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Qui a peur du déterminisme ? Sur les résistances ordinaires aux explications biologiques du...

Date post: 04-Feb-2023
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Qui a peur du déterminisme ? Sur les résistances ordinaires aux explications biologiques du comportement humain Florian Cova
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Qui a peur du déterminisme ?Sur les résistances ordinaires aux explications

biologiques du comportement humain

Florian Cova

Responsabilité morale et image manifeste

Un but de la philosophie : réconcilier l’image manifeste et l’image scientifique du monde.

Au cœur de l’image manifeste : la croyance que nous sommes des agents, c’est–à-dire des êtres libres et donc moralement responsables de nos actes.

Croyance tellement fondamentale que l’abandonner aurait des conséquences désastreuses: Ce serait la fin de toute moralité. La possibilité même de certains sentiments (dont la gratitude et l’amour) disparaîtrait.

Smilansky, S. (2000). Free will and illusion. Oxford University Press.

De la nécessité de croire en sa propre responsabilité

Diminuer expérimentalement la croyance au libre-arbitre conduit à : Une diminution du contrôle de soi, Une augmentation de l’agressivité et une diminution

des comportements altruistes, Une augmentation des comportements malhonnêtes (entre

autres : tricher).

Pour ce qui est des sentiments, moins de données sont disponibles: Nous avons néanmoins trouvé une corrélation entre

croyance au libre-arbitre et amour passionnel.Cova, F., Boudesseul, J., & Lantian, A. (in prep). Does love make you feel free?

Baumeister, R. F., Masicampo, E. J., & DeWall, C. N. (2009). Prosocial benefits of feeling free: Disbelief in free will increases aggression and reduces helpfulness. Personality and Social Psychology Bulletin, 35(2), 260-268.

L’image scientifique : la liberté comme illusion

Ces données sont d’autant plus inquiétantes qu’il est de plus en plus courant d’entendre des scientifiques déclarer que la liberté et la responsabilité morale sont des illusions.

Daniel Wegner

Sam Harris

L’image scientifique : la liberté comme illusion

La plupart de ces critiques scientifiques du libre-arbitre sont faites au nom de la science, sur la base de données en psychologie et en neurosciences.

Et en particulier sur les fameuses expériences de Libet (1983) :

Libet, B., Gleason, C. A., Wright, E. W., & Pearl, D. K. (1983). Time of conscious intention to act in relation to onset of cerebral activity (readiness-potential) the unconscious initiation of a freely voluntary act. Brain, 106(3), 623-642.

L’image scientifique : la liberté comme illusion

Les expériences de Libet sont censées prouver que nous ne sommes pas libres pour trois raisons :

1) Elles montreraient que la conscience ne joue aucun rôle dans la production de nos actions.

2) Elles montreraient que nos états mentaux ne sont pas la source ultime de nos actions.

3) Elles montreraient qu’il nous est impossible de faire autre chose que ce que nous faisons.

Or, la liberté, c’est par définition: pouvoir faire autrement car nous sommes la source ultime et consciente de nos actions.

Quelles conséquences pour le grand public ?

Conclusion souvent tirée : les progrès de la compréhension neuroscientifique des déterminants du comportement humain vont conduire à de grandes réformes de nos pratiques et de nos institutions.

Pourquoi ? Parce que nos concepts de liberté et de responsabilité vont se révéler obsolètes, des illusions mal adaptées à la réalité.

Les conceptions philosophiques de la liberté

Cependant, ces critiques et prédictions présupposent une conception exigeante et incompatibiliste (ou métaphysique) de la liberté et de la responsabilité morale.

Il existe des conceptions moins exigeantes, plus humanistes, dites compatibilistes.

Déterminisme Indéterminisme

Compatibilisme Compatibilisme (?)

Incompatibilisme Déterminisme « dur » Libertarisme

Que faut-il entendre par liberté ?

