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Reproches à Sartre

Date post: 01-Feb-2023
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Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers amis, Mon premier soin sera de remercier les organisateurs de ce colloque, de m’y avoir invité, de mettre ainsi en évidence que nous sommes encore quelques-uns à poursuivre, contre vents et marées, pour ne pas dire cyclones et typhons, l’œuvre entreprise, il y a bien des années, par ceux qui savaient, comme nous le savons tous, que la culture française est incontournable et qui avaient fait de cette ville, puis de cette Université, un centre de diffusion reconnu, apprécié, quelquefois envié ; je veux parler de ceux dont nous gardons le souvenir et qui nous font toujours aussi chaud au cœur, de Victor Siurana autant que de Jaume Magre, de tous ceux qu’ils ont formés, enthousiasmés, motivés, de tous ceux dont, d’une certaine manière, ils ont changé la vie, de toutes celles et de tous ceux qui, leur ont emboîté le pas, et gardent, comme moi, et malgré tout, l’espoir, au milieu d’une indifférence pétrie de pragmatisme, de mercantilisme, d’obscurs intérêts mesquins fort peu honorables pour ceux qui les font passer devant toute autre considération, faisant foin de notre devoir, l’humanisme, et de notre tâche, la diffusion de la culture, tout ce qui rend l’homme un peu plus homme, un peu moins bête. L’Université ayant pour vocation, depuis le moyen-âge, de secouer le cocotier et de poser les questions gênantes, je me sens autorisé, aujourd’hui, à mettre en exergue de cette séance de clôture, après ma gratitude et mon admiration pour ceux qui bâtissent, mon indignation 1
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Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers amis,

Mon premier soin sera de remercier les organisateurs

de ce colloque, de m’y avoir invité, de mettre ainsi en

évidence que nous sommes encore quelques-uns à poursuivre,

contre vents et marées, pour ne pas dire cyclones et

typhons, l’œuvre entreprise, il y a bien des années, par

ceux qui savaient, comme nous le savons tous, que la

culture française est incontournable et qui avaient fait de

cette ville, puis de cette Université, un centre de

diffusion reconnu, apprécié, quelquefois envié ; je veux

parler de ceux dont nous gardons le souvenir et qui nous

font toujours aussi chaud au cœur, de Victor Siurana autant

que de Jaume Magre, de tous ceux qu’ils ont formés,

enthousiasmés, motivés, de tous ceux dont, d’une certaine

manière, ils ont changé la vie, de toutes celles et de tous

ceux qui, leur ont emboîté le pas, et gardent, comme moi,

et malgré tout, l’espoir, au milieu d’une indifférence

pétrie de pragmatisme, de mercantilisme, d’obscurs intérêts

mesquins fort peu honorables pour ceux qui les font passer

devant toute autre considération, faisant foin de notre

devoir, l’humanisme, et de notre tâche, la diffusion de la

culture, tout ce qui rend l’homme un peu plus homme, un peu

moins bête. L’Université ayant pour vocation, depuis le

moyen-âge, de secouer le cocotier et de poser les questions

gênantes, je me sens autorisé, aujourd’hui, à mettre en

exergue de cette séance de clôture, après ma gratitude et

mon admiration pour ceux qui bâtissent, mon indignation

1

pour ceux qui ratissent, le plus souvent, d’ailleurs, avec

l’aplomb et l’assurance de la bêtise au front de taureau.

Je voudrais dire ensuite que le fait d’être le dernier

à prendre la parole, au terme de ces journées de

célébration d’une naissance, pour m’en plaindre, ne me

simplifie pas les choses. Faut-il que nous nous séparions,

si je suis convaincant, sur d’amères impressions ? Et si je

ne le suis pas, ne ferais-je pas mieux de me taire ?

J’ai, cependant, relevé le défi. Il va sans dire que

dans les reproches dont je veux vous faire part, ce n’est

pas à l’homme que j’en ai, mais à ce qu’il a dit, pensé et

quelquefois fait, et aussi aux conséquences que tout cela a

comporté. La frontière est mince, je le sais, (on le voit

bien avec Céline) mais nul ne devra penser que j’entends

passer Sartre par les armes, fût-ce par contumace; que ce

soit bien entendu : paix à ses cendres.

