7/26/2019 Joseph Moreau - Nature Et Individualit Chez Spinoza Et Leibniz
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Revue Philosophique de Louvain
Nature et individualit chez Spinoza et LeibnizJoseph Moreau
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Moreau Joseph. Nature et individualit chez Spinoza et Leibniz. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, tome
76, n32, 1978. pp. 447-456;
doi : 10.3406/phlou.1978.6001
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1978_num_76_32_6001
Document gnr le 24/05/2016
http://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1978_num_76_32_6001http://www.persee.fr/author/auteur_phlou_175http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1978.6001http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1978_num_76_32_6001http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1978_num_76_32_6001http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1978.6001http://www.persee.fr/author/auteur_phlou_175http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1978_num_76_32_6001http://www.persee.fr/collection/phlouhttp://www.persee.fr/7/26/2019 Joseph Moreau - Nature Et Individualit Chez Spinoza Et Leibniz
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Rsum
La distinction releve par Spinoza entre la srie des choses fixes et ternelles et celle des choses
singulires changeantes correspond deux manires de considrer les modes finis, d'une part dans
l'ternit de leur essence, d'autre part dans l'existence spatiotemporelle. Chaque chose singulire est
conue comme une essence individuelle, qui est une dtermination particulire de l'essence ternelle
de Dieu, et travers laquelle s'exprime sa puissance infinie, de sorte que chaque essence singulire
est une force ou conatus. Par l est prfigure la conception leibnizienne de la monade, qui pr
suppose la distinction entre l'ordre des phnomnes, rgis par les lois de la mcanique, et le monde
des substances, o rgnent le dynamisme mtaphysique et l'harmonie spirituelle. En outre, la
considration des monades comme parties totales claire rtrospectivement la notion spinoziste
des modes, qui ne sauraient tre confondus avec de simples parties.
Abstract
The spinozistic distinction between fixed ; eternal things and singular mutable things amounts to
consider the finite modi either in their eternal essence or as existing in space and time. Every singular
thing is conceived as an individual essence, which is a particular determination of God's eternalessence and thereby an expression of His infinite power, so that each singular essence is vis or
conatus. This conception prefigures the leibnizian monad, by which a distinction is presupposed
between the course of phenomena, ruled by the laws of mechanics, and the realm of substances,
endowed with metaphysical dynamism and aiming at spiritual harmony. Moreover, looking back from
monads as partes totales on spinozistic modi, these are faced as not being mere parts.
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Nature
et
individualit
chez Spinoza et Leibniz
*
Leibniz tait le contemporain de
Spinoza et
de Malebranche,
et
c est en
raction
leurs
vues
qu il
a labor son propre systme;
il
garde
cependant
avec
eux un point de
vue
commun, une conception
fondamentale, le
thocentrisme :
l Univers ne
se
comprend
pas
sans
Dieu.
Pour Malebranche,
Dieu seul
est
cause : tous les
mouvements
de l Univers
sont des
effets
directs
de
sa, volont, s exerant selon
des rgles qu il s est
prescrites
dans sa sagesse le
choc
des corps n est
pas la cause du mouvement,
mais
l occasion
de
sa distribution suivant
les lois
de
la nature,
tablies
par
Dieu; et
d une manire gnrale, ce
que
nous appelons des causes naturelles ne sont
que
des causes
occasionnelles l.
Pour Spinoza, Dieu
seul est substance, c est--dire
que tous
les tres
particuliers ne sont que
des
expressions
de son
existence infinie,
ternelle,
ncessaire, et toutes
ces
expressions
drivent ncessairement de
la
nature
divine,
comme
il
rsulte
de
la
nature du
triangle
que la
somme de ses angles est gale
-
deux
droits2.
Ces
deux
doctrines, l occasionalisme
de
Malebranche et le
panthisme spinoziste, paraissent en
opposition
radicale; l une exalte la
puissance
divine
au point
d abolir la
nature 3 ; l autre tend identifier
la causalit divine avec la ncessit naturelle4. Cependant Leibniz
les runit dans un reproche commun
:
l occasionnalisme, qui dnie
aux choses cres toute efficace, abolit par l-mme leur distinction
rciproque,
ce
qui
fait la
nature
ou
essence
de
chacune
d elles;
elles
*
Cet article est la version franaise d'une communication prsente en allemand
au IIIe Leibniz-Kongress, Hanovre
(12-16
nov. 1977).
