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La Philosophie de Réné Le Senne

Date post: 24-Apr-2015
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Jules Pirlot La Philosophie de René Le Senne In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 53, N°37, 1955. pp. 28-39. Citer ce document / Cite this document : Pirlot Jules. La Philosophie de René Le Senne. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 53, N°37, 1955. pp. 28-39. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1955_num_53_37_4532
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Jules Pirlot

La Philosophie de René Le SenneIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 53, N°37, 1955. pp. 28-39.

Citer ce document / Cite this document :

Pirlot Jules. La Philosophie de René Le Senne. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 53, N°37, 1955. pp.28-39.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1955_num_53_37_4532

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La Philosophie de René Le Senne

René Le Senne est mort à Paris le premier octobre dernier, âgé de soixante-douze ans. Il était une des figures représentatives de la Sorbonne, où s'est achevée sa carrière professorale. Des conférences à l'étranger, sa participation aux congrès internatio

naux, les liens qui l'unissaient à plusieurs académies italiennes et à l'Université de Louvain l'avaient fait largement connaître en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie... Il laisse une œuvre écrite étendue et variée, où les nobles méditations, denses et un peu hermétiques, du Devoir font pendant aux analyses concrètes, aux esquisses psychographiques du Traité de Caractérologie. Son prestige personnel, enfin, fut considérable: parmi ceux qui l'avaient approché, il n'était personne qui ne reconnût et n'appréciât la droiture et la sincérité du penseur, la modestie et l'affabilité de l'homme.

I

A parler en général, un itinéraire philosophique s'inscrit entre deux définitions de la philosophie. L'une, au point de départ, ne manifeste rien d'autre qu'un projet ; elle témoigne des influences subies par le philosophe et des aspirations personnelles qui le poussent à réfléchir pour son compte. L'autre, au point d'arrivée, traduit le résultat de ses efforts, ce qu'il a découvert et, à la fois, créé.

A l'origine de sa carrière, Le Senne se sent attiré par un « positivisme scientifique et politique ». Il lit W. James ; il s'intéresse à la psychologie et à la biologie. Son caractère le porte à rechercher l'efficacité morale ; s'il reçoit à l'Ecole Normale l'enseignement d'Hamelin, il n'en subit aucune influence, c'est F. Rauh qui est son vrai maître. Survient alors dans sa vie une période de crise. Les événements de 1914, raconte-t-il, lui démontrèrent que le progrès scientifique n'assure pas à lui seul le progrès

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moral. C'est alors qu'il fait retour à la métaphysique. Il lit Les Eléments principaux de la représentation, d'Hamelin. Il y voit que l'idéalisme absolu, « en montrant l'intelligibilité du monde », légitime la recherche philosophique. Le Senne a définitivement dépassé ce qu'il nomme « le réalisme superficiel » u).

Il se gardera pourtant de l'idéalisme abstrait. On peut expliquer ceci par l'influence compensatrice du bergsonisme. Par-dessus tout, l'homme qu'était Le Senne ne se fût jamais contenté d'une métaphysique impersonnelle. Proche parent de Biran par ses tendances caractérologiques, il éprouve très vivement ce qu'on peut appeler le sentiment du moi menacé. Il appréhende la pression des nécessités économiques sur la personne humaine, le progrès de l'emprise étatique, la dégradation des rapports humains dans une société industrialisée. La philosophie répondra chez lui à une préoccupation morale: fournir au moi, avec la confiance, le moyen de se préserver et de s'achever. Très normalement, Le Senne sera entraîné à la recherche de la valeur, entendue comme ce qui nous enrichit et nous personnalise. De là, il s'élèvera à l'affimation d'un Absolu, capable d'assurer la réussite de notre « destinée personnelle ».

