Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers amis,
Mon premier soin sera de remercier les organisateurs
de ce colloque, de m’y avoir invité, de mettre ainsi en
évidence que nous sommes encore quelques-uns à poursuivre,
contre vents et marées, pour ne pas dire cyclones et
typhons, l’œuvre entreprise, il y a bien des années, par
ceux qui savaient, comme nous le savons tous, que la
culture française est incontournable et qui avaient fait de
cette ville, puis de cette Université, un centre de
diffusion reconnu, apprécié, quelquefois envié ; je veux
parler de ceux dont nous gardons le souvenir et qui nous
font toujours aussi chaud au cœur, de Victor Siurana autant
que de Jaume Magre, de tous ceux qu’ils ont formés,
enthousiasmés, motivés, de tous ceux dont, d’une certaine
manière, ils ont changé la vie, de toutes celles et de tous
ceux qui, leur ont emboîté le pas, et gardent, comme moi,
et malgré tout, l’espoir, au milieu d’une indifférence
pétrie de pragmatisme, de mercantilisme, d’obscurs intérêts
mesquins fort peu honorables pour ceux qui les font passer
devant toute autre considération, faisant foin de notre
devoir, l’humanisme, et de notre tâche, la diffusion de la
culture, tout ce qui rend l’homme un peu plus homme, un peu
moins bête. L’Université ayant pour vocation, depuis le
moyen-âge, de secouer le cocotier et de poser les questions
gênantes, je me sens autorisé, aujourd’hui, à mettre en
exergue de cette séance de clôture, après ma gratitude et
mon admiration pour ceux qui bâtissent, mon indignation
1
pour ceux qui ratissent, le plus souvent, d’ailleurs, avec
l’aplomb et l’assurance de la bêtise au front de taureau.
Je voudrais dire ensuite que le fait d’être le dernier
à prendre la parole, au terme de ces journées de
célébration d’une naissance, pour m’en plaindre, ne me
simplifie pas les choses. Faut-il que nous nous séparions,
si je suis convaincant, sur d’amères impressions ? Et si je
ne le suis pas, ne ferais-je pas mieux de me taire ?
J’ai, cependant, relevé le défi. Il va sans dire que
dans les reproches dont je veux vous faire part, ce n’est
pas à l’homme que j’en ai, mais à ce qu’il a dit, pensé et
quelquefois fait, et aussi aux conséquences que tout cela a
comporté. La frontière est mince, je le sais, (on le voit
bien avec Céline) mais nul ne devra penser que j’entends
passer Sartre par les armes, fût-ce par contumace; que ce
soit bien entendu : paix à ses cendres.
Au reste, j’aurais beau jeu de m’en prendre à
l’homme ; c’est facile et les faits ne manquent pas, des
faits, têtus comme tous les faits, communément admis. Même
si cela n’empêche pas les bons apôtres de continuer à
prêcher. Car, il faut parler du haut de ses pantoufles
charentaises, c’est à dire juché sur ce que Marcel Aymé
appelait fort justement « le confort intellectuel », pour
prétendre que « l’antisémitisme est un snobisme
simpliste », pour avoir vécu dans le Berlin des années
1933-1934 sans sourciller devant la montée du nazisme qui
avait déjà largement fait ses preuves, pour avoir su se
faufiler si habilement dans le désert imposé de la France
2
de l’Occupation ; il fallait être bien mal renseigné ou
d’un grand cynisme, pour emboîter le pas à l’URSS, en 1952,
en plein stalinisme (qui d’ailleurs le traitait « d’hyène
dactylographe ») ; fallait-il mettre la subversion très au-
dessus du bon sens et de l’honnêteté, pour appuyer les
maoistes, se faire le chantre de « La Cause du peuple » et
proclamer « Élections, piège à cons », alors que l’isoloir
reste, si l’on ne me démontre pas le contraire, le dernier
réduit où ma liberté politique, dans le meilleur des cas,
dans un dernier sursaut de lucidité méritoire, peut ne pas
être manipulée. Mais sans doute ne parlons-nous pas de la
même liberté. Ce n’est pas le courage qui lui a manqué, nul
n’en disconvient ; c’est quelquefois le bon sens, souvent
la profondeur de vue, toujours la capacité de prévoir.
Non ; si j’ai quelques raison d’en vouloir à Sartre,
c’est parce que tout compte fait, il a rendu ma jeunesse
intellectuelle aveugle, prétentieuse et finalement
ignorante. Parce qu’il m’a fermé plus de portes qu’il ne
m’en a ouvert, avec l’habileté diabolique de me faire
croire que c’était pour mon bien, qu’en reniant le monde je
me grandissais et qu’en m’interdisant le rêve j’allais
devenir supérieurement intelligent. Ce que font, avec moins
d’intelligence, les sectes.
