+ All Categories
Home > Documents > Pragmatique procédurale et discours - Université de … Notre conception de la pragmatique...

Pragmatique procédurale et discours - Université de … Notre conception de la pragmatique...

Date post: 27-May-2018
Category:
Upload: dodang
View: 216 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
25
Revue de Sémantique et Pragmatique. 2005. Numéro 17. pp. Pragmatique procédurale et discours * Louis de Saussure Université de Neuchâtel, Institut de linguistique ** It’s more rewarding, I think, to interpret a piece of discourse in terms of cognitive processes dynamically unfolding through time than to analyse it as a static string of words and sentences. Wallace Chafe 1 1. Introduction La notion de « discours » s’est développée de manière contradictoire d’une approche à l’autre. En particulier, l’idée d’un « discours-comme-tout » produite par les théories de la cohérence et de l’analyse psychosociale, s’affronte aujourd’hui à celle du « discours-comme-processus » envisagé dans les approches dynamiques du sens, de la sémantique du discours à la pragmatique radicale (ou « cognitive ») de Sperber & Wilson (théorie de la pertinence). Cet article a pour objectif de revenir sur la contribution possible de cette dernière approche, en particulier de la théorie de la pertinence de Sperber & Wilson, sur la notion de discours. A notre sens, cette contribution passe par la modélisation de processus rationnels (cognitifs), modélisation dont nous proposons qu’elle fasse intervenir la notion de « procédure » de manière plus centrale qu’elle ne le fait aujourd’hui. De nombreuses formulations ont miné le débat et l’ont conduit vers des extrémités inutiles. Les pragmaticiens radicaux ont pu aller jusqu’à juger que l’analyse du discours est un domaine dépourvu d’objet scientifique (Reboul & Moeschler 1998, 39sq), ou qu’une théorie de la communication verbale ne doit pas se construire, de près ou de loin, comme l’étude du discours (Blakemore 2002, 150). Certains analystes du discours, à l’inverse, et surtout dans la tradition psychosociale, ont cru de leur côté pouvoir dire que le programme des sciences cognitives (Fodor – Katz – Chomsky), et en particulier les pragmatiques cognitives * Merci à Antoine Auchlin et Anne Grobet pour leurs commentaires précieux sur une première version, ainsi qu’aux lecteurs anonymes pour leurs remarques très pertinentes. ** Espace Louis-Agassiz 1 – CH 2000 Neuchâtel – Suisse. E-mail : [email protected]. 1 Chafe (1987 : 48), cité par Wilson (1998 : 70).
Transcript

Revue de Sémantique et Pragmatique. 2005. Numéro 17. pp.

Pragmatique procédurale et discours*

Louis de Saussure Université de Neuchâtel, Institut de linguistique**

It’s more rewarding, I think, to interpret a piece of discourse in terms of cognitive processes dynamically unfolding

through time than to analyse it as a static string of words and sentences.

Wallace Chafe1

1. Introduction La notion de « discours » s’est développée de manière contradictoire d’une

approche à l’autre. En particulier, l’idée d’un « discours-comme-tout » produite par les théories de la cohérence et de l’analyse psychosociale, s’affronte aujourd’hui à celle du « discours-comme-processus » envisagé dans les approches dynamiques du sens, de la sémantique du discours à la pragmatique radicale (ou « cognitive ») de Sperber & Wilson (théorie de la pertinence). Cet article a pour objectif de revenir sur la contribution possible de cette dernière approche, en particulier de la théorie de la pertinence de Sperber & Wilson, sur la notion de discours. A notre sens, cette contribution passe par la modélisation de processus rationnels (cognitifs), modélisation dont nous proposons qu’elle fasse intervenir la notion de « procédure » de manière plus centrale qu’elle ne le fait aujourd’hui.

De nombreuses formulations ont miné le débat et l’ont conduit vers des extrémités inutiles. Les pragmaticiens radicaux ont pu aller jusqu’à juger que l’analyse du discours est un domaine dépourvu d’objet scientifique (Reboul & Moeschler 1998, 39sq), ou qu’une théorie de la communication verbale ne doit pas se construire, de près ou de loin, comme l’étude du discours (Blakemore 2002, 150). Certains analystes du discours, à l’inverse, et surtout dans la tradition psychosociale, ont cru de leur côté pouvoir dire que le programme des sciences cognitives (Fodor – Katz – Chomsky), et en particulier les pragmatiques cognitives

* Merci à Antoine Auchlin et Anne Grobet pour leurs commentaires précieux sur une première

version, ainsi qu’aux lecteurs anonymes pour leurs remarques très pertinentes. ** Espace Louis-Agassiz 1 – CH 2000 Neuchâtel – Suisse. E-mail : [email protected]. 1 Chafe (1987 : 48), cité par Wilson (1998 : 70).

Louis de Saussure 102

comme la théorie de la pertinence de Sperber & Wilson (1995), constituait une régression parce qu’il n’aborderait pas la dimension sociale dans laquelle le discours se construit, à cause de l’individualisme méthodologique fodorien (Caron 1997, Roulet et al. 2001 ; voir Saussure 2003a, 29 et 112 sq pour une discussion), voire que l’étude du langage naturel aurait souffert d’une « dictature syntaxique imposée par le chomskisme » (Bernicot & Trognon 2002, 14).

Au delà de ce débat récurrent, et en passe de devenir stérile, entre approches cognitives et psychosociales, il convient de replacer les projets théoriques en jeu dans leurs domaines respectifs et de montrer en quoi ils ne sont pas simplement « en concurrence » : ils sont autolimitatifs et non autosuffisants.

Pour ce faire, on évoquera ici ce qu’une pragmatique radicale, en particulier procédurale, peut dire du discours en tant que séquence d’énoncés donnant lieu à des interprétations et donc en tant que séquence d’interprétations ; ce que nous appelons la pragmatique procédurale est une approche qui cherche à rendre compte de l’interprétation sémantique et pragmatique par l’idée que l’interprétation est un calcul (ou une activité de raisonnement) automatique, qui se réalise en fonction d’instructions, dont certaines sont codées par des expressions particulières (dites « procédurales », cf. Blakemore 1987)2.

Après avoir évoqué les principales différence entre les approches, on considérera le fait que certaines propositions soutenues dans le cadre de la théorie de la pertinence sont elles-mêmes problématiques pour la perspective qui, en principe, est la sienne, dès qu’on en propose une modélisation procédurale. On observera ensuite quelques phénomènes interprétatifs qui concernent des suites d’énoncés et qui éclairent ce qui ressortit à l’énoncé et ce qui ressortit au discours. Enfin, on évoquera une possibilité de contribution de la pragmatique radicale à la question de la production en conversation.

2. Discours statique, discours dynamique

L’objet d’étude discours a un sens évident pour l’analyse du discours, qui observe les productions langagières une fois terminées et dont l’organisation est reconstruite par l’analyse a posteriori – il s’agit donc de productions « formant discours » phénoménologiquement, selon la métaphore hégélienne de l’oiseau de Minerve qui prend son vol au crépuscule (explicitement rappelée par Kuyumcuyan 2000). Il s’agit d’une perspective statique, qui a alimenté la plupart des approches de la cohérence, en particulier autour de la notion de structures rhétoriques (Hobbs 1985, Mann & Thompson 1988).

2 Notre conception de la pragmatique procédurale est discutée et illustrée dans Saussure (2003)

par l’intermédiaire de la modélisation procédurale que nous proposons pour l’interprétation des données temporelles.

Pragmatique procédurale et discours 103

Pour la pragmatique radicale, en principe, il en va tout autrement. Le discours ne peut s’y aborder que comme un processus cognitif : une séquence d’interprétations d’énoncés, donc une séquence d’effets interprétatifs (dits « cognitifs »). Ce qu’elle peut en dire relève donc de l’évolution de l’environnement cognitif3 du destinataire énoncé après énoncé, de manière dynamique à travers le temps. Cela permet d’envisager la description d’un état cognitif initial, d’un état final, et de tous les états et changements intermédiaires, liés à la production d’inférences. La théorie de la pertinence observe des processus dynamiques de traitement de l’information, et non des structures déterminables a posteriori. Il s’agit là d’une perspective dynamique.

Pourtant, au sein même de la théorie de la pertinence, ce présupposé dynamique a été parfois involontairement délaissé au profit de tentatives de modélisation qui relèvent davantage d’une perspective statique que dynamique.

2.1. Des procédures peu procédurales

La contribution de Blakemore (en particulier l’impulsion donnée par ses travaux de 1987) est capitale, car elle adapte les descriptions instructionnelles de Ducrot au modèle inférentiel de la théorie de la pertinence et ouvre ainsi dans l’approche post-gricéenne le champ d’étude donné par la dichotomie entre matériau conceptuel et procédural encodé. Elle considère qu’il existe des expressions, en particulier des connecteurs, qui n’encodent pas un concept mais une procédure inférentielle : elles déterminent des choix de contextualisation et forcent des inférences selon des schémas procéduraux qui leurs sont propres. Ce faisant, ces expressions servent de guides pour l’interprétation, une idée développée par la suite dans les travaux tant anglo-saxons que genevois (par exemple chez Luscher 2002[1998]). Pourtant, la manière de concevoir ces procédures a souvent été assez peu procédurale. Dans la tradition genevoise, tant chez Moeschler et al. (1994) que chez Luscher (2002[1998]), les « procédures » sont des arborescences abstraites, des « parcours » que le destinataire « applique », mais sans que les paramètres déterminant tel ou tel parcours (les conditions de choix) soient toujours déterminés. C’est la méthode des arbres de Porphyre. Mais surtout, appliquée aux connecteurs, elle fait intervenir les deux énoncés connectés dans la description, ce qui pose un problème de méthodologie descriptive, le même que nous rencontrons chez Blakemore. Illustrons-le à l’exemple de et et de mais.

