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Faculté de droit et de science politique Année 2011/2012

L’individu dans L’heureuse nation ou gouvernement des

Féliciens de Le Mercier de La Rivière (1792)

Master 2 Histoire du Droit LEMEE Mémoire soutenu le 29 juin 2012 Mathilde Directeur de Recherche : Pr. A. Mergey Membres du Jury : Pr. A. Mergey, Pr. S. Soleil

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SOMMAIRE

INTRODUCTION ................................................................................................. 3

PARTIE I - L’INDIVIDU DANS LE CORPS SOCIAL .............................. 13

I - LA FORMATION D’UN INDIVIDU VERTUEUX ET ECLAIRE ...................... 13

II - LA PROMOTION ET L’INTEGRATION DE L’INDIVIDU VERTUEUX .......... 33

PARTIE II - L’INDIVIDU DANS LE CORPS POLITIQUE ...................... 53

I - L’INDIVIDU ENTRE DROITS, DEVOIRS ET CITOYENNETE ...................... 53

II - LA FONCTION DU CITOYEN DANS LE CORPS POLITIQUE ....................... 74

CONCLUSION ................................................................................................... 96

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LISTE DES PRINCIPALES ABREVIATIONS

AHRF : Annales historiques de la Révolution française

PUAM : Presses Universitaires d'Aix Marseille

PUF : Presses Universitaires de France

RFHIP : Revue française d'histoire des idées politiques

RHMC : Revue d'histoire moderne et contemporaine

RIDC : Revue internationale de droit comparé

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INTRODUCTION « Cette nouvelle Utopie est dédiée à la Nation Française, par l’auteur qui déclare qu’il touche à la fin de sa carrière, comme l’expression des derniers vœux qu’il a fait pour son bonheur. C’est ainsi qu’il est glorieux d’attendre la fin avec la douce satisfaction de n’avoir vécu, comme l’anonyme, que pour sa patrie et de pouvoir encore consacrer ses derniers moments, ses dernières pensées à lui tracer des modèles de vertu et de félicité »1. C’est en ces termes que le Journal encyclopédique du 30 décembre 1792 présente L’heureuse nation ou gouvernement des Féliciens à ses lecteurs. Cet ouvrage est le dernier du physiocrate Le Mercier de La Rivière, qui s’est fait connaître pour avoir développé la pensée politique de l’école physiocratique et s’est attiré pour cela l’amitié de quelques-uns des plus illustres philosophes des Lumières. Diderot disait ainsi de lui en 1767 : « C’est celui-là qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C’est celui-là qui consolera de la perte de Montesquieu »2. De la vie de l’auteur, nous savons peu de choses. Né en 1719 dans une famille de Trésoriers de France, il a très tôt été prédisposé aux questions de finances publiques3. En 1747, il achète une charge de conseiller à la deuxième chambre des enquêtes du Parlement de Paris, et participe à deux reprises à des querelles entre la Cour et le gouvernement en facilitant le succès d’arrangements préparés par les ministres. Pour cette raison et parce qu’il est connu pour être porté sur les questions financières et commerciales, il est nommé intendant des Iles du Vent dont le siège est en Martinique en 1758 par Choiseul4. En 1762, lorsque les colons livrent la colonie aux forces britanniques, trahissant le Roi et son intendant, Le Mercier est chassé. Reçu par Choiseul en août, il publie un Mémoire sur la Martinique dans lequel il conseille au Roi de négocier la restitution des Iles du Vent. Ce mémoire participe à la décision du gouvernement de conserver ces îles contre la perte du Canada. En août, Choiseul le nomme intendant de la Martinique. Mais la politique de réforme qu’il mène l’oppose aux planteurs qui obtiennent sa révocation en mai 1764. En 1758, il fait la rencontre de Quesnay et Mirabeau sans pour autant s’investir pleinement dans le mouvement physiocratique. C’est à son retour des îles en 1764 qu’il se met pleinement au service de l’école de Quesnay qu’il soutient d’abord dans le Journal de

1 Journal encyclopédique, 30 décembre 1792, Liège, Everard Kints, t. 9, p. 449. 2 D. Diderot, Lettres à Falconet, in Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1876, t. 18, p. 236. 3 L.-P. May, Le Mercier de La Rivière. Aux origines de la science économique, Paris, Editions du centre national de la rechercher scientifique, 1975, p. 19. 4 G. Schelle, Le docteur Quesnay chirurgien, médecin de Madame de Pompadour et de Louis XV, physiocrate, Paris, Félix Alcan, 1907, p. 345.

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l’Agriculture, du Commerce et des Finances5. L’école physiocratique a été créée par Quesnay. En 1758, il publie l’ouvrage fondateur de cette école, son Tableau économique. Il considère alors la terre comme source de toutes valeurs utiles et fait de l’encouragement de la culture et du commerce lié à la culture l’objet principal des gouvernements. Quesnay est rallié par de nombreux auteurs qui le déclarent chef et maître de l’école physiocratique. Selon eux, il n’y a rien à chercher ou à inventer car les rapports des hommes sont réglés par les lois de l’évidence qu’il suffit de comprendre et ensuite d’appliquer. Les physiocrates fondent la première école d’économistes et obtiennent pour cela un grand crédit auprès des souverains étrangers, hommes d’Etat. Sous le règne de Louis XV, ils sont très proches du pouvoir. Quesnay étant le médecin de Madame de Pompadour, il réussit à se faire estimer du Roi. La doctrine physiocratique6 se fonde avant tout sur l’ordre naturel. Il s’agit selon les physiocrates de l’ordre voulu par Dieu pour le bonheur des hommes, d’un ordre providentiel. Cet ordre naturel constitue l’évidence, il est universel et immuable. Par ailleurs, suivant les principes physiocratiques, chaque individu trouve naturellement la voie qui lui est la plus avantageuse, il n’y a donc pas besoin de force coercitive. Le gouvernement doit alors supprimer les entraves, assurer le maintien de la propriété et de la liberté, punir les atteintes à ces principes et enseigner les lois de l’ordre naturel. Son rôle s’arrête à ces quatre fonctions. De plus, la classe des propriétaires est placée au sommet de l’édifice social, car ils sont le fondement de l’ordre naturel. En cela, ils constituent, à eux seuls, la Nation. Mais ces avantages comportent également une contrepartie. En effet, les propriétaires sont les seuls à payer les impôts. Ils doivent également continuer la mise en valeur de terres, dispenser au

5 E. Daire, Physiocrates, Paris, Guillaumin, 1846, p. 429. 6 Sur la physiocratie, voir A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, Aix-en-Provence, PUAM, 2010. R. Bach, « Les physiocrates et la science politique de leur temps », RFHIP, 2004/2, n° 20, pp. 5-35. Y. Charbit, « L’échec politique d’une doctrine économique : la physiocratie », Populations, 2002, n°6, pp. 849-878. M.-C. Laval-Reviglio, « Les conceptions politiques des physiocrates », Revue française de science politique, 1987, n° 2, pp. 181-213. P. Steiner, Les physiocrates : de la pensée économique à l’économie politique, Thèse, Sciences économiques, Paris X, 1984. P. Forget, La pensée politique des physiocrates, Thèse, Philosophie morale et politique, Paris IV, 1982. B. Grosperrin, « Faut-il instruire le peuple ? La réponse des physiocrates », Cahiers d’histoire, 1976, t. 21, pp. 157-169. J.-P. Terrail, « Les physiocrates dans l’Ancien Régime », La Pensée, 1975, n° 184, pp. 58-79. R. Grandamy, La physiocratie : théorie générale du développement économique, La Haye, Mouton, 1973. G. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France de 1756 à 1770, Genève, Skaline Reprints, 2003. La physiocratie à la fin du règne de Louis XV (1770-1774), Paris, PUF, 1959. La physiocratie sous les ministères de Turgot et Necker (1774-1781), Paris, PUF, 1950. La physiocratie à l'aube de la Révolution 1781-1792, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1985. A. Mathiez, « Les doctrines politiques des physiocrates », AHRF, 1936, pp. 193-203. E. Chavegrin, « Les doctrines politiques des physiocrates », Mélanges R. Carré de Malberg, Paris, Sirey, 1933, pp. 61-70. C. Gide et C. Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu'à nos jours, Paris, Librairie de la société du Recueil Sirey, 1922. L. Cheinisse, Les idées politiques des physiocrates, Paris, A. Rousseau, 1914. P. Dubreuil, Le despotisme légal. Vues politiques des physiocrates, Paris, Noblet, 1908. F. Jay, Le système physiocratique et sa critique par A. Smith, Lyon, R. Schneider, 1905. A. Esmein, « L’assemblée nationale proposée par les physiocrates », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, sous la dir. de G. Picot, Paris, Alphonse Picard, 1904, t. 62, pp. 397-420. Discours sur la science politique des physiocrates, Paris, Imprimerie nationale, 1904. E. Daire, « Mémoire sur la doctrine des physiocrates, couronné par l’Académie des sciences morales et politiques », Journal des économistes, 1847, n° 60, pp. 349-375. Physiocrates, Paris, Guillaumin, 1846.

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mieux les richesses produites. Les physiocrates, bien qu’ils préconisent une intervention très limitée du gouvernement, ne prônent pas l’anarchisme. Au contraire, selon eux, la forme du gouvernement doit être le despotisme. Mais il ne s’agit pas du despotisme d’un homme seul qui agirait selon sa propre volonté. Le despotisme des physiocrates est celui de l’ordre naturel, « le despotisme légal de l’évidence d’un ordre essentiel »7. En conséquence, le rôle du souverain est de servir d’organe aux lois de l’ordre naturel. L’intérêt du souverain est naturellement le même que celui du peuple. Sous l’Ancien Régime, les physiocrates vivent en bonne harmonie avec la cour. Ils ne sont ni courtisans, ni frondeurs et s’attirent ainsi le respect de tous les partis. Leur doctrine connaît alors un grand succès. « C’est de leur sein qu’est parti le signal de toutes les réformes sociales exécutées ou tentées en Europe depuis quatre-vingts ans, et l’on pourrait dire qu’à quelques maximes près, la Révolution française n’a été que leur théorie en action »8. Le Mercier de La Rivière joue un rôle important dans le développement de la doctrine. Après son retour des îles, il décide rapidement de se retirer des affaires publiques pour rédiger l’ouvrage qui constituera la pièce maîtresse de son œuvre et l’instrument de sa notoriété : L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques qui paraît en 1767. Cet ouvrage est l’écrit fondamental de la pensée politique des physiocrates. Le Journal des Savants qui le présente en 1767 indique qu’il « a fait dans le public une sensation particulière ». Il le décrit comme un « ouvrage un peu métaphysique et, peut-être, un peu abstrait pour bien des lecteurs ; mais ceux qui aiment à approfondir les causes de ce qui s’observe dans l’ordre politique suivront l’auteur avec plaisir dans cette partie intéressante de la Métaphysique »9. L’ordre naturel lui attire notamment la sympathie de Diderot qui lui présente l’envoyé de Catherine II, Galitzin, missionné par la tsarine qui cherche un conseiller afin de l’aider dans la rédaction d’un code de lois. C’est confiant que Diderot recommande Le Mercier à Catherine II, se montrant dithyrambique sur ce nouvel auteur. Dans une lettre adressée à son ami le sculpteur Falconet, il décrit le physiocrate en ces termes : « Il s’est montré ferme, incorruptible et prudent dans les Chambres et séances du Parlement. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur les plus grands objets et l’expérience des grandes affaires ont achevé de perfectionner l’ouvrage de la nature »10. Hélas, l’aventure russe de Le Mercier prendra une tournure moins glorieuse. Le rôle qu’il y aurait joué, louant notamment trois maisons sur place pour en faire ses bureaux, le fit devenir sujet de railleries pendant un long moment. Mais Georges Schelle

7 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Paris, Desaint, 1767, t. 2, p. 84. 8 A. Blanqui, Histoire de l'économie politique en Europe depuis les anciens jusqu'à nos jours, Paris, Guillaumin, 1837, t. 2, p. 107. 9 Journal des savants, Paris, Quillau, Décembre 1767, pp. 2696-2698. 10 D. Diderot, Œuvres complètes, op. cit., t. 18, p. 236.

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nuance cette version11. Il fait notamment observer qu’elle ne correspond pas avec les récits de la baronne d’Obertkich et avec les documents publiés par M. Tourneux. Il semble en réalité que la bureaucratie russe lui ait opposé des difficultés, ne voulant pas mettre un Français dans la confidence. Choiseul reconnaît même que sa conduite y a été irréprochable. Pourtant, il est possible d’envisager que Le Mercier, auréolé du succès de son ouvrage en France et appelé sur recommandation de Diderot, ait commis quelques maladresses dues à un orgueil très flatté par la situation. Son aventure avec Catherine II n’est pas sa seule expérience avec un souverain étranger. En 1771, les Polonais lui demandent un projet de Constitution. Il élabore alors un gouvernement fondé sur l’ordre de la nature qui engendrera à la fois abondance et liberté12. En 1775, il publie De l’Instruction Publique pour le Roi de Suède. Outre ces ouvrages à l’intention de puissances étrangères, il publie quelques ouvrages relativement méconnus en France. Ainsi, en 1770, il se mêle à la querelle sur le commerce des grains avec L’Intérêt général de l’Etat dans lequel il s’en prend aux Dialogues de l’abbé Galliani. Rendu à la vie privée en 1785 et suite aux événements révolutionnaires, il publie plusieurs écrits qui sont surtout l’occasion d’une évolution progressive de sa pensée politique et d’une adaptation à la nouvelle situation. Se succèdent alors Les vœux d’un français en 1788, Lettre à Messieurs les députés composant le comité des finances de l’Assemblée Nationale en 1789, et Essai sur les maximes et loix fondamentales de la monarchie française en 1789. Selon Louis-Philippe May, à cette époque, écarté du pouvoir, les principes qu’il a toujours défendus lui semblent constituer l’ultime remède auquel la Monarchie peut recourir13. La Révolution de 1789 entraîne un bouleversement complet dans la société française. Elle marque la fin de la monarchie absolue et engendre un transfert de la souveraineté du roi à la nation. Mais en plus des bouleversements politiques et institutionnels, elle modifie profondément la vie sociale. En peu de temps, les Français voient leurs repères bouleversés. Bien que ce revirement ait été préparé par la pensée des Lumières et la montée des revendications, le changement est brutal. Le Mercier de La Rivière, qui a vécu toute sa vie sous l’Ancien Régime et a longtemps été au service de ce régime, doit reconsidérer une immense partie de ce qui faisait sa pensée et ses repères. Il ne peut notamment plus préconiser le despotisme légal dans la société post-révolutionnaire. En effet, bien que la Constitution de septembre 1791 ait adopté le régime d’une monarchie tempérée, depuis la fuite du roi au mois de juin 1791, la position de ce dernier est de plus en plus remise en question. Le climat se dégrade rapidement et l’attitude de Louis XVI ne joue pas en la faveur d’un pouvoir royal

11 G. Schelle, Le docteur Quesnay chirurgien…, op. cit., pp. 350-351. 12 L.-P. May, Le Mercier de La Rivière…, op. cit., p. 89. 13 Ibid., p. 128.

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conservé. Au contraire, par ses actions, il conforte les révolutionnaires dans leur volonté de dépasser la monarchie, ou du moins d’amoindrir conséquemment le pouvoir du roi. Les voix s’élèvent pour protester contre le régime monarchique et proposer l’abolition de la royauté. C’est dans ce contexte troublé et extrêmement instable que notre auteur prend la plume en 1792. Retiré à Grigny, un village situé au sud de la capitale, il rédige son dernier ouvrage : L’heureuse nation ou gouvernement des Féliciens. Cette fois, il s’agit d’une utopie. Le Mercier est alors un vieil homme malade et retiré du pouvoir et de la vie publique. Cette utopie sonne comme un testament, le vœu ultime d’un Etat parfait qui mènerait au bonheur. L’ouvrage présente ainsi la Félicie, pays imaginaire vivant sous le gouvernement d’un prince parfait appelé Justamat, et dont les sujets bénéficient tous des meilleures vertus. Prenant la forme libre d’une utopie, notre auteur présente tous les aspects d’un Etat idéal dont le fonctionnement ne peut être qu’enviable. Cet ouvrage est loin de rencontrer le succès de L’ordre naturel et reste très peu remarqué à sa sortie. Pourtant, quelques articles l’ont brièvement commenté. Ils nous renseignent à la fois sur l’état d’esprit de notre auteur et sur l’accueil de son ouvrage. Dans le Journal encyclopédique de décembre 1792, nous pouvons lire de L’heureuse nation qu’il s’agit du « rêve d’un homme de bien »14. L’heureuse nation semble avoir reçu un accueil clément des commentateurs. Le commentaire des Affiches, annonces et avis divers, ou Journal général de France du 20 septembre 1792 affirme par exemple : « L’heureuse nation, comme l’Utopie de Thomas Morus, offre le plan du meilleur des Gouvernements possibles ; mais l’avantage que pourrait avoir encore cet Ouvrage sur celui du Grand Chancelier d’Angleterre, c’est qu’au moins il est praticable, et que le plan qu’il présente peut faire le bonheur d’une Nation : l’exécution de ce beau modèle n’a rien qui soit au-dessus des forces des hommes »15. De ces articles, nous retirons qu’en 1792 Le Mercier de La Rivière reste un homme estimé et que son ouvrage est considéré comme donnant effectivement les moyens d’atteindre le bonheur. Notre auteur est alors pleinement investi de la dernière mission qu’il s’est donnée : léguer un modèle de société permettant d’atteindre le but ultime de tout homme, à savoir le bonheur. Jusqu’à la fin de sa vie, il est entièrement dévoué au bien public. Dans les toutes premières pages de son ouvrage il déclare à la Nation française : « Je puis dire avec vérité que j’ai toujours vécu pour vous ;; aussi, c’est pour vous principalement que je publie ces relations ». Il est d’autant plus intéressant d’étudier L’heureuse nation que cet ouvrage a pour but d’exprimer les derniers vœux de Le Mercier. L’ouvrage devient pour nous le précieux testament d’un homme public qui a construit sa vie et sa pensée sous l’Ancien Régime, pour ensuite traverser la Révolution et échapper à la Terreur. L’heureuse nation nous éclaire à la fois sur l’ensemble de la pensée de l’auteur et sur le cours des événements révolutionnaires et des nouvelles questions politiques. Le penseur du despotisme légal montre, malgré son âge 14 Journal encyclopédique, op. cit., t. 9, p. 465. 15 Affiches, annonces et avis divers, ou Journal général de France, Paris, s.n., p. 3879.

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avancé, une étonnante capacité d’adaptation, et la Félicie devient une synthèse parfaite de l’Ancien Régime et de la Révolution, ne retirant que le meilleur de chacun. Le choix de l’utopie16 pour ce dernier ouvrage ne doit pas étonner, il correspond à la fois à l’état d’esprit de Le Mercier et au contexte révolutionnaire. En effet, Anne-Rozenn Morel a pu établir que, loin de tomber en désuétude, le genre utopique reste prisé à la Révolution17. Elle observe ainsi qu’au moins une cinquantaine de fictions utopiques ont été publiées entre 1787 et 180418. A ce moment, les utopies participent au débat sur la cohésion sociale et l’organisation politique. L’utopie pourrait être définie comme un texte fictionnel présentant une société imaginaire parfaite, décrite comme un modèle idéal, visant un but à la fois critique et transformateur19. Ces textes se caractérisent alors par le dessein de construire grâce à de bonnes lois, une société idéale qui réalise l’unité du genre humain et marque la fin de l’Histoire. L’heureuse nation selon l’idéal de son auteur aborde les questions du fondement de la société et de l’ordre social. Le Mercier de La Rivière affirme que l’homme est naturellement destiné à vivre en société, car c’est l’unique moyen pour lui de se procurer les droits et libertés nécessaires à son bonheur et à son existence. Il rejette l’idée d’un état de nature auquel il faudrait revenir. Au contraire, pour lui, l’homme isolé n’est pas un homme de la nature. C’est dans l’état social qu’il faut considérer l’homme pour avoir une notion exacte de notre espèce. Selon lui, si l’homme existe sans société et n’est lié par aucune convention, il vit dans un danger imminent et son existence est extrêmement précaire. Tout ordre civil est forcément détruit, ce qui entraîne la destruction de tout ordre moral. Les liens conjugaux ne peuvent plus se former et notre espèce est condamnée à l’extinction. En réalité, l’homme ne peut vivre qu’en société et l’état de nature n’est pas un idéal à retrouver. De plus, il n’existe

16 Sur l’utopie, voir S. Roza, « Comment la Révolution a transformé l’utopie : le cas de Gracchus Babeuf », AHRF, 2011/4, n° 366, pp. 83-103. J.-M. Stébé, Qu’est-ce qu’une utopie ?, Paris, J. Vrin, 2011. A.-R. Morel, Les fictions utopiques pendant la Révolution française, Thèse, Littérature française, Université de Rennes 2, 2007. « Le principe de fraternité dans les fictions utopiques de la Révolution française », Dix-huitième siècle, 2009/1, n° 41, pp. 120-136. J.-M. Racault, Nulle part et ses environs, Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003. F. Chirpaz, Raison et déraison de l’utopie, Paris, L’Harmattan, 1999. J. Baillé, « Utopie et éducation », Quaderni, 1999, n° 40, pp. 125-143. J.-J. Wunenburger, « Regard et transparence : utopie et philosophie », Quaderni, 1999, n° 40, pp. 145-158. M. Hugues, L’utopie, Paris, Nantes, 1999. F. Rouvillois, L’utopie, Paris, Flammarion, 1998. J. Servier, L’utopie, Paris, PUF, 1993. Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 1991. G. Lapouge, Utopie et civilisations, Paris, Albin Michel, 1990. E. Cioran, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1987. M. Ozouf, L'école de la France : essais sur la Révolution, l'utopie et l'enseignement, Paris, Gallimard, 1984. P.-F. Moreau, Le récit utopique : droit naturel et roman de l’Etat, Paris, PUF, 1982. E. Bloch, Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977. Le principe espérance, 3 vol., Paris, Gallimard, 1976, 1982, 1991. R. Trousson, Voyage aux pays de nulle part, Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1975. B. Bazcko, « Lumières et utopie. Problèmes de recherche », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1971, vol. 26, n° 2, pp. 355-386. R. Ruyer, L’utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950. 17 A.-R Morel, Les fictions utopiques pendant la Révolution française, Thèse, Littérature française, Université de Rennes 2, 2007, p. 70. 18 Ibid., p. 72. 19 A.-R. Morel, « Le principe de fraternité dans les fictions utopiques de la Révolution française », Dix-huitième siècle, 2009/1, n° 41, p. 121.

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aucun droit avant les conventions sociales. Notre auteur se peu clair sur la question de l’état de nature. Il ne semble pas se prononcer clairement sur l’existence de ce dernier ou non et sur sa consistance. En fait, il rappelle que les Féliciens sont « peu curieux d’approfondir les questions qu’ils appellent oiseuses, et ils donnent ce nom à toutes celles qui, ne pouvant nous conduire à aucune vérité pratique, ne peuvent non plus avoir aucune influence sur notre bonheur »20. A la lecture de ces lignes, Le Mercier ne souhaiterait donc pas entrer réellement dans le débat concernant l’état de nature. Les hommes étant réunis en société, il convient d’organiser un gouvernement. Le Mercier de La Rivière suit l’idéal physiocratique d’un gouvernement fondé sur la nature des hommes. Le gouvernement de la Félicie est ainsi institué « d’après l’idée qu’ils ont de l’espèce humaine »21. Or, l’homme est composé de deux êtres distincts, un être matériel sujet à destruction et un être immatériel qui n’est pas censé périr avec le premier. L’être immatériel est l’œuvre de la création, la pensée ne connaît pas de bornes, rien ne lui est impossible. Un autre caractère qui fait de nous des hommes selon notre auteur, est notre faculté à se faire des idées de l’ordre et du désordre, de la justice et de l’injustice pour ensuite y puiser les idées de vices et de vertus, de perfection et d’imperfection et de devoirs. L’idée du dualisme de l’homme a été pensée dès l’Antiquité. Platon, le premier, distinguait l’âme du corps. Pour lui, le sensible n’était pas vraiment, seul l’intelligible était proprement l’être. De plus, l’homme est conduit par deux grands mobiles, l’appétit du plaisir et l’aversion de la douleur. Mais en tant qu’être mixte, il a des plaisirs et des douleurs physiques qui proviennent de l’instinct organique, des jouissances et des peines étrangères à son être physique. Or, toutes les passions de l’âme sont renfermées dans l’amour-propre, c’est-à-dire « le besoin naturel et réel de l’estime de soi-même et de celle d’autrui […] une sorte d’air qu’elle [l’âme] ne peut se passer de respirer »22. L’amour-propre, s’il est exalté, permet de subjuguer les passions des sens. Mais il n’est pas une puissance clairvoyante et ce sont nos opinions qui doivent lui servir de guide. C’est sur cette conception de la nature humaine que le gouvernement Félicien est construit. Il en résulte deux fondements majeurs du système social : d’une part, il faut que « tout concoure à tenir perpétuellement l’amour-propre dans le plus haut degré possible d’exaltation »23, et d’autre part, « toutes les institutions civiles doivent se réunir pour que l’opinion publique et chaque opinion particulière ne cessent d’attacher les intérêts de l’amour-propre à la pratique de la vertu »24. Le Mercier de La Rivière s’inscrit par-là dans la pensée du XVIIIe siècle qui a vu émerger les idées d’intérêt et d’amour-propre. L’homme n’est plus, dans cette vision, en proie aux passions, mais au contraire un être qui recherche son propre avantage. Les actions humaines ne sont alors ni accidentelles, ni arbitraires : elles ont pour

20 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation ou gouvernement des Féliciens, Paris, Creuze et Bréhal, 1792, t. 1, p. xlv. 21 Ibid., p. iv. 22 Ibid., p. xxiij. 23 Ibid., p. xxxj. 24 Ibid., p. xxxj.

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objectif l’accumulation des avantages25. Enfin, Le Mercier distingue les hommes des brutes. Selon lui les hommes, à la différence de ces dernières, sont des êtres factices qui doivent tout à l’art, à l’instruction, aux connaissances, à la pensée et aux opinions, l’instinct ne touche pas l’homme moral. Cette vision de la nature de l’homme guide chaque institution, chaque détail de l’organisation du système Félicien. Elle détermine la vision de l’individu adoptée par notre auteur et la place qu’il lui laisse dans la société et dans le corps politique. De plus, Le Mercier de La Rivière place le progrès de l’homme comme un aboutissement. C’est grâce à cette volonté de s’améliorer que se développeront les institutions politiques et juridiques qui en retour favoriseront le progrès de l’homme. Le Mercier est donc proche des thèses progressistes en liant étroitement les progrès humains et les progrès de l’environnement social26. Effectivement, la notion d’individu est à la fois à cette époque et dans cette œuvre, une notion essentielle. A la Révolution, la monarchie absolue de droit divin a laissé sa place au gouvernement des droits de l’Homme. L’individu – terme se disant de « chaque être organisé, soit animal, soit végétal, par rapport à l’espèce dont il fait partie »27 – est placé au centre du dispositif juridique et de la réflexion révolutionnaire. Il devient la pierre angulaire de la société. Le droit révolutionnaire se fonde sur l’idée d’un sujet autonome et volontaire, ses piliers sont la liberté individuelle et la propriété. L’individu devient la jointure de l’humanité et de la citoyenneté, la notion qui permet à la fois de faire un homme et un citoyen28. Avec la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la notion d’individu est consacrée, les droits individuels tels que la liberté et la sûreté sont proclamés comme droits fondamentaux. Cette évolution a largement été préparée par les Lumières, leurs théories du contrat social postulant que si l’homme s’engage dans la société, c’est pour voir la réalisation des droits qui étaient les siens à l’état de nature. La société doit donc défendre les droits individuels de liberté et de propriété. Les physiocrates ne sont pas en reste. Le respect de l’individu constitue la base du système physiocratique. En effet, la société doit être organisée selon les principes du droit naturel, et pour cela l’homme doit être considéré en lui-même. Pour l’école de Quesnay, tous les droits individuels découlent du même principe, à savoir la propriété individuelle. L’homme doit être propriétaire de sa personne, ce qui le met à l’abri de toute atteinte et lui permet de jouir de ses facultés. La propriété de sa personne est garantie de la façon la plus

25 Cf. J. Heilbron, « Les moralistes et l’ordre social », Naissance de la sociologie, Marseille, Agone, 2006, pp. 93-109. 26 F. Rouvillois, L’invention du progrès, Aux origines de la pensée totalitaire (1680-1730), Paris, Kimé, 1996, p. 272. 27 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Bernard Brunet imprimeur, 1762, 4ème édition, t. 1, p. 924. Abbé Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy imprimeur, 1787, pp. 457-458. Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Smits, 1798, t. 1, p. 725. 28 E. Guibert-Sledziewski, « L’invention de l’individu dans le droit révolutionnaire », La Révolution et l’ordre juridique privé : rationalité ou scandale ?, sous la dir. de M. Vovelle, Paris, PUF, 1988, p. 143.

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inviolable possible car c’est le seul moyen d’atteindre le bonheur et la conservation. Baudeau, par exemple, affirme dans sa critique du despotisme asiatique : « Nulle violence quelque atroce, quelque perpétuelle que vous la supposiez, ne peut détruire la propriété personnelle de l’homme, ne peut empêcher que ses organes, que ses facultés ne soient à lui »29. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’école physiocratique exerce une influence considérable sur les esprits et occupe une place prépondérante dans la pensée politique. Selon Vincent Marcaggi, Quesnay et son école ont pris une large part dans la préparation du décret du 4 août 1789 qui abolit les privilèges et ont sûrement « puissamment contribué »30 à faire adopter la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Sur la question de l’individu, les événements de 1789 et des années suivantes permettent donc une consécration des idées physiocratiques et leur confrontation à un changement de régime politique. Il devient alors très instructif d’étudier l’ouvrage de Le Mercier de La Rivière, qui a toujours appuyé son raisonnement sur la trilogie « Propriété – Liberté – Sûreté » et développé la pensée politique des physiocrates. Comment l’inventeur du despotisme légal vit-il le changement radical de régime opéré en 1789 et l’évolution institutionnelle ? Qu’en retire-t-il du point de vue de sa conception de l’individu ? Les commentateurs de Le Mercier de La Rivière dressent un bilan relativement mitigé de son œuvre. Beaucoup d’entre eux retiennent que sa position a rarement évolué. Pour Louis-Philippe May, il « avait assisté à la chute de la Monarchie, à la ruine des Colonies, à l’échec de l’impôt territorial institué par la Constituante, mais sa foi en la valeur de la doctrine n’avait vraisemblablement pas été amoindrie »31. Eugène Daire retient seulement que ses idées ultra-monarchiques n’ont jamais changé mais qu’elles ne lui ont pas pour autant attiré de persécutions32. Jean-Marie Cotteret voit sa doctrine comme une doctrine conçue pour venir en aide à la classe des propriétaires fonciers, dépendante de la situation économique et nécessairement éphémère de par les gens qu’elle intéresse, raisons pour lesquelles elle est totalitaire33. L’œuvre de 1792 nous montre au contraire, sur la question de l’individu, une évolution de la pensée de Le Mercier de La Rivière. Il ne fait plus des propriétaires fonciers la classe dominante et la doctrine économique n’a pas le premier rôle dans son ouvrage. L’auteur a évolué avec les événements publics et la Révolution, mais aussi avec les événements personnels qu’il a vécus et le changement profond de sa situation. Le vieil homme de 1792 reste cependant attaché à la doctrine physiocratique qu’il a contribué à fonder, voire parfois nostalgique. Sa conception de l’individu reflète ces deux aspects, elle comporte à la fois des 29 N. Baudeau, Première introduction à la philosophie économique ou analyse des Etats policés, Paris, Didot l’aîné, 1771, p. 101. 30 V. Marcaggi, Les origines de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, Paris, Fontemoing, 1912, p. 175. 31 L.-P. May, Le Mercier de La Rivière…, op. cit., p. 140. 32 E. Daire, Physiocrates, op. cit., p. 435. 33 J.-M. Cotteret, Essai critique sur les idées politiques de Mercier de La Rivière, Thèse, Science politique, Paris, 1959, p. 192.

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éléments révolutionnaires et des éléments physiocratiques. L’individu est placé au centre de la société Félicienne. Au niveau social, l’individu fait l’objet d’une vision idéalisée, l’homme et la femme féliciens sont des êtres extrêmement vertueux. Toutes les institutions sont constituées dans le but de former les individus à la vertu mais également de les encourager à pratiquer cette dernière. Ainsi, de sa naissance à sa mort, le Félicien fait l’objet d’une instruction complète destinée à lui inculquer les principes vertueux et à l’inciter à la pratiquer. Sa vie entière est tournée vers la vertu car elle lui permet d’acquérir un statut social, plus élevé. L’individu est enfin entièrement impliqué dans le maintien du système social, il s’engage au service de ce dernier (I). Au niveau politique, il conserve de nombreux droits mais a aussi des devoirs qui découlent directement de la mise en place dans le système social d’une logique vertueuse. De plus, l’individu a la possibilité de devenir citoyen et ainsi de participer à la vie politique et publique. Il peut ainsi jouer un rôle dans la direction de la nation Félicienne. Selon son statut et sa position, il exerce des fonctions diverses dans le corps politique. Le rôle du citoyen est primordial dans la gestion de la nation (II).

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PARTIE I - L’INDIVIDU DANS LE CORPS SOCIAL Les Féliciens considèrent qu’ils sont redevables de leur bonheur aux grandes vérités qui fondent leur système ainsi qu’à la pratique des grandes vertus. Ainsi, tout doit leur rappeler « les vérités à la connaissance desquelles ils se croient redevables de leur bonheur »34. Ils s’accordent également pour attacher aux vertus le plus grand intérêt. Mais pour parvenir à un tel degré de bonheur, il faut que chaque individu ait été instruit des grandes vérités et rendu vertueux. La Félicie est donc très attachée à la nécessité de former un individu vertueux et éclairé (I). Une fois cet individu formé, il est promu à l’intérieur de la société et il s’engage entièrement pour sa survie et son maintien (II). Ainsi, la société Félicienne peut prospérer et garantir le bonheur à tous.

I - LA FORMATION D’UN INDIVIDU VERTUEUX ET ECLAIRE La nation Félicienne ne voit « rien de plus heureux que la propagation des lumières »35. L’individu doit donc y être, idéalement, éclairé mais également vertueux. La vertu et l’instruction sont les deux ressorts qui sous-tendent tout le système social Félicien (A). Mais, pour parvenir à un tel idéal, encore faut-il que l’instruction soit accessible à tous. Pour cette raison, Le Mercier de La Rivière souligne que tout doit tendre à l’instruction de la nation. Il consacre une grande partie de son développement à cette préoccupation, notamment à développer les moyens qui permettent la diffusion de l’instruction (B).

A. UN SYSTEME SOCIAL ENTRE VERTU ET INSTRUCTION Le système social mis en place par Le Mercier de La Rivière a pour but essentiel de former un homme, un citoyen éclairé. Mais faire de lui un homme éclairé n’est pas, en 1792, la seule préoccupation de notre auteur. En effet, il faut également que le Félicien soit vertueux et pratique la morale. Le système social repose donc sur ces deux exigences. Le Mercier prend l’antiquité comme modèle pour placer la vertu au centre de la société (1). Il adopte aussi un

34 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 60. 35 Ibid., p. 29.

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large système d’instruction publique, s’inspirant à la fois de la physiocratie et de la Révolution (2).