Ma mère, qui dansait le bee-bop dans les caves de
Saint-Germain des Prés, qui rêvait peut-être d’être
Juliette Gréco, devait me raconter, l’année du bac, les
caves enfumées, le boulevard Saint-germain avec le café de
Flore, pendant diurne de la Rhumerie martiniquaise, la
3
trompinette de Boris Vian qui crachait sur les tombes,
tandis que le monsieur à lunettes qui écrivait dans les
cafés, allait pisser sur la tombe de Chateaubriand. En
voilà des actes d’héroïsme ! Qui nous vengeaient un peu de
l’ennui distillé par Le génie du christianisme ; il fallait bien
que quelqu’un nous dise comment démythifier la beauté
forcément usurpée - puisque c’était le professeur qui nous
la montrait- de « la nuit dans les désert du nouveau
monde », œuvre de ce mauvais nageur, qui s’était trouvé au
confluent de deux siècles comme au confuent de deux
fleuves, et qui avait le cul entre deux chaises ! Qu’il
était réconfortant de découvrir que l’on pouvait oser, que
Monsieur de Chateaubriand était un être compissable ! Nous
voulions des certitudes : nous les tirions, à grand peine,
de nos dissertations écrites pour plaire. Mais nous
naviguions à l’aveuglette, entre la frilosité des
programmes officiels et les rumeurs de la rue. La guerre
d’Algérie battait son plein. René Coty retournait à ses
parfums. De Gaulle pointait à l’horizon. Que de délicieux
frissons (il allait enfin se passer quelque chose) quand on
parla de parachutistes prêts à faire un coup d’état en
sautant sur Villacoublay, Orly, le Bourget. Nos professeurs
de philosophie nous abreuvaient de Descartes et d’Auguste
Comte. Nous ricanions volontiers avec Voltaire, nous
pleurnichions avec Rousseau. Mais, pour notre compte, nous
lisions Camus, c’est à dire L’Étranger et peut-être La peste, en
même temps que Nietzsche et son Zarathoustra. Nous faisions
un peu semblant de feuilleter Hegel. Marx, dont nous ne
4
savions rien, nous était une référence évidente. En vérité,
nous étions un bétail pensif, corvéable et malléable à
merci. Sartre en profita. Le voulait-il ? Je n’en sais
rien.
Mais c’est un fait. Martin du Gard, dans son Journal
en date du 8 novembre 1945, notait : « Sartre va polariser
toute la jeunesse en quête de directives, et le mouvement
qui s’ébauche magistralement sera d’ici peu général. Un
nouveau palier se construit où siègera pour un temps la
vérité de demain. Nous autres, nous n’avons plus qu’à
disparaître, les uns dans la réprobation, les autres dans
l’oubli »1
C’est à ce moment là que La nausée nous prit. De
L’étranger, nous n’avions pas retenu grand-chose. À la mort
d’une mère, on peut rester des heures à fumer dans son lit
et quand le soleil vous éblouit, il peut se faire que, ah
la la, quelle affaire, on tire sur un arabe dont on se
demande ce qu’il faisait là2. On est condamné à mort, ce
qui est dans l’ordre des choses, et l’on en restait là.
Roquentin était quand même plus clair. Surtout, il faisait
des choses, il était action, pensée, jugement ou il les
impliquait ; il ne nous glissait pas entre les doigts,
comme Meursault ; à vrai dire, s’il nous exaltait, c’était
1 Je dois cette référence à Angels Santa qui la cite. 2 C’est en vertu de cette radicale incompréhension de notrejeunesse que nous avons infligé la lecture de ce livre, pendant une bonne vingtaine d’années, à nos étudiants successifs. Je m’en accuse, et je les plains car notre propos était pervers : il ne s’agissait de rien moins que de les désespérer. Mais Sartre a fait pire.
5
dans l’horreur, et cette horreur-là venait sans doute
consoler l’horreur que nous avions de nous-mêmes. Quelle
conslotaion : il y avait pire que nous !. Certes, nous
n’avions pas encore lu Le mythe de Sisyphe et encore moins L’être
et le néant. Nous avions tellement envie de croire que nous
allions pouvoir croire n’importe quoi.
