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2009. Dans l'atelier du cordonnier. Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans pacifistes.

Date post: 09-Dec-2023
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1 Dans l’atelier du cordonnier Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans pacifistes. Pour citer, Florent Le Bot, « Dans l’atelier du cordonnier. Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans pacifistes », pour les Actes du colloque Jean Guéhenno : Guerres et paix, Jeanyves GUÉRIN, Jean- Kely PAULHAN, Jean-Pierre RIOUX (dir.), Presses du Septentrion, 2009, p. 105-118. Le rapprochement entre Jean Guéhenno, Jean Giono et Louis Guilloux fut souvent engagé. 1 Trois amis, 2 écrivains renommés, issus de milieux modestes ; trois hommes, aux tempéraments, si ce n’est identique, du moins en sympathie ; trois fils de cordonniers provinciaux (cela suffit-il, y compris pour un portrait sensible ?) ; un provençal, deux bretons, trois expériences différentes de la guerre et un pacifisme qui chemine en parallèle, se croise et tend à les séparer. Il y a plus. Selon nous, il y a plus et cela fait qu’il faille encore remettre l’étude sur l’établi. À l’horizon des Hommes du premier XX e siècle, ceux d’Occident (nous parlerons de ceux de France), la guerre de 1914-1918 occupe un vaste champ de la conscience. De cette horreur, de ce carnage, accouchent les décennies qui suivent, qualifiées par Eric J. Hobsbawn, l’historien britannique, d’« âge des extrêmes ». 3 Des dictatures, du totalitarisme, des déplacements de population, Guernica, des camps, des massacres, l’extermination. Nous le savons à présent. Nous le savons. Guéhenno, Giono et Guilloux, parmi d’autres, luttent alors (nous sommes dans les années 1920, dans les années 1930), à leur manière, différemment, pour échapper à l’abîme que l’on sent proche, mais non pourtant si profond. Dans l’expérience des Hommes de ce premier XX e siècle s’observe également cette évolution, qui dure si longtemps que l’on peine désormais à l’appeler révolution, et qui voit l’industrie envahir la ville, gagner la campagne, changer les paysages, transformer le rythme du jour, des saisons, de la vie, modifier les rapports entre les Hommes, s’avérer pour les uns source du progrès qui libère de la chaîne des siècles, pour les autres, poursuite de la forme ancienne d’une lutte des classes entre possédants et prolétaires, pour d’autres encore, source de maux et de désordres. Nos trois auteurs ne demeurent pas insensibles à ces mouvements, à 1 Voir notamment CITRON (Pierre) «Guéhenno et Giono », in Hommage à Jean Guéhenno à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, Actes du colloque organisé par la Commission de la République française pour l’Éducation, la science et la culture (UNESCO), 2 au 4 mai 1990, Paris, 1994, p. 63-72 et JACOB (Jean-Louis), « Convergences et divergences des regards sur la guerre : Guilloux, Giono, Guéhenno et quelques autres », in PELLETIER (Yannick), Le mal absolu, Actes du colloque « Louis Guilloux et la guerre », Saint- Brieuc, novembre 1994, éd. Ville de Saint-Brieuc, 1995, p. 69-84. 2 Précisons que l’amitié lie Guéhenno aux deux autres, sans que ceux-ci soient en relation. 3 HOBSBAWN (Eric J.), L’âge des extrêmes. Le court vingtième siècle, 1914-1991, Bruxelles, éditions Complexe, 1999.
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1

Dans l’atelier du cordonnier

Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans pacifistes.

Pour citer, Florent Le Bot, « Dans l’atelier du cordonnier. Guéhenno, Giono, Guilloux, artisans

pacifistes », pour les Actes du colloque Jean Guéhenno : Guerres et paix, Jeanyves GUÉRIN, Jean-Kely PAULHAN, Jean-Pierre RIOUX (dir.), Presses du Septentrion, 2009, p. 105-118.

Le rapprochement entre Jean Guéhenno, Jean Giono et Louis Guilloux fut souvent

engagé.1 Trois amis,

2 écrivains renommés, issus de milieux modestes ; trois hommes, aux

tempéraments, si ce n’est identique, du moins en sympathie ; trois fils de cordonniers

provinciaux (cela suffit-il, y compris pour un portrait sensible ?) ; un provençal, deux bretons,

trois expériences différentes de la guerre et un pacifisme qui chemine en parallèle, se croise et

tend à les séparer. Il y a plus. Selon nous, il y a plus et cela fait qu’il faille encore remettre

l’étude sur l’établi.

À l’horizon des Hommes du premier XXe siècle, ceux d’Occident (nous parlerons de

ceux de France), la guerre de 1914-1918 occupe un vaste champ de la conscience. De cette

horreur, de ce carnage, accouchent les décennies qui suivent, qualifiées par Eric J. Hobsbawn,

l’historien britannique, d’« âge des extrêmes ».3 Des dictatures, du totalitarisme, des

déplacements de population, Guernica, des camps, des massacres, l’extermination. Nous le

savons à présent. Nous le savons. Guéhenno, Giono et Guilloux, parmi d’autres, luttent alors

(nous sommes dans les années 1920, dans les années 1930), à leur manière, différemment,

pour échapper à l’abîme que l’on sent proche, mais non pourtant si profond.