Au reste, j’aurais beau jeu de m’en prendre à

l’homme ; c’est facile et les faits ne manquent pas, des

faits, têtus comme tous les faits, communément admis. Même

si cela n’empêche pas les bons apôtres de continuer à

prêcher. Car, il faut parler du haut de ses pantoufles

charentaises, c’est à dire juché sur ce que Marcel Aymé

appelait fort justement « le confort intellectuel », pour

prétendre que « l’antisémitisme est un snobisme

simpliste », pour avoir vécu dans le Berlin des années

1933-1934 sans sourciller devant la montée du nazisme qui

avait déjà largement fait ses preuves, pour avoir su se

faufiler si habilement dans le désert imposé de la France

2

de l’Occupation ; il fallait être bien mal renseigné ou

d’un grand cynisme, pour emboîter le pas à l’URSS, en 1952,

en plein stalinisme (qui d’ailleurs le traitait « d’hyène

dactylographe ») ; fallait-il mettre la subversion très au-

dessus du bon sens et de l’honnêteté, pour appuyer les

maoistes, se faire le chantre de « La Cause du peuple » et

proclamer « Élections, piège à cons », alors que l’isoloir

reste, si l’on ne me démontre pas le contraire, le dernier

réduit où ma liberté politique, dans le meilleur des cas,

dans un dernier sursaut de lucidité méritoire, peut ne pas

être manipulée. Mais sans doute ne parlons-nous pas de la

même liberté. Ce n’est pas le courage qui lui a manqué, nul

n’en disconvient ; c’est quelquefois le bon sens, souvent

la profondeur de vue, toujours la capacité de prévoir.

Non ; si j’ai quelques raison d’en vouloir à Sartre,

c’est parce que tout compte fait, il a rendu ma jeunesse

intellectuelle aveugle, prétentieuse et finalement

ignorante. Parce qu’il m’a fermé plus de portes qu’il ne

m’en a ouvert, avec l’habileté diabolique de me faire

croire que c’était pour mon bien, qu’en reniant le monde je

me grandissais et qu’en m’interdisant le rêve j’allais

devenir supérieurement intelligent. Ce que font, avec moins

d’intelligence, les sectes.

Ma mère, qui dansait le bee-bop dans les caves de

Saint-Germain des Prés, qui rêvait peut-être d’être

Juliette Gréco, devait me raconter, l’année du bac, les

caves enfumées, le boulevard Saint-germain avec le café de

Flore, pendant diurne de la Rhumerie martiniquaise, la

3

trompinette de Boris Vian qui crachait sur les tombes,

tandis que le monsieur à lunettes qui écrivait dans les

cafés, allait pisser sur la tombe de Chateaubriand. En

voilà des actes d’héroïsme ! Qui nous vengeaient un peu de

l’ennui distillé par Le génie du christianisme ; il fallait bien

que quelqu’un nous dise comment démythifier la beauté

forcément usurpée - puisque c’était le professeur qui nous

la montrait- de « la nuit dans les désert du nouveau

monde », œuvre de ce mauvais nageur, qui s’était trouvé au

confluent de deux siècles comme au confuent de deux

fleuves, et qui avait le cul entre deux chaises ! Qu’il

était réconfortant de découvrir que l’on pouvait oser, que

Monsieur de Chateaubriand était un être compissable ! Nous

voulions des certitudes : nous les tirions, à grand peine,

de nos dissertations écrites pour plaire. Mais nous

naviguions à l’aveuglette, entre la frilosité des

programmes officiels et les rumeurs de la rue. La guerre

d’Algérie battait son plein. René Coty retournait à ses

parfums. De Gaulle pointait à l’horizon. Que de délicieux

frissons (il allait enfin se passer quelque chose) quand on

parla de parachutistes prêts à faire un coup d’état en

sautant sur Villacoublay, Orly, le Bourget. Nos professeurs

de philosophie nous abreuvaient de Descartes et d’Auguste

Comte. Nous ricanions volontiers avec Voltaire, nous

pleurnichions avec Rousseau. Mais, pour notre compte, nous

lisions Camus, c’est à dire L’Étranger et peut-être La peste, en

même temps que Nietzsche et son Zarathoustra. Nous faisions

un peu semblant de feuilleter Hegel. Marx, dont nous ne

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savions rien, nous était une référence évidente. En vérité,

nous étions un bétail pensif, corvéable et malléable à

merci. Sartre en profita. Le voulait-il ? Je n’en sais

rien.

Mais c’est un fait. Martin du Gard, dans son Journal

en date du 8 novembre 1945, notait : « Sartre va polariser

toute la jeunesse en quête de directives, et le mouvement

qui s’ébauche magistralement sera d’ici peu général. Un

nouveau palier se construit où siègera pour un temps la

vérité de demain. Nous autres, nous n’avons plus qu’à

disparaître, les uns dans la réprobation, les autres dans

l’oubli »1

C’est à ce moment là que La nausée nous prit. De

L’étranger, nous n’avions pas retenu grand-chose. À la mort

d’une mère, on peut rester des heures à fumer dans son lit

et quand le soleil vous éblouit, il peut se faire que, ah

la la, quelle affaire, on tire sur un arabe dont on se

demande ce qu’il faisait là2. On est condamné à mort, ce

qui est dans l’ordre des choses, et l’on en restait là.