Et c’est ainsi que nous ne savions pas encore que nous
étions sommés d’admirer la laideur du monde et des hommes ;
cela était supposé nous rendre lucides, donc libres. Enfin
nous n’étions plus une obligation d’existence ; aucune
injonction ne nous concernait. Face aux valeurs
traditionelles du travail et de l’effort, il suffisait de
se proclamer existentialiste pour que, privés de cause et
de finalité, à l’ombre de Parménide et de Schopenhauer
(mais nous ne le saurions que bien plus tard), dénués de
raison d’être, nous pouvions commodément devenir des êtres
dénués de raison. Ce qui clouait le bec au sempiternel
« Sois donc raisonnable » de nos parents.
On se remet de tout. Mais nous l’avons échappé belle.
Je lui en veux de nous avoir fourvoyé dans des culs-de-sac
plus désespérants les uns que les autres. Aujourd’hui, je
dis simplement : Jean-Paul Sartre m’a fait perdre mon
temps. Il n’en avait pas le droit. Il ne s’en est pas
privé.
Mais le pire était à venir. Un petit livre, paru en
1946, devait encore renforcer nos convictions. Ce fut
L’existentialisme est un humanisme auquel s’ajouta, pour un temps,
la caution chrétienne de Gabriel Marcel, de Maritain, et de
6
quelques autres. Même pour un non-croyant, enfin, disons un
agnostique superbe et généreux, une caution chrétienne, ça
fait sérieux. Ce fut une opération médiatique impeccable,
dirait-on aujourd’hui. Humanisme ! ce n’était pas rien.
Cela fleurait bon la Renaissance et le brave Rabelais au
moyen duquel on nous avait de longue date convaincus que
nous avions bien de la chance d’être des écoliers de la
République plutôt de les victimes des sorbonicoles.
« Humanisme » emportait l’adhésion, comme s’il suffisait de
le dire pour que cela fût vrai. Or c’est de là que
sortirent bien des fascinations : la liberté comme
désespoir, l’enfer comme horizon immédiat, la contingence
comme fatalité, et le droit de juger, d’excommunier, de
ridiculiser tout ce qui nous faisait obstacle. Nous en
avions un bel exemple : « Tout anti-communiste est un
chien ». Tel pouvait être le style. Et j’ai honte qu’il ait
pu me séduire.
Car je ne voyais pas que le philosophe était devenu
moraliste, et des pires ; de ceux qui dénient à quiconque
le droit de s’opposer à eux. L’Inquisition avait fait des
procès. Nous allions faire des lynchages. Dans la foulée du
grand homme qu’il avait toujours voulu être, nous pouvions,
comme lui, cautionner les causes les plus douteuses, quand
elles n’étaient pas criminelles, et nous avions bonne
conscience parce que nous étions détenteurs de la vérité.
Face à un monde en pleine deliquescence (mai 68 allait
bientôt le montrer), Sartre était devenu Monsieur La
Vérité, Monsieur Droits de l’Homme, bref, nous étions
7
passés, sans trop nous en rendre compte, de la philosophie
à la politique ; ce n’est peut-être pas un mal en soi.
Après tout, la théorie de l’engagement nous semble encore
légitime, même si nous ne nous faisons plus guère
d’illusions sur l’efficacité qui en résulte. Quand même :
Voltaire avait bien raison de défendre Calas, comme Zola
d’être dreyfusard. Encore faut-il savoir au service de quoi
l’on s’engage; mais nous n’y regardions pas de si près et
nous n’allions pas tarder à passer de la politique à la
mauvaise foi. Mais ce péché nous était pardonné d’avance.
On lit, en effet, dans L’être et le néant, « la mauvaise foi est
d’abord fuite devant la liberté », c’est à dire l’angoisse
que la liberté, ce don précieux (et improbable) procure.
Autrement dit : être libre, c’est choisir… mais nous
n’avons pas le choix. Ce qui, traduit dernièrement par
Djamel, peut se ramener à ceci : « Vous n’avez aucune
chance. Saisissez-là ! »
Abreuvés de notions plus contondantes les unes que les
autres, et qui émaillent les œuvres suivantes, culpabilité,
inauthenticité, statut ontologique du salaud, mauvaise foi,
libre arbitre, nous ne pouvions comprendre que le fait
d’exister sans cause, fît de nous des criminels nauséabonds
et obscènes, comme les arbres du square de Bouville ! Ou
alors, c’est que tout est nauséabond et obscène, à
commencer par Jean-Paul Sartre lui-même, ce qui ne nous
conduit pas très loin.
Il est clair que « tout n’est pas pour le mieux dans
le meilleur des mondes possibles », que pour pouvoir
8
« cultiver son jardin » il faut posséder un jardin.