Dans l’expérience des Hommes de ce premier XXe siècle s’observe également cette

évolution, qui dure si longtemps que l’on peine désormais à l’appeler révolution, et qui voit

l’industrie envahir la ville, gagner la campagne, changer les paysages, transformer le rythme

du jour, des saisons, de la vie, modifier les rapports entre les Hommes, s’avérer pour les uns

source du progrès qui libère de la chaîne des siècles, pour les autres, poursuite de la forme

ancienne d’une lutte des classes entre possédants et prolétaires, pour d’autres encore, source

de maux et de désordres. Nos trois auteurs ne demeurent pas insensibles à ces mouvements, à

1 Voir notamment CITRON (Pierre) «Guéhenno et Giono », in Hommage à Jean Guéhenno à l’occasion du

centième anniversaire de sa naissance, Actes du colloque organisé par la Commission de la République

française pour l’Éducation, la science et la culture (UNESCO), 2 au 4 mai 1990, Paris, 1994, p. 63-72 et JACOB

(Jean-Louis), « Convergences et divergences des regards sur la guerre : Guilloux, Giono, Guéhenno et quelques

autres », in PELLETIER (Yannick), Le mal absolu, Actes du colloque « Louis Guilloux et la guerre », Saint-

Brieuc, novembre 1994, éd. Ville de Saint-Brieuc, 1995, p. 69-84. 2 Précisons que l’amitié lie Guéhenno aux deux autres, sans que ceux-ci soient en relation.

3 HOBSBAWN (Eric J.), L’âge des extrêmes. Le court vingtième siècle, 1914-1991, Bruxelles, éditions

Complexe, 1999.

2

ces idées, à ces conflits. Ils y puisent même part essentielle de leur œuvre qui se rejoignent

dans un certain rapport à l’Homme, à la société et à l’Histoire.

Comment envisager cette convergence des thèmes ? Comment en souligner la force,

sans pour autant en esquiver les différences ? Que peut nous dire cette triangulation d’écrits

littéraires concernant une terre immergée des représentations collectives ? Il y a le feu de la

connaissance, de la vérité, qui selon l’expression de Guéhenno doit être porté chez les siens,

par devoir, par reconnaissance et pour ne point se perdre soi-même ; l’écrivain, plus que lui-

même, représentant du peuple. Il y a l’expérience passée où se mêlent l’enfance et la guerre,

sublimée ou honnie ; l’écrivain, en lui-même, conteur de l’espérance ou du désenchantement

du monde. Enfin, le cordonnier, figure cardinale, héritage filial tout autant que social ;

l’écrivain, au-delà de lui-même, porteur d’une part de pensées collectives.

I « Voler le feu et l’emporter chez les miens ». Le témoignage

Le premier témoin convié à l’écritoire se nomme Maurice Arnoult, cordonnier-bottier de

Belleville, ami de Jean Guéhenno et Justes des nations selon le titre de reconnaissance qui lui

fût décerné en 1994 pour le sauvetage d’enfants juifs durant l’Occupation. Notre premier

entretien date du 29 janvier 1999, dans son atelier, au 83 rue de Belleville, durant à peu près

une heure et demie. Il fut suivi d’un second le 12 février 1999 et complété d’autres sources,

publiées parallèlement, et desquelles nous tirons témoignage de son amitié avec Guéhenno.4

L'atelier dans lequel il reçoit, qu'il occupe depuis 1937 et qui à l'origine lui servait de

bureau, alors que d'autres pièces dans l'immeuble au fond de la cour recevaient ses ouvriers,

se révèle constitué par deux petites pièces ne dépassant pas quelques mètres carrés. Au mur se

trouvent disposés de très nombreux casiers contenant chacun des formes en bois. Le sol, les

tables, les établis, sont jonchés d'outils, de morceaux de cuir, de chaussures (escarpins,

bottines, etc.) qu'il prend à l'occasion entre ses mains pour nous éclairer sur certains détails de

la fabrication. C’est, d’une certaine manière, un homme toujours en activité qui nous reçoit.

Maurice Arnoult travaille dans le cuir depuis le début des années 1920 ; il a traversé le siècle,

quatre-vingt-onze printemps lors de cette rencontre et c’est peu dire qu’avec lui, encore jeune-

homme, l’expression a son sens. Il me propose de m'asseoir. Nous nous faisons face. Il me

demande de parler fort ; la vigueur n’empêche pas les défaillances. Il m'invite à vérifier le

magnétophone. L'entretien commence. Maurice Arnoult prend son élan. Écoutons-le.

