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Dans l’atelier du cordonnier
Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans pacifistes.
Pour citer, Florent Le Bot, « Dans l’atelier du cordonnier. Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans
pacifistes », pour les Actes du colloque Jean Guéhenno : Guerres et paix, Jeanyves GUÉRIN, Jean-Kely PAULHAN, Jean-Pierre RIOUX (dir.), Presses du Septentrion, 2009, p. 105-118.
Le rapprochement entre Jean Guéhenno, Jean Giono et Louis Guilloux fut souvent
engagé.1 Trois amis,
2 écrivains renommés, issus de milieux modestes ; trois hommes, aux
tempéraments, si ce n’est identique, du moins en sympathie ; trois fils de cordonniers
provinciaux (cela suffit-il, y compris pour un portrait sensible ?) ; un provençal, deux bretons,
trois expériences différentes de la guerre et un pacifisme qui chemine en parallèle, se croise et
tend à les séparer. Il y a plus. Selon nous, il y a plus et cela fait qu’il faille encore remettre
l’étude sur l’établi.
À l’horizon des Hommes du premier XXe siècle, ceux d’Occident (nous parlerons de
ceux de France), la guerre de 1914-1918 occupe un vaste champ de la conscience. De cette
horreur, de ce carnage, accouchent les décennies qui suivent, qualifiées par Eric J. Hobsbawn,
l’historien britannique, d’« âge des extrêmes ».3 Des dictatures, du totalitarisme, des
déplacements de population, Guernica, des camps, des massacres, l’extermination. Nous le
savons à présent. Nous le savons. Guéhenno, Giono et Guilloux, parmi d’autres, luttent alors
(nous sommes dans les années 1920, dans les années 1930), à leur manière, différemment,
pour échapper à l’abîme que l’on sent proche, mais non pourtant si profond.
Dans l’expérience des Hommes de ce premier XXe siècle s’observe également cette
évolution, qui dure si longtemps que l’on peine désormais à l’appeler révolution, et qui voit
l’industrie envahir la ville, gagner la campagne, changer les paysages, transformer le rythme
du jour, des saisons, de la vie, modifier les rapports entre les Hommes, s’avérer pour les uns
source du progrès qui libère de la chaîne des siècles, pour les autres, poursuite de la forme
ancienne d’une lutte des classes entre possédants et prolétaires, pour d’autres encore, source
de maux et de désordres. Nos trois auteurs ne demeurent pas insensibles à ces mouvements, à
1 Voir notamment CITRON (Pierre) «Guéhenno et Giono », in Hommage à Jean Guéhenno à l’occasion du
centième anniversaire de sa naissance, Actes du colloque organisé par la Commission de la République
française pour l’Éducation, la science et la culture (UNESCO), 2 au 4 mai 1990, Paris, 1994, p. 63-72 et JACOB
(Jean-Louis), « Convergences et divergences des regards sur la guerre : Guilloux, Giono, Guéhenno et quelques
autres », in PELLETIER (Yannick), Le mal absolu, Actes du colloque « Louis Guilloux et la guerre », Saint-
Brieuc, novembre 1994, éd. Ville de Saint-Brieuc, 1995, p. 69-84. 2 Précisons que l’amitié lie Guéhenno aux deux autres, sans que ceux-ci soient en relation.
3 HOBSBAWN (Eric J.), L’âge des extrêmes. Le court vingtième siècle, 1914-1991, Bruxelles, éditions
Complexe, 1999.
2
ces idées, à ces conflits. Ils y puisent même part essentielle de leur œuvre qui se rejoignent
dans un certain rapport à l’Homme, à la société et à l’Histoire.
Comment envisager cette convergence des thèmes ? Comment en souligner la force,
sans pour autant en esquiver les différences ? Que peut nous dire cette triangulation d’écrits
littéraires concernant une terre immergée des représentations collectives ? Il y a le feu de la
connaissance, de la vérité, qui selon l’expression de Guéhenno doit être porté chez les siens,
par devoir, par reconnaissance et pour ne point se perdre soi-même ; l’écrivain, plus que lui-
même, représentant du peuple. Il y a l’expérience passée où se mêlent l’enfance et la guerre,
sublimée ou honnie ; l’écrivain, en lui-même, conteur de l’espérance ou du désenchantement
du monde. Enfin, le cordonnier, figure cardinale, héritage filial tout autant que social ;
l’écrivain, au-delà de lui-même, porteur d’une part de pensées collectives.