Idéalisme, préoccupations morales, amour du concret, les œuvres de Le Senne répondent à cette triple inspiration. La simple inspection de sa bibliographie le révèle déjà. Le Devoir (1930), Le Devoir comme principe de toute valeur (1932), Obstacle et Valeur (1934), Sujet et Personne (1936), Traité de Morale Générale (1942), Traité de Caractérologie (1945), L'homme et la valeur (1946), La Destinée personnelle (1951), ces titres et d'autres encore attestent la tendance d'une pensée soucieuse de procurer à l'homme son épanouissement spirituel, en direction de la valeur, à partir d'une situation concrète à dominante caractérologique. La philosophie que Le Senne nous laisse est un spiritualisme personnaliste. Ole cherche d'abord une réponse à la célèbre question que se posait Biran: « Qu'est-ce que le moi ? ». Elle le voit, non comme une essence déterminée, définitivement figée, mais comme une liberté

<l> Le* mots entre guillemets sont repris à une interview publiée par Les Nouvelles Littéraires du 13 mars 1952. On retrouvera dans: J. PlRLOT, Destinée et Valeur, La philosophie de René Le Senne, les références justificatives aux œuvres de Le Senne, ainsi qu'une bibliographie complète.

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toujours active, en quête de progrès. Elle nous éclaire ensuite sur notre vocation ; elle nous fait reconnaître les sollicitations qui, dans notre situation, nous parviennent de la valeur ; elle nous aide à discerner les fins et les moyens, les secours, pour que nous les utilisions, les obstacles, pour que nous en triomphions. Elle nous inspire enfin une confiance victorieuse, en justifiant l'affirmation de la Valeur qui se laisse rencontrer à travers les valeurs. Le Senne a bien défini sa philosophie: « l'ensemble des médiations de la santé et du salut » (La Destinée personnelle, p. 207).

II

L'idéalisme, au jugement de Le Senne, n'est autre que « le reflet du spiritualisme sur l'objet » (Introduction à la Philosophie, p. 303). Il apparaît comme la riposte du moi à un défi. Face à l'obstacle qui voudrait lui barrer le chemin de sa spiritualisation, le moi se redresse et proclame qu'il n'y a rien d'extérieur à la conscience, rien d'impénétrable à l'esprit. Sa déclaration de principe idéaliste est que l'absolument inconnaissable n'est rien, qu'un mythe contradictoire.

Plus précisément, quand Le Senne rejette le réalisme, il refuse un matérialisme qui ferait de l'esprit un épiphénomène vide, une dépendance du corps. Ce n'est pas là, à proprement parler, réduire la matière à un fantôme inconsistant. Ce n'est pas nier que la matière soit: pareille négation, poussant l'idéalisme à la limite supérieure, enlèverait tout sérieux à notre vie. Le Senne affirme nettement : « II doit y avoir un au-delà de cet être que nous appréhendons par la connaissance et par l'action » (Le Devoir, p. 97). Mais il nie absolument que la matière soit « une chose en soi, c'est-à-dire une réalité indépendante de tout esprit, et particulièrement cette matière que nous connaissons, une réalité complètement indépendante du nôtre » (Introduction à la Philosophie, p. 252). La nature nous force à reconnaître son indépendance lorsqu'elle s'élargit sans mesure et prend du champ, pour ainsi parler, devant nos tentatives de pénétration ; si bien qu'il reste toujours en elle matière à exploration. Elle manifeste cependant aussi sa spiritualité radicale chaque fois qu'elle se laisse réduire en lois par la connaissance et modeler par l'action humaine. Le Senne se garde donc, d'une part, du matérialisme qui pose la matière inconnaissable, d'autre part, d'un idéalisme accompli qui la vou-

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drait parfaitement transparente à nos esprits. Du moi aussi, il dira d'abord que toute sa réalité « consiste dans son esprit tel qu'il se saisit lui-même par sa conscience » (La Destinée personnelle, p. 193) ; il admettra néanmoins qu'il se trouve incarné et relativement objectivé dans une structure.

Une grosse question se pose à l'idéalisme. Si tout est spirituel, comment rendre compte des résistances, même provisoires, de la nature à l'action du moi ? Invoquer la maladresse, la timidité, la mauvaise volonté du moi lui-même n'expliquerait pas tout, estime Le Senne. Il reste que l'obstacle ne cède pas aussitôt, au gré de la conscience la plus courageuse: c'est du dehors qu'il exerce sa pression sur le moi. Ce que révèlent les résistances de la matière, ce ne peut être que l'existence et l'action d'autres consciences. La responsabilité de nos échecs étant aussi hors de nous, ce dehors n'étant pas une chose en soi indépendante de l'esprit, il ne reste qu'à invoquer d'autres esprits. Nous savons bien d'ailleurs que nous ne sommes pas seuls, nous entrons effectivement en communication avec d'autres moi.