Daniel Dennett: « Ils sont semblables au scientifique rabat-joie qui montre que Cupidon ne tire pas de flèches et décide ainsi d’écrire un livre intitulé L’Illusion de l’Amour Romantique. [...] La liberté n’est pas une illusion : toutes les variétés de liberté qui valent le coup peuvent être nôtres. »

Sam Harris: « la « liberté » des compatibilistes n’est pas celle que la plupart des gens ont le sentiment d’avoir »

Emmanuel Kant : « c’est là un misérable subterfuge, dont quelques esprits ont encore la faiblesse de se contenter, s’imaginant ainsi qu’ils ont, par ce dérisoire artifice verbal, résolu ce difficile problème »

La conception populaire de la liberté, I

« On a du mal à croire ce qui est écrit tant cela paraît surprenant, étonnant, stupéfiant. En fait, c'est du grand n'importe quoi, jusqu'au jour où certaines études sérieuses viendront contresigner ce verdict. Nos gènes pourraient alors excuser nos méfaits et nos vices. »

« Dans les sociétés modernes, jusqu'à maintenant, le déterminisme n'est pas admis. Chacun a son libre-arbitre, est responsable de ses actes et doit répondre de ses manquements. »

La méthode expérimentale en philosophie

Ces scientifiques et philosophes prétendent parler au nom du sens commun.

Mais ils s’appuient sur des anecdotes, plus que sur des données collectées systématiquement (the plural of anecdote is not data).

La philosophie expérimentale est une réaction à cette confiscation de la parole populaire, et une tentative d’étudier systématiquement le « sens commun ».

Cova, F. (2014). Frankfurt-style cases User Manual: Why Frankfurt-style enabling cases do not necessitate tech support. Ethical Theory and Moral Practice, 17(3), 505-521.

La conception populaire de la liberté, II

La liberté requiert-elle le pouvoir de faire autrement ?

Idée qui semble contredite par les cas Frankfurt :

Dans ces cas, la plupart des gens jugent l’agent libre et moralement responsable même s’il ne pouvait pas faire autrement.

Le docteur Black veut tuer la femme de Jones. Pour parvenir à ses fins, il a implanté à son insu dans le cerveau de Jones un dispositif capable de prendre le contrôle de Jones et de le pousser à tuer sa femme. Mais le docteur Black sait que Jones a prévu de se débarrasser de sa femme. Le dispositif dans le cerveau de Jones est ainsi programmé pour ne s’activer que si Jones renonce à tuer sa femme. Jones tue sa femme de son propre chef et le dispositif n'est jamais activé.

Nahmias, E., Morris, S. G., Nadelhoffer, T., & Turner, J. (2006). Is incompatibilism intuitive?. Philosophy and Phenomenological Research, 73(1), 28-53.

La conception populaire de la liberté, III

Nahmias et ses collègues ont testé les intuitions des gens au sujet d’agents dont les actions étaient déterminées par leur passé et donc prévisibles. Premier cas : un agent dont les actions sont prédites

par un Superordinateur avant même sa naissance. Deuxième cas : un agent dont les actions sont

complètement expliquées par son bagage génétique et son environnement.

Dans les deux cas, la plupart des participants ont jugé que ces agents déterminés étaient libre et moralement responsables de leurs actes.

Autrement, dit les gens semblent avoir une conception compatibiliste de la liberté et de la responsabilité morale.

Nichols, S., & Knobe, J. (2007). Moral responsibility and determinism: The cognitive science of folk intuitions. Nous, 41(4), 663-685.

Le compatibilisme comme biais

Cependant, Nichols et Knobe se sont interrogés sur le fait de n’utiliser que des cas concrets.

