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F. Metral Ingenieurs et agronomes dans un projet de développement rural en Syrie

Date post: 27-Apr-2023
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INGÉNIEURS ET AGRONOMES DANS UN PROJET DE DÉVELOPPEMENT RURAL EN SYRIE Françoise MÉTRAL Je n'ai pas fait de recherche spécifique sur les ingénieurs ; mais j'ai étudié et suivi1 les transformations d'une zone rurale de la Syrie centrale, la vallée du Ghab sur l'Oronte qui a fait, depuis les années cinquante, l'objet de grands travaux hydrauliques et d'un projet de développement intégré ayant nécessité l'intervention d'un grand nombre d'ingénieurs civils et agronomes. C'est à partir de mes observations d'anthropologue dans ce projet particulier que je livrerai ici quelques remarques. Par delà les fonctions techniques proprement dites des ingénieurs, j'essaierai de rendre compte, ici du rôle de ferment, de facteur de transformations culturelles, qu'a pu constituer la présence massive et continue de cette élite technicienne au sein d'une société rurale, composée de petits paysans, au départ majoritairement analphabètes. Nous verrons ce rôle se dessiner et évoluer au cours des trente années de vie du Projet, en fonction du recrutement des ingénieurs, notamment de leur origine géographique et sociale et de l'évolution de la société rurale elle-même. Des experts internationaux des années cinquante, aux ingénieurs issus du milieu, diplômés des années 80, le recrutement se transforme ; la distance géographique et culturelle s'amenuise entre le milieu d'origine des ingénieurs et celui de leur intervention ; de corps étranger, les ingénieurs deviennent partie de la société locale. Nous verrons les effets de leur présence et de la logique technicienne dont ils sont porteurs se manifester dans la vie courante, au sein de l'habitat domestique, dans 1. Au cours de travaux de terrain qui se sont échelonnés entre 1976 et 1985. Bâtisseurs et bureaucrates EMA 4, 1990, Lyon
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INGÉNIEURS ET AGRONOMES DANS UN PROJET DE DÉVELOPPEMENT RURAL

EN SYRIE

Françoise MÉTRAL

Je n'ai pas fait de recherche spécifique sur les ingénieurs ; mais j'ai étudié et suivi1 les transformations d'une zone rurale de la Syrie centrale, la vallée du Ghab sur l'Oronte qui a fait, depuis les années cinquante, l'objet de grands travaux hydrauliques et d'un projet de développement intégré ayant nécessité l'intervention d'un grand nombre d'ingénieurs civils et agronomes. C'est à partir de mes observations d'anthropologue dans ce projet particulier que je livrerai ici quelques remarques.

Par delà les fonctions techniques proprement dites des ingénieurs, j'essaierai de rendre compte, ici du rôle de ferment, de facteur de transformations culturelles, qu'a pu constituer la présence massive et continue de cette élite technicienne au sein d'une société rurale, composée de petits paysans, au départ majoritairement analphabètes. Nous verrons ce rôle se dessiner et évoluer au cours des trente années de vie du Projet, en fonction du recrutement des ingénieurs, notamment de leur origine géographique et sociale et de l'évolution de la société rurale elle-même.

Des experts internationaux des années cinquante, aux ingénieurs issus du milieu, diplômés des années 80, le recrutement se transforme ; la distance géographique et culturelle s'amenuise entre le milieu d'origine des ingénieurs et celui de leur intervention ; de corps étranger, les ingénieurs deviennent partie de la société locale. Nous verrons les effets de leur présence et de la logique technicienne dont ils sont porteurs se manifester dans la vie courante, au sein de l'habitat domestique, dans

1. Au cours de travaux de terrain qui se sont échelonnés entre 1976 et 1985.

Bâtisseurs et bureaucrates EMA 4, 1990, Lyon

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Le projet du Ghab : villages et populations.

LATTAQUIE

\ , ALEP

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la gestion municipale, la conception du temps et de l'argent et les initiatives des paysans qui reprennent à leur compte la notion de « projet ».

Cette approche locale, paraîtra parfois anecdotique. Cependant, l'histoire de cette région pilote et du rapport ingénieurs/population rurale, en dépit ou en raison même de ses particularités, peut apporter l'illustration d'un processus général en Syrie qui se reproduit aujourd'hui, avec quelques années de décalage et une beaucoup plus grande ampleur, sur l'Euphrate.