I « Voler le feu et l’emporter chez les miens ». Le témoignage
Le premier témoin convié à l’écritoire se nomme Maurice Arnoult, cordonnier-bottier de
Belleville, ami de Jean Guéhenno et Justes des nations selon le titre de reconnaissance qui lui
fût décerné en 1994 pour le sauvetage d’enfants juifs durant l’Occupation. Notre premier
entretien date du 29 janvier 1999, dans son atelier, au 83 rue de Belleville, durant à peu près
une heure et demie. Il fut suivi d’un second le 12 février 1999 et complété d’autres sources,
publiées parallèlement, et desquelles nous tirons témoignage de son amitié avec Guéhenno.4
L'atelier dans lequel il reçoit, qu'il occupe depuis 1937 et qui à l'origine lui servait de
bureau, alors que d'autres pièces dans l'immeuble au fond de la cour recevaient ses ouvriers,
se révèle constitué par deux petites pièces ne dépassant pas quelques mètres carrés. Au mur se
trouvent disposés de très nombreux casiers contenant chacun des formes en bois. Le sol, les
tables, les établis, sont jonchés d'outils, de morceaux de cuir, de chaussures (escarpins,
bottines, etc.) qu'il prend à l'occasion entre ses mains pour nous éclairer sur certains détails de
la fabrication. C’est, d’une certaine manière, un homme toujours en activité qui nous reçoit.
Maurice Arnoult travaille dans le cuir depuis le début des années 1920 ; il a traversé le siècle,
quatre-vingt-onze printemps lors de cette rencontre et c’est peu dire qu’avec lui, encore jeune-
homme, l’expression a son sens. Il me propose de m'asseoir. Nous nous faisons face. Il me
demande de parler fort ; la vigueur n’empêche pas les défaillances. Il m'invite à vérifier le
magnétophone. L'entretien commence. Maurice Arnoult prend son élan. Écoutons-le.
4 BLOIT (Michel), Moi Maurice, bottier à Belleville, Paris, L’Harmattan, 1993.
3
« J’avais dix-huit ans en 1926 lorsque j’ai rencontré Jean Guéhenno pour la première
fois. Né en 1890, il avait alors deux fois mon âge, soit trente-six ans. J’ai fait sa connaissance
chez un de ses parents du côté de sa femme […] qui était cadre à l’usine Dressoir de
Belleville, énorme bâtisse de huit étages, rue du Général Lassalle, où travaillaient plus de six
cent ouvriers.5 […] Jean Guéhenno habite Belleville, où il est locataire d’une petite maison
avec jardin que l’écrivain Jules Romain avait fait construire, avec deux autres semblables, sur
un terrain acheté grâce à ses droits d’auteurs. "Nous nous voyons très peu", me confie Jean
Guéhenno, "et pourtant nous sommes tous deux sortis de Normal sup. Je n’ai de contact
qu’avec son gérant, le jour du terme." Je deviens un hôte assidu de cette charmante demeure
qui jouit d’une vue superbe sur Paris. Entrant dans son salon pour la première fois je suis
attiré par une vitrine contenant une paire de sabots pour enfant et une bottine miniature en
chevreau bleu, à six boutons sur le côté et le talon Louis XV. »6
L’amitié, la fraternité, s’affirme pour ces hommes valeur essentielle, qu’elle se noue
autour d’une origine sociale commune, d’un partage littéraire et épistolaire7 ou qu’elle se
cristallise dans l’expérience du front et la camaraderie des tranchées. Jean Guéhenno et Jean
Giono y ont perdu les plus précieux de leurs amis.8 Louis Guilloux, qui n’a pas leur
expérience du front, reconnait que dans un premier élan « il [a pu] aimer la guerre, pour la
fraternité qu’elle peut engendrer. »9 Le philosophe Alain dédicaçant en 1937 ses Souvenirs de
guerre à Guéhenno, lui proclame : « A la guerre, on ne connait que ses amis, non ses
ennemis. »10
Retrouvons M. Arnoult. « Jean Guéhenno semble prendre un grand plaisir à parler
métier avec moi. Il me fait décrire les ateliers de chaussures de Belleville, les méthodes de
travail, mes patrons successifs, mes camarades. Il me questionne sur les rapports patrons-
ouvriers, l’ambiance, le montant des payes. […] il me demande si je sais ce qu’est un
chaussonnier. Je suis fier de lui expliquer que le travail de chaussonnier est une des spécialités
les plus difficiles du métier de bottier, utilisée seulement pour la confection des chaussures de
haut luxe. Il s’agit de monter la "tige" à l’envers sur une seule semelle et de la retourner
ensuite, ce qui permet de façonner une chaussure très légère. Je me dirige vers la vitrine
5 C’est alors la plus importante fabrique de chaussures parisienne.
6 BLOIT (M.), Moi Maurice, bottier à Belleville, op. cit., p. 240-242.
7 Cf. GIONO (Jean), GUÉHENNO (Jean), Correspondance 1928-1969, Paris, coll. Missives, Seghers, 1991. La
correspondance entre Guéhenno et Guilloux, déposée à la Bibliothèque nationale de France, ainsi qu’à la
bibliothèque municipale de Saint-Brieuc, n’a à ce jour pas été publiée. 8 Voir notamment s’agissant de Guéhenno, la préface de NIOGRET (Philippe), « Jean Guéhenno et la guerre de
14-18 », in GUÉHENNO (J.), La Jeunesse morte, Paris, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 15-25. 9 RASSON (Luc), Écrire contre la guerre : littérature et pacifismes, 1916-1938, L’Harmattan, 1997, p. 126.