1
Malebranche, Recherche
de
la Vrit,
VI,
2e
part.,
chap. 3; Entretiens sur la
mtaphysique, VII, 10.
2 Spinoza, thique,
I
14; 17
scol.
3 Malebranche, Recherche de
la
Vrit,
XVe
claircissement, notamment
5e
Preuve,
Rponse
:
Si
la
nature de
la
philosophie
paenne est une
chimre...
4
Spinoza, thique IV, Prface
:
Ratio igitur
seu
causa, cur Deus
seu natura
agit
et
cur
existit,
una
eademque
est.
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448 Joseph
Moreau
tendent de
la sorte
s vanouir
en des modifications fuyantes, des
manifestations
superficielles
d une
substance unique,
comme dans le
spinozisme 5.
Ce
reproche tombe
doublement
faux,
car
1
si Malebranche
rejette
la causalit naturelle
au bnfice de
la volont toute-puissante
de
Dieu, il ne
peut donc
tre accus
de tendre au
naturalisme spino-
ziste, dans lequel les choses
ne sont
pas produites par
la
volont de
Dieu, mais
rsultent de
la ncessit
de
sa nature6; 2 si les choses
singulires
ne
sont pas dans le spinozisme des substances,
-
elles se
dfinissent nanmoins,
chacune
dans
son essence propre,
comme des
modes finis, dont la distinction est fonde
de
toute ternit dans la
nature absolue
de
Dieu 7.
Cependant,
ces
deux
doctrines,
que
Leibniz
enveloppe dans
une
mme rprobation,
il
les rcupre en les transposant dans
l laboration d son systme.
Ce que Leibniz retient
de
Malebranche, c est
que
les
corps
sont
incapables d agir les uns sur les autres.
Cela dnote,
ses yeux,
que
l tendue et le mouvement ne sont que des phnomnes
:
la ralit ne
peut rsider
que dans la. force8.
Celle-ci est; saisie
comme une
grandeur
qui
se drobe
l imagination,
mais
qui
se
prte la
dtermination
par le calcul9, et dans laquelle
s exprime.
l activit
de: substances
immatrielles,
conues
comme
des;
units
formelles
ou
monades, en
lesquelles se rsolvent ces composs ou agrgats
que
nous appelons
des
corps 10.
Le
mcanisme
gomtrique de Descartes
doit tre
subordonn, estime Leibniz,
un dynamisme mtaphysique11.
5
Leibniz, De ipsa
natura ..., 8 :
ac
proinde res omnes esse
tantum evanidas
quasdam
sive fluxas
unius divinae
substantiae permanentis
modificationes
...; et
quod
eodem
redit, ipsam naturam
vel substantiam rerum
omnium
Deum
esse.
Cf. Ibid., 15
(G.
Phil, IV
508-509,
515).
6
Spinoza, thique,
I
17,
scol.
7
Id., Ibid.,
1
25,
cor. : Res
particulares nihil sunt nisi Dei ,
attributorum
affectiones,
sive
modi,
quibus
Dei
attributa certo
et
determinato
modo
exprimuntur.
8 Leibniz, Specimen dynamicum (G. Math., VI 235) : In rebus corporeis esse
aliquid praeter
extensionem, imo extensione
prius, ... nempe
ipsam
vim
naturae ubique
ab Autore inditam, quae ... oportet ... ut intimam corporum
naturam
constitut.
9
Id.,
Ibid. (VI
241)
: Hinc igitur, praeter
pure
mathematica
et
imaginationi
subjecta, collegi quaedam metaphysica solaque mente perceptibilia esse admittenda.
Animadv. in
Cartesium
II,
ad art. 64
(G.
Phil., IV 391) : aliquid
Metaphysicum
...,
independens a
notionibus
quas praebet imaginatio, referendumque ad substantiam
extensionis
expertem.
