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L’histoire dans l’histoire: l’ekphrasis dans l’œuvre de Frédéric Mistral

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LA VOIX OCCITANE Actes du VIIIe Congrès de l'Association Internatio- nale d'Etudes Occltanes Bordeaux, 12-17 octobre 2005 réunis et édités par Guy Latry Tome II Presses universitaires de Bordeaux
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LA VOIX OCCITANE

Actes du VIIIe Congrès de l'Association Internatio-nale d'Etudes Occltanes

Bordeaux, 12-17 octobre 2005réunis et édités par Guy Latry

Tome II

Presses universitaires de Bordeaux

Roberta CAPELLIUniversi te de Trenti;

L'histoire dans l'histoire : Vekphrasisdans l'ceuvre poétique de Frédéric Mistral

Le polyptyque des quatre majeures ceuvres poétiques de Mistral : Mirèio,Calendau, Nerto et Lou Pouèmo dóu Rose, celles qui déployent le mieux le richeéventail de possìbilités formelles du rccit mi-épique de la tradition classique etmi-folkloriquc de la culture populaire, produit une mise en abymc de toute unesèrie de procédés rhétotiques complexes dont l'intcraction habilement maìcriséeet diluée par le pathos dcs avcntures racontées bàtit un réseau narratif susceptiblede plusicurs lectures : selon laprogression téléologique de l'histoire, ou selonlesmécanismes dynamiques de cloìsonnement, entrclacement et superposition dedifférents éléments structuraux. Le dcsassemblage critique de ces composantsstylisciques permet d'isoler certaines tendances récurrenccs, ccrtaines marquescaractéristiques de l'écriture de Mistral qui dcfìnissent les constantes métho-dologiques personncllcs et leur influence sur l'organisation macrotextuclle dupocme, en perspective synchronique (dans une mème oeuvrc) et diachronique(dans plusieurs oeuvres).1

Un des principes constitutifs de la narration mistralienne est la digressioni,2dont le doublé caractère d'intercalation descriptive ou cvocatoire produit une

1. Charles Mauron, La vierge quijuit, Eluda mìstraliennes et autres recherches pfychocri-tiques, Saint-Rémy-de-Provence, 1989, p. 100-33, particulièrement p. 103, a bien montréla répétabilité de certaines matrices thématiques qui, cn s'adaptant aux métamorphosesdcs pcrsonnagcs et des histoires de Mistral ec « liant en gerbe scs pocmcs ne peuventqu'exprimersapei-sorinalirc ».

2. Jc distingue quatre cypologies digressivcs fondamentales dans le répertoire lyrico-narratif de Miserai :

l)la description traditionnelle d'objcts artistiques ou archicecroniques (l'églisc dcsSaintes Marìes [Mirèio, XII.ix-x] ; Ics pistoletò, sculptés, le temple bàti par les maìtresJacques, Soubise et Hiram, la basilique de Saint Maximin \Calendait, resp. Lxxni,VIII.xxxiv, VlIl.Lx] ; la tapisserie brodée et les détails de l'cglise de Saint-Gabriel[Nerto, rcsp. Lou baroun, v. 42.43, Epiiogiie, v. 114 suiv.] ; les bagucs d'or [LouPouèmo dóu Rose, X.LXXXVI] ; l'cvcmail de Madame Andriane [Lis hdo d'Or}} ;

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ouverture méta-narrative complémemaire (par opposition ou par analogie) audiscours principii et, en tant qu'espace énonciatif dote d'une propre sous-articu-iation ìndépendante, fonctionncllc au goùt de Miserai pour l'accumulation dedétails sentimentaux et archéologiques concernant son alme « pois, soun istòri,si faste, si malur, e sa literaturo, ai ! las, denantourado » ?