10 Cf. GUÉHENNO (J.), La mort des autres, Paris, Grasset, 1968, p. 134.
4
remarquée en entrant, pour lui déclarer qu’à mon avis, le bottier qui a monté cette petite
bottine devait être chaussonnier tant elle est bien faite. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir.
Ce soir là monsieur Guéhenno, comme je n’avais jamais cessé de l’appeler, a commencé à me
parler de sa vie et de celle de ses parents. »11
Les années 1930 influent sur les trajectoires des uns et des autres. Maurice Arnoult
quitte (provisoirement) l’univers de la cordonnerie et de la petite fabrique pour celui de la
grande usine taylorisée en tant que contremaître : « le patron met à votre disposition l'usine, à
savoir les machines, la main-d’œuvre, que vous devez payer tel prix (ça c'est défini), des
modèles, des peaux, tout ce qu'il faut pour fabriquer. Nous avons fait un travail pour cet
article-là, il nous revient à tant, votre main-d’œuvre pour confectionner cet article-là, ça va
vous revenir à tant. C'est à vous de vous débrouiller. On vous laisse une petite marge et nous,
on vous le rachète. Fictivement. Fictivement, on me donnait tout ça pour travailler. Je n'avais
qu'à diriger comme si j'étais le patron. Je produis, je vends. On m'achète tel prix.
Evidemment, dans le bout des chaînes, y avait quelqu'un qui appartenait au patron. Alors, lui
[il s’éclaircit la voix] un contrôleur, regardait les chaussures. "Oh ça, ça va pas, allez hop"
[Maurice jette une chaussure à terre]. "Et, qu'est-ce qui se passe?" "Ah, ben voyez, y a un petit
truc comme-ci, comme-ça". Au fur et à mesure que la chaîne passe, tout était vérifié, élément
par élément. Ce qui n'allait pas était foutu en l'air. On ne nous l'achetait pas. […] Il y avait
3.000 [ouvriers] dans l'usine, mais dans mon service [sur ma chaîne], il y en avait une
centaine. »12
Jean Guéhenno s’engage quant à lui pour la concorde européenne, pour le socialisme
et contre les fascismes, animant de prestigieuses revues : « C’est […] [durant les années
1930], que j’ai perdu de vue Jean Guéhenno. J’ai essayé de le rencontrer une fois ou deux
frappant le soir à la porte de sa maison perchée sur les hauts de Belleville, mais sa femme me
répondait qu’il n’était pas encore rentré du journal qu’il dirigeait. Tout en conservant son
poste de professeur d’hypokhâgne au lycée Henri IV, il avait accepté la direction de la Revue
Europe, fondée par Romain Rolland pour lutter contre la guerre, que l’on sentait approcher. Il
a dû s’apercevoir que la montée des périls interdisait une politique pacifiste honnête et
démissionna. J’ai su ensuite qu’il était devenu rédacteur en chef de l’hebdomadaire Vendredi,
un des soutiens du Front populaire dans lequel il avait mis tous ses espoirs pour combattre ces
deux fléaux : la misère et la guerre.
11
BLOIT (M.), Moi Maurice, bottier à Belleville, op. cit., p. 242. 12
LE BOT (Florent), « La réaction industrielle. Mouvements antitrust et spoliations antisémites dans la branche
du cuir en France, 1930-1950 », thèse de doctorat d’histoire de l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis
[Michel Margairaz], 2004, 3 vol., 786 pages, vol. 3, p. 569-570.
5
Je le retrouve vers 1950. Il a quitté Belleville pour le Quartier Latin où se trouvent la plupart
de ses amis universitaires. Il n’enseigne plus mais est devenu Inspecteur général de
l’Éducation nationale. Il voyage à travers le monde pour visiter les écoles françaises qui
dépendent de ses services. Il n’est plus mon héros, mais il est devenu mon ami. […]. Combien
de fois n’a-t-il pas voulu me faire sortir de mon état en me demandant de devenir professeur,
"le plus beau métier du monde" ».