L’hypothèse de Blakemore & Carston (2002) sur la conjonction et consiste à considérer que deux énoncés coordonnés sont interprétés comme un « ensemble unique » (les propositions coordonnées font sens ensemble, comme un tout, donc, d’une certaine manière, formant discours). De manière similaire, l’interprétation

3 À savoir l’ensemble des faits qui lui sont manifestes.

Louis de Saussure 104

des énoncés connectés par mais fait intervenir des implicatures dérivées des deux énoncés ensemble et donc nécessairement formant discours de la même manière.

Cela revient d’abord à postuler que le traitement d’unités plus larges est, dans certains cas au moins, plus riche que le traitement d’énoncés simples : de P et Q, le destinataire tirerait davantage que des deux propositions traitées simplement l’une après l’autre, séquentiellement. Il en irait de même pour mais, de plus, d’ailleurs etc.

Par exemple, le traitement de P mais Q se déroule de la manière suivante, selon le cas prototypique :

- P déclenche l’implicature I - Q déclenche l’implicature I’ inconsistante avec I (I’ → ¬ I) - I est abandonnée au profit de I’ L’exemple canonique de Blakemore (1987) est :

(1) Jean n’est pas un économiste, mais c’est un businessman (ma traduction). Ici, P correspond à Jean n’est pas un économiste et Q à Jean est un businessman.

Le contexte d’interprétation envisagé pour le traitement de cet exemple est le suivant : on se demande s’il faut consulter Jean sur une question financière. L’explication du fonctionnement (procédural) de mais passe par la mise à plat des informations présentées :

- P déclenche l’implicature I Jean ne doit pas être consulté, par modus ponens avec pour prémisse implicitée Quelqu’un qui n’est pas économiste n’est pas compétent en matière financière.

- Q déclenche l’implicature I’ Jean doit être consulté, par modus ponens avec pour prémisse implicitée Un businessman est compétent en matière financière. I’ est inconsistant avec I.

- I est abandonné au profit de I’. La procédure spécifie donc un schéma d’inférence :

Mais (P, Q) : P→ I Jean ne doit pas être consulté Q → I’ tq I’ → ¬ I Jean doit être consulté I’ Jean doit être consulté

Des schémas procéduraux bâtis sur une architecture du même type peuvent

s’appliquer à d’autres connecteurs (certains connecteurs, comme et, sont litigieux quant à leur statut procédural ou non4).

4 Dans Saussure & Sthioul (2002), nous donnons un aperçu de quelques positions dominantes

en présence sur ce point en sémantique et pragmatique.

Pragmatique procédurale et discours 105

De cela, il ressort qu’une forme comme Mais (P,Q) relève de l’interprétation du discours P mais Q et non de l’énoncé seul mais Q confronté à un contexte dans lequel P apparaît. On le voit, la manière la plus simple de formuler les choses dans le cadre théorique de Blakemore consiste à faire porter le connecteur sur deux énoncés. Il en va de même pour Et (P,Q), De plus (P,Q), etc. Il s’agit d’un détail qui a des conséquences.

Cette manière d’aborder la question pose en effet problème pour une approche pragmatique radicale. En particulier, elle n’est pas dynamique, car, au contraire des hypothèses liées au traitement des énoncés, qui traitent de la contextualisation d’une proposition donnée par un énoncé « courant », elle suppose le traitement conjoint de deux énoncés donnés.

De la sorte, la perspective posée sur le traitement du langage naturel fait localement fi de la linéarité du signifiant, et renvoie bien à un présupposé pour lequel le sens surgirait a posteriori et selon une interprétation rétrospective mettant en jeu des relations entre constituants linguistiques. En effet, ce n’est plus la dynamique réelle de l’interprétation qui est alors envisagée mais l’analyse globale d’objets propositionnels (deux énoncés et leurs implicatures) alors que, dans la réalité, l’apparition de ces objets propositionnels constitue des événements distincts (au moins deux énonciations à caractère propositionnel). Voilà qui semble en rupture avec le projet de la pragmatique radicale qui demande une modélisation non pas rétrospective mais dynamique.

De la sorte, le simple fait de passer de l’énoncé au discours, au sein de la théorie de la pertinence, a conduit au risque d’une contradiction. Or il existe une autre manière de voir les choses : si le destinataire réalise un traitement qui ressemble à celui exposé ci-dessus, c’est simplement parce qu’il est en train de traiter un énoncé courant Mais Q et qu’il a déjà tiré l’implicature I. Mais lui demande simplement de résoudre le paradoxe présenté par les deux hypothèses contextuelles I et I’ d’une manière particulière (ne retenir que I’). Mais ne porte pas sur deux énoncés mais bien sur un énoncé, en contraignant la construction du contexte d’interprétation, notamment en incorporant une hypothèse contextuelle tenant lieu de I. La proposition que mais est censée « relier » à l’énoncé courant peut être soit dans le discours amont, soit dans l’environnement cognitif du destinataire. En d’autres termes, le P de la description ci-dessus peut très bien ne jamais avoir été verbalisé (qu’on imagine l’automobiliste s’adressant au contractuel : « Mais je ne suis resté que cinq minutes ! », un cas dans lequel il est facile de retrouver l’hypothèse contextuelle contradictoire avec l’implicature il est injuste de me mettre une contravention). Difficile, dans ces conditions, de persister à croire que mais relie nécessairement deux énoncés. Mais appartient à l’énoncé courant, et mais Q forme cet énoncé courant.

Bien entendu, la même modélisation vaut aussi bien pour les cas où H a été antérieurement dérivée d’un énoncé précédent.

Louis de Saussure 106

La procédure de mais devrait donc plutôt ressembler à ceci :

Mais (Q) : Q implicite I I est inconsistant avec une hypothèse contextuelle H I annule H

Dans cette version, toutefois, on décrit des situations qui se produisent ou sont le

cas : Q implicite I, I est inconsistant avec une hypothèse, I annule cette hypothèse. Une procédure ne décrit pas des états de faits, elle liste les opérations à réaliser. Plutôt que « Q implicite I », il faut donc dire « De Q et du contexte, tirer l’implicature I », et ainsi de suite. De la sorte, il faut donner la procédure de mais de la manière suivante :

Mais (Q) : 1. De Q et du contexte, dériver l’implicature I.

2. Annuler une hypothèse contextuelle H inconsistante avec I.

Cela dit, le caractère séquentiel de ce chemin est une réduction de modélisation. Il

faut en effet remarquer que pour motiver l’usage de mais, le destinataire doit trouver une implicature (qui n’est pas forcément évidente) qui a pour caractéristique d’être inconsistante avec une hypothèse H, qui, elle-même, n’est pas forcément saillante non plus. Cela illustre une première fois le fait que, vraisemblablement, le destinataire peut être amené à faire une conjecture sur la nature tant de l’implicature que de l’hypothèse inconsistante avec elle ; en d’autres termes, le processus de production de sens s’effectue à plusieurs niveaux parallèlement.

L’important, c’est que de la sorte, l’analyse du traitement en reste au niveau de l’énoncé et du contexte : mais ne porte plus que sur une seule proposition, ce qui autorise son traitement comme intégré à l’énoncé courant. De la sorte, nous n’avons utilisé ni un arbre de Porphyre ni un schéma inférentiel abstrait portant sur deux énoncés. Avec un certain degré d’imprécision et d’imperfection, certes, on a utilisé la méthode de l’algorithme, dans lequel la procédure s’applique sur une forme propositionnelle exprimée par un énoncé.

Notons qu’on pourrait penser que l’analyse proposée échoue à rendre compte des cas dans lesquels le connecteur n’est pas directement attaché à l’énoncé courant. Ce serait le cas dans un exemple comme Max n’est pas économiste, mais, compte-tenu du fait qu’il a l’expérience des marchés, qu’il a la pratique du business à l’américaine et que, après tout, il a fait de bonnes affaires, il vaut la peine de le

Pragmatique procédurale et discours 107

consulter. Plutôt que de considérer que le connecteur appartiendrait alors à un segment discursif et non à un énoncé, on en reste à l’idée qu’au moment du traitement linéaire, les propositions supplémentaires provoquent des moments d’attente d’attachement du connecteur à l’énoncé qu’il concerne : une hypothèse anticipatoire attend la complétion de l’énoncé courant. Le phénomène serait ainsi identique à l’attente de la saturation de la forme logique en présence d’appositives en conversation, comme dans Je prendrai, pardonnez-moi si cela vous dégoûte, des escargots. La discussion sémantique au sujet de mais nous entraînerait trop loin, mais que mais fasse partie de l’énoncé même en présence d’un cotexte droit qui le sépare localement de son site d’attachement permet de conserver le modèle suggéré ici.