10
la,
Systme nouveau de la nature..., 3
et
11; (G. Phil., IV 478, 482-483).
11 Id., Animadv. in
Cart.
II, ad
art. 64 {Ibid., IV 391): La considration de la
force transitum facit a Metaphysica ad naturam, a materialibus ad immaterialia .
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Nature
et
individualit chez Spinoza
et
Leibniz 449
Ce
que
Leibniz
a
trouv
chez
Spinoza, c est l exemple
d une telle
subordination.
Mais cette
prfiguration,
dans
le
spinozisme,
de
la
mtaphysique leibnizienne n est point avoue par Leibniz, qui met
au contraire en relief tout ce qui dans le spinozisme
s oppose
la
thologie traditionnelle, la vision
tlologique de
l Univers, regard
comme. un ouvrage de
Dieu,
conu par
son
entendement
et ralis
par sa volont.
Cependant Spinoza ne rejette pas absolument l entendement et la
volont
de
Dieu;
mais
ils n appartiennent pas, selon lui,
sa nature
absolue; ils ne sont pas des attributs au moyen desquels nous
pourrions
concevoir
son
essence, mais seulement des
modes de
l attribut
pense,
comme le mouvement
et
le repos sont des modes de
l tendue12. Spinoza
n exclut
pas
un
entendement: infini
de
Dieu, mode
infini de
la pense,
auquel correspond dans l attribut de l tendue
l organisation ternelle
de
la
nature
{Fades totius universi)13; mais
cet entendement
n est
pas cause
et
archtype des choses14.
Les
ides
ne sont pas dans l entendement divin postrieures
aux
choses, comme
dans la connaissance
empirique,
ni antrieures
aux
choses, comme
dans la thologie
de
la
cration;
mais les ides se
dduisent
les unes
des autres dans l entendement divin, selon le mme ordre
et
avec la
mme ncessit
que
les choses se
produisent
dans la nature15.
La
dualit de l tendue
et
de
la
pense
ne
suppose
chez
Spinoza
aucune
antriorit
de
l ide la chose, aucune priorit
de
l esprit sur la
nature,
et
semble exclure
la
vision religieuse
du
monde.
Mais il
y a dans le spinozisme une dualit plus profonde que
celle des deux attributs dont les modes se correspondent
rciproquement; c est celle
de l essence
et
de
l existence, qui concident dans la
substance,
mais
sont distinctes dans
les
modes.
L existence
d un
mode
n est pas une
suite
ncessaire
de
son essence; ce n est pas l existence
ncessaire,
ternelle,
infinie, mais une existence contingente,
limite
dans
le
temps,
et
qu on
appelle
dure16.
Mais
cela
n empche
pas
que
12
Spinoza,
thique, I
31 et 32
scol.
13 Id., Lettre 64,
Schuller :
Facis totius Universi, quae quamvis infnitis modis
variet, manet tamen semper eadem (cf.
ci-dessous, note 24); ce
mode
infini
a
pour
corrlatif
non
pas
Yintellectus
absolute infinitus, cit
dans
le
membre de phrase
prcdent
(ci-dessous, n.
22),
mais
celui
que
Ythique, V 40, scol.
appelle Dei
aeternum
et infinitum intellectum
(voir
ci-dessous, note 38).
14 Id., thique,
I
17,
scol.
15 Ip., thique,
II 6,
cor.
16 thique I
24;
cf. Lettre
12, Louis Meyer.
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450
Joseph
Moreau
chaque mode,
considr dans son essence, se conoit comme
une
dtermination
ncessaire
de l essence
divine, comprise en
elle de
toute
ternit, et qu il
est par
l-mme
ternel.
Les
choses
singulires sont
des
modes
finis,
qui
existent
dans
le
temps,
mais
qui
n en
ont
pas
moins chacun une essence ternelle
17; leur
tre ne
se rduit
pas
leur
existence temporaire, une rencontre d'effets incoordonns du
mouvement; chacun d eux est conu comme
un
individu,
un mode ternel
en Dieu.