Est-ce tout ? Non, car la contradiction subsiste par la division entre consciences. La contradiction aurait-elle le dernier mot ? L'admettre reviendrait à réintroduire une chose en soi irréductible, sous la forme dune sorte d'absolu psychologique. Pour ne pas en arriver là, il faut s'élever à l'idéalisme absolu. Le non-moi, quoique distinct du moi particulier, ne peut être extérieur au Moi pur. Tout est porté par un Esprit premier, pour lequel il n'y a pas de dehors, bien qu'il y en ait un pour chaque esprit limité. En d'autres mots, une contradiction qui n'est, ni une chose, ni une opposition de termes dans une conscience subordonnée, doit être présente à Dieu: la contradiction entre consciences conduit à affirmer l'existence de Dieu. C'est lui qui assure leur unité concrète ; Le Senne le compare assez curieusement au président d'un conseil d'administration parmi les collaborateurs de l'entreprise.

III

Si Le Senne parvient jusqu'à Dieu en adoptant la perspective hamelinienne, il préfère d'ordinaire emprunter le chemin des valeurs. L'axiologie est une partie maîtresse de son œuvre.

11 n'est pas une activité humaine, démarche familière ou entreprise savante, contemplation théorique ou appréciation concrète,

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où ne se fasse sentir l'attraction de la valeur. Quand le moi prend conscience du non-moi, la valeur est déjà pour lui comme un fond indistinct où se dessinent les déterminations. S'il aspire sans cesse à déborder ses limites, à surmonter sa faiblesse, son ignorance, c'est qu'il y a en lui, intérieur au moi de fait, le moi de la liberté appelé à se personnaliser par sa visée de valeur. Ressentir une souffrance, c'est faire l'expérience d'une valeur qui nous manque, Le Senne ose dire d'une valeur négative. Se faire un idéal, c'est se représenter une valeur. C'est elle que nous rencontrons et admirons dans nos modèles, c'est d'elle que nous jouissons en cas de réussite. Le savant qui a résolu un problème, la trouve sous le nom de vérité ; l'artiste que l'inspiration a visité, l'homme courageux qui a maté la pusillanimité instinctive, l'amant dont la flamme est partagée atteignent en elle à leur épanouissement: les démarches cardinales de la conscience répondent partout à son appel. Nos fautes mêmes peuvent témoigner de son pouvoir, car on ment pour sauver son honneur, on se bat et on tue au service d'un idéal politique ou social.

La valeur est évidemment « psychologique », si elle doit se distinguer de son idée. Il n'y a de valeur intellectuelle que par l'activité d'un esprit où une vérité est éprouvée comme objective, féconde, utile ; il n'y a de valeur morale que du jour où les « bonnes intentions » stériles se traduisent en actes. A nous d'assumer nos responsabilités à cet égard. Il dépend de nous que vérité, beauté, justice, etc., soient reconnues, respectées, magnifiées ou au contraire méprisées et opprimées dans le monde. Les valeurs sont-elles aussi « métaphysiques » ? Ont-elles une origine transcendante ? Certains répondent par la négative à cette importante question: les valeurs ne seraient que création humaine, par exemple productions de la conscience collective. Le Senne, avec vigueur, prend parti en sens contraire. Les valeurs révèlent l'Absolu. L'homme ne crée pas la vérité ; il ne dépend pas de nous que le résultat d'une opération soit dix et non cinq ; un chiffre issu de notre fantaisie serait justement sans valeur. La vérité est ce que nous devons penser, l'absolu en tant qu'il est ; le bien manifeste l'absolu du devoir-être, le beau révèle l'absolu du devoir- sentir. En un mot, a la valeur est par essence une unification relationnelle entre sa source indépendante du moi et le moi » (La Destinée personnelle, p. 210).