Utopiste ou pessimiste, le philosophe me donnait des
recettes ; c’est à ce prix qu’il pouvait faire le poids
face au discours religieux. S’il était difficile d’imaginer
Sisyphe heureux, Valéry, au moins, nous faisait rire en
constatant qu’en poiussant son caillou, au moins, il se
faisait des muscles. Ce qui me dérange aujourd’hui plus
qu’hier, c’est d’abord cette obsession pour le dénigrement
qui constitue la perversion majeure de la philosophie
moderne, celle que Sartre, justement, inaugure. C’est
Octavio Paz qui le dit de la façon la plus claire : « C’est
la critique qui permit à Kant et à Hume, à Diderot et à
Voltaire de poser les fondements du monde moderne. Leur
critique et celle de leurs héritiers du XIXème et de la
première moitié du XXème siècle fut une critique créatrice.
Mais nous, [que de générosité dans ce « nous » !] nous
avons perverti la critique, nous l’avons mise au service de
la haine de nous-mêmes et de notre monde »3. Le
moralisateur nous entrainait maintenant au masoschisme et à
la dépression généralisée, il inaugurait l’ère du soupçon
universel, de la dénonciation des préjugés et surtout du
préjugé qui faisait de quoi que ce fût quelque chose de
néfaste..,sauf lui. Quoique « inconstant et divers »,
Sartre n’a cessé de dresser un tableau du monde en noir et
blanc : maîtres et esclaves, ouvriers et bourgeois, Russie
contre Amérique, Occident contre le Tiers Monde, dominants
3 Cité par A. Kinkielkraut.
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et dominés. Cette simplification avait certes le mérite de
la clarté ; ça ne la rendait pas moins réductrice.
Car ce maître étant perdu de nature pour l’humanité
des esclaves, incapable qu’il est de sortir de son rôle
(puisque nous en jouons tous un) est bien le monstre à
détruire. L’avenir du monde se trouve défini comme sa
propre destruction de la part de ses propres victimes. je
sens soudain que les « feuilles mortes » vont se balayer à
la pelle. Cette violence abstraite, générale,
simplificatrice à l’extrême, dont les récents événements
français sont une bonne illustration, ne résout rien, elle
envenime les choses. D’ailleurs, ce Jean-Paul Sartre-là
pourrait relire la fin de son Huis-clos :
« INÉS :….C’est déjà fait, comprends-tu ? Et nous
sommes ensemble pour toujours. »
Ce qui la fait rire. Puis fait rire tout le monde.
Puis personne ne rit plus et Garcin dit : « Eh bien,
continuons ».
La vérité, disait Oscar Wilde, n’est jamais simple !
L’engagement de l’intellectuel est sans doute une
fatalité de son histoire. Mais elle n’est pas le mérite du
seul Sartre. Louis XIV avait lui aussi ses goulags, son bon
plaisir, sa tyrannie ; ce qui n’a pas empêché Pascal
d’écrire Les Provinciales.
Mais il est un autre aspect de la question de
l’engagement qui ne peut être ignoré. C’est l’abandon de la
philosophie, cette lecture supposé « sage » de l’état du
monde et de l’homme. Ayant découvert que l’écriture,
10
quoiqu’on fasse sera toujours tesis et non praxis, Sartre
invite le philosophe à ne plus philosopher. Peut-être, dans
sa grande clairvoyance, prévoyait-il les réformes
successives des programmes scolaires et recherchait-il une
possibilité de reconversion dans l’agit-prop. Toujours est-
il que pour un professeur agrégé de philosophie, il n’a
guère professé. Mais surtout, en vertu de ce statut de
Monsieur Vérité dont je parlais tout à l’heure, il a lancé
la mode du philosophe qui s’occupe de tout et de n’importe
quoi, qui a des opinions sur tout, qui a le devoir de
devenir médiatique, à la mode, touche-à-tout, et le droit
de pontifier. C’est le père de tous les Althusser,
Glucksman, Deleuze, Bernard-Henri Lévy, Finkielkraut, tant
d’autres aujourd’hui capables d’opiner, du haut de leurs
philosophies respectives, sur la guerre du Vietnam, la
politique scolaire, le problème des banlieues aussi bien,
sinon mieux, que sur l’hétérogénéité des effets et des
causes ! Que l’on retrouve tour à tour critiques
littéraires, sociologues, psychanalystes, politologues,
éditorialistes, à peu près tout, sauf professeurs
d’équitation ou femme au foyer. Ses maîtres, Bergson,
Heidegger, Hegel, n’auraient jamais osé ! Car il ne s’agit
plus de ces sautes d’humeur comme celles de Mauriac – qui
ne se disait pas philosophe - dans ses Blocs-notes de naguère,