La Syrie est un pays où l'agriculture a servi et sert encore de base à la vie économique du pays. Depuis les années 1920, organismes publics, études, grands projets vont être créés et conduits, dans le but de développer ce potentiel agricole grâce à l'irrigation.

L'époque du Mandat fut surtout celle du cadastrage des terres, du remembrement, des études préalables, et de la mise en place de services techniques dans l'administration2. Modèles de référence et ingénieurs sont alors français.

Les réalisations dans le domaine de l'hydraulique concernèrent l'équipement des villes, la réfection de barrages permettant de produire de l'énergie électrique et la modernisation ou l'extension de divers réseaux d'irrigation traditionnels. Parmi les principales réalisations, figurent les aménagements du bassin du Moyen Oronte : une première tranche de 8000 hectares irrigués à partir du barrage de Qattine et du canal de Homs est mise en service en 1948 ; une deuxième tranche de 12 000 hectares prolongeant le réseau jusqu'à Hama s'achève en 1951. Ces aménagements s'appliquaient à des jardins périurbains ou à des zones rurales proches de ces deux villes, où la tradition de l'irrigation était ancienne et les terres en majeure partie détenues par des propriétaires citadins.

La troisième tranche de l'aménagement de l'Oronte, celle de la vallée du Ghab en aval de Hama change d'échelle et s'applique à une région rurale plus reculée et marginalisée. Elle nécessita des travaux beaucoup plus considérables. Ce fut le premier grand projet entrepris après l'indépendance, en 1951, dans une période de libéralisme économique, d'expansion agricole (culture du blé et du coton) et de troubles paysans. Les réalisations, qui se poursuivirent jusqu'en 1969, coïncidèrent avec des changements politiques et des réformes économiques et sociales : 1958- 1961 union avec l'Égypte, retour au libéralisme de 1961-1962, puis, à partir de 1963, mise en place du régime baassiste qui, avec les nationalisations de 1964-1965,

2. Service de la Conservation Foncière, Régie des Études Hydrauliques, Ministère des Travaux Publics etc.

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instaure un dirigisme économique de type socialiste « pur et dur » qui s'assouplira avec « l'ouverture » et le « mouvement rectificatif » engagés après 1970.

LE PROJET

Le Projet dit « Projet du Ghab » au Nord-Ouest de Hama concerne 134 000 hectares comprenant la plaine dAcharné et la fosse du Ghab, long couloir de 60 km sur 12 km, situé entre le Jebel Alaouite et le Jebel Zawiyé. La partie basse en était envahie par les marécages (30 000 ha de marais permanents). La plaine d'Acharné dans sa partie haute où la terre était riche et bien drainée, connaissait une expansion agricole sans précédant. Les grands propriétaires citadins de Hama, la métropole régionale, et les exploitants du bourg de Mehardé, y avaient investi dans des installations de pompage sur l'Oronte et entrepris la culture irriguée du coton.

La population de l'ensemble de la zone du Projet stagnait et ne dépassait pas 30 000 habitants3. Elle était concentrée dans Acharné en quelques gros villages de métayers4. Le Ghab, insalubre, coupé du monde pendant tout l'hiver où la quasi totalité de la plaine était inondée, n'abritait que de misérables hameaux de pêcheurs établis au milieu des roselières, et de petits villages de piémonts en bordure.

Le projet hydraulique était de faire sauter le goulot d'étranglement de Karkour au Nord, de drainer le Ghab et d'irriguer par gravitation 70 000 hectares pour obtenir des cultures d'été ; la pluviométrie (500 mm en moyenne) permettant les cultures d'hiver. La zone du projet devait associer cultures industrielles (blé, coton, betteraves) et petites exploitations familiales sur les terres bonifiées. Un plan de développement économique régional articulait étroitement agriculture et industrie et prévoyait des implantations industrielles5 à la périphérie de la zone irriguée. L'économie, essentiellement agricole, du mohafaza de Hama, jusque-là caractérisée par la très grande propriété et des écarts socio-économiques et culturels considérables entre ville et campagnes, devait s'en trouver rééquilibrée.