La
distinction
de
la
substance
et des
modes se
reflte
d abord dans celle
de
l'ternit, prrogative
de
la substance,
et
de
la
dure,
de
l existence
temporaire,
qui est le propre des modes; mais
elle conduit considrer, en ce qui
regarde
les
modes,
deux
niveaux
de ralit,
leur tre ternel
en
Dieu, leur existence
changeante
dans
l espace et
dans
le
temps
18.
C est
de
cette
faon que
Spinoza oppose la
srie des choses
fixes
et
ternelles celle des choses singulires changeantes 19. Cette
opposition
ne
se ramne
pas
celle
de
la
substance
et des
modes,
puisque la substance est ternelle, mais
une;
elle n est pas non plus
celle
des
modes
infinis, ternels,
et,
des
modes
finis, assujettis
la
dure,
car
les
modes
finis
eux-mmes
sont conus
sous
l aspect
de
l ternit20. La srie des choses
fixes et
ternelles comprend certes
les modes infinis, l intellect divin
et
l organisation ternelle de
la
nature,
qui
sont des
modes
infinis
mdiats,
c est--dire
qu ils
supposent des
modes immdiats
dont ils
constituent
la dtermination
premire
et totale21.
C est
ainsi que
dans le noplatonisme les
tres
multiples drivent
de
l Un,
d abord
par une
manation
diffuse, une
procession indfinie,
laquelle
correspond
dans le
spinozisme
celle
du
mouvement
et du
repos,
mode
infini immdiat
de
l tendue22;
17
thique,
I
25,
scol.
:
eo
sensu, quo Deus dicitur causa sui,
etiam omnium
rerum
causa dicendus
est.
18
thique,
V
29,
scol.:
Res
duobus
modis
a
nobis
ut
actuales
concipiuntur,
vel
quatenus
easdem cum relatione
ad certum
tempus
et
locum existere,
vel quatenus
ipsas in Deo
contineri et ex
naturae
divinae necessitate
consequi concipimus.
19
Id., De emendatione Intellectus, 100: Sed notandum, me hic per seriem
causarum
et realium entium,
non
intelligere
seriem
rerum singularium
mutabilium, sed
tantummodo
seriem
rerum fixarum aeternarumque.
20 la, thique, II
8
et
cor.
21
La
distinction de ces
deux
sortes
de
modes
est tablie th., I
21-23;
des
exemples en sont donns par Spinoza
dans
la lettre
64.
22
Id.,
Lettre 64: exempla... primi generis sunt in Cogitatione intellectus
absolute
infinitus,
in
Extensione autem
motus et quies. Cf. th., II,
la suite
de
la
Prop. 13, Axiomes 1 et 2 et
Lemme
1.
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Nature
et
individualit
chez Spinoza et
Leibniz 451
puis
la procession
s arrte,
et dans
un
moment
de
conversion,
de
retour
vers l unit absolue,
se constituent
simultanment l Intellect
premier et l Univers intelligible23. Or les
modes
infinis mdiats,
s ils
sont constitus
de
la
sorte,
dans la perspective
de
l unit, enveloppent
une
organisation
interne,
un
ordre hirarchique
de
dterminations qui
s effectuent
simultanment dans
l attribut de l tendue
et
dans celui
de
la
pense, d un
ct
sous forme de
raisons
organisatrices de
la
matire,
de l autre sous forme
d ides comprises
dans un intellect.
L Univers apparat
ainsi
Spinoza comme un Individu unique, qui
conserve
son organisation
dans la varit et le
changement de ses
parties, qui
sont elles-mmes
des
individus,
tous
anims
des
degrs
divers24.