brèves, lacérantes, mais sans lendemain. Au contraire ce
sont des tentatives réitérées de prises de pouvoir
intellectuel, d’emprise sur le monde et les hommes, de
conquête d’une sorte de papauté idéologique. Plus
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d’émission de format table-ronde sans son philosophe
obligé, plus d’ONG sans son philosophe égaré portant
témoignage : et toujours dans le même sens. Celui qui vise
à nous donner mauvaise conscience, à dénoncer, stigmatiser,
donner tort. C’est ainsi, comme le disait déjà Novalis que
« la philosophie est l’acte par lequel le philosophe se
consume ». Et j’ajoute, ce qui n’engage que moi, que cette
philosophie-là, qui ne me conduit qu’à l’indignation, est
franchement infumable ! Non parce que, en dernière analyse,
elle constitue au moins l’exercice du droit de chacun à la
libre expression, qui me semble légitime, mais surtout
parce qu’elle est stérilisante. À force de dénier le sens,
ou d’en démontrer l’inanité, la créativité dépérit puis se
meurt dans la tautologie ou le psittacisme. Malraux faisait
observer dans une conférence prononcée à l’ONU que Suger,
Saint Bernard et autres respectables penseurs du passé,
n’étaient strictement pour rien dans la créativité des arts
de leur temps. Et c’est pour cela qu’ils purent s’épanouir.
Tandis que la peinture née du réalisme marxiste n’ewst pas
de la peinture ; tandis qu’Eisenstein dut cesser de tourner
quand on voulut mettre le nez dans ses scénarios avant
qu’ils ne les transforme en images.
Ce qui m’amène à l’essentiel de ces reproches. Ce qui
nous concerne de plus près et, si nous n’étions victimes de
l’amalgame qui a fait mettre l’éthique, l’esthétique, la
métaphysique, la phénoménologie et le politique dans le
même chapeau, nous devrions avoir eu la sagesse de nous
taire et, notamment, de ne pas célébrer un tel colloque. Je
12
veux parler de la conception de l’œuvre d’art, de la
position du créateur et de la situation du critique.
Il faut revenir à la notion de contingence : ce qui
peut ne pas être, la nécessité de l’absence de nécessité de
toute chose, écrivain y compris. Comment peut-on avoir
écrit l’Imaginaire après La Nausée ? Si l’image ne constitue
rien d’autre qu’une structure particulière quoique
essentielle de la conscience, alors « l’œuvre d’art est un
irréel » par rapport au réel contingent, dont la nécessité
ne se fait donc pas sentir. Comment concilier le désir de
représenter, désir esthétique, avec l’rréalité de son
assouvissement. On peut toujours se dire que, dans
l’exercice obstiné d’un masochisme inévitable, c’est dans
l’expérience fascinante de la lecture et de l’écriture que
je fais l’expérience de la contingence même. Je me vautre
dans le nauséeux pour mieux en apprécier la gluance. Et le
champion en est, sans conteste, celui qui écrit à la
première personne, comme l’auteur des Mots. Ainsi réduite à
la rédaction de la contingence, l’écriture ne débouche sur
rien d’autre que son inexistence en tant que telle, ce que,
rejoignant par là l’étonnement d’Emmanuel Mounier, l’on
peut étendre à l’ensemble d’une pensée et s’étonner avec
lui : « C’est un singulier paradoxe que cette doctrine a
lancé le mot existentialisme. Il conviendrait plutôt d’y
parler d’inexistentialisme »4. Ce qui serait une façon
d’expliquer les grands inachèvements, ceux des Chemins de la
liberté comme celui de L’Idiot de la famille.
4 Introduction aux existentialismes, Paris, Denoël, 1947, p. 42.
13
Nul n’a mieux analysé les paradoxes et les
contradictions sartriens dans le domaine de l’Imaginaire
que Gilbert Durand, dans son introduction aux Structures
anthropologiques de l’Imaginaire5. Partant de la conception
bergsonienne qui fait de l’image un simple doublet
mnésique, de sorte que l’esprit humain peut se réduire à
une collection de diapositives, un présentation Powerpoint
à géométrie variable, ce qui évacue comme problème
négligeable, notre gênante capacité d’associations
inattendues et donc de création, il emprunte ensuite la
voie, alors royale, de la phénoménologie. L’image, en tant
que conscience est transcendante, mais sa principale
caractéristique est de ne pas être. Comment imaginer le
transcendant du non-être ? En fin de compte, l’image n’est
qu’un sous-produit méprisable, une dégradation du savoir.