L'amplifìcation de la structure-base de l'histoire représente donc une inter-ruption momentanee du récit qui déplace l'attention du lecteur de l'intrigucdans son dcvcloppement causai, aux aspects concomitants qui en fournissentl'encadrement scénographique (description des lieux et dcs choscs), psycholo-gìque (description des personnages), et historique (présentation des faits antccc-dents ou contemporains}.' La valeur dynamique des séquences digressives estnaturellement majeure là où il s'agit de préscntcr dcs cpisodcs avcc déroulementd'action (sous forme d'évocation de souvenirs, de fantaisie onirique, etc.) plutótque relever des qualitcs fìgccs (la beauté de Phérome, l'enchantement d'unspectacle naturel, etc.). Il y a pourtant une sous-espèce de descriptio où l'obser-vation détaillée de la décoration artistique se traduit en histoire racontée parimages peintes ou sculptccs, et se piace dans la categorie generale a connotationstatique de la représentation d'objecs comine un vecceur formel-narratif inter-connectc au système centrai de l'intrigue par voie métaphorique ou aliégorique.Je me réfère évidemment a Vekphrasis dans le sens traditionncl de « descrizione

2) la parcnthcse méta-narrative lìée a l'oralicé d'une exécution originairemcnt extra-livresque, populaire et collective (c'esc le cas du chant [de maìtre Ambroise dansMirèio, l.xxix et du pére de l'Anglore dans Leu Pouèmo dóu Rose, XI.cn], de laprière [de l'hcroìnc de Mirèio, X.XXVIII-XLV], du songe [du paladin medieval aRoncevaiix dans Calendau, III xix], ou de l'énigme [de la fontaine de Tourne dansLou Pouèmo dóu Rose, 1X.LXXIX|) ;

3) l'écriture « visible » (comine l'inscription aux picds dcs statucs du Tambour d'Ar-colo, st. XXXVII, ou celle de la Pèiro escricho sits la porto de l'abadìéde Saint-Michèude Férigoulet [deuxpoèmes qui fontpartiedurecueil/,/.c/Wfli^YJr]) ;

4)Yexemplum ekphrastique (j'énumère ici seulement les exemples mineurs, qui neierunt pas analysés singulièrcmciit au cours de ma conununication : le porcai! et lestablcaux de la guerre des Baussencs [dans Calendtiu, resp. T.xi.m, XI.vi], la person-nification des vìces [dans Nerto, v. 137 suiv.] ou le tatouage du Prince d'Orange[dans Lou Pouèmo déu Rose, X.LXXXv]}, Crès souvent propose sous forme de refe-rence littéraire (le Erettati d'Amor dans Nerto [Lou baroun, v. 301-24], et Aucassinet Nicolcttc dans Lou Pouèmo dóu Rose [X.LXXXViu]).

3. Lis Tsclo d'Or, Préface, p. XXV». Touies les citations de Mistral sont tirécs de l'éditiondes CEuvrcs poctiques complète*, par Pierre Rollet, Aix-cii-Provencc, Edicioun RamounBerenguié, 1966.

4, Lc5 antccédents ajoutent normalement des inrormations fondamentales concernant lepasse qui precède le début de l'hìstoire racontée, qui est donc inconnue au letteur, maisessentielle au déclenchement de toute action, alors que les faits contemporains se rajou-tant a l'aventure principale cn soiit plutót dcs saillics surabondantcs.

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L'HISTOIRF. DANS L'HISTOIRE : f. 'HKl'HRASIS DANS I/Cy.UVRE POÉTIQUF. Di: FRÉDÉRiC MISTRA1.

di un opera umana, fabbrile (scudo di Achille e simili) »,5 a qui est confìée lafonction para-exégétiquc de dévoilement médiat (par le doublé moyen expressifcombine d'écriture et figuration) d'infonnations importantes polir l'enchaì-nement cohérent de l'action et des réactions des personnagcs. En dépit de lastrictc formalìsation du modèle rhétorique codifìé des l'époque classique, cemécanisme d'emboìtement de l'histoire dans l'histoire (qui enchàssc la paren-thèse anecdotique exemplairc dans le schèma progressif du récit) produit desvariations thématiqucs polyfonctionnellcs visant a la mythifìcation des cpopéeslittéraires mistraliennes et de ses protagonistes : de l'idéalisation idyllique dansMirèio au symbolisme patriotique de Calendau, de la pìctographie religìeuscdidactique de Nerto au prophétisme mystérieux du Pouèmo dóu Rose, lestableaux ekphrasciques gagnent cn profondeur organisationnellc et psycho-logique au fur et a mesurc de la maturation et problémacisation de l'univcrslittéraire et méta-littcraire de Mistral.

