de doctorat, ENS de Lyon, 2013, p. 10.

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Ce « blanc » chronologique a pour corollaire un déséquilibre entre les types de spectacles les mieux étudiés. À partir de 1969, la production de Dario Fo se scinde en deux courants, même si on verra que la dichotomie est plus complexe que cela : d’un côté les solos, sur le modèle de Mistero buffo, le plus souvent à sujet historique ou mythique, de l’autre les comédies à plusieurs personnages qui, comme Morte accidentale di un anarchico, traitent de sujets d’actualité. Ces dernières pièces ont donc une fonction plus ouvertement politique, y compris celles des années 1980 à 2000. Pour les raisons que l’on a dites – en particulier le peu de crédit esthétique accordé au théâtre militant par la critique journalistique et universitaire –, elles sont l’objet d’une moindre attention critique que les solos, y compris dans le développement le plus récent de ceux-ci que sont les leçons-spectacles d’histoire de l’art. Cette hiérarchie entre les genres est redoublée par une opposition entre le traitement des spectacles théâtraux de Fo et celui des spectacles qui ont d’autres supports, en particulier les émissions télévisées 1 . La plus grande faveur des œuvres théâtrales n’est pas le simple reflet du mépris qui entoure le medium télévisé. La production théâtrale de Fo demeure, ne serait-ce que quantitativement, infiniment plus importante que ses prestations télévisuelles. Celles-ci ne relèvent cependant pas d’activités annexes à négliger, comparables par exemple à la participation purement alimentaire d’un acteur de théâtre à une série télévisée, mais font bien partie intégrante de l’œuvre de Fo, non seulement comme des moments de diffusion de masse, mais aussi comme éléments de construction dramaturgique.

Ce qui manque donc dans le paysage des études critiques sur Dario Fo, c’est une perspective d’ensemble sur la totalité de la carrière de l’acteur-auteur, qui s’attache à la fois à son œuvre tout entière d’un point de vue chronologique et à la multiplicité de ses facettes, seule en mesure de cerner l’importance de la figure de Dario Fo dans le paysage théâtral italien et européen. Pour cela, il est nécessaire de repartir des observations formulées au début de ce travail en les croisant avec les aléas du discours critique : on a affaire à un homme de théâtre connu pour son engagement politique et fortement médiatisé. Or les travaux sont défaillants sur la période qui fonde son engagement politique comme sur la télévision qui participe fortement à sa médiatisation. Et quand on considère

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Les expériences radiophoniques des débuts de l’acteur-auteur sont quant à elles très longuement analysées par Eva MARINAI in Gobbi, Dritti e la satira molesta, op. cit.

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les travaux sur son activité théâtrale, on se rend compte que la reconnaissance de ses dons d’acteur est bien souvent renvoyée dos à dos avec sa reconnaissance comme écrivain. Le fait qu’hors d’Italie cette dernière paraisse acquise est tout aussi problématique que le fait de s’appuyer sur cette légitimité extérieure pour sacrer Dario Fo comme « auteur dramatique ». Une analyse globale de sa production ne tend pas à nier la valeur ou l’importance variables de tel ou tel aspect, mais vise à comprendre le rôle de chaque élément dans le parcours de légitimation qui fait d’un homme de théâtre un auteur à part entière. C’est de ce problème de légitimation et de légitimité, aussi bien pour Fo lui-même que pour la critique, qu’il va être question ici.

Qu’est-ce qu’un auteur de théâtre ?

La locution « auteur de théâtre » est bien souvent entendue comme un synonyme de dramaturge et un hyponyme d’écrivain. Dans le dictionnaire, l’auteur de théâtre est envisagé sous la rubrique « littérature » : est auteur « celui ou celle dont la profession est d’écrire des romans, des pièces de théâtre, des œuvres d’imagination en vers ou en prose1 ». Cet individu est susceptible d’exercer un « métier parallèle », une « profession proche de celle d’écrivain », pour être par exemple « auteur éditeur, auteur-interprète, auteur-libraire2 ». C’est donc dans cette catégorie que le Trésor de la langue française rangerait l’auteur-acteur Dario Fo : un écrivain qui exerce parallèlement le métier d’acteur. Ce même dictionnaire envisage pourtant l’auteur dans deux autres domaines artistiques : la musique (« Celui qui écrit des œuvres musicales, compositeur ») et le cinéma (« Réalisateur, metteur en scène et, p. ext., adaptateur, scénariste »). On conçoit donc, au cinéma, l’auteur d’un film comme son réalisateur, c’est-à-dire comme le metteur en scène plus que le scénariste ou le dialoguiste, tandis qu’au théâtre, l’auteur serait uniquement la plume qui a écrit la pièce et non le réalisateur de l’ensemble du spectacle.

La carrière de Dario Fo se situe, à cet égard, dans une période marquée par une double remise en question du statut d’auteur dramatique. La première a connu son équivalent dans le cinéma, sans pour autant avoir fait l’objet théorique d’une « politique des auteurs », et en dépit de présupposés historiques et idéologiques très différents : sur les scènes européennes, la

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 http://cnrtl.fr/definition/auteur. 2 Ibid.

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seconde moitié du XXe siècle est marquée, avec un certain retard de l’Italie par rapport à la France ou à l’Allemagne, par la reconnaissance de plus en plus formelle du metteur en scène comme instance auctoriale du spectacle1. Que l’équivalence entre auteur et réalisateur d’un film soit aujourd’hui une évidence est le résultat d’un combat critique et théorique, dans lequel la lutte pour la reconnaissance du réalisateur comme auteur est allée de pair avec la lutte pour la reconnaissance du cinéma en tant qu’art : ce combat n’est pas sans analogie avec le courant d’émancipation du spectacle par rapport à l’écriture littéraire, dont la toute-puissance du metteur en scène est l’un des aspects. La seconde remise en cause, à peu près contemporaine, consiste dans une profonde contestation de la centralité du texte dans la représentation – et cette deuxième tendance a pu s’opposer à la première, puisque le reniement du texte est parfois allé de pair avec le rejet de l’autorité du metteur en scène, d’autant plus qu’en Italie, ce qu’on a appelé « théâtre de mise en scène » se voulait une défense du texte aux dépens de la figure traditionnelle du « grand acteur » 2 . Le rattachement strict du théâtre à la sphère littéraire est maintenant depuis longtemps refusé par les praticiens comme par les théoriciens en études théâtrales, mais la définition de ce qu’est un auteur de théâtre n’en reste pas moins floue.