1- La vertu au cœur du système social et l’importance du modèle antique

Un des deux fondements du système social Félicien36 est le principe selon lequel « toute les institutions civiles doivent se réunir, pour que l’opinion publique et chaque opinion particulière ne cessent d’attacher les intérêts de l’amour-propre à la pratique de la vertu »37. Le système social est ainsi fondé sur l’honneur qui est « plus cher que la vie »38 aux Féliciens. Or, les Féliciens ne voient « l’honneur que dans la vertu »39 et ne placent « la vertu que dans ce qui est utile aux autres hommes »40. La vertu est donc une valeur centrale de la société. D’ailleurs, les lois considérées par Le Mercier de La Rivière comme les plus importantes sont celles qui permettent le respect des mœurs et qui honorent les vertus. Selon notre auteur, les vertus sont « ce qui est utile à tous »41, contrairement aux vices, qui nuisent à nous-mêmes, et aux crimes, qui nuisent aux autres. La vertu fait donc référence à l’idée d’utilité, opposée à la nuisance. De plus, chaque fois qu’il développe l’idée de vertu, il la rapporte à la notion de faire le bien et de ne pas faire le mal. Ainsi, par exemple, le roi, qui doit disposer des plus grandes vertus, a à ce titre « tout pouvoir pour faire le bien, sans aucun pouvoir pour faire le mal »42. Le Mercier semble se rapprocher d’une conception traditionnelle de la vertu qui consiste seulement en « une disposition habituelle de l’âme qui porte à faire le bien et à fuir le mal »43. Cette définition est classique dans les dictionnaires du XVIIIe siècle. La vertu a alors la dimension d’habitude consistant à faire le bien tout en évitant de faire le mal. Mais à cela, notre auteur ajoute une dimension plus collective. Etre vertueux n’est plus seulement faire le bien, encore faut-il que l’action de faire le bien soit utile, et qu’elle le soit pour tous. En cela, sa vision commence à se rapprocher de ce que la vertu sera au sens des Jacobins en 1793, à savoir une vertu civile, publique, consistant avant tout à un amour sans limite de la Patrie44. Déjà, pour Montesquieu la vertu consistait en « la vertu politique, qui est la vertu morale dans le sens qu’elle se dirige au bien général »45. Donc, en 1792, Le Mercier de La Rivière s’éloigne d’une vision purement privée de la vertu, sans pour autant la considérer comme une vertu avant tout civile et publique. Il adopte en réalité

36 Cf. supra. 37 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. xxxj. 38 Ibid., p. 126. 39 Ibid., p. 307. 40 Ibid., p. 307. 41 Ibid., t. 2, p. 18. 42 Ibid., t. 1, p. 195. 43 Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., t. 2, p. 732. 44 R. Monnier, « Vertu antique et nouveaux héros », AHRF, 2001, n° 324, p. 115. 45 C. L. de Secondat de Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Lefevre, 1835, p. 201.

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une conception mitigée, la vertu privée devant avoir des répercussions bénéfiques dans l’espace public. Les vertus privées sont encouragées et développées dans tous les domaines de la vie privée afin qu’elles puissent profiter à l’ensemble du système. Dans L’heureuse nation, l’idée de vertu est une idée centrale, qui se rapporte à tous les domaines développés. L’intérêt des Féliciens est sans cesse rappelé. Le Mercier affirme notamment que « les Féliciens sont constamment vertueux »46. Le but du système social est de les rendre vertueux mais aussi d’entretenir cette vertu en en faisant une nécessité pour chacun. Nous verrons dans un prochain point que les vertus sont essentielles pour accéder aux fonctions publiques ; mais l’absence de vertu peut en revanche être extrêmement préjudiciable. Une action honteuse empêche le coupable de prétendre à devenir citoyen et ce, sans possibilité de rédemption. Dans les domaines les plus privés, comme le mariage, la vertu a également une place prépondérante. Le choix d’un époux ou d’une épouse doit se faire sur ce critère avant tout. Une fois mariés, la dépravation des mœurs de l’un des époux constitue une cause de divorce47. De même, en matière d’adoption, les mauvaises mœurs peuvent constituer une cause d’annulation. Les Féliciens attachent donc un grand prix aux vertus qui sont pour eux un véritable « feu sacré »48. Le Mercier de La Rivière est profondément convaincu que pour être heureux, il faut être vertueux et inversement. En somme, la société Félicienne, en faisant de la vertu une valeur centrale et déterminante place les questions d’honneur et de déshonneur au centre du système social. Le Mercier parle de ce peuple comme « un peuple de sages pour qui l’honneur et le déshonneur ne sont point de vains fantômes, productions mensongères, ténèbres de l’erreur, et que dissipe le flambeau de la raison ! »49. Notre auteur faisait déjà référence « aux voies de l’honneur et de la vertu »50 dans L’ordre naturel. Mais ces notions prennent une dimension beaucoup plus importante en 1792. La Révolution et ses nombreux bouleversements ne sont pas étrangers à cette évolution. En effet, le développement de cette dimension de vertu et de morale résulte en grande partie des volontés de la classe bourgeoise sous la Révolution. Cette classe fonde la volonté d’accession au pouvoir sur l’exercice de la vertu, par ceux qui sont dignes de représenter la nation51. En réalité, la dimension privée de vertu développée par Le Mercier semble se rapporter à un courant de pensée d’Ancien Régime, à la fois philosophique et chrétien, qui prônait l’action de faire le bien. En revanche, le développement, la place donnée, et la publicisation de cette notion relèvent de l’influence révolutionnaire de notre auteur.

46 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 4. 47 Cf. Infra., pp. 48-49. 48 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 296. 49 Ibid., t. 2, p. 200. 50 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 2., p. 262. 51 J. -Y. Guiomar, L'idéologie nationale Nation, Représentation, Propriété, Paris, Champ Libre, 1974, p. 34.

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La classe bourgeoise se pose, à la Révolution, en héritière de l’Antiquité dont elle fait son modèle spirituel. Cette origine se retrouve notamment dans les tableaux de David qui représentent la Révolution dans le souffle épique et patriotique qu’ils comportent. Ils sont remplis d’allusions à la littérature antique qui ne peuvent être comprises que par la nouvelle aristocratie52. L’ensemble de cette classe partage en effet les références antiques avec lesquelles elle a été bercée au collège. Dans leur jeunesse, les futurs révolutionnaires ont étudié les auteurs classiques qui leur ont apporté l’éloge de la tempérance, de l’amour de la patrie, de la liberté53 et surtout la vertu, valeur centrale des républiques que les révolutionnaires prennent pour modèle. A Sparte, par exemple, on enlève les enfants à leurs parents pour les instruire des lois et préceptes de la volonté générale sous la responsabilité de magistrats54. La classe bourgeoise révolutionnaire est, dans son inspiration antique, digne héritière des Lumières, et plus largement de tout un courant de pensée du XVIIIe siècle. Effectivement, ce siècle marque le grand retour de l’Antiquité. La découverte de Pompéi en 1748 et la découverte de la vie d’une société romaine au Ier siècle suscitent l’enthousiasme des hommes de lettres55. Montesquieu est le premier marqué par « l’antiquomanie »56 du siècle, il admire Cicéron, Lycurgue, Platon. Le débat philosophique des Lumières s’est articulé autour des deux figures emblématiques que sont alors Sparte et Athènes57.

Une nouvelle fois, Le Mercier de La Rivière n’échappe pas aux influences de son temps. Il s’inspire directement des grands auteurs de l’Antiquité auxquels il fait de nombreuses références. Socrate, Platon et Cicéron sont pour lui des modèles et des sources d’inspiration. Sparte, Athènes et Rome sont également citées par notre auteur, qui fait de ces régimes des idéaux dont il doit s’inspirer. L’Antiquité l’inspire pour placer la vertu au centre du système social Félicien. Bercé à la fois par l’esprit du XVIIIe siècle et par l’émergence de la classe bourgeoise, Le Mercier de La Rivière ne peut que faire de la vertu cette valeur centrale dans la société. Nous verrons prochainement que l’Antiquité est également un modèle direct pour lui en matière d’instruction publique.

La notion de vertu est déterminante dans le sens où toutes les institutions sont organisées de sorte à rendre l’individu vertueux ou d’encourager l’individu dans la poursuite de l’action vertueuse.

52 Ibid., p. 76. 53 H. Morel, « Le poids de l'Antiquité sur la Révolution française », Les principes de 1789, sous la dir. de H. Morel, PUAM, 1989, p. 43. 54 Ibid., p. 41. 55 Ibid., p. 37. 56 Ibid., p. 37. 57 D. Julia, « Enfance et citoyenneté. Bilan historiographique et perspectives de recherches sur l’éducation et l’enseignement pendant la période révolutionnaire », Histoire de l’éducation, 1990, n° 45, p. 7.

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2- L’instruction publique, entre physiocratie et Révolution La question de l’instruction publique est très présente dans l’ouvrage. Le Mercier de La Rivière lui accorde une grande importance. Cet intérêt provient en grande partie de son adhésion à la doctrine physiocratique. En effet, l’instruction est centrale dans la pensée des physiocrates. Ces derniers, parmi les premiers, font valoir la nécessité de l’instruction primaire. Selon leurs théories, découle des lois de l’ordre naturel la nécessité d’une conscience universelle qui repose sur la connaissance claire et distincte que suppose le principe de l’évidence. Pour cette raison, l’instruction procède directement de l’ordre naturel58. Elle devient alors l’instrument pour forger une opinion publique susceptible de contrôler le pouvoir politique. Les physiocrates font de l’instruction le corollaire de la liberté personnelle et l’instrument privilégié de la formation d’une opinion publique, capable de résister à l’arbitraire du pouvoir politique59. De plus, la morale est la clé de la nation nouvelle voulue par eux. L’instruction, pour les physiocrates, permet l’homogénéisation du corps politique, la formation chez les hommes d’une même morale et d’intérêts communs. Pour qu’une nation ne forme qu’un corps, elle doit avoir une unité de volonté et donc une unité d’intérêt60. Les physiocrates voient dans l’opinion qui n’est pas éclairée par l’évidence, une opinion sujette à l’égarement des passions et à l’ignorance. Il faut donc orienter cette opinion publique et lui permettre d’acquérir des règles et des principes61. Le Mercier de La Rivière fait de la nation éclairée la contre-force du pouvoir politique et un rempart contre son arbitraire62. Déjà, dans son projet pour la Suède de 1775, il avançait l’idée selon laquelle l’exaltation de l’amour-propre mettait en évidence l’importance de l’opinion publique. Ainsi, il y affirmait que « l’homme moral est un être absolument factice ; il est ce que ses opinions le font : faut-il donc encore d’autres preuves du besoin qu’il a de l’instruction ? »63. Dès lors, l’instruction participait à la formation de l’opinion publique. En 1792, cette idée est toujours présente dans sa pensée, l’opinion et l’amour-propre jouent un rôle très important. Il rappelle par exemple que « ce sont nos opinions qui, par le moyen de l’amour-propre, nous font ce que nous devenons comme Etre moraux »64. De même, il reprend l’idée physiocratique d’une nécessaire unité de volonté et d’intérêt qu’il avait déjà développée en 1775. Il définit ainsi le corps politique comme une unité d’individu qui

58 M. Albertone, « Du Pont de Nemours et l’instruction publique pendant la Révolution. De la science économique à la formation du citoyen », RFHIP, 2004, n° 20, p. 354. 59 D. Julia, « Enfance et citoyenneté. Bilan historiographique et perspectives de recherches sur l’éducation et l’neseignement pendant la période révolutionnaire », op. cit., p. 5. 60 Cf. P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique, ou Considérations morales et politiques sur la nécessité, la nature et la source de cette instruction. Ouvrage demandé par les rois de Suède, Stockholm-Paris, Didot l’aîné, 1775, p. 34. 61 A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, Aix-en-Provence, PUAM, 2010, p. 230. 62 Cf. Infra., pp. 82-83. 63 P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique…, op. cit., p. 32. 64 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 345.

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« s’établit par l’unité de force ; celle-ci, par l’unité de volonté ;; cette dernière, par l’unité d’intérêt »65. Enfin, comme il l’avait fait dans ses ouvrages précédents, Le Mercier met le lecteur en garde contre le risque que représentent les passions, l’erreur et l’ignorance. L’instruction a donc « pour objet de détruire les deux grands ennemis du genre humain, l’ignorance et l’erreur »66. Le but de l’instruction des physiocrates est finalement « d’assurer le bonheur ici-bas, bonheur d’ailleurs lié à des vertus qui garantissent par surcroît le salut »67. Ils promeuvent une société collective consciente et respectueuse des droits et devoirs. En 1775, le plan de notre auteur avait un double but : « Le premier, [était] de faire connaître aux hommes l’ordre public le plus avantageux à leurs sens ;; le second de les convaincre que c’[était] par les lois invariables de cet ordre, qu’ils [devaient] juger de ce qui [était] vertueux ou vicieux, glorieux ou déshonorant »68. L’objet des écoles était de faire des citoyens69. En 1792 ces notions persistent. Le Mercier rappelle « le besoin que nous avons de l’instruction pour nous rendre heureux »70. En prévoyant l’enseignement d’une religion tournée vers la vertu et une pluralité des mondes71 il rappelle également la nécessité que le bonheur, accessible par l’instruction, permette de bénéficier du salut. L’heureuse nation fait de l’école un lieu d’enseignement des droits et des devoirs, mais surtout des grandes vérités utiles aux hommes, c’est-à-dire des principes de morale et des principes qui régissent l’organisation de la société. Ces idées sont à rapprocher des thèses progressistes du XVIIIe siècle selon lesquelles la vertu et le bonheur doivent offrir une prise à l’outil de la raison pour être perfectibles72. Cela suppose alors une éducation morale, déjà présente chez Descartes. Selon l’abbé de Saint-Pierre, la démonstration devait s’ajouter à l’exemple pour accroître, la vertu, cette dernière pouvait donc être enseignée. L’éducation donnerait alors aux vérités morales une évidence et une puissance invincible, faisant des passions non plus une constante de la nature humaine mais une tentation extérieure pouvant être abolie73. De plus, les théories physiocratiques sur l’instruction ont une vocation cosmopolite. Du Pont de Nemours, par exemple, est nommé à la tête de la Commission d’éducation de la Pologne en 177474. Sa participation à l’organisation du système polonais tend à utiliser l’instruction comme instrument patriotique, permettant d’affermir à la fois la cohésion sociale

65 Ibid., t. 1, p. 18. 66 Ibid., p. 105. 67 B. Grosperrin, « Faut-il instruire le peuple ? La réponse des physiocrates », Cahiers d’histoire, 1976, t. 21, p. 168. 68 P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique…, op. cit., p. 45. 69 Ibid., p. 110. 70 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 2. 71 Cf. Infra., pp. 26-28. 72 F. Rouvillois, L’invention du progrès…, op. cit., p. 276. 73 Ibid., pp. 89-91. 74 M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique », RHMC, 1986, p. 600.

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et l’unité politique75. Le Mercier de La Rivière, en publiant son projet pour l’instruction publique pour le roi Gustave III de Suède en 1775 assura également le succès des théories physiocratiques à l’étranger. Notre auteur n’oublie pas cette vocation cosmopolite dans son ouvrage de 1792. Il signale par exemple que la morale enseignée aux Féliciens est « celle de tout le genre humain » et qu’elle « doit être pour tous les peuples, la base de leur politique »76. En somme, en 1792, Le Mercier de La Rivière est loin d’avoir abandonné ses idées physiocratiques sur l’instruction. Au contraire, sa pensée reste très proche de la doctrine et il continue à en développer les principes majeurs. Mais la Révolution va également jouer un rôle majeur dans la formation de cette dernière. Pendant la Révolution, une conception moderne de l’instruction émerge, fondée sur un langage nouveau et une définition d’idées77. Le centre de l’entreprise révolutionnaire semble être la création d’un homme nouveau78. Le but recherché n’est pas tant la « conformité extérieure du comportement » que l’ « assentiment intérieur »79. Mais l’idée de l’homme nouveau n’est pas neuve à la Révolution, « tout le siècle, habité par la mythologie de l’originel, a rêvé autour des expériences de la seconde naissance »80. L’éducation était perçue par les Lumières comme instrument d’un changement pacifique qui ne bouleverserait pas les structures politiques et sociales de l’Ancien Régime. De plus, les Lumières partageaient l’idée selon laquelle il existerait une intériorité humaine passive, qu’il serait aisé de manipuler en vue de la félicité sociale81. Le Mercier de La Rivière semblait partager cette idée en 1775 lorsqu’il affirmait que « l’homme moral [était] un être absolument factice »82. Il démontrait alors l’importance de l’amour-propre et la nécessité de l’instruction. Cette idée semble toujours présente dans son esprit en 1792. Les requêtes des sans-culottes sont éloignées de la pensée des Lumières. Elles souhaitent faire de l’école un instrument de propagande politique ou un lieu de formation professionnelle apte à procurer une amélioration directe du statut social des membres83. Différentes manières de concevoir l’homme nouveau se dégagent chez les révolutionnaires et vont donner lieu à des controverses. Nous avons vu que Le Mercier, en 1792, reste très proche des physiocrates sur la question de l’instruction. Mais dans le contexte révolutionnaire, de quelle conception se rapproche-t-il le plus ? 75 M. Albertone, « Du Pont de Nemours et l’instruction publique pendant la Révolution. De la science économique à la formation du citoyen », op. cit., p. 357. 76 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 16. 77 M. Albertone, « Du Pont de Nemours et l’instruction publique pendant la Révolution. De la science économique à la formation du citoyen », op. cit., p. 355. 78 M. Ozouf, L’homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 8. 79 Ibid., p. 10. 80 Ibid., p. 117. 81 X. Martin, Nature humaine et Révolution du siècle des Lumières au code Napoléon, Bouère, DMM, 1994, p. 111. 82 P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique…, op. cit., p. 32. 83 D. Julia, « Enfance et citoyenneté. Bilan historiographique et perspectives de recherches sur l’éducation et l’enseignement pendant la période révolutionnaire », op. cit., p. 7.

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Deux expressions différentes coexistent au moment de la Révolution : éducation nationale et instruction publique. L’expression « éducation nationale » a été employée pour la première fois en 1763 dans l’Essai d’éducation nationale de La Chalotais, procureur général au parlement de Rennes. Ce dernier voulait forger une éducation qui ne dépendrait que de l’Etat et prônait l’uniformisation et la laïcisation de l’enseignement84. « Instruction publique » est également apparue en 1763, cette fois dans un texte de Rousseau qui l’utilisait pour désigner généralement l’instruction reçue en dehors du cadre familial85. A la période révolutionnaire les deux termes coexistent dans la bouche des députés. Pourtant, l’instruction publique triomphe en 1791 avec la création du Comité spécial de l’instruction publique. Les deux expressions reflètent en réalité un conflit idéologique, illustré par Rabaut Saint Etienne dans son discours du 21 décembre 1792 : « Il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale. L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit, l’éducation nationale doit former le cœur »86. De même, pour Condorcet, l’éducation relève du domaine privé alors que l’instruction renvoie plus au domaine public87. Ainsi, l’éducation nationale veut former des citoyens et en faire des républicains dévoués, elle insiste davantage sur le renforcement du sentiment de fraternité et de vertu que sur les acquisitions intellectuelles88. Au contraire, les partisans de l’instruction publique prônent une intervention qui se limiterait à l’acquisition des connaissances de base. Le Mercier de La Rivière, dans son ouvrage, traite majoritairement de l’instruction publique à laquelle il consacre même plusieurs chapitres. Pour autant, il ne semble pas écarter le vocabulaire « éducation nationale »89 qu’il utilise également. Alors qu’il traite d’un gouvernement « instituteur commun de ses sujets », il désigne cette forme d’éducation sous le nom d’ « éducation nationale et commune » qu’il différencie de l’ « éducation domestique et particulière »90. Cela signifie-t-il pour autant que notre auteur applique les deux conceptions ? Selon lui, instruire les hommes, c’est « leur rendre sensibles, évidentes, les vérités qui leur sont utiles, et les erreurs qui leur seraient funestes »91. Ces vérités sont, tout d’abord, celles qui permettent l’accès à la citoyenneté. L’école a en effet pour rôle premier de préparer les jeunes Féliciens à l’examen public qui leur ouvre les portes de la citoyenneté92. Mais l’école n’est pas le seul moyen mis en œuvre pour instruire le peuple et en prônant la morale, la vertu, le rassemblement, Le Mercier semble partager les idées d’une éducation nationale formant le cœur.

84 P.-E. Muller, « De l'instruction publique à l'éducation nationale », Mots, 1999, n° 61, p. 150. 85 Ibid., p. 150. 86 F.-A. comte de Boissy d’Anglas, Discours et opinions de Rabaut Saint Etienne, suivis de ses deux derniers écrits et précédés d’une notice sur sa vie, Paris, Henri Servier, 1827, p. 279. 87 J. D. Boyer et C. Le Chapelain, « Smith et Condorcet : deux “ Libéraux de la Liberté ” confrontés à la question de l’instruction publique », Cahiers d’économie Politique, 2010/1, n° 58, p. 47. 88 P.-E. Muller, « De l'instruction publique à l'éducation nationale », op. cit., p. 152. 89 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 5. 90 Ibid., p. 5. 91 Ibid., p. 29. 92 Cf. Infra., p. 71.

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Cette distinction entre instruction publique et éducation nationale est illustrée par la controverse sur l’enthousiasme. L’enthousiasme est défini en 1755 comme un « mouvement violent de l’âme, par lequel nous sommes transportés au milieu des objets que nous avons à représenter »93. Dans le contexte révolutionnaire, il s’agit de créer une dynamique, un mouvement très fort dans les esprits en faveur de la Révolution. Condorcet se montre contre l’enthousiasme, car « une fois excité, il sert l’erreur comme la vérité ; et dès lors il ne sert réellement que l’erreur parce que, sans lui, la vérité triompherait encore par ses propres forces »94. A plus forte raison, il réprouve l’enthousiasme révolutionnaire, qui, inséré dans l’instruction publique, ne peut avoir que des conséquences néfastes. C’est également pour cela qu’il se prononce contre l’éloquence qui serait l’art de séduire la raison et d’exciter les passions95. A l’inverse, en décembre 1792, lors du débat sur l’instruction publique à la Convention, Rabaut Saint Etienne appelle à l’éducation qui forme un sentiment patriotique96 et se prononce en faveur de l’enthousiasme révolutionnaire. La controverse sur l’enthousiasme a fait apparaître l’opposition de deux modèles pédagogiques97. Le premier modèle présente un citoyen dévoué à la Nation et enthousiaste de la liberté. L’instruction publique forme un homme révolutionnaire. Le second modèle, incarné notamment par Condorcet, prône une instruction politique qui enseigne à l’individu ses droits et ses devoirs civiques et forme un citoyen libre et responsable98. Pour autant, Condorcet lui-même a été imprégné par l’enthousiasme ambiant à la Révolution, « ce qui montre que l’on ne participe pas innocemment, sans passion à la Révolution, sans partager non seulement ses principes mais aussi sa mythologie »99. Selon M. Baczko, cela révèle que les deux modèles sont en réalité complémentaires et se rattachent à la mythologie révolutionnaire et aux institutions républicaines. Le Mercier de La Rivière illustre cette complémentarité des modèles. Nous l’avons vu, le système qu’il met en place, bien que très proche des physiocrates, applique à la fois les conceptions relatives à l’instruction publique et celles relatives à l’éducation nationale. Bien que son système semble essentiellement tourné vers la formation d’un homme connaissant ses droits et ses devoirs, conscient de son rôle civique selon la conception physiocratique de l’instruction, la Révolution et l’enthousiasme qu’elle génère ne le laissent pas indifférent. Le thème de l’instruction permet à notre auteur de développer des idées qu’il a toujours

93 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 1755, t. 5, p. 276. 94 M.-J.-A.-N. de Caritat, marquis de Condorcet, Sur l’instruction publique, in Œuvres complètes, Paris, Henrichs, 1804, t. 9, p. 445. 95 B. Baczko, « Démocratie rationnelle et enthousiasme révolutionnaire », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1996, n° 2, p. 596. 96 Ibid., pp. 592-593. 97 Ibid., p. 597. 98 Ibid., pp. 598-599. 99 Ibid., p. 599.

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formulées tout, en se nourrissant des idées du temps pour enrichir et actualiser sa pensée éducative. Le système d’instruction mis en œuvre par Le Mercier de La Rivière « éclaire et exerce l’esprit » autant qu’il permet de « former le cœur ». Mais les moyens mis en œuvre pour y parvenir sont différents selon le but qui leur est assigné. Cela donne lieu à un système d’instruction omniprésent qui s’empare de nombreux moments de la vie du Félicien.

B. LA DIFFUSION DE L’INSTRUCTION

L’instruction est essentielle dans le système Félicien. Une très large partie de l’ouvrage lui est d’ailleurs consacrée. Le Mercier de La Rivière s’étend sur les différents moyens devant participer à l’instruction de la nation. Ces moyens sont de diverses natures et ne visent pas tous les mêmes effets dans l’esprit des Féliciens. Ainsi, notre auteur met au service de l’instruction des instruments culturels et sociaux (1). Mais il se sert également d’une pratique révélée par la Révolution, il désacralise la religion au service d’un culte public et civique. (2).

1- Les instruments culturels et sociaux au service de l’instruction Pour atteindre l’idéal d’un homme éclairé et vertueux, Le Mercier de La Rivière propose un système d’instruction large et complet. Il met en œuvre divers instruments pour instruire les hommes à tous les moments de leur vie. Les Féliciens font en effet « un si grand cas de l’instruction publique, comptent tellement sur ses heureux effets, qu’ils ont voulu […] que tout, jusqu’aux jeux de société, leur rappelât les vérités à la connaissance desquelles ils se croient redevables de leur bonheur »100. Le premier des instruments mis en œuvre pour l’instruction publique est l’école. Aussi, la Félicie est-elle « couverte d’écoles publiques et gratuites ;; il n’y pas une de ses villes, pas un de ses bourgs qui n’ait les siennes »101. L’école voulue par notre auteur a donc trois caractères essentiels : elle est publique, gratuite et très largement diffusée. Cet intérêt pour l’école n’est pas nouveau pour Le Mercier. Dans son ouvrage de 1775, il avait déjà eu l’occasion de souligner l’importance de cette dernière. Il recommandait notamment d’établir

100 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 60. 101 Ibid., p. 1.

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« des écoles publiques et gratuites en nombre suffisant, pour que personne ne soit contraint par le manque de fortune, ou par l’éloignement, à rester privé de l’instruction »102. La diffusion de l’instruction par le biais d’une école publique et gratuite est une idée très répandue chez les physiocrates. Ils insistent dans leurs théories sur la diffusion de l’instruction primaire ainsi que sur la nécessité d’un enseignement public et gratuit103. Du Pont de Nemours accorde une grande importance aux écoles paroissiales qui sont à la base de son plan d’instruction et qu’il considère comme les plus utiles104. Condorcet insiste sur la publicité et la gratuité de l’instruction. L’école a pour but d’embrasser la totalité des futurs citoyens, ce qui justifie sa grande publicité. De plus, selon lui, par la gratuité de l’école, l’Etat prend en charge l’affirmation et l’autonomisation de l’individu105. Dans la pensée du XVIIIe siècle, la diffusion de l’instruction est nécessaire pour répandre les lumières. De nombreux auteurs présentent des plans en faveur de l’instruction, ou de l’éducation. Pour autant, à la Révolution, l’école n’est pas étendue autant qu’elle aurait pu l’être selon les conceptions développées. Le pouvoir semble privilégier d’autres moyens d’instruire le peuple. En réalité, il faut attendre une loi de 1833 pour que soit rendue obligatoire la tenue d’une école primaire de garçons dans chaque commune. Le Mercier de La Rivière, dans sa conception de l’école, est donc resté très proche de la doctrine physiocratique. Il est, sinon en avance, du moins distant des idées révolutionnaires sur ce point qui ne font pas de l’école en elle-même une priorité. Les autres instruments développés par notre auteur pour l’instruction se montreront plus proches de l’instruction révolutionnaire. Le deuxième instrument envisagé par notre auteur pour diffuser l’instruction est la liberté de la presse. Il considère qu’une « Nation qui ne voit […] rien de plus heureux que la propagation des lumières doit chérir la liberté de la presse, comme une source intarissable d’instruction »106. Cet instrument était déjà préconisé par Le Mercier en 1775 qui voyait en la liberté de la presse une « liberté toujours redoutable à l’erreur, toujours favorable à la vérité »107. En 1789 il qualifiait la liberté de la presse de « trop nécessaire à la propagation des lumières pour ne pas être regardée comme une branche de la liberté nationale »108. L’idée d’une liberté de la presse souligne, une nouvelle fois, les influences physiocratiques de Le Mercier. Elle révèle le libéralisme de la doctrine. Pour autant, cette idée est assez largement partagée au XVIIIe siècle. Les philosophes ont lancé une campagne pour la liberté de la presse avant 1789. Les résultats de cette offensive sont directement visibles dans les cahiers

102 P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique…, op. cit., p. 109. 103 M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique », op. cit., p. 598. 104 B. Grosperrin, « Faut-il instruire le peuple ? La réponse des physiocrates », op. cit., pp. 161-163. 105 B. Baczko, « Démocratie rationnelle et enthousiasme révolutionnaire », op. cit., p. 591. 106 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 29. 107 P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique…, op. cit., p. 120. 108 P.-P. Le Mercier de La Rivière, Essais sur les Maximes et loix fondamentales de la monarchie française ou Canevas d’un Code Constitutionnel, Paris, Vaillat-La-Chapelle, 1789, Titre XIV.

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de doléances préparant les Etats généraux de 1789109. La liberté de la presse est consacrée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à l’article 11. Mais, deux ans plus tard, les limites de cette liberté ne sont pas encore définies. Lors d’un débat sur ce sujet à l’Assemblée nationale, Pétion de Villeneuve déclare : « Tout le monde convient aujourd’hui que la Presse doit être libre, mais tout le monde n’attache pas la même idée à ce mot de liberté »110. En réalité, les revendications concernant la liberté de la presse ont révélé l’influence des Lumières mais aussi du conservatisme d’Ancien Régime, une ambivalence entre répression et liberté111. Notre auteur s’inscrit parfaitement dans ce contexte, il distingue liberté et licence, cette dernière étant pour lui préjudiciable à la société. Pour cette raison, il apporte trois restrictions à la liberté de la presse. Tout d’abord, « aucun ouvrage ne peut être imprimé sans nom d’auteur et d’imprimeur »112, à moins qu’il ait été approuvé par un censeur113. La deuxième restriction est « une prohibition formelle d’imprimer ni de distribuer une nouveauté contraire aux vérités que les Féliciens tiennent pour démontrées, pour être ainsi le fondement de leur morale »114. Enfin, la troisième et dernière restriction concerne « le droit de propriété qu’un auteur conserve sur ses ouvrages imprimés »115. A moins qu’il ne l’ait vendu de son vivant, ce droit meurt avec lui. En cas de vente, l’acquéreur peut jouir du droit de propriété pendant vingt ans avant que l’impression de l’ouvrage devienne libre. Ces limites étaient déjà présentes dans les cahiers de doléances. En effet, la plupart des cahiers de doléances requéraient l’apposition des noms de l’imprimeur et de l’auteur sur l’ouvrage. Quelques-uns, plus rares, évoquaient même l’intervention de censeurs116. Concernant le contenu des ouvrages, les restrictions les plus souvent invoquées dans les cahiers concernaient les mœurs, suivies par la religion et l’honneur. En effet, pour les philosophes, les mœurs étaient essentielles. Rousseau, par exemple, souhaitait que les violations des mœurs soient punies117. A la Révolution, existait donc un désir de restreindre ce qui pouvait porter atteinte aux valeurs collectives. Les deux premières restrictions demandées par Le Mercier de La Rivière sont en adéquation avec les idées développées à la Révolution. Ces idées sont largement partagées. Pourtant, il s’en écarte légèrement lorsqu’il prévoit le recours aux censeurs. Mais ce recours étant libre et non imposé, il ne peut être comparé à la censure d’Ancien Régime, combattue par les révolutionnaires. Cette troisième restriction portée à la liberté de la presse Félicienne trouve également écho dans la période révolutionnaire française. Elle relève en effet de deux idées essentielles 109 C. Walton, « La liberté de la presse selon les cahiers de doléances de 1789 », RHMC, 2006/1, n° 53, p. 64. 110 J. Pétion de Villeneuve, Discours sur la liberté de la presse, in Œuvres, Paris, Garnéry, 1792, t. 2, p. 354. 111 C. Walton, « La liberté de la presse selon les cahiers de doléances de 1789 », op. cit., pp. 65-66. 112 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 30. 113 Professeur vétéran profitant d’une retraite lui permettant d’enrichir ses lumières. Il doit cependant assurer le contrôle des ouvrages destinés à l’impression quand les auteurs font le choix de lui soumettre. 114 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 31. 115 Ibid., p. 37. 116 C. Walton, « La liberté de la presse selon les cahiers de doléances de 1789 », op. cit., p. 71. 117 Ibid., p. 74.

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qui sont l’affirmation des droits individuels de l’auteur et la volonté d’encourager la diffusion des lumières. Dès 1790, Sieyès avait proposé d’établir une propriété limitée à dix ans, accordée au nom des lumières118. Dans son rapport du 13 janvier 1791, Le Chapelier soulignait que le droit pour l’auteur de disposer de son ouvrage était une « exception », étant donné qu’un « ouvrage publié est de sa nature une propriété publique »119. Le Mercier de La Rivière va donc plus loin que le droit de propriété généralement reconnu à l’auteur. Il justifie le système qu’il met en place par la nécessité d’encourager les auteurs d’une part, et par celle « de maintenir dans la vente des livres, une concurrence suffisante pour les empêcher d’être portés à des prix qui éloigneraient un grand nombre d’acheteurs, ralentiraient ainsi les progrès de l’instruction »120 d’autre part. Il montre par là son passé physiocratique et son attachement aux idées économiques de la doctrine. Les droits individuels de l’auteur ne surpassent pas, pour lui, la diffusion des lumières. Au contraire, la restriction mise en place permet d’assurer la seconde par la garantie des premiers. Le Mercier de La Rivière utilise également les images et les symboles pour « l’instruction de la Nation »121. Il pense en effet que « parler aux yeux »122 est « un moyen de rendre les vérités plus frappantes »123. Pour cette raison, la Félicie est pleine de tableaux et monuments composés pour servir à l’instruction. Par exemple, sur la devanture de chaque école Félicienne, se trouve un chimiste, symbole du besoin que nous avons de la science pour nous perfectionner. L’Assemblée nationale est enrichie de tableaux et de reliefs illustrant les différentes formes de gouvernement124 ainsi que les grandes vérités que sont la justice et la raison. Dans chaque port, une pyramide triangulaire sur laquelle sont apposées des inscriptions révélant les préceptes Féliciens concernant la paix et les relations entre les nations. Dans toutes les villes Féliciennes se trouvent « nombre de fontaines publiques et d’autres monuments, qui tous représentent en grand quelque vertu sociale parée de tous ses charmes, avec des inscriptions qui en caractérisent l’utilité »125. De plus, ces « sujets d’instruction »126 sont largement diffusés par le biais de gravures. A la Révolution, avec la volonté de régénérer l’homme, apparait l’instrumentalisation des arts. Toutes les institutions doivent concourir à la régénération et les arts ont un rôle important à jouer. Cette tendance sera consacrée par Neufchâteau qui déclarera en l’an VII que les arts doivent être dirigés « pour répandre les principes et les institutions du

118 A. Latournerie, « Droits d'auteur, droits du public : une approche historique », L'Economie politique, 2004/2, n° 22, p. 23. 119 Cité par A. Latournerie, « Droits d'auteur, droits du public : une approche historique », op. cit., p. 23. 120 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 38. 121 Ibid., p. 39. 122 Ibid., t. 1, p. xxxij. 123 Ibid., p. xxxiij. 124 Cf. Supra., p. 24. 125 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, pp. 58-59. 126 Ibid., p. 59.