Ce ne sera donc pas par hasard que l'on constate dans Mirèio, qui est lepremier volet du projet de transfìguration épique de la Provcnce, une influenceplus accentuée des maìtres grecs et latins étudiés au lycée, traduits a peu prèsdans la rnémc période et ouvertcment imités dans le choix de gcnres et motifspoétiqucs conformes a chanter « //' travai, tis idèìo, li coustumo e li mour dóupa'ùage maianen »/ Le poète se déclare dans la strophe inaugurale un « umbleescoulan dóu grand Oumèro », dont les vertus d'aède inspiré, qui se retrouventdans Pattitude afìabulatricc du personnagc de Maitre Ambroìse,7 lui servcnta peìndre un Age d'Or du Midi rural et pieux, en tout semblablc aux tempsheureux des bcrgers de Virgile.a Les héros du mas des Micocoules perpétuent le

5. Pier Vincenzo MengMo, Prima lezione di stilistica, Roma-Bari, Lacerna, 2001, p. 133.V'oir aussi Alberto Zccchin, « Esemplarità dell'ekphrasis : appunti sulla descrizione dìoggetti artistici nella narrativa antico-francese », Studi Testuali, IV, 2002, p. 249-70.

6. Li$ lido d'Or, Préface, otivr. cité, p. xrv-xvi : « Pamens, d'un an a l'autre, i'afedounde l'estuili a cha pau m'ero vengudo, la sublimo bèuta dis escrivan antiquepenetravo mounivr, t- dins Vergèli e dirts Oumèro recounehsìéu vivènt li tmvaì, lis idèio, li couìtoumo e limour dòn piiìsage maianen. Es alar que m'assajèrc, d'escoundoun, a tradurre en provengalilaproufflierv eglvgo de Vergei}... ».

7. Vbir, par cxcmple, la chanson chi combat naval dans le Chant I tAcAfirèi-o, st. xxix-XLVI, partìc. sr. XLVI : « E VO.CJHÌ, quand Marta fielavo, / li cansuun, dù, que se cantavo! /Eron bello, o jouvènt, etimvon de long... / L'èr ieìja'npau vièi, mai que provo? /Aro n'encanton de plus nova, / enfranchiman, ounte iatrovo / de mot for^o pu fin... Mai quau i'en-tèndejiticon ? »

8. II faut d'ailleurs no ter que plusieurs aspccts de l'histoire de Mistral renvoìent au romanDaphnis et Cbloé de Longus. qui a joui d'une rrès bonne fortune en trance, a partir duxvic siede jusqu'au XIX1 sièclc, cn exer^ant une influence toute particulière, encre autres,sur le roman champètre Le (,'hevrier (1866) eie Ferdinand Fabrc, que nous savons avoit étélu par Mixtral-ménic. Dans l'inttigue orchcstréc par Longus, le goilt pour !es parallélismesrhctoriques, thématiques et narratifs, et surtout l'évidence accordée a la « descriptioii

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souvenir du passe champétre idéalisé par les Géorgiques et les Bucoliques? dontles débucs saisonnicrs ec le vocabulaire naturalista10 rctentisscnt dans le poèmeentier, avec une incìdence partìculière sur l'exemple d'ekfbrasis du Ghane IV. lei,un des trois prétendants qui sollicitent la main de Mireille, le berger Alari, luioffre « un coucourelet taia dins lou bouis vièti » [eh. IV, st. xxi, v. 3], dont ladecoratici! y reproduit une scène pastorale avec trois jolies fìlles qui taquinentun jeune pastoureau [st. xxv-xxvi] :

Un pau plus bas, vesias tresfiboqu'èron segur tres meraviho !...Pas liuen, dessouto un cade, un pastorèu dourmié.Li fouligàudi chatounetose n'aprouchavon plan-planeto,e ié metien sus Li bouquetouno alo de rasin quavìen dim sounpanie.

E lou pichot que aoumihavotout rìsoulet se revihavo ;e l'uno di chatouno avié Ver esmougu...Sèns la coulouT dóu raciriage,aurias di que li persounageèron viéu dins aquel óubrage,..Sentié 'ncaro lou nòu, i'avié panca begu.