Roquentin était quand même plus clair. Surtout, il faisait

des choses, il était action, pensée, jugement ou il les

impliquait ; il ne nous glissait pas entre les doigts,

comme Meursault ; à vrai dire, s’il nous exaltait, c’était

1 Je dois cette référence à Angels Santa qui la cite. 2 C’est en vertu de cette radicale incompréhension de notrejeunesse que nous avons infligé la lecture de ce livre, pendant une bonne vingtaine d’années, à nos étudiants successifs. Je m’en accuse, et je les plains car notre propos était pervers : il ne s’agissait de rien moins que de les désespérer. Mais Sartre a fait pire.

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dans l’horreur, et cette horreur-là venait sans doute

consoler l’horreur que nous avions de nous-mêmes. Quelle

conslotaion : il y avait pire que nous !. Certes, nous

n’avions pas encore lu Le mythe de Sisyphe et encore moins L’être

et le néant. Nous avions tellement envie de croire que nous

allions pouvoir croire n’importe quoi.

Et c’est ainsi que nous ne savions pas encore que nous

étions sommés d’admirer la laideur du monde et des hommes ;

cela était supposé nous rendre lucides, donc libres. Enfin

nous n’étions plus une obligation d’existence ; aucune

injonction ne nous concernait. Face aux valeurs

traditionelles du travail et de l’effort, il suffisait de

se proclamer existentialiste pour que, privés de cause et

de finalité, à l’ombre de Parménide et de Schopenhauer

(mais nous ne le saurions que bien plus tard), dénués de

raison d’être, nous pouvions commodément devenir des êtres

dénués de raison. Ce qui clouait le bec au sempiternel

« Sois donc raisonnable » de nos parents.

On se remet de tout. Mais nous l’avons échappé belle.

Je lui en veux de nous avoir fourvoyé dans des culs-de-sac

plus désespérants les uns que les autres. Aujourd’hui, je

dis simplement : Jean-Paul Sartre m’a fait perdre mon

temps. Il n’en avait pas le droit. Il ne s’en est pas

privé.

Mais le pire était à venir. Un petit livre, paru en

1946, devait encore renforcer nos convictions. Ce fut

L’existentialisme est un humanisme auquel s’ajouta, pour un temps,

la caution chrétienne de Gabriel Marcel, de Maritain, et de

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quelques autres. Même pour un non-croyant, enfin, disons un

agnostique superbe et généreux, une caution chrétienne, ça

fait sérieux. Ce fut une opération médiatique impeccable,

dirait-on aujourd’hui. Humanisme ! ce n’était pas rien.

Cela fleurait bon la Renaissance et le brave Rabelais au

moyen duquel on nous avait de longue date convaincus que

nous avions bien de la chance d’être des écoliers de la

République plutôt de les victimes des sorbonicoles.

« Humanisme » emportait l’adhésion, comme s’il suffisait de

le dire pour que cela fût vrai. Or c’est de là que

sortirent bien des fascinations : la liberté comme

désespoir, l’enfer comme horizon immédiat, la contingence

comme fatalité, et le droit de juger, d’excommunier, de

ridiculiser tout ce qui nous faisait obstacle. Nous en

avions un bel exemple : « Tout anti-communiste est un

chien ». Tel pouvait être le style. Et j’ai honte qu’il ait

pu me séduire.

Car je ne voyais pas que le philosophe était devenu

moraliste, et des pires ; de ceux qui dénient à quiconque

le droit de s’opposer à eux. L’Inquisition avait fait des

procès. Nous allions faire des lynchages. Dans la foulée du

grand homme qu’il avait toujours voulu être, nous pouvions,

comme lui, cautionner les causes les plus douteuses, quand

elles n’étaient pas criminelles, et nous avions bonne

conscience parce que nous étions détenteurs de la vérité.

Face à un monde en pleine deliquescence (mai 68 allait

bientôt le montrer), Sartre était devenu Monsieur La

Vérité, Monsieur Droits de l’Homme, bref, nous étions

7

passés, sans trop nous en rendre compte, de la philosophie

à la politique ; ce n’est peut-être pas un mal en soi.

Après tout, la théorie de l’engagement nous semble encore

légitime, même si nous ne nous faisons plus guère

d’illusions sur l’efficacité qui en résulte. Quand même :

Voltaire avait bien raison de défendre Calas, comme Zola

d’être dreyfusard. Encore faut-il savoir au service de quoi

l’on s’engage; mais nous n’y regardions pas de si près et

nous n’allions pas tarder à passer de la politique à la

mauvaise foi. Mais ce péché nous était pardonné d’avance.

On lit, en effet, dans L’être et le néant, « la mauvaise foi est

d’abord fuite devant la liberté », c’est à dire l’angoisse

que la liberté, ce don précieux (et improbable) procure.