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gouvernement qui les salarie et les honore »127. Au cours de la Révolution, l’art à vocation d’ornement disparaît au profit d’un art instrumentalisé pour servir à des fins sociales et qui doit produire un effet moral. Ce n’est plus de création qu’il s’agit mais bien d’éducation128. De plus, dès 1789, se développent des exigences monumentales, avec des propositions de construction d’un Palais national ou de statues de grands hommes sur les places publiques129. L’allégorie reste très utilisée à la Révolution, elle conserve des liens intimes avec la tradition qui permettent à la Révolution de se légitimer130. Cette forme d’expression est, pour beaucoup, une langue universelle. La volonté de conférer une légitimité aux nouvelles institutions requiert l’emploi de symboles, nécessaires pour obtenir la confiance des masses. Ces symboles sont généralement des entités visuelles simples, reconnaissables par tout le peuple131. En utilisant l’art et les monuments comme moyen d’instruction, Le Mercier se place donc dans une perspective très révolutionnaire d’instrumentalisation des arts à des fins sociales et morales. Enfin, Le Mercier de La Rivière met au service de l’instruction les spectacles et les jeux. Chaque ville a son théâtre et entretient à ses frais les acteurs. Chaque pièce doit avoir été approuvée par un tribunal de censure car elles doivent toutes avoir « un but vraiment moral »132 et tendre « à nous perfectionner comme hommes et comme Citoyens »133. Les meilleurs acteurs et actrices se trouvent nécessairement dans les théâtres des villes, là où leurs talents sont encouragés et où ils jouissent d’une grande considération doublée d’un salaire très confortable. Ils exercent une « sorte de fonction publique » qui « ne pouvait être raisonnablement confiée qu’à des personnes choisies dans les classes des Citoyens et des Citoyennes »134. Cette instrumentalisation du théâtre rejoint l’instrumentalisation générale des arts opérée à la Révolution. L’intention du Comité d’instruction publique de faire des théâtres une « école du peuple » peut être datée de mai 1792135. En 1793, La Feuille de Salut public va plus loin en affirmant, le 20 novembre, qu’il faut désormais que « toutes les pièces soient patriotiques »136. Non seulement le théâtre doit servir à l’instruction du peuple, mais il ne doit

127 Cité par A. Jourdan, « Politique artistique et Révolution française (1789-1800) : la régénération des arts, un échec ? », AHRF, 1997, n° 309, p. 403. 128 A. Jourdan, « Politique artistique et Révolution française (1789-1800) : la régénération des arts, un échec ? », op. cit., p. 403. 129 Ibid., p. 406. 130 P. Bordes, « Le recours à l'allégorie dans l'art de la Révolution française », Les images de la Révolution, sous la dir. de M. Vovelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 248. 131 J. A. Leith, « Les étranges métamorphoses du triangle pendant la Révolution française », Les images de la Révolution, sous la dir. de M. Vovelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 252. 132 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 61. 133 Ibid., p. 61. 134 Ibid., pp. 63-64. 135 M. Nadeau, « La politique culturelle de l’an II : les infortunes de la propagande révolutionnaire au théâtre », AHRF, 2002, n° 327, p. 57. 136 Ibid., p. 64.

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servir qu’à cela, le genre d’Ancien Régime devant être aboli. Notre auteur se situe dans cette perspective d’instrumentalisation complète du théâtre à des fins patriotiques et morales. Les jeux de société sont, en Félicie, « d’excellentes écoles »137. Dans les jeux de cartes, au lieu des figures traditionnelles, sont représentées les figures de la Propriété, de l’Intérêt commun, de la Concurrence, du Commerce, du Génie, du Bonheur… Ainsi « l’enfant qui connaît bien les cartes à jouer, est déjà un enfant instruit ; et en apprenant les jeux il apprend à devenir Citoyen »138. Le jeu de billard est remplacé par un jeu similaire dont certaines boules sont gagnantes, celles qui représentent de grandes vertus sociales, et d’autres perdantes, celles qui représentent des vices. Tous ces exemples reflètent bien la volonté de Le Mercier de mettre l’instruction au centre du système social Félicien. Il considère en effet que « chez la Nation Félicienne tout concourt au même but ;; c’est ainsi que des vérités d’une grande importance sont rendues familières à toutes les Classes et à tous les âges »139. L’individu a pour vocation d’être instruit de sa naissance à sa mort, il ne peut échapper à cette instruction qui est présente à tous les moments et dans tous les lieux. Le Mercier utilise d’ailleurs la religion et le sacré pour parachever son système d’instruction. Ainsi, aucun pan de la société ne déroge à sa volonté d’instruction publique.

2- Le « transfert de sacralité »140 de la religion aux fêtes civiques Dans L’Heureuse nation, la religion, ou plus exactement la figure du « Créateur »141, est très présente. Pour autant, l’auteur ne fait aucune référence à la religion catholique en particulier. Il existe bien une religion des Féliciens142 mais celle-ci n’est pas nommée. Quelle est alors la conception adoptée par Le Mercier de La Rivière en matière de religion ? L’importance donnée à la religion se manifeste tout d’abord dans la place accordée à l’existence de Dieu dans l’ordonnancement des vérités démontrées. Pour les Féliciens, cette affirmation consiste en « la première de ces Vérités, celle qu’ils regardent comme la source de toutes les autres »143. Une première chose semble admise à la lecture de cet ouvrage, la religion des Féliciens est unique. S’il existe d’autres religions que celle pratiquée par la majorité des Féliciens, l’auteur n’en fait pas mention. Au contraire, au sujet des Féliciens, il

137 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 66. 138 Ibid., pp. 71-72. 139 Ibid., p. 71. 140 M. Ozouf, La fête révolutionnaire 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 449. 141 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 9. 142 Ibid., p. 73. 143 Ibid., p. 8.

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parle de « leur religion »144. Dans le manuel de Justamat s’adressant à ses concitoyens, ce dernier proclame : « Félicitons nous, mes enfants, félicitons nous d’avoir une religion qui nous enseigne… »145. Un second point semble également acquis. Les Féliciens ont un Dieu et un seul, « l’unité de Dieu est un des dogmes établis »146. Les différentes appellations que Le Mercier lui donne ne changent rien à cette unité. Qu’Il soit appelé « Dieu », « Divinité »147, « Créateur »148 ou encore « Être Suprême »149, Il incarne la même unité et la même religion. Cette absence de nomination précise à la fois sur la religion et sur la qualification du Dieu des Féliciens renvoie aux bouleversements subis par la religion au moment de la Révolution. La position adoptée par notre auteur en 1792 n’est pas sans faire écho à celle du comte de Mirabeau qui souhaitait une idée religieuse applicable aux différents cultes et aux différentes opinions. Mirabeau exprimait également le désir de faire découler de l’existence de Dieu toutes les vérités qui seraient ensuite présentées dans la Déclaration150. Dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, la religion catholique n’est d’ailleurs pas citée. En retenant dans son préambule la formule de l’ « Être Suprême », la Déclaration de 1789 cherche à atteindre un objectif qu’elle s’est fixé, à savoir l’universalisme. Cette formule ne vise en effet aucune religion particulière. Certains y voient de plus une émancipation des hommes de 1789 de la tutelle de leur Créateur, la référence à l’Être Suprême n’ajoutant que de la solennité au texte151. En réalité, Le Mercier de La Rivière s’inscrit dans le courant des Lumières qui, critiquant la religion catholique, prônent une nouvelle forme de religion. En effet, aucun d’eux n’envisage un Etat qui ne serait pas religieux, la laïcité de l’Etat étant incompréhensible pour eux152. Au contraire, la religion présente une utilité soulignée par de nombreux auteurs. Necker par exemple, dans son ouvrage De l’importance des opinions religieuses de 1788 montrait que la religion était nécessaire au souverain pour parvenir à son but, qui était le maintien de l’ordre public et le bonheur des particuliers. De plus, selon lui, les lois ne constituaient pas une morale suffisante. La religion seule pouvait exercer son autorité sur les consciences153. Les philosophes préconisent alors une religion utile. Le Contrat social de Rousseau fait office de modèle en la matière. Il présente une religion civile dans laquelle la Constitution serait un objet de vénération, une divinité bienfaisante serait reconnue, la vie

144 Ibid., p. 73. 145 Ibid., p. 340. 146 Ibid., p. 11. 147 Ibid., p. 340. 148 Ibid., p. 9. 149 Ibid., p. 366. 150 C. Langlois, « Religion, culte ou opinion religieuse : la politique des révolutionnaires », Revue française de sociologie, 1989, n° 30-3-4, p. 474. 151 Y. Fauchois, « La difficulté d’être libre : les droits de l’homme, l’Eglise catholique et l’Assemblée constituante, 1789-1791 », RHMC, 2001, n° 48-1, p. 73. 152 J. Godechot, Les institutions sous la Révolution et l'Empire, Paris, PUF, 1951, p. 232. 153 Y. Fauchois, « La difficulté d’être libre : les droits de l’homme, l’Eglise catholique et l’Assemblée constituante, 1789-1791 », op. cit., p. 78.

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future accorderait le bonheur aux justes et le châtiment aux méchants154. Notre auteur reconnait le caractère indispensable de la religion. Il y voit une pratique qui « nous éclairant sur la dignité de notre Etre, sur nos rapports avec la Divinité, sur le genre de perfection auquel nous sommes naturellement appelés, nous attache à la pratique de nos devoirs par les motifs les plus sublimes, les plus pressants »155 et souligne « son heureuse influence sur les mœurs »156. De ces raisons, il déduit que la pratique de la religion est « indispensablement nécessaire aux hommes tels qu’ils sont : pour arriver à leur intelligence, il faut passer par leurs sens »157. La Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 s’inscrit dans ce mouvement. Elle procède en effet à une laïcisation du clergé. Les évêques et curés sont élus par les citoyens actifs et deviennent de véritables fonctionnaires. Le premier article du Titre II de la Constitution civile du clergé précise en effet qu’ « on ne connaîtra qu’une seule manière de pourvoir aux évêchés et aux cures ;; c’est à savoir la forme des élections ». Cette Constitution précise également les règles de logement, de rémunération et les incompatibilités électorales concernant les « Ministres de la religion ». Les pratiques de l’Eglise catholique sont alignées sur celles des nouvelles administrations nationales. Les circonscriptions ecclésiastiques sont d’ailleurs redéfinies sur la base des circonscriptions administratives. Cette réforme est proche notamment des idées de Robespierre qui avait déclaré à l’Assemblée lors de la séance du 31 mai : « Les prêtres dans l’ordre social sont de véritables magistrats destinés au maintien du service du culte […] les officiers ecclésiastiques tant institués pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s’ensuit que le peuple doit les nommer »158. Le Mercier de La Rivière, dans son ouvrage de 1792, suit ce mouvement de laïcisation, bien qu’il ne se prononce pas explicitement en faveur de la Constitution civile du clergé. Le culte exercé en Félicie est en effet qualifié de « culte public »159. De plus, « leur système religieux et leur système politique se prêtent une mutuelle assistance »160. La nomination des ministres du culte « se fait au scrutin de liste double par l’Assemblée Provinciale »161. Ces ministres sont affectés à des temples, sachant que chaque ville, chaque bourg dispose de son propre temple dans lequel officient un ou plusieurs ministres du culte. Sur la question de la religion, Le Mercier de La Rivière suit donc le courant révolutionnaire. Refusant la religion catholique, il préconise une religion civique, utile à l’instruction. La

154 J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1762, Livre 4, Chapitre 8, pp. 329-360. 155 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 340. 156 Ibid., p. 340. 157 Ibid., p. 341. 158 Réimpression de l’ancien Moniteur, Paris, A. René et Cie, 1840, t. 4, p. 504. 159 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 341. 160 Ibid., p. 73. 161 Ibid., p. 75.

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Félicie étant une utopie créée par lui, il n’a pas à se pencher sur la délicate question de la diversité des religions et de la liberté des cultes. Le principe d’une religion civile et unique établi, reste à savoir comment le culte va se dérouler. Le Mercier de La Rivière prévoit que le premier jour de chaque lune se tient une cérémonie dans chaque temple. Un ministre du culte fait tout d’abord un point de morale. Puis il fait une prière avant que l’assemblée chante en cœur un hymne analogue. Notre auteur tient à préciser que dans ces cérémonies on n’ « aperçoit aucun mélange de ces superstitions extravagantes qui ont déshonoré tant de Nations »162. Une fois par an, se tient la fête du Prospérit163, une cérémonie « bien plus majestueuse, bien plus imposante »164. A cette occasion, toute la Province se réunit dans le même temple dans lequel se trouve un autel renfermé dans une grande enceinte et un trône surélevé pour le roi. La cérémonie commence par un motet. La musique est ensuite suivie d’un discours relatif au sujet de la fête. Puis, un des ministres lit les Lois fondamentales du gouvernement Félicien et le roi doit prêter un serment pendant qu’une de ses mains repose sur l’autel et l’autre sur le livre des lois. Après cela, tous les citoyens prêtent le serment qu’ils ont prêté à leur réception et les serments165 particuliers qui correspondent à leur position dans la société. Une fois ces serments prêtés, tout le monde se lève et un hérault-d’armes portant l’emblème de la nation, précédé de trompettes et suivi de tambours traverse le temple dans sa longueur et prononce des paroles de glorification à l’égard du roi. La cérémonie se termine ainsi, les citoyens se partagent alors en assemblées particulières de plusieurs familles. Après avoir désacralisé la religion en la faisant tomber dans le domaine civil, Le Mercier oriente son culte sur le mode de la fête civique. La fête du Prospérit s’éloigne fortement d’une cérémonie religieuse, elle est l’occasion de rappeler les principes de morale et les serments des citoyens qui se glorifient de leur appartenance à une si grande nation. Cette fête n’est d’ailleurs pas la seule prévue par notre auteur en Félicie. Le Mercier de La Rivière parle de « toutes les fêtes et cérémonies publiques »166. Mais il détaille plus particulièrement la fête du Prospérit et la fête de l’Honosie qui « est une grande solennité instituée pour célébrer l’honneur »167. Cette fête est consacrée aux nobles168 qui se réunissent dans la capitale. Partant ensemble de la maison du gouverneur, ils rejoignent un édifice rempli de tableaux représentant les faits glorieux de la nation. Ils portent un uniforme orné d’un panache bleu, blanc et rouge, ces couleurs représentant les vertus civiles, militaires et religieuses. Le cortège est précédé de la banière nationale qui leur appartient, elle-même précédée d’instruments de guerre. Une fois parvenus dans le temple, ils assistent au discours 162 Ibid., p. 82. 163 Ce qui signifie en Félicien les hommes heureux par leur union avec Dieu. 164 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 82. 165 Cf. Infra., pp. 45-46. 166 Ibid., t. 1, p. 322. 167 Ibid., p. 323. 168 Cf. Infra., pp. 41-42.

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d’un des virtucols qui démontre en quoi consiste le véritable honneur. Le reste de la journée donne lieu à des spectacles et des amusements. Les jours suivants sont consacrés à des exercices gymnastiques, à des manœuvres de guerre et à des remises de prix. Dans ces fêtes Féliciennes, de nombreux éléments des fêtes civiques révolutionnaires sont présents. Il semble que notre auteur, comme les révolutionnaires, opère un « transfert de sacralité »169 de la religion en faveur de ces cérémonies. En effet, les fêtes civiques sont attachées aux symboles que sont la colonne, l’autel, la statue et le serment170. Les organisateurs ont le souci de présenter chaque fête comme l’incarnation d’une vertu particulière171. La fête souhaite remplacer le catholicisme, il lui faut avant tout en reprendre les symboles essentiels. C’est pour cela qu’elle a besoin d’un centre sacré, l’autel de la patrie, d’un livre contenant l’essentiel des principes de morale, la Déclaration de 1789, de prières et de chants172. La fête a en réalité une vocation pédagogique non dissimulée. Elle permet de toucher toutes les tranches d’âges et toutes les catégories sociales. Le but est, qu’une fois la fête terminée, tous les hommes repartent plus heureux et plus éclairés. Dans son projet présenté à la Convention nationale le 21 décembre 1792, Rabaut Saint Etienne souhaite un système qui engloberait toute la population, ayant pour pivot les fêtes et cérémonies civiques173. Mona Ozouf souligne le fait que ces fêtes s’adressent non pas à l’intelligence mais à « l’homme global »174. Alors que l’école relève de l’instruction publique, elles relèvent clairement de l’éducation nationale. Pour autant, cet intérêt de Le Mercier de La Rivière pour les cérémonies civiques ne trouve pas son origine uniquement dans le culte révolutionnaire. Les physiocrates avaient déjà évoqué le rôle de la fête. Le marquis de Mirabeau soulignait sa capacité à former l’opinion publique en tant que « remède contre l’accablement » et « aiguillon au travail »175. Mais c’est Dupont de Nemours qui découvrit la valeur laïque des fêtes comme moyen d’instruction publique. Dans une lettre adressée à Carl Friedrich von Baden, Grand-duc de Bade, il écrivait : « De grandes fêtes civiles et politiques, qui rassembleraient tous les membres de la société, où tous les citoyens, le peuple et ses chefs, seraient à la fois acteurs et spectateurs […] formeraient un des plus beaux cours de morale et de politique »176. Dans ces fêtes se rencontreraient « des exercices gymnastiques et militaires », des « chants patriotiques et moraux »177 et autres bals.

169 M. Ozouf, La fête révolutionnaire…, op. cit., p. 449. 170 Ibid., p. 219. 171 Ibid., p. 283. 172 Ibid., p. 450. 173 B. Baczko, « Démocratie rationnelle et enthousiasme révolutionnaire », op. cit., p. 593. 174 M. Ozouf, La fête révolutionnaire…, op. cit., p. 328. 175 V. Riqueti, marquis de Mirabeau, L’ami des hommes ou Traité de la population, Avignon, s. n., 1756, Première partie, p. 152. 176 Lettre du 3 décembre 1772. Citée par M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique », op. cit., pp. 603-604. 177 Lettre du 31 décembre 1772 adressée à Carl Friedrich von Baden. Citée par B. Grosperrin, « Faut-il instruire le peuple ? La réponse des physiocrates », op. cit., p. 162.

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Un autre aspect de la vision physiocratique que nous retrouvons chez Le Mercier sur ce sujet est une certaine exaltation de l’éducation militaire. Du Pont de Nemours considérait en effet « que les exercices militaires deviendraient aisément et naturellement des jeux publics, très propres à former le moral comme le physique de la jeunesse »178. Cette vision peut sembler en contradiction avec l’antimilitarisme des physiocrates. En fait, elle exprime une exigence d’ordre qui assure la discipline et l’unité de la nation, en conformité avec l’ordre naturel et essentiel179. Notre auteur, en 1775, plaçait au premier rang des institutions susceptibles de régénérer le peuple le Gymnase. Il pensait en effet que la gymnastique et les exercices du corps développeraient l’honneur et l’amour-propre180. En 1792, il prévoit en Félicie des journées consacrées à « des manœuvres de guerre et à des exercices gymnastiques »181. Il souhaite établir « dans toute la Félicie des exercices gymnastiques propres à entretenir l’adresse et la force du corps », accoutumer « de bonne heure notre jeunesse à la discipline militaire » afin de faire « de la paix une excellente école pour la guerre »182. Les idées de Le Mercier de La Rivière semblent donc avoir pris corps avant la Révolution. La désacralisation de la religion qu’il opère en faveur d’un culte public avait été préparée dans ses ouvrages précédents. Cependant, son attachement aux symboles et aux images reflète son imprégnation des fêtes civiques mises en place à partir de 1790. En somme, Le Mercier, pour son système d’instruction publique, choisit d’exercer à la fois une instruction publique et une éducation nationale. Mais la seconde prend une importance particulièrement grande. L’instruction pure est progressivement délaissée. Cet ouvrage, en matière d’instruction, semble annoncer par ses exigences d’ordre et de discipline les dérives totalitaires qui auront lieu quelques années plus tard. Selon Manuela Albertone, c’est L’Heureuse nation qui aurait persuadé le Comité de salut public d’éviter la guillotine à notre auteur183. Ce qui semble certain à la lecture de cet ouvrage, c’est que Le Mercier de La Rivière, tout en continuant à préserver des éléments physiocratiques, s’inspire grandement de la Révolution et dérive peu à peu vers un système collectif. Il parait dès lors possible d’admettre que ses idées en matière d’instruction sont nées bien avant la Révolution mais que cette dernière lui a permis d’une part de les concrétiser, d’autre part de les développer en leur donnant un souffle nouveau et une nouvelle inspiration. C’est également dans cette perspective et dans cette inspiration qu’il va développer un système tendant à valoriser l’individu vertueux et respectueux de l’ordre établi. Le Félicien a 178 Lettre de 1773 adressée à Carl Friedrich von Baden. Citée par M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique », op. cit., p. 604. 179 M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique », op. cit., p. 604. 180 Cf. L.-P. May, Le Mercier de La Rivière…, op. cit., p. 91. 181 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 329. 182 Ibid., p. 256. 183 M. Albertone, « Instruction et ordre naturel : le point de vue physiocratique », op. cit., p. 604.

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tout intérêt à l’instruction, car c’est en retenant et en appliquant les principes enseignés qu’il pourra s’élever dans la société et profiter des nombreux avantages qu’elle propose.

II - LA PROMOTION ET L’INTEGRATION DE L’INDIVIDU VERTUEUX La formation de l’individu vertueux permet de lui inculquer les actions qu’il doit commettre. Mais il reste encore à lui montrer que son intérêt est dans la pratique de ces actions. Pour cela, Le Mercier de La Rivière fonde un système méritocratique qui promeut l’individu vertueux. Ce dernier est à la fois poussé à agir vertueusement en vue de l’obtention d’une récompense, et attiré par l’exemple de ceux qui ont gravi les échelons du système social grâce à leur morale (A). Une fois l’individu poussé à la pratique de la vertu, il est parfaitement intégré dans le système. Il est mis au service du système qui lui procure le bonheur en s’engageant tout entier pour la survie et le maintien de celui-ci (B).

A. UN SYSTEME MERITOCRATIQUE Le système Félicien donne une large part à la vertu et à l’honneur. Ainsi, de nombreuses dignités et récompenses sont instituées pour rendre ces traits de caractère visibles. Ces distinctions s’obtiennent par ceux qui ont su prouver qu’ils étaient vertueux, essentiellement sur le mérite. L’amour-propre de chacun est ainsi instrumentalisé afin de pousser l’ensemble des individus à pratiquer la vertu pour accéder aux récompenses (1). Mais les distinctions et récompenses accordées supposent également des signes extérieurs visibles. Il convient alors de se demander si une telle pratique ne pousse pas à opérer des distinctions sociales (2).

1- L’accès aux dignités par le mérite, l’instrumentalisation de l’amour-propre à des fins sociales

L’un des plus grands ressorts du système social Félicien est l’amour propre, ce « besoin naturel et réel de l’estime de soi-même et de celle d’autrui »184 que nous ressentons. Il trouve son principe « dans la dignité de notre être, dans l’élévation de notre origine »185. Ce besoin est essentiel pour les Féliciens, Le Mercier rappelle d’ailleurs que « l’estime de soi- 184 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. xxiij. 185 Ibid., p. xxviij.

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même et celle d’autrui sont pour notre âme une sorte d’air qu’elle ne peut se passer de respirer »186. L’amour-propre renferme toutes les passions de l’âme. Il revient à l’intelligence de contenir et diriger les passions. Un homme qui ne dirigerait pas sagement ses passions en deviendrait esclave. Mais une telle subordination n’est possible « qu’à l’aide de la force dominante de l’amour-propre »187 qui « n’acquiert cette puissance, qu’autant qu’il est grandement exalté »188. Pour autant, même en étant exalté, l’amour-propre a besoin d’un guide que sont les opinions. Si nos opinions sont vraies elles conduisent nos passions, si elles sont fausses elles les égarent. Pour cette raison, Le Mercier de La Rivière fait de l’exaltation de l’amour-propre et de la nécessité que chaque institution porte l’opinion à attacher les intérêts de l’amour-propre à la pratique de la vertu les fondements du système social Félicien. L’amour-propre n’était pas, en 1767, une notion utilisée par notre auteur. Pourtant, sa réflexion comportait déjà plusieurs idées qui seront affirmées en 1792. Il considérait alors que l’homme était mené à la fois par l’appétit des plaisirs et par l’aversion de la douleur. A ce titre, c’était au gouvernement de diriger les passions, « de greffer les vertus sociales sur les mobiles qui sont en nous »189. En 1775, Le Mercier avait quasiment achevé son cheminement sur la question de l’amour-propre et nous retrouvons les éléments développés en 1792 dans son ouvrage sur l’instruction publique. Ainsi il y définissait l’amour-propre comme « une sensibilité nature à ce qui nous honore ou nous avilit, sensibilité qui fait naître en nous l’amour de la gloire, la crainte de l’humiliation, tous les autres sentiments qui tiennent de ces deux premiers ; en un mot, un besoin très réel, très pressant, de l’estime de soi-même et de celle d’autrui »190. Il détaillait également l’influence des opinions sur ce dernier. Il prévoyait enfin un système qui devait exalter leur amour-propre »191 mais également « tenir cet amour-propre toujours en action ;; […] l’intéresser personnellement à tous les actes de la vie publique et privée »192. Les considérations de notre auteur sur l’amour-propre proviennent donc d’une longue réflexion qu’il avait amorcée dès 1767 et qui était déjà quasiment aboutie en 1775. Cette réflexion se nourrit des idées du XVIIIe siècle sur la question. Les philosophes de l’Antiquité n’ignoraient pas le caractère social de l’être humain. Pour autant, ils considéraient que la recherche de l’approbation des autres était une vanité coupable. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les philosophes reconnaissent le besoin inné de reconnaissance de l’homme. Rousseau distingue l’amour de soi de l’amour-propre, le premier étant un simple instinct de conservation alors que le second est un sentiment négatif qui nous pousse à nous comparer aux autres193. Le Mercier de La Rivière, en plaçant dans l’amour

186 Ibid., p. xxiij. 187 Ibid., p. xxvj. 188 Ibid., p. xxvj. 189 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 2, p. 488. 190 P.-P. Le Mercier de La Rivière, De l’instruction publique…, op. cit., p. 27. 191 Ibid., p. 81. 192 Ibid., p. 82. 193 Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., p. 252.

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propre à la fois l’estime de soi-même et l’estime d’autrui, ne pose pas cette distinction. Au contraire, il assemble les deux notions qui se transforment en un seul besoin positif. Adam Smith, quant à lui, voit dans le regard que nous portons les uns sur les autres le moyen d’accéder à l’humanité, ce besoin étant même à l’origine de tous les autres. Selon ce dernier, en plus de vouloir requérir l’approbation de ses semblables, l’homme ressent le désir d’être ce qui mérite cette approbation. Ce second désir peut « seul lui inspirer un véritable amour de la vertu et une véritable horreur du vice »194. La position faisant de l’amour-propre une valeur positive pouvant être utilisée pour le bien de la société est partagée par l’Encyclopédie qui rappelle dans son article « Intérêt » que l’amour propre « peut inspirer des passions, chercher des plaisirs utiles à l’ordre, à la société »195. De plus, « les services rendus à la patrie seront toujours des actions vertueuses, quoiqu’elles soient inspirées par le désir de conserver notre bien-être, ou par l’amour de la gloire »196. Le Mercier de La Rivière se rapproche de ces conceptions de l’amour-propre. Il en fait un instrument pouvant mener à l’exercice de la vertu, valeur essentielle dans la société Félicienne197. Le Mercier veut exalter l’amour-propre des Féliciens et faire des institutions un instrument attachant les intérêts de l’amour-propre à la pratique de la vertu. Or, quoi de plus indiqué pour cela que de conditionner l’accession aux dignités publiques au mérite et à la pratique de la vertu ? Notre auteur fait donc du mérite la condition essentielle pour accéder à chaque fonction publique. Ainsi, pour être citoyen, il faut disposer des « qualités nécessaires »198. Mais, au-dessus des simples citoyens, se trouve une « classe d’hommes d’élite »199 que sont les notables. C’est de cette classe que sont tirés tous les principaux fonctionnaires publics. Le Mercier souligne par ailleurs que le régime de sélection des notables « assure aux vertus, aux talents les droits qui leur appartiennent »200. Ils peuvent en effet le devenir lorsque leurs collègues décident qu’ils en sont dignes, en les élisant. Il est également possible de passer dans le corps des notables après plusieurs années de service, par exemple en tant que président d’une assemblée locale201. Les Féliciens ont tenu à « ouvrir au mérite, d’autres voies

194 A. Smith, Théorie des sentiments moraux ou essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d’abord sur les actions des autres et ensuite sur leurs propres actions, Paris, Guillaumin, 1860, p. 185. 195 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neuchâtel, Samuel Faulche, 1765, t. 8, p. 818. 196 Ibid., p. 818. 197 Cf. Supra., pp. 13-14. 198 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 108. Ce point sera développé plus longuement dans la seconde partie. 199 Ibid., p. 108. 200 Ibid., p. 133. 201 Cf. Infra., pp. 75-76.

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pour se faire ainsi couronner »202. Des citoyens qui se sont illustrés dans une science ou un art, dans l’intelligence qu’ils ont mise dans la culture de leur terre ou par toute découverte ou entreprise utile à la société peuvent se voir attribuer la dignité de notable par l’Assemblée Nationale203. Cette manière de recevoir la dignité de notable est considérée comme étant la plus glorieuse. Après dix ans passés en qualité de notables, ces derniers forment une autre classe, de laquelle sont tirées les sujets pour la magistrature ou le sacerdoce ainsi que pour toutes les places de confiance. C’est de cette classe que proviennent les virtucols204. Cette dignité sert « à récompenser les services d’une grande distinction, soit par la longueur de leur durée, soit par leur nature particulière »205. Mais ces conditions ne suffisent pas, encore faut-il que l’individu en question soit « généralement connu pour avoir une grande pureté de mœurs jointe à un grand caractère de justice et de bienfaisance »206. C’est le roi lui-même qui confère cette dignité. Dans leur procédure de sélection des fonctionnaires, les Féliciens accordent une très grande importance aux mœurs. Les citoyens peuvent se voir interdire l’accès aux assemblées délibérantes lorsqu’ils commettent des « actions contraires aux lois de l’honneur »207. Plusieurs aspects ressortent des procédures mise en place par Le Mercier de La Rivière. Tout d’abord, il n’est possible d’accéder aux dignités que si l’on s’en montre digne, si on l’a mérité. Deuxièmement, les services rendus à la nation sont récompensés, le plus souvent, par l’attribution d’une dignité supérieure. Enfin, pour accéder ou pour conserver la dignité, il faut justifier de bonnes mœurs et d’une excellente pratique de la vertu. Le système Félicien est, en somme, un système pyramidal dans lequel les échelons peuvent être gravis par chaque individu en fonction de son mérite, des services rendus à la société et de sa pratique des mœurs.

L’idée d’une reconnaissance fondée sur le mérite et la vertu n’est pas nouvelle. Déjà les Lumières prônaient une reconnaissance fondée sur le mérite, qui reviendrait à arborer une qualité fondée sur le jugement public, le mérite devenant alors une contribution individuelle à l’intérêt général208. En effet, les philosophes des Lumières se prononçaient fortement contre la déférence qui prévalait sous la monarchie et qui selon eux sanctionnait bien plus le hasard que le mérite209. Au contraire, dans une république les distinctions honorifiques reflétaient l’image symbolique de la collectivité entière célébrant une vertu qui se suffisait à elle-même210. Les philosophes dénonçaient la mise à profit par la monarchie des ordres de chevalerie créés au 202 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 158. 203 Cf. Infra., p. 75. 204 Ce qui signifie en Félicien demi-Dieu ou modèle de perfection. 205 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 166. 206 Ibid., p. 167. 207 Ibid., p. 142. 208 O. Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », RFHIP, 2006/1, n° 23, p. 41. 209 O. Ihl, « La république des titres et des honneurs », Communications, 2000, n° 69, p. 116. 210 Ibid., p. 116.

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Moyen-Âge. Ces derniers, avant d’être récupérés par le pouvoir royal, étaient créés par les nobles eux-mêmes et reposaient sur la reconnaissance des pairs211.

Les physiocrates eux-mêmes s’inscrivaient dans ce cadre de pensée. Ainsi, le marquis de Mirabeau affirmait que « la magistrature municipale est le pouvoir des notables en naissance, vertus, biens ou talents, notables avoués et choisis par leurs concitoyens »212. Le Trosne, quant à lui, trouvait qu’il ne pouvait y avoir « des fonctions aussi belles, aussi importantes, aussi flatteuses par le choix libre des citoyens qui les confi[aient] »213 que celles de siéger au Conseil national. De plus, il considérait qu’il fallait que la nation accorde des distinctions car elle n’avait « pas d’autre moyen de récompenser les services importants, et de s’acquitter envers ceux qui les lui rend[aient]. C’est pour elle-même qu’elle agi[ssait] lorsqu’elle encourag[eait] à la servir »214. Les honneurs étaient, selon lui, vains lorsqu’ils étaient indépendants de tout mérite215. De plus, même si les gens de grande naissance pouvaient être préférés, ils devaient mériter ce choix par leur travail. En somme, Le Trosne voulait attacher la plus grande dignité à la fonction de député au Conseil national. Il considérait même que ces derniers ne devaient « avoir d’autre récompense que la considération et l’honneur de servir la patrie »216.

Le Mercier de La Rivière conserve le même vocabulaire que les physiocrates, mais aussi une certaine idée de la fonction publique, à la fois dans les moyens d’y accéder et dans les récompenses qui y correspondent. Le système qu’il met en place en Félicie relève généralement de la critique opérée au XVIIIe siècle contre le système de récompenses instauré par la monarchie. Comme de nombreux philosophes, et plus particulièrement les physiocrates, il souhaite qu’aucune distinction ne puisse être opérée sans être fondée sur le mérite et l’utilité sociale.

A la Révolution cette suppression de la déférence monarchique a été opérée. Les marques d’honneur ne sont plus distribuées par le pouvoir royal mais par la nation. Le décret du 3 août 1790 pose le principe selon lequel « tout citoyen qui a servi, défendu, illustrée et éclairé sa patrie, oui qui a donné un grand exemple de dévouement à la chose publique, a des droits à la reconnaissance de la nation »217. La Révolution est la période de la « revanche du

211 Ibid., p. 120. 212 V. Riqueti, marquis de Mirabeau, Mémoire sur les Etats provinciaux, in L’ami des hommes, s.d., s.n., 1759, 4ème partie, p. 58. 213 G.-F. Le Trosne, De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt, suivie d’une Dissertation sur la féodalité dans laquelle on discute son origine, son état actuel, ses inconvénients et les moyens de les supprimer, suivi également de Manière de simplifier le plan proposé, Bâle, s.n., 1779, p. 341. 214 Ibid., p. 341. 215 Ibid., pp. 341-342. 216 Ibid., p. 342. 217 M. Lepec, Recueil général des décrets, lois et ordonnances, depuis le mois de juin 1789 jusqu’au mois d’août 1830, Paris, Administration du journal des notaires et des avocats, 1839, t. 1, p. 178.