Le pastoureau qui sommeille sous un arbre feuillu nous peut rappeler Titiroallongé a l'ombre d'un hétre [Bue. LI: « Titiro, de taun lori souto uno oumbro

fougouso »], aussi bien qu'un faune comblc d'attcntions par trois créatureslégères comme des Drvades (Georg., v, 10-11: « gai Faune, que li ebani antoujour per vesin, /fasès la farandoulo, ame li Dryadeto ») et belles comme les

pcimc » (l'siKÓvot; yjjcifyv du Proemio) [touces les citations de Longiis sont drées del'édition de Maria Pia Patroni, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 2005]) bàtissentdes sccnes et cies situations narratives qu'on dirait la véritablc matrice de nombreuscssolutions mistralicnncs ( jc me rcfere precisemene a la tripartitici! de la hicrarchie pastoralecn caprarii, opiliones, bubulci [I.ivre 1.16.1 ], au personnage du bouvier arrogami de Lampis[IJvre IV.7.1], aux précendants de Chloé [Livre III.25-1]. et a la description du templede

Bacchi* [LivrclV.3.1]).9. Miserai traduit du Satin a son dialcctc matcrncl Ics 24 premiere vcrs des Géorgiques en1846, et la première Ructtlìqtie enrre 1848-1851 \P(iésìes inèdites, voi. IT, p. 368-74].

10. Voir, par excmple, l'élogc de Bacchus et de la saison de la récolte {Georg., v. 7 « Baccus,Sonno Cerei, queprenguerias la peno » ; Mireille, III.n.2-3 : « quand Bacus vèn, edicbau-chaire / roundus la farandoulo i ve.nde.mio de Cra.it »\u l'image des jeunes filles en fetetourbillonnanc et bourdonnant comme un essaim d'abeiltes (Georg., v. 4 : « I moutoùn,i troupeu, is issuime d'ahio » ; Mireille, IV.II.ó-7: « Vèngue lou tèrns qu'entre lì jemo,/ l'ei&ame di chaiouno ejiouris e paréti »),

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L'HISTOIRE DANS I.'HiSIOÌRL : L'EKPHRASIS DANS L'CF.UVKL POÈTÌQUE DE FRÉDÉRIC MISTK.AL

trois Gràces ;u mais plus cncore, la ciselure établit un réseau serre d'allusionsa un nìvcau intratextuel (de correspondance sen cimentalo-èro tiq uè entre lascène gravée et le songe d'amour d'Alati), a un niveau intcrtextuel (de parallèleentre le modèle virgilien et l'épisode mistralicn) et a un niveau extratcxtucl(l'élogc d'une Provence pure et ingènue). Cet effort de sacralisation de l'ideaiculturel, Htcéraire et linguistiquc mistralien s'incarne dans l'objec-vase peint,de longue tradition grecque et fbrtement integre aux difFérents nìveaux de lavie quocidienne,12 pour essayer de résoudre narrativement la dichotomie entreréalité et mimesis,13 en réalisant l'équation divin — vrai a travers la transforma-tion de la coupé et de son sujet édénique en emanatici! de I'* ohro de Dióu »,élcvcc donc au rang métonymique-s acrai d'une véritable « relide » [st. xxn,v.2].

La fonction orncmentale-allusive de cet cxemple $ekphmsisVi fonde surIcs affmités thématiques et les symétrics structurelles, se rcpcte dans le poèmesuivant, Cedendaui où l'articulation, très souvent hcrmétique, des rèférencesallégoriques qui parsemene la quète du protagoniste est imprégnée d'un senti-mene panthéiste de communion entre l'Homme et la Nature qui exploiteamplement les possibilitcs centrifuges de la digrcssion dynamo-desctiptivc

11. Cette fréquencc du numero 3 (crois pretendane adorants [comme les Rois Magcs],trois filler gcntille.s [comme Ics Gràces]) rcflète un goùr numòrologique qui traverse tomel'ceuvre de Mistral ; il suffit de penser a la prophécie qui pronostiquc la fin du pouvoir dela famillc dcs Baux dans Calend&u I.I.VT; « Setanto-nòu pfóco garnido / ben merletado,ben numida, / èron Tetro Baussenco ; e li prince di EO.US / temen, d'après Li couneissèn^o /qu'avien dìs astre, la cresènt^o / que toumbarien cn descafén^o / lou jour qua metrien créisà-n-aqitéu nuumbre cLius ».