Pour cerner les termes du problème, il n’est pas inutile de se rapporter à un autre débat intellectuel sur l’idée d’auteur, plus français qu’italien, même s’il n’a pas été dans un premier temps envisagé d’un point de vue théâtral : je pense à l’annonce par Roland Barthes de « la mort de l’auteur3 » (1968) et surtout à la conférence de Michel Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ?4 » (1969). Il n’est pas en effet inopportun de confronter l’œuvre de Dario Fo à ce que le philosophe définit comme la « fonction-auteur », c’est-à-dire ce qui fait que le nom d’auteur n’est pas un nom propre comme un autre, en ce sens qu’il est intimement lié à une œuvre reconnue comme telle. Pointons dès l’abord les !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Cf. Marco CONSOLINI et al., « Le metteur en scène comme auteur de théâtre. Zola, Gourmont, Claudel, Pirandello, Ibsen, Duras, Beckett, Handke, Gabily... », La réinvention du drame (sous l’influence de la scène). Études théâtrales, no 38-39, 2007, p. 31‑41 ; Emmanuel WALLON, « Le paradoxe du metteur en scène », Théâtre en pièce. Le texte en éclats. Études théâtrales, no 13, 1998, p. 71‑91. 2 Cf. Luigi ALLEGRI et al., Il grande attore nell’Otto e Novecento, Turin, Edizioni del DAMS, 2001. 3 Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », in Le bruissement de la langue. Essais critiques 4, Paris, Seuil, 1984, p. 61‑67. 4 Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur? », in Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 789‑821.

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limites prévisibles de cette confrontation : Foucault envisage l’auteur comme le producteur de textes écrits, et quand il définit les caractéristiques des discours caractérisés par une fonction d’auteur, il s’agit de productions écrites ou de livres. Pointons aussi son apport le plus probant : souligner ou rappeler que parler d’auteur ne signifie pas s’enfermer dans le biographisme, mais bien s’intéresser à l’œuvre.

• La première caractéristique de la fonction-auteur est son appartenance à un système juridique et institutionnel, qui fait de la production de discours, historiquement, un « acte chargé de risques » puis, à partir de la fin du XVIIIe siècle, un « bien dans un circuit de propriétés1 ». Cette piste juridique et judiciaire doit être suivie pour analyser la figure de Dario Fo : celui-ci met en avant l’idée d’un discours – en l’occurrence théâtral – conçu comme un acte qu’il revendique et dont il peut avoir à répondre devant la loi, une loi bien souvent présentée comme répressive. Parallèlement, il parle peu de son œuvre en tant que bien que la loi devrait protéger, mais cela ne l’empêche pas d’être très attaché à sa propriété matérielle et immatérielle.

• La seconde caractéristique de la fonction-auteur selon Foucault, c’est la variabilité historique des marques d’autorité du discours, c’est-à-dire le fait que la nécessité d’un nom d’auteur comme garantie de légitimité ait évolué selon les genres de discours et les époques historiques. Pour exemple, on s’est longtemps satisfait de l’anonymat en littérature, ce qui n’est plus guère concevable aujourd’hui. Ce constat pose une question cruciale en ce qui concerne Dario Fo : en quoi et pourquoi est-il déterminant, pour un homme de théâtre de la seconde moitié du XXe siècle, d’être reconnu en tant qu’auteur ?

• La troisième caractéristique voit dans la fonction-auteur une construction, l’élaboration d’une figure émanant de la cohérence d’une œuvre. Foucault identifie les critères de cette cohérence, dans le champ de la critique littéraire, selon les quatre critères d’authenticité philologique énoncés par Saint Jérôme : le « niveau constant » de la valeur de l’œuvre, sa « cohérence conceptuelle », son « unité stylistique », sa cohérence par rapport aux événements historiques du temps de l’auteur – « ce qui permet d’expliquer aussi bien la présence de

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Ibid., p. 799.

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certains événements dans une œuvre que leurs transformations, leurs déformations, leurs modifications diverses1 ». Il s’agit là de critères externes et la construction se réalise a posteriori, par des instances extérieures à l’auteur. On peut bien sûr partir de là pour une observation critique de l’œuvre de Fo, ou pour analyser la manière dont la réception de son œuvre a façonné une figure d’auteur. Mais ces critères sont pertinents aussi pour mettre au jour chez l’auteur même une volonté d’y répondre : il faut ainsi examiner la façon dont Dario Fo organise la cohérence de son œuvre pour renforcer son statut d’auteur, dans une logique consciente ou non, avec une volonté affichée ou pas.

• La quatrième caractéristique de la fonction-auteur est de renvoyer non pas à un individu réel mais à une figure de l’auteur dans le texte : la fonction-auteur est ce qui fait que « le texte porte toujours en lui-même un certain nombre de signes qui renvoient à l’auteur », lesquels comportent une « pluralité d’ego ». La pluralité des instances énonciatives qui disent « je » dans un spectacle de Dario Fo est particulièrement intéressante à analyser : derrière les personnages, on trouve souvent un narrateur dont la voix tend à se confondre avec celle de l’acteur, qui n’est autre que Dario Fo lui-même prêtant corps et voix au narrateur et aux personnages, sans pour autant s’interdire de sortir de la fiction, puisque celle-ci est entourée de prologues et de commentaires où il parle en son nom propre. L’identité de ce « nom propre » demeure cependant plurielle, et réductible à une figure d’auteur qui permet de dépasser la question biographique, puisque l’auteur n’est pas lui-même réductible à un « individu réel ».

Le problème soulevé par Foucault, même s’il n’est ni le premier ni le

seul, celui de la définition de ce qui constitue l’œuvre, se pose avec une acuité particulière dans le cas de Fo. « Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un après la mort, demande le philosophe, comment peut-on définir une œuvre2 ? » Ce questionnement croît en complexité si l’on tente de l’appliquer au spectacle vivant, car il sous-entend non seulement que l’œuvre doit être définie comme un faisceau de « traces », mais que celui-ci ne peut être évalué que post

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Ibid., p. 801‑802. 2 Ibid., p. 794.