L Univers
spinoziste se montre
par l
comparable
celui
du noplatonisme, constitu
d une
hirarchie
de
formes qui sont
la
fois
des objets
intelligibles
ou
idats,
et des
sujets
connaissants ou
esprits25. La srie des choses fixes
et
ternelles comprend donc
l intrieur
des modes infinis (Intellect
divin et
ordre ternel de
la
nature)
la
diversit des
modes
finis, considrs dans leur essence,
comme
des individus conus
la
fois sous l attribut de l tendue
et
sous celui de
la
pense, chacun
d eux
tant
simultanment
un
corps
organis
et une
me,
l un comme l autre
ternels.
l ordre des choses fixes
et
ternelles
se
subordonne
la
srie
des
choses
singulires changeantes, des existences successives dans le
temps. Les choses fixes
et
ternelles sont elles aussi les choses
singulires
mais
considres
dans leur essence, comme des modes finis
dans
lesquels
les
attributs de
Dieu s expriment certo
et
determinato
modo. Ce sont des dterminations particulires
de l essence
ternelle
de
Dieu, dans lesquelles s exprime sa puissance infinie26; c est
pourquoi l essence de
chaque
individu est une force, le principe par lequel
23 Cf.
Plotin,
Ennades,
V 2,
1 (8-13). Voir notre ouvrage
:
Plotin
ou la gloire
de la
philosophie
antique, p.
96-99.
24 Spinoza, thique II, Lemme
7, scol.,
avant
la
Prop. 14 : totam
naturam unum
esse individuum, cujus partes, hoc est, omnia corpora infnitis modis
variant
absque
ulla totius individui mutatione. Cf. Ibid.,
II
13 scol. :
reliqua
individua ..., quae omnia,
quamvis
diversis
gradibus, animata tamen sunt.
25 Cf.
Plotin,
Enn.,
V
1, 4 (26-27), et notre ouvrage
dj cit, p. 61-63.
26 Spinoza, thique,
III 6, dem. : Res enim singulares modi sunt,
quibus Dei
attributa
certo et
determinato
modo exprimuntur (per coroll. prop.
25.
part. 1), hoc
est (per
prop. 34.
part. 1) res,
quae Dei
potentiam,
qua Deus
est
et agit,
certo
et
determinato
modo
exprimunt.
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452 Joseph
Moreau
il
s'efforce de
persvrer
dans
l tre27; d o
il s ensuit que
la
srie
des choses singulires changeantes, les
vicissitudes
de
l existence
empirique, dpendent
sans
doute des obstacles que rencontre
chaque
individu
dans
l exercice de
sa
puissance
:
il
n est
pas
une
chose
singulire,
en
effet, qui au cours de son
existence
spatio-temporelle
ne
se trouve
en
face
d une
autre
plus
puissante
qu elle et capable
de
la
dtruire28;
c est en ce sens que la dure
de
notre existence
dpend
de
l ordre commun
de
la
nature, de
l enchanement infini des
causes29. Nanmoins, cet
enchanement
ncessaire des causes
secondes
ne
reprsente qu un
point de
vue abstrait
et
superficiel sur les choses;
de
leur existence temporaire, mesurable comme. une quantit
(tam-
quam quaedam
quantitatis species),
il faut
distinguer leur existence
absolue
(Jpsa
existentia
rerum
singularium),
en
tant
qu elles
sont en
Dieu (quatenus
in
Dei
suni)
comme
des suites ncessaires de sa nature,
des
dterminations
ternelles de son essence : Car, encore
que
chaque chose
singulire soit
dtermine par une autre
exister dans une
certaine mesure
(certo
modo), cependant la force (vis) par laquelle
chacune
persvre
dans l existence est une
suite de
la ncessit
ternelle
de
la
nature
de
Dieu 30.
Dans cette dclaration se rsume une vision
de
l Univers o est
prfigur le dynamisme mtaphysique de Leibniz, pour qui les
phnomnes
de
la
nature
s expliquent
pas
les
lois de
la
mcanique,
par
le
jeu
des
forces
derivatives; mais ces forces mesurables, dfinies par les
calculs de
la
dynamique, sont l expression de forces primitives
inhrentes
aux substances, qui
sont
des
units
formelles ou monades31.
27 Ibid.,
Ill
7: Conatus, quo
unaquaeque
res in suo esse perseverare conatur,
nihil
est
praeter
ipsius rei actualem
essentiam.
28 thique IV, Axiome; cf.
Ibid.,
V
37, scol.; par o
la
porte de cet axiome
est
expressment
limite
l'existence spatio-temporelle.
29 Ibid.,
II
30, dem. :
Nostri
igitur
corporis duratio a communi naturae ordine
et rerum constitutione pendet.