A cette théorie de la valeur, il faut reconnaître plus qu'une

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signification purement théorique: comment pourrait-on parler de la valeur sans impliquer la pratique ? Le mouvement de la conscience, selon Le Senne, ne s'arrête pas aux valeurs particularisées dans notre expérience ; à travers elles, le moi se porte vers la Valeur absolue. C'est qu'il se heurte au conflit des valeurs. La vérité peut susciter un fanatisme destructeur de toute morale, de tout sentiment esthétique ou religieux, et ainsi de suite. Le seul moyen, pour la conscience, d'éviter ce déchirement, est de poursuivre une conciliation où les valeurs se soutiennent au lieu de s'entre-détruire. Encore cette harmonie exige-t-elle que nous renoncions à la partialité qui nous emprisonnait dans le service d'une valeur déterminée. Il nous faut viser une synthèse, ou mieux, une « contamination » des valeurs, en laquelle nous actualiserons la Valeur absolue, appréhendée comme la Source concrète unique des valeurs diverses.

Dira-t-on que c'est là un idéal chimérique ? Que notre limitation nous contraint toujours à choisir enfre des valeurs déterminées ? Le savant qui atteint des vérités ne peut faire qu'elles ne s'agglutinent à l'ensemble des vérités, dont elles sont solidaires. En outre, nulle vérité n'est actuelle que par un esprit qui la pense. On peut donc soutenir que la possession d'une vérité particulière est pour le savant un acte de coopération avec l'Esprit infini: dans l'intellection, il touche indubitablement à l'Absolu. L'artiste, de son côté, bénéficie du secours de l'Artiste suprême ; l'homme de bien se fait le collaborateur d'un Agent tout-puissant et bon ; celui qui aime communie avec l'Amour infini. Sans doute, on ne prétendra pas qu'un homme arrive ainsi à connaître l'Esprit infini tel qu'il se possède en lui-même. Mais à travers des médiations limitées, par une « intuition transmédiate », il atteint la Valeur là où elle transparaît, dans les valeurs finies, comme leur origine éternelle. Si les déconvenues, le caractère fuyant de notre vie, la perspective de la mort inéluctable nous font parfois désespérer de la « rencontre cœur à cœur de l'homme et de l'Absolu » (Intro- duction à la philosophie, p. 422), il faut, ici encore, répondre par le courage et la confiance. L'homme qui maintient son élan vers la valeur, rien ne peut le déconcerter. Les échecs ne l'arrêtent pas, ils lui sont une occasion de rebondir. Le temps lui sert à parfaire son épanouissement spirituel. La mort même ne l'effraie pas ; il sait que notre esprit n'est pas un simple reflet de la matière ; il sait que la valeur ne nous trompe pas et que l'Absolu nous unit

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à lui, non pour nous perdre, mais pour nous faire accéder finalement au salut.

IV

II est, dans l'œuvre de Le Senne, un élément dont la signification et la relation au tout n'ont pas toujours été exactement comprises: la caractérologie. On sait qu'il s'agit de la caractérologie de Heymans, reprise par Le Senne et répandue par lui dans les pays de langue française. Maint philosophe a pu considérer comme un hors-d' œuvre cette longue incursion dans la science du caractère. D'un point de vue opposé, des esprits portés vers la psychologie positive ont mal supporté, dans un traité de caractérologie, ces références inhabituelles à des thèses de métaphysique spiritualiste.

« Ceux qui me reprocheraient d'abandonner la Philosophie de l'esprit pour la caractérologie, écrit Le Senne, méconnaîtraient que celle-ci en est justement l'aboutissement » (Les Nouvelles Littéraires, 13 mars 1952). C'est que les démarches de la conscience, en nous, portent toujours la marque de notre caractère. Parler du moi, c'est aussi décrire un caractère, c'est dessiner la structure de dispositions héritées, le squelette mental que nous impliquons chaque fois que nous agissons. En outre, le caractère n'est qu'une situation initiale, destinée à s'individualiser sous la pression des circonstances de la vie, et par l'action du moi lui-même. Celui-ci peut exploiter diversement ses ressources caractérielles, actualiser les unes de préférence aux autres, accroître leur efficacité, remédier à leur lacunes, etc. Le Senne écrivait: « La caractérologie est la grammaire de l'individualité, l'individualité, la littérature de cette grammaire » (Les Nouvelles Littéraires, 13 mars 1952). Qui s'engage dans la voie d'un idéalisme concret, ne peut manquer d'être conduit, de la considération de l'esprit, à celle des esprits. Le Senne aurait voulu en pousser l'étude jusqu'à la connaissance de l'individuel. 11 envisageait de prolonger la caractérologie par une « idiologie » : par-delà le caractère, simple type-repère, on y aurait retrouvé l'unité mentale originale dont procèdent les actions d'un moi singulier.