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mortem. De même que Montaigne, « au jugement de la vie d’autrui, […] regarde toujours comment s’en est porté le bout1 », ou que l’histoire d’Œdipe fait estimer à Sophocle que « c’est […] ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer2 », il serait impossible de parler d’un auteur tant qu’il a encore son mot à dire. Le « quelqu’un » non plus n’est pas sans poser problème puisque, dans la conception de Foucault, l’auteur est envisagé comme une entité unique, sujette à discussion s’il faut l’appliquer à cet art éminemment collectif qu’est le théâtre. Deux problèmes méthodologiques et un problème de fond surgissent donc à propos de Dario Fo : la question de la trace – ou du document –, la question de la vie et la question de l’unicité de l’auteur.

Traces du spectacle vivant : œuvre et documents

La quête des « traces » n’est pas problématique dès lors que l’on envisage l’auteur uniquement comme le producteur de textes écrits. Le problème qui se pose, et qui est soulevé par Foucault, est une simple question de limites : où s’arrête ce que l’on peut considérer comme œuvre, si l’on sait que tels écrits peuvent être rapportés à la personne d’un auteur ? Les textes que l’auteur même a rendus publics ? Ceux qu’il n’a pas achevés ? Ses brouillons ? Sa correspondance ? Ses notes de blanchisserie ? Autrement dit, il existe plusieurs niveaux d’œuvre : une pluralité de productions, des œuvres au pluriel, dont l’ensemble forme l’œuvre de l’auteur. La tâche de délimitation et de désignation concerne le premier niveau : quelles sont les « œuvres singulières » qui ont droit de cité dans l’« œuvre globale », c’est-à-dire quelles sont celles qui sont porteuses de la fonction-auteur ? Dans le cas de textes écrits, la tâche requiert une sélection parmi une série de « traces », puisque dans l’écriture, l’œuvre et sa trace fusionnent. L’idée de trace est beaucoup plus équivoque pour une œuvre théâtrale. On peut, bien entendu, établir la même relation entre, d’un côté, différents spectacles attribuables à Dario Fo et, de l’autre, un ensemble qu’on appellera « œuvre de Dario Fo ». Chaque spectacle peut être désigné par un nom qui lui est propre, c’est-à-dire par un titre, l’œuvre globale étant composée par la somme de ces

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Michel de MONTAIGNE, Les essais, I, 19. 2 SOPHOCLE, Ajax. Œdipe Roi. Électre, trad. Paul MAZON, Paris, les Belles lettres, 1958, p. 128.

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titres. Une telle démarche ne va pas sans rencontrer plusieurs obstacles. Tout d’abord, chez Dario Fo, un même titre ne correspond pas systématiquement à un même spectacle. On verra notamment que son titre le plus emblématique, Mistero buffo, recouvre une série variable de contenus spectaculaires. Cet exemple ne fait en réalité que mettre en lumière une donnée valable pour n’importe quel spectacle vivant1 : un même titre et un contenu semblable connaissent plusieurs présentations publiques, en des temps et des lieux distincts et devant des spectateurs différents, et ces variations dans les circonstances de présentation font partie du spectacle, donc de l’œuvre, et l’influencent beaucoup plus que le format d’impression d’un livre et ses conditions de lecture dans un train ou dans une bibliothèque n’influent sur la nature du texte. On aurait alors un niveau supplémentaire dans la stratification de ce qu’il est convenu d’appeler « œuvre » : ce terme recouvre d’abord un événement unique, puis un ensemble d’événements qui peuvent être désignés par un même titre, puis l’ensemble de ces titres. Cette strate intermédiaire ne résout toutefois pas le problème de la « trace », puisque justement, dans la mesure où on a affaire à un événement, l’œuvre (le spectacle) ne peut pas, comme le texte écrit, être assimilée à sa trace, fût-ce une captation audiovisuelle. Le spectacle vivant est une œuvre extrêmement matérielle, puisque rendue possible par la co-présence de corps sur scène et dans l’assistance, mais aussi en un sens immatérielle, parce que justement irréductible à une trace. Avant même de s’interroger sur les différents éléments à faire figurer dans l’ensemble global « œuvre de Dario Fo », la définition de ce qui est une œuvre porte à reconsidérer la notion de « trace » : dans le cas d’un texte écrit, l’œuvre peut bien être considérée comme une trace laissée par l’auteur ; dans le cas d’un spectacle, l’œuvre peut éventuellement être considérée comme une manifestation de l’auteur, mais pas comme une trace. Et la délimitation de l’œuvre globale dépend de cela : on se demande, pour un écrivain, si les brouillons doivent être intégrés à l’œuvre ; le « brouillon » d’un spectacle sera composé aussi bien de documents matériels (textes, croquis, notes écrites, enregistrements, etc.) que d’autres événements, à savoir les répétitions.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 À des niveaux différents, bien entendu : un spectacle de Robert Wilson ne subira pas, d’une représentation à l’autre, des variations de même ampleur qu’un spectacle des Chiens de Navarre.

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Même en s’en tenant à l’événement spectaculaire, il n’est pas possible d’évacuer l’idée de document, pour deux raisons très simples. Tout d’abord, il ne faut pas faire abstraction de la réalité juridique de l’existence de l’auteur : au théâtre comme ailleurs, c’est bien la trace matérielle qui permet d’assurer sa propriété intellectuelle et son droit moral sur l’œuvre. Et dans le cadre d’une recherche, il faut bien trouver une prise sur un objet d’étude pour qu’il soit possible de le soumettre à l’étude. Que le spectacle soit essentiellement un événement n’empêche pas que l’on puisse produire un discours sur lui, qui constitue justement l’une des traces qui restent de l’événement. L’œuvre spectaculaire n’est donc pas une trace, mais elle laisse des traces. Elles peuvent être d’ordre divers : textes et enregistrements, images (dessins, photographies, affiches), descriptions, comptes-rendus critiques, journalistiques ou savants, mais aussi souvenirs des spectateurs ou des participants au spectacle. Le travail du chercheur consiste donc dans la collecte des documents existants et dans leur analyse, mais aussi dans la production de documents. Ces documents sont d’ailleurs indépendants du fait que l’individu réel qui donne son nom à l’auteur soit ou non en vie. On ne travaille jamais que sur des traces, que le créateur soit vivant ou mort, sans que cela signifie pour autant travailler sur un matériau inerte.

Auteur vivant, corpus en mouvement

L’étude du spectacle vivant contemporain impose tout de même des spécificités méthodologiques. Travailler sur un auteur vivant ne dispense pas d’une historicisation du processus étudié mais implique aussi de se confronter avec la vie de ses œuvres sur scène et avec la documentation vivante que peuvent fournir des rencontres.