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mérite roturier contre l’honneur nobiliaire »218, de l’hommage rendu à l’utilité sociale de chacun. Pour autant, la distinction honorifique ne créé pas une nouvelle classe de citoyen, elle respecte l’égalité de tous en établissant seulement « une honorable distinction entre ceux qui ont servi la patrie et ceux qui n’ont rien fait pour elle »219. La Révolution ne pouvant pas compter sur la majesté, elle colonise l’imaginaire à travers l’exhortation d’une déférence honorifique, notamment celle des préséances civiles et militaires220. La qualité de citoyen n’est pas exempte de distinctions, bien qu’elle soit attribuée à chaque individu. Il est donc possible d’avoir des positions différentes dans la cité. La Révolution a en réalité instauré un système de déférence envers ceux qui détiennent les capacités nécessaires à la vie de la nation221. La société offre ainsi aux individus une « égalité qu’il faut qualifier de méritocratique »222. Si cela engendre des inégalités et des distinctions, elles restent mineures car résultant de l’égalité même. Selon le comte de Mirabeau, « la plus belle récompense est dans l’estime de ses compatriotes, méritée et non commandée, la plus brillante décoration est dans la vertu qui se fait remarquer d’elle-même, la plus noble des chartes est celles des membres d’une souveraineté qu’on a eu le bonheur d’éclairer par sa raison »223. L’objectif principal est de contrer le principe héréditaire. La nouvelle société n’est pas une société de l’uniformité, mais une société qui distingue ceux qui se consacrent à son édification224. C’est dans cette dynamique que s’inscrit pleinement notre auteur. Fidèle à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen dont l’article premier affirme que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », il ne permet pas l’accession à une dignité à un individu qui n’aurait pas fait montre de son mérite et de son utilité pour la société. Pour lui, le procédé de sélection donnant les mêmes chances à chacun d'accéder aux dignités et aux fonctions publiques, il relève de la véritable égalité sociale. Les inégalités qui en résultent ne sont donc pas troublantes pour l’ordre social. Il s’agit bel et bien d’une égalité méritocratique, une égale possibilité pour chacun de faire valoir son mérite. Mais Le Mercier soulève un autre aspect. En effet, les mœurs et la vertu ont une grande importance dans le processus de sélection des dirigeants Féliciens. Il semble sur ce point annoncer l’évolution qui résultera de la Constitution de l’an III. Cette dernière marquera une nouvelle étape, en se fondant sur la conjugaison des talents et des vertus. Il ne s’agira plus de masquer les différences mais bien de les marquer. Les honneurs et la dignité traduiront les manifestations de distinctions existantes. Cette Constitution cherchera en fait à créer des distinctions qui récompenseront les services rendus à l’Etat225.

218 O. Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », op. cit., p. 45. 219 Propos de Roederer cités par O. Ihl, « La république des titres et des honneurs », op. cit., p. 123. 220 Ibid., p. 126. 221 F. Fortunet, « La Révolution, la déférence et l'égalité », Communications, 2000, n° 69, p. 108. 222 Ibid., p. 106. 223 H.-G. Riqueti, comte de Mirabeau, Considérations sur l’ordre de Cincinnatus, in Œuvres, Paris, Lecointe et Pougin, 1834, t. 3, p. 426. 224 F. Fortunet, « La Révolution, la déférence et l'égalité », op. cit., p. 109. 225 Ibid., p. 111.

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Les dignités et les fonctions accordées aux individus Féliciens ne sont pas les seules marques de distinction. En effet, elles sont souvent accompagnées de signes distinctifs. En plus des dignités, le mérite, la vertu et les services rendus à la nation se voient attribuer des récompenses honorifiques.

2- L’exemplarité et la visibilité des récompenses, source de distinctions sociales ?

Le Mercier de La Rivière, nous l’avons vu, veut que tout dans le système Félicien tende à exalter l’amour-propre de chaque individu et à lui rappeler que l’intérêt de son amour-propre se trouve dans la pratique de la vertu. L’espoir de pouvoir accéder à une dignité ou à une haute fonction est un élément permettant cette exaltation. Mais il faut également flatter la vanité de l’individu et l’inciter à la vertu par le biais d’exemples. C’est le rôle qui est assigné aux décorations, aux différents costumes, mais aussi à la noblesse Félicienne. La décoration, de façon générale, a une double fonction. D’une part, elle donne en exemple des individus méritants. Elle participe donc à créer des normes de comportement et de morale. D’autre part, elle exprime la reconnaissance collective de la nation226. La décoration est en effet la plus visible et la plus massive pratique d’exemplarisation227. Nous retrouvons ces deux fonctions dans L’Heureuse nation. Ainsi, à chaque dignité correspond une médaille différente. A leur réception, les notables « sont décorés d’une médaille qu’ils doivent porter à leur habit »228. Au bout de dix années de service, ils reçoivent un large ruban rouge au bas duquel est suspendue une médaille plus grande que celle qu’ils possèdent déjà. Les virtucols disposent également d’une médaille qui leur est propre, accrochée à un large ruban bleu semé d’étoiles d’or qui indique en Félicie « un heureux mélange de grandes connaissances et de grandes vertus »229. Ce cordon est révéré par l’ensemble des Féliciens, il inspire un grand respect à l’égard de ceux qui le portent. Une médaille revêt une importance encore plus grande, la médaille militaire. Cette médaille est un signe d’honneur remarquable. Elle est accordée aux simples soldats tout comme aux officiers à l’issue d’un combat, ces derniers concourant tous à prononcer le jugement qui la décerne. Elle est donc « d’un prix inestimable aux yeux des Féliciens »230. De plus, elle remplit la double fonction d’exaltation de l’amour-propre et de reconnaissance de la société toute entière. Effectivement, les

226 F. Caille, « La vertu en administration. La médaille de sauvetage, une signalétique officielle du mérite moral au XIXe siècle », Genèses, 1997, n° 28, p. 30. 227 F. Caille, Les instruments de la vertu, Thèse, Science Politique, Université Pierre Mendès France IEP Grenoble, 1997, p. 35. 228 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 161. 229 Ibid., p. 168. 230 Ibid., p. 140.

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Féliciens « sont exaltés par l’attrait de cette marque d’honneur »231 car ils ne peuvent que constater « le droit qu’elle donne à la considération publique »232. Toutes ces façons d’obtenir des distinctions honorifiques et « la considération attachée par l’opinion publique à ces diverses décorations, fait qu’à un certain âge, il serait honteux de n’en porter aucune »233. La volonté d’établir des décorations dans le but de récompenser les actes reconnus comme méritants peut sembler étrange dans le contexte révolutionnaire, la Révolution s’étant clairement prononcée contre les distinctions et contre les signes extérieurs d’appartenance à un groupe supérieur. Pourtant, la France née de la période révolutionnaire a créé douze fois plus de distinctions honorifiques que la monarchie234. En 1789, les signes accordés en récompense d’acte de bienfaisance ou de bravoure sont conservés. Les actes de bienfaisance sont toujours récompensés par des médailles et Louis XVI continue à récompenser les actes de bravoure235. Le 5 août 1789, l’Assemblée communale de Paris remet une médaille d’or aux gardes françaises pour leur rôle pendant la prise de la Bastille. Le 19 juin 1790, l’Assemblée constituante équipe et arme ceux qui sont en état de porter des armes, ils reçoivent un sabre et un fusil de récompense236. Le décret du 30 juillet 1791, s’il supprime les signes distinctifs fondés sur la naissance, réserve à l’Assemblée nationale la possibilité « de statuer s’il y a lieu d’une décoration nationale unique qui pourra être accordée aux vertus, aux talents et aux services rendus à l’Etat »237. Sous l’Ancien Régime, la décoration était assimilée à la dignité, à la Révolution au contraire, elle est accordée à l’aune de la dignité238. Tout au long de l’année 1791, l’Assemblée hésite à bâtir un système de récompenses honorifiques. Mais le décret du 3 août 1790 accorde des récompenses dans les cas de services rendus au corps social, les marques d’honneur étant placées « au premier rang des récompenses publiques »239. Avec l’arrivée de la nouvelle Assemblée, s’exprime le désir de réorganiser l’échelle des mérites. La première moitié de l’année 1792 est marquée par des projets de décorations qui seront tous refusés240, la décoration effraie. Le Mercier de La Rivière semble loin de ces hésitations et préfigure en réalité l’ère qui s’ouvrira suite à la prise des Tuileries, bâtissant un système entièrement tourné vers la vertu, y compris dans la distribution des récompenses.

231 Ibid., p. 140. 232 Ibid., p. 140. 233 Ibid., p. 160. 234 O. Ihl, « La république des titres et des honneurs », op. cit., p. 118. 235 O. Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », op. cit., p. 39. 236 Ibid., p. 40. 237 Cité par F. Fortunet, « La Révolution, la déférence et l'égalité », op. cit., p. 108. 238 O. Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », op. cit., p. 43. 239 M. Lepec, Recueil général des décrets, lois et ordonnances…, op. cit., t. 1, p. 178. 240 Cf. O. Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », op. cit., pp. 45-46. Projet de Vaublanc, Condorcet et Jean de By du 28 janvier 1792 prévoyant notamment de récompenser les actions vertueuses plutôt que ceux qui les ont faites et de substituer aux marques de richesse des insignes politiques. Proposition de Treilh-Pardailhan le 20 avril 1792 d’accorder une couronne civique formée de deux branches de laurier. Proposition de Dufour le 2 juin 1792 de substituer aux différentes médailles une médaille unique ornée des trois couleurs nationales.

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Un autre aspect des décorations Féliciennes est à souligner. Les décorations ont pour but que les dignitaires soient « toujours reconnus et toujours respectés du public »241. Cette disposition semble s’inscrire plus particulièrement dans la dynamique de l’année 1792. Pour la Convention, aucun signe extérieur ne doit pouvoir attester d’une quelconque supériorité. Mais le décret des 12 et 22 juillet 1792 rappelle qu’ « il importe de donner aux administrateurs dans l’exercice de leurs fonctions un signe extérieur qui puisse les faire reconnaître et qui leur assure le respect et l’obéissance que la loi attache à leur caractère »242. Pour cette raison, ils sont autorisés à porter dans l’exercice de leurs fonctions une médaille suspendue à un ruban tricolore. Dans son souci de permettre la reconnaissance et le respect des dignitaires par le public au moyen de décorations, notre auteur se rapproche donc plus des dispositions en vigueur en 1792. Le Mercier de La Rivière met en œuvre un autre instrument de distinction des individus, le costume. En effet, « les Féliciens portent sur la tête une espèce de turban, dont la forme et la couleur servent à distinguer certains Etats »243. Selon ce qu’ils portent, les individus peuvent dont être reconnus comme appartenant à une dignité, une fonction particulière. La question du costume, sous l’Ancien Régime, permettait de distinguer clairement entre les différents ordres et les différentes classes sociales. Les Etats généraux avaient obligé les représentants à arborer des différences de costumes244. Avec la Révolution, les différences subsistent mais elles sont purement fonctionnelles. Les membres du gouvernement et les fonctionnaires doivent pouvoir être aisément distingués mais sans que leur habit puisse témoigner d’un quelconque éclat supplémentaire, il doit ressembler à ceux des autres citoyens245. Mais le vêtement devient également un moyen de faire la preuve de ses vertus civiques, il est alors synonyme de l’engagement des citoyens. C’est ainsi que sera créé le modèle de l’habit civique246. La logique de Le Mercier de La Rivière concernant les signes extérieurs d’appartenance à un ordre supérieur relève donc majoritairement de la Révolution, mais seulement en ce qu’elle comporte de plus poussé sur la question. En effet, il ne semble pas avoir pris part au débat concernant la question du bien fondé de telles distinctions et pose d’emblée leur nécessité. Nous pouvons également retracer une influence physiocratique dans sa pensée. En effet, Le Trosne prévoyait dans son projet de Conseil national que les membres seraient 241 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 165. 242 Réimpression de l’ancien Moniteur, Depuis la réunion des Etats généraux jusqu’au Consulat, Paris, Bureau central, 1842, t. 13, p. 123. 243 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 308. 244 O. Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », op. cit., p. 37. 245 Ibid., p. 38. 246 F. Fortunet, « La Révolution, la déférence et l'égalité », op. cit., p. 109.

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décorés du cordon d’un ordre. Ils pourraient en outre « être distingués par un habillement particulier dont la couleur sera[it] déterminée »247. Ces habits ne devaient pas être fastueux mais « simples et honnêtes […] car on ne recherche pas le luxe des habits, qu’à se faire remarquer et, lorsque la distinction sera attachée à une forme et à une couleur, la vanité sera plus satisfaite que par la plus grande somptuosité »248. Notre auteur partage donc avec son ami physiocrate sa vision de la décoration honorifique. La distinction doit rester relativement simple et sobre, l’effet qui y est rattaché résidant essentiellement dans le symbole qu’elle comporte et dans le message qu’elle envoie aux autres individus. Une autre notion abordée par notre auteur peut nous interroger sur la part d’influence physiocratique qu’il conserve tandis qu’il écrit L’heureuse nation. Le Mercier désigne les différents échelons de l’ordre social Félicien par le terme de « classes » à plusieurs reprises. Mais que peut signifier cette expression en 1792 sous la plume de l’auteur de L’ordre naturel ? Nous avons vu que les révolutionnaires prônent l’égalité parfaite entre les citoyens et la suppression des différentes classes, en rejet des ordres de l’Ancien Régime. Les physiocrates, quant à eux, avaient coutume de distinguer entre la classe productive qui est la classe agricole, la classe stérile, composée des industriels et des marchands, et la classe des propriétaires. Ces classes rangeaient donc les individus selon leur apport économique à la société. Au XVIIIe siècle, le mot « classe » désigne une « distinction de personnes ou de choses que l’on arrange par ordre selon leur nature, ou selon le motif qui donne lieu à cet arrangement »249. Il peut également s’agir du « rang qu’on donne au mérite et à la capacité par rapport à certaines sciences, certains professions »250. L’utilisation que notre auteur fait du terme en 1792 semble relever des deux acceptions. En effet, les classes servent à ranger les individus selon leurs dignités ou leurs fonctions, c’est-à-dire selon leur mérite et leur apport à la société. Tout comme dans la distribution physiocratique des classes, les individus sont répartis selon leur apport à la société. Mais cette fois, l’apport considéré n’est pas d’ordre économique, il est d’ordre moral et exemplaire. De plus, l’affectation à une classe ou une autre dépendant du mérite mais également de son illustration dans un art, une science ou une profession, l’utilisation de ce concept par Le Mercier peut être rapprochée de la seconde définition. La division qu’il opère entre les individus ne semble pas, bien qu’il se serve du terme de « classes », pouvoir aller à l’encontre des principes révolutionnaires. Ces classes ne brisent pas l’égalité entre les individus car c’est l’égalité même qui supervise l’affectation de chacun. De plus, ces classes ne sont pas des classes sociales qui s’opposent et chacun peut accéder à une classe supérieure. En somme, il semble que l’utilisation de ce vocable relève plus d’une facilité de langage pour

247 G.-F. Le Trosne, De l’administration provinciale…, op. cit., p. 343. 248 Ibid., p. 343. 249 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Lausanne, Sociétés typographiques, 1780, t. 8, p. 220. 250 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Veuve Brunet, 1762, t. 1, p. 316. Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Smits, 1798, t. 1, p. 250.

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notre auteur que d’une réelle volonté d’opérer des divisions sociales profondes dans la société. Cette affirmation est renforcée par le fait que Le Mercier de La Rivière utilise indifféremment les termes de « classes », de « corps »251, d’ « institution »252 et d’ « ordre »253 pour désigner les notables, les virtucols et les autres dignités. Une classe pourtant revêt une certaine singularité. Il s’agit de la Sidéristale, noblesse Félicienne. Cette classe est « particulièrement consacrée à la pratique de toutes les grandes vertus »254. Elle a directement un but d’exemplarité. Les sidéristes sont effectivement chargés d’engendrer un enthousiasme pour les vertus sociales, « d’entretenir ce feu sacré, d’être les modèles de la perfection que chacun doit se proposer »255. La noblesse est attribuée comme récompense en retour de grands services rendus à la nation, ces services étant commandés par l’honneur, ils sont payés par l’honneur. Ainsi, la noblesse ne donne droit à aucune rémunération si ce n’est « le paiement en considération publique »256. Ayant abordé plus tôt les questions de décoration et de récompenses et leur importance pour Le Mercier de La Rivière, une telle institution semble s’insérer à la perfection dans son système. Mais cette noblesse, contrairement à toutes les autres dignités, est héréditaire. Ne s’agit-il pas alors d’une résurgence d’Ancien Régime, de la création d’une classe au-dessus des autres disposant de privilèges inégalitaires ? L’auteur nous explique que cette institution, loin de blesser l’égalité, consacre un édifice d’exemplarité et de modèle vertueux. Rendre la noblesse héréditaire, c’est permettre d’honorer la mémoire des hommes vertueux décédés. L’héritier d’une famille de la noblesse reçoit donc son titre comme un engagement, « l’obligation de suivre de tels modèles »257. De plus, il doit passer un examen durant le double du temps de l’examen normal pour devenir citoyen et accéder en même temps à la noblesse. Il doit également se montrer digne de ce titre à chaque moment, sous peine de se le voir retirer. En fait, la Sidéristale a pour véritable objet « de faire servir les morts à perfectionner les vivants […] de greffer sur les vivants, les vertus des morts »258. Dans ces conditions, elle ne peut s’obtenir ni par faveur, ni par argent. Elle est attachée à la dignité de notable lorsque cette dernière a été possédée par trois générations successives sans aucun reproche. La nation conférant elle-même le titre de notable à chaque génération, c’est à elle que les sidéristes sont redevables de leur élévation. En somme, bien que le terme de « noblesse héréditaire » puisse laisser penser un retour aux ordres privilégiés, notre auteur s’éloigne de cette idée. La noblesse ne vient que renforcer un système social bâti sur les valeurs de vertu, de morale et de mérite. Cette institution se trouve au sommet de l’édifice, comme moyen exemplaire d’exalter l’amour-propre de chacun et de

251 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 159. 252 Ibid., p. 302. 253 Ibid., p. 305. 254 Ibid., p. 295. 255 Ibid., p. 296. 256 Ibid., p. 297. 257 Ibid., p. 300. 258 Ibid., p. 300.

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lui attacher la vertu, car chacun peut parvenir au sommet de cet édifice social s’il s’en montre digne. Le système social Félicien est donc fondé sur une émulation décorative ayant pour ressort une politique d’exemplarité mettant en jeu le mérite et le caractère vertueux de chacun. S’il existe des distinctions, elles ne sont, selon Le Mercier, que nécessaires à maintenir cet état d’exaltation de l’amour-propre. En cela, elles ne peuvent créer ni inégalités, ni distinctions sociales, seulement un rassemblement des intérêts de chaque individu autour de la vertu. Mais pousser l’individu à la pratique de la vertu par l’exaltation de son amour-propre ne suffit pas à garantir la survie du système social. Cela permet seulement à l’individu d’attendre un retour, une récompense pour ses actions. Pourtant, l’individu doit également se consacrer au système, s’engager pour lui. Le rassemblement autour de la vertu suppose donc un engagement des individus.

B. UN SYSTEME IMPLIQUANT UN ENGAGEMENT COMPLET DE L’INDIVIDU La Félicie est un pays dans lequel l’individu est, par définition, heureux de son sort. Mais, en échange d’un système idéal et utopique, elle lui demande un engagement entier et profond. En effet, chaque pan de la vie, chaque action, même privée, doit participer à la promotion et au maintien du système social. Cet engagement est absolument nécessaire à la survie du modèle Félicien. L’individu s’engage donc pour le maintien du système social, notamment à travers l’armée et le serment (1). De plus, même le cadre familial participe à cet effort commun en étant tourné vers l’honneur et la pratique de la vertu (2).

1- Un engagement au service du maintien du système social, l’armée et le serment

Le Mercier de La Rivière a bâti un pays dans lequel chacun est totalement impliqué et engagé dans le corps social. Chaque individu se doit non seulement de participer à la vie sociale, mais surtout de participer au maintien du système idéal. La société entière est présente dans tous les aspects de la vie sociale. Deux instruments illustrent cette implication de chacun : la milice nationale et le serment.

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En plus d’une armée générale et nationale, la Félicie dispose d’une milice nationale. De vingt à quanrante-cinq ans, tout homme en état de porter les armes appartient à la milice nationale, qu’il soit citoyen259 ou non. Chaque Primaire260 forme une compagnie et cette compagnie a pour chefs civils le président et les syndics de la primaire261. Les officiers qui commandent directement les compagnies sont désignés par l’ancienneté. Chaque compagnie doit fournir un certain nombre d’hommes « pour faire, de jour et de nuit, un service relatif à la sûreté publique »262. Ce service se fait sur la base du volontariat mais, étant très bien payé, il ne manque jamais d’hommes. Il règne dans la milice une excellente discipline car les fautes commises peuvent amener à la perte de l’ancienneté, voire même à la pire condamnation qui existe dans la société Félicienne, la déchéance de la qualité de citoyen ou de la faculté d’y parvenir un jour. Il faut avoir effectué trois années de service dans la milice pour passer dans l’armée régulière, le corps des valoristes. Ces deux organes cohabitent car les compagnies de valoristes ont une résidence assignée afin de permettre aux soldats d’occuper un emploi, d’avoir une famille et de continuer à exercer leur rôle de citoyens. Le corps des valoristes, tout comme la milice nationale, admet les individus qu’ils soient citoyens ou non. Mais dans le second cas, il faut tout de même que le soldat en question ait prêté le serment civique.

Les institutions militaires permettent une incorporation totale de l’individu dans la société Félicienne et dans son système social. Chaque individu se doit de défendre sa nation et d’y assurer la sûreté nécessaire, donc de garantir le bon fonctionnement du système. Ce service s’exerce sous peine de la pire des déchéances sociales qui existe en Félicie. Le Mercier de La Rivière souhaite trouver « autant de soldats que de citoyens »263, mais en réalité, il y a autant de soldats que d’hommes car tous les hommes, citoyens ou non deviennent soldats. Cette vision n’est pas sans rappeler le soldat-citoyen de la Révolution et les gardes nationales. La garde nationale parisienne a été créée officiellement le 14 juillet 1789. Au cours de l’été 1789, la Grande Peur l’a généralisée dans l’ensemble de la France264. Les gardes nationales ont alors été placées sous la tutelle des municipalités. Il s’agit d’une force chargée de faire respecter l’ordre. Dans son service quotidien, la garde nationale agit sur la réquisition des officiers civils. Mais les officiers qui la commandent sont élus pour une durée d’un an265.

Mais la milice nationale instituée par Le Mercier de La Rivière diffère de la garde nationale Française dans son mode de recrutement, tout du moins dans les premières années de la Révolution. En effet, le décret du 12 juin 1790 a institué un recrutement censitaire, en

259 Le mot « citoyen » désigne pour Le Mercier de La Rivière ce qui correspond en réalité à un citoyen actif dans le système français post révolutionnaire. Les différences entre citoyens et non citoyens ainsi que les moyens d’accès à la citoyenneté seront développés dans la seconde partie. 260 La Primaire désigne un ressort territorial Félicien. Cf. infra. 261 Cf. Infra., p. 75. 262 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 158. 263 Ibid., t. 1, p. 256. 264 F. Devenne, « La garde nationale : création et évolution (1789-août 1792) », AHRF, n° 283, 1990, p. 50. 265 Ibid., p. 62.

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rapport avec la définition de la citoyenneté266. Un débat s’ouvre à l’Assemblée nationale sur la garde nationale le 21 novembre 1791, lancé par Rabaut Saint Etienne. Ce dernier la présente comme une force civile non permanente. Selon lui, elle est la nation. Mais il maintient le recrutement censitaire267. La garde nationale s’appuie sur le critère du travail comme garant d’une valeur morale. Au contraire, dans son discours du 27 avril 1791, Robespierre affirme que le caractère censitaire de la garde nationale porte atteinte au droit naturel de port d’arme pour veiller à sa propre conservation. Il appelle l’Assemblée à reconnaître « comme le principe fondamental de l’organisation des gardes nationales, que tous les citoyens domiciliés ont le droit d’être admis au nombre des gardes nationales »268. D’autres, tels que Pétion et Buzot, se rallient à l’idée d’un accès de tous les citoyens sans distinction à la garde nationale269. La définition censitaire de la garde nationale est finalement adoptée en avril 1791. En 1792, le mouvement d’armement du peuple conduit à une ouverture de la garde nationale à tous les citoyens. Le 17 juillet, la municipalité accepte dans la garde nationale tout citoyen armé d’une pique. Le décret du 1er août ouvre la garde nationale aux citoyens passifs à l’échelle nationale.

A la Révolution, se développe l’idéal du soldat-citoyen, un individu formé par les institutions révolutionnaires, entièrement dévoué à la loi et à la société qu’il défend. Il se considère avant tout comme un citoyen270. Le service accompli par les gardes nationales, plus particulièrement par les bataillons de volontaires affectés à la défense des frontières extérieures, devient un modèle de société parfaite. Dans ce cadre, les intérêts particuliers s’effacent devant le patriotisme, l’abnégation et l’obéissance271. Ainsi, cette institution permet de participer à la régénération de la nation en la purifiant de ses intérêts particuliers dans un sacrifice pour la nation. La milice nationale Félicienne recouvre ces aspects. Elle permet à chaque individu de se sentir pleinement investi de la sûreté de la nation. Faire partie de la milice nationale est une obligation certes, mais avant tout un honneur, l’honneur de permettre la conservation d’un système social décrit comme idéal. Elle participe, tout comme la garde nationale révolutionnaire, à entretenir le sentiment individuel qui veut que l’intérêt particulier s’efface devant la nation, la société.

Une autre institution permet de s’assurer un engagement entier de l’individu vertueux, au service du maintien du système Félicien. Dans toutes les étapes de sa vie sociale, l’individu Félicien est confronté à la pratique du serment. Il en existe en effet de très nombreux, qui

266 Ibid., p. 55. 267 Ibid., p. 56. 268 M. Robespierre, Discours prononcé à l’Assemblée le 27 avril 1791, in Œuvres, Paris, Faubourg Saint-Denis, 1840, t. 1, p. 89. 269 F. Devenne, « La garde nationale : création et évolution (1789-août 1792) », op. cit., p. 59. 270 T. Hippler, « Service militaire et intégration nationale pendant la Révolution française », AHRF, 2002, n° 329, p. 11. 271 Ibid., p. 13.

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correspondent à une position, une dignité, une fonction ou toute autre activité. Le serment est très ancien et a été très pratiqué. A Lacédémone, ceux qui passaient de la jeunesse au rang de citoyen prêtaient serment, tout comme les rois, les magistrats et les fonctionnaires. A Athènes les nouveaux citoyens étaient également soumis à cette obligation272. Sous l’Ancien Régime, les fonctionnaires devaient prêter serment avant leur entrée en fonction. Deux ordonnances de Louis IX de 1254 et 1256 réglementant les droits et devoirs des baillis et sénéchaux leur imposaient la prestation d’un serment solennel en place publique à leur entrée en fonction273. A la Révolution, la règle du serment se maintient.

Les serments Féliciens ont pour trait commun de rappeler l’attachement à la nation de ceux qui les proclament. Ils sont prêtés de nouveau à l’occasion de chaque fête, chaque cérémonie publique. Ainsi, par exemple, le citoyen qui vient d’être reçu « jure à Dieu, à la nation, à son chef, d’être un défenseur fidèle de notre Constitution »274 et promet également d’être dévolu « tout entier au salut du corps dont il est membre »275. Le virtucol, disposant d’une position plus élevée, « fait à la nation et au roi, le sacrifice entier de sa liberté, de sa fortune, de toute son existence »276. Les notables « prêtent le serment de se dévouer entièrement au maintien de l’ordre public et à l’observation des lois »277. Ces serments relèvent donc plutôt d’une conception politique du serment que professionnelle. A la différence d’un serment professionnel dont la formule est généralement proche de : « Je jure de bien remplir ma fonction », le serment politique suppose une subordination à un régime politique. Par exemple, sous la Constituante, le serment civique se présente ainsi : « Je jure d'être fidèle à la Nation à la loi et au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution du Royaume, décrétée par l'Assemblée nationale constituante aux années 1789, 1790 et 1791 »278. Le décret des 14-15 août 1792 demande au fonctionnaire de jurer « d’être fidèle à la Nation et de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir en les défendant »279. La prestation de serment est généralisée à tous les fonctionnaires et le décret des 15 et 23 août 1792 étend cette obligation à tous les fonctionnaires publics.

Le serment du citoyen est un moyen préventif pour le gouvernement d’obtenir une politique stable. Pour cette raison, de 1789 à 1848, les électeurs prêtent serment280. L’article 2 du décret des 11 et 12 août 1792 abolit la distinction entre citoyens actifs et passifs. Cependant, il faut toujours justifier de la prestation du serment civique pour être admis ans les assemblées primaires281. Le serment peut également être considéré comme destiné à assurer à

272 M.-H. Fabre, Le serment politique (Etude constitutionnelle : 1789-1941), Thèse, Aix-Marseille, Marseille, Ant. Ged., 1941, p. 17. 273 Ibid., p. 24. 274 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 124. 275 Ibid., p. 124. 276 Ibid., p. 171. 277 Ibid., p. 138. 278 Article 5, Titre II de la Constitution du 3 septembre 1791. 279 Cité par M.-H. Fabre, Le serment politique…, op. cit., p. 91. 280 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 150. 281 Ibid., p. 155.

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un régime des fonctionnaires passifs et en conséquence à rendre impossible toute révolution politique mineure. Il serait donc incompatible avec un régime proprement démocratique, raison de son abolition définitive par le décret du 5 septembre 1870282. Le pouvoir de ces serments n’est pas négligeable non plus pour notre auteur. Les Féliciens disposant à la fois d’une grande droiture et d’une grande loyauté, ainsi que « d’une grande franchise, une grande sincérité »283, l’idée qu’ils puissent se parjurer est écartée dans la très grande majorité des cas. Le Mercier de La Rivière semble croire au pouvoir dissuasif du serment. Il considère notamment qu’un ordre contraire aux lois ne trouverait aucun homme pour l’appliquer car le serment exige de tout homme public de prêter son ministère à des ordres contraires aux lois. De même, les troupes de valoristes, bien qu’elles soient attachées à des provinces différentes, n’entretiennent aucune rivalité, car cela serait « une violation trop manifeste du serment de citoyen »284. En revanche, nous ne retrouvons pas dans L’Heureuse nation une quelconque volonté de faire du serment un instrument destiné à empêcher toute révolution politique. Un tel événement est inenvisageable en Félicie car ce pays a réalisé le rêve de tout être humain de vivre dans une société et sous un gouvernement idéaux. Les fonctionnaires, tout comme l’ensemble des individus ne peuvent vouloir changer de régime. Ces deux instruments permettent un engagement complet de l’individu, au service du maintien du système social Félicien. Le Mercier de La Rivière ne laisse aucun pan de la vie sociale de l’individu Félicien échapper à cette dynamique. La famille et le divorce sont ainsi également conçus pour participer à son engagement au service du corps social entier.

2- Une famille entièrement tournée vers l’honneur et la pratique de la vertu

Le système social Félicien est un système complet, il englobe l’individu dans sa totalité, y compris dans son cadre familial. La famille est ainsi fondue dans le système et mise à son service dans ses différents aspects. Le mariage Félicien est célébré publiquement dans un temple. Les questions que le ministre de la religion pose aux époux sont notamment relatives à leur prestation de serment et à leur connaissance de leur devoir de vertu. Le consentement des parents est nécessaire avant dix-huit ans pour les filles et vingt-quatre ans pour les garçons. Passé cet âge, ils sont libres de se marier et n’ont à suivre « que leur inclination mutuelle »285.

282 Ibid., p. 26. 283 Ibid., p. 166. 284 Ibid., t. 2, pp. 145-146. 285 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 183.

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Le Mercier de La Rivière met l’accent sur un mariage libre de la part des époux, fondé sur un choix réciproque et une inclination mutuelle. Il se détache en cela de l’Ancien Régime sous lequel le mariage relevait d’une politique familiale. L’autorité paternelle y jouait un rôle extrêmement important, annihilant la volonté individuelle au gré d’une volonté familiale poussée par l’intérêt et la stratégie. Les jeunes gens se mariaient donc pour servir leur famille et ses intérêts, non pas par inclination. Avant la Révolution, tous les hommes de moins de 30 ans et les femmes de 25 ans devaient recevoir le consentement de leurs parents, sous peine de nullité du mariage286. Au contraire, la Révolution recherche à travers le mariage une union intime, le mariage d’amour devient un idéal287. Le pouvoir du père s’efface. Les jeunes gens de plus de vingt-et-un ans peuvent se marier sans le consentement de leurs parents288. C’est cette nouvelle conception du mariage, influencée par les idées des Lumières qui aboutit à la loi du 10 septembre 1792 autorisant le divorce. En effet, à la fin du XVIIIe siècle, les philosophes commençaient à dénoncer l’indissolubilité du mariage comme une contrainte insupportable. Dans son Dictionnaire philosophique de 1764, Voltaire rappelait que Joseph II avait autorisé le divorce « sans exiger d’autre motif que la volonté constante des deux époux »289, donnant ainsi « un grand exemple qui sera suivi par les autres nations de l’Europe »290. Montesquieu se prononçait également en faveur du divorce dans Lettres persanes. Il considérait notamment que « la religion donn[ait] aux protestants un avantage infini sur les catholiques »291 en leur permettant de divorcer. En somme, pour les philosophes de la fin du XVIIIe siècle, le mariage devait consister en une union intime et réelle. Lorsque cette union était perdue ou distendue, il fallait pouvoir rompre le mariage. Ils songeaient également à la démographie du pays qu’ils pensaient en baisse. Encourager des mariages heureux permettrait d’augmenter la natalité. Montesquieu par exemple considérait la prohibition du divorce comme une « cause de la dépopulation des pays chrétiens »292. Il faut pourtant attendre la loi du 20 septembre 1792 pour que le droit au divorce soit consacré. Cette loi est en réalité le résultat d’une évolution, non d’une rupture brutale. Les révolutionnaires se posent en héritiers des idées des Lumières, mais également de l’Antiquité. Ils rappellent qu’en Egypte, chaque époux peut divorcer ;; qu’en Grèce, l’homme peut divorcer sans formalités ;; qu’à Rome, le mariage peut être rompu par consentement mutuel293. Le Mercier de La Rivière semble sensible aux mêmes idées. Le mariage Félicien

286 Cf. J. Bart, Histoire du droit privé de la chute de l’Empire romain au XIXe siècle, Paris, Montchrestien, 2009, pp. 60-62. 287 D. Dessertine, « Le divorce et l'amour pendant la révolution », Combats de femmes 1789-1799, sous la dir. De E. Morin-Rotureau, Paris, Autrement « Mémoires/Histoire », 2003, p. 203. 288 J. Bart, Histoire du droit privé…, op. cit., p. 423. 289 Voltaire, Dictionnaire philosophique, in Œuvres, Paris, Lefèvre, 1829, t. 26, p. 108. 290 Ibid., p. 108. 291 C. L. de Secondat de Montesquieu, Lettres persanes, Paris, I. de Bure, 1740, t. 1, p. 86. 292 Ibid., p. 84. 293 J. Bouineau, « Le divorce sous la Révolution, exemple du “langage antiquisant” des hommes de 89 », La Révolution et l’ordre juridique privé : rationalité ou scandale ?, sous la dir. de M. Vovelle, Paris, PUF, 1988, p. 309.