12. Voir Greek Vases, Images, Contexts and Controversie?,, Proceedings of thè Confcrcnccsponsored hy The Ccnrcr for thc Ancient Mediterrancan at Columbia University(23-24 March 2002), édités pai* Clemente Marconi, Leiden-Bostoii, Brill, 2004, p. IX :« Unlikc Italian Renaissance painting, in lact, Grcck vases had awidc diffusion insideand outsidc thc society that produced them, foilowing thcir users in many momcnts ofthcir lite and afrer-life, in sanccuaries, houses, and tombs. Corresponding to that diffii-sion, thè reprcsentarions painced on thc body of Greek vases speak about a wìde variecyof aspeccs of Grcck social and cultura! life, such as rcligion, war, hunting, dcadi, sex, andwine, using as charactcrs both mortals and immorcals, in a constane blurring ol bounda-rìes between thè rwo sphercs. It is not surprising, then, that Greek vases bave been usedsincc thè beginning ofihe nineteenth ccntury as illuscrations of Grcck life, but it i,s also arather striking fact that only in thè past tew dccades have scholats systemacically begun toexploit their immenscly rieh potential for scudies ot Grcck cultura! history ».

13. A te propos il faut souligncr l'acccnt mis sur le caractère « vivane » dcs matériauxutiliscs (st. xxn.3 : « lou bottis vie u»} et dcs sujet;, représentés (st. xxvi, 5-6: « ...//persounage/'èron vièti ditti atfuclóuhragf... »).

14. J'utilise icì, quoiqu'cn forme légèrement remaniée, la schématisation de CiiovannìRavenna, Ekphrasis, descriptio : teoria, pratica e generi letterati, Padova, CLESP, 1980,p. 11-12.

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du produit mi-artistique, mi-artisanal fabriqué par « oubrìé, fustié, massounefabre » [eh. Vili, st. XLIX, v. 1]. De la caverne d'Estérelle, où la décorationnaturelle, semblable aux bas-rclicfs d'une église, témoigne de l'art infìni deDieu [eh. I, st. XXXIX-XL] :

... En candeletoaqui plourdnt a cha perleto,l'arc-vòut retrais un t'empie ourna de bas-relèu,

— Vaqui, fai elo riservila,moun bèu, lou palais d'Esterello :agacho li festoun... Diéu meme a cuciaaquelo peirounenco brusioque creis au trespir de la. plueio...

aux armes sur le portai! du chàteau de famille [eh. I, st. XLil-XLlll], qui commé-morent la glorieuse hiscoire dcs Baux et déclenchent une très longue évocationnostalgique de la splendeur passée et du bon vieux temps des Cours d'Amour etdes Troubadours :

... agué vistl'Astre que i'es en gravaduro,,,leu l'ai pas vist, mai siéu seguroque dìm li rime li mai escuron'es gisclo, o Calendau, de reti sus toun pai's,

Acò s lìs armo coustoumtero

diprìnce di Barn, la proumiero —per soun antique noum ep'èr sa resplendour —di grand fatniho prouvent^alv ...

L'imagination mistralienne15 se matérialise en « pcinturcs vcrbales » l é dontle rayon d'action ponctuel valorise paradoxalement la portée universelle de leurssujecs, en combinane le bue dcscriptif de \ekphrasis avec la fonction édifiante del'exemplum. Je me réfere, bien sur, aux assiettes décorées par Maìcrc Clcricy etMaìcrc Olcry qui ornent la table du Comte Sévéran [eh. XI, st. xix] a Tocca-sion du festin orgiastique organisc pour corrompre la vertu du rivai. Dans cettedigression de tradition ouvertement classique (qui renvoie immcdiaccment ala scène du banquet d'Enee chez Didon, avec l'énumération de tous Ics trésorsabrités dans la residence de la reinc de Carthagc),1'' le contraste frappant entre