Bien entendu, cela ne suffit pas : dans le cas typique, mais oblige à identifier une hypothèse contextuelle saillante contradictoire avec une inférence tirée de l’énoncé courant, et communique que les raisons qui conduisent à éliminer cette hypothèse contextuelle sont meilleures que celles qui conduisent à l’entretenir. Ainsi, on asserte que le fait que Jean soit un businessman est une meilleure raison pour rejeter l’hypothèse contextuelle selon laquelle il ne faut pas le consulter que ne l’est le fait que Jean n’est pas économiste pour l’accepter. La description de mais s’enrichit encore de plusieurs paramètres qui ne seront pas évoqués ici, notamment qui concernent la nature de l’hypothèse contextuelle H, qui doit porter sur le même type d’objet que I. Il ne s’agit que de questionner la méthode de modélisation et de montrer le caractère par trop statique de la description de Blakemore. Une légère transformation la rend ainsi plus compatible avec la perspective dynamique qui sous-tend la pragmatique radicale.

En résumé, le connecteur est attaché directement à l’énoncé courant, il oblige à sélectionner dans le contexte une proposition absente de l’énoncé courant mais manifeste au destinataire (proposition souvent obtenue lors du traitement d’un énoncé antérieur ou d’une série d’énoncés antérieurs), et il mène à des opérations inférentielles spécifiques.

Bien que cette question soit complexe, et en fasse intervenir d’autres (comme le fait que le traitement de certains énoncés demande de réévaluer des représentations préalablement obtenues), il semble erroné de supposer que nous traitons ensemble des énoncés différents : à un énoncé correspond un temps donné et un contexte donné (l’oublier serait oublier la linéarité du signifiant), et donc à deux énoncés correspondent deux moments différents et deux contextes. Typiquement, le contexte de traitement du deuxième énoncé est différent au moins sur une représentation à caractère propositionnel du contexte de traitement du premier, même lorsque des propositions sont coordonnées ou connectées à l’intérieur d’une seule « phrase ». Une procédure, pour la pragmatique procédurale, doit identifier des unités propositionnelles bien formées minimales et traiter de sélections de contextes dans

Louis de Saussure 108

un environnement cognitif donné5. La tentative de gérer les connecteurs discursifs au sein de la théorie de la pertinence par le biais d’une isolation artificielle de plusieurs énoncés, comme s’ils faisaient l’objet d’un traitement unique, peut être évitée.

Le Modèle des inférences directionnelles de Moeschler (1998 et 2000) présente une méthode qui rappelle celle de Blakemore, tout en s’inspirant également de la théorie de l’Optimalité. Quand Blakemore isole des inférences tirées des deux énoncés connectés, Moeschler isole des « traits directionnels » provenant d’informations de diverses natures fournies par les deux énoncés entrant dans une relation temporelle ou discursive quelconque. Par exemple, dans une séquence passé simple – plus-que-parfait, Moeschler explique la régression du temps par un calcul faisant intervenir à la fois une instruction de progression donnée par le premier énoncé à cause du passé simple et une instruction de régression donnée par le deuxième, à cause du plus-que-parfait, le conflit étant alors résolu par une hypothèse contextuelle. Ces deux « traits » provenant de deux énoncés distincts se combinent lors d’un mécanisme de prise de décision temporelle qui, de ce fait, prend deux énoncés comme paramètres – et donc un discours (voir Saussure 2003a, 140sq pour une discussion).

2.2. Discours et sens, intuitions et intentions

Reboul & Moeschler (1998) proposent d’aborder le discours avec des outils venus de la pragmatique radicale. Leur position consiste à supposer que la compréhension des énoncés réunis dans un discours donné impose non seulement la découverte d’intentions informatives qu’ils appellent locales (les intentions informatives de la théorie de la pertinence) mais aussi à une ou plusieurs représentations d’ordre supérieur qui concernent des intentions informatives globales justifiant l’enchaînement des énoncés au sein du discours considéré. Ils ajoutent que plusieurs niveaux de globalité sont hiérarchiquement actifs, prenant l’exemple des subdivisions d’ouvrages en chapitres, sections et paragraphes, auxquelles correspondraient des intentions informatives globales spécifiques.

C’est bien entendu la notion même de discours qui est au cœur de ce débat : discours comme flux dynamique d’enchaînements d’énoncés ou discours comme tout structuré et organisé en vertu de paramètres agissant sur sa globalité. La

5 Les séquences infra-phrastiques sont des énoncés si elles se développent en forme

propositionnelle, par saturation de constituants articulés ou inarticulés (« enrichissement pragmatique libre »), cf. Carston (2002), Récanati (2002) et, pour une discussion de cas problématiques, Saussure (2003b). Les séquences multi-propositionnelles qui pourraient être considérées comme des énoncés uniques (ne serait-ce que les énoncés à subordonnée) se comportent fondamentalement comme des énoncés distincts connectés d’une manière particulière, sauf lorsque la subordonnée remplit une place obligatoire pour la syntaxe. La discussion sur cette question est trop vaste pour être abordée ici.

Pragmatique procédurale et discours 109

tentative de Reboul & Moeschler (1998) est précisément celle d’harmoniser ces deux point de vue ; ce faisant, toutefois, il est possible qu’elle ait conduit à confondre deux niveaux d’analyse, celle qui concerne la tâche de l’interprète et ce qu’on pourrait appeler la tâche de l’analyste. En effet, les outils de la théorie de la pertinence décrivent le sens non pas comme objet immanent et isolé, mais l’assimile précisément aux intentions informatives que l’interprétation effectuée par le destinataire le conduit à conjecturer. Ce sens-là est fourni d’emblée au scientifique par son intuition de sujet parlant, et son travail est précisément d’expliquer sans recours à l’intuition le processus qui mène à sa découverte, en posant un mécanisme de calcul (qui inclut des opérations de contextualisation). Mais si de telles intuitions sont en effet fiables au niveau des énoncés6 – c’est bien le matériau de base de la sémantique –, il n’est pas évident que tel soit toujours le cas pour les éventuelles « intentions informatives globales » qui seraient actives au niveau du discours lui-même. La découverte du sens d’un roman, par exemple, n’a pas le caractère automatique et spontané de celle du sens d’un énoncé en contexte. Par ailleurs, il est clair que la compréhension du sens profond d’un texte ne correspond pas à l’objectif pragma-sémantique de la théorie de la pertinence, qui décrit le sens « au sens le plus terre-à-terre du terme » (Sperber, relevance list). En d’autres termes, il est difficile de tenir qu’il existe une quelconque « intuition discursive » qui serait équivalente à l’« intuition linguistique » qui sert de matériau aux syntacticiens, aux sémanticiens et aux pragmaticiens de l’énoncé7.

Il ne s’agit pas de nier qu’il existe des choses comme le topique général ou le propos tenu par le locuteur à l’aide de séquences non-arbitraire d’énoncés ; mais loin d’être captif d’une dichotomie local – global, le destinataire conjecture potentiellement, pendant le processus d’interprétation des énoncés individuels, une quantité d’hypothèses beaucoup plus large, certaines concernant le vouloir-dire général du locuteur, d’autres concernant des intentions d’autres natures – et c’est l’idée qui sera développée plus bas.

Notons simplement que l’un des problèmes techniques que pose l’approche Reboul-Moeschler concerne la question de savoir si le sens d’un discours correspond à un ensemble d’intentions globales qui ne coïnciderait pas strictement

6 Exception faite des cas « limites » ou non consensuels qui posent un autre débat que nous

n’aborderons pas ici. 7 Un relecteur nous fait fort justement remarquer qu’il existe des intuitions qui concernent

certaines propriétés des discours auxquels un sujet parlant est exposé : le type de texte (notamment le fait qu’on a affaire à un récit), voire la métrique de l’alexandrin. À cela, on ne peut que souscrire sans réserve. Toutefois, les intuitions linguistiques concernent non seulement la grammaticalité des phrases mais également leur interprétation. S’il existe une intuition linguistique qui permet de prédire des éléments de signification et de sens pour un énoncé, on ne voit guère d’intuitions aussi fiable sur le sens global d’un roman, par exemple – sauf à réduire le sens du roman au sens du dernier de ses énoncés, ce qui n’est pas impossible mais impliquerait que la question d’une intuition de sens au niveau discursif est sans objet.

Louis de Saussure 110

avec l’ensemble des intentions informatives des énoncés. En particulier, il peut sembler qu’une conséquence de l’analyse Reboul-Moeschler soit qu’il y a nécessairement moins d’intentions globales que d’intentions locales. À ce titre, il n’est pas clair si « ce que communique un discours » doit être compris comme la somme (éventuellement ordonnée) des intentions locales et globales ou comme la réduction des (nombreuses) intentions locales à des ensembles d’intentions globales (moins nombreuses) qui les déterminent et les subsument. Dans ce dernier cas, la notion de « discours » qui serait alors exploitée serait à nouveau celle de discours statique, envisagé comme un tout « cohérent » et structuré, dans lequel des intentions de niveau supérieur subsument des niveaux d’intention inférieurs – à l’image de l’analyse en constituants immédiats de la syntaxe, déjà exploitée au niveau du discours par un grand nombre de traditions.