Lorsque l'individualité évolue en direction de la valeur, elle mérite progressivement le nom de personnalité. La recherche qui nous personnalise porte la marque de nos dispositions caractérielles, dans ses échecs et dans ses succès, L'indifférence à la valeur

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sera surtout le fait des apathiques insensibles, de certains sentimentaux bloqués par la timidité ; le découragement sera plus fréquent chez les inactifs, prématurément déçus, aigris, et livrés au pessimisme. La réponse positive aux appels de la valeur se colorera, suivant les cas, de persévérance tenace et d'esprit de système chez les flegmatiques, d'impulsivité chez les nerveux, d'initiative chez les colériques, du goût de la grandeur chez les passionnés... Ainsi l'idéalisme concret met constamment en avant l'importance de la caractérologie.

Celle-ci, à son tour, ne peut couper les ponts qui la relient à la philosophie spiritualiste. Si elle veut étudier le moi comme un objet, elle voit s'élever contre elle notre sentiment spontané, suivant lequel la personne humaine s'appartient légitimement et est en droit de se refuser à toute contrainte. Si la caractérologie s'imagine étreindre dans ses classifications abstraites le mystère individuel, elle se fourvoie dans des diagnostics simplistes et aboutit aux plus arbitraires conclusions. En ces deux cas, oublieuse des richesses concrètes de l'esprit, elle cède à la tentation d'objectivisme.

Le Senne veut que la caractérologie recherche une connaissance plus précise du moi. Est-ce à dire une connaissance objectivante ? Pour Le Senne, la science du caractère ne doit pas répondre à une curiosité purement théorique ; elle vise avant tout une amélioration des relations humaines. « L'idéal de la caractérologie est évangélique : se connaître les uns les autres pour s'aimer les uns les autres » (La Destinée personnelle, p. 100). L'homme, par son intelligence, peut s'abstraire de son propre caractère. Ce faisant, il est à même de mieux connaître autrui. Qu'il s'agisse des rapports de la vie quotidienne, d'histoire littéraire ou politique, d'action sociale, de psychiatrie, d'éducation, l'intercaractérologie nous préserve d'imaginer maladroitement chez les autres un caractère identique au nôtre, elle permet au sanguin de comprendre l'émotif au lieu de railler sa timide réserve, et ainsi de suite. Elle favorise aussi la sympathie, et par conséquent l'entraide. Connaissant mon partenaire en ce qu'il a d'original, j'épouserai à la source le mouvement intime qui inspire ses attitudes, ses réactions sentimentales ou volontaires ; je l'aimerai, lui, non pas moi en lui. Je l'aiderai aussi utilement à s'orienter vers sa vocation propre. Convenablement éclairée, ma bonne volonté risquera moins des interventions maladroites qui la rendraient plus gênante que secourable.

Le Senne nous met encore en garde contre l'abstraction. Une

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caractérologie inconsciente de ce danger négligerait les nombreux facteurs extra-caractériels, puissance organique, milieu éducatif et sociologique, qui viennent se composer avec le caractère pour constituer l'individualité. En outre, décrivant des conduites empiriques, elle ne donnerait de l'homme qu'une image partielle et comme périphérique, étrangère à l'intimité spirituelle. Le Senne veut remédier à la trop grande généralité des cadres caractérologiques par le recours aux sciences annexes: physiologie, morphopsychologie, psychiatrie, psychotechnique. A condition que leurs résultats s'intègrent dans une représentation totalisante de l'homme, ces disciplines permettront de cerner les caractères existant dans les individus. En fin de compte, on mettra au jour, autant qu'il est possible,

l' individuum ineffabile, si l'on enrichit la conception abstraite par une forme de connaissance plus intuitive, connexe à l'amour. La caractérologie ne peut manquer d'être abstraite. Mais qu'elle ait conscience de ses limites et s'efforce de les dépasser, qu'elle tâche de suggérer par des descriptions toujours plus complexes l'intraduisible intuition: on devra alors concéder qu'elle n'objective pas nécessairement le moi, qu'elle a le sens du mystère et favorise entre les hommes le respect de la singularité individuelle.