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est révocable, la loi du divorce permet à chaque époux de mettre un terme à l’union. Le divorce est d’ailleurs « un droit tellement réciproque, que celui des deux qui veut en faire usage, n’a besoin que d’en donner à l’autre sa déclaration par écrit »294. Pour autant, le droit au divorce est limité à des causes biens spécifiques. Certaines causes telles qu’une « impuissance naturelle et absolue ;; une dépravation des mœurs »295 sont communes aux deux conjoints. D’autres causes sont réservées à l’épouse. Il s’agit notamment de la mort civile prononcée contre l’époux ou de toute condamnation qui le dégraderait dans sa qualité de citoyen. Le Mercier de La Rivière considère en effet qu’il « y aurait de l’inhumanité à exiger d’un corps vivant de rester attaché à un corps mort »296. L’honneur doit guider l’action d’une épouse dont le conjoint serait soumis à de telles condamnations. Les actions violentes et atroces peuvent également ouvrir à l’épouse un droit au divorce. En revanche, les infirmités ou calamités subies par un des époux ne doivent permettre à l’autre de divorcer. Une nouvelle fois, l’honneur justifie cette mesure, il doit être le « garant de leur engagement réciproque »297. Le divorce en Félicie est plus restrictif que le divorce autorisé en France par la loi de 1792. En effet, le décret des 20 et 25 septembre 1792 détermine les causes du divorce. Il peut s’opérer par consentement mutuel ou pour incompatibilité d’humeur et de caractère. Mais les époux peuvent également faire valoir la démence, la folie ou la fureur de l’autre époux, sa condamnation à une peine afflictive ou infamante, des crimes ou des sévices, le dérèglement des mœurs du conjoint. Sont aussi reconnus l’abandon pendant au moins deux ans, l’absence sans nouvelles pendant au moins cinq ans et l’émigration298. Notre auteur semble donc accepter le principe du divorce, mais seulement en ce qu’il peut permettre à un des époux de ne pas se corrompre moralement auprès d’un conjoint dont la morale serait mise en cause publiquement. Le divorce n’est pas compris dans un sens large, il est uniquement au service de la morale publique et du maintien du système social qui suppose l’exaltation de l’amour-propre. Comme dans tout domaine, c’est l’honneur et la morale qui commandent au divorce. D’ailleurs, bien que le divorce soit autorisé en Félicie, il y est extrêmement rare. Les dispositions permettant à chacun de choisir son époux ou son épouse permettent des unions assorties. De plus, accorder un droit au divorce permet, selon notre auteur, de rendre ce dernier quasiment inutile. Alors que beaucoup de pays ont une législation du mariage qui rend la majorité des unions « quoiqu’indissolubles dans le droit, […] bientôt dissou[tes] par le fait »299, les mariages Féliciens « ne sont presque jamais dissous par le fait, quoique dissolubles dans le droit »300. Mais c’est avant tout l’influence que les mœurs publiques ont sur les mœurs privées qui permet une telle rareté des divorces. Le divorce devient alors nécessaire dans le sens où il a été connu par les civilisations les plus 294 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 184. 295 Ibid., p. 184. 296 Ibid., p. 185. 297 Ibid., p. 186. 298 M. Lepec, Recueil général des lois…, op. cit., t. 3, pp. 348-349. 299 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 187. 300 Ibid., p. 187.

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brillantes. La plupart des révolutionnaires partagent l’idée selon laquelle les lois du divorce se relâchèrent à Rome en même temps que les mœurs se corrompirent. Ce sont donc les mœurs corrompues qui provoquent le divorce301. D’autres aspects des relations familiales sont concernés par cette assimilation au système social vertueux et moral. C’est le cas de la puissance testamentaire qui est considérée comme un « moyen d’encouragement »302 destiné à inciter la jeunesse à s’instruire. La puissance testamentaire est « la pleine liberté que tout père de famille a de disposer par testament, au profit de qui bon lui semble […] d’une portion de sa fortune, tant mobilière qu’immobilière »303. Il peut ainsi procurer des bienfaits aux héritiers qui lui auront donné le plus satisfaction, sa seule obligation consistant à assurer à ses enfants une existence honnête. Les mères peuvent également disposer par testament. Cela permet de donnent à leur autorité une plus grande consistance. La puissance testamentaire est donc organisée de façon à encourager les enfants à mériter cet honneur et ces bienfaits par leur conduite vertueuse. Finalement, « le gouvernement paternel et domestique s’accorde donc merveilleusement avec le gouvernement civil, pour attacher un grand prix aux vertus, encourager les talents, porter l’espèce humaine à sa perfection »304. En ne reconnaissant pas un droit au-dessus de celui des autres à l’aîné, Le Mercier de La Rivière se rapproche de la législation révolutionnaire qui a supprimé le droit d’aînesse et les autres formes d’inégalité des partages par le décret de 8 et 15 avril 1791305. Le débat sur les droits successoraux fut cependant houleux à l’Assemblée. Le Mercier, en n’instaurant pas une égalité parfaite entre les héritiers, se range du côté de ceux qui laissent au père une omnipotence en matière testamentaire. Au contraire, beaucoup de révolutionnaires refusent la moindre inégalité. Le comte de Mirabeau avait par exemple destiné son dernier discours, lu le 2 avril 1791 après sa mort, à « l’égalité des partages dans les successions en ligne directe ». Il y considérait que « l’inégalité de ce partage appelle l’inégalité des soins paternels, celle même des sentiments et de la tendresse »306. C’est surtout la persistance d’une certaine monarchie paternelle qui était dénoncée par les tenants de l’égalité dans les partages. Les législateurs abolissent finalement les règles inégalitaires mais maintiennent une quotité disponible au père. Notre auteur semble relativement loin de ces préoccupations. En effet, il rejette d’une simple phrase l’argument tendant à faire valoir qu’une inégalité dans le partage entraîne une inégalité de considération et de traitement de la part du père. Selon lui, l’avantage que la société toute entière peut retirer de cette mesure dépasse largement l’inconvénient résultant

301 J. Bouineau, « Le divorce sous la Révolution, exemple du “langage antiquisant” des hommes de 89 », op. cit., p. 310. 302 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 189. 303 Ibid., p. 192. 304 Ibid., p. 194. 305 A. Burguière, « La Révolution et la famille », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 1991, n° 1, p. 161. 306 H.G. Riqueti, comte de Mirabeau, Discours sur l’égalité des partages dans les successions en ligne directe, in Œuvres, Discours et opinions, Paris, Brissot-Thivars, 1826, t. 2, p. 172.

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d’une différence de considération. De plus, chose rare, il laisse une certaine puissance testamentaire à la mère. Une fois de plus, les mesures qu’il adopte semblent uniquement destinées à concourir à la perfection de l’individu Félicien. Les dispositions testamentaires ne constituant qu’un volet supplémentaire à ce large et ambitieux programme pour la société Félicienne. En somme, dans tous les aspects de la vie sociale, qu’elle soit professionnelle ou familiale, Le Mercier de La Rivière soumet l’individu à un engagement entier. Les institutions Féliciennes, même relevant de la vie privée, sont organisées de façon à permettre à l’individu de se tourner vers la pratique de la vertu. Une fois l’individu rendu vertueux, éclairé et moral dans le corps social, il peut jouer un rôle au niveau politique. Tous les individus sont soumis aux mêmes règles dans le corps social car ils sont tous appelés aux mêmes responsabilités, à savoir la morale et la vertu. Mais dans le corps politique, ils ne jouissent pas tous des mêmes responsabilités. Reste à savoir comment peut s’organiser politiquement une nation d’individu vertueux et le rôle que chacun est appelé à tenir dans un tel système.

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PARTIE II - L’INDIVIDU DANS LE CORPS POLITIQUE L’individu Félicien est « un Etre actif et libre, un Etre moral »307. Le corps politique est composé de ces Etres, unis par une volonté commune, ayant « les facultés de produire des volontés et de les exécuter »308. Dans cette première affirmation, se dégagent les droits de l’individu, mais aussi ses devoirs et ses pouvoirs. Nous apprenons ainsi que les individus sont libres mais aussi moraux, ce qui nous renseigne sur leurs droits et devoirs. Ensuite, Le Mercier de La Rivière indique qu’ils sont actifs et qu’ils peuvent produire des volontés et les exécuter. Il convient dès lors d’étudier ces différents aspects pour envisager la place de l’individu dans le corps politique. L’individu a des droits et devoirs. De plus, il est appelé à devenir citoyen, c’est-à-dire membre actif du corps politique (I). Une fois reçu citoyen, il joue un rôle concret dans la direction de la nation. C’est par la volonté commune de tous les citoyens et leur capacité à l’exécuter que la nation Félicienne est gouvernée (II).

I - L’INDIVIDU ENTRE DROITS, DEVOIRS ET CITOYENNETE

La société Félicienne, en tant que société utopique présente les conditions de vie idéales pour l’individu. Il dispose ainsi de nombreux avantages. Mais cette société reste fondée sur l’intérêt commun et le principe de légalité, elle doit donc organiser les rapports entre les individus de façon harmonieuse. Pour cela, l’individu Félicien dispose de droits étendus, mais également de devoirs qui sont à la juste mesure de ses droits (A). La société doit aussi parvenir à fonctionner, à établir des lois justes. Ce sont les individus qui participent à élaborer ce fonctionnement. Ainsi, l’individu Félicien à une vocation à la citoyenneté. Il naît seulement plébéien mais est appelé à devenir citoyen et donc à jouer un rôle actif dans la communauté Félicienne (B).

A. LES DROITS ET DEVOIRS DE L’INDIVIDU

Dans la société, l’individu a des droits, des devoirs et des libertés. Ces éléments sont reliés les uns aux autres et participent à un même système. Effectivement, « la société nous 307 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 396. 308 Ibid., p. 396.

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impose des devoirs […] de ces devoirs résultent des droits, et de ces droits une liberté qui fait notre bonheur »309. La société Félicienne est une société utopique, avantageuse pour les individus qui la composent. Leurs droits sont étendus, l’auteur reprenant la trilogie liberté, propriété, sûreté et lui ajoutant l’égalité sociale (1). Quant à leurs devoirs, ils ne procèdent que d’actions morales, justes et bienfaisantes (2).

1- Les droits de l’individu : la « trinité politique »310 physiocratique actualisée

L’individu Félicien vit dans la meilleure société possible et il bénéficie à ce titre des

droits et libertés qui doivent le mener au bonheur. Le bonheur est ainsi placé au sommet de l’échelle du progrès, comme visée ultime, pas Le Mercier de La Rivière, fidèle à la pensée moderne311. Mais, en Félicie, qu’est-ce qu’un droit ? « Dans chaque Homme, un droit est une prérogative dont les autres Hommes sont convenus entre eux et avec lui, de le laisser jouir librement »312. La question est alors de savoir comment Le Mercier envisage la connaissance et la reconnaissance de ces droits. Notons sur ce point une première évolution de sa pensée sous l’influence de la Révolution. Alors que la constitution désignait autrefois plus pour lui l’ordre naturel fondé par Dieu d’où étaient issues les lois fondamentales313, dans l’ouvrage qui nous intéresse, l’auteur montre la nécessité d’une « bonne et saine Constitution politique »314 fondée sur les lois fondamentales. La constitution devient un instrument de reconnaissance et de proclamation des droits de l’individu. Il fait ainsi évoluer sa définition de « constitution ». Cette dernière devient une norme juridique renfermant les règles fondamentales. La Constitution est formée de « l’ordre immuable de l’organisation » et du « droit public national »315. « Par droit public, on entend un droit commun à tous les membres de la société »316. Or, l’auteur désigne le droit de propriété comme « le droit commun des hommes qu’elle réunit en société » et la liberté et la sûreté comme « deux branches essentielles du droit public »317. La Constitution comporte donc une énonciation des droits fondamentaux des individus qui sont des droits publics. L’appellation de « droit public » servant à désigner les droits fondamentaux est relativement originale. Mais notre auteur n’assimile pas formellement

309 Ibid., t. 1, p. 70. 310 P.-P. Le Mercier de La Rivière, Les vœux d’un Français, ou Considérations sur les principaux objets dont le roi et la nation vont s’occuper, Paris et Versailles, Vallat-La-Chapelle et Vieillard, 1788, p. 25. Cf. A. Mergey, « Les libertés administrées avant 1789 », RDP, 2012, n° 2, pp. 427-440. 311 F. Rouvillois, L’invention du progrès…, op. cit., p. 276. 312 Ibid., p. 70. 313 A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit., p. 383. 314 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 8. 315 Ibid., t. 2, p. 420. 316 Ibid., p. 375. 317 Ibid., t. 1, pp. 84-85.

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le droit public aux droits de l’homme. Pour lui, les droits de l’homme sont de deux ordres, les droits privés et les droits publics. Le droit public constitue ensuite le titre de tous les droits privés. En somme, le droit public national désigne les droits fondamentaux devant être proclamés par la Constitution et qui ensuite donnent lieu à des droits privés. Cette utilisation du terme « droit public » sera consacrée par la Charte de 1814 qui énonce « le droit public des Français ». De même, Le Mercier de La Rivière fait référence à un « livre des lois »318. Il semble alors que les règles d’organisation et droits fondamentaux contenus dans la Constitution se trouvent consignés dans un texte. En somme, le penseur de 1792 se rapproche, bien que cela ne soit ni explicite, ni fondamental dans sa pensée, de l’idée de Déclaration des droits telle qu’elle a été consacrée dès 1789.

Le Mercier de la Rivière affirme que le premier des droits dont notre espèce doit jouir et « celui dont émanent tous les autres, est un droit à l’existence »319. De ce droit fondamental, découle celui « d’employer toutes nos facultés à nous procurer légitimement ces moyens »320 et par voie de conséquence la « nécessité indispensable »321 d’être reconnus comme propriétaires exclusifs de nos individus et de tout ce qui leur appartient. Le disciple de Quesnay retrouve par cette affirmation du droit à l’existence la pensée de son maître et son influence physiocratique. En effet, le droit naturel suppose un devoir pour tous les hommes de conserver leur existence, cette nécessité de conservation étant à l’origine du droit. Quesnay lui-même rappelait que « tous les hommes considérés dans l’ordre naturel sont originairement égaux, chacun est obligé sous peine de souffrance de conserver sa vie »322. Mais Le Mercier n’est pas le seul à voir dans le droit à l’existence ou dans le droit à la conservation les premiers des droits des hommes. Robespierre, par exemple, dans son discours du 2 décembre 1792, tient une argumentation similaire : « Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir des droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister »323. Il en déduit que la première des lois sociales, celle dont découlent toutes les autres, doit être la propriété.

L’idée d’un droit de conservation comme premier droit de l’Homme avait déjà été évoquée par Le Mercier dans son premier ouvrage, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Il développait alors le principe selon lequel le corollaire de ce droit était le droit de propriété, plus sûr moyen de conservation324. Le ciment de la société était alors la propriété privée. En 1792, sa réflexion l’amène au même point, « la propriété personnelle, la mobilière

318 Ibid., t. 2, p. 86. 319 Ibid., t. 1, p. 83. 320 Ibid., p. 83. 321 Ibid., p. 83. 322 F. Quesnay, Œuvres économiques complètes et autres textes, Paris, Editions de l’Institution nationale d’études démographiques, 2005, t. 1, p. 49. 323 Propos de Robespierre cités in P.-J.-B. Buchez et P.-C. Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815, Paris, Paulin, 1835, t. 22, p. 178. 324 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, p. 17.

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et la foncière forment les bases de nos conventions sociales, le droit commun des hommes qu’elle réunit en société »325. Notre auteur suit également l’argumentation qu’il avait déjà développée en 1767, et dont il ne s’est jamais détachée, lorsqu’il déclare que le droit de propriété « renferme tous les droits dans lesquels nous devons être maintenus en société »326. Or, avec la Révolution, la propriété prend tout son sens en tant que notion fondamentale. Dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, elle domine parmi les droits fondamentaux, la Déclaration lui apportant « les attributs de la divinité »327.

Reste à savoir ce qu’il convient d’entendre par « droit de propriété ». En 1792, Le Mercier voit dans le droit de propriété un droit portant sur les choses et les individus. Sa conception de la propriété ne semble pas avoir évolué avec les événements révolutionnaires. Déjà, en 1767, il considère que « c’est de la nature même que l’homme tient la propriété exclusive de sa personne et celle des choses acquises par ses recherches et ses travaux »328. Cette vision est partagée par une majorité de philosophes et de penseurs, révolutionnaires ou non. Ainsi, pour Locke, « par propriété, il faut entendre ici, comme ailleurs, ce droit propre que les hommes ont sur leurs personnes autant que sur leurs biens »329. Dans son projet de Code Civil d’août 1794, Cambacérès estime que c’est le pouvoir de disposer de sa personne et de ses biens qui constitue le droit de propriété330. Le Mercier de La Rivière adopte donc, en 1792, une définition de la propriété courante et largement partagée.

Le droit de propriété est le ciment de la société, le premier de tous les droits. Mais « un droit que nous ne serions point en mesure d’exercer ne serait point un droit ;; il n’en serait pas un non plus si nous pouvions en être dépouillés arbitrairement par d’autres volontés que la nôtre : la liberté et la sûreté étant ainsi deux attributs indispensables du droit de propriété »331. Cette déclaration nous révèle que l’auteur de 1792 est resté cher à la « trinité politique »332 propriété, liberté, sûreté qui constitue la base de la pensée physiocratique. Pour autant, à cette date, les notions de liberté et sûreté, tout comme celle de propriété, sont largement partagées parmi les penseurs et les politiques. L’article 2 de la Déclaration de 1789 les consacre, avec la résistance à l’oppression, au titre des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Cette conception naturaliste qui fait du droit de propriété un droit inhérent à la nature humaine et antérieur à la société se rapproche de la philosophie de Locke. Pour ce dernier, la propriété est 325 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 84. 326 Ibid., p. 84. 327 Y. Radev, « La Révolution française et le droit constitutionnel », RIDC, 1990, vol. 42, n° 1, p. 277. 328 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, p. 18. 329 J. Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Volland, 1802, p. 269. 330 Troisième projet de Code Civil présenté par Cambacérès, in P. A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code Civil, Paris, Marchand du Breuil, 1827, t. 1, p. 100. « Trois choses sont nécessaires et suffisent à l’homme en société : 1. Etre maître de sa personne, 2. Avoir des biens pour remplir ses besoins, 3. Pouvoir disposer, pour son plus grand intérêt, de sa personne et des biens ». Selon lui, c’est ce double pouvoir « qui est fondamental et essentiel car, à défaut, les deux premiers éléments restent sans effet pratique. C’est ce pouvoir qui constitue le droit de propriété […] ». 331 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 85. 332 P.-P. Le Mercier de La Rivière, Les vœux d’un Français…, op. cit., p. 25.

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un élément central et les autres droits de l’homme – liberté, sûreté, droit à la tolérance – se définissent par rapport à ce droit333.

Pour autant, Le Mercier entend-t-il la même chose que les révolutionnaires par « sûreté » et « liberté » ?

La sûreté, constitue pour lui la garantie de ne pouvoir être dépouillé arbitrairement de son droit de propriété par d’autres volontés que la nôtre. La sûreté proclamée à l’article 2 recouvre quant à elle deux sens différents334. C’est d’une part ce que nous appellerions aujourd’hui liberté personnelle ou individuelle, la liberté physique dont les individus ne bénéficiaient pas totalement à la fin de l’Ancien Régime. Mais la sûreté est aussi la protection des individus contre les empiètements illicites d’autrui. C’est à cette seconde conception que le physiocrate semble réellement faire référence. Comme chaque philosophe, chaque constituant, il reconnaît la nécessité d’une force publique qui assure la tranquillité des citoyens. En adoptant cette position, il s’éloigne d’une conception très agricole adoptée en 1767 qui consistait avant tout à la sûreté des récoltes, pour se rallier à une conception plus révolutionnaire et philosophique de ce droit.

La liberté, quant à elle, « consiste, pour chacun de nous, dans le libre exercice de nos droits »335. L’auteur distingue la liberté intérieure, qui est celle de nos pensées, de la liberté extérieure, qui est la liberté de nos actions. Alors que la liberté intérieure n’a rien à voir avec la société, la liberté extérieure est constituée par « une indépendance légale et réciproque »336 et elle est « purement conventionnelle »337. Par ailleurs, la liberté est tout ce qui ne blesse pas autrui et elle est limitée par les devoirs des autres, « nos droits sont les titres de notre liberté et nos devoirs en sont les bornes »338. Cette définition reprend celle développée en 1767, tout en étant plus générale quant aux droits concernés. Effectivement dans L’Ordre naturel la liberté est « une indépendance des volontés étrangères qui nous permet de faire valoir le plus qu’il nous est possible nos droits de propriété, et d’en retirer toutes les jouissances qui peuvent en résulter sans préjudicier aux droits de propriété des autres hommes »339. Le Mercier de La Rivière fait donc de la liberté une conséquence des droits, elle découle d’eux en ce qu’elle permet de les exercer librement. Il semble adopter une vision inverse de celle des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. En effet, en affirmant à l’article 4 que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ces derniers postulent que la liberté est le point de départ des droits340. Les deux conceptions se rejoignent tout de

333 J. Poumarède, « De la difficulté de penser la propriété (1789-1793 »), Propriété et Révolution, sous la dir. de G. Koubi, Paris, CNRS, 1990, p. 29. 334 J. Imbert, « L'origine idéologique des “principes de 1789” », Les principes de 1789, sous la dir. de H. Morel, Aix-en-Provence, PUAM, 1989, pp. 29-31. 335 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 72. 336 Ibid., p. 76. 337 Ibid., p. 76. 338 Ibid., pp. 72-73. 339 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, p. 54. 340 Y. Radev, « La Révolution française et le droit constitutionnel », op. cit., p. 276.

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même en posant comme limite à la liberté les droits des autres citoyens. Chez notre auteur, ces droits constituent nos devoirs.

Entre 1767 et 1792, la pensée de Le Mercier a incontestablement évolué avec les événements et les courants de pensée. Ses définitions de la liberté et de la sûreté en témoignent. Bien qu’elles restent proches de celles qu’il a données un quart de siècle plus tôt dans un aspect entièrement physiocratique, elles apparaissent néanmoins perméables aux idées du temps.

L’influence révolutionnaire prend un tout autre sens concernant l’égalité, « problème éternel de l’humanité »341. Ce point, très développé dans L’heureuse nation ou gouvernement des Féliciens, semble être apparu à l’auteur avec les événements de 1789 et les proclamations qui ont suivies. Alors qu’en 1767, les références à l’égalité sont peu nombreuses et que l’auteur développe seulement l’idée selon laquelle l’égalité est « chimérique » et d’une « impossibilité physique »342, un chapitre entier de l’ouvrage de 1792 est consacré à l’égalité sociale. Tout d’abord, le physiocrate distingue le droit et le fait. Il se positionne rapidement contre l’idée selon laquelle les hommes sont égaux en fait. Selon lui, la justice et la raison permettent « que nous soyons très inégaux dans le fait, quoique parfaitement égaux dans le droit »343. Bien que dans le fait les hommes soient inégaux, ils sont égaux en droit car « nous sommes également propriétaires de notre individu, de nos facultés, de toute la valeur qu’elles ont dans la société »344. En quoi consiste alors l’égalité sociale ? Il s’agit d’une égalité de droit, non de fait. En réalité, elle ne signifie pas que les hommes doivent bénéficier de la même fortune, de la même autorité ou de la même considération publique mais procède bien d’une « juste distribution de la considération publique »345, du fait « qu’on n’admette dans la société, aucune prérogative personnelle qui soit indépendante du mérite »346. L’égalité sociale est en somme celle qui touche les hommes « tous également soumis aux lois, et tous également protégés par les lois »347. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur s’appliquera à justifier ses mesures concernant l’organisation des pouvoirs et l’attribution des fonctions publiques en démontrant qu’elles ne blessent pas l’égalité sociale, faisant ainsi de l’égalité une notion essentielle de sa pensée et du système qu’il construit.

La notion d’égalité en droit a déjà été développée par les physiocrates. Ainsi, selon Dupont de Nemours même dans l’inégalité de fait, l’égalité de droit exprime un intérêt social

341 Ibid.., p. 276. 342 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, p. 200. 343 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 89. 344 Ibid., p. 89. 345 Ibid., p. 94. 346 Ibid., p. 95. 347 Ibid., p. 98.

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commun348. Turgot, dans une lettre à Condorcet datant de 1771, reconnaît l’égalité des droits à tous les citoyens, la distinction entre les riches et les pauvres « n’influe en rien sur l’étendue des droits de citoyen, par rapport auxquels le riche et le pauvre sont parfaitement égaux »349. Le Mercier partage également son analyse sur l’égalité avec la Révolution et les penseurs contemporains. L’article 1 de la Déclaration de 1789 proclame que les hommes sont égaux « en droits » et il ne fait aucun doute que les députés entendent par là une égalité juridique et non des conditions. Mounier estime même que cette égalité ne peut s’appliquer d’une manière générale et absolue qu’aux seuls droits énoncés à l’article 2350. Les différents courants de pensée partagent cette vision de l’égalité. Selon les tenants de la thèse royale, par exemple, le corps politique devrait se définir « par l’égalité la plus stricte entre tous ses membres, par le fait que la loi est la même pour tous, et que nul ne peut faire ce qui est défendu aux autres »351. En 1792, l’égalité a acquis un rôle central dans la refonte du droit public et dans la façon d’envisager la société. La nouvelle assemblée réunie le 20 septembre 1792 jure de ne pas se séparer avant d’avoir donné à la France une « Constitution fondée sur les bases de la liberté et de l’égalité ». Le Mercier de La Rivière, sans changer sa conception physiocratique initiale de l’égalité, la développe et la mêle à l’esprit du temps pour en faire l’égalité de droits qui prévaut alors. Son ouvrage lui donne l’importance qu’il convient dans la société de 1792, fortement portée par la nécessité d’une égalité entre les hommes. Finalement, sans avoir renoncé à un socle physiocratique pour penser les droits, notre auteur est, sur cette question, perméable aux idées post-révolutionnaires. Bien que sa « trinité politique » reste la même, il se convertit à la nécessité d’une égalité des droits et fait évoluer ses concepts dans un sens plus moderne. Il rejoint la majorité des penseurs en construisant une société dont le but est d’assurer « à chaque citoyen, la liberté et la sûreté, dans un climat d’égalité entre les hommes »352.

2- Les devoirs des individus : Justice, Morale et Bienfaisance

Les devoirs des Féliciens ont été institués par la sagesse divine « pour être les vrais et uniques moyens de nous procurer sur la terre tout le bonheur que notre espèce peut comporter »353. Ils résultent donc à la fois d’une aspiration au bonheur et d’une inspiration divine. Effectivement, les droits sont les moyens du bonheur, le bonheur étant le but de la 348 M. Albertone, « Fondement économiques de la réflexion du XVIIIe siècle. Autour de l’homme porteur de droits », Clio Themis, 2010, n° 3, p. 10. 349 A. R. Turgot, Œuvres, Paris, Gustave Schelle, 1923, vol. 3, p. 521. 350 S. Caporal, L'affirmation du principe d'égalité dans le droit public de la Révolution française (1789-1799), Aix-en-Provence, PUAM, 1995, p. 34. 351 J.-F., Spitz, « Une archéologie du jacobinisme : quelques remarques sur la "thèse royale" dans la seconde moitié du 18e siècle », Dix-Huitième siècle, 2007/1, n° 39, p. 409. 352 J. Imbert, « L'origine idéologique des “principes de 1789” », op. cit., p. 20. 353 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 13.

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société Félicienne. Le bonheur est une notion centrale de l’ouvrage, un idéal vers lequel toute la société tend. Les devoirs ne sont alors que le résultat de l’intérêt commun. Le bonheur n’est pas une idée nouvelle pour Le Mercier de La Rivière. Déjà en 1767, il faisait de celui-ci le but premier de la formation des sociétés354. Cette idée de bonheur est déjà partagée par les philosophes avant la Révolution. Ainsi, l’article « Bonheur » de L’Encyclopédie nous indique que « tous les hommes se réunissent dans le désir d’être heureux. La nature nous a fait à tous une loi de notre propre bonheur »355.

Pour autant, la réaffirmation du bonheur en tant que but vers lequel la société doit tendre en 1792 prend un sens nouveau. En effet, « les législateurs-philosophes de la Révolution française considèrent le malheur comme la plus grande affaire des hommes, définissant ainsi le bonheur comme le but de toute législation »356. Pour eux, le malheur serait le résultat « d’une pensée humaine viciée, dissociée des vertus fondamentales »357. Dans les années qui suivent la Révolution, il est relativement « banal »358 de déclarer que le bonheur est le but de toute association politique. L’aspiration au bonheur trouve sa consécration en 1793, l’article 1 de la Déclaration jacobine proclamant comme but de la société « le bonheur commun ». Remarquons qu’à cette époque le bonheur prend un sens nouveau, « le bonheur en question est par hypothèse l’idéal terrestre, au détriment d’une perspective chrétienne de salut dans l’au-delà »359.

Mais quels sont alors les devoirs que les individus doivent respecter pour atteindre le bonheur, but suprême de l’existence ? Les devoirs des Féliciens découlent de la vision que les hommes ont de Dieu et de leur qualité d’Etres intelligents qui cherchent à se rapprocher du Créateur. Selon l’article « Morale » de L’Encyclopédie, « l’existence d’une divinité infinie en puissance, en sagesse et en bonté, étant un principe évident par lui-même, les écrivains sacrés ne s’attachent point à l’établir ;; c’est par la même raison qu’ils n’ont point fait un système méthodique de la morale, et qu’ils se sont contentés de préceptes généraux […] »360. Le Mercier de La Rivière adopte cette façon de procéder pour démontrer les devoirs des individus. Dieu, qui est « souverainement puissant et souverainement sage, ne peut manquer d’être encore souverainement juste et souverainement bon »361. Il en découle que les Féliciens font de la justice et de la bienfaisance « le genre de perfection auquel doivent tendre perpétuellement des Etres formés à son image »362. Or, c’est en parvenant à ce degré de

354 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, p. 40. 355 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Genève, Pellet, 1777, t. 5, p. 261. 356 J. Guilhaumou, « La Révolution française à l’horizon du mouvement social. Une question de visibilité sociale », Réseaux, 2005/1, n° 129-130, p. 168. 357 Ibid., p. 168. 358 X. Martin, « Bonheur, Lumières, Révolution », Le bonheur est une idée neuve, Hommage à Jean Bart, Dijon, Publications du Centre Georges Chevrier, 2000, p. 333. 359 Ibid., p. 337. 360 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie…, op. cit., t. 10, p. 702. 361 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 12. 362 Ibid., p. 13.

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perfection que les hommes pourront atteindre le bonheur. En pratiquant la justice et la bienfaisance, les Féliciens se donnent les moyens de connaître le bonheur.

La justice est la base des relations entre les hommes. Elle renferme tous les devoirs. L’auteur précise qu’il faut entendre par « Justice », « ce que les hommes se doivent naturellement les uns aux autres ;; or, ce qu’ils se doivent naturellement, c’est d’abord, de ne point s’entrenuire, c’est ensuite de s’entreservir »363. Etant à la source de tous les devoirs, elle comprend la morale et la bienfaisance. Le physiocrate nous explique que « toute la Morale est renfermée dans la Justice »364 mais également que « la Bienfaisance fait partie de la Justice »365. La morale est un attribut de la justice alors que la bienfaisance est une règle qui en découle. Alors que la première, par une maxime fondamentale, développe la règle d’or selon laquelle les hommes ne doivent pas s’entrenuire mais s’entreservir, la seconde précise en quoi consiste le devoir de faire le bien.

La morale, selon Le Mercier, « est l’ensemble des lois destinées à régler nos mœurs »366. Cette morale contient une loi fondamentale dont tous les devoirs des hommes découlent : « Traitez les autres comme vous voulez qu’ils vous traitent ; soyez toujours pour eux ce que vous voulez qu’ils soient toujours pour vous »367. Cette éthique de la réciprocité provient directement des valeurs chrétiennes et de la Bible : « Toutes les choses donc que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les-leur, vous aussi, de même ;; car c’est là la loi et les prophètes »368. Pour autant, cette morale est partagée par les philosophes et relève autant de principes religieux que de principes laïcs. Sur le point de la morale, philosophie et religion cohabitent généralement. Selon L’Encyclopédie (article « Morale »), la « morale de l’Evangile » et « les lumières de la droite raison […] marchent d’un pas égal et ne peuvent être séparées »369. Le principe de tous les devoirs est contenu dans la morale. Le Mercier reprend par là un fonctionnement généralement utilisé dans les utopies de la période révolutionnaire. « Dans la plupart des utopies qui convoquent la fraternité, les lois perdent leur caractère nécessaire et il n’en existe plus qu’une seule »370 : celle qui implique de ne pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’il nous soit fait.

Cette règle morale, tout comme l’aspiration au bonheur évoquée précédemment, trouve sa consécration dans la Déclaration jacobine des droits de 1793. L’article 6 affirme que

363 Ibid., p. 348. 364 Ibid., p. 364. 365 Ibid., p. 15. 366 Ibid., p. 364. 367 Ibid., p. 14. 368 Mathieu, 7 :12. 369 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie…, op. cit., t. 10, p. 702. 370 A.-R. Morel, « Le principe de fraternité dans les fictions utopiques de la Révolution française », op.cit., p. 133.

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la liberté trouve sa limite morale dans la maxime : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait ». Quant à la bienfaisance, elle consiste dans l’action de faire le bien. Elle est d’une « impérieuse nécessité »371, les Féliciens la regardent « comme un devoir commun à toute la Nation, et dont l’observation intéresse toute la Nation »372. Cette notion de bienfaisance peut, à certains égards, être rapprochée de celle de Fraternité. La société Félicienne est une société fraternelle. Le Mercier de la Rivière désigne tous les individus comme des « frères » : « étant tous issus du même père, tous enfants de Dieu, nous ne formons ici-bas qu’une seule et même famille »373. Or, Anne-Rozenn Morel fait remarquer que dans les premières années de la Révolution, les utopies qui paraissent présentent la Fraternité comme « l’un des freins possibles à l’intérêt particulier […] ;; les utopistes s’interrogent sur la nature du lien moral susceptible de maintenir l’harmonie d’une société […] »374. Dans ces utopies, la Fraternité est « étroitement associée à l’amour d’une humanité qui se trouve en chaque homme »375. Le physiocrate s’inscrit dans cette perspective, en ce qu’il imagine une société idéale dans laquelle tous les hommes sont frères et ne désirent que faire le bien. Il fait prévaloir cette nécessité de faire le bien sur les intérêts de chacun. Le devoir de Bienfaisance permettra la réalisation d’un âge d’or et d’une société parfaite car chaque homme verra inscrite dans son cœur l’impérieuse nécessité de venir en aide à ses frères. « La Bienfaisance fait partie de la Justice ! O ! mes frères, quelle maxime ! si chacun faisait le quart du bien qu’il peut faire ; nous verrions bientôt parmi nous l’âge d’or se réaliser »376.

Il serait possible de voir dans le devoir de bienfaisance une essence chrétienne. Dans la religion catholique, la charité est présentée comme un acte moral et social, qui profite aussi bien au bénéficiaire qu’au donateur. Cependant, au XVIIIe siècle, une nouvelle philosophie de la charité se développe. Pour les Lumières, l’Homme est le centre de l’univers et l’objet de toute compassion. Le concept d’humanité est fondamental dans la pensée éclairée. La fin du siècle voit naître un courant d’humanitarisme important377. Les Encyclopédistes ont développé des apports essentiels relativement à la fraternité. Sans reprendre à leur compte le terme « fraternité », ils ont affirmé que la liberté impose que chacun traite les autres comme autant d’êtres qui le valent et ont ainsi posé une exigence d’humanité378. La Bienfaisance est considérée dans leur ouvrage comme « la fille de la bienveillance et de l’amour de

371 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 350. 372 Ibid., t. 1, p. 218. 373 Ibid., t. 2, p. 359. 374 A.-R. Morel, « Le principe de fraternité dans les fictions utopiques de la Révolution française », op. cit., p. 125. 375 Ibid., p. 127. 376 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 15. 377 A. Forrest, La Révolution française et les Pauvres, Paris, Perrin, 1986, p. 43. 378 M. David, Fraternité et Révolution française, Paris, Aubier, 1987, pp. 20-21.