15. Mietisi 3&imc,d-àsisLisfsclo d'Or, Prctacc, ouvr. citc, p. XXVIII que « dins Mirèio/^naturopredoumina, e dins l'autre, a moun uejaire, es l'imaginacioun ».16. Jc renvois a MuiTay Krieger, Ekpbrasis. 'Ibe llliisiun ofthc Naturai Sìgn, Baltimorc-London, The Johns Hopkins University Press, 1^92, p. XIV.17. VoirVirgile,£««',&., 1,637-42: « At domus intcrior regalisplcndidaluxu/instruitur,mediisquc parane convivia tectis : / arre lahorarae ve.sre.s osrroque superbo, / inycns

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L'HISTOIRE DANK I.'HISTOIRL : L'EKPHRASIS DANS L'CEUVRP. POLTIQUE DE FRÉDÈRIC MtSTRAL

la méchanceté du Comte, son projet malicieux, et le faste raffiné du décormicux s'expiique mìeux a travers le commentaire des « miniatura » des assìcttcs[eh. XI, st. xx].

Puisant son inspiratici! dans « un cant de nòsti vièi » [eh. XI, st. xxv],Maìtrc Cléricy presente deux exempla opposcs de vertu virginale (la puretéindomptable de Clémence et la pudeur exagérée de Volandctte), porteursimplicites du jugcment mora! de l'auteur tendant vcrs laurea mediocritas d'unéquilibre amoureux qui puisse tempércr la sévérité d'Estérelle, emprisonnéc parses vceux malheureux, autant que la lascivité des concubincs du Comte Sévéran.Quant 3. Maìtrc Oléry, il choisit du répertoire de vidas et razos provencaies descxcmples de liaisons interdites et/ou malhcureuses telles que le lien actuel cntrcCalendal et EstéreJle: Ics histoires du cceur mangé de Guilhcm de Cabestang ;de Raimbaut de Vaqueìras couché avec Beatrice ; de Savane de Mauléon, EliasRudel de Bregayrac et Jaufré Rudcl de Blaye trompés par une mcme dame; etde la Reìne Jeanne penitente sauvée par sa beauté [eh. IX, st. xxvn-xxxiv],assimilcnt Ics héros de la Provence contempcrarne aux héros célèbres du passemedieval, « ce siècle de renouveau, de vaillance, d'épanouissemcnt, d'élégance,de gioire et surtout d'indépendance, qui a été le grand siècle du Midi »,18 enposant la continuité ideale de l'héritage culturel occhan a travers la créationd'un nouvel pantheon de modcles représentatifs (où Calendal et Estérelleprennent piace a còte des troubadours et des dames illustres).

La compression narrative de Vexemplum qui convient parfaitement a lasynthèse logico-formelle de Vekphrasis et s'harmonise égalcmcnt bien avecl'inspiration intimcment religieuse de Mistral produit dans le roman de Nertodes cmblèmes de sens et de style qui montrent - littéralement - leur messagcnarratif aux personnages et leur but idéoiogique aux lecteurs, et qui « help usto restore thè livcliness of thè originai sensory expcrience within thè idea thatprcscrves thè fading memory of that expcrience inside us after we bave bcenremoved from it ».19 La combinaison du langage rhétoriquement simplifìédes sermons didactiques avec la clarté pédagogiquc de la structure directe dudialogue, et la fusion de la fonction didascalique des peintures avec l'objcctif

argentimi mensis, caclataquc in auro / fortia facta pamim, serics longissima rcrum / pertot ducta viros antiqua ab origine gcntis ». Panni Ics objets d'art mentionnés par Miserai,il y a aussi des tableaux d'artistes méridionaux, les Parrocels et Vernet, reproduisamrespeciivcmcnt la Guerre des Baussencs (Xl.vi-vn) et des paysages pittoresques avec desscènes de vie mari ti me (Xl.vu-ix), où l'importance accordée aux sujcts représentés mepandt tout àfait inférieureàl'attenrion accordée auxpcintre.s mémes en fonction de leurcclcbration et de l'accroissement de leur renommcc.