V

Le 10 octobre 1951, l'Institut supérieur de Philosophie commémorait par une séance académique solennelle le centenaire de la naissance du Cardinal Mercier. René Le Senne était au nombre des personnalités présentes. Sa toge de couleur éclatante le désignait comme le représentant de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris. En même temps, sa présence en ce lieu, le discours qu'il y prononça pour célébrer la mémoire de Mercier <2), sa participation active aux journées d'études qui suivirent rappelaient ses titres de docteur honoris causa de l'Institut et de membre associé de la Société philosophique de Louvain.

Les faits que nous venons de rappeler manifestent une sympathie non douteuse pour le thomisme. Elle n'empêchait pas Le Senne de se sentir un peu dépaysé dans un entourage thomiste. Ce n'est pas sans appréhensions, avouait-il, qu'il avait accepté de

<2) Voir la plaquette: Le centenaire de la naissance du Cardinal Mercier, fondateur de l'Institut supérieur de Philosophie à Louvain.

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discourir sur Mercier, se jugeant trop peu familiarisé avec le sujet ; faut-il rappeler que le Docteur Angélique n'avait eu aucune part à sa formation ? Le Senne a commencé par l'idéalisme ; il s'y tiendra comme à un point de départ indispensable, même s'il le dépasse dans le spiritualisme. Par le mot: réalisme, il entend toujours désigner une sorte de matérialisme où l'esprit est soumis à la matière. Et il ne peut s'empêcher d'appréhender, en toute philosophie de l'être, un « réalisme » de ce genre. II lui semble que l'être se conçoit presque inévitablement comme l'acquis solide, le bloc de marbre, « ce sur quoi on est installé comme le paysan sur sa terre » <3). Tel thomiste de renom, disait-il, l'avait confirmé dans cette idée. Le prestige de Lavelle, son amicale insistance, la lecture du premier volume de La Dialectique de VEternel Présent n'avaient pu vaincre sa méfiance. Il préférait mettre en avant l'omniprésence de l'esprit, les exigences du devoir-être, le souci de la valeur. Faut-il dire qu'un fossé infranchissable se creuse entre l'idéalisme de Le Senne et le réalisme thomiste, interdisant toute communication, d'une philosophie de la conscience à une philosophie de l'être ? Le Senne estimait qu'après tout, il n'y a qu'une réalité, qui « confère à tout système ce qu'il contient de vérité » ; dès lors, « mieux vaut que nous composions nos différences au lieu de les opposer » <4>.

Pour se représenter cette bienfaisante composition, on pourrait utilement rappeler les idées émises par M. A. Forest dans cette Revue (5). La pensée moderne, en métaphysique, a pris la forme d'une analyse de l'expérience, où s'opère une reprise du sujet par soi, mais dans son rapport à l'être. Sa méthode est la phénoménologie ou, plus largement, la réflexion, le retour sur l'esprit saisi dans la nature même de sa référence à l'objet. Le Senne estime répondre à l'inspiration la plus constante de la philosophie en recherchant l'existence dans l'expérience où nous prenons conscience de notre existence. Il y puise la conviction que l'existence est l'esprit antérieur à toute limitation quelconque. Qu'est-ce que l'existence pour nous, sinon ce monde de couleurs, de formes, de

<*> Echange de vues aux Journées d'études Cardinal Mercier, Revue Philosophique de Louvain, t. 49, nov. 1951, p. 679.

<*> Echange de vues..., 1. c, p. 728. «•> A. FOREST, Orientations actuelles en métaphysique, Revue Philosophique

de Louvain, t. 49. pp. 655-678.