4 BLOIT (Michel), Moi Maurice, bottier à Belleville, Paris, L’Harmattan, 1993.

3

« J’avais dix-huit ans en 1926 lorsque j’ai rencontré Jean Guéhenno pour la première

fois. Né en 1890, il avait alors deux fois mon âge, soit trente-six ans. J’ai fait sa connaissance

chez un de ses parents du côté de sa femme […] qui était cadre à l’usine Dressoir de

Belleville, énorme bâtisse de huit étages, rue du Général Lassalle, où travaillaient plus de six

cent ouvriers.5 […] Jean Guéhenno habite Belleville, où il est locataire d’une petite maison

avec jardin que l’écrivain Jules Romain avait fait construire, avec deux autres semblables, sur

un terrain acheté grâce à ses droits d’auteurs. "Nous nous voyons très peu", me confie Jean

Guéhenno, "et pourtant nous sommes tous deux sortis de Normal sup. Je n’ai de contact

qu’avec son gérant, le jour du terme." Je deviens un hôte assidu de cette charmante demeure

qui jouit d’une vue superbe sur Paris. Entrant dans son salon pour la première fois je suis

attiré par une vitrine contenant une paire de sabots pour enfant et une bottine miniature en

chevreau bleu, à six boutons sur le côté et le talon Louis XV. »6

L’amitié, la fraternité, s’affirme pour ces hommes valeur essentielle, qu’elle se noue

autour d’une origine sociale commune, d’un partage littéraire et épistolaire7 ou qu’elle se

cristallise dans l’expérience du front et la camaraderie des tranchées. Jean Guéhenno et Jean

Giono y ont perdu les plus précieux de leurs amis.8 Louis Guilloux, qui n’a pas leur

expérience du front, reconnait que dans un premier élan « il [a pu] aimer la guerre, pour la

fraternité qu’elle peut engendrer. »9 Le philosophe Alain dédicaçant en 1937 ses Souvenirs de

guerre à Guéhenno, lui proclame : « A la guerre, on ne connait que ses amis, non ses

ennemis. »10

Retrouvons M. Arnoult. « Jean Guéhenno semble prendre un grand plaisir à parler

métier avec moi. Il me fait décrire les ateliers de chaussures de Belleville, les méthodes de

travail, mes patrons successifs, mes camarades. Il me questionne sur les rapports patrons-

ouvriers, l’ambiance, le montant des payes. […] il me demande si je sais ce qu’est un

chaussonnier. Je suis fier de lui expliquer que le travail de chaussonnier est une des spécialités

les plus difficiles du métier de bottier, utilisée seulement pour la confection des chaussures de

haut luxe. Il s’agit de monter la "tige" à l’envers sur une seule semelle et de la retourner

ensuite, ce qui permet de façonner une chaussure très légère. Je me dirige vers la vitrine

5 C’est alors la plus importante fabrique de chaussures parisienne.

6 BLOIT (M.), Moi Maurice, bottier à Belleville, op. cit., p. 240-242.

7 Cf. GIONO (Jean), GUÉHENNO (Jean), Correspondance 1928-1969, Paris, coll. Missives, Seghers, 1991. La

correspondance entre Guéhenno et Guilloux, déposée à la Bibliothèque nationale de France, ainsi qu’à la

bibliothèque municipale de Saint-Brieuc, n’a à ce jour pas été publiée. 8 Voir notamment s’agissant de Guéhenno, la préface de NIOGRET (Philippe), « Jean Guéhenno et la guerre de

14-18 », in GUÉHENNO (J.), La Jeunesse morte, Paris, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 15-25. 9 RASSON (Luc), Écrire contre la guerre : littérature et pacifismes, 1916-1938, L’Harmattan, 1997, p. 126.

10 Cf. GUÉHENNO (J.), La mort des autres, Paris, Grasset, 1968, p. 134.

4

remarquée en entrant, pour lui déclarer qu’à mon avis, le bottier qui a monté cette petite

bottine devait être chaussonnier tant elle est bien faite. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir.

Ce soir là monsieur Guéhenno, comme je n’avais jamais cessé de l’appeler, a commencé à me

parler de sa vie et de celle de ses parents. »11

Les années 1930 influent sur les trajectoires des uns et des autres. Maurice Arnoult

quitte (provisoirement) l’univers de la cordonnerie et de la petite fabrique pour celui de la

grande usine taylorisée en tant que contremaître : « le patron met à votre disposition l'usine, à

savoir les machines, la main-d’œuvre, que vous devez payer tel prix (ça c'est défini), des

modèles, des peaux, tout ce qu'il faut pour fabriquer. Nous avons fait un travail pour cet

article-là, il nous revient à tant, votre main-d’œuvre pour confectionner cet article-là, ça va

vous revenir à tant. C'est à vous de vous débrouiller. On vous laisse une petite marge et nous,

on vous le rachète. Fictivement. Fictivement, on me donnait tout ça pour travailler. Je n'avais

qu'à diriger comme si j'étais le patron. Je produis, je vends. On m'achète tel prix.