Le rêve lui-même, grand producteur d’images, est assimilé à
l’erreur chez Spinoza. Nous revoilà plongé dans
l’imagination maîtresse de fausseté. Comment pourrait-elle,
alors, décrire, par exemple, la nausée ? Ou, si l’on
préfère, comment l’irréel fallacieux peut-il rendre compte
de l’inexistence ? Et les psychanalystes, grand
consommateurs d’images et de rêves pourront en faire leurs
beaux dimanches…Et Sartre d’avoir ses nerfs sur le dos de
Baudelaire et de Faulkner, entre autres. Incapable
d’envisager le rôle essentiel de l’œuvre d’art et l’aspect
déterminant de son terreau imaginaire, le romancier et
l’homme de théâtre se voient ainsi limités à la surenchère,
5 Vid. op. cit. Paris, Bordas, 1984, 10ème ed., notamment les pages 16 à 23.
14
la surcharge, l’outrance, destinées, comme c’est la règle
chez lui, à se doter des moyens de pouvoir conclure sur la
plus féroce dérision. Heureusement, ce n’est pas la plus
dangereuse des paranoïas Mais Sartre oublie surtout que
l’homme et l’art ne sont pas nés d’hier et qu’il semblerait
que le fait religieux et la magie aient eu naguère quelques
rapports avec l’acte de création. L’art paléolithique, le
« sourire de Reims », Rubens et Rembrandt, Racine et
Corneille, Hugo et Baudelaire en témoignent profusément.
Toute l’anthropologie pèse sur l’autre plateau de la
balance. Mais Sartre ne s’embarasse pas pour si peu. En
vérité, il n’en a cure. C’est ce qui fait écrire à Gilbert
Durand que tout compte fait, il pratique lourdement un
hyper-réalisme à la Zola doublé d’une philosophie à la Paul
Bourget, c’est à dire limitée par ses préjugés solipsistes
et son psychologisme suranné6.
C’est précisément ce que l’on verra dans un domaine
qui nous concerne au premier chef, et qui a pu nous éblouir
un instant, à vrai dire plus par la clameur, le vacarme et
le volume que par le poids ; ce domaine est celui de la
critique littéraire. D’emblée, on est en droit de se
demander s’il avait valu la peine de nous acharner avec
tant d’ignorance et de mauvaise foi sur ce forçat obstiné
des lettres que fut en son temps Sainte-Beuve, et sur ses
continuateurs, comme Lanson, dont on nous brossait naguère
encore de féroces caricatures. On peut se demander si
Sartre avait lu, et compris, Proust et si, lui qui, il le
6 J. Laurent abondait dans ce sens. Vid « Paul et Jean-Paul », Table Ronde (février 1950).
15
confesse sans sourciller dans de nombreuses interviews,
était menteur comme un arracheur de dents, il n’avait pas
compris qu’à l’évidence, le moi social n’a rien à voir avec
le moi littéraire, faute de quoi l’écriture relèverait tout
bêtement de la décalcomanie. Le mentir-vrai, s’il est une
éthique discutable, n’en reste pas moins une esthétique
productrice. De Stendhal à Aragon, de Gide à Modiano et à
Doubrovsky, nous en connaissons et apprécions les fruits.
Nous le savons aujourd’hui, et ce n’est pas le moindre de
nos soucis : la génétique débouche sur le clonage. Valéry,
qui ne se prenait pas pour un philosophe, et qui cependant
en était probablement un, ayant mesuré, au moyen de ses
Cahiers, l’impossibilité d’une création véritablement
autonome, écrivit La Jeune Parque et fit ses adieux à la
littérature ; ceci a l’avantage d’être clair. Nous savons
où se situait Valéry ; et nous savons aussi que la
littérature, l’art, la création en général, conserve
toujours ses zones d’ombre et de mystère. C’est bien pour
cela que nous lisons et que nous écrivons.