Autrement dit : être libre, c’est choisir… mais nous

n’avons pas le choix. Ce qui, traduit dernièrement par

Djamel, peut se ramener à ceci : « Vous n’avez aucune

chance. Saisissez-là ! »

Abreuvés de notions plus contondantes les unes que les

autres, et qui émaillent les œuvres suivantes, culpabilité,

inauthenticité, statut ontologique du salaud, mauvaise foi,

libre arbitre, nous ne pouvions comprendre que le fait

d’exister sans cause, fît de nous des criminels nauséabonds

et obscènes, comme les arbres du square de Bouville ! Ou

alors, c’est que tout est nauséabond et obscène, à

commencer par Jean-Paul Sartre lui-même, ce qui ne nous

conduit pas très loin.

Il est clair que « tout n’est pas pour le mieux dans

le meilleur des mondes possibles », que pour pouvoir

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« cultiver son jardin » il faut posséder un jardin.

Utopiste ou pessimiste, le philosophe me donnait des

recettes ; c’est à ce prix qu’il pouvait faire le poids

face au discours religieux. S’il était difficile d’imaginer

Sisyphe heureux, Valéry, au moins, nous faisait rire en

constatant qu’en poiussant son caillou, au moins, il se

faisait des muscles. Ce qui me dérange aujourd’hui plus

qu’hier, c’est d’abord cette obsession pour le dénigrement

qui constitue la perversion majeure de la philosophie

moderne, celle que Sartre, justement, inaugure. C’est

Octavio Paz qui le dit de la façon la plus claire : « C’est

la critique qui permit à Kant et à Hume, à Diderot et à

Voltaire de poser les fondements du monde moderne. Leur

critique et celle de leurs héritiers du XIXème et de la

première moitié du XXème siècle fut une critique créatrice.

Mais nous, [que de générosité dans ce « nous » !] nous

avons perverti la critique, nous l’avons mise au service de

la haine de nous-mêmes et de notre monde »3. Le

moralisateur nous entrainait maintenant au masoschisme et à

la dépression généralisée, il inaugurait l’ère du soupçon

universel, de la dénonciation des préjugés et surtout du

préjugé qui faisait de quoi que ce fût quelque chose de

néfaste..,sauf lui. Quoique « inconstant et divers »,

Sartre n’a cessé de dresser un tableau du monde en noir et

blanc : maîtres et esclaves, ouvriers et bourgeois, Russie

contre Amérique, Occident contre le Tiers Monde, dominants

3 Cité par A. Kinkielkraut.

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et dominés. Cette simplification avait certes le mérite de

la clarté ; ça ne la rendait pas moins réductrice.

Car ce maître étant perdu de nature pour l’humanité

des esclaves, incapable qu’il est de sortir de son rôle

(puisque nous en jouons tous un) est bien le monstre à

détruire. L’avenir du monde se trouve défini comme sa

propre destruction de la part de ses propres victimes. je

sens soudain que les « feuilles mortes » vont se balayer à

la pelle. Cette violence abstraite, générale,

simplificatrice à l’extrême, dont les récents événements

français sont une bonne illustration, ne résout rien, elle

envenime les choses. D’ailleurs, ce Jean-Paul Sartre-là

pourrait relire la fin de son Huis-clos :

« INÉS :….C’est déjà fait, comprends-tu ? Et nous

sommes ensemble pour toujours. »

Ce qui la fait rire. Puis fait rire tout le monde.

Puis personne ne rit plus et Garcin dit : « Eh bien,

continuons ».

La vérité, disait Oscar Wilde, n’est jamais simple !

L’engagement de l’intellectuel est sans doute une

fatalité de son histoire. Mais elle n’est pas le mérite du

seul Sartre. Louis XIV avait lui aussi ses goulags, son bon

plaisir, sa tyrannie ; ce qui n’a pas empêché Pascal

d’écrire Les Provinciales.

Mais il est un autre aspect de la question de

l’engagement qui ne peut être ignoré. C’est l’abandon de la

philosophie, cette lecture supposé « sage » de l’état du

monde et de l’homme. Ayant découvert que l’écriture,

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quoiqu’on fasse sera toujours tesis et non praxis, Sartre