Evidemment, dans le bout des chaînes, y avait quelqu'un qui appartenait au patron. Alors, lui

[il s’éclaircit la voix] un contrôleur, regardait les chaussures. "Oh ça, ça va pas, allez hop"

[Maurice jette une chaussure à terre]. "Et, qu'est-ce qui se passe?" "Ah, ben voyez, y a un petit

truc comme-ci, comme-ça". Au fur et à mesure que la chaîne passe, tout était vérifié, élément

par élément. Ce qui n'allait pas était foutu en l'air. On ne nous l'achetait pas. […] Il y avait

3.000 [ouvriers] dans l'usine, mais dans mon service [sur ma chaîne], il y en avait une

centaine. »12

Jean Guéhenno s’engage quant à lui pour la concorde européenne, pour le socialisme

et contre les fascismes, animant de prestigieuses revues : « C’est […] [durant les années

1930], que j’ai perdu de vue Jean Guéhenno. J’ai essayé de le rencontrer une fois ou deux

frappant le soir à la porte de sa maison perchée sur les hauts de Belleville, mais sa femme me

répondait qu’il n’était pas encore rentré du journal qu’il dirigeait. Tout en conservant son

poste de professeur d’hypokhâgne au lycée Henri IV, il avait accepté la direction de la Revue

Europe, fondée par Romain Rolland pour lutter contre la guerre, que l’on sentait approcher. Il

a dû s’apercevoir que la montée des périls interdisait une politique pacifiste honnête et

démissionna. J’ai su ensuite qu’il était devenu rédacteur en chef de l’hebdomadaire Vendredi,

un des soutiens du Front populaire dans lequel il avait mis tous ses espoirs pour combattre ces

deux fléaux : la misère et la guerre.

11

BLOIT (M.), Moi Maurice, bottier à Belleville, op. cit., p. 242. 12

LE BOT (Florent), « La réaction industrielle. Mouvements antitrust et spoliations antisémites dans la branche

du cuir en France, 1930-1950 », thèse de doctorat d’histoire de l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis

[Michel Margairaz], 2004, 3 vol., 786 pages, vol. 3, p. 569-570.

5

Je le retrouve vers 1950. Il a quitté Belleville pour le Quartier Latin où se trouvent la plupart

de ses amis universitaires. Il n’enseigne plus mais est devenu Inspecteur général de

l’Éducation nationale. Il voyage à travers le monde pour visiter les écoles françaises qui

dépendent de ses services. Il n’est plus mon héros, mais il est devenu mon ami. […]. Combien

de fois n’a-t-il pas voulu me faire sortir de mon état en me demandant de devenir professeur,

"le plus beau métier du monde" ».

Cette dernière anecdote trouve place au sein d’une des thématiques majeures de l’œuvre

de Guéhenno : le changement de statut social du Changer la vie, de l’apprenti breton à

l’écrivain parisien ; un changement de statut qui s’accompagne du devoir d’enseigner et de

transmettre (« voler le feu et l’emporter chez les miens »), de témoigner également. Caliban

parle : « "Que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance, voilà une condition

première de la paix sociale." Maurice Barrès. Voilà les mots que je ne pardonne pas. Ils me

révèlent mon véritable ennemi. »13

Il n’est pas innocent qu’il s’en prenne ainsi à l’un de ses

confrères en littérature qui pendant des décennies n’eut de cesse d’en appeler à la revanche

contre l’Allemagne, d’indiquer le chemin aux cadavres. Il s’agit pour Guéhenno, mais aussi

pour Giono et pour Guilloux de s’exprimer au nom des dépossédés de la parole, de parler pour

les humbles, les sans-grades, ceux qui sont faits de la chair dont on nourrit les canons.

Guéhenno : « C’est un principe de tous les gouvernements qu’un soldat doive être docile et

facile à tuer. L’histoire officielle a la charge d’installer en nous ces vertus. Qu’on voudrait

être capable de témoigner et d’écrire comme le plus humble des hommes qui eurent part à

cette absurde aventure et qui prirent alors, bien malgré eux, cette "inscription historique" dont

ils se seraient si volontiers passés. La parole de ce pauvre homme serait la seule

commémoration convenable. Mais il ne parle jamais, ne témoigne jamais et son silence laisse

libre le bavard officiel. Il n’est guère de lieux au monde sans doute où l’on mente davantage

que devant ces monuments élevés dans tous les villages aux anciens combattants. On y

prépare les dupes de l’avenir. »14

II De Caliban à la Jeunesse morte. L’expérience

L’expérience des trois hommes circule de l’enfance à la guerre, différente, mais qui les

rapproche. Rappelons s’agissant de Guéhenno qu’il grandit dans l’une des microrégions qui

constitue alors l’archipel industriel du cuir : Fougères dans l’entre-deux-guerres fournit 10%

13

GUÉHENNO (J.), Caliban parle, Paris, Grasset, 1928, p. 59. 14

Id., La mort des autres, op. cit., p. 23.

6

de la production française de chaussures, soit autant que les grands groupes industriels de

l’époque (les Chaussures André ou encore Bata, à propos duquel nous reviendrons).

M. Arnoult rappelle le témoignage de Guéhenno à ce propos : « Mon père était membre

de la section des Compagnons de la chaussure à Fougères et cette miniature [dans la vitrine]

est le chef-d’œuvre qui lui a été demandé pour entrer dans la Confrérie. […] Son nom de

compagnonnage était Pontivy-la-Justice, tant étaient connues ses qualités et ses avis écoutés.