Pour la pragmatique procédurale, un discours donne lieu à une compréhension au pas à pas, énoncé après énoncé, chaque énoncé traité modifiant l’environnement cognitif du destinataire de telle sorte que l’interprétation de l’énoncé suivant tirera parti pour sa contextualisation des hypothèses ainsi rendues manifestes (hormis certains cas, comme les coq-à-l’âne et les relations conceptuelles avec de l’information traitée bien antérieurement, dans lesquels des mécanismes de contextualisation plus complexes peuvent intervenir et, à leur mesure, des effets interprétatifs spécifiques). À chaque énoncé traité correspond ainsi un état de l’environnement cognitif ; lorsque l’énoncé courant est identifié comme le dernier énoncé d’un discours donné, le destinataire n’a pas d’opération particulière à réaliser si ce n’est qu’il se rend disponible pour d’autres opérations, par exemple la production d’un discours en réaction, ou toute autre activité comme le retour analytique sur le discours écoulé pour enrichir son interprétation, cette fois non pas en tant que sujet parlant réalisant spontanément des opérations mentales de compréhension mais comme analyste réalisant réflexivement des opérations complexes, exégétiques.

Cette dernière tâche permet certainement de spéculer des conclusions de bien plus haut niveau, par exemple sur ce que le discours considéré permet de connaître de la personnalité du locuteur, sur pourquoi le discours a produit un effet particulièrement riche, sur pourquoi le discours a produit une émotion esthétique, sur sa structuration, etc. Ce niveau d’analyse est en partie dévolu à un autre type de démarche ; certains de ses aspects peuvent être élaborés intuitivement, mais pour d’autres, il faut des compétences particulières, par exemple scientifiques. Pour d’autres enfin, qui concernent les conditions de production du discours, des théories d’analyse du discours (par exemple pour observer en quoi le discours est conventionnel et ritualisé) peuvent utilement intervenir.

La question de la compréhension d’un discours est d’une complexité qui, à notre sens, ne peut espérer se résoudre qu’à partir d’une dynamique interprétative procédurale. Toute contribution provenant d’une observation « topographique » ou

Pragmatique procédurale et discours 111

« architecturale » d’un texte donné nécessairement transcrit ne peut que s’ancrer sur des énoncés dont l’interprétation a déjà dû être expliquée, en amont, par un modèle pragma-sémantique quelconque. Ce point est important, car ce modèle pragma-sémantique, quel qu’il soit, étant un modèle de construction du sens, a dans sa portée également la relation au contexte et les relations de discours.

Il y a donc deux tâches à ne pas confondre, celle du sujet interprétant et celle de l’analyste ; au delà de la séparation, peut-être artificielle, de ces deux objets d’étude, l’énoncé et le discours, il y a bien plutôt une différence qui s’exprime en termes d’activités distinctes, et certainement complémentaires plutôt qu’inconsistantes entre elles. Disons-le encore : on ne peut penser approcher le sens « profond » du Rouge et le Noir que s’il est admis par ailleurs que les énoncés qui le composent sont compréhensibles par un destinataire normal du français.

La question de savoir si le sens d’un discours est équivalent à la somme ordonnée – incrémentale – des énoncés qui le composent (ou à l’interprétation du dernier énoncé) fait aussi l’objet de confusions. La réponse habituelle est négative, et considère que le sens d’un discours est la somme ordonnée des interprétations des énoncés plus les relations discursives ou rhétoriques, donc plus l’organisation dont il procède. C’est une sorte de consensus dans les différentes versions de l’analyse du discours, à commencer par les approches de la cohérence comme Hobbs (1985) ou Mann & Thompson (1988), mais aussi pour les approches qui observent les réseaux d’argumentations qui participent du sens d’un discours (les références sont trop nombreuses pour être citées, mais on se reportera à Roulet et al. 2001 pour non seulement une version élaborée de ce point de vue mais aussi un panorama des approches d’analyse du discours en présence).

La théorie de la pertinence n’a pas établi de position très claire sur ce point, mais, dans son esprit, on ne voit guère pourquoi, si elle est nécessaire à la compréhension de l’énoncé courant, une relation dite rhétorique ou discursive, par exemple une relation de causalité, serait autre chose qu’une inférence8, une explicature si une expression déterminant la relation rhétorique est présente, une implicature sinon. Lorsque mais connecte deux énoncés, y compris dans la version de Blakemore, le connecteur facilite des inférences par ailleurs généralement réalisables en son absence9. Comme le sens d’un énoncé en contexte se décrit en termes d’inférences

8 On parle bien ici des relations rhétoriques dont l’inférence est nécessaire à la compréhension.

D’autres relations discursives au sens de Mann & Thompson ont été discutées par Blakemore (2002, 168sq), qui considère qu’elles ne sont précisément pas nécessaires à la compréhension. Voir aussi Sperber & Wilson (1995, 244) pour une discussion parallèle au sujet de la classification des actes de langage.

9 Le connecteur est ainsi requis uniquement lorsque l’interprétation voulue n’est pas accessible sans lui. Ainsi, dans l’exemple de Blakemore, mais semble requis. En revanche, si on en suit l’argumentation de Luscher (2002[1998]), dans d’autres cas, il est purement suppressible, à l’instar du et de consécution temporelle ou de parce que dans leurs emplois les plus courants (cf. Saussure & Sthioul 2002).

Louis de Saussure 112

contextuelles réalisées, dans les deux cas, il y a la même inférence, et le même sens. La différence tient dans d’éventuels différences de degrés de pertinence entre énoncés, mais le contexte est supposé suffisant lorsque le locuteur omet mais. De la sorte, les relations entre objets de pensée dénotés ne sont pas des éléments de sens qui s’ajoutent au sens des énoncés mais bien qui font partie du sens des énoncés individuels.

Un autre aspect doit cependant être évoqué : les relations de discours ne sont pas anarchiques. Il est indéniable que leur apparition obéit à des principes, qui sont, suivant les approches, discursifs (par exemple dans l’approche faiblement déterministe de la Rhetorical Structure Theory) ou pragma-sémantiques (par exemple dans l’approche déterministe de la SDRT, cf. Lascarides & Asher 1993 et Asher & Lascarides 2003). Ces principes contraignant l’apparition des relations de discours déterminent donc quelles situations rendent un discours cohérent, tout comme la syntaxe détermine la grammaticalité des syntagmes.

Pour nous, la cohérence n’est pas une propriété linguistique, pragmatique, ou discursive. Elle est une propriété de la pensée, lorsqu’elle concerne un ensemble de propositions, et cela qu’elle se laisse extraire ou documenter par l’intermédiaire d’un discours ou par l’intermédiaire d’actions coordonnées, par exemple une politique, qui peut être qualifiée de cohérente ou d’incohérente sans qu’il y ait là usage métaphorique de l’expression « cohérence ».

La cohérence est déterminée par les inférences auxquelles conduisent des énoncés contextualisés avec des propositions relevant de la même intentionnalité, indépendamment d’un discours donné. Ainsi, un locuteur qui exprime P dans un discours quelconque, et qui, dans un autre discours, exprime non-P, sera incohérent, indépendamment du fait que les discours individuels ne sont peut-être pas incohérents eux-mêmes. C’est la pensée de l’individu qui a la propriété ou non de cohérence ; en témoigne encore le fait qu’un discours peut être incohérent avec une action, c’est-à-dire avec la pensée que l’action suppose. De même, les déductions que l’on peut mener au sujet des actions conduites par des individus, et qui sont finalement de la même nature que les inférences qui mènent à l’interprétation du discours (en ceci je me retrouve localement dans la même ligne que Filliettaz 2002), permettent de conclure à la cohérence ou l’incohérence d’actions observées ensemble (à nouveau : une politique, par exemple).

Pour en rester au niveau du langage, la cohérence est surtout une question d’effets interprétatifs, qui seront incohérents s’ils sont paradoxaux d’une manière ou d’une autre, notamment s’ils sont inconsistants, ou s’ils présentent des problèmes intuitifs au niveau des enchaînements topicaux. De la sorte, les problèmes de cohérence se laissent avantageusement traiter par la notion de pertinence, techniquement plus opérante alors que la cohérence est plutôt une notion intuitive et comparative, comme Reboul & Moeschler (1998) le notent avec raison (voir aussi Wilson 1998 pour un exposé comparatif des notions de pertinence et de cohérence). On l’a

Pragmatique procédurale et discours 113

formulé ainsi : un discours est cohérent si l’énoncé courant tire parti pour sa contextualisation des représentations obtenues par le traitement des énoncés à gauche. Des énoncés paradoxaux ou inconsistants demandent un grand effort de traitement et ne peuvent donner lieu à une résolution logique ; des enchaînements topicaux défectueux demandent une contextualisation problématique pour l’énoncé courant, et donc un effort disproportionné. La recherche pragmatique sur ce domaine, peut-on supposer, s’enrichira sérieusement lorsqu’elle se sera penchée sur les opérations mentales individuelles qui président à ce que l’intuition appelle cohérence ; des projets comme celui de Noveck & Pulitzer (2000), qui consistent à questionner la cognition par l’intermédiaire de la pragmatique, sont prometteurs en ce sens.