invite le philosophe à ne plus philosopher. Peut-être, dans

sa grande clairvoyance, prévoyait-il les réformes

successives des programmes scolaires et recherchait-il une

possibilité de reconversion dans l’agit-prop. Toujours est-

il que pour un professeur agrégé de philosophie, il n’a

guère professé. Mais surtout, en vertu de ce statut de

Monsieur Vérité dont je parlais tout à l’heure, il a lancé

la mode du philosophe qui s’occupe de tout et de n’importe

quoi, qui a des opinions sur tout, qui a le devoir de

devenir médiatique, à la mode, touche-à-tout, et le droit

de pontifier. C’est le père de tous les Althusser,

Glucksman, Deleuze, Bernard-Henri Lévy, Finkielkraut, tant

d’autres aujourd’hui capables d’opiner, du haut de leurs

philosophies respectives, sur la guerre du Vietnam, la

politique scolaire, le problème des banlieues aussi bien,

sinon mieux, que sur l’hétérogénéité des effets et des

causes ! Que l’on retrouve tour à tour critiques

littéraires, sociologues, psychanalystes, politologues,

éditorialistes, à peu près tout, sauf professeurs

d’équitation ou femme au foyer. Ses maîtres, Bergson,

Heidegger, Hegel, n’auraient jamais osé ! Car il ne s’agit

plus de ces sautes d’humeur comme celles de Mauriac – qui

ne se disait pas philosophe - dans ses Blocs-notes de naguère,

brèves, lacérantes, mais sans lendemain. Au contraire ce

sont des tentatives réitérées de prises de pouvoir

intellectuel, d’emprise sur le monde et les hommes, de

conquête d’une sorte de papauté idéologique. Plus

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d’émission de format table-ronde sans son philosophe

obligé, plus d’ONG sans son philosophe égaré portant

témoignage : et toujours dans le même sens. Celui qui vise

à nous donner mauvaise conscience, à dénoncer, stigmatiser,

donner tort. C’est ainsi, comme le disait déjà Novalis que

« la philosophie est l’acte par lequel le philosophe se

consume ». Et j’ajoute, ce qui n’engage que moi, que cette

philosophie-là, qui ne me conduit qu’à l’indignation, est

franchement infumable ! Non parce que, en dernière analyse,

elle constitue au moins l’exercice du droit de chacun à la

libre expression, qui me semble légitime, mais surtout

parce qu’elle est stérilisante. À force de dénier le sens,

ou d’en démontrer l’inanité, la créativité dépérit puis se

meurt dans la tautologie ou le psittacisme. Malraux faisait

observer dans une conférence prononcée à l’ONU que Suger,

Saint Bernard et autres respectables penseurs du passé,

n’étaient strictement pour rien dans la créativité des arts

de leur temps. Et c’est pour cela qu’ils purent s’épanouir.

Tandis que la peinture née du réalisme marxiste n’ewst pas

de la peinture ; tandis qu’Eisenstein dut cesser de tourner

quand on voulut mettre le nez dans ses scénarios avant

qu’ils ne les transforme en images.

Ce qui m’amène à l’essentiel de ces reproches. Ce qui

nous concerne de plus près et, si nous n’étions victimes de

l’amalgame qui a fait mettre l’éthique, l’esthétique, la

métaphysique, la phénoménologie et le politique dans le

même chapeau, nous devrions avoir eu la sagesse de nous

taire et, notamment, de ne pas célébrer un tel colloque. Je

12

veux parler de la conception de l’œuvre d’art, de la

position du créateur et de la situation du critique.

Il faut revenir à la notion de contingence : ce qui

peut ne pas être, la nécessité de l’absence de nécessité de

toute chose, écrivain y compris. Comment peut-on avoir

écrit l’Imaginaire après La Nausée ? Si l’image ne constitue

rien d’autre qu’une structure particulière quoique

essentielle de la conscience, alors « l’œuvre d’art est un

irréel » par rapport au réel contingent, dont la nécessité

ne se fait donc pas sentir. Comment concilier le désir de

représenter, désir esthétique, avec l’rréalité de son

assouvissement. On peut toujours se dire que, dans

l’exercice obstiné d’un masochisme inévitable, c’est dans

l’expérience fascinante de la lecture et de l’écriture que

je fais l’expérience de la contingence même. Je me vautre

dans le nauséeux pour mieux en apprécier la gluance. Et le

champion en est, sans conteste, celui qui écrit à la

première personne, comme l’auteur des Mots. Ainsi réduite à

la rédaction de la contingence, l’écriture ne débouche sur

rien d’autre que son inexistence en tant que telle, ce que,

rejoignant par là l’étonnement d’Emmanuel Mounier, l’on

peut étendre à l’ensemble d’une pensée et s’étonner avec

lui : « C’est un singulier paradoxe que cette doctrine a

lancé le mot existentialisme. Il conviendrait plutôt d’y

parler d’inexistentialisme »4. Ce qui serait une façon

d’expliquer les grands inachèvements, ceux des Chemins de la

liberté comme celui de L’Idiot de la famille.