18. Discours aux Jeux floraiut de Montpellier (1878), citc par Jean Charles-Roux, DesTraubadflurs a Mistral (projet d'iconographie prouen$ale), Avignon, Seguili, 1917, p. 27.

19. Krieger, Ekphrasis. The Illusion oftbe Naturai Sign, ouvr. cité, p. 86.

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idéalisant de la description mistralienne atteignent un niveau maximal de styli-sation hyper-signifiante et multiréfcrcntiellc dans la séquencc des bas-reliefsdu portail de l'église de Saint Gabriel reproduisant des épisodes de la vie del'Archangc \lfAnge, v. 231-48] que Termite mentre a Ncrte :

Dins toufrounl.au dóu pourtalet,té, ve-1'a.quì tout risoulet :i'a soun istòri en gravaduro...Ve, quand adus la nourrituroau proufèto Danièl : aquéuque l'Angeporto per lipéu,es Abacu: coume regachon,li douì lioun ! Sèmbto que cachon...Bèu sant Grabié / nòstis anciani'establiguèron per gardiani porto de Iti Grand Mountagnoque beluguejo amount d'eigagno ;e sant Michèli, qualin se vèi,ié counfisèron, nbsti vièi,la gàrdi de la Mountagneto.Lì dos espaso lindo e neto>

enarquihado vìs a vis,cuerbon ansin tout lou paìs.

Valorisce par l'encadrement tridimensionnel du moyen sculptural ec parla profondeur de la vision binoculairc de ses spectateurs (soulignée mérnemorpho-syntactiquement par la répétirion d'clcments lexicaux typiques dudécrire : « Ve », « se vèi » ; « aquéu es », etc), ì'ekphrasis devient une sorte deconte illustre de propagande chrétiennc, dont Ics destinataires privilégiés ne sontpas sculement les observateurs directs en scène (Ncrte et l'ermite), mais aussi etspécialement les obsetvateurs indirects hors scène (les Iccteurs du poème). Ladescription apparcmment superflue d'un détail architectural nous donne aucontraire des informations utiles a la compréhcnsion de l'histoire, sur le piande l'intrigue (on apprend, par exemple, la raison poi:r laquelle l'Archangc semanifeste a Termite dans ce iieu particulicr), sur le pian des corrélations internesde l'intrigue (on s'apergoit, par exemple, de la symétrie entre Tintervcntionde l'Archangc dans les scènes bibliques et dans la vìe de Ncrte et de Termite),sur le pian generai de la poétique mistralienne (particulièrement l'importanceaccordée par Mistral a la foi et aux lois divines).20

20. Vòir l'exemple àìekpbrasis dans \'Epilogue, v. 214-37 : «La picbouneto baselito / deSant-Grahié, pas liuen d'aqui, /sèmhlo, pecaire, se languì, /perii (.'resfian abandounado, /despièi d'annado emaìd'annado. /Entre li tousco d'óidivìé, /a safa^ado, sant Grabié, /santo

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L'tHSTOSRE DANS L'HISTOIRE : L 'KKI 'HKAblS DANS L'ailVRE POÉTIQUE !>' t-'RfiriRlC M1STRAL

De la concision emblématique de cette « istòri en gra.va.duro » [v. 233] al'obscurité prophctiquc de la « gra.va.duro » de la Fontaine de Tourne du Poèmodóu Rose [eh, VII.LXXi-LXii], la maille symbolique du tissu ekphrastìque s'étirejusqu'aux limites expressives et tcchniques de sa categorie rhétoriquc (dont lanature incidente épousc celle d'« encastre » de la scène dccrite), en livrant auxsous-cntcndus ambigus du non-dit et aux intcrprctations variables des signes lenoyau d'un message - ou, plutót, d'un mistèri - ìntelligible aux clus et le noyaunarratif de l'ceuvrc.

Sus la paret dòn m, dim un encastreque. regardo lou Rose, avès en subre,

esenticela, despit'i quau saitp li siede,la Luno/è/o e lou Saulèu — qu'espinchon.