Revenons-en maintenant aux relations de discours, censées signaler la cohérence d’un texte. En général, l’interprétation de ces relations ne pose pas de problèmes particuliers pour la théorie de la pertinence. Toutefois, il faut relever que certaines de ces relations de discours déterminent d’autres informations, par exemple temporelles, et nous allons voir que cela pose un problème technique.

Chez Lascarides & Asher (1993), une relation d’explication, par exemple causale, implique une lecture temporellement inverse des événements dénotés. Chez eux, cela ne crée pas de difficulté formelle ; dans la théorie de la pertinence au contraire, lorsque la relation causale est implicitée, l’architecture de la théorie est jeu. C’est ce que nous allons brièvement voir maintenant : ce point montre en effet qu’une conception parallèle et linéaire de l’interprétation s’impose.

3. Inférences et discours 3.1. L’interprétation comme processus linéaire et parallèle

Dans un article récent (Saussure 2003b), on revient en détail sur le problème du processus interprétatif de l’énoncé concerné par une relation de discours implicitée. À l’instar du problème posé par mais, le problème des relations de discours implicitées, par exemple causales, relève d’une complexité particulière. On y détaille les raisons pour lesquelles l’exemple-jouet (2), sans cesse rebattu dans la littérature récente depuis que Moeschler (1998) l’a repris de Lascarides & Asher (1993), pose une question fondamentale :

(2) a. Paul est tombé. b. Max l’a poussé. Pour la théorie de la pertinence, le problème que pose cet exemple, dans sa lecture

inverse (la poussée cause la chute, lecture qui est d’ailleurs dépendante du contexte, car il peut y avoir d’autres lectures de cet exemple) est que la relation causale est implicitée, mais qu’elle détermine la référence temporelle de l’énoncé (2b), qui est une explicature, car un développement de la forme logique de l’énoncé ; or cela ne devrait pas être possible. En effet, la version que la théorie de la pertinence propose

Louis de Saussure 114

de l’architecture empruntée à Charles Morris veut qu’une implicature ne puisse être dérivée que sur la base d’une explicature déjà produite. Explicitons ce point brièvement, en considérant comme il se doit l’énoncé courant (2b), (2a) n’étant qu’un élément contextuel.

Si la référence temporelle (le moment dont on asserte qu’il satisfait les conditions de vérité de la phrase) relève en effet d’un développement de la forme logique (elle en est un constituant), donc est une explicature, la relation causale est quant à elle implicite, dans la mesure où elle est défaisable, aucun marqueur explicite ne la contraignant. Elle répond d’ailleurs aux tests classiques des implicatures. Enfin, on observe, toujours dans le même article auquel le lecteur est renvoyé pour l’argumentation précise, que le locuteur ne s’engage pas sur ses conditions de vérité.

À un tout autre niveau, pour que la relation causale soit considérée comme une explicature et non une implicature, il faudrait encore supposer que la relation causale constitue un « constituant inarticulé » de la forme logique selon Carston (2002) et Récanati (2003). Cela pose d’emblée un problème central : il faudrait que la forme logique puisse exister en tant que structure syntaxique unique pour deux énoncés ensemble, ou que la forme logique de l’énoncé courant puisse enchâsser celle d’un autre énoncé, antérieur en dehors de toute anaphore. Telle quelle, cette position est difficile à tenir.

Il y a donc une difficulté, pour ce cas, à appliquer la logique qui voudrait que les implicatures soient strictement dérivées sur la base d’explicatures préalablement fournies, le contraire étant impossible. Il faut tirer des conclusions de cette impossibilité, car on ne voit guère pourquoi il faudrait supposer que le cas de la causalité inverse serait un cas à ce point particulier de l’interprétation. Au contraire, il est symptomatique des processus en jeu dans l’interprétation des relations de discours implicites, et il faut en rendre compte par le biais de la notion de discours-comme-processus, c’est-à-dire de manière dynamique – ou procédurale.

L’hypothèse suggérée dans Saussure (2003b) est que les différents niveaux d’interprétation, forme logique, forme propositionnelle, explicatures et implicatures se construisent, chacun de manière séparée certes, mais en parallèle, le destinataire tentant des paris interprétatifs dont l’objectif est la constitution d’un ensemble de données faisant sens ensemble et se renforçant mutuellement. Ainsi, une implicature forte renforce l’hypothèse que la forme propositionnelle et les autres explicatures envisagées sont les bonnes, et à leur tour celles-ci renforcent l’hypothèse selon laquelle l’interprétation « syntaxique », c’est-à-dire la construction de la forme logique, correspond bien à l’intention du locuteur. C’est donc une procédure, dont l’idée figure informellement déjà dans la théorie de la pertinence (notamment chez Saussure 2000, Carston 2002, Saussure 2003a), à la fois séquentielle ou linéaire (car on n’échappe jamais à la linéarité du signifiant : personne n’a jamais à traiter en un instant l’information contenue dans un texte) et parallèle, agissant sur des

Pragmatique procédurale et discours 115

niveaux différents de représentation, qui peut prendre en charge la description du processus interprétatif, la rigide architecture de Charles Morris syntaxe – sémantique – pragmatique, ou, pour la théorie de la pertinence, forme logique, explicatures, implicatures, ne devant aucunement s’entendre comme relevant de différents moments du processus interprétatif.

Les ambiguïtés syntaxiques montrent assez simplement pourquoi la construction de la forme logique est elle-même sensible au contexte et aux inférences pragmatiques auxquelles elle peut mener. Au-delà du côté artificiel de ces énoncés, il faut bien admettre que dans (3), par exemple, il est extrêmement peu plausible que le destinataire accède à un moment quelconque à (4) s’il y a dans son environnement cognitif une ferme accessible de manière évidente, et pas de femme qui soit topicalement saillante. De même, il n’accède jamais à (5) s’il est mutuellement manifeste que le topique d’entrée est certaine belle femme :

(3) La belle ferme le voile. (4) La belle femme clôt son voile. (5) La belle bâtisse le cache.

Si cela est exact, alors des éléments pragmatiques interviennent déjà dans la détermination de la forme logique elle-même. On peut même dire davantage : si l’une des interprétations permet de tirer des effets forts, et que le contexte qui permet de tirer ces effets – par exemple une implicature – est saillant, alors c’est même la possibilité, immédiatement détectée, d’une implicature, qui fera découvrir la structure syntaxique « intentionnée » par le locuteur (qui plus est, marquée prosodiquement à l’oral10), la structure alternative n’étant tout simplement jamais manifeste au destinataire.

Dans un autre paradigme, Levinson (2000) suggère aussi que le niveau implicite du traitement conditionne souvent le niveau sémantique des représentations.

Si cela est exact, des conjectures interprétatives de différents niveaux sont envisagées par le destinataire jusqu’à ce que les diverses inférences tirées de l’énoncé courant produisent un ensemble de propositions qui font sens conjointement, c’est-à-dire qui produisent un ensemble cohérent de données qui concourent toutes à un effet interprétatif particulier.

En résumé, il y a donc plusieurs niveaux abstraits de compréhension (forme logique, forme propositionnelle et explicatures, implicatures) qui sont construits ensemble11.

10 Comme me le rappelle fort justement un relecteur. 11 Dans la modularité fodorienne, le système central serait amené à contrôler ces opérations ;

dans une autre version, ce pourrait être le mindreading module illustré par les expériences de Baron-Cohen sur l’autisme par exemple (cf. Wilson 2003) ; le détail de cette question nous importe peu et se situe hors de notre portée.

Louis de Saussure 116

Maintenant, peut-on, ou doit-on, supposer qu’il existe un niveau supérieur, disons discursif, de l’interprétation, qui se surajouterait à ceux qui concernent les énoncés, et qu’on vient d’évoquer ? Un niveau d’interprétation qui, comme les autres, serait construit en parallèle avec elles ?

Pour aborder ce problème, il faut nécessairement revenir aux questions des inférences et de la découverte d’intentions. Et il faut transiter par une question : faut-il croire que le processus inférentiel du destinataire s’arrête au niveau de l’intention informative (le sens intentionnel) ?

Il va de soi, au contraire, que la découverte de l’intention informative est à son tour une entrée pour des mécanismes pragmatiques qui conduisent à formuler par inférence des hypothèses au sujet non seulement d’intentions de plus haut niveau, informatives et non informatives, de l’individu qui parle, mais aussi à propos de faits de toutes sortes qui sont rendus manifestes ou possibles, à des degrés variés, par la parole du locuteur. Voilà qui appelle quelques précisions.

Premièrement, il existe des intentions informatives qui ne peuvent s’inférer que par la mise en relation de l’énoncé courant avec d’autres représentations fournies par le discours antérieur. On sait que des relations de discours comme la causalité s’infèrent sur la base de l’énoncé courant et de paramètres contextuels. On a ainsi supposé que la relation de discours, qui participe du sens de l’énoncé courant, peut être traitée comme n’importe quelle inférence contextuelle, et que, au moment de la clôture de l’interprétation, elle s’intègre à l’ensemble des propositions formant l’intention informative. Dans un cas comme celui-ci, il s’agit d’une intention ouverte, c’est-à-dire que l’interlocuteur suppose qu’elle fait effectivement partie de ce que le locuteur désire communiquer à son interlocuteur. Ce cas ne pose aucun problème précis, en dehors de ceux qui ont été évoqués, et qui concernent le parallélisme du traitement de l’information pragmatique.