J’ai eu l’occasion d’assister à trois prestations publiques de Dario Fo. La première n’était pas à proprement parler un spectacle : il s’agissait d’une rencontre, à l’Institut culturel italien de Paris, organisée le 11 février 2010 à l’occasion de la mise en scène de Mystère bouffe et fabulages par Muriel Mayette à la Comédie-Française. L’acteur-auteur, après avoir commencé à se prêter au jeu des questions et des réponses et du dialogue avec Muriel Mayette, a fini par se lever pour faire une démonstration-spectacle du lien entre la métrique des chants populaires et les gestes des travailleurs. En janvier 2011, j’ai ensuite pu assister à une représentation de Mistero buffo au Teatro Nuovo de Milan, où

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Dario Fo alternait avec Franca Rame. Enfin, en mai 2011, j’ai assisté à une journée d’étude à l’université de Vérone (dans un très grand amphithéâtre bondé), laquelle s’est conclue par une prestation de Dario Fo et de Franca Rame.

Ces trois expériences m’ont tout d’abord permis de juger à quel point le comédien est prompt à transformer en spectacle n’importe quel type d’intervention publique. Elles m’ont surtout permis de saisir plus directement la façon dont il maîtrise sa relation avec l’assistance. Accessoirement, cela m’a aussi donné un aperçu des différents types de public qui suivaient Dario Fo. À Paris, la salle était visiblement composée d’une part d’habitués des manifestations de l’Institut culturel, à savoir des Parisiens qui s’intéressent à la culture italienne, mais aussi des Italiens vivant en France, ces derniers étant en nombre particulièrement important ce soir-là, d’autre part de potentiels spectateurs du spectacle de la Comédie-Française, dont les représentations n’avaient pas encore débuté, ainsi que de journalistes. À en juger par la ruée qui s’est produite sur l’estrade à la fin de la rencontre pour obtenir un autographe de Fo, une grande majorité de l’assistance devait considérer le comédien comme une célébrité. Lors de la représentation milanaise, à laquelle j’ai assisté depuis la scène, le public m’a semblé extrêmement varié pour ce qui est du seul élément facilement identifiable, c’est-à-dire l’âge. J’ai eu l’impression qu’il y avait une proportion importante de personnes âgées, parfois accompagnées d’enfants ou d’adolescents. Il s’agissait sans doute de spectateurs qui connaissaient et appréciaient Dario Fo depuis longtemps, mais leur proportion peut s’expliquer tout simplement par le fait que le spectacle avait lieu un samedi en matinée. Là encore, un grand nombre de spectateurs a envahi la scène à la fin du spectacle pour saluer le comédien. À Vérone enfin, le public était majoritairement composé d’étudiants, à qui la présence, pour certains, assurait l’obtention d’un petit nombre de crédits universitaires. Si l’on en croit la chaleur de la salle, cela ne faisait pas de l’assistance un public contraint. À ces étudiants – auxquels devaient se mêler un certain nombre de professeurs de l’Université – s’ajoutaient des habitants de Vérone, d’âge variable, mais le nombre d’actifs était nécessairement limité puisque la manifestation avait lieu un lundi après-midi. Une fois de plus, la séance a été prolongée par une longue file de demandeurs d’autographes et de photographies. Ma propre fébrilité lors de ces événements m’incite à être prudente sur les observations que j’ai pu en tirer. Il m’a semblé néanmoins, et les ruées sur le Maître en sont un indice

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éclairant, que l’assistance se comportait globalement comme un public de fans devant leur idole, ou du moins comme un public curieux de voir un personnage plus qu’un spectacle. L’attitude de Fo face à cela semblait celle d’une acceptation, voire d’une attente, même si, à Vérone notamment, il a fini par exprimer une certaine lassitude devant les ultimes quémandeurs de dédicace. Son comportement était celui d’un homme qui se sait célèbre et s’attend, par habitude, à ce que des spectateurs qu’il ne connaît pas cherchent à le saluer personnellement, sans pour autant en être blasé, et qui montre même une forme de joie dans l’accueil de ces manifestations de sympathie de la part du public.

Travailler sur un auteur vivant porte aussi à compléter l’enquête documentaire par une série de rencontres. Mon travail m’a donc amenée à interroger différents membres de l’entourage professionnel et personnel de Fo. J’ai ainsi pu m’entretenir, à Paris et à Milan, avec Felice Cappa, responsable notamment de la réalisation des prestations télévisées de Fo ; à Rome et à Grenoble avec Marisa Pizza, universitaire et auteur de deux ouvrages importants sur Fo (cités ci-dessus), qui a été l’assistante de Dario Fo et Franca Rame pendant plusieurs années ; à Rome avec Flavia Tolnay, agente gérant la représentation des textes de Dario Fo et Franca Rame à l’étranger depuis 1997, rencontrée en juin 2011, peu avant son décès (août 2011) ; à la Libera Università di Alcatraz, en Ombrie, avec Jacopo Fo, fils de Dario et Franca ; et surtout avec Marina De Juli et Mario Pirovano, comédiens ayant occupé diverses fonctions aux côtés de Dario Fo et Franca Rame1. Ces entretiens ont été l’occasion d’enquêter sur différents aspects de la vie professionnelle de Dario Fo et de la vie de ses œuvres. À ceux-ci s’ajoutent des conversations, en France et surtout en Italie, avec des spectateurs de Fo que j’ai pu sonder sur leurs impressions par rapport à des spectacles représentés pendant mon travail de recherche, ou sur leurs souvenirs de spectacles plus anciens. Cet aspect du travail est demeuré informel et, en dehors de nourrir ma curiosité, je n’ai utilisé leurs réponses qu’à titre informatif ou pour tester l’écho d’hypothèses personnelles.

Enfin, j’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec Dario Fo lui-même ainsi qu’avec Franca Rame2. Les démarches pour obtenir cet entretien ont été longues et ponctuées de rebondissements parfois désopilants, quelquefois décourageants. Elles ont abouti seulement après deux ans d’efforts, grâce au

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Cf. transcription et traduction des entretiens, annexe 4.I. et annexe 4.IV. 2 Cf. transcription et traduction des entretiens, annexe 4.II. et annexe 4.III.