C’est ma mère qui a cousu la bottine ; mon père avait réalisé le patronage, le montage et le

finissage. Mes parents étaient ouvriers à domicile, mais pas à leur compte. Ils travaillaient

pour un seul patron qui leur apportait les fournitures : cuir, peau, accessoires, fils, lacets,

boutons, dont ils avaient besoin pour exécuter le modèle commandé. D’après ce que vous

m’avez décrit, les rapports sociaux à Belleville sont bien meilleurs que ce qu’ils étaient à

Fougères. Et surtout les payes en Bretagne étaient déplorables. Il fallait que mon père, très

aidé par ma mère, travaille dix heures par jour pour joindre les deux bouts. Nous habitions

trois petites pièces, dont une servait d’atelier, dans un immeuble de quatre étages et rien que

le loyer absorbait une part importante du pauvre budget familial. Les propriétaires des usines

n’étaient pas comme à Belleville, des anciens du métier. Ils en étaient les héritiers et abusaient

de leur position de monopole. Seuls employeurs de la ville, ils s’entendaient et imposaient des

salaires de misère, d’où la terrible grève de plus de trois mois en 1906 […] ».15

Dans une lettre adressée à Guéhenno en novembre 1928, Jean Giono réagit à la

réception de Caliban parle : « […] il m’a fait souvenir de mon père. Pourtant, c’est ça. Mon

père était de ce peuple là. Il était ce "Caliban", et je me souviens que bien des fois, autour de

sa petite table de veille – il était cordonnier- on a parlé avec les phrases de votre Caliban. Ce

métier est plein de poètes. […] Il travaillait dans une chambre haute de notre noire maison,

ancien couvent de Présentines. […] Moi, j’étais tout petit et au retour de l’école de ma mère

m’envoyait "tenir compagnie" à mon père. […] Là-haut, j’arrivais presque toujours au milieu

d’un débat et tout de suite une bonne odeur virile de cuir qui sentait le spartiate… […] Alors,

quand on avait bien discuté, bien disputé et que l’ouvrier ayant marqué ses six arguments de

six clous à tête ronde n’avait plus rien devant lui, on ouvrait une malle pleine de livraisons à

deux sous et on me faisait lire à hautes voix quelques passages des Mystères de Paris, ou de

Joseph Balsamo.[…] Je ne vous aurais pas écrit tout cela, peut-être, si je n’avais au fil du livre

15 BLOIT (M.), Moi Maurice, bottier à Belleville, op. cit., p. 242-243. À propos de la grève de 1906, cf. LE BOT

(F.), « 1906, Changer la vie. Jean Guéhenno, mémorialiste des ouvriers fougerais de la chaussure », in Cahiers

Jean Guéhenno, 2e volume, 2009.

7

lu votre souvenir de ce cordonnier bossu qui mena une fois à la bataille toute une ville. Ça

m’a décidé parce que j’ai su que vous me comprendriez.»16

Ce passage assemble ce qui fait cœur chez ces trois écrivains : l’enfance, le partage

autour du père, la transmission dans la simplicité et le devoir de révolte. Guilloux de

renchérir : « Mon grand-père, qui était ouvrier cordonnier comme mon père, et qui est mort

pour ainsi dire sur son tabouret, n’a point laissé d’œuvre, hormis un petit carnet que mon père

possède encore, et qui était son carnet de paye. Jour par jour, il a inscrit là-dessus tout le

travail qu’il a fait dans sa vie, depuis le temps où il était en apprentissage jusqu’à sa mort.

Celà ne fait, malgré tout, qu’un petit carnet. Et c’est tout ce qui reste de lui. C’était un homme

de beaucoup d’esprit, doué d’une grande bonne humeur (dont je n’ai pas hérité) et qui

possédait, comme on dit, des connaissances supérieures à son état. Néanmoins, il ne reste de

lui qu’un petit carnet de paye. Eh bien, je laisserai peut-être quelques livres après sa mort.

Mais où sera le carnet de paye, et que vaudront mes livres, en comparaison ? Toutes ces paires

de souliers qu’a faites mon grand-père, et dont le nombre est inscrit sur ces pages, il ne les a

point faites sans penser à rien. Tout en maniant la savate, il réfléchissait selon ses forces à la

vie, au monde et à son mystère. De tout cela, il ne reste rien. Mais moi, je veux faire des

livres, raconter au monde mes joies et mes chagrins, dire mes recherches. Je veux me

survivre, et pour être bien sûr d’y parvenir, je n’ai de recours que dans le mensonge. Est-cela,

la culture ? Est-ce cette honte et cette sottise ? L’homme n’est pas fait pour se survivre. Et

mon grand-père le savait bien. Qui, de nous deux, est l’homme cultivé ? Après tout l’homme

cultivé c’est peut-être celui qui sait se taire, et quand il s’agit de nous – de toi et de moi –

celui qui sait renoncer aux œuvres. Nous ne le ferons pas tout de suite. Cela ne peut se réussir

d’un coup. Et en attendant il faut laisser en paix l’échoppe, malgré tout un faux problème, et

consentir courageusement à devenir ce que nous sommes. Libre à nous de penser qu’une

injustice initiale a faussé nos destins. Nous pouvons en souffrir tant que nous voudrons,

pourvu que nous sachions discipliner cette souffrance, la regarder toujours en face et la tenir

uniquement pour ce qu’elle est – une souffrance à côté des autres. »17

Le thème de la rupture surgit ici sous la forme de l’«injustice initiale » faussant le destin

des trois amis. Nous dirons ce qu’il faut entendre dans cette rupture initiale ; comment il nous

faut la traduire. Notons pour l’heure, que leur souffrance existentielle se transmue sous la

16

GIONO (J.), GUÉHENNO (J.), Correspondance, op. cit., Lettre de Giono à Guéhenno, 19 novembre 1928, p.