Vers lou mitan 'i 'n biòu, que vai lou pougneau vèntre un escourpioun, un chin lou rrwrdre,erri uno serp... qua si pedfai d'oundado,Lou bmu, plus fort que tout, a tenga tèsto,quand un jouvènt, enmantela dóu ristre,un fièrjouvènt, couifa de la bouneto

de libertà, ié tanca sa ligoussoe lou coto. En dessus dóu mourtalageun courpatas esfrawus voulastrejo,

Devine-lou quau pòu, aquéu mistèri !

[eh. Vll.rxxi]

Gomme l'a déjà montré Philippe Gardy « Ics fìgures gravées sur la paroi deTourne parlent a priori de la catastrophe »,21 avec le vocabulaire du fabuleux etdu merveilleux caractcriscique de tane d'exemples médicvaux, mais aussi avecl'allure cnigmatique des pronostications réminiscences de la le^on nostrada-mique. La défmition &orade que le poème nous donne de ce ca.s d'ekphrasis[eh. VII.LXXi : « La font de Tourno es un ourade \, cn clarifìe parfaitementet la nature d'objet-idole (témoignage du culte de Mithra) qui damnera Icshéros paiens de l'histoire (le Princc d1 Grange et i'Anglore), et corrcspond asa fonction de « pont narratif » entre l'anticipation chiffrée de l'ìntrigue et

uno arcddn crouseludo, /in santo Vierge ié salitelo / en diiènt: Ave, Maria! / Lou serpatas,envert-vuia / autowde l'Auhre de la Sciènti, / iéjai tignato a Vinnoucènci / d'Adam e d'Evo-..Pièiplus rén. /L'ome labouro, indiferènt. / Lou saludaire de la. Vierge/àsaun autar n aplufun rierge. /Mai liserbagedóu bon Diéu, /dim lou relargdesoun couniéu, /i tmu dela.paretmassisso, / entre li hard de la laimsso, / an pres mano ejitonflour; / encèm de champ que lacalcar/'escampo soniau santuàri».

21. Philippe Gardy, « Frcttéric Mistral et Lou Pouèma dóu Rose », Annules de littératuredecitane, 5, CELO, 1997, p. 27-46, particulièrement p. 39.

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sa réalisation factuelle finale,22 une fonction qui se réalisc a travers la variationformelle de la description de la Fontaine de Tourne selon les exigences narrativesdcs trois personnages qui l'utilisent : l'Anglore comme présentation du thème :

Parias-n'en pian, sahès ? gènt de marino,d'aquelo font, aliti, cride mousqueto,que vaste sorf i'es escri sus la roco !

[eh. VII.LX]

la sorcière comme dénouement du message :

E i'a 'no vièto mosco bourguesa.noque me venguè [..,]... « etisouvèn-te, pichoto,

de fo que te predise... »

[eh. VII.LXXIì]

et le Prince d'Orange comme sa mise en acte :

Rapello-te dins la memori,respoundeguè l'imaginous d'Oulando,aquéu roucaì tata, plen de mistèri,que iè sourgènto au p'ed la font de Tourno [...]

leu lou darriè bessai de ti cresèire,vole sus toun autar óufri, premilode ma felicita, ma niue de nogo !

[eh. XII. av]

Au momenc où Fécriture de Mistral touche, dans Loti Pouèmo dóu Rose,le sommet stylistique d'une « sorcellerie évocatoire » toute baudelairiennc,21

Yekphmsis perd son poids d'artifìce, se mele a la parole poétique et cesse d'étreun exercice sur la tradition pour devenir création originale d'auteur.

22. L'ciichainement de la prophétie béncficie aussi d'appuis syntactiques marquanc lacaiisalitédel'actionnarrative : « Devine~lou... » [VII.LXXl], «leu, escautas\ et « Aurolagr&vaduro» [VII.LXXIì].

23. Sur les rapports cntre Miserai et Baudclaire, voir Philippc Gardy, « Frcdcric Miseraiet Lou Pouèmo dóu Rose », art. citc, p. 40 et suiv., et Charles Mauron, « Mistral etBaucielaire », Actes du Congrès de civilisalion et de cultureprovenfales (ì957), Avignon,1961, p. 100-5 [repris daiis Etudes mistmliennes, ouvr. cité, p. 351-57].

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