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soutien de Mario Pirovano. J’envisageais cet entretien comme un passage obligé pour toute recherche sur un auteur vivant, sans pouvoir en présumer le bénéfice scientifique. Outre que les difficultés pour obtenir un rendez-vous ferme ont failli me faire renoncer, je savais, ayant lu ou entendu un très grand nombre d’entretiens avec Fo et ayant consulté des personnes qui avaient pu l’interroger dans un cadre d’étude, qu’il était très difficile de ne pas le laisser diriger la conversation et d’obtenir de lui autre chose que ce qu’il aimait raconter – ce qui ne pourrait pour moi qu’être d’un intérêt limité. J’avais de plus conscience que je n’étais pas aguerrie à ce genre d’exercice et que je risquais fort d’être très intimidée, ce qui a effectivement été le cas. Le résultat, au-delà de l’évidente satisfaction de parvenir à cette rencontre après bien des obstacles, a cependant dépassé mes attentes. L’entretien avec Dario Fo en lui-même, comme je le craignais, sans doute faute d’avoir su poser les bonnes questions, ne m’a pas tellement appris. En outre, la discussion ne portait pas précisément sur le questionnement de cette thèse, qui a été redéfini a posteriori. En revanche, alors que j’étais venue pour une rencontre de deux heures, une fois ce temps passé Dario Fo et Franca Rame m’ont retenue à déjeuner ainsi que jusqu’à la fin de l’après-midi. J’ai donc eu l’opportunité non seulement de reprendre la discussion avec Franca Rame, dont les réponses m’ont beaucoup éclairée, mais aussi, en passant une journée à leurs côtés, d’observer concrètement l’auteur à l’œuvre. Les répercussions de la vie de l’auteur sur la pratique de la recherche ne sont pas uniquement de l’ordre de la rencontre physique. La délimitation du corpus de documents est rendue mouvante par l’activité constante de Dario Fo. Sa présence sur scène s’est prolongée durant toute la durée de mon travail, tandis que le nombre de ses publications, livres ou enregistrements vidéo, continuait d’augmenter. Les archives enfin, dont l’organisation a été directement gérée par Franca Rame jusqu’à son décès, constituent un fonds documentaire en constante évolution. Leur existence et leur disponibilité en ligne 1 ont permis tout d’abord un accès à des documents non publiés : différentes versions des textes des spectacles, contrats, affiches et programmes de théâtres, photographies, dessins, correspondance, documentation interne relative aux différentes compagnies dirigées par Dario Fo et Franca Rame,

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Sur le site www.archivio.francarame.it, et depuis 2012 sur le site européen eclap.eu (European Collected Library of Artistic Performance).

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revues de presse mais aussi, sur le site eclap.eu, enregistrements audio et vidéo de spectacles et de répétitions. L’ensemble de ces documents a favorisé aussi une enquête la plus précise possible sur le déroulement factuel de la carrière de Dario Fo, par recoupement entre plusieurs sources quand la succession des faits n’était pas claire. Les défauts dans le classement des documents et les aléas de la dématérialisation ont rendu vaine toute tentative de dépouillement exhaustif. Dans le site européen, notamment, la recherche s’effectue par mot-clé et par type de document ; il est donc impossible de s’atteler à une consultation systématique comme on pourrait le faire en passant en revue le contenu fixe d’un certain nombre de boîtes. Et surtout, le fonds dématérialisé en ligne est susceptible d’être enrichi à tout moment de nouveaux documents. Les nouvelles entrées ne correspondent pas forcément à des faits ou à des spectacles récents : il peut s’agir aussi de trouvailles récentes sur des spectacles passés, ou de documents dont la numérisation n’avait jusqu’alors pas été possible – en particulier des documents audio et vidéo. Par ailleurs, la structure même des sites est susceptible de modifications. Le site eclap.eu a un format stable depuis sa création, mais il est continuellement approvisionné de matériaux nouveaux. Quant au site archivio.francarame.it, il a subi fin 2012 une restructuration complète qui n’en a pas atténué les défauts mais qui, en modifiant l’emplacement de certaines rubriques et surtout en bouleversant radicalement l’indexation des pages, a interdit tout retour aux documents à partir du travail effectué par les chercheurs jusqu’alors.

Œuvre plurielle, auteur unique ?

Face à l’ampleur des sources, pour limiter l’étendue de mon champ d’investigation, j’ai choisi pour commencer de considérer comme œuvre de Dario Fo ce qui est rendu public par lui, donc ce qui peut être considéré sans abus comme relevant d’une construction auctoriale au moins partiellement intentionnelle, quels qu’en soient le support et la forme. Cette limitation initiale permet d’éviter la justification tautologique de mon entreprise, puisqu’en élargissant trop le spectre, on en viendrait à dire que le fait même de réaliser une thèse sur Dario Fo est une marque d’attribution de fonction-auteur à son

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œuvre 1 . Or le nombre d’événements et de traces que Dario Fo laisse volontairement à disposition de son public est déjà incalculable. Le décompte même des titres de spectacles est malaisé. Si l’on s’en tient aux spectacles dont il signe le texte, on en dénombre environ soixante-dix, mais certains désignent des spectacles à tiroirs, dont l’acteur-auteur peut choisir d’ouvrir tel compartiment plutôt qu’un autre pour une représentation donnée. Par exemple, telle représentation ou série de représentations de Mistero buffo comprendra Rosa fresca aulentissima (Rose fraîche si odorante), La resurrezione di Lazzaro (La résurrection de Lazare), Il miracolo delle nozze di Cana (Le miracle des noces de Cana) et Maria sotto la croce (Marie au pied de la croix) tandis que telle autre présentera au public le Grammelot di Scapino (Grommelot de Scapin), Il primo miracolo di Gesù Bambino (Le premier miracle du petit Jésus), La moralità del cieco e dello storpio (La moralité de l’aveugle et du boiteux), La nascita del giullare (La naissance du jongleur) et Bonifacio VIII (Boniface VIII). Calculer le nombre global de représentations à l’échelle d’une carrière qui a débuté au début des années cinquante ne m’a pas non plus paru possible, d’autant que si l’on continue à suivre comme premier critère celui de l’écriture des textes, il aurait fallu tenir compte aussi des représentations de ses pièces par d’autres à l’étranger. Pour s’en tenir aux spectacles, l’œuvre de Fo peut donner lieu à la typologie suivante :

• spectacles dont il est l’auteur du texte, le metteur en scène et dans lesquels il joue,

• spectacles dont il est l’auteur du texte et le metteur en scène mais dans lesquels il ne joue pas,

• spectacles dont il est le metteur en scène uniquement,

• spectacles dont il est uniquement l’auteur des textes. Pour chacune de ces catégories, on pourrait opérer des subdivisions selon que Dario Fo est seul ou non à assurer l’écriture du texte, la mise en scène ou le jeu. On peut éventuellement exclure de ce corpus les spectacles dans lesquels il joue sans être ni metteur en scène ni auteur du texte, mais cela ne concerne qu’un petit nombre de films ou de téléfilms du début de sa carrière, et cela ne contribue donc que pour une part minime à réduire l’ampleur du corpus.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Cette tautologie n’est pas pour autant une aberration : il est évident que les travaux universitaires participent à conférer légitimité et autorité aux œuvres prises en considération.