Cf.
V 6, dem. : res
omnes
... infnito
causarum
nexu
determinari
ad
existendum
et
operandum
(per
prop.
28,
part.
1).
30 Ibid., II 45,
scol.
La dpendance de
la
succession
des existences
l'gard
de l'ordre ternel des essences est
marque
avec une grande vigueur
dans
le De emen-
datione, 100: La connaissance des choses
singulires
dans leur
essence
ne peut se
tirer
de
la considration
de
l'ordre
o
elles se
succdent dans
l'existence, car
cet ordre
ne nous
montre
que
des dterminations
extrinsques, relatives, ou tout au plus de
circonstance; or tous ces
dtails
sont bien loin de l'essence intime des choses.
Celle-ci
ne peut
tre demande
qu'aux choses fixes et ternelles et
aux
lois
qui
y sont inscrites
dans leur texte authentique, et
qui
rglent
le
devenir et
l'ordonnance
de toutes
les
choses
singulires
:
imo
haec
mutabilia singularia adeo intime atque
essentialiter
(ut
sic
dicam) ab iis fixis
pendent,
ut sine iis
nec esse nec
concipi possunt .
31
Leibniz, G.
Phil., IV
397. Cf. de Voider {Ibid.,
II 251) : Vires
...
deriva-
tivae
...
ad
aggregata
seu
phaenomena
pertinent.
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Nature
et
individualit
chez Spinoza et
Leibniz 453
Ces units ne.se distinguent pas entre elles comme des
parties de
l tendue; si elles taient tendues, elles ne seraient pas indivisibles
elles ne seraient pas
de
vritables units32; des units
relles,
ou des
points de substance ,* ne
peuvent
se distinguer
que
comme des
expressions
diverses
d une
mme vrit, des points
de
vue diffrents
sur
le
Tout. Leur
distinction
formelle implique une
diversit
de
sujets
spirituels
c est
ainsi _ que chaque monade
se
dfinit objectivement
comme
une
essence,
mais
se conoit
en mme
temps comme un sujet
en qui
se
reflte le tout, comme
un miroir de l Univers33. Elle
n est
donc
pas
contenue en
lui
comme une partie
de
l tendue, mais
elle
le contient en quelque sorte
et
peut tre appele une partie totale3*.
Cette notion de partie totale, par
laquelle
Leibniz dsigne les
esprits
et
plus gnralement les individus dous
de
perception ou
monades, claire rtrospectivement
la notion spinoziste
de mode.
Spinoza nous rpte sans doute
que
l homme est une partie de
la
nature35,
et cela
est
manifeste si
on
le
considre
sous
l attribut
de l tendue, comme un
corps
organis;
il
nous
dit
aussi
que
l me
humaine, ide dont l objet ou
idat
est
le corps humain,
est
une
partie
de
l entendement infini
de
Dieu 6; mais il nous dit cela au
dbut
de
la
II?
partie
de Y
thique, o l me humaine
est considre
dans
son
existence empirique, expose aux influences des corps
extrieurs, occupe par les images
et
soumise
aux passions37. Mais l me
humaine, considre dans
son
essence, en tant
qu elle
est
capable
de
connaissance intellectuelle, est conue comme
un, mode,
fini
de
la
pense,
compris dans l Intellect divin autrement
qu une
partie; sans
une
adhsion
totale
l intellect divin, l me
-
ne,
pourrait,
avoir
conscience de saisir
la vrit38.
Pareillement le
corps
humain, s il est le corrlatif de l me, doit
tre
conu comme un
mode
de
l tendue, et ne
se rduit pas
une
32
Id.,
Systme
nouveau de
la
nature...,
3
et
11
(Cf. ci-dessus,
note 10).
33 Id., Discours de Mtaphysique, 9 (G.
Phil.,
IV 433-434);
Monadologie,
56-57
(Ibid., VI
616).
3*
Id., De
rerum originatione
radicali
(G. Phil., VII
307)
: totum quodammodo
exprimant
atque
concentrent in seipsis,
ut
ita
dici
possint (se. mentes) esse partes
totales.