Pour la conception et la réalisation des grands travaux, l'État syrien recourut à la technologie étrangère avec un éclectisme que l'on retrouvera dans les projets plus démesurés lancés par la suite sur l'Euphrate. Les études et dessins furent confiés à la société hollandaise NEDECO qui remit son rapport en 1953. Les travaux débutèrent aussitôt. La construction du barrage de Mehardé fut effectuée sous la direction des

3. Estimations Thoumin R., 1933, NEDECO, 1953.4. Anciens bédouins ayant perdu leurs troupeaux ou montagnards alaouite. cf. Thoumin R., 1938,

Le Ghab, Arrault et Cie, Tours.

5. Raffineries de sucre, usines d'égrenage du coton, huilerie, filatures, meuneries, etc.

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Bulgares, le percement du seuil de Karkour et du grand drain A qui remplaçait le cours méandreux de l'Oronte fut confiée aux Allemands de l’Ouest ; celui du drain B, sur la rive Est, aux Italiens ; la construction des réseaux d'irrigation à des Égyptiens. Le gros matériel était fournit par les Soviétiques. Les travaux s'achevèrent pour l'essentiel en 1968 avec la mise en service du réseau d'irrigation (l'étude de réaménagement partiel des réseaux du Ghab, surtout la construction d'une grande centrale thermo-électrique à Mehardé ramèneront des experts étrangers, et entre autres des Français, entre 1972 et 1979).

Parallèlement à tous ces cadres et ingénieurs liés au génie civil, le gouvernement fit appel aux agronomes, pédologues, économistes de la FAO (UNDP), pour préparer la mise en exploitation des terres. Ils menèrent une expérimentation agricole dans des fermes ou des zones pilotes, de 1952 à 1955 et de 1958 à 1968, et conduisirent l'étude générale de la zone préalable à l'établissement du projet de développement intégré.

Ingénieurs civils et agronomes : deux corps, deux administrations pour un même Projet

Dès le départ, les deux types d'intervenants étrangers, sociétés d'engineering (génie civil) et agronomes des organismes internationaux, ainsi que leurs partenaires syriens respectifs, opérèrent de manière séparée ; ils étaient en contrat et sous la tutelle d'administrations syriennes rattachées à deux ministères différents et établies dans deux localités différentes.

L'Office du Projet du Ghab (branche de l'Office des Grands Projets rattaché au Ministère des Travaux publics et des Ressources hydrauliques), créé en 1951 avec la charge de faire exécuter les travaux, puis d'assurer le fonctionnement, l'entretien, et la gestion des réseaux de drainage et d'irrigation, installa ses bureaux à côté du barrage de Mehardé, à la périphérie Est d'Acharné. Il relève depuis 1982 du nouveau Ministère de l'Irrigation.

L'Office d'Exploitation du Ghab et d'Acharné, créé en 1959, dépendant du Ministère de l'Agriculture et de la Réforme agraire, s'installa 30 km plus loin, à Sqalbiyé, qui devint en 1965 le centre administratif du nouveau district, « mantaqa du Ghab ». Il fut chargé de la question foncière (cadastrage, remembrement des terres de village, découpage et attribution des terres domaniales amendées ( anciens marais), exécution de la réforme agraire, soit expropriation et redistribution des 11 000 ha confisqués) et de la mise en exploitation des terres (élaboration d'un plan de production, formation et encadrement des bénéficiaires exploitants, mise en place des coopératives, contrôle et distributions de services divers).

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Notons que cette répartition des tâches, avec la bipartition et bilocalisation qui l’accompagnent, se retrouve dans le Projet de l'Euphrate, à l'intérieur cette fois d'un même ministère, le ministère de L'Euphrate6.

Une telle bipartition accentue la coupure et la hiérarchie sociale existante entre les deux corps d'ingénieurs qui, sur un fond de coopération obligée, entretiennent des rapports d'ignorance mutuelle (parfois conjuguée de dédain de la part des ingénieurs civils) ou de compétition. La commission transversale qui se réunit de manière hebdomadaire pour traiter des problèmes d'irrigation dans le Ghab ne suffit pas toujours à lever l'obstacle au bon fonctionnement du système que représente la dissociation de la gestion de l'eau et de la terre. Nous verrons plus loin la différence d'interprétation et d'attitudes des ingénieurs de ces deux organismes face aux disfonctionnements des réseaux provoqués par les initiatives paysannes.