33-36. 17

Lettre de Guilloux à Guéhenno à propos de Caliban publiée in Plein chant septembre-décembre 1982, p. 184.

8

plume de Guilloux en une autre forme de solidarité à l’égard des siens : souffrir comme eux,

avec eux.

Souffrance et rupture, dans la vie des trois écrivains, la guerre se lit comme l’accident

premier : « […] il me ressouvient de cette guerre comme d’un long malheur qui a commandé

toute notre vie. » ; comme la chute initiale : « Le 1er

août 1914, nous sommes simplement

tombés dans l’Histoire et avons commencé de patauger dans un marécage plein de sang. »18

Guéhenno, officier subalterne, est mobilisé dès août 1914 et rejoint le front en octobre. Le 15

mars 1915, il est grièvement blessé dans la région d’Ypres. Il ne retourne pas au combat, mais

refuse pour autant d’être réformé, travaille à la censure postale, puis dirige un hôpital pour

aveugles de guerre. Giono mobilisé en décembre 1914 à l’âge de 19 ans, gagne le front à

Verdun à la fin du mois de mai 1916. Soldat de deuxième classe tout au long de la guerre, il

se retrouve dans les Flandres au moment de l’offensive allemande sur le mont Kemmel en

avril-mai 1918. Il y est gazé, sans pour autant retourner à l’arrière.19

Louis Guilloux est trop

jeune en 1914-1918 pour participer à la guerre ; les ouvrages qu’il consacre à celle-ci, Dossier

confidentiel (1930) et Le sang noir (1935) se déroulent d’ailleurs loin du front, alors que la

société de l’arrière se désagrège dans le doute, la mesquinerie et la médiocrité.20

III Changer la vie. La rupture

Le personnage du cordonnier occupe une place particulière dans l’œuvre de nos trois

auteurs. Humble, il ne porte ni nom, ni prénom dans Le grand troupeau de Giono. Dans

Caliban parle, il conduit la révolte de ses semblables: « « Je me rappelle un cordonnier bossu

qui mena une fois à la bataille toute une ville. Les froissements qu’avait valus à son amour-

propre la malformation de son corps l’avaient éveillé à la conscience du froissement plus

profond que subit encore dans les hommes l’humanité. On eût dit qu’il portait sur son dos

toute la misère. Il était à lui seul une protestation perpétuelle ! Singulier Prométhée. »21

Il est

le père, le fondement, dans les trois œuvres : celui de Jean le bleu de Giono, de La maison du

peuple de Guilloux et du Journal d’un homme de quarante ans et de Changer la vie de

Guéhenno. Entre témoignages et romans autobiographiques.

18

GUÉHENNO (J.), La mort des autres, op. cit., p. 23-24. 19

Cf. THOMAS-MONTESINOS (Katia), « Jean Giono et la guerre de 14-18 : une expérience tragique et

féconde », novembre 2008 ; source www.pedagogie.ac-nantes.fr, consulté le 15 février 2009. 20

Guilloux est ensuite réformé du fait d’une tuberculose osseuse. Cf. BEAUPRÉ (Nicolas), « Louis Guilloux et

la Première Guerre mondiale », in Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 175, juillet 1994, p. 3-19. 21

GUÉHENNO (J.), Caliban parle, op. cit., p. 62.

9

L’importance du cordonnier se révèle plus grande encore. Chez Jean Guéhenno, Jean

Giono et Louis Guilloux, le cordonnier figure l’équilibre, l’atelier, l’espace de l’apaisement,

le travail manuel, l’expérience indépassable du bonheur. Seule la guerre (peut-être

l’industrie), peut venir rompre le cercle magique, tout à la fois réminiscence de l’enfance et

rêve du paradis à reconquérir. Le cordonnier Quéré doit abandonner son projet de maison du

peuple pour partir à la guerre. Celui du Grand Troupeau assiste à la descente des bêtes vers la

vallée : « La guerre ! C’est une guerre qui les fait descendre. »22

On le fait taire. Le cordonnier

est témoin de l’histoire, mais en lui-même aussi il témoigne de la rupture qu’introduit la

guerre dans l’histoire, cette rupture fondatrice qui marque l’ensemble de ces textes.

Giono s’avère sans doute, des trois écrivains, celui qui s’engage le plus loin dans cette

thématique. Dans la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix,23

l’époque heureuse du

cordonnier artisan à son compte, travaillant seul et libre, s’oppose aux temps nouveaux de

l’usine et de ses sirènes (dans les deux sens du terme), de la civilisation technique et de

l’aliénation de l’Homme. Le texte vaut d’être cité dans la longueur : « La transformation que

vous subissez [les paysans], l’artisan l’a subie totalement. Il a perdu sa qualité artisanale ; il

est devenu un ouvrier. Il a perdu tout ce à quoi vous essayez de vous raccrocher : la vie, la

paix et la liberté. Je vous ai cent fois raconté la vie de mon père. C’était un artisan cordonnier.