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l’humanité »379. La grande majorité des philosophes se rallient à ce courant humanitariste qui mêle fraternité et bienfaisance. Voltaire évoque la bienfaisance comme le mode de rassemblement de nombreuses vertus. L’auteur y voit une idée que l’univers entier doit chérir380. Dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau utilise le mot « frère » comme synonyme de « concitoyen »381. La fraternité qu’il évoque n’est pas confinée dans le ressort de la vie privée mais relève autant du civisme que des lois du sang382. Dans la littérature patriote également, les auteurs font une large place au « vaste courant humanitaire et sentimental, charitable, sensible à la misère, à la maladie. Se répandent à ce propos des idées de solidarité sociale, de fraternité, de bonté »383. Enfin, les physiocrates ont déjà tendance à ne pas voir la charité comme une activité chrétienne, mais plutôt comme une activité purement économique. Selon eux, la charité catholique est pratiquée beaucoup plus pour satisfaire la conscience des donateurs que pour soulager les souffrances des bénéficiaires384.

En somme, à la fin du XVIIIe siècle, la bienfaisance, bien qu’elle découle de l’idée d’une fraternité entre les hommes, tous enfants de Dieu, a perdu son caractère chrétien. Pour Le Mercier de La Rivière, cette obligation de faire le bien provient du fait que Dieu est bon et que l’homme doit s’efforcer de se rapprocher de Lui. Pour autant, elle n’est pas assimilée à la religion catholique en particulier, ni à la charité chrétienne. En cela, le physiocrate pense en philosophe de son temps. Dans L’heureuse nation, la bienfaisance est un devoir qui comporte deux branches. D’une part, il s’agit d’un devoir individuel de faire le bien et de venir en aide à son prochain. Ainsi, « quiconque voyant un homme dans un danger imminent, et pouvant le sauver sans courir aucun risque, aurait la barbarie de le laisser périr »385 commet un « homicide »386. En revanche, celui qui sauve la vie d’un homme au risque de la sienne est décoré et se voit offrir une promotion sociale. D’autre part, les Féliciens, « persuadés que la situation personnelle de chaque membre influe sur la situation générale du corps entier »387, ont mis en place des institutions en charge de la bienfaisance. Tous sont tenus de contribuer à la formation d’un fonds public servant à « secourir ceux qui se trouvent surchargés d’enfants ou tombés dans le besoin soit par une maladie, soit par quelqu’autre malheur particulier »388. Cette contribution n’a pas le caractère d’un impôt car chacun est libre de verser ce qu’il souhaite. Les « charités destinées à soulager les indigents »389 sont distribuées par le District390. Mais les secours

379 D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie…, op. cit., t. 5, p. 46. 380 Voltaire, Œuvres complètes, Paris, Furne, 1865, t. 2, p. 491. 381 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Librairie de la Bibliothèque nationale, 1804, p. 10. 382 M. David, Fraternité et Révolution française, op. cit., p. 27. 383 J.-Y. Guiomar, L'idéologie nationale Nation, Représentation, Propriété, op. cit., p. 30. 384 A. Forrest, La Révolution française et les Pauvres, op. cit., p. 44. 385 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 15. 386 Ibid., p. 15. 387 Ibid., t. 1, p. 218. 388 Ibid., p. 219. 389 Ibid., p. 221.

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nécessités par une calamité publique (inondation, grêle…) proviennent des fonds annuels destinés à la bienfaisance nationale. Enfin, « les fonds consacrés annuellement par la Nation aux actes de sa Bienfaisance sont absolument à la disposition du Monarque »391, dans des cas laissés à sa discrétion, il peut accorder grâces pécuniaires, gratifications…

C’est cette seconde branche de la bienfaisance qui a particulièrement été développée à la Révolution. La France révolutionnaire a des objectifs élevés dans le domaine de la politique sociale. Déjà, les auteurs des Lumières avaient préconisé une intervention énergique de l’Etat en la matière392. La Révolution doit assumer la responsabilité des pauvres suite à la perte progressive de piété, à la baisse des aumônes… L’assistance aux pauvres devient une priorité du gouvernement national et pour la première fois, le fait que ce soit à l’Etat qu’incombe cette responsabilité est explicite. C’est dans cet esprit que l’article 21 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1793 proclame : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Des institutions seront mises en place, tel par exemple le Comité de Mendicité chargé d’enquêter sur les incidences de l’indigence et sur les remèdes qui pourraient être apportés. Ainsi, en proclamant un devoir de bienfaisance individuel mais aussi collectif, et surtout en prévoyant des institutions pour l’exercice de ce devoir, Le Mercier de La Rivière s’inscrit pleinement dans les aspirations et dans les préoccupations de la société de 1792. Il dépasse l’idée chrétienne de charité, mais aussi l’idée purement physiocratique d’une charité essentiellement économique pour rallier un mouvement humaniste plus vaste. En somme, concernant les devoirs de l’individu Félicien, l’utopiste semble avoir été fortement marqué et inspiré par la période révolutionnaire. Son idée de bonheur préexistait à la Révolution, mais les exigences de morale et de justice, son insistance sur le devoir collectif de bienfaisance, la place de Dieu et de la religion dans ces devoirs, évoquent une inspiration principalement révolutionnaire. Bien que l’individu se voit offrir un système avantageux dans lequel ses droits sont étendus et ses devoirs relativement souples, exercer ses droits et respecter ses devoirs n’est pas son seul rôle. L’individu Félicien est appelé à tenir un rôle participatif dans la société. Les individus, malgré quelques exceptions que nous développerons, sont appelés à devenir des citoyens, c’est-à-dire des membres de l’Etat gouvernant.

390 Le district est un ressort territorial de Félicie. Les ressorts territoriaux seront développés dans le II (la fonction du citoyen dans le corps politique). Cf. Infra., p. 76. 391 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 222. 392 A. Forrest, La Révolution française et les Pauvres, op. cit., p. 16 : « En 1789, il semble évident que le système d’assistance en vigueur ait cessé de fonctionner et que les souffrances des pauvres aient atteint un seuil intolérable ».

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B. DE L’INDIVIDU AU CITOYEN, LA QUESTION DE LA CITOYENNETE

La nation félicienne est un corps actif et libre. Les Féliciens participent à la gestion de l’Etat et à la formation des règles communes sous lesquelles ils vivent. Pour cela, la Constitution et son organisation « leur permettent à tous également d’acquérir le droit de participer à l’exercice de la souveraineté »393. Cette affirmation suppose d’une part que tous ne participent pas à l’exercice de la souveraineté. Certains l’exercent, d’autre non (1). D’autre part, le droit d’exercer la souveraineté n’est pas acquis, il s’obtient à condition de remplir certaines conditions (2).

1- La citoyenneté, ligne de partage entre gouvernants et gouvernés

Tous les Féliciens sont appelés à participer à l’exercice de la souveraineté. Néanmoins, ils sont partagés en deux classes principales : les citoyens394 et les plébéiens395. Les citoyens composent l’Etat gouvernant, les plébéiens composent l’Etat gouverné396. Les citoyens, considérés comme les « chefs de la grande famille la représentent toute entière »397. Par cette dissociation des individus en deux classes ne participant pas également à la vie publique, notre auteur reprend la distinction fondamentale instaurée par Sieyès entre citoyens actifs et passifs. Dans une brochure de 1789 restée célèbre, ce dernier écrit : « Tous les citoyens doivent jouir des droits de citoyens passifs, tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté mais tous n’ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ; tous ne sont pas citoyens actifs »398.

Le Mercier de La Rivière prend le soin de préciser que sous le terme « Nation » il n’entend parler que de l’Etat gouvernant. Dans Qu’est-ce que le Tiers Etat ? le raisonnement de l’auteur est fondé sur le concept d’utilité sociale. Il saisit la société à travers l’utilité sociale de ses membres. Le Tiers Etat est le seul à être utile donc il forme la nation toute entière399. Le physiocrate s’éloigne quelque peu de cette vision de la nation. Elle n’est pas fondée sur une classe sociale dans son ensemble mais uniquement sur les membres du corps gouvernant de la société. L’utilité sociale n’est pas jugée à travers le prisme de l’exclusion des privilégiés, mais plutôt à travers la reconnaissance d’une condition politique.

La distinction entre gouvernants et gouvernés ne saurait blesser l’égalité sociale. Ceux qui n’ont pas l’honneur d’être membres de l’Etat gouvernant « ont tous la faculté de le 393 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 117. 394 Egalement appelés purimors, ce qui signifie en Félicien argent sans alliage. 395 Egalement appelés nepnos, ce qui signifie en Félicien enfants de la maison, mais qui ne sont point encore en état de prendre part aux affaires communes de la maison. 396 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 118. 397 Ibid., p. 118. 398 E.-J. Sieyès, Préliminaires de la Constitution. Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’Homme et du Citoyen. Lu les 20 et 21 juillet 1789 au Comité de Constitution, Paris, Baudouin, 1789, p. 21. 399 C. Bruschi, « Citoyenneté et universalité », Les principes de 1789, op. cit., p. 162.

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devenir, en remplissant les conditions requises pour acquérir cette prérogative »400. De même, les Plébéiens jouissent pleinement du droit commun à tous les Féliciens. Cette place donnée aux gouvernés renvoie aux réflexions de nombreux penseurs. Quelques exemples peuvent être examinés plus particulièrement. Une nouvelle fois, Le Mercier se rapproche de Sieyès. Celui-ci considère effectivement que « tous [les membres de la société] peuvent jouir des avantages de la société »401. Les citoyens passifs sont considérés comme associés et tous les associés sont représentés dans et par les pouvoirs élus. Le vote est non seulement un droit mais également une fonction commise par la nation à un certain nombre d’associés402. Selon Carré de Malberg, les citoyens qu’ils soient actifs ou passifs, « sont pareillement membres du souverain et entrent en représentation »403. Seulement, leur façon d’y entrer est différente. Les uns ne participent à la représentation nationale que de façon passive, n’ayant pas pu concourir au choix de leurs députés, les autres y participent de façon active par l’exercice de leur fonction d’électeur. Quant à Condorcet, il admet également la nécessaire division de la société en gouvernants et gouvernés. Cependant, les gouvernés ne doivent pas former une classe sociale à part. Les problèmes essentiels de la société sont accessibles à tous les citoyens. De plus, les progrès de la raison vont produire un système de gouvernement de plus en plus simple et de plus en plus transparent404.

P. Gueniffey fait remarquer que la France de 1790, qui fonctionne sous l’empire des décrets censitaires d’octobre 1789, ne fait pas des citoyens passifs « une nouvelle classe de sujets, mais seulement des citoyens actifs, suspendus dans l’exercice de leur droit »405. Le système s’inscrit dans la perspective d’un élargissement. Les conditions sont relativement modestes et seront de plus en plus favorisées par les progrès de la société, notamment par la réforme des impôts et la mise en œuvre d’un nouveau système d’éducation. Le Mercier de La Rivière s’inscrit parfaitement dans la philosophie qui lui est contemporaine en distinguant entre des citoyens, membres d’un Etat gouvernant, et des plébéiens, membres d’un Etat gouverné. La place et le rôle qu’il attribue à ces derniers correspond également aux idées révolutionnaires. En réalité, le débat sur le droit de vote ne porte pas à l’époque sur la question de la citoyenneté active mais plutôt sur les conditions de son exercice.

Quelles sont alors les personnes ou catégories de personnes exclues de la citoyenneté active par le physiocrate ? Nous allons voir qu’il apporte deux exceptions au principe selon lequel tout Félicien peut aspirer à devenir Citoyen, l’une explicite, l’autre implicite.

Le Mercier de La Rivière exclue explicitement les domestiques de l’accès à la citoyenneté active. Bien que « tous les Féliciens soient également en droit d’aspirer à la 400 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 119. 401 E.-J. Sieyès, Préliminaires de la Constitution…, op. cit., p. 21. 402 F. Furet et R. Halévi, La monarchie républicaine, Paris, Fayard, 1996, p. 194. 403 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1922, p. 436. 404 B. Baczko, « Démocratie rationnelle et enthousiasme révolutionnaire », op. cit., p. 587. 405 P. Gueniffey, Le nombre et la raison, La Révolution française et les élections, Paris, Editions de l'E.H.E.S.S., 1993, p. 44.

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qualité de citoyen, cette règle générale admet une exception : la liberté inséparable de cette qualité est tellement respectable et respectée, qu’on la regarde comme incompatible avec la domesticité »406. Cette exception est en parfaite adéquation avec un avis partagé par quasiment tous les courants philosophiques et politiques, à savoir que les domestiques ne bénéficient pas de « l’indépendance nécessaire à l’exercice des droits politiques »407. Il s’agit d’exclure les individus assujettis à la volonté d’autrui, la véritable citoyenneté consistant dans l’autonomie408. Condorcet considère l’exclusion des domestiques comme naturelle, comme celle de « tous ceux qui peuvent être supposés n’avoir pas une volonté éclairée, ou une volonté propre »409. Les domestiques sont assimilés à l’espace du domus, ils ne sont pas véritablement membres de la société civile410. Ces individus symbolisent une dépendance vis-à-vis d’un tiers. Le but de leur exclusion n’est pas de créer des catégories sociales mais plutôt une ligne de partage, « celle de la capacité des individus à l’autonomie »411. Dès le 27 octobre 1789, un décret de l’Assemblée Constituante admettait comme cause d’éligibilité le fait de ne pas être dans un état de domesticité. Le 11 août 1792, alors que la distinction entre citoyens actifs et passifs est abolie, les domestiques sont maintenus hors des assemblées primaires. Leur exclusion n’est pas perçue comme anti démocratique par les contemporains. La seconde exception apportée à l’accessibilité à la citoyenneté active concerne les femmes. Le Mercier de La Rivière ne l’exprime pourtant pas explicitement. Elle ne figure d’ailleurs pas dans le chapitre consacré à la séparation de l’Etat entre gouvernants et gouvernés. Lorsque l’auteur évoque le fait que les femmes sont autant appelées à la science morale que les hommes et que des établissements sont institués pour former d’excellentes citoyennes, il précise que « ce titre n’est pour elles qu’un titre d’honneur sans fonctions publiques »412. En excluant les femmes de la citoyenneté active, l’auteur prend part à une opinion majoritaire. En effet, « presque tous les révolutionnaires ont sacrifié l’égalité civique des sexes sur l’autel du bonheur commun »413 et tous les groupes politiques s’accordent sur l’exclusion féminine. Le fait d’octroyer aux femmes le titre honorifique de citoyennes n’est pas propre à notre auteur, « la Révolution a décoré les femmes du titre de citoyennes, mais leur a refusé le droit de cité »414.

Comment expliquer cette exclusion des femmes du droit de cité ? Elle résulte « à la fois du poids des préjugés de l’époque sur la nature de la femme et de la perception de la 406 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 127. 407 Rapport du Comité de Constitution, 20 octobre 1789, A. P., vol. 9, p. 205. Le Comité affirme notamment que pour se voir reconnaître la qualité de citoyen actif, il ne faut pas être dans une condition servile. 408 Sieyès répondra à des gens de maison venus réclamer des droits : « Votre sensibilité même, ou cette affection si estimable qui vous rattache aux personnes à qui vous engagez vos services, pourrait exercer une influence trop puissante sur vos opinions ». A. P., vol. 16, p. 201. 409 M.-J.-A.-N. de Caritat, marquis de Condorcet, Œuvres complètes, Paris, Henrichs, 1804, t. 13, p. 20. 410 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, p. 121. 411 Ibid., p. 110. 412 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 170. 413 E. G. Sledziewski, « "Y a-t-il des femmes dans la cité ?" Les philosophes s’interrogent », Combats de femmes 1789-1799, sous la dir. de E. Morin-Rotureau, Paris, Autrement « Mémoires/Histoire », 2003, p. 146. 414 Ibid., p. 145.

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frontière entre l’espace privé et l’espace public, l’ordre des rapports naturels et l’ordre des rapports sociaux »415. Les Lumières, déjà, n’exprimaient pas l’idée d’une intégration des femmes aux citoyens. Ils s’en remettaient à la nature, qui n’avait pas créé les hommes et les femmes physiquement égaux. Or là où la nature avait distingué, il fallait respecter son vœu416. De plus, une opinion largement répandue veut que la vocation naturelle de la femme soit d’être épouse et mère, dès lors « elle ne peut que se dénaturer quand elle sort du cercle domestique et s’engage dans une action politique »417. Sieyès et les révolutionnaires distinguent société civile et société politique, la société civile règle les rapports entre les hommes et les femmes, la société politique quant à elle est réservée aux hommes418. Selon J. Godechot, l’antiféminisme des révolutionnaires est à mettre en relation avec la croissance démographique de la fin du XVIIIe siècle qui renforce l’image maternelle et familiale de la femme419.

Pour autant, le droit de cité des femmes a des partisans. Le plus illustre et le plus engagé sur ce sujet est Condorcet. Il refuse l’idée d’une raison spécifique des femmes qui serait inférieure à celle des hommes et les confinerait à l’espace privé. Une égale instruction entre garçons et filles devrait les préparer à exercer leurs droits et à devenir de véritables citoyennes420. Olympe de Gouges est une autre ardente partisane des droits des femmes. En 1791 elle publie la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne. Grâce à Condorcet et Olympe de Gouges principalement, le mouvement féministe connaît son apogée entre 1790 et le début de l’année 1792. Mais Le Mercier de La Rivière, comme la grande majorité de ses contemporains, reste insensible à ce mouvement. Si Le Mercier refuse la citoyenneté aux femmes, quelle place leur réserve-t-il alors dans la société Félicienne ? Les femmes Féliciennes sont des « compagnes »421, des « divinités bienfaisantes »422 pour les hommes et la nation. A ce titre, elles doivent les aider à triompher de leurs ennemis intérieurs et exercer leur influence sur les vertus civiles et militaires. C’est pour cette raison que les femmes sont personnellement intéressées à l’honneur de leurs époux et à la gloire de leurs enfants. Le physiocrate voit « dans ce sexe charmant, un des principaux moyens qui doivent concourir à perfectionner notre espèce »423, « elles naissent pour embellir notre vie, pour travailler à nous plaire »424. En somme, la femme

415 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen…, op. cit., p. 106 : La féminité est « la ligne de partage entre une humanité faible et une humanité forte ». 416 Ibid., p. 154. 417 L. Devance, « Le féminisme pendant la Révolution française », AHRF, 1977, n° 229, p. 346. 418 C. Capitan, « Nation, Nature et statut des personnes au cours de la Révolution française », Mots, 1996, n° 49, p. 24. 419 J. Godechot et P.-M. Duhet, « Les femmes et la Révolution 1789-1794 », AHRF, 1971, pp. 635-636. 420 B. Baczko, « Démocratie rationnelle et enthousiasme révolutionnaire », op. cit., p. 590. 421 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 170. 422 Ibid., p. 172. 423 Ibid., p. 174. 424 Ibid., p. 175.

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Félicienne est avant tout une épouse et une mère dévouée. Par une « conversation animée […], un esprit cultivé, […], une attention continuelle à faire valoir les autres »425, elle doit accompagner son époux sur le chemin de la vertu et élever ses enfants dans le respect des principes Féliciens. Notre auteur partage cette vision de la femme avec les révolutionnaires. Effectivement, pour la Révolution, la femme doit se résumer « aux fonctions d’épouse, de mère et d’éducatrice des enfants […]. La femme n’a qu’un seul territoire naturel et légitime, le cercle familial »426. En cela, les révolutionnaires utilisent la notion de citoyenneté telle qu’elle existait sous l’Antiquité, à Athènes notamment, la femme pouvant aider l’homme à acquérir la citoyenneté en tant que mère ou épouse427. La femme reste invariablement attachée à la société civile, au cercle familial. Ainsi, en 1792, Le Mercier de La Rivière s’inscrit parfaitement dans le débat et dans l’approche de la citoyenneté active. Nous lisons ce chapitre de son ouvrage comme nous pourrions lire celui de n’importe quel révolutionnaire. Son propos est balisé par les notions centrales de citoyenneté active et passive, d’exclusion naturelle des domestiques et nécessaire des femmes. Mais notre auteur va se montrer beaucoup plus original lorsqu’il va s’agir de poser les conditions positives pour devenir un citoyen.

2- Les conditions positives d’accès à la citoyenneté

« La qualité de Citoyen n’appartient, de droit, à qui que ce soit »428. Pour l’obtenir, il faut être Plébéien, avoir 21 ans accomplis et être capable de soutenir un examen public. Est Félicien l’individu qui est né et habite en Félicie. En tant que Félicien, il est alors directement inscrit comme plébéien et donc en mesure de devenir citoyen. Ainsi, Le Mercier de La Rivière admet seulement les hommes nationaux à la citoyenneté. Mais qu’entend-t-il par « homme national » ? Le physiocrate rejette formellement l’idée selon laquelle un homme national doit être propriétaire foncier. D’après lui, il faut au contraire « commencer par être homme national pour pouvoir devenir propriétaire foncier »429. En réalité, « pour devenir membre de ce corps [politique] il suffit d’avoir contracté l’engagement d’observer ces lois [communes] »430. La propriété n’est donc pas une condition d’accès à la citoyenneté. Cette conclusion ne peut que nous interpeller de la part du penseur de L’Ordre naturel. En 1767, il était, comme tous ses amis physiocrates, fervent défenseur de la théorie qu’il rejette en bloc en 1792. L’auteur de 1767 soutenait que seuls les propriétaires fonciers étaient « des hommes 425 Ibid., pp. 177-178. 426 L. Devance, « Le féminisme pendant la Révolution française », op. cit., p. 368. 427 C. Bruschi, « Citoyenneté et universalité », op. cit., pp. 166-167. 428 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 120. 429 Ibid., p. 109. 430 Ibid., p. 113.

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vraiment nationaux » car « leurs intérêts les tiennent attachés au sol »431 et ne voyait dans la nation que les propriétaires. Or, le penseur de 1792 semble prendre ses distances avec la doctrine physiocratique sur la question des propriétaires. Les physiocrates ont en effet toujours accordé un rôle central au propriétaire foncier, aussi bien politiquement, socialement et économiquement. D’après eux, ils incarnent l’intérêt universel et représentent la nation entière. Leur théorie constituait sous l’Ancien Régime une véritable révolution432.

La plupart des physiocrates faisaient une large part aux propriétaires dans leurs ouvrages. Dans son Mémoire sur les municipalités de 1775, Dupont de Nemours prévoyait des assemblées réservées aux propriétaires fonciers. D’autres auteurs partageaient ce point de vue. En 1776, dans ses Réflexions sur le commerce des blés, Condorcet estimait que les propriétaires fonciers étaient plus intéressés que les autres à ce que leur Etat soit gouverné par de bonnes lois car ils ne pouvaient quitter cet Etat. Il fallait donc les regarder « comme plus véritablement citoyens que les autres membres de l‘Etat »433. Déjà dans les années 1780, le modèle de référence qui s’imposait lors du mouvement pour la réforme des assemblées provinciales était celui du citoyen propriétaire434. A la Révolution également, une large place est faite aux propriétaires. Les physiocrates ne sont plus les seuls à faire résider leur idéal de représentation dans la figure du citoyen-propriétaire. La propriété devient « le signe extérieur de cette nobilité révolutionnaire […] signe d’appartenance à la Nation »435. Une opinion largement répandue chez les révolutionnaires veut que le non propriétaire n’ait pas d’intérêt à la conservation de l’Etat car il n’y est pas attaché par le sol. Sieyès, par exemple, estime dans les premiers temps que seuls les propriétaires peuvent représenter les habitants d’une paroisse436.

Les Constituants retiennent finalement un critère fiscal, subordonnant l’accès à l’électorat au paiement d’une contribution directe de trois journées de travail minimum. Mais la question de la propriété n’est pas loin. Pour devenir député, il faut, en plus du paiement du marc d’argent - question que nous aborderons plus en détail postérieurement - être propriétaire. De plus, les lois révolutionnaires admettent une différence entre les conditions pour être citoyen actif et les conditions d’éligibilité. Tous les citoyens qui s’acquittent du paiement du cens peuvent voter mais seuls ceux qui sont propriétaires peuvent être élus. Le Mercier de La Rivière n’admet pas cette distinction, la qualité de propriétaire n’est requise ni pour être électeur, ni pour être élu. Il affirme même qu’aucune profession ne peut « porter le moindre préjudice aux droits du citoyen »437.

431 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 2, p. 322. 432 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 47 : Elle remplaçait « la vieille séparation des ordres par une division des classes définies par leur place dans le processus de formation des richesses ». 433 M.-J.-A.-N. de Caritat, marquis de Condorcet, Œuvres complètes, op. cit., p. 271. 434 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 46. 435 F. Fortunet, « L’insoutenable légèreté de l’être non propriétaire », Propriété et Révolution, sous la dir. de G. Koubi, op. cit., p. 45. 436 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 54. 437 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 134.

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Pourtant, même si beaucoup se prononcent en faveur d’un suffrage, ou tout du moins

d’une éligibilité, réservés aux seuls propriétaires fonciers, les partisans d’un suffrage et d’une éligibilité plus élargis existent, et sont de plus en plus nombreux. Le comte de Mirabeau par exemple souhaite qu’il « n’existe aucun individu dans la nation qui ne soit électeur ou élu »438. Condorcet se prononce en faveur de la suppression de la condition de propriété. Dupont de Nemours la repousse également, mais seulement en ce qui concerne l’éligibilité. En 1789, le point de vue qui place le propriétaire au-dessus des autres catégories d’individus est devenu minoritaire439. Le but est de rassembler la nation, de lui donner des élus et non plus des gestionnaires. L’égalité politique s’applique alors à l’individu-citoyen, considéré indépendamment d’une détermination économique ou sociale.

Est-ce pour ces raisons qu’en 1792 Le Mercier de La Rivière rejette la conception du citoyen-propriétaire? Ce revirement complet de sa vision nous semble en effet provenir en grande partie de l’évolution générale de la conception de citoyenneté. Sa préoccupation nouvelle pour l’égalité sociale l’amène à refuser un critère qui introduirait une différence insupportable entre les individus, faisant même de la classe propriétaire « une sorte d’aristocrate oppressive de l’autre classe »440. D’autant plus que la propriété, si elle établit un lien social, ce dernier n’est « ni indissoluble ni unique » mais créé un lien « dépendant de notre volonté » et donc « nous ne restons membre de notre corps politique, que par notre volonté ; sans cela même la propriété foncière nous dépouillerait de notre liberté »441. Notre auteur donne par-là à la critique du citoyen-propriétaire « une de ses expressions les plus fortes et les plus précises »442. En plus de sa préoccupation nouvelle pour l’égalité et du contexte général qui, s’éloignant du citoyen-propriétaire, prône l’avènement de l’individu-citoyen, il nous semble important de souligner une autre donnée. En 1792, Le Mercier de La Rivière est un vieil homme qui souffre de nombreux maux. Il est donc sensible à des questions qui n’avaient pas caressé son esprit auparavant. Ainsi, lorsqu’il opère la critique du modèle du citoyen-propriétaire, il soulève la question de ce qu’il peut advenir au citoyen d’un âge avancé. Pour lui, si la propriété conditionne la qualité d’homme national, un homme d’âge mûr qui souhaiterait se procurer le repos et se livrer à ses fonctions ne pourrait se débarrasser de ses propriétés sans perdre son titre d’homme national et donc ses dignités. Cet argument nous interpelle tout particulièrement car il n’est pas sans rappeler la situation de l’auteur au moment où il écrit ces lignes. Nous pensons donc que si le contexte et sa passion pour

438 Discours prononcé aux Etats de Provence le 30 janvier 1789 in H. G. Riqueti, comte de Mirabeau, Oeuvres, Paris, Dupont, 1825, t. 1, p. 6. 439 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 54 : « Ceux-là même qui considéraient, en 1780, le citoyen-propriétaire comme l’horizon indépassable de la philosophie politique se mettent en 1789 à célébrer l’individu-citoyen ». 440 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 134. 441 Ibid., p. 110. 442 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 178.

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l’égalité l’ont influencé dans le sens d’un renoncement au critère de la propriété, son âge et sa maladie l’y ont déterminé. Mais, s’il rejette le critère de propriété, quelles sont les conditions retenues par Le Mercier pour l’accès à la citoyenneté? Nous l’avons vu, les Constituants ont retenu un critère fiscal, à la fois pour l’électorat et l’éligibilité. La Constitution de 1791 ne permet qu’à ceux qui payent un impôt élevé d’accéder à la citoyenneté. La loi du 11 août 1792, en imposant de vivre de son revenu ou du produit de son travail pour pouvoir voter, vise les seuls contribuables. Ce n’est pas le cas de notre auteur. Il ne rejoint pas l’aspect utilitariste développé dans cette législation qui veut que les plus riches votent car ils sont considérés comme socialement plus utiles. Le critère du cens a déjà été dénoncé, et même raillé par de nombreux penseurs. Robespierre dénonce fortement ce système, de même que Condorcet. Ces hommes ont réussi à obtenir la suppression du marc d’argent par le décret du 27 août 1791, mais le cens est loin d’avoir disparu443. Le Mercier de La Rivière semble partager la vision d’une égalité dans les conditions d’accès à la citoyenneté. Il ne prévoit pas de système censitaire, tout comme il ne prévoit pas de profession ou de condition sociale qui permette plus qu’une autre de devenir électeur ou éligible. Concernant la condition d’âge, il faut vingt-et-un ans accomplis pour être électeur. Le 22 octobre 1789, les Constituants avaient décrété que pour être citoyen actif, il fallait être âgé de plus de vingt-cinq ans. Certains auteurs trouvent cela trop sévère, notamment Sieyès. Le Chapelier, quant à lui, dira : « Je pense que la majorité devrait être fixée à vingt-et-un ans »444. Mais une possibilité est laissée aux jeunes gens de prêter le serment civique dès vingt-et-un ans, ce qui permet implicitement une forme d’existence politique propre445. La loi de 1792, d’ailleurs, rabaisse l’âge de la majorité électorale à vingt-et-un ans. Notre auteur, en ce qui concerne l’âge de la majorité électorale, adopte un point de vue en conformité avec la législation et l’opinion la plus largement partagée.

La question de l’âge requis pour l’éligibilité est différente. En effet, la loi de 1792, qui maintient les dispositions précédentes, fixe celui-ci à vingt-cinq ans. Le Mercier de La Rivière adopte un système plus complexe. Pour siéger dans la Primaire à laquelle il appartient, un citoyen Félicien doit avoir vingt-quatre ans accomplis. Mais pour être élu syndic, c’est-à-dire adjoint du Président de la Primaire, il doit avoir vingt-six ans. Les fonctions publiques les plus hautes en Félicie ne sont accordées qu’aux notables ou anciens notables. Or, pour être Notable, ce sont surtout des critères d’ancienneté dans certaines fonctions (notamment de Président de Primaire) ou de mérite. Les citoyens qui s’illustrent dans une activité artistique ou dans la prospérité de leur culture ou de leur industrie peuvent être déclarés notables s’ils ont trente-deux ans ou plus. Il n’y a donc pas d’âge fixé pour l’éligibilité. Notre auteur 443 G. Weulersse, La physiocratie à l’aube de la Révolution 1781-1792, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1985, p. 401. 444 Discours prononcé par Le Chapelier à l’Assemblée le 22 octobre 1789. A. P., t. IX, p. 478. 445 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 112.

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privilégie des critères de mérite et d’ancienneté, ce qui l’éloigne du système en vigueur en 1792. La propriété n’est pas une condition de la citoyenneté active, le paiement d’un cens non plus et l’âge ne peut constituer une condition suffisante. Quelle condition est alors déterminante pour devenir citoyen? « Pour être admis à poursuivre sa réception dans la classe des citoyens, une seconde condition est requise : il faut avoir été tellement nourri des vérités enseignées dans les écoles Féliciennes, qu’on puisse soutenir convenablement un examen public »446. Cet examen porte sur la Constitution, sur les devoirs et droits des individus, sur les rapports politiques entre les nations et enfin sur la morale et les règles de conduite. Le Mercier de La Rivière n’admet ainsi à la citoyenneté que les citoyens qu’il juge dignes et capables de cette fonction. Les individus qui se verront refuser leur titre de citoyens seront rares car à ce titre est attaché un grand honneur, le but de tout Félicien est d’être instruit suffisamment pour réussir cet examen. Au XVIIIe siècle, l’égalité politique parfaite n’est pas encore acceptable, la plupart des philosophes identifient le peuple « à la multitude gouvernée par les passions les plus immédiates »447. Alors que la plupart des révolutionnaires optent pour le suffrage censitaire pour restreindre les conditions d’accès à la citoyenneté, certains mettent en avant les capacités des individus. Tel est par exemple le cas de Condorcet qui n’accepte comme critère que « la propriété des capacités rationnelles »448. Dès 1789, l’abbé Grégoire avait proclamé que « pour être électeur ou éligible dans une assemblée primaire, il suffit d’être bon citoyen, d’avoir un jugement sain et un cœur français »449. En instaurant un examen pour accéder à la qualité de citoyen, Le Mercier de La Rivière va encore plus loin, instaurant un véritable suffrage fondé sur les capacités des individus. Il anticipe ainsi le citoyen capacitaire qui jalonnera tout le XIXe siècle et qui trouvera une réelle expression sous la Restauration avec les doctrinaires450. Finalement, notre auteur adopte une vision originale sur la question des conditions positives d’accès à la citoyenneté. En rejetant le modèle de citoyen-propriétaire, il s’éloigne fortement de son passé physiocratique et de la doctrine qu’il a contribué à élaborer. Pourtant, la mise en place d’un suffrage capacitaire, qu’il est un des premiers à envisager, le fait renouer avec son idéal de nation éclairée et d’instruction généralisée.

446 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 121. 447 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 61. 448 M. Albertone, « Fondements économiques de la réflexion du XVIIIe siècle. Autour de l’homme porteur de droits », op. cit., p. 20. 449 Discours prononcé le 22 octobre 1789 à l’assemblée nationale. Cité par G. Weulersse, La physiocratie à l’aube de la Révolution 1781-1792, op. cit., p. 400. 450 Le suffrage est capacitaire lorsque l’accès est réservé à des individus disposant d’un titre attestant de leurs capacités à y participer. Cf. F. Audren et F. Bluche, « Suffrage », Dictionnaire de la culture juridique, sous la dir. de D. Alland et S. Rials, Paris, PUF, 2003, pp. 1448-1451.

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Une fois l’individu devenu citoyen, il est intégré à la Primaire la plus proche de son domicile. Il est appelé à exercer un rôle, une fonction dans l’Etat. Cette fonction sera différente selon l’avancement de l’individu dans la hiérarchie politique, mais également selon l’organe politique auquel il appartient. Tout citoyen Félicien remplit une fonction dans le corps politique et il convient à présent d’étudier ce que cela représente.