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On voit là que l’événement théâtral, s’il est le moyen d’expression artistique privilégié par Fo, n’est pas le seul, et qu’il ne faut pas oublier de prendre en compte, dans l’œuvre globale, des productions non « vivantes ». De même, la possibilité de spectacles dont il ne signe que le texte atteste l’accessibilité publique de ses écrits. Aux spectacles comme objets d’étude s’ajoutent donc les textes publiés (dont certains peuvent d’ailleurs ne jamais avoir donné lieu à des représentations), qui existent le plus souvent en plusieurs versions, mais aussi les enregistrements audio ou vidéo diffusés en salles, à la radio et à la télévision, ou commercialisés. Il n’est cependant pas possible de s’arrêter à ces produits finis, qu’ils soient figés ou non. Quand Foucault parle des brouillons d’écrivains, il envisage l’auctorialité de textes non divulgués par l’auteur. Or les brouillons de Fo font bel et bien l’objet d’une publication autorisée de son vivant, puisqu’ils sont recueillis par Franca Rame dans des archives accessibles à tous sur internet. Il en va de même d’autres types de traces des spectacles évoqués plus haut, par exemple les enregistrements de ces brouillons de spectacles que sont les répétitions. On en arrive même au paradoxe de devoir considérer comme partie intégrante de l’œuvre globale de Dario Fo des documents dont la création matérielle a été effectuée par d’autres. Prenons un exemple limité pour illustrer cela : en 1992 est publié un volume intitulé Fabulazzo qui contient un certain nombre de textes datés de 1962 à 1991, essentiellement des articles de presse, mais aussi des extraits de textes de spectacles, tirés des archives de Franca Rame1. Certains de ces textes ont été écrits par Dario Fo, d’autres sont des articles qui portent sur lui. La sélection des textes est assurée par Lorenzo Ruggiero, leur révision par Walter Valeri, le tout se fait sous l’égide de Franca Rame qui préface le volume, tandis que Dario Fo y appose un préambule. L’ouvrage est signé par Dario Fo. Un nom d’auteur englobant est donc apposé sur un ensemble dont l’auteur ne prétend pas pour autant être le créateur. Cet exemple peut être étendu à l’ensemble des archives publiées2, mais il met surtout en lumière ce fait courant qu’est l’attribution d’un nom d’auteur unique à une entreprise théâtrale à laquelle plusieurs individus participent.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Dario FO, Fabulazzo, Milan, Kaos, 1992. 2 On s’y étendra plus longuement dans la deuxième partie de cette thèse, chap. 2. Notons cependant que la question de la participation des travaux universitaires à cet ensemble auctorial est matérialisée par leur insertion dans les archives, et je me doute, en écrivant ces lignes, qu’elles ont vocation à venir grossir les rangs de ces archives.

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Cette observation porte à revenir au problème de l’unicité de l’auteur. Foucault parle de la « pluralité d’ego » qui expriment la « fonction-auteur » d’un discours, mais souligne cette pluralité pour l’opposer à l’unicité de l’individu réel. Le nom d’auteur peut ainsi désigner une pluralité de voix quand bien même il correspond à un seul nom de personne – à un seul état civil. La fonction-auteur rapporte ainsi un discours à un nom unique dans le sens qualitatif – un nom qui se distingue – lequel s’oppose à un nom unique dans le sens quantitatif – le nom d’un seul individu. L’opposition entre auteur et individu réel est d’autant plus subtile que leur nom est identique, mais cette homonymie n’est pas systématique. Il est tout à fait possible qu’un nom d’auteur désigne une entité créatrice composée de plusieurs individus. Cela ne veut pas dire que la pluralité de voix repérables et attribuables au nom d’auteur sera pour autant superposable aux voix des différents individus réels : on aura alors deux instances plurielles distinctes. Le théâtre se prête très bien à ce cas de figure : on peut attribuer un nom d’auteur, garant de la légitimité d’une œuvre, à une création dite collective, et le nom d’auteur peut alors être celui de la compagnie. On parlera ainsi d’un spectacle du Living Theatre, du Théâtre du Soleil, du Théâtre du Radeau. Mais bien souvent, l’auteur d’un spectacle est identifié à travers un individu réel unique, alors que plusieurs individus prennent part à la création : on parle ainsi d’un spectacle de Judith Malina et Julian Beck, d’un spectacle d’Ariane Mnouchkine, d’un spectacle de François Tanguy. Ces trois exemples n’ont pas été choisis complètement au hasard : on peut envisager différentes attributions par le nom pour un même spectacle ou pour différents spectacles d’une même compagnie, et les variations dans la nomination de l’entité à laquelle on attribue autorité ou auctorialité peuvent émaner des créateurs ou de leur public, et témoigner d’une construction volontaire ou d’une construction extérieure. Le cas de Dario Fo, de nouveau, permet de mettre en évidence des phénomènes récurrents qui se manifestent de façon plus visible que dans d’autres entreprises théâtrales. La co-auctorialité des différentes instances qui participent à la création d’une œuvre est en quelque sorte dédoublée par le rôle particulier de Franca Rame. On observe, entre les deux époux, un partage des tâches et un partage de la reconnaissance auctoriale, les premières n’étant pas forcément proportionnelles à la seconde.