Des micro-exploitations familiales étroitement encadrées

Le Projet du Ghab est lancé dans une période où les mouvements paysans proclament « la terre à ceux qui la travaillent » et lancent la guerre aux grands propriétaires citadins. Le Projet va s'en trouver infléchi : le rapport NEDECO et les études de la FAO avaient envisagé de distribuer la terre bonifiée en lots de 4 hectares irrigués, minimum jugé viable pour une exploitation familiale. La réforme agraire lancée en 1958 et la grande période de sécheresse qui l'accompagna contribuèrent à exacerber la demande de terre et de terre irriguée en particulier. Dès l'assèchement des marais, les terres du Ghab devinrent un enjeu important entre les entrepreneurs citadins attirés par la perspective de la culture du coton et tout un peuple de petites gens — métayers de la plaine, pasteurs ou paysans sans terre du plateau et de la montagne descendus dans le Ghab pour participer aux travaux comme ouvriers — qui tentaient de défricher, dans l'espoir d'obtenir par leur mainmise un droit de préemption sur la terre. Sans autre moyen que leur force de travail, ces derniers étaient obligés de passer contrat avec les entrepreneurs équipés de machines et ne parvenaient même pas à payer à l'État le loyer de la terre.

A partir de 1965, le nouveau régime baassiste précise ses options. La terre irriguée du Ghab serait distribuée aux paysans sans terre de la région, selon les critères de la réforme agraire redéfinis par la loi de 1963. Après une enquête sur les candidats qui dura deux ans, la distribution définitive de la terre eut lieu en 1969. La

6. Le GOED, chargé de la mise en place des infrastructures, s'installe à Tabqa près du barrage, le GADEB, responsable de leur utilisation et de l'exploitation, à Raqqa. Depuis 1982, un ministère de l'irrigation regroupe l'ensemble des organismes concernant les réseaux d'irrigation publics, mais la localisation des administrations locales n'a pas été modifiée.

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demande avait été si forte que la superficie du lot familial fut ramenée bien en deçà du minimum, de 4 à 2,5 hectares, ce qui permit d'en faire bénéficier 11 000 familles. Les entrepreneurs citadins furent évincés.

Pour pallier l'émiettement, les paysans furent regroupés par coopératives de 150 à 250 membres et étroitement encadrés. Soixante coopératives de services, dotées chacune d'un comptable nommé par l'Office du Ghab, furent crées en 1969. La zone du Projet fut divisée en 12 sections agricoles ayant chacune à leur tête un ingénieur agronome résidant sur place dans les locaux prévus par l'administration. Ce système est encore actuel. Chaque ingénieur, assisté de deux techniciens recrutés parmi les habitants de la section, a pour tâche de former les paysans aux nouvelles techniques, d'organiser les tours d'eau, le traitement préventif des maladies du coton et de veiller à l'exécution du plan de production par les coopératives et exploitants privés. L'Administration centrale du Projet à Sqalbiyé coordonne le tout. Elle fait l'intermédiaire entre les Ministères du Plan et de l'Agriculture qui tracent les lignes du Plan de Production et la Banque d'Agriculture qui accorde les prêts de campagne en fonction de leurs directives et reverse en fin de saison aux paysans le montant de la récolte livrée aux Offices gouvernementaux, déduction faite des emprunts concédés.

La population de la zone du Projet connut une croissance rapide : de 30 000 en 1952, elle passe à 60 000 en 1960 et 140 000 en 1970 ; elle avoisine les 200 000 en 1981.

En 1965, un redécoupage administratif rattacha l'ensemble du Projet à la province, ou mohafaza, de Hama. Le Ghab qui jusque là relevait de 3 provinces et 5 mantaqa différentes, devint un district, la mantaqa du Ghab, avec pour chef lieu Sqalbiyé, tandis que la plaine d'Acharné était englobée dans la mantaqa de Mehardé.