Cette dernière anecdote trouve place au sein d’une des thématiques majeures de l’œuvre
de Guéhenno : le changement de statut social du Changer la vie, de l’apprenti breton à
l’écrivain parisien ; un changement de statut qui s’accompagne du devoir d’enseigner et de
transmettre (« voler le feu et l’emporter chez les miens »), de témoigner également. Caliban
parle : « "Que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance, voilà une condition
première de la paix sociale." Maurice Barrès. Voilà les mots que je ne pardonne pas. Ils me
révèlent mon véritable ennemi. »13
Il n’est pas innocent qu’il s’en prenne ainsi à l’un de ses
confrères en littérature qui pendant des décennies n’eut de cesse d’en appeler à la revanche
contre l’Allemagne, d’indiquer le chemin aux cadavres. Il s’agit pour Guéhenno, mais aussi
pour Giono et pour Guilloux de s’exprimer au nom des dépossédés de la parole, de parler pour
les humbles, les sans-grades, ceux qui sont faits de la chair dont on nourrit les canons.
Guéhenno : « C’est un principe de tous les gouvernements qu’un soldat doive être docile et
facile à tuer. L’histoire officielle a la charge d’installer en nous ces vertus. Qu’on voudrait
être capable de témoigner et d’écrire comme le plus humble des hommes qui eurent part à
cette absurde aventure et qui prirent alors, bien malgré eux, cette "inscription historique" dont
ils se seraient si volontiers passés. La parole de ce pauvre homme serait la seule
commémoration convenable. Mais il ne parle jamais, ne témoigne jamais et son silence laisse
libre le bavard officiel. Il n’est guère de lieux au monde sans doute où l’on mente davantage
que devant ces monuments élevés dans tous les villages aux anciens combattants. On y
prépare les dupes de l’avenir. »14
II De Caliban à la Jeunesse morte. L’expérience
L’expérience des trois hommes circule de l’enfance à la guerre, différente, mais qui les
rapproche. Rappelons s’agissant de Guéhenno qu’il grandit dans l’une des microrégions qui
constitue alors l’archipel industriel du cuir : Fougères dans l’entre-deux-guerres fournit 10%
13
GUÉHENNO (J.), Caliban parle, Paris, Grasset, 1928, p. 59. 14
Id., La mort des autres, op. cit., p. 23.
6
de la production française de chaussures, soit autant que les grands groupes industriels de
l’époque (les Chaussures André ou encore Bata, à propos duquel nous reviendrons).
M. Arnoult rappelle le témoignage de Guéhenno à ce propos : « Mon père était membre
de la section des Compagnons de la chaussure à Fougères et cette miniature [dans la vitrine]
est le chef-d’œuvre qui lui a été demandé pour entrer dans la Confrérie. […] Son nom de
compagnonnage était Pontivy-la-Justice, tant étaient connues ses qualités et ses avis écoutés.
C’est ma mère qui a cousu la bottine ; mon père avait réalisé le patronage, le montage et le
finissage. Mes parents étaient ouvriers à domicile, mais pas à leur compte. Ils travaillaient
pour un seul patron qui leur apportait les fournitures : cuir, peau, accessoires, fils, lacets,
boutons, dont ils avaient besoin pour exécuter le modèle commandé. D’après ce que vous
m’avez décrit, les rapports sociaux à Belleville sont bien meilleurs que ce qu’ils étaient à
Fougères. Et surtout les payes en Bretagne étaient déplorables. Il fallait que mon père, très
aidé par ma mère, travaille dix heures par jour pour joindre les deux bouts. Nous habitions
trois petites pièces, dont une servait d’atelier, dans un immeuble de quatre étages et rien que
le loyer absorbait une part importante du pauvre budget familial. Les propriétaires des usines
n’étaient pas comme à Belleville, des anciens du métier. Ils en étaient les héritiers et abusaient
de leur position de monopole. Seuls employeurs de la ville, ils s’entendaient et imposaient des
salaires de misère, d’où la terrible grève de plus de trois mois en 1906 […] ».15
Dans une lettre adressée à Guéhenno en novembre 1928, Jean Giono réagit à la
réception de Caliban parle : « […] il m’a fait souvenir de mon père. Pourtant, c’est ça. Mon
père était de ce peuple là. Il était ce "Caliban", et je me souviens que bien des fois, autour de
sa petite table de veille – il était cordonnier- on a parlé avec les phrases de votre Caliban. Ce
métier est plein de poètes. […] Il travaillait dans une chambre haute de notre noire maison,
ancien couvent de Présentines. […] Moi, j’étais tout petit et au retour de l’école de ma mère
m’envoyait "tenir compagnie" à mon père. […] Là-haut, j’arrivais presque toujours au milieu
d’un débat et tout de suite une bonne odeur virile de cuir qui sentait le spartiate… […] Alors,
quand on avait bien discuté, bien disputé et que l’ouvrier ayant marqué ses six arguments de
six clous à tête ronde n’avait plus rien devant lui, on ouvrait une malle pleine de livraisons à
deux sous et on me faisait lire à hautes voix quelques passages des Mystères de Paris, ou de
Joseph Balsamo.[…] Je ne vous aurais pas écrit tout cela, peut-être, si je n’avais au fil du livre
15 BLOIT (M.), Moi Maurice, bottier à Belleville, op. cit., p. 242-243. À propos de la grève de 1906, cf. LE BOT
(F.), « 1906, Changer la vie. Jean Guéhenno, mémorialiste des ouvriers fougerais de la chaussure », in Cahiers
Jean Guéhenno, 2e volume, 2009.