Deuxièmement, il existe des intentions informatives qui s’infèrent par la mise en relation de l’énoncé courant avec une série de représentations formant, par exemple, une argumentation. Si l’énoncé courant P, par exemple, constitue une conclusion qui repose sur une série d’arguments λQ, il va de soi que le destinataire ne peut accéder à l’intention informative de P s’il n’a pas accès, consciemment ou non, aux arguments déjà présentés. En effet, l’intention informative d’une conclusion argumentative demande un enrichissement bien particulier : de la proposition P, le destinataire doit inférer que P est vrai car il existe un ensemble de prémisses λQ déjà posées qui sont présentées par le locuteur comme la garantissant. Mais le problème n’est pas différent de celui de la causalité et des relations de discours, si l’on s’en tient à la question du processus interprétatif : c’est toujours lors du traitement de l’énoncé courant que les inférences sont déclenchées, et l’ensemble de propositions λQ est identifié comme un ensemble d’hypothèses contextuelles attribuées au locuteur, sur la base desquelles le destinataire infère que le locuteur a l’intention de communiquer quelque chose comme <P & (λQ → P)>. Il s’agit d’une

Pragmatique procédurale et discours 117

inférence qui concerne, naturellement, l’intention informative du locuteur, et le destinataire suppose que λQ → P est partie intégrante du sens intentionnel de l’énoncé courant P. Il n’y a donc pour l’instant pas nécessité de recourir à l’idée qu’une quelconque intention globale ne se réduise pas à l’intention informative de l’énoncé courant, au sens ordinaire du terme dans la théorie de la pertinence. L’inférence de la forme λQ → P est entretenue avec plus ou moins de certitude, et constitue une nouvelle hypothèse contextuelle dans l’environnement cognitif du destinataire12.

Les choses pourraient sembler se compliquer lorsque le destinataire a affaire à un énoncé qui ne représente pas de manière évidente une conclusion d’arguments précédents, mais il n’en est rien. De la même manière que le destinataire peut tirer, à partir d’une prémisse explicite et d’une prémisse implicite, récupérée dans son environnement cognitif, une inférence contextuelle du type de l’implicature classique, il est naturel qu’il se livre à des conjectures sur des intentions éventuelles du locuteur qui ne se réduiraient pas à de simples inférences contextuelles du niveau de l’implicature. Par exemple, une forme propositionnelle P peut faire supposer contextuellement au destinataire que P constitue une prémisse explicite pour un raisonnement auquel il manque encore une prémisse implicite mutuellement manifeste aux interlocuteurs. Prenons (6) :

(6) La Hollande est plate. S’il est mutuellement manifeste qu’une prémisse implicite concernant la

possibilité d’un voyage en vélo à travers la Hollande est accessible au destinataire, et étant données plusieurs autres informations contextuelles, celui-ci pourra tirer quelque chose comme La Hollande est plate, donc on peut agréablement y faire du vélo. Mais si la ou les prémisses nécessaires ne sont pas accessibles, le destinataire peut se livrer à une conjecture sur la conclusion que le locuteur prévoit de tirer à partir de cet argument ; une conjecture qui serait pourtant utile à tirer, car il se peut que la conclusion soit non désirable, et doive donc être anticipée pour être contredite avant d’être imposée. Cette conjecture pourra ou non se faire (il se peut que rien ne le permette en attendant davantage d’information), et elle sera plus ou moins fortement conjecturale (et donc plus ou moins faiblement entretenue en tant que croyance). Il s’agit là d’inférences parfaitement normales, particulièrement conjecturales certes, mais qui relèvent toujours du processus ordinaire de la compréhension : il n’y a toujours pas besoin de faire intervenir la notion d’intention globale. La confirmation ou l’infirmation de la conjecture viendra lors du traitement

12 Il faut ajouter à cela que l’argumentation fournie par le locuteur peut être fallacieuse. Le

modèle procédural devrait bien entendu intégrer cette dimension par ailleurs abondamment décrite dans le cadre d’approches comme la théorie de l’argumentation et dans de nombreux et divers travaux sur le discours fallacieux ou manipulatoire (cf. Saussure & Schulz à paraître pour un aperçu).

Louis de Saussure 118

d’un autre énoncé courant, ou, bien entendu, à l’aide de n’importe quel matériau constituant de la communication ostensive-inférentielle. Par exemple, si le locuteur ouvre alors une carte des chemins cyclables de Hollande de manière ostensible.

3.2. Des inférences aux conjectures

Les choses deviennent plus intéressantes lorsqu’on considère le fait que toute conclusion implicite produite par le traitement d’un énoncé peut à son tour constituer une prémisse implicite pour un raisonnement déductif d’ordre supérieur, dans lequel n’entre aucune prémisse explicite. Arrêtons-nous un instant sur ce cas de figure véritablement nouveau pour la théorie de la pertinence.

Par exemple, le destinataire de (6) peut tirer l’hypothèse que l’implicature (7) correspond à l’intention informative, en particulier s’il est mutuellement manifeste que locuteur et destinataire savent tous deux déjà que la Hollande est plate, ce qui rend, hors enrichissement pragmatique, l’énoncé (6) non informatif (trivial) :

(7) Un voyage en vélo à travers la Hollande est facile. Cette implicature est elle-même inférée par modus ponens sur la base d’une

prémisse explicite (la Hollande est plate) et d’une prémisse implicite (faire du cyclisme sur un terrain plat est facile). Mais à son tour, cette conclusion peut provoquer un certain nombre de conjectures de la part du destinataire : l’énoncé courant (ici « La Hollande est plate ») n’y apparaît pas comme prémisse, bien que l’inférence porte précisément sur les intentions d’un locuteur engagé dans la communication. Cela peut se produire par exemple si le destinataire ajoute une nouvelle prémisse implicite, comme (8), pour constituer un nouveau contexte de dérivation déductive (peu importe par ailleurs d’où peut provient cette prémisse : inférée sur la base de la situation, accommodée sur la base d’autres informations, ou tout simplement déjà connue) :

(8) Le locuteur est un cycliste confirmé. De (7) et (8), deux propositions dont aucune n’est explicite, le destinataire de (6)

peut conjecturer que le locuteur implicite (9) : (9) La Hollande est trop plate pour y faire du cyclisme avec plaisir.

Il peut supposer plus pertinent d’ajouter une prémisse implicite plus conjecturale encore :

(10) Marie peut faire du cyclisme dans des conditions faciles. De ces deux prémisses (7) et (10), il peut tirer alors une conclusion, elle aussi

conjecturale : (11) Le locuteur aimerait inviter Marie à participer à l’expédition.

Pragmatique procédurale et discours 119

Ce qu’il convient de remarquer, c’est que les implicatures, aux termes de la théorie de la pertinence, sont non-démonstratives. Par ce terme, on entend que, conformément au principe classique de Théophraste, le degré de fiabilité d’une conclusion est équivalent au degré de fiabilité de la moins fiable des prémisses. Ce qui rend une implicature toujours conjecturale à un certain degré, c’est qu’elle est construite en partie sur une prémisse implicitée, donc de moindre fiabilité.

Pour la conclusion (11), le raisonnement déductif peut se décrire ainsi : Prémisse implicite 1 : Un voyage en vélo à travers la Hollande est facile. Prémisse implicite 2 : Marie peut faire du cyclisme dans des conditions faciles. Conclusion conjecturée : Le locuteur aimerait inviter Marie à l’expédition. On remarque que la plus fiable des prémisses est une implicature de l’énoncé

courant, et qu’il s’agit donc déjà d’un élément sur les conditions de vérité duquel le locuteur ne s’engage pas ; c’est donc une information relativement peu fiable. Or, la prémisse implicite 2 est moins fiable, et la conclusion conjecturée a le même degré de fiabilité que cette dernière. On note par ailleurs les inférences que le destinataire est en outre amené à tirer s’il pense que (11) est vrai mais que le locuteur ne l’a pas explicité : le locuteur a peur d’un refus, par exemple ; une inférence qui pourrait amener le destinataire, devenu locuteur, à adopter une posture particulière dans la conversation et à présenter des arguments choisis en conséquence.

Toute conclusion constituant une intention informative est ainsi potentiellement prémisse pour des conclusions au sujet de l’environnement cognitif du locuteur et de ses intentions, mais qui ne concerne pas l’intention informative en propre.

Par ailleurs, et sans développer, le destinataire peut faire entrer l’intention informative supposée du locuteur dans un raisonnement qui concerne ses objectifs argumentatifs. Par exemple, il peut y avoir de bonnes raisons de penser par ailleurs que le voyage prévu ne sera pas facile, en fonction d’autres hypothèses contextuelles (la saison choisie est pluvieuse, les étapes sont trop longues, etc.). Dans ce cas, le destinataire conjecture une possible opération argumentative cachée du locuteur, éventuellement une forme de mauvaise foi, qui vise à faire émerger des inférences favorables au projet en dépit de contre-indications par ailleurs saillantes. Des intentions qui, alors, ne sont pas du tout informatives, des intentions qui concernent autre chose que la simple communication d’informations. Pour autant, elles concernent bien le discours, l’activité langagière, l’interaction – et donc, bien entendu, tout projet de pragmatique.