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résistances, ce monde de joies, de souffrances, de réflexions qui est offert à notre conscience et inclus en elle, pour qu'elle le contemple, l'éprouve, le transforme ? Tout cela, ce ne sont que des détails de notre conscience, laquelle contient tout. L'existence est donc l'esprit indépendant de ce qui fait notre esprit humain. A proprement parler, c'est l'expérience axiologique qui nous ouvre l'accès au réel véritable. D'une part, la valeur est existentielle, rien n'ayant de valeur en dehors de l'existence. D'autre part, l'existence ne subsiste que par la valeur: à la limite où elle se dévaluerait entièrement, elle deviendrait illusoire et s'évanouirait. En même temps, la valeur est spirituelle, puisqu'elle enrichit et glorifie notre moi spirituel: « Esprit et valeur sont synonymes » (La Destinée personnelle, p. 203). A l'origine de l'un et de l'autre, Le Senne reconnaît l'Absolu. Dieu est l'Esprit infini: il fournit aux moi finis, non créateurs, l'énergie spirituelle par laquelle ils dépassent inlassablement leurs contenus limités. Dieu est la Valeur: s'il est l'Etre justifié et adorable, c'est parce qu'il est la Valeur unique et infinie contre laquelle les hasards de l'expérience ne peuvent rien.

L'orientation de la philosophie médiévale apparaît, certes, différente. Plus objective, elle tend à dégager l'intelligibilité de l'être. Sa visée est ontologique ; c'est dans l'être qu'elle trouve le fondement des valeurs. Mais le thomisme contemporain, le thomisme sous sa forme la plus achevée, semble bien surmonter l'opposition. Ne s'est-il pas orienté vers un réalisme à la fois ré- flexif et métaphysique ? Tout en maintenant que le mouvement de l'esprit vers l'être est fondamental, il reconnaît que l'être n'est pour nous que grâce à un approfondissement spirituel. « L'esprit se possède lui-même dans le consentement qu'il donne à l'être. Inversement l'intelligence devient ontologique... (dans) la présence de soi à soi... La vérité de l'ontologie et celle de l'expérience spirituelle sont garanties l'une par l'autre » (6>. On aperçoit comment le thomisme et l'idéalisme personnel de Le Senne peuvent, non seulement sympathiser, mais s'entendre. Le Senne absolvait déjà une ontologie chrétienne qui introduit dans YEns causa, sut plus qu'une nécessité inerte, l'infinité, la personnalité, la générosité dont il fait, lui, de préférence les attributs de la Valeur. Il affirme

<*' A. FOREST, Orientations actuelle» en métaphysique, Revue Philosophique de Louvain, t. 49, nov. 1951, p. 675.

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que l'essence du moi est d'avoir un horizon, mais de ne s'y enfermer jamais, tandis que la donnée est toujours un mixte de détermination et de valeur. Un thomiste lui dira qu'il a tenté de préciser et d'approfondir des conceptions analogues en énonçant les compositions classiques: essence et existence, substance et accidents, acte et puissance. Le Senne parle de la diffraction qui distingue le moi et Dieu, d'une opposition relative entre la Valeur et les valeurs. Un thomiste remarquera que c'est, en d'autres termes, évoquer la participation. Ainsi s'établirait un dialogue bienfaisant, où Le Senne appuierait pour sa part sur les dangers de l'objectivisme abstrait, tandis que le thomisme insisterait sur la nécessité de ne pas subjectiviser l'expérience au plan de la conscience humaine.

La philosophie de Le Senne a dûment fait face à l'une des requêtes majeures de la pensée contemporaine: surmonter l'opposition séculaire de l'idéalisme et de l'empirisme. Il commence par dépasser toute forme d'objectivisme, réalisme de la perception ou de l'idée, en proclamant la primauté du moi et l'interdiction d'amputer l'expérience. Ensuite, il déborde l'idéalisme même dont il était parti, pour aboutir à un spiritualisme personnaliste. Son oeuvre vérifie la parenté de l'esprit et de l'être. Elle aide l'homme d'aujourd'hui à résister à la pression du matérialisme et d'une société mécanisée. Elle l'oriente vers sa personnalisation en lui offrant le concours de la Valeur souveraine. On jugera qu'elle a été une étape considérable du spiritualisme français.

Jules PlRLOT.

Floreffe.


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