Nous savons que la démarche critique de Sartre est une
réaction à la psychanalyse freudienne, qui avec Marie
Bonaparte, le Dr Lafargue, Charles Mauron ou Max Milner n’a
pas produit que des sottises ; à Proust, qui lui avait
réussi à terminer La recherche, au structuralisme
inquisitorial et totalitaire ( qu’il regardait de haut,
d’ailleurs). Nous savons que la notion d’inconscient lui
semblait incompatible avec celle de liberté ; ce qui est
une déclaration d’intention, mais n’emporte pas
16
nécessairement l’adhésion. Car le préfixe privatif (in-) –
dont la psychanalyse ne s’embarasse guère – en français de
France, signifie quelque chose, peut-être ! Pour dire les
choses d’une façon simple, ce n’est pas parce que je ne
peux pas aller me promener dans le soleil que le soleil
n’existe pas et que le soleil est incompatible avec ma
liberté, ou vice-versa. Simplement, ma liberté a des
limites, et c’est justement ce que l’auteur des Chemins de la
liberté, d’une façon finalement assez puérile, n’accepte pas.
Il s’en tire habilement en proclamant que la liberté
humaine est toujours située, et que cette situation définit
l’être, ce qu’il peut être, ce qu’il peut faire. D’où la
manie de la causalité suffisante et efficace. Il faut se
souvenir des reproches adressés à Taine quand il prétendait
expliquer La Fontaine ou Racine en fonction de la race, du
milieu, du moment, plus la « faculté maîtresse », pour
mesurer l’exigüité de ce point de vue scientiste attardé.
« Allez, que tout fût simple, tout vous semblerait vain »
disait la Jeune Parque à son Philosophe. Compliquons donc
un peu plus.
Si l’inconscient est à proscrire, rabattons-nous sur
le conscient et le subconscient. La conscience sartrienne,
est, on le sait source de toute négativité. L’être est
incapable de se saisir, d’être présent à lui-même, il s’y
néantise. Il me semble que Sartre confond le néant et
l’indéterminé. Ce n’est pas parce que je ne peux me saisir
que je n’existe pas. Mais Sartre n’aime pas que les choses
lui résistent, et, quand c’est le cas, il les nie, ce qui
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est une façon de se débarasser du problème. Ce que
démontre, à chaque scène, Le Diable et le Bon Dieu. Je conçois
que le pour-soi soit une fêlure de l’être, une faille (par
laquelle, justement, le monde s’engouffre) ce qui permet
l’acte créateur (mais ne le détermine pas, sinon les Sartre
seraient légion). Mais il manque à cette péréquation un
concept dont pourtant les plus grands phénoménologues, qui
est la notion « d’être-pour-le-monde », sans lequel « l’en-
soi » et le « pour-soi » ne peuvent déboucher que sur
l’autisme. Déterminer que le temps, chez Faulkner, la
passivité et l’hystérie chez Flaubert, le mal chez Genet,
l’échec chez Baudelaire, sont des moyens de pallier la
vocation néantisante de la conscience, est une découverte
que la psychocritique, avec toutes ses limitations, serait
bien capable de faire. Mais prétendre que tout dans une
œuvre a été expressément voulu, que l’artiste a été aussi
libre dans son projet que dans les moyens mis en œuvre pour
le mener à bien, donne certes l’illusion d’une liberté,
mais fait bon marché du rôle du désir d’être-au-monde qui
motive tout acte de création, tout en en faisant
l’aliénation. Qui n’écrit sinon pour être lu ? Qui ne se
soucie en rien de sa réception ? Qui ne désire être
« reconnu » ? C’est ce que disait Cocteau : « Il est bien
temps qu’on m’envisage, moi qu’on a tant dévisagé »7. Les
lacaniens ont judicieusement récupéré ce facteur
déterminant : je ne parle pas, ON me parle ; c’est le
7 Vid. Requiem
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regard de l’autre qui me constitue, etc. C’est peut-être à
devenir fou, mais je suis aliéné.
Dans sa quête effrénée, et d’ailleurs insatisfaite, de
la liberté de la conscience, que la situation de l’écrivain
confisque sitôt qu’elle se manifeste dans l’œuvre, il est
amusant de constater que L’idiot de la famille s’interrompt
justement au moment même où Flaubert commence à écrire
Madame Bovary : le projet est terminé, le livre peut
s’écrire. Or, c’est bien ce qui arrive au narrateur de La
Recherche du temps perdu. Tous les chemins mènent à Rome ; et
l’acte créateur peut s’appréhender de bien des façons,
toutes fausses, toutes vraies, toutes ni vraies ni fausses,
toutes, en dernière analyse, se heurtant à l’irréductible
mystère. La plurivocité, la polysémie, la lecture plurielle
ne sont pas des concepts dont on peut faire aisément table
rase aujourd’hui.