LES INGÉNIEURS DANS LE PROJET : RECRUTEMENT ET FORMATION

La relation des ingénieurs du Projet du Ghab avec la société locale, au cours des trente années passées, reflète l'évolution générale de la profession en Syrie et passe par diverses étapes.

Le temps des experts internationaux

Dans les années 1950 à 1970, études, conception et réalisation furent dirigées par des experts internationaux. Ceux-ci venaient sans leur famille ; ils avaient des délais serrés à tenir. En l'absence de communication aisée entre Hama et le Ghab, ils

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organisèrent leur logement sur place. Les Bulgares travaillant au barrage logèrent chez l'habitant à Mehardé, les Allemands et les Italiens qui intervenaient dans le nord du Ghab construisirent leur propres installations, sur les pentes des jebels Ouest et Est Leurs installations, cédées au Syriens, servirent après leur départ aux ingénieurs de la FAO dirigeant les zones pilotes.

Ces experts eurent de gros problèmes avec les cadres techniques syriens qui les assistaient et qu'ils devaient former afin qu'ils puissent prendre le relais après leur départ. La Syrie à l'époque manquait énormément de cadres techniques7. Les conditions de vie dans le Ghab rebutaient les rares diplômés issus des bourgeoisies citadines. Les rapports des experts de la FAO que j'ai pu consulter déplorent tous la très grande instabilité du personnel technique syrien contractuel, mis à leur disposition par l'Office du Ghab. La durée dans un poste n’excédait pas deux ou trois mois ; les jeunes ingénieurs d'Alep ou de Damas, disparaissaient fréquemment au bout de 15 jours, trouvant le travail trop dur (la journée trop longue), les salaires trop bas. Ceci était particulièrement vrai pour les agronomes et géomètres qui devaient opérer dans le Ghab, plus difficile d'accès et dépourvu de tous services, mais se produisait également à l'Office des Grands Projets, à Mehardé. Dès qu'ils avaient acquis un minimum de formation dans le domaine de génie civil et mécanique —ou, pour les cadres subalternes, dans le maniement des machines —, les Syriens préféraient rentraient chez eux et/ou se mettre à leur compte et monter des sociétés d'études ou de sous-traitance de travaux.

Remèdes et réformes

A partir de 1963, et surtout des nationalisations de 1965, le gouvernement devint le principal agent du développement et développa un secteur public de l'économie.

Il s'efforça de remédier à l'instabilité du personnel employé dans les régions éloignées, en imposant à tous les diplômés un temps de service civil obligatoire dans la fonction publique. Les jeunes sortis des universités syriennes ou qui avaient été boursiers dans les universités étrangères étaient envoyés pour un temps (de 2 à 5 ans) à la campagne.

Par ailleurs, le gouvernement engageait une politique de démocratisation de l'enseignement et de distribution des services sur tout le territoire. La promotion du monde rural qui devait stopper l'exode vers les grandes villes commença par les

7. La première faculté de génie civil est crée à Alep en 1946, la deuxième ne s'ouvre à Damas que dix ans plus tard, en même temps qu'une faculté d'agronomie .

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zones de Projet de développement où cette politique connut une application rapide. Le Ghab en fut le premier bénéficiaire.

La campagne de Hama, comme toutes les régions rurales de Syrie, connaissait un très fort taux d'analphabétisme. En 1968, celui-ci atteignait 75 % (90 % chez les femmes, 65 % chez les hommes) dans la population de plus de 10 ans8.

L'école fut rendue obligatoire en 1965 et le gouvernement veilla à ce qu'en quelques années le moindre village puis hameau ait son école primaire9.

L'enseignement gratuit incita les élèves à poursuivre au delà du primaire ; le gouvernement fit dans la région un énorme effort de scolarisation : des collèges furent créés dans chaque nahiyé (sous district), suivis quelques années plus tard par des lycées. Ces écoles de campagnes étaient toutes mixtes comme cela devint la règle en Syrie. Dans une atmosphère de mobilisation nationale des classes populaires en vue de la modernisation et du développement du pays, l'action du parti encourageait vivement les familles à scolariser égalitairement filles et garçons.