Après avoir donné aux participants la description d’un univers déterministe, ils donnaient au participants soit : Un cas concret : Dans l’Univers A, un homme appelé Bill se sent

attiré par sa secrétaire et décide que la seule façon d’être avec elle est de tuer sa femme et ses trois enfants. Il sait qu’il est impossible de s’échapper de sa maison en cas d’incendie. Avant de partir en voyage d’affaires, il installe dans sa cave un appareil qui met le feu à sa maison et carbonise sa famille. Bill est-il pleinement responsable du meurtre de sa femme et de ses enfants ?

Une question abstraite : Dans l’Univers A, est-il possible pour une personne d’être pleinement responsable de ses actions ?

Les participants donnaient des réponses compatibilistes dans le cas concret, mais des réponses incompatibilistes à la question abstraite.

Nichols, S., & Knobe, J. (2007). Moral responsibility and determinism: The cognitive science of folk intuitions. Nous, 41(4), 663-685.

Le compatibilisme comme biais

Conception Incompatibilist

e

Réponses Incompatibilist

es

Question abstraite

RéponsesCompatibilistes

BiaisEmotionnel

Cas concret

Feltz, A., & Cova, F. (in press) Moral Responsibility and Free Will: A Meta-Analysis. Consciousness and Cognition

Objection, I

Cependant, une méta-analyse sur plus de 30 études révèle que l’impact des émotions sur les jugements de responsabilité dans de tel cas est très faible (taille d’effet : <1%).

Cova, F., Bertoux, M., Bourgeois-Gironde, S., & Dubois, B. (2012). Judgments about moral responsibility and determinism in patients with behavioural variant of frontotemporal dementia: Still compatibilists. Consciousness and cognition,21(2), 851-864.

Objection, II

De plus, les patients souffrant d’une variante comportementale de la démence frontotemporale, dont les réactions émotionnelles sont diminuées, continuent à donner des réponses majoritairement compatibilistes.

Murray, D., & Nahmias, E. (2014). Explaining away incompatibilist intuitions.Philosophy and Phenomenological Research, 88(2), 434-467.

Déterminisme et Epiphénoménisme

Murray et Nahmias distinguent trois thèses : Le déterminisme = nos états mentaux jouent un rôle, mais sont complètement explicables et causés par des facteurs passés.

L’épiphénoménisme = nos états mentaux ne jouent aucun rôle et n’ont aucun pouvoir causal. Ils ne font rien.

L’éliminativisme = nos états mentaux n’existent pas.

Selon Murray et Nahmias, les gens sont compatibilistes, mais ils peuvent donner l’impression d’être incompatibilistes quand ils prennent le déterminisme comme une version de l’épiphénoménisme ou de l’éliminativisme.

Murray, D., & Nahmias, E. (2014). Explaining away incompatibilist intuitions.Philosophy and Phenomenological Research, 88(2), 434-467.

La théorie de la confusion

Conception Compatibiliste

Réponses Compatibilistes

Cas concrets

RéponsesIncompatibilist

es

Confusion

Questions abstraites

En conclusion

Ce que ces données suggèrent, c’est d’abord que les gens ont une conception compatibiliste de la liberté :

Les données neuroscientifiques ne menacent donc pas leur image d’eux-mêmes comme êtres libres.

Et ne requièrent pas une remise en cause profonde de nos institutions.

Et que leur peur apparente du déterminisme est en fait une peur de l’épiphénoménisme :

Il est donc possible, en levant cette confusion, de leur faire accepter ce que la science nous apprend de l’homme.

Et cela passe par une meilleure communication scientifique.

Perspectives

Ces recherches suggèrent qu’il est possible d’amener les gens à dépasser leurs premières réactions négatives aux recherches des déterminants biologiques du comportement humain.

Il est donc possible de mettre au point des stratégies pédagogiques permettant aux citoyens de prendre part aux débats bioéthiques.

De plus, il est possible d’appliquer les mêmes méthodes pour aborder d’autres points de résistance.

Par exemple, les résistances aux psychotropes et aux « médicaments d’amélioration » (enhancement drugs) qui semble liées à notre conception du soi et de la personne et à la valorisation de l’authenticité.


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