35 Spinoza,
thique, IV
4:
Fieri non potest,
ut homo
non sit naturae pars
...
36 thique,
II
11, cor.
37 Ibid.,
II
39, cor. et
scol.
38
Ibid., V 40,
scol.
: mens nostra,
quatenus
intelligit, aeternus cogitandi modus
(est); ainsi
entendue
(quatenus ipsa
ut
aeterna
veritas per Dei
naturam consideratur.
Ibid., V 37,
dem.),
notre me est en union
avec
toutes
les
autres : ita ut omnes simul
Dei
aeternum
et
infinitum intellectum
constituant
(V
40,
scol.).
7/26/2019 Joseph Moreau - Nature Et Individualit Chez Spinoza Et Leibniz
10/12
454 Joseph
Moreau
partie. L tendue, attribut infini de
Dieu, n est suivant
Spinoza
divisible en
parties
qu une
fois
modifie en corps
distincts
39
: les
corps
sont divisibles,
l tendue
infinie,
attribut; de
Dieu
quivalent
son
immensit,
ne
l est
pas.
Un
corps
se
dfinit
essentiellement
comme
un mode de
l tendue,
mode fini qui ne peut se distinguer des autres
que formellement, et non
localement. La
distinction des modes spino-
zistes
ne
se conoit donc pas
autrement que
celle des monades leib-
niziennes, ou celle des intelligibles dans l Intellect souverain
du
noplatonisme. Entre eux, dit Plotin,
il
n y a pas d extriorit, mais
seulement
altrit
et ,
diffrence
40
;
ils
se
distinguent comme des
thormes multiples dans
l unit
de
la
science41. Si c est
de
cette
faon seulement
que
se
distinguent
les modes de l tendue, les
individus
ou
corps
vivants
considrs
dans
leur
essence, on
voit
que
l origine
radicale des choses,
la
dduction des modes finis partir
de
la nature infinie
de
Dieu, ne se conoit vraiment
que
sous l attribut
de
la
pense,
mme si
elle
s effectue d une faon
correspondante
travers tous les attributs42.
Spinoza
professe
la
correspondance
tous
les niveaux des
modes de l tendue
et
des
modes de
la pense; mais
au
niveau de
l existence
empirique, c est
par la
considration
des
modes
de
l tendue, des modifications du corps humain, par la
psycho-physiologie, qu il
explique les modalits de
la pense, qui
se
rduit
ce
niveau
aux
fonctions sensitives
et
imaginatives;
au
niveau
de
l essence, lorsque l individu humain est
considr
sous l aspect
de
l'ternit, c est par
la
rflexion sur
l activit
> intellectuelle, sur les
oprations de
la pense, qu il met en
lumire l ternit de
l me,
au
point de laisser dans l ombre celle
du
corps, son
corrlatif43.
39 Ibid.,
I
15,
scol. : nec
partes in eadem
distinguuntur,
nisi quatenus materiam
diversimode affectam esse
concipimus,
unde
ejus
partes modaliter tantum
distinguuntur
non
autem realiter.
40 Plotin, Ennades,
VI 9, 8 (31-32) :
o'
(paTr|K toivuv X\r\Xu>v Trccp, xe-
pTT|tt
icai
Stacpop.
41
Id., Ibid., V
9, 8
(5-7) Cf. notre ouvrage
dj
cit,
p.
50-52, et qui se rfre
(p.
52, notes 19-20)
l'article
fondamental de G. Rodier, Sur
une des origines
de
la
philosophie de Leibniz, in
tudes
de
philosophie grecque, p. 338-351.
42
thique,
II
7,
cor et
scol. :
Et
ideo sive naturam
sub
attributo extensionis,
sive sub attributo cogitationis, sive
sub
alio
quocumque
concipiamus, unum eum-
demque
ordinem sive
unam
eamdemque
causarum connexionem,
hoc est, easdem res
invicem
sequi reperiemus.
43
Cf. toutefois th., V 29, dem. :
ad
mentis naturam ... pertinet, corporis
essentiam sub
specie aeternitatis concipere.