II - LA FONCTION DU CITOYEN DANS LE CORPS POLITIQUE

Le corps politique exige que les pouvoirs soient organisés, et qu’ils agissent conformément à la volonté générale car « c’est la volonté générale qui doit toujours gouverner »451. Cette volonté générale est exercée par la nation, formée par l’ensemble des citoyens. C’est la nation qui exerce les pouvoirs et la force publique, c’est elle qui élit ses représentants et qui délègue ses pouvoirs. En cela, elle constitue la pierre angulaire du corps politique (A). Mais selon Le Mercier de La Rivière, ce corps politique a besoin d’un chef unique. Un Citoyen va donc se distinguer et va couronner l’édifice politique Félicien. En effet, la Félicie est une Monarchie et c’est le roi qui en sera le chef unique (B).

A. LA NATION, PIERRE ANGULAIRE DU CORPS POLITIQUE Le Mercier de La Rivière nous apprend que le corps politique est gouverné « par une seule et même volonté commune »452, qu’il dispose « d’une seule et même force publique »453 et qu’il dispose des « facultés de produire des volontés et de les exécuter »454. Il en résulte que tous les membres du corps participent à son fonctionnement. Pour autant, tous n’y concourent pas de la même façon (1). Le Mercier précise ensuite « qu’un tel corps doit être organisé »455. Cette organisation suppose une répartition des différents pouvoirs entre les institutions Féliciennes, mais également un système de contre-forces qui maintient l’harmonie entre les organes (2). Dans les deux cas, la nation, en tant qu’Etat gouvernant, joue un rôle essentiel.

451 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 399. 452 Ibid., p. 396. 453 Ibid., p. 396. 454 Ibid., p. 396. 455 Ibid., p. 396.

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1- Le fonctionnement du corps politique : volonté générale et représentation

A la Révolution, la notion de « république démocratique » qui émerge signifie que les

lois doivent être justes et consenties par tous, formellement ou tacitement. C’est à ce prix seulement que l’homme reste un homme libre dans sa soumission à la loi. On oppose alors l’homme libre à l’esclave, l’esclavage étant entendu comme « l’établissement d’un droit fondé sur la force, lequel droit rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie, de ses biens et de sa liberté »456. En 1791, la question de l’esclavage est très présente dans le discours de la défense de la liberté civile457. Le Mercier de La Rivière ne déroge pas à cette règle. Il explique ainsi qu’il y a deux façons d’être gouverné : en esclaves – c’est-à-dire à l’aide de la force, les volontés d’un seul ou d’un corps exerçant sur nous une autorité souveraine et absolue – ou en hommes libres – c’est-à-dire par des lois communes dictées par la volonté générale ou librement adoptées. L’auteur entend donc que les « lois Féliciennes sont véritablement les expressions de la Volonté Générale »458.

Que signifie « volonté générale » pour le physiocrate en 1792 ? La volonté générale « se forme par l’union de toutes les volontés particulières »459. Cependant, elle ne consiste pas en une parfaite unanimité, il faut au contraire entendre par volonté générale « que celle du plus grand nombre »460. Cette volonté, enfin, est unique, et c’est par elle que tous les actes du corps politique doivent être déterminés, « elle est à ce corps ce que notre volonté personnelle est à chacun de nous »461. La notion de volonté générale a été, à l’origine, conceptualisée par Rousseau. « Chaque individu, dit ce dernier, peut comme homme avoir une volonté particulière, contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen »462. La volonté générale correspond dans cette définition à la volonté globale du corps politique constitué de tous ses citoyens ou au pur désir du bien commun. L’article 6 de la Déclaration de 1789, quant à lui, peut donner lieu à deux lectures de l’expression « volonté générale ». D’un côté, elle peut correspondre à la volonté concrète (des citoyens ou de leurs représentants) qui se trouve à l’origine de la loi. D’un autre côté, il est possible de déduire de l’article 6 que tous les citoyens ont droit de concourir à la formation de la volonté générale, ce qui exclut la volonté originaire des citoyens ou des représentants. Donc, soit elle désigne l’abstraite volonté nationale dégagée par les citoyens ou leurs représentants, soit elle désigne

456 Article « Esclavage » de Jaucourt, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la dir. de D Diderot et J. d’Alembert, Paris, Briasson, 1755, t. 5, p. 934. 457 R. Monnier, « "Démocratie représentative" ou "république démocratique" : de la querelle des mots (république) à la querelle des anciens et des modernes », op. cit., p. 20. 458 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 269. 459 Ibid., p. 5. 460 Ibid., p. 7. 461 Ibid., p. 4. 462 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Alexandre Houssiaux, 1852, t. 1, p. 646.

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la volonté réelle des hommes qui formulent la loi463. Notre auteur semble se rapprocher de la conception rousseauiste de la volonté générale. Il reprend en effet l’élément de bien commun et la notion de volonté globale. Nous retrouvons par ailleurs des éléments similaires dans la pensée de Sieyès. D’après celui-ci, « la volonté individuelle est le seul élément dont les lois puissent se composer » et c’est ainsi que se forme la « volonté commune » qui est le « produit général de toutes les volontés particulières »464.

Toutes les volontés ne concourent pas « de la même manière et avec la même influence, à l’institution de leurs lois ;; des obstacles physiques et moraux s’y opposeraient irrésistiblement »465. Par cette déclaration, Le Mercier de La Rivière établit la nécessité de la représentation en rejetant la possibilité d’une démocratie directe. Il explique ensuite ce que sont les obstacles physiques puis les obstacles moraux. En effet, il serait tout d’abord physiquement impossible que plusieurs millions de citoyens se réunissent dans un même lieu »466. De plus il serait « d’une impossibilité morale qu’ils se trouvassent tous d’un seul et même avis »467.

Au moment de la Révolution, le constat de l’impossibilité d’établir une démocratie directe en France est admis par presque tous. La démocratie pure qui existait dans les Etats antiques nécessitait une faible population et une médiocre superficie, la disponibilité des citoyens délivrés de la nécessité d’assurer leur existence grâce à une population d’esclaves nombreuses et la vertu qui supplantait les intérêts particuliers. Or, ces conditions ne sont pas remplies dans la France révolutionnaire vaste et peuplée, qui ne connaît pas l’esclavage (du moins en métropole) et où les intérêts particuliers ont supplanté la vertu. L’exemple antique, dans ce cas, est impossible à réaliser. L’apparition de l’expression « démocratie représentative » en 1790 illustre ce phénomène. L’association de ces deux mots indique que « le gouvernement représentatif est accepté comme la forme nécessaire à l’agencement constitutionnel d’un grand pays »468. Selon Sieyès, la formation d’une représentation est une condition nécessaire à l’existence d’une nation libre469. Il fait passer la nécessité pratique de la représentation devant l’exigence théorique d’un gouvernement conforme aux Droits de l’Homme470. Condorcet, quant à lui, affirme en 1790 : « Une nation est libre quand elle

463 L. Robert-Wang, « Volonté générale », in Dictionnaire de la culture juridique, sous la dir. de D. Alland et S. Rials, Paris, PUF, 2003, p. 1533. 464 E.-J. Sieyès, Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789, s. l., s. n., 1789, p. 17. 465 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 5. 466 Ibid., p. 5. 467 Ibid., p. 6. 468 R. Monnier, « "Démocratie représentative" ou "république démocratique" : de la querelle des mots (république) à la querelle des anciens et des modernes », op. cit., p. 4. 469 J. Guilhaumou, « Nation, individu et société chez Sieyès », Genèses, 1997, n° 26, pp. 19-20. 470 R. Monnier, « "Démocratie représentative" ou "république démocratique" : de la querelle des mots (république) à la querelle des anciens et des modernes », op. cit., p. 13.

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n’obéit qu’à des lois […] faites par ses représentants […] »471. Le Mercier de La Rivière lui-même a reconnu la nécessité de la représentation dès 1789 dans ses Essais sur les maximes et loix fondamentales de la monarchie française. Il y prévoyait que la nation délibèrerait par l’intermédiaire de ses représentants472.

Ces constatations sont loin de celles opérées par Le Mercier de La Rivière en 1767. Il pensait alors que l’absence de la réunion de toutes les volontés était l’indice de la domination de l’ignorance. Sa conclusion consistait dans l’impossibilité d’un peuple souverain car si tous les citoyens apportaient leurs intérêts particuliers dans la délibération, les intérêts des plus puissants triompheraient nécessairement sur ceux des plus faibles. Il fallait alors soumettre tous les intérêts à la raison et à l’évidence, le pouvoir devant être hors des individus et au-dessus d’eux473. Les lois Féliciennes sont donc formées par la volonté générale, qui s’exprime par le biais de représentants. Comment sont choisis ces représentants et quelles sont leurs attributions ? Concernant le mode d’élection des représentants, Le Mercier de La Rivière adopte un système à plusieurs degrés. Chaque citoyen est reçu dans la Primaire qui correspond au ressort de son domicile. Mais il faut avoir vingt-quatre ans accomplis pour participer aux délibérations. Il existe deux corps différents de citoyens : les notables et les simples citoyens474, car il est d’une nécessité absolue « que les uns soient appliqués aux fonctions supérieures ; les autres, aux inférieures »475. Les deux hommes qui ont le plus d’ancienneté dans la Primaire en deviennent les présidents. Au bout de cinq ans de service, ils deviennent notables. Ils sont assistés de syndics ou d’adjoints qui sont élus par les membres de la Primaire s’ils ont plus de vingt-six ans et ont déjà été mariés. Au bout de six ans de service, ils passent dans le corps des notables. Ainsi, « les Primaires doivent être regardées comme les pépinières où s’élèvent les Notables476 »477. L’élection des syndics « se fait par toute la Primaire, à la pluralité des voix prises au scrutin de liste double »478.

471 M.-J.-A.-N. de Caritat, marquis de Condorcet, Aux amis de la liberté, sur les moyens d’en assurer la durée, in Œuvres, Paris, Didot Frères, 1847, t. 10, p. 177. 472 J.-M. Cotteret, Essai critique sur les idées politiques de Mercier de La Rivière, op. cit., p. 86. 473 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, pp. 220-222. 474 Ce qui signifie « homme d’élite et de confiance ». 475 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 130. 476 Il est également possible de devenir Notable lorsque l’on a au moins 32 ans, que l’on a été marié, et que l’on s’est illustré dans sa profession ou dans un art… 477 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 130. 478 Ibid., p. 137.

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Au-dessus de la Primaire, se trouve le District479. Il est composé de présidents et syndics des Primaires qui exercent, à tour de rôle, un service de six mois. La présidence du District revient aux trois plus anciens présidents qui l’exercent alternativement. De la même façon que la Primaire choisit ses syndics, le District nomme quatre commissaires pour porter le résultat de sa délibération aux Etats généraux de sa Province.

Les Etats provinciaux sont composés des commissaires envoyés par les Districts, de cent notables (qui siègent tour à tour suivant un tableau) et de virtucols qui se joignent volontairement à l’assemblée. Chaque Province nomme six hommes, parmi les anciens notables480, pour composer le Gubernat, sorte de cour suprême assurant l’administration générale du royaume481. La Province choisit également 24 députés parmi les anciens notables pour siéger à l’Assemblée Nationale. Cette élection se fait au scrutin de liste double, tous les notables de la Province, ainsi que les quatre commissaires de chaque District y assistent. Le Mercier pense donc « qu’une telle nomination est bien faite pour avoir le suffrage des citoyens même qui n’y concourent pas immédiatement, et comme votants, puisque le choix ne peut tomber que sur des sujets qu’ils en ont d’avance jugés dignes, en les plaçant dans le Corps des Notables »482. Le Mercier de La Rivière adopte donc un système de sélection des représentants pour le moins original. Bien qu’il y ait une part d’élection à plusieurs degrés, l’ancienneté et la récompense des services ou de la vertu jouent un rôle très important. L’élection semble, dans son esprit, ne faire qu’entériner une sélection qui s’est faite naturellement précédemment sur les qualités de chacun. L’idée d’un système électoral à plusieurs degrés s’inscrit dans l’esprit de la Révolution. Le Mercier défend un système proche de celui développé par Thouret dans son projet du 29 septembre 1789. Il prévoit que les assemblées primaires cantonales nomment des électeurs à l’assemblée de district, celle-ci députant à son tour des électeurs à l’assemblée de département483. Le Comité de Constitution a prévu un système à trois niveaux. L’assemblée primaire du canton délègue certains de ses membres quelques semaines au chef-lieu de département, chargé quant à lui d’élire les députés. Ce système contribue à donner une place prépondérante aux notables des départements qui sont les seuls à disposer du temps et de l’instruction nécessaires pour se consacrer à la politique. Rapidement, « ils vont comme naturellement monopoliser les places, bien qu’aucun texte ne leur en fasse obligation ou n’y incline leur esprit »484. Dans un tel système, le vote n’est pas uniquement un droit, c’est avant tout une fonction accordée par la nation à un certain nombre de ses membres. Ceux qui se

479 Ibid., p. 132. Le District est « une certaine étendue de territoire, formant tout à la fois ressort d’administration et ressort de juridiction ». 480 Il faut pour cela avoir dix années de service en tant que notable. 481 Cf. Infra., p. 79. 482 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 260. 483 P. Gueniffey, Le nombre et la raison..., op. cit., p. 41. 484 F. Furet et R. Halévi, La monarchie républicaine, op. cit., p. 192.

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voient confier cette fonction, l’exercent alors au nom de tous485. C’est l’idée soutenue par notre auteur. La position de Le Mercier de la Rivière concernant la fonction de représentant est surprenante. Il affirme que les représentants sont « porteurs des pouvoirs comme des instructions de la Nation »486. Reste à savoir ce qu’il entend par « pouvoirs » et « instructions ». Les Etats provinciaux, pour chaque délibération, « après en avoir délibéré, chargent de leur vœu et des motifs de leur vœu, les Députés qu’ils nomment pour l’Assemblée Nationale »487. Cependant, les décrets sont adoptés à la pluralité des voix et chaque Province « donne à ses Députés, le pouvoir d’accéder à tout autre avis que le sien »488. En somme, la nation doit choisir « des représentants auxquels elle ait pu donner des instructions, mais auxquels aussi elle soit convenue de s’en rapporter »489. Il semble en définitive que les « instructions » correspondent aux vœux des assemblées inférieures qui en ont chargé leurs représentants dans l’espoir que ceux-ci parviennent à les faire adopter par les assemblées supérieures. Les « pouvoirs » correspondent à la possibilité que les assemblées inférieures accordent à leurs députés, s’ils ne parviennent pas à faire adopter leur vœu, ou s’ils entendent des arguments semblant mieux correspondre à l’intérêt commun, de se rallier à un autre avis et donc de faire adopter une autre disposition que celle souhaitée par leur assemblée initiale. L’expression « pouvoirs et instructions » avait déjà été utilisée par Le Mercier dans son ouvrage de 1789. Il prévoyait ainsi une Assemblée nationale composé des représentants choisis par la nation « chargés de ses instructions, ainsi que de ses pouvoirs »490. Dans son analyse sur les idées de l’auteur, J.-M. Cotteret, étudie l’ouvrage de 1789. Selon lui, la formule « pouvoirs et instructions » implique que ce n’est que si les assemblées locales ont oublié de donner aux députés une autorisation expresse qu’elle sera supplée de droit comme étant par la nature des choses attachée à la qualité de représentants de la nation491. Sur ce point, l’auteur nous semble avoir évolué en 1792. Il laisse plus de pouvoir au député qu’en 1789 en lui donnant explicitement la possibilité de se rallier à un autre avis, et ce même si le sujet de la délibération a été discuté au niveau local. Finalement, Le Mercier adopte un mandat hybride, entre le mandat impératif et le mandat représentatif. Le mandat du député Félicien ne peut être qualifié d’impératif car ce dernier peut décider sans avoir consulté son assemblée locale et il devient après son élection représentant de toute la nation492. Pour autant, le fait que les assemblées inférieures lui

485 Ibid., p. 194. 486 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 7. 487 Ibid., p. 265. 488 Ibid., p. 265. 489 Ibid., p. 6. 490 P.-P. Le Mercier de La Rivière, op. cit., Article 2, Titre VIII. 491 J.-M. Cotteret, Essai critique sur les idées politiques de Mercier de La Rivière, op. cit., p. 179. 492 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 7.

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transmettent leurs vœux nous empêche de le qualifier de mandat représentatif, bien qu’en définitive, il se rapproche plus de ce type de mandat. Le Mercier de La Rivière ne nous donne pas, dans son ouvrage, la nature de la souveraineté. Il dit seulement qu’il s’agit d’une « souveraineté naturelle, indispensable de la volonté générale »493. Par ailleurs, il affirme que le titulaire de la souveraineté est la volonté générale de la nation. En revanche, bien que toute la nation en soit titulaire, la souveraineté ne peut être exercée par tous les membres du corps, qui désignent pour cela des représentants. Ces quelques indices nous permettent de rapprocher sa conception de la souveraineté de la souveraineté nationale, la nation étant une entité abstraite qui ne peut exercer sa souveraineté que par le moyen de la représentation. Mais l’expression « souveraineté de la volonté générale » fait directement référence à Rousseau, penseur de la souveraineté populaire. Une fois encore, Le Mercier ne se range pas officiellement du côté d’une conception particulière mais semble adopter un système hybride, au croisement de conceptions différentes. Dans les domaines de la souveraineté et de la représentation, ses conceptions sont rarement évidentes. Ainsi, il affirme notamment que le vœu commun des députés est « réputé le vœu général »494 et que l’Assemblée Nationale « est réputée toute la Nation »495, semblant s’éloigner du dualisme physiocratique entre lois de la nation en corps et lois des représentants de la nation. Pourtant, ce dualisme n’est pas encore oublié, l’auteur rappelle que « toutes les autres lois ne devant être que des conséquences et des applications »496 des lois de la Constitution, le pouvoir confié par la nation à ses représentants se borne à les développer.

Contrairement aux Constituants de 1789 qui admettent que les représentants de la nation sont la nation et donc que toute loi qui émane des représentants émane de la nation, Le Mercier de La Rivière envisage plutôt les lois adoptées par les représentants comme des conséquences de la volonté générale, votées par les représentants et adoptées ensuite par toute la nation en tant qu’elles sont conformes à la Constitution sous laquelle ils ont accepté de vivre.

2- L’organisation du corps politique : pouvoirs et contre-forces

Le Mercier de La Rivière envisage, dans l'organisation du corps politique, quatre pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le pouvoir administratif et le pouvoir exécutif497. Traditionnellement, les projets de séparation des pouvoirs en envisagent trois.

493 Ibid., p. 4. 494 Ibid., p. 7. 495 Ibid., p. 259. 496 Ibid., p. 8. 497 Ibid., t. 2, pp. 397-398.

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L’idée d’un pouvoir administratif498, bien qu’originale, n’est cependant pas particulière à notre auteur. Par exemple, le 26 avril de l’an II, un député dantoniste, Robert, propose de créer quatre espèces de pouvoirs qui sont les mêmes que ceux proposés par Le Mercier499.

En 1767, notre auteur pensait que de la confusion des pouvoirs naissait l’ordre et de la séparation des pouvoirs naissait le désordre. Il refusait l’idée que la nation en corps exerce l’un ou l’autre de ces pouvoirs, qui devaient être exercés par une même autorité, à savoir le monarque absolu. Il semble qu’en 1792, Le Mercier a fait évoluer sa conception. En prévoyant un organe précis pour chaque pouvoir, il admet une séparation de ceux-ci. En effet, il revient à l’Assemblée Nationale d’exercer le pouvoir législatif. Le roi se voit attribuer le pouvoir exécutif. Le pouvoir administratif est confié au Gubernat. Enfin, le pouvoir judiciaire est délégué à des magistrats élus par les Etats provinciaux.

Pourtant, dans les faits, les interactions entre ces organes et leurs attributions ne sont pas si claires. La répartition de leurs fonctions fait qu’un organe peut intervenir dans plusieurs domaines à la fois. Ainsi, le Gubernat a des attributions à la fois administratives et judiciaires. Dans le cadre de son pouvoir administratif, il ordonne ce qui concerne les recettes et dépenses publiques. L’exécution de ses décisions est ensuite confiée aux Etats provinciaux. Mais ses décrets ne sont exécutoires qu’après sanction du roi. En tant que pouvoir judiciaire, il connaît des abus d’autorité des agents du pouvoir exécutif. Pour résumer le rôle du Gubernat, disons simplement qu’il lui revient d’ « exercer au suprême degré, le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire, mais sans aucun mélange ni de la puissance législative ni de la puissance exécutrice »500. Le roi exerce le pouvoir exécutif, mais il doit donner sa sanction pour que les décrets du Gubernat en matière de recettes et dépenses publiques soient applicables. De plus, il préside l’Assemblée Nationale. Enfin, en matière de justice, le recours à son autorité est ouvert à tous les sujets et il est gardien des règles. Donc, bien qu’il soit avant tout en charge du pouvoir exécutif, le monarque reçoit des attributions dans les domaines judiciaire, administratif et législatif. Le Mercier de La Rivière précise que « de tout ce qui est de la compétence des pouvoirs exécutif, administratif et judiciaire, rien ne doit être porté à cette Assemblée »501. Mais notre auteur s’empresse d’apporter une exception à cette règle, « elle n’en prend connaissance que dans les cas où il s’agirait de se prononcer entre le Monarque et le Gubernat »502. Seule la magistrature semble avoir échappé à la complexité de cette répartition en ne se voyant attribuer que le devoir de rendre la justice dans les tribunaux Féliciens. Cette complexité et cette confusion ne sont pas éloignées de la répartition des pouvoirs opérée par la Constituante. La distinction pragmatique des pouvoirs n’est pas appliquée en 498 Ibid., p. 398. Pour Le Mercier de La Rivière, le pouvoir administratif est le pouvoir qui s’occupe de la gestion des finances et des propriétés communes. Ce pouvoir est ainsi « institué pour régir d’une manière convenable à l’intérêt commun, les finances et toutes les autres propriétés communes ». 499 Moniteur, t. XVI, p. 231. 500 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, pp. 152-153. 501 Ibid., p. 263. 502 Ibid., p. 263.

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pratique, le roi, pouvoir exécutif, participe également au pouvoir législatif par le biais du veto alors que l’Assemblée intervient dans l’exécutif en fixant notamment les dépenses publiques. Le terme « pouvoir » reste en réalité très vague pour les constituants qui parlent parfois de pouvoir militaire ou ministériel ou administratif, alors que ces termes recouvrent plutôt des attributions. Les constituants ont en fait plutôt distingué les pouvoirs de la nation, qu’elle exerce par le biais de ses représentants, des pouvoirs du roi503.

Les Provinces, Districts et Primaires, en plus d’être des circonscriptions électorales, se voient aussi confier une partie des pouvoirs administratif et législatif. Chaque circonscription, de quelque niveau qu’elle soit, est en charge, dans son ressort de l’administration civile, du bon ordre et de la tranquillité publique. Les Etats provinciaux sont, en tant que « corps administrants, subordonnés à l’autorité d’un Comité général d’administration504 »505. En tant que corps délibérants, ils sont subordonnés à l’autorité de l’Assemblée Nationale.

Il convient à ce stade de se pencher sur l’organisation du pouvoir législatif. Celui-ci nécessite « une chaîne d’institutions, qui, toutes ensemble, préparant les délibérations de l’Assemblée législative, assurent et dirigent vers son but la marche de cette assemblée »506. Les Etats provinciaux envoient à l’Assemblée Nationale les résultats de leurs délibérations et leurs motifs. « Les délibérations de ces Etats doivent être précédées par celles des Districts, et les délibérations des Districts, par celles des Primaires »507. Il est néanmoins important de préciser que les délibérations des diverses assemblées ne sont que consultatives, seule l’Assemblée Nationale peut adopter des délibérations définitives. Ces découpages administratifs renvoient à la fois aux projets physiocratiques et aux projets révolutionnaires. La plupart des physiocrates opèrent quasiment les mêmes subdivisions administratives dans leurs projets. Ainsi, en 1775, Turgot prévoyait en dessous de sa Grande Municipalité des municipalités provinciales puis des municipalités de districts508. Le Trosne, quant à lui, avait établi un système composé d’assemblées de commune, d’assemblées de district et d’assemblées provinciales509. Mais, chez les deux auteurs, les compétences de ces assemblées étaient plus limitées que pour Le Mercier de La Rivière en 1792. Elles ne pouvaient qu’élire les membres des assemblées supérieures, voire dans le cas de Turgot transmettre leurs vœux et plaintes à la Grande Municipalité510. Notre auteur lui-même en 1789 prévoit la division de chaque province en districts qui nomment des syndics pour les représenter dans les Etats

503 J. Godechot, Les institutions sous la Révolution et l'Empire, op. cit., p. 75. 504 Autre nom donné au Gubernat. 505 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 156. 506 Ibid., p. 8. 507 Ibid., p. 264. 508 Cf. A.R.Turgot, Mémoire sur les municipalités, sur la hiérarchie que l’on pourrait établir entre elles et sur les services que le Gouvernement pourrait en tirer, in Œuvres de Turgot, Paris, G. Schelle, 1923, vol. 2. 509 Cf. G. F. Le Trosne, De l’administration provinciale…, op. cit., pp. 555-556. 510 Cf. A. Esmein, « L’assemblée nationale proposée par les physiocrates », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, sous la dir. de G. Picot, Paris, Alphonse Picard, 1904, t. 62, pp. 397-420.

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provinciaux511. L’organisation pyramidale à l’œuvre en Félicie renvoie directement à la réorganisation administrative et au nouveau découpage territorial de la Constituante qui créent les départements par la loi du 22 décembre 1789. La réforme administrative a également créé les municipalités et les constituants envisagent dès lors l’organisation comme une pyramide qui part des municipalités jusqu’à l’Assemblée nationale, passant par les districts et départements512.

En somme, Le Mercier de La Rivière garde des circonscriptions et un vocabulaire qui renvoient directement aux physiocrates et à l’Ancien Régime. Mais par les pouvoirs qu’il donne à ces circonscriptions et par la forme pyramidale qu’il donne à son organisation, il se rapproche de l’organisation révolutionnaire et semble avoir dans ce sens été influencé par les réformes administratives de la Révolution. L’organisation du pouvoir législatif chez Le Mercier de La Rivière évoque « l’utopie d’une société entièrement maîtresse d’elle-même »513, idée profondément révolutionnaire.

En proposant une Assemblée Nationale, Le Mercier ne s’éloigne pas réellement de la tradition physiocratique. Les physiocrates ont en effet été parmi les premiers, sous l’Ancien Régime, à proposer une Assemblée élective qui représenterait la France entière. Cette Assemblée, dans leur esprit, n’avait pas de pouvoir propre ou de caractère politique. Ainsi, la Grande Municipalité de Turgot et le Conseil National de Le Trosne avaient essentiellement pour rôle la répartition de l’impôt et les travaux publics514. Le Mercier de La Rivière reprend ce projet de grande Assemblée, mais quand il écrit, la Révolution a eu lieu, son Assemblée subit donc fortement l’influence des événements récents. L’Assemblée Nationale n’est pas permanente, elle a lieu seulement tous les six ans. Mais elle peut être convoquée entre temps par le monarque, le Tribunal de Censure du Gubernat515 ou le Gubernat lui-même pour déclarer une guerre non prévue par les traités, nommer un régent, conclure un traité… L’assemblée prend ses décisions à la pluralité des voix. Le vote se fait sur un bulletin remis à des collecteurs qui passent de rang en rang. Pour qu’une décision soit adoptée, il faut qu’elle obtienne les trois quart des voix. Au contraire, l’Assemblée législative mise en place à la Révolution est permanente et ses décisions sont adoptées à la majorité absolue des suffrages. Mais, comme l’Assemblée Félicienne, elle est composée d’une chambre unique et est très nombreuse. Les deux Assemblées mettent toutes deux en œuvre une procédure complexe avant le vote. En Félicie, il faut que chacun des six bureaux examine le projet puis que deux commissaires par bureau rendent compte de leur avis et des motifs devant l’Assemblée. A la

511 P.-P. Le Mercier de La Rivière, Essais sur les Maximes et loix fondamentales…, op. cit., Titre VIII, Article 5. 512 J.-Y. Guiomar, L'idéologie nationale Nation, Représentation, Propriété, op . cit., p. 115. 513 F. Furet et R. Halévi, La monarchie républicaine, op. cit., p. 202. 514 Cf. A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit. Cf. A. Esmein, « L’assemblée nationale proposée par les physiocrates », op. cit. 515 Tribunal en activité entre les sessions du Gubernat pour exercer une inspection sur les provinces et sur toutes les branches du gouvernement. Il est composé de vingt censeurs et deux virtucols nommés par le Gubernat.

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Législative, il faut que le projet ait fait l’objet de trois lectures à huit jours d’intervalle avant le vote.

C’est sûrement sur la question du pouvoir législatif que Le Mercier a le plus évolué depuis 1767. Il pensait alors que ce dernier ne devait être exercé que par ceux qui avaient la connaissance évidente de l’ordre. Les pouvoirs exécutif et législatif devaient alors être exercés par la même autorité, le monarque absolu. En 1789, une évolution pouvait déjà être constatée dans sa pensée, mais elle était limitée. Il prévoyait alors que les citoyens actifs pouvaient délibérer sous réserve d’une sanction royale qui préserverait le peuple de ses errements. Les concessions qu’il accordait étaient alors très limitées. Toutefois, la question des contre-forces souligne une évolution non moins importante de notre auteur. Selon Le Mercier de La Rivière, une bonne Constitution ne suffit pas, encore faut-il que le corps politique soit organisé « pour veiller lui-même à la conservation de ce trésor »516. En effet, il est essentiel que les « divers pouvoirs soient organisés de manière qu’ils ne puissent cesser d’agir conformément à la volonté générale »517.

En 1767, l’auteur refusait d’envisager un système de contre-forces qui prouverait que l’on serait dans l’erreur, l’évidence des lois naturelles étant la seule véritable contre-force. Il qualifiait alors un tel système de « chimérique »518 et se demandait « quelle contre-force peut-on opposer à celle de l’ignorance, si ce n’est celle de l’évidence ? »519. En 1792, Le Mercier a clairement fait évoluer sa position sur ce point, puisqu’il donne à la nation « l’avantage d’être, par sa propre puissance, la contre-force de tous les pouvoirs qu’il lui est indispensable de déléguer »520. Le système mis en place par Le Mercier de La Rivière, une nouvelle fois, est complexe et variable selon les organes et les pouvoirs. Un jeu subtil entre les différentes institutions permet que chacune d’elles respecte les limites du pouvoir qui lui est attribué.

Les magistrats sont dans l’impossibilité d’abuser de leur pouvoir car le roi est gardien des règles de l’Etat et le recours à son autorité est ouvert à tous les sujets. Le roi, quant à lui, ne peut dépasser le cadre de ses prérogatives dans ce domaine en raison du contrôle du Gubernat ou de son Tribunal de Censure. En effet, s’il abuse de son pouvoir, ces deux organes convoquent la nation, par le biais de ses représentants réunis dans l’Assemblée Nationale, pour qu’elle se prononce. De plus, tout dépositaire d’une autorité a l’interdiction formelle d’exécuter un ordre contraire aux lois et c’est au Gubernat qu’il revient de juger les infractions à cette règle. Enfin, les commandants de la force publique jurent tous de concourir au maintien des lois et les ordres du roi ne sont jamais expédiés directement par lui mais par des ministres responsables. Le Gubernat empêche donc tout abus de la part du roi. En 516 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 9. 517 Ibid., t. 2, p. 399. 518 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, p. 265. 519 Ibid., p. 266. 520 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 424.

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contrepartie, ses décrets peuvent subir un veto royal. Mais ce veto consiste seulement dans la convocation de l’Assemblée Nationale, qui, une fois encore est juge et arbitre entre le roi et le Gubernat. Lorsque l’Assemblée doit se prononcer sur de telles questions, il suffit que les Etats provinciaux aient délibéré, sans que la question ne passe par les Primaires et Districts. En réalité, Le Mercier de La Rivière considère que la nation délègue les pouvoirs judiciaire, exécutif et administratif alors que le pouvoir législatif « ne cesse point d’appartenir à tous les membres de cette société »521.

Quelle peut-être alors la contre-force au pouvoir de l’Assemblée Nationale ? Contrairement aux magistrats, au roi et au Gubernat, elle n’est pas contrôlée par un autre organe. Seulement, « chez une Nation éclairée, telle que celle des Féliciens, on peut dire que les lumières de cette Nation, forment une véritable contre-force qui rend impraticable tout abus du pouvoir législatif »522. Il nous semble que l’auteur fait référence notamment à la composition de l’Assemblée. En effet, cette dernière, nous l’avons vu précédemment, n’est composée que d’anciens notables et de virtucols, qui sont tous des hommes qui se sont distingués par leur mérite, leur expérience et leur pratique de la vertu. Ils sont donc particulièrement attachés à la conservation des lois. De plus, l’Assemblée est entièrement subordonnée à la Constitution, qu’elle ne peut ni modifier, ni abroger. La Félicie dispose à la fois d’une « saine Constitution »523 et d’une « Nation qui la connaî[t] »524, les lois adoptées par l’Assemblée ne sont alors que conséquentes aux lois fondamentales de la Constitution. En somme, la nation, par l’intermédiaire de ses représentants, est la contre-force des trois pouvoirs qu’elle est obligée de déléguer. Les lumières qui la composent empêchent quant à elles que la nation abuse de son pouvoir. Le Mercier de La Rivière semble ici se rapprocher des idées qu’il a développées précédemment, à savoir sa confiance dans l’évidence des lois naturelles et dans l’instruction publique. Effectivement, en ne mettant pas d’autre rempart au pouvoir de l’Assemblée Nationale que les lumières de la nation, il réitère sa confiance dans l’évidence, cette fois-ci appelée Constitution et en ses lois fondamentales. De plus, en donnant un tel rôle aux citoyens et à leurs représentants, Le Mercier de La Rivière se rapproche des autres physiocrates, notamment de Dupont de Nemours pour qui ces acteurs jouent également un rôle déterminant en 1789525. Dans L’heureuse Nation, Le Mercier de La Rivière se détache de la confusion des pouvoirs qu’il avait si ardemment défendue et, contrairement à ce qu’il pensait en 1789, il se rallie vraiment à une séparation des pouvoirs. Sur ce point ainsi que sur celui de contre-forces, la Révolution semble avoir fait son œuvre dans l’esprit de notre auteur. Néanmoins, il semble être resté profondément attaché aux principes physiocratiques qui ne cessent de ressortir en 521 Ibid., p. 401. 522 Ibid., t. 1, pp. 269-270. 523 Ibid., t. 2, p. 404. 524 Ibid., p. 404. 525 Cf. A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit., pp. 419-422.

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filigrane dans ses propositions et ses développements. Dans l’étude du fonctionnement politique de la Félicie, un personnage se dégage progressivement. S’il est du devoir de chaque citoyen de participer à l’exercice du pouvoir, il en est un qui voit son rôle décuplé. La Félicie est une Monarchie. Elle a donc à sa tête un roi. Ce dernier joue un rôle déterminant et tient une place essentielle dans la société utopique de Le Mercier de La Rivière. Reste à savoir qui il est et surtout quels sont réellement ses pouvoirs.

B. UN CITOYEN AU SOMMET DE L’EDIFICE POLITIQUE : LE ROI La Félicie a un gouvernement monarchique. A la tête de son édifice, elle place un chef unique, le roi. Mais l’égalité sociale exige une juste distribution de la considération publique et une attribution des prérogatives dépendante du mérite. Le chef de la nation n’échappe pas à cette règle fondamentale. Ainsi, bien que la monarchie soit héréditaire, il doit réussir son examen public et être reçu citoyen pour exercer son pouvoir. Avant d’être roi, le monarque est donc citoyen. Etre un roi en Félicie n’est pas un droit, c’est avant tout un honneur qui doit se justifier au regard des qualités propres du prince. Le Mercier de La Rivière développe donc un système idéal de Monarchie limitée dans laquelle le prince serait éclairé, bon et juste (1). Ce roi a une place prépondérante dans la société, il est très présent et intervient dans de nombreux domaines. Pour autant, son pouvoir reste modéré (2).