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Autorité de l’auteur et aura de l’acteur

Pour cerner les processus de légitimation auctoriale, les travaux d’Alain Viala sur les écrivains français à l’âge classique offrent un précieux outil méthodologique. Dans Naissance de l’écrivain, le chercheur analyse le moment historique où « la littérature acquiert une valeur autonome dans le mouvement qui fait naître ou se renforcer la part instituée de sa pratique » en repérant les « médiations à l’œuvre dans la production littéraire 1 ». En observant les trajectoires de plus de cinq cent cinquante écrivains, il détermine plusieurs stratégies à l’œuvre dans l’obtention d’une reconnaissance auctoriale, qui portent les « gens de lettres » à remplir un certain nombres de critères pour jouir du statut d’auteurs2. Il n’est certes pas envisageable d’appliquer directement à Dario Fo les critères de légitimation distingués dans cet ouvrage, puisque ceux-ci dépendent très étroitement des circonstances historiques particulières de l’époque classique française et que, encore une fois, la légitimité théâtrale au XXe siècle n’est pas reconductible au seul champ littéraire. Il n’est pas question non plus, dans le cadre d’une monographie, de prétendre avoir pour horizon un résultat aussi ambitieux que celui d’Alain Viala : la mise au jour des critères d’auctorialité théâtrale dans la seconde moitié du XXe siècle impliquerait un objet d’étude beaucoup plus vaste que l’œuvre du seul Dario Fo. Néanmoins, un point de comparaison historique et méthodologique demeure pertinent. Tout d’abord, ce qui fait que les « gens de lettres » parviennent à dépasser cette désignation péjorative pour devenir écrivains est comparable à l’opération qui fait de l’histrion un auteur – et c’est volontairement que j’ai choisi de faire figurer un premier terme péjoratif dans mon titre. À ce sujet, Alain Viala note la valeur laudative du terme auteur au XVIIe siècle :

En son sens général, il désignait quiconque a produit quelque chose ; son emploi pour désigner celui qui a produit un texte constituait une spécification fréquente, mais ne distinguait pas les particularités du texte considéré. Du moins, par un effet de double étymologie, ce terme était-il investi d’une valeur très positive. Les diverses graphies sous lesquelles on le rencontre à l’époque renvoient en fait à deux étymologies

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Alain VIALA, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 10. 2 Les éléments observés par Viala sont les suivants : la participation à un système de clientélisme ; la circulation dans les salons ; l’entrée dans les académies ; le bénéfice du mécénat ; la perception de droits d’auteur ; la publication dans des recueils collectifs ; les principaux genres pratiqués ; une trajectoire fondée sur une typologie d’auteurs (occasionnels, amateurs, professionnels qui suivent la stratégie du succès, professionnels qui suivent la stratégie de la réussite) ; la mention dans les palmarès de l’époque ; la mention dans les manuels actuels d’histoire littéraire.

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concurrentes. Certains, par étymologie récurrente et savante, le rattachaient au grec (autos), avec comme sens fondamental « créateur » […]. Mais la filiation réelle est du latin auctor, d’augeo, augmenter : l’auteur serait alors celui qui apporte quelque chose en plus. […] Dans le domaine des Lettres, le mot s’applique en particulier, surtout dans ses emplois absolus, aux Anciens ; il est alors associé à l’idée d’autorité (auctoritas). Cette double étymologie forme un système sémantique où l’autorité de l’auteur s’appuie sur sa qualité de créateur1.

Cette valeur laudative est encore effective aujourd’hui, même sans recours à l’étymologie, et le lien entre le statut d’auteur et l’autorité est très important à souligner pour un homme de théâtre dont on voit par ailleurs qu’il dirige des acteurs ou régit une compagnie, si ce n’est une institution. J’ai utilisé jusqu’à présent, pour désigner ce qui caractérise un auteur, le terme auctorialité. Sa laideur est patente, et je prie mes lecteurs de m’en excuser, mais sa commodité ne l’est pas moins. Ce choix pédant, parmi une série de néologismes (autoralité ou autorialité auraient désigné la même chose), est un rappel étymologique, qui permet de voir dans l’auteur non seulement celui qui crée ou « celui qui apporte quelque chose en plus », mais aussi celui qui se porte garant d’un discours, et en même temps un artifice purement phonétique, par le c central, pour évoquer l’acteur. L’auteur est aussi celui qui a une autorité, voire qui est une autorité. J’aurais aimé, à côté d’autorité (en italien autorità) et d’auctorialité (autorialità), pouvoir utiliser un troisième substantif, malheureusement inexistant en français. En italien, on peut parler d’autorevolezza pour désigner ce qui jouit d’une autorité intellectuelle ou morale, qui ne peut être confondue avec celle d’un commandant d’artillerie mais qui peut être synonyme de prestige ou encore d’influence. Est autorevole quelqu’un « qui a de l’autorité, par la charge qu’il recouvre, par la fonction qu’il exerce, par le prestige, le crédit, l’estime dont il jouit2 ». Le point de comparaison méthodologique que je souhaite conserver est celui qui permet, à partir de l’observation d’une trajectoire professionnelle, de déterminer une stratégie auctoriale sans que celle-ci renvoie un plan de carrière entièrement intentionnel :

Stratégies à envisager à partir des trajectoires observées, et non dans la perspective de désirs ou de calculs avoués : une stratégie mêle toujours du conscient et de l’inconscient, du calcul et de l’irrationnel, des choix libres et des contraintes, souvent même pas perçues comme telles. Elle fait intervenir une part de « flair », de sens des placements avantageux ; elle ne peut se comprendre que comme une réalité construite par l’observation historique3.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Alain VIALA, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 276. 2 http://www.treccani.it/vocabolario/autorevole/. 3 Alain VIALA, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 184.

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La métaphore du bâtiment – la construction – se superpose ici à une catégorie militaire – la stratégie – pour la préciser en l’objectivant : « l’observation historique » est ce qui permet, je l’espère, d’échapper à l’« illusion biographique » dénoncée par Pierre Bourdieu1. Dario Fo a beau avoir une formation d’architecte, la construction de sa figure d’auteur n’est pas le résultat d’un plan savamment dessiné par ses soins dans le but d’obtenir à 71 ans le prix Nobel de littérature. Le fait de considérer comme un corpus créé par une instance auctoriale un ensemble de documents très vaste n’empêche pas que ceux-ci soient replacés dans leur contexte de production. L’analyse de ce contexte permet en retour d’évaluer la reconnaissance auctoriale – l’autorité – dont jouit Dario Fo et celle qu’il peut encore attendre. Cette autorité se conjugue, dans son cas, avec un prestige plus propre à son époque et à la diversité de ses fonctions. Comme le note Nathalie Heinich, la période contemporaine au sens large – depuis la Révolution Française – a vu un déplacement du prestige accordé aux artistes, passé progressivement des créateurs aux interprètes2. Tandis que la reconnaissance esthétique, à l’époque classique, se construit en parallèle de la formation du champ littéraire, la popularité, y compris artistique, est liée dans la deuxième partie du XXe siècle à la visibilité. La visibilité, pour Dario Fo, est avant tout celle du corps de l’acteur, de sa présence donnée comme exceptionnelle et unique dans le hic et nunc de la représentation théâtrale, mais aussi comme reproductible à distance par l’émission télévisée. En croisant la reconnaissance de l’auteur, qui passe en grande partie par l’écrit, et le prestige de l’acteur, qui se construit dans la convergence du talent, de la visibilité, et d’une relation de familiarité avec le public, l’auteur-acteur Dario Fo parvient à légitimer l’autorité de l’homme-théâtre.