7
lu votre souvenir de ce cordonnier bossu qui mena une fois à la bataille toute une ville. Ça
m’a décidé parce que j’ai su que vous me comprendriez.»16
Ce passage assemble ce qui fait cœur chez ces trois écrivains : l’enfance, le partage
autour du père, la transmission dans la simplicité et le devoir de révolte. Guilloux de
renchérir : « Mon grand-père, qui était ouvrier cordonnier comme mon père, et qui est mort
pour ainsi dire sur son tabouret, n’a point laissé d’œuvre, hormis un petit carnet que mon père
possède encore, et qui était son carnet de paye. Jour par jour, il a inscrit là-dessus tout le
travail qu’il a fait dans sa vie, depuis le temps où il était en apprentissage jusqu’à sa mort.
Celà ne fait, malgré tout, qu’un petit carnet. Et c’est tout ce qui reste de lui. C’était un homme
de beaucoup d’esprit, doué d’une grande bonne humeur (dont je n’ai pas hérité) et qui
possédait, comme on dit, des connaissances supérieures à son état. Néanmoins, il ne reste de
lui qu’un petit carnet de paye. Eh bien, je laisserai peut-être quelques livres après sa mort.
Mais où sera le carnet de paye, et que vaudront mes livres, en comparaison ? Toutes ces paires
de souliers qu’a faites mon grand-père, et dont le nombre est inscrit sur ces pages, il ne les a
point faites sans penser à rien. Tout en maniant la savate, il réfléchissait selon ses forces à la
vie, au monde et à son mystère. De tout cela, il ne reste rien. Mais moi, je veux faire des
livres, raconter au monde mes joies et mes chagrins, dire mes recherches. Je veux me
survivre, et pour être bien sûr d’y parvenir, je n’ai de recours que dans le mensonge. Est-cela,
la culture ? Est-ce cette honte et cette sottise ? L’homme n’est pas fait pour se survivre. Et
mon grand-père le savait bien. Qui, de nous deux, est l’homme cultivé ? Après tout l’homme
cultivé c’est peut-être celui qui sait se taire, et quand il s’agit de nous – de toi et de moi –
celui qui sait renoncer aux œuvres. Nous ne le ferons pas tout de suite. Cela ne peut se réussir
d’un coup. Et en attendant il faut laisser en paix l’échoppe, malgré tout un faux problème, et
consentir courageusement à devenir ce que nous sommes. Libre à nous de penser qu’une
injustice initiale a faussé nos destins. Nous pouvons en souffrir tant que nous voudrons,
pourvu que nous sachions discipliner cette souffrance, la regarder toujours en face et la tenir
uniquement pour ce qu’elle est – une souffrance à côté des autres. »17
Le thème de la rupture surgit ici sous la forme de l’«injustice initiale » faussant le destin
des trois amis. Nous dirons ce qu’il faut entendre dans cette rupture initiale ; comment il nous
faut la traduire. Notons pour l’heure, que leur souffrance existentielle se transmue sous la
16
GIONO (J.), GUÉHENNO (J.), Correspondance, op. cit., Lettre de Giono à Guéhenno, 19 novembre 1928, p.
33-36. 17
Lettre de Guilloux à Guéhenno à propos de Caliban publiée in Plein chant septembre-décembre 1982, p. 184.
8
plume de Guilloux en une autre forme de solidarité à l’égard des siens : souffrir comme eux,
avec eux.