1- L’exercice de la Monarchie limitée par un Prince éclairé

Le régime politique adopté par la Félicie est la « Royauté sous le gouvernement des lois »526. Le Mercier de La Rivière est parvenu à cette conclusion en rejetant une à une les autres formes de gouvernement. Le régime adopté suppose un chef unique, qui respecte les lois et la volonté générale et qui dispose de certains traits essentiels de caractère que nous exposerons. Avant d’affirmer que « la Royauté sous le gouvernement des lois » est le meilleur gouvernement possible et par conséquent celui qui convient à la Félicie, Le Mercier élimine tour à tour les autres modes de gouvernement. Ainsi, il présente, sous forme allégorique par quatre tableaux, le despotisme arbitraire d’un seul, l’oligarchie, le gouvernement aristocratique et la démocratie. Le despotisme arbitraire d’un seul est représenté par un 526 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 56.

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monstre de forme humaine, « monté sur un lion monstrueux »527 accompagné d’un singe ainsi que de deux serpents. Ce monstre incendie et détruit tout sur son passage mais il se dirige inéluctablement vers un gouffre qu’il ne peut éviter. Le tableau représentant l’oligarchie est dominé par les représentations de l’argent, du commerce, des faveurs… Les figures qui le dominent sont la discorde et la cupidité. Selon Le Mercier, l’emblème de cette forme de gouvernement est celui d’un « vaisseau sans activité »528. La représentation du gouvernement aristocratique montre deux classes d’hommes distinguées par leurs costumes : les oppresseurs et les opprimés. Les oppresseurs, ces « petits despotes »529 sont réunis dans l’assemblée pour délibérer des affaires publiques alors que l’autre classe reste dehors dans une position de soumission alors qu’on aperçoit au loin les misérables chaumières dans lesquelles elle doit vivre. Selon notre auteur, il s’agit là des excès auxquels un gouvernement aristocratique peut mener. Enfin, la démocratie montre des aveugles se conduisant à l’aide de grands chiens saisissant toutes les victuailles qu’ils trouvent. Très vite les maîtres s’entrechoquent et des querelles éclatent, de nouveaux aveugles en costumes de magistrats arrivent et frappent à tort et à travers. La rixe devenue générale, un groupe d’aveugles jette le livre des lois par lequel ils étaient gouvernés dans le feu. Selon Le Mercier, la démocratie mène forcément à l’Ochlocratie530 puis à l’Anarchie car la majorité du peuple est sans connaissance et aveuglée par ses passions. Ces représentations montrent clairement les reproches adressés à ces formes de gouvernement et leur rejet par notre auteur, reste à savoir quel gouvernement il préconise.

Le meilleur gouvernement est la Royauté, mais il ne s’agit pas ici d’une Monarchie absolue, régime alors fort critiqué. Déjà, les Encyclopédistes se prononçaient contre elle, considérant qu’elle ne pouvait mener qu’au despotisme531. Les révolutionnaires rejettent en bloc la Monarchie absolue. Pour autant, une Monarchie limitée est acceptée par beaucoup, du moins avant l’année 1792. Le Mercier de La Rivière propose une Monarchie soumise au gouvernement des lois, donc limitée. L’idée d’une telle Monarchie est proposée par de nombreux auteurs. Ainsi, Rousseau considère que la Monarchie est légitime seulement si elle se soumet aux lois532. Dans la Monarchie prônée par Boulanger dans L’Encyclopédie, le roi respecte les lois sociales et fondamentales qui assurent à la fois la pérennité de son trône et le bonheur de ses sujets533. C’est cette forme qui sera consacrée par la Constitution de 1791 qui prévoit un gouvernement monarchique mais précise qu’ « il n’y a pas en France d’autorité supérieure à la loi ;; le roi ne règne que par elle, et ce n’est qu’en vertu des lois qu’il peut

527 Ibid., p. 42. 528 Ibid., p. 48. 529 Ibid., p. 49. 530 L’ochlocratie est, littéralement, le gouvernement par la foule. Au XVIIIe siècle elle a une connotation péjorative et est présentée comme une dégénérescence de la démocratie. 531 G. Chaussinand-Nogaret, Le citoyen des Lumières, Bruxelles, Complexe, 1994, p. 110. 532 M. Morabito, Le chef de l'Etat en France, Paris, Montchrestien, 1995, p. 26. 533 Cf. G. Chaussinand-Nogaret, Le citoyen des Lumières, op. cit., pp. 105-106.

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exiger l’obéissance »534. Le Mercier de La Rivière, affirmait déjà en 1789 que le meilleur gouvernement était celui d’un seul et qu’il devait faire en sorte que ce chef unique n’ait pas de plus grand intérêt que de bien gouverner535. Il refusait l’idée selon laquelle tout système monarchique conduisait au despotisme. Pour lui, c’était le despote qui faisait le despotisme et non la nature du régime. Pourtant, son ralliement à la monarchie tempérée et son délaissement du despotisme légal semblait quelque peu forcé et subissait fortement la pression révolutionnaire536. Au contraire, en 1792, le ralliement à cette forme de gouvernement semble sincère et acquis. Les années vécues sous ce régime ont convaincu notre auteur de son bien-fondé.

Les règles de succession au trône sont clairement exprimées par Le Mercier : « La couronne félicienne est héréditaire par droit d’aînesse dans les branches masculines de la ligne directe, et à son défaut dans les lignes collatérales »537. La lecture de cette phrase nous évoque les règles qui prévalaient sous l’Ancien Régime. Mais ces règles ont été conservées à la Révolution. La Constitution de 1791 prévoit en effet une royauté « déléguée héréditairement à la race régnante de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance »538. Les Constitutions postérieures qui mettront en place un régime de type monarchique reprendront également ces dispositions. Le fait d’écarter les femmes de la succession était certes une des lois fondamentales de l’Ancien Régime, mais pour beaucoup de penseurs cela repose surtout sur des raisons pratiques. Déjà Bossuet écartait les femmes pour la raison qu’ « il est bien plus convenable que le chef d’un Etat ne lui soit pas étranger »539. L’hérédité, quant à elle, est primordiale pour Le Mercier de La Rivière qui considère que son absence mène au despotisme en raison des conflits que la succession engendre. Même les auteurs, comme Mably, qui critiquent le principe héréditaire reconnaissent qu’il évite les divisions au moment de la succession540. Cette concession n’empêche pas une forte critique du principe chez l’auteur. Mably considère en effet qu’il expose à subir des princes « sans jugement, sans caractère, incapables de penser, des imbéciles en un mot »541. Rousseau quant à lui propose de faire entrer le sort dans la désignation du chef542. De plus, pour les physiocrates, la souveraineté a toujours été individuelle et héréditaire. Le Mercier lui-même, considérait en 1767 que le souverain devait l’être par hérédité car il se comporterait comme un propriétaire dont les intérêts seraient liés à

534 Chapitre II, Section I, Article 3. 535 P.-P. Le Mercier de La Rivière, Essais sur les Maximes…, op. cit., p. 110. 536 A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit., pp. 336-343. 537 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 196. 538 Chapitre II, Section I, Article 1. 539 J.-B. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte à Monseigneur le Dauphin, Paris, Pierre Cot, 1709, Livre II, Article 2, Proposition 11, p. 75. 540 G. Bonnot, abbé de Mably, Des droits et devoirs du Citoyen, s. l., s. n., 1790, p. 228. 541 Ibid., p. 226. 542 M. Morabito, Le chef de l'Etat en France, op. cit., p. 25.

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ceux de la nation alors qu’un souverain par élection se comporterait comme un usufruitier543. Les règles de succession qu’il évoque en 1792 relèvent donc d’une conception traditionnelle mais qui s’est maintenue à la Révolution.

Le Mercier ajoute pourtant à ces règles une condition évoquant une perméabilité aux événements qui se sont déroulés depuis 1789. En effet, « le Monarque ne peut exercer par lui-même son autorité, qu’après avoir été reçu Citoyen et Notable »544. Cela permet de ne pas blesser l’égalité sociale mais également de ne pas placer à la tête de l’Etat un prince incapable de tenir le rôle qui lui est assigné. Cependant, « l’héritier présomptif de la couronne »545 bénéficie de dispositions dérogatoires. Lorsqu’il est reçu citoyen, il obtient immédiatement la qualité de notable. Mais surtout, alors que l’âge minimum pour être reçu citoyen est fixé à vingt ans, l’héritier du trône est admis à passer l’examen public à dix-huit ans, voire à seize si le trône est vacant. L’examen dure pour lui le double du temps normal. L’âge de dix-huit ans correspond à celui fixé par la Constitution de 1791 pour la majorité du roi. Par contre, Le Mercier limite la durée de la régence en admettant le roi à la majorité dès seize ans si cela est nécessaire. Il considère que le système des contre-forces ainsi que la responsabilité des ministres permettent de justifier qu’un prince puisse si jeune exercer le pouvoir.

Le roi Félicien est un prince éclairé et vertueux, « le principal éclat dont il lui convient

de briller, est celui des grandes vertus »546. Les arts, les sciences, les talents… trouvent en lui un « protecteur éclairé »547. Ce prince a une fonction de modèle et d’exemple à l’égard de tous les sujets Féliciens. Le nom que lui donne Le Mercier est révélateur de ce qui est attendu de lui. « Justamat » signifie en effet « source de tous les biens » en Félicien548. Pour parvenir à un tel degré de perfection, il n’a pas reçu une éducation de cour, fortement critiquée par notre auteur, mais a voyagé au sein de la Félicie et dans les autres nations pendant la moitié de sa vie. De plus, il a été éduqué puis conseillé par un vieux philosophe, appelé « Vériloq », qui a toujours une grande part dans ses décisions et est devenu son « secrétaire intime »549. Ce portrait de Justamat nous renvoie à l’idéal physiocratique du despote éclairé, l’aspiration à un prince éclairé étant partagée par les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle. Cette aspiration tenait au fait que sous l’Ancien Régime, les hommes de lettres, bien qu’admirés, n’étaient pas associés au pouvoir. Vexés, ils critiquaient alors le régime, créaient des utopies et se déclaraient volontiers prêts à conseiller les princes d’Europe550. Ayant renoncé à une République qui couronnerait les hommes de pensée, ils prônaient un Etat où les rois seraient

543 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 1, pp. 239-240. 544 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 198. 545 Ibid., p. 198. 546 Ibid., p. 194. 547 Ibid., p. 48. 548 Ibid., p. 44. 549 Ibid., p. 51. 550 F. Bluche, Le despotisme éclairé, Fayard, 1968, p. 319.

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philosophes551.C’est sans doute la raison pour laquelle Justamat est conseillé par Vériloq. Non seulement le roi est éclairé et bon, mais il associe directement au pouvoir un philosophe. Le Mercier affirme même que Justamat porte une « attention soutenue à faire participer son père adoptif à l’espèce de culte qu’on rendait au fils »552. Notre auteur semble s’imaginer volontiers dans le rôle du vieux sage si nécessaire pour le roi et l’Etat. Le philosophe est remis à une place d’honneur. La théorie du prince éclairé est très physiocratique, puisque c’est Le Mercier de La Rivière qui a imaginé le despotisme légal, permettant pour la première fois qu’on puisse être à la fois despote et éclairé553. Sur la question de la Monarchie, l’idéal du monarque éclairé est sûrement ce qui marque le plus la continuité dans l’œuvre de Le Mercier.

La Monarchie Félicienne est fortement teintée de paternalisme. Le roi y est qualifié de « père commun »554, le peuple s’écrie en réponse à ses déclarations « vive notre père »555. Cela renvoie fortement à l’Ancien Régime, où l’image du père jouait un rôle moteur dans la réalisation de l’unité de l’Etat et dans le renforcement de la Monarchie556. Pourtant, de nombreux philosophes rejettent l’image paternelle du roi. Rousseau fait ainsi une vive critique du paternalisme dans l’article « Economie » de L’Encyclopédie. Il y départernalise fortement le roi et brise le lien affectif qui relie celui-ci au peuple Français557. A la Révolution, surtout à partir de la fuite du roi, le lien avec ce dernier est brisé. Mais une grande partie du peuple reste attachée au roi paternel et sacré558. Le Mercier ferait alors partie des nostalgiques de l’Ancien Régime. Ceci est vrai, sans aucun doute mais l’image paternelle du roi permet également de mettre en valeur les principes qu’il défend son ouvrage, en particulier la vertu, la bienfaisance… Le roi, par sa dimension paternelle, devient un modèle et incite son peuple à exercer la morale et la vertu, fondements de tout le système.

De plus, le caractère paternel renforce l’autorité monarchique, le pouvoir de l’Etat est laissé à celui qui a le plus d’intérêt à sa conservation. Effectivement, en tant que père de la nation entière, Justamat voit ses intérêts particuliers inséparables de l’intérêt commun559. L’heureuse nation ne comporte pas de référence à la notion de copropriété qui définissait pour les physiocrates le rapport entre le roi et la nation. Cependant, nous remarquons une logique semblable chez Le Mercier quand il considère que les intérêts du roi se confondent avec l’intérêt commun560.

551 Ibid., p. 321. 552 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 49. 553 F. Bluche, Le despotisme éclairé, op. cit., p. 328. 554 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 421. 555 Ibid., t. 1, p. 50. 556 M. Morabito, Le chef de l'Etat en France, op. cit., p. 17. 557 G. Chaussinand-Nogaret, Le citoyen des Lumières, op. cit., pp. 120-121. 558 M. Morabito, Le chef de l'Etat en France, op. cit., p. 28. 559 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 2, p. 421. 560 Cf. A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit., pp. 71-75.

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Finalement, Le Mercier de La Rivière a fait évoluer sa conception du gouvernement. Le chef de l’Etat reste le roi mais il passe de despote légal à monarque tempéré. L’idéal physiocratique du prince éclairé n’a pas changé, ce que révèle le portrait du roi Justamat. La personne du roi étant sensiblement la même qu’auparavant alors que le régime a changé, ce sont les pouvoirs du roi qui vont devoir évoluer pour mieux correspondre à la nouvelle forme de gouvernement.

2- Un Monarque entre omniprésence et modération Le Mercier de La Rivière admet comme principe qu’une nation qui veut donner d’elle une grande idée doit donner « un grand relief à son Monarque »561. Le roi est ainsi un « Chef chargé de la représenter aux yeux des peuples étrangers, et qui, tenant dans sa main toutes les forces du Corps Politique, devient la puissance tutélaire sur laquelle reposent perpétuellement et la sûreté générale de l’empire, et la sûreté particulière de chaque individu »562. Il dispose, à la lecture de cette phrase, d’une place prépondérante dans l’organisation politique Félicienne. Mais il convient d’étudier plus précisément les pouvoirs du roi Félicien. Le roi est avant tout chef de l’exécutif, « chargé de diriger la Force Publique »563 qui est définie comme une « puissance tutélaire »564 ayant pour objet la sûreté extérieure du corps politique et la sûreté individuelle des membres du corps. Dans une Monarchie tempérée, le pouvoir exécutif est traditionnellement réservé au roi. Ainsi la Constitution de 1791 fait résider le pouvoir exécutif suprême exclusivement dans la main du roi et lui confie le maintien de l’ordre et de la tranquillité publique565. Déjà dans son ouvrage de 1789, Le Mercier s’était rallié à la vision d’un monarque détenant le pouvoir exécutif général566. Les attributions qu’il confie au roi Félicien en 1792 semblent donc correspondre à une idée généralement partagée du rôle de ce dernier et ne traduit pas une conception originale.

En matière judiciaire, le recours au roi est ouvert à tous les sujets567. Cette possibilité ne figure pas dans la Constitution de 1791 qui considère au contraire que ce dernier ne peut en aucun cas exercer le pouvoir judiciaire568. La possibilité laissée à tout sujet de recourir au roi relève plutôt du système d’Ancien Régime. D’ailleurs, en 1767, Le Mercier ouvrait un recours au roi contre les abus des magistrats569. Sa conception du rôle du chef de la nation en la matière n’a donc pas évolué. Nous avons développé les raisons qui le poussent à positionner 561 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 194. 562 Ibid., p. 194. 563 Ibid., t. 2, p. 398. 564 Ibid., p. 417. 565 Chapitre IV, Section IV, Article 1. 566 J.-M. Cotteret, Essai critique sur les idées politiques de Mercier de La Rivière, op. cit ., p. 90. 567 Cf. Supra., p. 79. 568 Chapitre V, Section III, Article 1. 569 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’ordre naturel…, op. cit., t. 2., p. 2.

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le roi comme gardien des règles et barrière contre les abus des juges dans notre partie consacrée aux contre-forces570. Le roi a également des attributions en matière de finances. En effet, les décrets du Gubernat peuvent subir son veto. Ce veto peut seulement refuser le décret, et non le modifier. De plus, le veto permet seulement au roi de convoquer l’Assemblée Nationale pour qu’elle se prononce sur le sort du décret en question. Contrairement au système de veto mis en place par la Constitution de 1791, le veto du roi Félicien ne peut être opposé au pouvoir législatif. Il ne concerne que les décrets du Gubernat, qui est considéré comme le pouvoir administratif. De plus, le veto Félicien laisse une marge de manœuvre beaucoup moins importante au roi qui ne peut paralyser à lui seul l’action du Gubernat. Il peut seulement en appeler à la nation. Le roi est donc subordonné à la nation, malgré l’existence d’un pouvoir de veto. Au final, le veto ne fait du roi qu’un suppléant de la nation qui lui signale l’existence d’un décret qui pourrait être contraire aux lois. Enfin, en tant que chef de la nation, le roi se voit confier l’exercice de la bienfaisance571. Les fonds consacrés par la nation à la bienfaisance sont mis à sa disposition, mais il est toujours sous le contrôle de celle-là. En 1792, tout comme en 1789, le roi se voit retirer la possibilité de légiférer, il ne peut plus être à l’origine de la loi572. Mais, comme en 1789, il n’est pas exclu du processus législatif et entretient des rapports étroits avec ce pouvoir. Pourtant, à la différence de son dernier projet, Le Mercier ne prévoit pas cette fois de sanction législative, le veto royal ne pouvant être exercé qu’en matière de finances. De façon très originale, Le Mercier prévoit que « l’Assemblée Nationale a pour président, celui qui doit l’être naturellement, le Chef de la Nation »573. Cependant, il est précisé qu’il n’assiste qu’aux « séances générales et délibératives »574. Notre auteur rejette le système du veto législatif, opérant sur ce point un revirement complet vis-à-vis du système qu’il préconisait trois années auparavant. Il considère en effet qu’un système dans lequel le roi ne pourrait pas assister aux séances mais aurait le pouvoir d’empêcher l’exécution des décrets de l’Assemblée serait contraire à la nature du corps politique. En effet, si ce dernier n’est pas libre de refuser son approbation alors l’action de lui demander n’est qu’une formalité et il se trouve dépouillé de la puissance législative qui est une « prérogative commune à toute la Nation »575. S’il dispose de la liberté de refuser son approbation, la volonté d’un seul prédomine sur la volonté générale. Dans les deux cas, l’Assemblée n’est plus celle de toute la nation. Il faut donc que le roi ne puisse « délibérer qu’avec la Nation, et jamais séparément de

570 Cf. Supra., pp. 82-83. 571 Cf. Supra., pp. 60-62. 572 A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit., pp. 356-363. 573 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 261. 574 Ibid., p. 271. 575 Ibid., p. 278.

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la Nation »576. L’échec de la pratique du veto, notamment par l’usage que Louis XVI en a fait a pu dissuader notre auteur de persister dans cette voie. L’idée de placer le roi à la tête de l’Assemblée se trouvait quelques années auparavant dans les écrits de certains physiocrates. Turgot autorisait le roi à « honorer quelquefois l’assemblée de sa présence, assister aux délibérations ou déclarer sa volonté »577. Le Trosne, quant à lui, affirmait que son Conseil national ne pouvait « avoir d’autre président que le Roi chef de la Nation »578. Ainsi, le roi en tant que chef de la nation, ne peut que présider l’Assemblée, « réputée toute la Nation »579. Le Mercier de La Rivière, bien qu’il rappelle que le roi ne doit « point exercer le pouvoir législatif »580, lui laisse le pouvoir de donner « provisoirement des règlements généraux dans tous les cas et sur tous les objets qui n’auraient point été prévus »581 par les lois. Ces règlements font l’objet d’un contrôle par le Tribunal de Censure du Gubernat. En effet, les règlements ne peuvent être contraires aux lois, mais au contraire ils doivent en être « des développements, des applications particulières »582. La première Assemblée Nationale qui se tient après leur publication délibère sur ces règlements, ce qui justifie leur caractère provisoire. Cependant, nous l’avons vu, mis à part une convocation exceptionnelle, l’Assemblée Nationale ne se réunit que tous les six ans. Un règlement général peut donc être appliqué pendant un temps relativement long. Sur ce point, contrairement à la question de la sanction royale, Le Mercier reste fidèle à une idée qu’il avait développée en 1789583. Il permettait alors au roi de faire des « lois d’administration »584 infra-législatives et infra-constitutionnelles. Ces lois s’appliquaient aux objets « qui ne peuvent être ni prévus, ni réglés d’avance »585. Le système proposé en 1792 semble similaire à celui de 1789. Pourtant, cette fois, la portée réglementaire des actes en question est plus explicite, ils sont appelés « règlements généraux ». De plus, Le Mercier montre une nouvelle fois son sincère ralliement à une Monarchie tempérée en subordonnant clairement le roi à la nation, ses règlements étant contrôlés par le Tribunal de Censure puis discutés à l’Assemblée Nationale. Le roi devient un suppléant du pouvoir législatif plutôt qu’un co-législateur. Dans L’heureuse nation, une autre question largement débattue à la Révolution est résolue par Le Mercier. Notre auteur consacre un chapitre à l’organisation du pouvoir exécutif relativement à la paix et à la guerre. Ce chapitre est l’occasion pour lui de fixer les attributions respectives du roi et de l’Assemblée Nationale en la matière. Dans l’esprit du cosmopolitisme développé par les Lumières, il proclame que « jamais les Féliciens ne se proposeront de faire 576 Ibid., p. 279. 577 A. R. Turgot, Des administrations provinciales, Mémoire présenté au Roi, Lausanne, s. n., 1788, p. 81. 578 G. F. Le Trosne, De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt…, op. cit., p. 342. 579 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 259. 580 Ibid., p. 213. 581 Ibid., p. 213. 582 Ibid., p. 213. 583 A. Mergey, L'Etat des physiocrates : autorité et décentralisation, op. cit., pp. 366-369. 584 P.-P. Le Mercier de La Rivière, Essais sur les Maximes…, op. cit., p. 18. 585 Ibid., p. 30.

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des conquêtes »586 mais au contraire ils se feront toujours « un devoir de respecter les propriétés et la liberté des autres peuples »587. En effet, les Lumières se sont prononcées contre les guerres offensives et le refus des guerres de conquête588 a déjà émergé comme article constitutionnel dans quelques textes589. Cette volonté est reprise lors du débat qui s’engage à l’Assemblée le 15 mai 1790. Robespierre, par exemple, déclare que la nation française « ne veut s’engager dans aucune guerre, et veut vivre avec toutes les nations dans cette fraternité qu’avait commandée la nature »590. Finalement, le 22 mai, l’Assemblée adopte ce décret : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et elle n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ». Selon Le Mercier, un pays ne peut alors prendre les armes contre un autre que dans les cas prévus dans les traités, pour se défendre en cas d’attaque, ou pour obtenir la répétition d’une indemnité pour un préjudice injustement causé. Reste à déterminer les rôles réciproques du monarque et de l’Assemblée en la matière. Dans les cas de guerre connus par les traités, le roi peut la déclarer sans consulter la nation, censée l’avoir déjà approuvée en acceptant le traité. En revanche, dans les cas non connus, la guerre est déclarée après délibération de l’Assemblée Nationale. Enfin, pour la raison « qu’on ne fait la guerre que pour se procurer la paix »591, le roi peut conclure les traités de paix qu’il juge convenables. Mais si ces traités prévoient de nouveaux engagements pour la nation, ils ne seront valides qu’après ratification de cette dernière. La question de la répartition des rôles entre le roi et la nation a également été source de discussions à l’Assemblée. Le 20 mai 1790, Mirabeau a suggéré que le roi propose la déclaration de guerre à l’Assemblée qui peut ensuite se prononcer positivement ou négativement. Barnave, au contraire, s’est dit persuadé que confier exclusivement le droit de guerre à l’Assemblée permet de garantir la paix592. Finalement, le décret voté retient la proposition de Mirabeau. Le système adopté en 1790 ne correspond donc pas à celui proposé par Le Mercier, bien qu’il opère également un partage du pouvoir de guerre et de paix entre le roi et la nation. En revanche, sur la question des signatures de traités de paix, notre auteur retient la solution du décret du 22 mai dont l’article 9 prévoit que le roi peut signer les traités de paix et d’alliance mais que ces derniers n’auront d’effet qu’une fois ratifiés par le Corps législatif. En matière de guerre et de paix, une fois encore, le roi dispose d’un pouvoir non négligeable. Mais il reste subordonné à la nation en ce qu’il ne peut agir qu’en son nom et selon les règles qu’elle lui a fixées. Le Mercier de La Rivière donne à son roi un pouvoir

586 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 249. 587 Ibid., p. 249. 588 Cf. sur ce point J.-C. Foix, Montesquieu et la conquête, Mémoire Master 2, Histoire du Droit, Université de Rennes 1, 2011. 589 M. Belissa, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998, p. 167. 590 M. Robespierre, Œuvres, Paris, Faubourg Saint-Denis, 1840, t. 1, p. 54. 591 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, pp. 251-252. 592 J. Godechot, Les institutions sous la Révolution et l'Empire, op. cit., p. 84.

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moins étendu que celui dont dispose le roi des Français en 1790. Alors que Louis XVI se voyait offrir la possibilité de proposer la déclaration de guerre à l’Assemblée et donc une initiative, Justamat ne peut qu’appliquer les traités adoptés par la nation et se voit refuser toute initiative. Le Mercier fait du roi Félicien le « représentant général et perpétuel de la Nation »593. Cette qualité du roi est fidèle à celle qui lui est attribuée par la Constitution de 1791 qui prévoit que « les représentants sont le corps législatif et le Roi »594. Mais faire du roi un représentant rompt avec toute une partie de la pensée politique qui refuse la représentation sans élection. En réalité, la Constitution offre au monarque une double fonction. Il est fonctionnaire lorsqu’il exécute les lois et représente la nation hors de ce domaine, c’est-à-dire par l’exercice du veto suspensif, dans les rapports avec les puissances étrangères et en tant que dépositaire de la majesté nationale595. Pour Le Mercier, la qualification de « représentant » semble admettre un sens plus large. Le roi représente la nation en ce qu’il est son chef naturel et désigné. Il est également représentant au même titre que les autres membres de l’Assemblée Nationale dont il fait partie. En tant que pouvoir délégué par la nation, il a la possibilité de vouloir pour elle dans certains domaines, tels que les relations avec les puissances étrangères, la bienfaisance, la sanction des abus en matière judiciaire… Mais, pour Le Mercier, si le roi est représentant de la nation c’est surtout en tant que dépositaire de la « majesté »596 et de la « dignité suprême »597. En somme, si le roi a de nombreuses attributions dans des domaines divers, cela n’en fait pas pour autant un roi très puissant. Il semblerait que Le Mercier de La Rivière ait tenu à conserver à son roi un rôle symbolique, celui de représentant et de père de la nation. Le roi a également une place importante du fait des lumières dont il est censé disposer et des vertus dont il s’entoure. Cependant, mise à part sa fonction exécutive, ses attributions consistent essentiellement à suppléer les autres pouvoirs, à les assister et à les faire bénéficier de son aura. Contrairement à ce que son omniprésence laisse penser de ses pouvoirs, le monarque Félicien est bien un monarque modéré, voire même plus modéré que celui de 1791.

593 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 212. 594 Titre III, Article 1. 595 M. Morabito, Le chef de l'Etat en France, op. cit., p. 34. 596 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 252. 597 Ibid., p. 210.

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CONCLUSION

Le Mercier de La Rivière a imaginé un pays utopique ouvrant aux hommes la voie du bonheur. En Félicie, tout est tourné vers cette recherche du bonheur et vers une harmonie parfaite. Selon l’auteur, le moyen pour une société de trouver le bonheur se trouve dans la pratique des grandes vertus. Le souci d’assurer à ces vertus la place qui leur est due est présent dans tous les aspects de la société. Le Mercier pense en effet qu’un « système politique forme un ensemble dans lequel tout doit être lié, tout doit être conséquent »598. Cela se vérifie tout au long de L’Heureuse nation. Cet ouvrage est présenté aux Français comme un vœu pour leur bonheur, une direction à suivre pour y parvenir. En pratiquant les vertus que sont la prudence, la justice, la force d’âme et la tempérance, « la Félicie est devenue ce lieu de délices ; la France jouira du même avantage, lorsque ces vertus règneront parmi nous comme parmi les Féliciens »599. Dans ses opinions et dans la mise en œuvre de sa pensée, notre auteur a beaucoup évolué depuis 1767. Le physiocrate de 1767 le reste-t-il alors en 1792 ? Si l’importance de l’instruction, la trilogie « propriété – liberté – sûreté », le principe monarchique, sont conservés, il n’est pas certain que cela suffise à le qualifier encore de physiocrate. Beaucoup de sujets qui constituaient sa particularité physiocratique sont en effet délaissés. Ainsi, la classe industrielle n’est plus considérée comme inférieure à la classe agricole, les propriétaires n’ont plus un rôle prédominant, le monarque n’est pas un despote éclairé. Que penser de ces évolutions ? Le Mercier de La Rivière semble être, en 1792, un physiocrate qui a évolué avec la Révolution. S’il reste très attaché à la doctrine physiocratique, il est également attiré par les changements et les idées qui naissent avec les événements révolutionnaires. Le philosophe d’Ancien Régime ne peut que s’ouvrir aux champs nouveaux dégagés par la Révolution et par les perspectives qu’elle offre à sa pensée. La physiocratie et la Révolution l’influencent donc chacune à leur manière. Il utilise d’ailleurs souvent les idées nouvelles pour améliorer sa pensée physiocratique, pour la développer. Finalement, peut-être est-il un révolutionnaire qui reste physiocrate de cœur. Son passé physiocratique soulève également des questions concernant sa vie post-révolutionnaire. Il semble étonnant, au premier abord, que cet auteur d’Ancien Régime, proche du pouvoir monarchique et inventeur du despotisme légal, n’ait pas été inquiété au moment de la Terreur. Certes, à cette époque, Le Mercier est un homme âgé et retiré de la vie publique et philosophique. Mais L’Heureuse nation préfigure souvent des idées qui seront développées dans les années qui suivent sa publication. En plaçant la vertu au cœur de son

598 P.-P. Le Mercier de La Rivière, L’heureuse nation…, op. cit., t. 1, p. 296. 599 Ibid., p. ij.

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système et en instaurant un système englobant l’individu dans sa totalité, il a fait évoluer sa pensée dans le même sens que la Révolution, raison qui l’a surement empêché d’être inquiété pour ses opinions passées. J.-M. Cotteret voit dans l’œuvre de Le Mercier de La Rivière une doctrine totalitaire600. S’il est certain que tout dans le système Félicien concourt au même objectif, et avec les mêmes valeurs, il est également vrai que notre auteur ne laisse point de chance de salut en dehors du corps d’idées qu’il prône. L’Heureuse nation met donc en œuvre un système tout du moins complet, si ce n’est total. Pour autant, à la lecture de cet ouvrage, nous ne pouvons souscrire à l’opinion selon laquelle « la doctrine politique de Mercier de La Rivière, principal représentant en la matière des physiocrates, n’a été conçue que pour venir en aide à la classe des propriétaires fonciers »601. En 1792, sa volonté initiale de laisser une place prépondérante aux propriétaires est dépassée, et s’il établit une doctrine totale, elle ne se base pas sur ce fondement.

La France post-révolutionnaire a choisi de suivre le chemin de la vertu. Pourtant, cela ne l’a pas menée à la félicité tant espérée par Le Mercier de La Rivière. Son souhait de permettre le bonheur par ses recommandations n’a pas été réalisé. Si son ouvrage de 1767 a eu un impact important et a été largement commenté, L’Heureuse nation ne vaudrait donc « que par les belles intentions de son auteur »602. Pour autant, cette œuvre a reçu un accueil sympathique du public, bien qu’elle n’ait pas eu un grand retentissement.

600 J.-M. Cotteret, Essai critique sur les idées politiques de Le Mercier de La Rivière, op. cit., p. 140. 601 Ibid., p. 192. 602 L.-P. May, Le Mercier de La Rivière. Aux origines de la science économique, op. cit., p. 138.

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111

TABLE DES MATIERES

SOMMAIRE .............................................................................................................................. 1

LISTE DES PRINCIPALES ABREVIATIONS ........................................................................ 2

INTRODUCTION ...................................................................................................................... 3

PARTIE I - L’INDIVIDU DANS LE CORPS SOCIAL ................................................ 13

I - LA FORMATION D’UN INDIVIDU VERTUEUX ET ECLAIRE ........................................ 13

A. Un système social entre vertu et instruction .......................................................... 13

1- La vertu au cœur du système social et l’importance du modèle antique ........ 14

2- L’instruction publique, entre physiocratie et Révolution ............................... 17

B. La diffusion de l’instruction ................................................................................... 22

1- Les instruments culturels et sociaux au service de l’instruction .................... 22

2- Le « transfert de sacralité » de la religion aux fêtes civiques ......................... 27

II - LA PROMOTION ET L’INTEGRATION DE L’INDIVIDU VERTUEUX ............................. 33

A. Un système méritocratique..................................................................................... 33

1- L’accès aux dignités par le mérite, l’instrumentalisation de l’amour-propre à des fins sociales ........................................................................................................ 33

2- L’exemplarité et la visibilité des récompenses, source de distinctions sociales ? .................................................................................................................. 39

B. Un système impliquant un engagement complet de l’individu .............................. 44

1- Un engagement au service du maintien du système social, l’armée et le serment ..................................................................................................................... 44

2- Une famille entièrement tournée vers l’honneur et la pratique de la vertu .... 48

112

PARTIE II - L’INDIVIDU DANS LE CORPS POLITIQUE ............................................ 53

I - L’INDIVIDU ENTRE DROITS, DEVOIRS ET CITOYENNETE ......................................... 53

A. Les droits et devoirs de l’individu.......................................................................... 53

1- Les droits de l’individu : la « trinité politique » physiocratique actualisée .... 54

2- Les devoirs des individus : Justice, Morale et Bienfaisance .......................... 59

B. De l’individu au citoyen, la question de la citoyenneté ......................................... 65

1- La citoyenneté, ligne de partage entre gouvernants et gouvernés .................. 65

2- Les conditions positives d’accès à la citoyenneté .......................................... 69

II - LA FONCTION DU CITOYEN DANS LE CORPS POLITIQUE ......................................... 74

A. La Nation, pierre angulaire du corps politique ...................................................... 74

1- Le fonctionnement du corps politique : volonté générale et représentation ... 75

2- L’organisation du corps politique : pouvoirs et contre-forces ........................ 80

B. Un citoyen au sommet de l’édifice politique : le roi .............................................. 86

1- L’exercice de la Monarchie limitée par un Prince éclairé .............................. 86

2- Un Monarque entre omniprésence et modération ........................................... 91

CONCLUSION ........................................................................................................................ 96

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................... 98

TABLE DES MATIERES ..................................................................................................... 111


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