La première partie de ce travail se penche sur la fabrique de l’auteur, c’est-à-dire à la fois sur les processus de création de l’œuvre et sur la façon dont ceux-ci concourent à la fabrication d’une figure d’auteur. Trois portraits de Dario Fo s’y succèdent, qui déclinent trois types de légitimation auctoriale dans la création. Tout d’abord, son portrait en tant qu’écrivain pour le théâtre, c’est-

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Pierre BOURDIEU, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, no 1, 1986, p. 69‑72. 2 Nathalie HEINICH, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.

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à-dire en tant qu’auteur dans le sens le plus courant du terme. Ensuite, un portrait en tant qu’acteur, où l’on se penche sur le type de jeu qu’invente Dario Fo, pour se demander si l’acteur créateur peut être considéré comme auteur par sa pratique actoriale même. Enfin, un portrait en tant que metteur en scène, où une réflexion sur l’auctorialité de la mise en scène chez Fo porte à s’interroger sur la pertinence même de l’emploi du titre de metteur en scène pour le désigner. Au niveau des processus de création, on constatera chez lui une volonté de maîtrise de tous les éléments de la création.

Une fois ces bases posées, la seconde partie, « Les métamorphoses de l’œuvre », réfléchit à la manière dont les œuvres se présentent au public. Là encore, cette présentation est la manifestation plurielle de la fonction-auteur des œuvres et reflète un degré de maîtrise sur la définition de l’œuvre et sur sa diffusion. Un premier chapitre envisage la définition générique des spectacles de Dario Fo pour voir comment, en construisant une cohérence générale de son œuvre, il s’y donne à voir en tant qu’auteur. Les mouvements du texte qu’on y voit n’empêchent pas que cette œuvre puisse être livrée au public sous une forme fixe. C’est l’objet du deuxième chapitre de cette partie, qui étudie les processus d’édition de l’œuvre, à travers les publications livresques, les enregistrements audio ou vidéo, mais aussi la constitution des archives, puisque celles-ci sont rendues accessibles au public. Ces deux chapitres montrent deux tendances opposées dans la construction de l’œuvre : l’une vise à la constitution d’un répertoire vivant à remobiliser sans cesse, l’autre à l’édification patrimoniale d’un monument auctorial. Ces deux tendances se retrouvent quand on étudie la mobilité géographique des œuvres, qui fait l’objet du troisième chapitre. La question se pose en effet différemment selon que l’on considère les tournées auxquelles Fo prend part, en Italie comme à l’étranger, ou la diffusion de ses œuvres in absentia, c’est-à-dire mises en scène et jouées par d’autres, essentiellement hors d’Italie. La constitution d’une légitimité par l’œuvre se fait en parallèle de l’établissement d’une autorité qui excède cette œuvre. La troisième partie sera consacrée à l’étude de ce qui vaut à Fo une reconnaissance comme autorité intellectuelle, comme un maître à penser. Cette reconnaissance est d’abord politique : elle s’établit, au cours de la carrière de l’auteur-acteur, par un positionnement systématique dans la vie politique qui le conduit à devenir une figure de référence pour la gauche italienne, selon un parcours détaillé dans le

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premier chapitre. Ce sera l’occasion de revenir longuement sur la période militante et ses enjeux. Mais l’autorité dont il jouit est plus générale : elle correspond à une posture magistrale élargie, qui donne son thème au deuxième et dernier chapitre. Au terme de ce parcours d’auteur, l’enjeu de l’analyse globale de l’œuvre de Dario Fo sera d’évaluer ce qu’il a fait au théâtre, c’est-à-dire s’interroger non seulement sur la postérité de son œuvre, mais aussi sur la profondeur de son empreinte dans le théâtre de son temps. Foucault parle, pour désigner les auteurs créateurs non seulement de textes mais d’un certain mode de pensée, d’« instaurateurs de discursivité ». La question mérite d’être posée pour Dario Fo : fait-il partie de cette catégorie d’auteurs exceptionnels qui pourrait faire de lui un « instaurateur de théâtralité », c’est-à-dire non pas uniquement le créateur d’une œuvre théâtrale, mais le créateur ou l’auteur d’une façon de faire du théâtre, voire de le penser ? On a parlé de vie de l’auteur et de spectacle vivant, et c’est d’immortalité qu’il est ici question. Le décès de Franca Rame, alors que j’étais en pleine rédaction de ce travail, aurait pu remettre en cause le principe d’étude d’une vie à l’œuvre. En réalité, cela a été l’occasion de comprendre que le nom d’auteur est justement ce qui rend accessoire la mort de l’individu. Après tout, d’un point de vue juridique (en droit européen), un auteur continue à avoir un droit de regard sur la diffusion de son œuvre jusqu’à soixante-dix ans après sa mort, par le truchement de ses héritiers, et dispose sur elle d’un droit moral perpétuel et imprescriptible. Le décès de Franca Rame m’a fait réfléchir sur cette ultime caractéristique de l’auteur : on appelle auteur ce à quoi on reconnaît une vie. Travailler sur un auteur vivant ne permet que d’observer de plus près de quoi la vie de l’œuvre est tissée. Au moment des obsèques de Franca, l’histoire racontée par Dario était celle d’Ève, qui placée devant la possibilité de choisir entre la vie éternelle d’un côté, et la connaissance et l’amour de l’autre, opte pour la connaissance et l’amour. Il est particulièrement fort, au moment d’un enterrement – certes laïc – de partir d’un récit biblique pour affirmer le choix conscient d’un refus de la vie éternelle, et attribuer ce choix à la personne dont on est en train de célébrer les funérailles. Mais paradoxalement, en faisant ce récit au nom de Franca, c’est-à-dire en donnant au récit une fonction-auteur et

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en transformant le nom de Franca Rame en nom d’auteur, c’est bien une forme d’immortalité qui lui est conférée.


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