Il savait faire une paire de souliers depuis le rouleau de cuir jusqu’aux lacets. Le rouleau de

cuir passait entre les mains de mon père et se transformait en souliers à votre mesure et prêts à

porter. Il en faisait seul toutes les pièces et il employait toutes les matières propres à faire un

soulier : cuir, fil, poix, soie de porc, cire, clous ; il se servait de tous les outils dans leur

diversité. Il était entièrement maître de sa vie ; comme un homme digne de ce nom doit être.

Pourtant, voyez quel humble métier ! Quand la ville où il travaillait ne lui plaisait plus, il en

changeait. Quand le pays où il arrivait lui plaisait, il y restait. Quand ce pays était si beau que

tout de suite la joie du corps de mon père le poussait à se promener et à jouir du monde, il se

promenait et jouissait du monde. Il voulait lire : il achetait des livres. Il voulait entendre de la

musique (il n’y avait pas encore de phonos de ce temps là) : il entendait de la musique. Il a

connu Mozart à un âge où moi je ne savais pas que Mozart existait (je vivais pourtant dans le

siècle du phonographe). Il voulait dire merde à son patron (c’est aussi une joie parfois) il

disait merde à son patron ; et pour le faire il n’avait besoin ni de syndicat, ni de se réunir avec

dix mille autres ouvriers ; il le lui disait face à face, entre hommes. De quoi aurait-il eu peur ?

Il avait un métier ; il y était habile ; il était sûr de manger et de vivre n’importe où. Au point

22

GIONO (J.), Le grand troupeau, Paris, coll. folio Gallimard, 1977 (1931), p. 16. 23

Id., Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, éd. de la Butte aux Cailles, 1983 (Grasset, 1938).

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de vue culture générale, il était mille fois plus cultivé que toutes les maisons de la culture. Il

s’est marié quand il a voulu. Il a eu un enfant comme il a voulu. Il l’a élevé comme il a voulu.

Il m’a envoyé au collège comme il a voulu. Je ne l’ai jamais vu diminué devant personne. »

Giono, dans un mouvement classique, embellit ce passé de liberté et de culture, pour mieux

faire ressortir ensuite la rupture : « Il a chanté pendant toute sa vie, jusqu’à la guerre. Cet

artisan cordonnier est devenu un ouvrier cordonnier. Il travaille chez Bata. » Cette rupture,

marquée par l’arrivée de la guerre et le développement de l’usine, se double d’un procédé

littéraire commun chez Giono, une forme d’indétermination qui dans la même phrase nous

fait passer de l’histoire particulière de son père (il – qui, semble-t-il n’a jamais travaillé en

usine) à l’histoire de la classe laborieuse en générale (l’artisan cordonnier devenu ouvrier).24

« Cet artisan cordonnier est devenu un ouvrier cordonnier. Il travaille chez Bata. Il sait

coudre une trépointe. L’ouvrier de Bata met à peine une demi-heure. Il y est plus habile que

mon père mais il ne sait faire que ça. Il ne sait pas monter tout le soulier. Il coud sa trépointe

et il passe le travail à un autre. Malheureusement pour lui personne au monde n’a besoin

d’une trépointe ; on a besoin de souliers finis. L’ouvrier ne peut quitter sa chaise chez Bata.

S’il s’en allait de là il ne pourrait pas vivre. Il n’a plus un métier qui le fait vivre n’importe où.

Il ne peut plus vivre qu’intercalé à la place des trépointes dans l’ordre Bata. Sous peine de

mourir il ne peut ni se déplacer, ni vivre (car vivre est autre chose que de coudre des

trépointes). Il est obligé de rester là ; il faut qu’il s’y oblige physiquement. Il est prisonnier et

sa famille est prisonnière. Et, si on lui donne quinze jours de congés payés par an, je dis qu’à

côté des grandes vacances perpétuelles de mon père ce qu’on appelle ici progrès n’est qu’une

sérieuse régression. J’ai toujours eu envie d’être cordonnier comme mon père. » Notons une

fois encore que l’idéalisation de l’enfance accompagne la référence au père, figure magnifique

parce que celle d’un cordonnier.

« J’ai toujours eu envie d’être cordonnier comme mon père. Je n’ai pas du tout envie

d’être cordonnier chez Bata. Voilà le côté individu. Regardons le côté social. En 1937 il y

avait à Château-Queyras un cordonnier qui faisait, seul, des souliers de montagne sur mesure,

en vrai cuir, pour soixante-cinq francs. Les mêmes souliers chez Bata coûtaient cent-quarante

cinq francs ; et ne parlons pas de vrai cuir. Ce cordonnier vivait largement, lui et sa famille.