7/26/2019 Joseph Moreau - Nature Et Individualit Chez Spinoza Et Leibniz
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Nature
et
individualit chez Spinoza
et
Leibniz 455
La
notion
de mode,
entendue comme partie totale, tient
donc un
rle primordial
dans
la constitution
du spinozisme, et
dnote
la
prdominance dans ce
systme
du
point de
vue
de
la
forme ou de
la
finalit; celle-ci n est rejete (on sait avec quelle vhmence44)
que
sous son expression anthropomorphique, rcuse
dj
dans
le
noplatonisme. Mais s il s avre que ce
point de
vue ne s explique
clairement qu au
niveau de
la
pense,
on comprendra
que
Leibniz
rejette
l quivalence
des attributs
spinozistes
et
considre
que
la dduction
des modes,
la
dtermination des essences qui entrent dans
la
constitution
de l Univers,
s effectue dans l entendement divin, par une
mathesis divina*5.
Une
telle conception
ne
dnote pas un retour
l anthropomorphisme, mais un effort d interprtation
rationnelle
qui
rpudie le dualisme
de l tendue
et
de
la pense
: l tendue n est pas
une substance, ni un attribut
absolu
de
Dieu,
mais
la
reprsentation
dans l entendement infini d une infinit
de
possibles*6 rpondant
la
puissance
infinie
de Dieu,
et
d o l Univers existant
ne
pourra
tre
tir et obtenir sa ralisation que par
un choix,
reposant sur une
parfaite dtermination rationnelle, seule capable d incliner la souveraine
volont 47.
34,
rue
de
Lachassaigne Joseph
Moreau.
F-33000
Bordeaux
France
Rsum.
La
distinction releve par
Spinoza
entre
la
srie
des
choses fixes
et
ternelles
et
celle des choses singulires changeantes
correspond deux manires de considrer les modes finis,
d une
part
dans
l ternit de leur
essence, d autre
part
dans l existence
spatiotemporelle.
Chaque chose singulire est
conue
comme une
essence
individuelle,
qui
est
une
dtermination
particulire
de
l essence
ternelle
de
Dieu, et
travers
laquelle
s exprime sa puissance
infinie,
de
sorte que chaque
essence singulire
est une force ou conatus. Par l
est
prfigure
la
conception
leibnizienne
de
la monade, qui pr-
44 thique,
I
Appendice. Cf. Plotin, Ennades,
V
8, 7.
45 Leibniz, De rerum
originatione
radicali, G.
Phil.,
VII 304.
46 Cf. notre
tude:
L espace et les vrits
ternelles chez Leibniz,
in
Archives
de Philosophie, 1966, p. 483-506.
47 Leibniz, De rerum
originatione radicali
(G. Phil., IV
304)
: quanto quisque
magis
est sapiens, tanto magis
ad perfectissimum est
determinatus.
7/26/2019 Joseph Moreau - Nature Et Individualit Chez Spinoza Et Leibniz
12/12
456 Joseph
Moreau
suppose la distinction entre l ordre
des phnomnes,
rgis
par les
lois
de
la
mcanique,
et
le monde des substances, o rgnent le
dynamisme mtaphysique
et
l harmonie
spirituelle.
En outre,
la
considration
des
monades
comme parties totales
claire
rtrospectivement
la notion spinoziste des modes, qui ne sauraient tre confondus avec
de
simples parties.
Abstract.
The
spinozistic distinction between fixed eternal
things and
singular mutable
things amounts to consider the finite
modi either in their eternal
essence or
as existing in space and
time.
Every singular thing is conceived as
an
individual
essence, which is
a
particular
determination of
God s
eternal essence and thereby
an
expression of His
infinite
power, so
that
each singular
essence
is
vis
or conatus.
This conception prefigures
the
leibnizian
monad, by
which
a
distinction
is
presupposed
between
the
course
of
phenomena,
ruled
by the
laws
of
mechanics,
and the realm of substances, endowed with
metaphysical dynamism
and aiming at
spiritual harmony.
Moreover,
looking
back from
monads
as partes totales on
spinozistic modi, these
are faced as not being mere parts.