La conversation ordinaire, même lorsqu’elle n’est pas argumentative, peut tout aussi bien donner lieu à des conjectures du même ordre : il n’est pas rare que les interlocuteurs tâtonnent d’abord un peu pour identifier l’autre, lui attribuer des propriétés, des opinions, etc., qui permettront de proche en proche à une interaction plus intime de se développer, comme le décrit la sociolinguistique classique. Or, l’attribution au locuteur de propriétés quelconques entre naturellement dans cette catégorie d’inférences : c’est, partiellement au moins, du fait que le locuteur est

Louis de Saussure 120

engagé dans une conversation que ces propriétés se manifestent et se laissent conjecturer par le destinataire, et cela se passe sans que le locuteur fasse explicitement allusion aux caractéristiques qui le définissent socialement.

De manière prospective, on peut même faire porter ce modèle sur le terrain de la conversation, où il semble bien que les inférences potentiellement construites par le destinataire permettent de justifier, dans certains cas tout au moins, la genèse d’une nouvelle intention informative. Cela s’exprimera pas l’hypothèse suivante :

En conversation, le destinataire de l’énoncé E1, obtenant l’interprétation I, est amené à produire l’énoncé E2 en retour pour bloquer ou favoriser certaines inférences qui elles-mêmes pourraient être conséquentes à l’une ou l’autre des implicatures (ou explicatures) possibles produites par l’interprétation I.

Ainsi, en conversation, locuteur et destinataire sont capables d’évaluer le fait que des inférences peuvent dériver « en cascade » l’une de l’autre, comme l’inférence discursive Marie peut être invitée au voyage peut dériver d’une première inférence, il est facile de faire du vélo en Hollande ; rien n’empêche d’ailleurs le destinataire de continuer le travail déductif s’il envisage qu’il peut en retirer un surcroît d’effet interprétatif (ici par exemple en inférant que le locuteur aime Marie, une proposition qui ne peut se compter au nombre des implicatures possibles de l’énoncé La Hollande est plate13).

Même en en restant à un niveau relativement simple, qu’il soit facile de faire du vélo en Hollande parce que la Hollande est plate n’implique pas qu’il n’y a aucun autre obstacle possible à ce parcours en vélo, mais, contextuellement, c’est une conclusion possible (suivant que la prémisse est conçue comme une conditionnelle ou une biconditionnelle, ou encore qu’on admette le moteur d’inférence invitée au sens de Geis & Zwicky 1971).

Le destinataire peut supposer, certes avec un risque d’erreur, que cette inférence, qu’elle fasse partie ou non de l’intention informative du locuteur, est une hypothèse appartenant à l’environnement cognitif du locuteur.

Il peut alors chercher à l’annuler par une nouvelle intervention. Admettons que l’implicature P : « Il est facile de faire du vélo en Hollande » soit considérée par le destinataire comme étant vraisemblablement, c’est-à-dire à un degré n, dans l’intention informative du locuteur. Une nouvelle prémisse, à savoir P implique Q : « Il n’y a aucun obstacle au parcours prévu en vélo », est accessible au destinataire, mais son appartenance à l’ensemble des hypothèses de l’environnement cognitif du locuteur est moins garantie que la première implicature. Elle est donc entretenue avec un degré de croyance inférieur à n. La conclusion nouvelle Q, obtenue par modus ponens, est donc elle aussi entretenue à un degré inférieur à n.

13 A moins de supposer que le locuteur de La Hollande est plate a l’intention de communiquer

qu’il est amoureux de Marie, et que tel est l’objet de la communication, mais il s’agit là d’un autre cas de figure que celui que nous proposons d’examiner.

Pragmatique procédurale et discours 121

Cette nouvelle conclusion n’est pas une implicature, car elle n’a pas été dérivée sur la base directe d’un constituant explicite, et elle n’est pas attribuée au locuteur en tant qu’intention informative. On proposera de l’appeler conjecture libre.

Quelle que soit la faiblesse du degré avec lequel le destinataire entretient l’hypothèse que le locuteur cherche à communiquer Q, si le destinataire évalue que la conclusion ainsi envisagée porte à conséquence d’une manière ou d’une autre, le destinataire envisage la nécessité de produire un nouvel énoncé aux fins de bloquer l’hypothèse Q (ou, dans d’autres cas, de la rendre manifeste).

La procédure de traitement décrite ci-dessus pour l’énoncé (5) dans le contexte du parcours à vélo peut dans un tel cas s’augmenter des pas suivants, assortis de conditions sur les degrés de croyance (qui portent, bien entendu, non pas sur le fait du monde décrit mais sur l’appartenance de la croyance à l’environnement cognitif du locuteur) :

– implicature P : < Il est facile de faire du vélo en Hollande > Degré de croyance : n ; n est inférieur au degré avec lequel est entretenue la prémisse explicite (c’est-à-dire l’explicature pertinente de l’énoncé original) car P a déjà été obtenue par contextualisation.

– contextualisation P → Q : < P → Q, Q = <Il n’y a aucun obstacle au parcours en vélo prévu> Degré de croyance : m ; m < n (prémisse non démonstrative).

– conjecture libre inférée par modus ponens non démonstratif : Q. Degré de croyance : m.

Bien entendu, d’une part le type de contextualisation dépend de nombreux facteurs, et d’autre part, il va de soi que dans d’autres cas le nouveau locuteur ne cherchera pas à annuler l’inférence secondaire, mais à la favoriser.

L’hypothèse proposée ici est donc que l’échange conversationnel est conditionné par la nécessité pour le destinataire de l’énoncé courant de favoriser ou de bloquer, par un nouvel énoncé, une hypothèse contextuelle potentiellement dérivable d’un énoncé antérieur, mais dont le degré de certitude est trop faible pour se passer d’un confirmation ou d’une réfutation.

Ainsi, s’il est possible d’envisager certains outils pour rendre compte de la production des inférences secondaires, il devient possible de formuler dans les mêmes termes quelques-unes des conditions de la production d’un nouvel énoncé dans certaines situations particulières.

Parmi les difficultés inhérentes à un système généraliste comme celui-ci, la principale réside dans la capacité du modèle à prédire effectivement quelles hypothèses sont considérées par le destinataire comme devant être annulées ou favorisées. Cela est conditionné par un ensemble complexe de paramètres, parmi lesquels la capacité du sujet parlant à créer de nouvelles intentions, de chercher à cibler différemment son objectif communicatif au fur et à mesure de l’échange, sans

Louis de Saussure 122

compter ses états psychologiques14, sa capacité à en attribuer à autrui, et in fine au caractère essentiellement non déterminé de la création de ses intentions informatives.

On est en effet en droit de douter du caractère déterminé de la génération d’une nouvelle intention informative. S’il est possible d’en isoler certains paramètres et certaines règles, comme on l’envisage ici, et comme c’est aussi envisagé dans une perspective différente par les analyses du discours en général, il est beaucoup plus hasardeux de poser une perspective dans laquelle une nouvelle intention informative serait prédictible, ce qui donnerait un modèle déterministe de l’interaction. S’il est raisonnable de postuler un modèle déterministe de l’interprétation au sens de compréhension (elle est un processus automatisé sans recours à la conscience), il n’en va pas de même dans la formation d’une intention informative. Un modèle déterministe de l’interaction impliquerait en effet la conséquence radicale qu’étant donnés une situation et un premier énoncé, tous les énoncés suivants seraient prédictibles.

Toutefois, il nous semble capital de poser que si nous pouvons intégrer des paramètres liés à la praxis sociale qui sous-tend l’activité discursive, et à formuler celles-ci comme des hypothèses particulières, conventionnelles et non conscientes, un tel modèle pourrait faire converger, bien que dans une modeste mesure, des approches cognitives et des approches psychosociales du discours sans tout réduire à l’une ou l’autre dimension (voir aussi Filliettaz 2004,19-20 et Saussure 2004 pour une discussion sur les aspects de complémentarité entre approches pragma-sémantiques de l’interprétation et approches psychosociales de la production).

4. Remarques conclusives : la tâche de l’analyste

Les approches pragmatiques issues de la tradition structurale (qu’elles récusent ou non leur filiation avec F. de Saussure) ont permis d’apporter un élément capital : les productions langagières, lorsqu’elles dépassent la taille d’un seul énoncé propositionnel, sont organisées selon des schémas non arbitraires.

La version de l’analyse du discours psychosociale est de considérer que si deux énoncés ou plus forment discours, c’est parce que les modalités de leur production sont régies par des lois propres au discours en tant qu’activité humaine.

La version de la pragmatique radicale est plutôt de considérer que si deux énoncés forment un discours, c’est parce que l’interprétation du premier énoncé a produit un effet interprétatif (typiquement la création d’un nouvelle représentation) propre à permettre une contextualisation appropriée et aisée du deuxième énoncé, l’énoncé courant.