4 Introduction aux existentialismes, Paris, Denoël, 1947, p. 42.

13

Nul n’a mieux analysé les paradoxes et les

contradictions sartriens dans le domaine de l’Imaginaire

que Gilbert Durand, dans son introduction aux Structures

anthropologiques de l’Imaginaire5. Partant de la conception

bergsonienne qui fait de l’image un simple doublet

mnésique, de sorte que l’esprit humain peut se réduire à

une collection de diapositives, un présentation Powerpoint

à géométrie variable, ce qui évacue comme problème

négligeable, notre gênante capacité d’associations

inattendues et donc de création, il emprunte ensuite la

voie, alors royale, de la phénoménologie. L’image, en tant

que conscience est transcendante, mais sa principale

caractéristique est de ne pas être. Comment imaginer le

transcendant du non-être ? En fin de compte, l’image n’est

qu’un sous-produit méprisable, une dégradation du savoir.

Le rêve lui-même, grand producteur d’images, est assimilé à

l’erreur chez Spinoza. Nous revoilà plongé dans

l’imagination maîtresse de fausseté. Comment pourrait-elle,

alors, décrire, par exemple, la nausée ? Ou, si l’on

préfère, comment l’irréel fallacieux peut-il rendre compte

de l’inexistence ? Et les psychanalystes, grand

consommateurs d’images et de rêves pourront en faire leurs

beaux dimanches…Et Sartre d’avoir ses nerfs sur le dos de

Baudelaire et de Faulkner, entre autres. Incapable

d’envisager le rôle essentiel de l’œuvre d’art et l’aspect

déterminant de son terreau imaginaire, le romancier et

l’homme de théâtre se voient ainsi limités à la surenchère,

5 Vid. op. cit. Paris, Bordas, 1984, 10ème ed., notamment les pages 16 à 23.

14

la surcharge, l’outrance, destinées, comme c’est la règle

chez lui, à se doter des moyens de pouvoir conclure sur la

plus féroce dérision. Heureusement, ce n’est pas la plus

dangereuse des paranoïas Mais Sartre oublie surtout que

l’homme et l’art ne sont pas nés d’hier et qu’il semblerait

que le fait religieux et la magie aient eu naguère quelques

rapports avec l’acte de création. L’art paléolithique, le

« sourire de Reims », Rubens et Rembrandt, Racine et

Corneille, Hugo et Baudelaire en témoignent profusément.

Toute l’anthropologie pèse sur l’autre plateau de la

balance. Mais Sartre ne s’embarasse pas pour si peu. En

vérité, il n’en a cure. C’est ce qui fait écrire à Gilbert

Durand que tout compte fait, il pratique lourdement un

hyper-réalisme à la Zola doublé d’une philosophie à la Paul

Bourget, c’est à dire limitée par ses préjugés solipsistes

et son psychologisme suranné6.

C’est précisément ce que l’on verra dans un domaine

qui nous concerne au premier chef, et qui a pu nous éblouir

un instant, à vrai dire plus par la clameur, le vacarme et

le volume que par le poids ; ce domaine est celui de la

critique littéraire. D’emblée, on est en droit de se

demander s’il avait valu la peine de nous acharner avec

tant d’ignorance et de mauvaise foi sur ce forçat obstiné

des lettres que fut en son temps Sainte-Beuve, et sur ses

continuateurs, comme Lanson, dont on nous brossait naguère

encore de féroces caricatures. On peut se demander si

Sartre avait lu, et compris, Proust et si, lui qui, il le

6 J. Laurent abondait dans ce sens. Vid « Paul et Jean-Paul », Table Ronde (février 1950).

15

confesse sans sourciller dans de nombreuses interviews,

était menteur comme un arracheur de dents, il n’avait pas

compris qu’à l’évidence, le moi social n’a rien à voir avec

le moi littéraire, faute de quoi l’écriture relèverait tout

bêtement de la décalcomanie. Le mentir-vrai, s’il est une

éthique discutable, n’en reste pas moins une esthétique

productrice. De Stendhal à Aragon, de Gide à Modiano et à

Doubrovsky, nous en connaissons et apprécions les fruits.

Nous le savons aujourd’hui, et ce n’est pas le moindre de

nos soucis : la génétique débouche sur le clonage. Valéry,

qui ne se prenait pas pour un philosophe, et qui cependant

en était probablement un, ayant mesuré, au moyen de ses

Cahiers, l’impossibilité d’une création véritablement

autonome, écrivit La Jeune Parque et fit ses adieux à la

littérature ; ceci a l’avantage d’être clair. Nous savons

où se situait Valéry ; et nous savons aussi que la

littérature, l’art, la création en général, conserve

toujours ses zones d’ombre et de mystère. C’est bien pour

cela que nous lisons et que nous écrivons.