Souffrance et rupture, dans la vie des trois écrivains, la guerre se lit comme l’accident
premier : « […] il me ressouvient de cette guerre comme d’un long malheur qui a commandé
toute notre vie. » ; comme la chute initiale : « Le 1er
août 1914, nous sommes simplement
tombés dans l’Histoire et avons commencé de patauger dans un marécage plein de sang. »18
Guéhenno, officier subalterne, est mobilisé dès août 1914 et rejoint le front en octobre. Le 15
mars 1915, il est grièvement blessé dans la région d’Ypres. Il ne retourne pas au combat, mais
refuse pour autant d’être réformé, travaille à la censure postale, puis dirige un hôpital pour
aveugles de guerre. Giono mobilisé en décembre 1914 à l’âge de 19 ans, gagne le front à
Verdun à la fin du mois de mai 1916. Soldat de deuxième classe tout au long de la guerre, il
se retrouve dans les Flandres au moment de l’offensive allemande sur le mont Kemmel en
avril-mai 1918. Il y est gazé, sans pour autant retourner à l’arrière.19
Louis Guilloux est trop
jeune en 1914-1918 pour participer à la guerre ; les ouvrages qu’il consacre à celle-ci, Dossier
confidentiel (1930) et Le sang noir (1935) se déroulent d’ailleurs loin du front, alors que la
société de l’arrière se désagrège dans le doute, la mesquinerie et la médiocrité.20
III Changer la vie. La rupture
Le personnage du cordonnier occupe une place particulière dans l’œuvre de nos trois
auteurs. Humble, il ne porte ni nom, ni prénom dans Le grand troupeau de Giono. Dans
Caliban parle, il conduit la révolte de ses semblables: « « Je me rappelle un cordonnier bossu
qui mena une fois à la bataille toute une ville. Les froissements qu’avait valus à son amour-
propre la malformation de son corps l’avaient éveillé à la conscience du froissement plus
profond que subit encore dans les hommes l’humanité. On eût dit qu’il portait sur son dos
toute la misère. Il était à lui seul une protestation perpétuelle ! Singulier Prométhée. »21
Il est
le père, le fondement, dans les trois œuvres : celui de Jean le bleu de Giono, de La maison du
peuple de Guilloux et du Journal d’un homme de quarante ans et de Changer la vie de
Guéhenno. Entre témoignages et romans autobiographiques.
18
GUÉHENNO (J.), La mort des autres, op. cit., p. 23-24. 19
Cf. THOMAS-MONTESINOS (Katia), « Jean Giono et la guerre de 14-18 : une expérience tragique et
féconde », novembre 2008 ; source www.pedagogie.ac-nantes.fr, consulté le 15 février 2009. 20
Guilloux est ensuite réformé du fait d’une tuberculose osseuse. Cf. BEAUPRÉ (Nicolas), « Louis Guilloux et
la Première Guerre mondiale », in Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 175, juillet 1994, p. 3-19. 21
GUÉHENNO (J.), Caliban parle, op. cit., p. 62.
9
L’importance du cordonnier se révèle plus grande encore. Chez Jean Guéhenno, Jean
Giono et Louis Guilloux, le cordonnier figure l’équilibre, l’atelier, l’espace de l’apaisement,
le travail manuel, l’expérience indépassable du bonheur. Seule la guerre (peut-être
l’industrie), peut venir rompre le cercle magique, tout à la fois réminiscence de l’enfance et
rêve du paradis à reconquérir. Le cordonnier Quéré doit abandonner son projet de maison du
peuple pour partir à la guerre. Celui du Grand Troupeau assiste à la descente des bêtes vers la
vallée : « La guerre ! C’est une guerre qui les fait descendre. »22
On le fait taire. Le cordonnier
est témoin de l’histoire, mais en lui-même aussi il témoigne de la rupture qu’introduit la
guerre dans l’histoire, cette rupture fondatrice qui marque l’ensemble de ces textes.
Giono s’avère sans doute, des trois écrivains, celui qui s’engage le plus loin dans cette
thématique. Dans la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix,23
l’époque heureuse du
cordonnier artisan à son compte, travaillant seul et libre, s’oppose aux temps nouveaux de
l’usine et de ses sirènes (dans les deux sens du terme), de la civilisation technique et de
l’aliénation de l’Homme. Le texte vaut d’être cité dans la longueur : « La transformation que
vous subissez [les paysans], l’artisan l’a subie totalement. Il a perdu sa qualité artisanale ; il
est devenu un ouvrier. Il a perdu tout ce à quoi vous essayez de vous raccrocher : la vie, la
paix et la liberté. Je vous ai cent fois raconté la vie de mon père. C’était un artisan cordonnier.
Il savait faire une paire de souliers depuis le rouleau de cuir jusqu’aux lacets. Le rouleau de
cuir passait entre les mains de mon père et se transformait en souliers à votre mesure et prêts à
porter. Il en faisait seul toutes les pièces et il employait toutes les matières propres à faire un
soulier : cuir, fil, poix, soie de porc, cire, clous ; il se servait de tous les outils dans leur
diversité. Il était entièrement maître de sa vie ; comme un homme digne de ce nom doit être.