14 Cela laisse penser que certains effets de paranoïa peuvent se manifester précisément par le

fait d’accorder à des inférences de ce type un degré de fiabilité erroné.

Pragmatique procédurale et discours 123

Cela permet d’expliquer que les discours qui seraient structurellement déficients, selon des lois liées à la cohérence ou à la praxéologie, soient en réalité déficients sur le plan du potentiel de contextualisation qu’ils sont censés offrir pour le traitement de l’énoncé courant.

De la sorte, outre les effets interprétatifs effectivement produits, un énoncé est d’autant plus approprié « en discours » qu’il facilite la contextualisation des énoncés suivants. On remarque au passage que les discours présentant de multiples passages de coq-à-l’âne et de multiples changements de topique sont problématiques parce qu’il ne suffit pas pour qu’un discours soit bien construit que l’énoncé courant se contextualise efficacement avec l’énoncé immédiatement précédent. L’interprétation d’un énoncé s’explique par sa contextualisation avec des représentations et des prémisses implicites qui peuvent avoir plusieurs provenances. Lorsque ces dernières ont été introduites par un locuteur donné par l’intermédiaire d’énoncés antérieurs, le destinataire cherche naturellement à les exploiter pour découvrir non seulement le sens intentionnel de l’énoncé courant produit par le même locuteur, mais aussi pour dériver les inférences qui lui seront vraisemblablement utiles, y compris les conjectures libres.

Si le projet de l’analyse du discours est celui d’aborder la communication humaine par le langage comme une conséquence des propriétés organisationnelles du discours et, pour certains, de l’action humaine selon des schémas psychosociaux, à l’inverse, mais sans supposer que de tels schémas n’ont pas d’existence, la pragmatique procédurale cherchera plutôt à expliquer le discours – dans une mesure encore limitée – par une théorie de la communication humaine.

Il y a là un programme de recherche qui peut se développer, bien qu’en nécessitant de considérables élaborations, et qui répond à la nécessité du dialogue entre approches psychosociales du discours et la pragma-sémantique.

En admettant que la compréhension du langage est linéaire et parallèle (elle sature des informations de plusieurs niveaux en même temps par hypothèses) et qu’elle est contextuelle, la question des enchaînements discursifs fait directement partie du programme de la pragmatique procédurale.

Enfin, on peut revenir en un mot sur la séparation des tâches de l’interprète-destinataire et de l’analyste du discours en suggérant que, bien qu’elles diffèrent en tant que projet, elles se ramènent à des opérations cognitives de natures similaires. L’analyste traite les énoncés du discours en les recontextualisant a posteriori, comme le fait n’importe quel individu qui se livre à une deuxième ou une troisième lecture d’un texte quelconque.

La première interprétation ne pouvait se faire que sur la base d’un contexte qui, outre des informations relevant de la connaissance encyclopédique, ne peut comporter au maximum que l’ensemble des représentations déjà fournies par les énoncés du discours déjà traités. Ainsi, le contexte du premier énoncé était techniquement quasiment nul (toujours outre la connaissance du monde), celui du

Louis de Saussure 124

deuxième énoncé comportait les représentations fournies par le premier (quelque approximatives qu’elles soient par ailleurs), et ainsi de suite. Lorsque l’analyste construit son analyse en deuxième lecture, le premier énoncé a pour contexte potentiel l’ensemble des représentations fournies par le texte déjà lu, c’est-à-dire des représentations qui serait venues de manière ultérieure et donc inaccessibles en première lecture. Bien sûr, l’étendue exacte de ce contexte et sa disponibilité varient en fonction de la taille du texte et de la manière dont il a été préalablement traité, c’est sans doute un fait important dans la différence des analyses de discours sur un corpus donné. L’analyse elle-même est un processus dynamique, et les découvertes produites, si elles ont un degré variable de qualité, ont à tout prendre un fort degré de légitimité, car la démarche est parfaitement organisée et suit les processus ordinaires de la contextualisation. De la sorte, la tâche de l’analyste permet la mise au jour de relations intentionnelles entre représentations qui peuvent avoir échappé lors de la première lecture, mais surtout des éléments de nature différente qui renseignent sur le type de questionnement que l’analyste cherche à résoudre. Il pourra ainsi effectuer des recontextualisations ad hoc pour trouver des réseaux de métaphores donnant une clef d’identification de critères esthétiques, une organisation des événements rapportés donnant à son tour une explication d’une intention que le locuteur a de communiquer un propos qui dépasse les énoncés seuls, ou tout autre aspect portant sur le discours tenu qui dépasse l’intention informative de l’énoncé considéré, par exemple le fait que telle ou telle intervention s’organise argumentativement avec telle autre, située dans un autre lieu du discours considéré.

Bibliographie Asher N. & Lascarides A. (2003), Logics of conversation, Cambridge, Cambridge University

Press. Bernicot J. & Trognon A., « Le Tournant pragmatique en psychologie », in Bernicot J.,

Trognon A., Guidetti M. & M. Musiol (éds), Pragmatique et psychologie, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 13-32.

Blakemore D. (1987), Semantic Constraints on Relevance, Oxford, Blackwell. Blakemore D. (2002), Relevance and linguistic meaning. The semantics and pragmatics of

discourse markers, Cambridge, Cambridge University Press. Blakemore D. & Carston R. (1999), “The Pragmatics of and-Conjunctions. The Non-

Narrative cases”, UCL Working Papers in Linguistics, 11, 1-20. Caron J. (1997), « Psychologie cognitive et interactions conversationnelles », in Bernicot J.,

Caron-Pargue J. & Trognon A. (éds), Conversation, interaction et fonctionnement cognitif, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 221-237.

Carston R. (2002), “Relevance Theory and the saying/implicating distinction”, UCL Working Papers in Linguistics, 13, 1-35.

Pragmatique procédurale et discours 125

Chafe (1987), “Cognitive constraints on information flow”, in R. Tomlin (ed), Coherence and grounding in discourse, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 21-51.

Filliettaz L. (2002), La Parole en action. Éléments de pragmatique psycho-sociale, Québec, Nota bene.

Filliettaz L. (2004), « Présentation », Cahiers de linguistique française, 26, 9-23. Geis M. & Zwicky A. (1971), “On invited inferences”, Linguistic Inquiry, 2, 561-566. Hobbs J. R. (1985), On the coherence and structure of discourse, Stanford, CSLI 85/37. Kuyumcuyan A. (2000), Diction et mention, Berne, Lang. Lascarides A. & Asher N. (1993a), “Temporal Interpretation, Discourse Relations and

Commonsense Entailment”, Linguistics and Philosophy, 16, 437-493. Levinson S. C. (2000), Presumptive Meanings. The Theory of Generalized Conversational

Implicature, Boston, MIT Press. Luscher, J.-M. (2002[1998]), Éléments d’une pragmatique procédurale, Göppingen,

Kümmerle Verlag. Mann W.C. & Thompson S.A. (1988), “Rhetorical Structure Theory : toward a Functional

Theory of Text Organization”, Text, 8, 243-281. Moeschler J. et al. (1994), Langage et pertinence. Référence temporelle, anaphore,

connecteurs et métaphore, Nancy, Presses universitaires de Nancy. Moeschler J. (1998), « Les relations entre événements et l’interprétation des énoncés » in

Moeschler J. et al., Le Temps des événements, Paris, Kimé, 293-321. Moeschler (2000), « Le Modèle des inférences directionnelles », Cahiers de linguistique

française, 22, 57-100. Noveck I. & Pulitzer G. (2002), « Le Raisonnement et la pragmatique », in Bernicot J.,

Trognon A., Guidetti M. & M. Musiol (éds), Pragmatique et psychologie, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 93-108.

Reboul A. & Moeschler J. (1998), Pragmatique du discours, Paris, Armand-Colin. Récanati F. (2002), « Unarticulated Constituents », Linguistics and Philosophy 25, 299-345. Récanati F. (2003), Literal Meaning, Cambridge, Cambridge University Press. Roulet E. et al. (2001), Un modèle et un instrument d’analyse de l’organisation du discours,

Berne, Lang. Saussure L. de (2000), Pragmatique temporelle de la négation, Genève, Université de

Genève. Saussure L. de (2003a), Temps et pertinence, Bruxelles, Duculot /De Boeck. Saussure L. de (2003b), « Cause implicitée et temps explicité », Cahiers de linguistique

française, 25, 119-136. Saussure L. de (2004), « Pragmatique, praxis, contexte social, contexte logique », Cahiers de

linguistique française, 26, 437-456. Saussure L. de & Schulz P. (à paraître) (eds), New perspectives on manipulation in

pragmatics and discourse analysis, Amsterdam /Philadelphia, John Benjamins. Saussure L. de & Sthioul B. (2002), « Interprétations cumulative et distributive du

connecteur et : temps, argumentation, séquencement », Cahiers de linguistique française, 24, 293-314.

Sperber D. & Wilson D. (1995[1986]), Relevance. Communication and Cognition, Oxford, Blackwell (2e édition).

Wilson D. (1998), “Discourse, coherence and relevance : a reply to Rachel Giora”, Journal of Pragmatics, 29, 57-74.

Wilson D. (2003), “New directions for research for pragmatics and modularity”, UCL Working papers in linguistics, 15.


Recommended