Nous savons que la démarche critique de Sartre est une

réaction à la psychanalyse freudienne, qui avec Marie

Bonaparte, le Dr Lafargue, Charles Mauron ou Max Milner n’a

pas produit que des sottises ; à Proust, qui lui avait

réussi à terminer La recherche, au structuralisme

inquisitorial et totalitaire ( qu’il regardait de haut,

d’ailleurs). Nous savons que la notion d’inconscient lui

semblait incompatible avec celle de liberté ; ce qui est

une déclaration d’intention, mais n’emporte pas

16

nécessairement l’adhésion. Car le préfixe privatif (in-) –

dont la psychanalyse ne s’embarasse guère – en français de

France, signifie quelque chose, peut-être ! Pour dire les

choses d’une façon simple, ce n’est pas parce que je ne

peux pas aller me promener dans le soleil que le soleil

n’existe pas et que le soleil est incompatible avec ma

liberté, ou vice-versa. Simplement, ma liberté a des

limites, et c’est justement ce que l’auteur des Chemins de la

liberté, d’une façon finalement assez puérile, n’accepte pas.

Il s’en tire habilement en proclamant que la liberté

humaine est toujours située, et que cette situation définit

l’être, ce qu’il peut être, ce qu’il peut faire. D’où la

manie de la causalité suffisante et efficace. Il faut se

souvenir des reproches adressés à Taine quand il prétendait

expliquer La Fontaine ou Racine en fonction de la race, du

milieu, du moment, plus la « faculté maîtresse », pour

mesurer l’exigüité de ce point de vue scientiste attardé.

« Allez, que tout fût simple, tout vous semblerait vain »

disait la Jeune Parque à son Philosophe. Compliquons donc

un peu plus.

Si l’inconscient est à proscrire, rabattons-nous sur

le conscient et le subconscient. La conscience sartrienne,

est, on le sait source de toute négativité. L’être est

incapable de se saisir, d’être présent à lui-même, il s’y

néantise. Il me semble que Sartre confond le néant et

l’indéterminé. Ce n’est pas parce que je ne peux me saisir

que je n’existe pas. Mais Sartre n’aime pas que les choses

lui résistent, et, quand c’est le cas, il les nie, ce qui

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est une façon de se débarasser du problème. Ce que

démontre, à chaque scène, Le Diable et le Bon Dieu. Je conçois

que le pour-soi soit une fêlure de l’être, une faille (par

laquelle, justement, le monde s’engouffre) ce qui permet

l’acte créateur (mais ne le détermine pas, sinon les Sartre

seraient légion). Mais il manque à cette péréquation un

concept dont pourtant les plus grands phénoménologues, qui

est la notion « d’être-pour-le-monde », sans lequel « l’en-

soi » et le « pour-soi » ne peuvent déboucher que sur

l’autisme. Déterminer que le temps, chez Faulkner, la

passivité et l’hystérie chez Flaubert, le mal chez Genet,

l’échec chez Baudelaire, sont des moyens de pallier la

vocation néantisante de la conscience, est une découverte

que la psychocritique, avec toutes ses limitations, serait

bien capable de faire. Mais prétendre que tout dans une

œuvre a été expressément voulu, que l’artiste a été aussi

libre dans son projet que dans les moyens mis en œuvre pour

le mener à bien, donne certes l’illusion d’une liberté,

mais fait bon marché du rôle du désir d’être-au-monde qui

motive tout acte de création, tout en en faisant

l’aliénation. Qui n’écrit sinon pour être lu ? Qui ne se

soucie en rien de sa réception ? Qui ne désire être

« reconnu » ? C’est ce que disait Cocteau : « Il est bien

temps qu’on m’envisage, moi qu’on a tant dévisagé »7. Les

lacaniens ont judicieusement récupéré ce facteur

déterminant : je ne parle pas, ON me parle ; c’est le

7 Vid. Requiem

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regard de l’autre qui me constitue, etc. C’est peut-être à

devenir fou, mais je suis aliéné.

Dans sa quête effrénée, et d’ailleurs insatisfaite, de

la liberté de la conscience, que la situation de l’écrivain

confisque sitôt qu’elle se manifeste dans l’œuvre, il est

amusant de constater que L’idiot de la famille s’interrompt

justement au moment même où Flaubert commence à écrire

Madame Bovary : le projet est terminé, le livre peut

s’écrire. Or, c’est bien ce qui arrive au narrateur de La

Recherche du temps perdu. Tous les chemins mènent à Rome ; et

l’acte créateur peut s’appréhender de bien des façons,

toutes fausses, toutes vraies, toutes ni vraies ni fausses,

toutes, en dernière analyse, se heurtant à l’irréductible

mystère. La plurivocité, la polysémie, la lecture plurielle

ne sont pas des concepts dont on peut faire aisément table

rase aujourd’hui.