En fin de compte, ce qui me gène le plus dans la
pratique critique de Sartre, ce n’est pas tant le
psychologisme suranné, que, malgré son jargon, il pratique
comme Monsieur Jourdain parlait en prose, ce n’est pas la
hargne qu’il professe pour la psychanalyse, notamment parce
que les concepts qu’il utilise ressemblent fort à ceux
qu’il rejette8 ; nous savons qu’il aime à jongler
dangereusement avec les notions qu’il combat. Ce qui me
dérange, parce qu’il me semble que l’homme et l’œuvre n’en
sortent pas grandis, c’est l’instrumentalisation de l’un et
de l’autre. Mettre la « névrose objective » à l’origine de
8 par exemple, les notions de « libido » et de « complexe ».
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tout acte créateur ne fait pas une large place au génie :
ce n’est pas parce que Baudelaire se sentait seul que les
nombreux miracles des Fleurs du Mal s’en trouvent mieux
expliquées. Faire de l’œuvre d’art9 « la totalité d’une
personne, d’un milieu, d’une époque, de la condition
humaine » est certes aussi vrai que vague, mais ajouter
« Ce sourire de la Joconde, je dirai qu’il ne « veut » rien
dire, mais qu’il a un sens : par lui se réalise l’étrange
mélange de mysticisme et de naturalisme, d’évidence et de
mystère qui caractérise la Renaissance », c’est arracher
l’œuvre des mains de son auteur, c’est confondre le sens et
la signification. Nous sommes encore quelques-uns à penser,
je veux le croire, que ce qui est exaltant dans notre
travail, c’est précisément de mettre à jour, non ce que les
œuvres disent, mais justement ce qu’elles « veulent » dire,
ce qui n’est pas l’évidence, ce qui est le mystère, le
« petit pan de mur si bien peint en jaune » de La Recherche
et qui peut mener très loin.
J’aurais ici beau jeu, pour faire bon poids, et
apporter de l’eau à mon moulin, de faire remarquer que la
psyché de l’auteur n’est pas seule au monde et que quelques
notions junguiennes auraient été les bienvenues, non tant
sur le plan de l’inconscient collectif, que dans les
domaines du masque (la « persona »), de l’ombre ( qui
pourrait dialoguer utilement avec la « névrose objective »)
et surtout d’individuation, c’est à dire de tentative
d’assouvissement d’un désir d’être-au-monde, d’être-pour-
9 Vid Situations IV, p. 30
20
le-monde afin de pouvoir être-en-soi et pour-soi d’une
façon sans doute plus authentique. Mais je me contenterai
de signaler ces pistes.
J’en termine avec ces « reproches ». Sartre est certes
incontournable dans son siècle. L’est-il aujourd’hui ? J’en
suis moins sûr. Son influence est-elle d’un grand poids
cent ans après sa naissance : les enquêtes disent que non.
Ni le philosophe, ni l’intellectuel engagé, ni le critique
n’ont fait école. Ce n’est plus un reproche : nous serons
nombreux à avoir cela en partage dans cent ans. Incroyable
mélange de courage, d’honnêteté, de lâcheté et de mauvaise
foi, il fut sans doute un « mal nécessaire et ingrat » qui
nous a donné l’idée néfaste d’un absolu universel. Ainsi de
la liberté, dont j’ai assez parlé. Il me semble que la
position de Ricoeur est à la fois plus nuancée, plus
modeste, et plus courageuse aussi : « Je conçois la liberté
comme une possibilité et un obstacle, une négociation
permanente, et non comme cet absolu que voulait Sartre ».
Oui, nous l’avons échappée belle. Car le néant peut
conduire au nihilisme, et c’est ainsi qu’est né le sujet
moderne : se coupant de la transcendance du sens, refusant
même d’en considérer la possibilité, il débouche sur des
formes de fragmentation, de morcellement, psychologique,
politique, culturel et social les plus aberrantes. Mais il
est vrai : le propre du désert, c’est qu’il n’y est point
de repères. Sartre « inconstant et divers », « multiple et
buissonnier ». Certes. Capable d’autocritique ?
Assurément : c’est d’ailleurs ce qui l’a perdu. Au lieu
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d’en célébrer l’échec, il eût été bien inspiré d’emprunter
à Baudelaire sa définition de la liberté : « le droit de se
contredire et de foutre le camp ». Au lieu de cela, il a
tenté de tout régler par la raison raisonnante, celle qui
inspire L’être et le Néant comme La critique de la raison dialectique. Ce
qui n’a rien changé au mystère de l’art. À l’aube du siècle
des lumières, Fontenelle, dont nos manuels, dans leur
naïveté vénéneuse, font encore le précurseur, disait
pourtant : « Si le monde était mené par la raison, il ne se
passerait rien ». Ne l’oublions pas.
Alain Verjat
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