Pourtant, voyez quel humble métier ! Quand la ville où il travaillait ne lui plaisait plus, il en
changeait. Quand le pays où il arrivait lui plaisait, il y restait. Quand ce pays était si beau que
tout de suite la joie du corps de mon père le poussait à se promener et à jouir du monde, il se
promenait et jouissait du monde. Il voulait lire : il achetait des livres. Il voulait entendre de la
musique (il n’y avait pas encore de phonos de ce temps là) : il entendait de la musique. Il a
connu Mozart à un âge où moi je ne savais pas que Mozart existait (je vivais pourtant dans le
siècle du phonographe). Il voulait dire merde à son patron (c’est aussi une joie parfois) il
disait merde à son patron ; et pour le faire il n’avait besoin ni de syndicat, ni de se réunir avec
dix mille autres ouvriers ; il le lui disait face à face, entre hommes. De quoi aurait-il eu peur ?
Il avait un métier ; il y était habile ; il était sûr de manger et de vivre n’importe où. Au point
22
GIONO (J.), Le grand troupeau, Paris, coll. folio Gallimard, 1977 (1931), p. 16. 23
Id., Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, éd. de la Butte aux Cailles, 1983 (Grasset, 1938).
10
de vue culture générale, il était mille fois plus cultivé que toutes les maisons de la culture. Il
s’est marié quand il a voulu. Il a eu un enfant comme il a voulu. Il l’a élevé comme il a voulu.
Il m’a envoyé au collège comme il a voulu. Je ne l’ai jamais vu diminué devant personne. »
Giono, dans un mouvement classique, embellit ce passé de liberté et de culture, pour mieux
faire ressortir ensuite la rupture : « Il a chanté pendant toute sa vie, jusqu’à la guerre. Cet
artisan cordonnier est devenu un ouvrier cordonnier. Il travaille chez Bata. » Cette rupture,
marquée par l’arrivée de la guerre et le développement de l’usine, se double d’un procédé
littéraire commun chez Giono, une forme d’indétermination qui dans la même phrase nous
fait passer de l’histoire particulière de son père (il – qui, semble-t-il n’a jamais travaillé en
usine) à l’histoire de la classe laborieuse en générale (l’artisan cordonnier devenu ouvrier).24
« Cet artisan cordonnier est devenu un ouvrier cordonnier. Il travaille chez Bata. Il sait
coudre une trépointe. L’ouvrier de Bata met à peine une demi-heure. Il y est plus habile que
mon père mais il ne sait faire que ça. Il ne sait pas monter tout le soulier. Il coud sa trépointe
et il passe le travail à un autre. Malheureusement pour lui personne au monde n’a besoin
d’une trépointe ; on a besoin de souliers finis. L’ouvrier ne peut quitter sa chaise chez Bata.
S’il s’en allait de là il ne pourrait pas vivre. Il n’a plus un métier qui le fait vivre n’importe où.
Il ne peut plus vivre qu’intercalé à la place des trépointes dans l’ordre Bata. Sous peine de
mourir il ne peut ni se déplacer, ni vivre (car vivre est autre chose que de coudre des
trépointes). Il est obligé de rester là ; il faut qu’il s’y oblige physiquement. Il est prisonnier et
sa famille est prisonnière. Et, si on lui donne quinze jours de congés payés par an, je dis qu’à
côté des grandes vacances perpétuelles de mon père ce qu’on appelle ici progrès n’est qu’une
sérieuse régression. J’ai toujours eu envie d’être cordonnier comme mon père. » Notons une
fois encore que l’idéalisation de l’enfance accompagne la référence au père, figure magnifique
parce que celle d’un cordonnier.
« J’ai toujours eu envie d’être cordonnier comme mon père. Je n’ai pas du tout envie
d’être cordonnier chez Bata. Voilà le côté individu. Regardons le côté social. En 1937 il y
avait à Château-Queyras un cordonnier qui faisait, seul, des souliers de montagne sur mesure,
en vrai cuir, pour soixante-cinq francs. Les mêmes souliers chez Bata coûtaient cent-quarante
cinq francs ; et ne parlons pas de vrai cuir. Ce cordonnier vivait largement, lui et sa famille.
Le jour que j’ai passé près de son établi, il venait de s’acheter un petit jardin et, dans son
baquet trempaient des plants de rosiers qu’il comptait planter le soir même : victoire du travail
individuel sur le plan social ; le produit était de qualité et bon marché. Je suis allé le revoir
24
Voir également les glissements nombreux entre les hommes et les animaux dans Le grand troupeau.