En fin de compte, ce qui me gène le plus dans la

pratique critique de Sartre, ce n’est pas tant le

psychologisme suranné, que, malgré son jargon, il pratique

comme Monsieur Jourdain parlait en prose, ce n’est pas la

hargne qu’il professe pour la psychanalyse, notamment parce

que les concepts qu’il utilise ressemblent fort à ceux

qu’il rejette8 ; nous savons qu’il aime à jongler

dangereusement avec les notions qu’il combat. Ce qui me

dérange, parce qu’il me semble que l’homme et l’œuvre n’en

sortent pas grandis, c’est l’instrumentalisation de l’un et

de l’autre. Mettre la « névrose objective » à l’origine de

8 par exemple, les notions de « libido » et de « complexe ».

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tout acte créateur ne fait pas une large place au génie :

ce n’est pas parce que Baudelaire se sentait seul que les

nombreux miracles des Fleurs du Mal s’en trouvent mieux

expliquées. Faire de l’œuvre d’art9 « la totalité d’une

personne, d’un milieu, d’une époque, de la condition

humaine » est certes aussi vrai que vague, mais ajouter

« Ce sourire de la Joconde, je dirai qu’il ne « veut » rien

dire, mais qu’il a un sens : par lui se réalise l’étrange

mélange de mysticisme et de naturalisme, d’évidence et de

mystère qui caractérise la Renaissance », c’est arracher

l’œuvre des mains de son auteur, c’est confondre le sens et

la signification. Nous sommes encore quelques-uns à penser,

je veux le croire, que ce qui est exaltant dans notre

travail, c’est précisément de mettre à jour, non ce que les

œuvres disent, mais justement ce qu’elles « veulent » dire,

ce qui n’est pas l’évidence, ce qui est le mystère, le

« petit pan de mur si bien peint en jaune » de La Recherche

et qui peut mener très loin.

J’aurais ici beau jeu, pour faire bon poids, et

apporter de l’eau à mon moulin, de faire remarquer que la

psyché de l’auteur n’est pas seule au monde et que quelques

notions junguiennes auraient été les bienvenues, non tant

sur le plan de l’inconscient collectif, que dans les

domaines du masque (la « persona »), de l’ombre ( qui

pourrait dialoguer utilement avec la « névrose objective »)

et surtout d’individuation, c’est à dire de tentative

d’assouvissement d’un désir d’être-au-monde, d’être-pour-

9 Vid Situations IV, p. 30

20

le-monde afin de pouvoir être-en-soi et pour-soi d’une

façon sans doute plus authentique. Mais je me contenterai

de signaler ces pistes.

J’en termine avec ces « reproches ». Sartre est certes

incontournable dans son siècle. L’est-il aujourd’hui ? J’en

suis moins sûr. Son influence est-elle d’un grand poids

cent ans après sa naissance : les enquêtes disent que non.

Ni le philosophe, ni l’intellectuel engagé, ni le critique

n’ont fait école. Ce n’est plus un reproche : nous serons

nombreux à avoir cela en partage dans cent ans. Incroyable

mélange de courage, d’honnêteté, de lâcheté et de mauvaise

foi, il fut sans doute un « mal nécessaire et ingrat » qui

nous a donné l’idée néfaste d’un absolu universel. Ainsi de

la liberté, dont j’ai assez parlé. Il me semble que la

position de Ricoeur est à la fois plus nuancée, plus

modeste, et plus courageuse aussi : « Je conçois la liberté

comme une possibilité et un obstacle, une négociation

permanente, et non comme cet absolu que voulait Sartre ».

Oui, nous l’avons échappée belle. Car le néant peut

conduire au nihilisme, et c’est ainsi qu’est né le sujet

moderne : se coupant de la transcendance du sens, refusant

même d’en considérer la possibilité, il débouche sur des

formes de fragmentation, de morcellement, psychologique,

politique, culturel et social les plus aberrantes. Mais il

est vrai : le propre du désert, c’est qu’il n’y est point

de repères. Sartre « inconstant et divers », « multiple et

buissonnier ». Certes. Capable d’autocritique ?

Assurément : c’est d’ailleurs ce qui l’a perdu. Au lieu

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d’en célébrer l’échec, il eût été bien inspiré d’emprunter

à Baudelaire sa définition de la liberté : « le droit de se

contredire et de foutre le camp ». Au lieu de cela, il a

tenté de tout régler par la raison raisonnante, celle qui

inspire L’être et le Néant comme La critique de la raison dialectique. Ce

qui n’a rien changé au mystère de l’art. À l’aube du siècle

des lumières, Fontenelle, dont nos manuels, dans leur

naïveté vénéneuse, font encore le précurseur, disait

pourtant : « Si le monde était mené par la raison, il ne se

passerait rien ». Ne l’oublions pas.

Alain Verjat

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