Le jour que j’ai passé près de son établi, il venait de s’acheter un petit jardin et, dans son

baquet trempaient des plants de rosiers qu’il comptait planter le soir même : victoire du travail

individuel sur le plan social ; le produit était de qualité et bon marché. Je suis allé le revoir

24

Voir également les glissements nombreux entre les hommes et les animaux dans Le grand troupeau.

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cette année. Il a tellement eu de commandes qu’il n’a pas eu le courage de les refuser. Il ne

pouvait plus suffire ; il ne s’est pas contenté de suffire. Il n’a pas eu la qualité humaine de

rester dans sa mesure. Il a trois machines à coudre et deux ouvriers. Il est inquiet, il a quelques

petites dettes. Il ne plante plus de rosiers. Il ne sait pas comment ça va mais il a moins de

commandes ; juste comme il allait réussir, dit-il, quand il ne sait pas qu’il avait déjà réussi. Et

il est obligé de vendre ses souliers cent soixante-dix francs. S’il ne suffisait pas aux

commandes cela signifiait qu’il y avait dans cette catégorie de travail et à cet endroit, place

pour un ou deux travailleurs libres de plus. Mais il a préféré rester seul et se démesurer à la

taille de trois. Il a perdu sa liberté. L’argent l’a assujetti. Il ne peut plus faire que deux

choses : ou devenir Bata le grand patron et c’est ce qu’il appellera réussir ou devenir l’ouvrier

de Bata et c’est ce qu’il appellera échouer. D’un côté et de l’autre il aura perdu ses vraies

raisons de vivre. »25

Giono s’inscrit ici dans une thématique qui ne lui est pas propre, même

s’il lui offre son style. Entre 1920 et 1950 le groupe d’origine tchécoslovaque Bata se

développe en Europe et notamment en France avec ses magasins à partir de 1924, avec une

usine en 1934. Il y subit diatribes xénophobes et antisémites, dénonciations de ses pratiques

productives (plus ou moins celles décrites à propos d’une autre usine par M. Arnoult, supra)

et commerciales et doit faire face à une série de mesures législatives destinées à entraver son

développement : nous avons parlé à ce propos d’une réaction industrielle usant d’un langage

réactionnaire afin de s’opposer à un processus de révolution industrielle.26

Giono est certes de tempérament réactionnaire (ce que ne sont ni Guéhenno ni

Guilloux), tempérament qui ne s’exprime pas uniquement à travers le thème du retour à la

terre (que le gouvernement de Vichy fait sien), mais également à travers le rejet de l’industrie,

puisque l’usine c’est la guerre et que la guerre c’est l’usine.27

Guéhenno dans une lettre à Giono (décembre 1928) s’extasie « Mon père aussi était

cordonnier. Quel univers nous faisons ! Lucien Jacques, Louis Guilloux, vous et moi. »28

« Univers », la formule est heureuse, s’agissant de trois œuvres qui prennent place dans une

connivence de l’esprit.

25

GIONO (J.), Lettre aux paysans, op. cit. p. 70-73. 26

Cf. LE BOT (F.) La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, spoliations et corporatisme dans le cuir, 1930-

1950, Presses de Sciences Po, Paris, 2007 et plus précisément sur ce thème : « La "Famille" du cuir contre Bata.

Malthusianisme, protectionnisme, xénophobie et antisémitisme dans le monde de la chaussure en France, 1930-

1950 » Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-4, octobre-décembre 2005, p. 131-151. 27

Voir particulièrement lorsqu’il interdit aux ouvriers de se prononcer sur la guerre puisque, affirme-t-il, ceux-ci

la passerait à l’usine. Cf. GIONO (J.), Lettre aux paysans, op. cit., p. 18-19. 28

Lucien Jacques était un poète, un éditeur, un peintre, etc., très proche de Giono, pacifiste et lui-même fils de

cordonnier.

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Toutefois les divergences de vues, s’agissant de la paix et de la guerre, se creusent entre

Guilloux et Guéhenno d’une part et Giono d’autre part, avec les tensions et.les crises des

années 1930. Giono fait de la paix une finalité en soi, que rien, même les fascismes, même les

menaces extérieures, ne peut remettre en cause. Pour les deux autres, la paix est condition de

la justice sociale ; elle ne doit cependant avoir pour prix l’aveuglement face aux périls. Tout

cela est déjà fort bien documenté29

et si Giono apparaît comme un pacifiste intégral, nous

dirons que Guéhenno et Guilloux sont des pacifistes possibilistes (comme il y eut à la fin du

XIXe siècle, des socialistes possibilistes se voulant soucieux du contexte politique,

économique et social), le premier plus optimiste, il est vrai, que le second.

Le cordonnier demeure toutefois la figure en commun, celle du père, celle de l’enfance

heureuse, du bonheur, celle de l’équilibre social, celle de la justice (Pontivy-la-Justice), de la

paix ; un cordonnier à la fois témoin et témoignant des bouleversements du siècle.

29

Voir notamment OFFENSTADT (Nicolas), OLIVEIRA (Philippe), « L’engagement pour la paix dans la

France de l’entre-deux-guerres : un ou des pacifismes ? », conclusion du numéro spécial « S’engager pour la

paix dans la France de l’entre-deux-guerres », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 30, janvier-mars

1993, p. 53-56.


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