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cette année. Il a tellement eu de commandes qu’il n’a pas eu le courage de les refuser. Il ne
pouvait plus suffire ; il ne s’est pas contenté de suffire. Il n’a pas eu la qualité humaine de
rester dans sa mesure. Il a trois machines à coudre et deux ouvriers. Il est inquiet, il a quelques
petites dettes. Il ne plante plus de rosiers. Il ne sait pas comment ça va mais il a moins de
commandes ; juste comme il allait réussir, dit-il, quand il ne sait pas qu’il avait déjà réussi. Et
il est obligé de vendre ses souliers cent soixante-dix francs. S’il ne suffisait pas aux
commandes cela signifiait qu’il y avait dans cette catégorie de travail et à cet endroit, place
pour un ou deux travailleurs libres de plus. Mais il a préféré rester seul et se démesurer à la
taille de trois. Il a perdu sa liberté. L’argent l’a assujetti. Il ne peut plus faire que deux
choses : ou devenir Bata le grand patron et c’est ce qu’il appellera réussir ou devenir l’ouvrier
de Bata et c’est ce qu’il appellera échouer. D’un côté et de l’autre il aura perdu ses vraies
raisons de vivre. »25
Giono s’inscrit ici dans une thématique qui ne lui est pas propre, même
s’il lui offre son style. Entre 1920 et 1950 le groupe d’origine tchécoslovaque Bata se
développe en Europe et notamment en France avec ses magasins à partir de 1924, avec une
usine en 1934. Il y subit diatribes xénophobes et antisémites, dénonciations de ses pratiques
productives (plus ou moins celles décrites à propos d’une autre usine par M. Arnoult, supra)
et commerciales et doit faire face à une série de mesures législatives destinées à entraver son
développement : nous avons parlé à ce propos d’une réaction industrielle usant d’un langage
réactionnaire afin de s’opposer à un processus de révolution industrielle.26
Giono est certes de tempérament réactionnaire (ce que ne sont ni Guéhenno ni
Guilloux), tempérament qui ne s’exprime pas uniquement à travers le thème du retour à la
terre (que le gouvernement de Vichy fait sien), mais également à travers le rejet de l’industrie,
puisque l’usine c’est la guerre et que la guerre c’est l’usine.27
Guéhenno dans une lettre à Giono (décembre 1928) s’extasie « Mon père aussi était
cordonnier. Quel univers nous faisons ! Lucien Jacques, Louis Guilloux, vous et moi. »28
« Univers », la formule est heureuse, s’agissant de trois œuvres qui prennent place dans une
connivence de l’esprit.
25
GIONO (J.), Lettre aux paysans, op. cit. p. 70-73. 26
Cf. LE BOT (F.) La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir, 1930-
1950, Presses de Sciences Po, Paris, 2007 et plus précisément sur ce thème : « La "Famille" du cuir contre Bata.
Malthusianisme, protectionnisme, xénophobie et antisémitisme dans le monde de la chaussure en France, 1930-
1950 » Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-4, octobre-décembre 2005, p. 131-151. 27
Voir particulièrement lorsqu’il interdit aux ouvriers de se prononcer sur la guerre puisque, affirme-t-il, ceux-ci
la passerait à l’usine. Cf. GIONO (J.), Lettre aux paysans, op. cit., p. 18-19. 28
Lucien Jacques était un poète, un éditeur, un peintre, etc., très proche de Giono, pacifiste et lui-même fils de
cordonnier.
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Toutefois les divergences de vues, s’agissant de la paix et de la guerre, se creusent entre
Guilloux et Guéhenno d’une part et Giono d’autre part, avec les tensions et.les crises des
années 1930. Giono fait de la paix une finalité en soi, que rien, même les fascismes, même les
menaces extérieures, ne peut remettre en cause. Pour les deux autres, la paix est condition de
la justice sociale ; elle ne doit cependant avoir pour prix l’aveuglement face aux périls. Tout
cela est déjà fort bien documenté29
et si Giono apparaît comme un pacifiste intégral, nous
dirons que Guéhenno et Guilloux sont des pacifistes possibilistes (comme il y eut à la fin du
XIXe siècle, des socialistes possibilistes se voulant soucieux du contexte politique,
économique et social), le premier plus optimiste, il est vrai, que le second.
Le cordonnier demeure toutefois la figure en commun, celle du père, celle de l’enfance
heureuse, du bonheur, celle de l’équilibre social, celle de la justice (Pontivy-la-Justice), de la
paix ; un cordonnier à la fois témoin et témoignant des bouleversements du siècle.
29
Voir notamment OFFENSTADT (Nicolas), OLIVEIRA (Philippe), « L’engagement pour la paix dans la
France de l’entre-deux-guerres : un ou des pacifismes ? », conclusion du numéro spécial « S’engager pour la
paix dans la France de l’entre-deux-guerres », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 30, janvier-mars
1993, p. 53-56.