La volonté de former localement les cadres techniques nécessaires à la région s'affirma par la création de collèges techniques agricoles, puis de lycées techniques, à Sqalbiyé et à Mehardé ; le premier fut spécialisé dans l'agriculture, le second dans la mécanique, répartition qui vint confirmer les spécialisations des deux chefs lieux et que nous retrouvons aujourd'hui parmi les ingénieurs.

Il fallait en effet que la région puisse former et produire le personnel technique et les cadres dont elle avait besoin, condition essentielle pour la motivation et la stabilité du personnel.

Le chemin à parcourir était considérable. Car si au recensement de 1960 on comptait 138 diplômés du supérieur dans le sous district de Mehardé (qui englobait alors Sqalbiyé), ceux-ci étaient à 95% étrangers au district ou même au mohafaza10.

8. « Report on land tenure », Damas, 1968, enquête effectuée par la FAO sur le niveau d'instruction dans la zone du Projet.

9. En 1967, il y avait déjà 95 écoles primaires sur l'aire du projet (32 dans Acharné, et 63 dans le Ghab) pour une population de 92 000 habitants. Dix ans plus tard, leur nombre avait doublé (192 écoles primaires, dont 130 pour le Ghab) alors que la population était de 120 000 habitants.

10. Le taux élevé de diplômés de l'enseignement supérieur (ingénieurs compris) dans les bourgs du nahiyé Mehardé-Sqalbiyé (un diplômé du supérieur sur 100 habitants) et dans une moindre mesure à Masyaf ville limitrophe du Ghab (un diplômé /300 habitants, soit 20 diplômés), s'explique par la présence des cadres extérieurs venus travailler pour le Projet. Le taux correspondant au niveau général d'instruction de la population rurale aurait dû être proche de celui de Selemiye (un diplômé du supérieur pour 587 ghab) soit 26 diplômés, les taux des diplômés du primaire et du secondaire étant équivalents dans ces différents bourgs. Avec 369 diplômés du supérieur, le taux pour la ville de Hama était alors de 1/260.

Inversement, dix ans plus tard, au recensement de 1970, Le nombre de diplômés de l'enseignement supérieur a triplé dans le mohafaza (1618) et dans la ville de Hama (1196) ainsi

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Les quelques diplômés du supérieur originaires des campagnes, se trouvaient dans les bourgs. A cet égard, Mehardé occupait une position pilote dans le mohafaza. Les premiers diplômés de l'Université y firent leur apparition vers la fin des années 40 ; mais, à l'époque, ils étaient médecins, dentistes ou pharmaciens ; ils avaient fait leurs études à Beyrouth ou en France. Ce n'est que 20 ans plus tard, en 1962, et surtout après 1966, qu'apparurent, à Mehardé, les premiers ingénieurs du mohafaza issus du monde rural.

Régionalisation, ruralisation et féminisation progressive du recrutement

L'effort extraordinaire de scolarisation dans la région du Projet se répercute sur le recrutement effectué dans les deux Offices dès 1975, avec un effet accéléré dans les années suivantes où l’on assiste à une inflation des effectifs de l'administrations (tout diplômé avait droit à un emploi dans la fonction publique)11 et à une modification de l'origine sociale des recrutés.

En 1976, lors de mon premier séjour, les étrangers étaient partis, l'Office du Ghab de Sqalbiyé assurait la gestion du projet et l'encadrement technique, des paysans bénéficiaires. Les ingénieurs, directeurs et chefs de service à l'Office d'exploitation du Ghab étaient pour la plupart installés à Sqalbiyé, Mehardé ou Hama. Ils faisaient souvent partie du petit nombre de ceux qui, ayant travaillé avec les étrangers, avaient persévéré dans leur poste ; ce dont ils avaient été récompensés par des bourses de formation à l'étranger, en Bulgarie, aux U.S.A., en Allemagne de l'Est, ou en Italie. Ils provenaient pour la plupart soit de villes de moyenne importance des provinces limitrophes de la Syrie centrale (Idlib, Ras tan, etc.), soit de Hama, plus rarement des bourgs de la partie Ouest du mohafaza : Mehardé, Sqalbiyé, Masyaf, Tel Salhab, Qalaat etc., où ils maintenaient leur résidence12.

Les ingénieurs de section résidant sur le terrain étaient de jeunes recrues accomplissant leur service civil obligatoire ; étrangers au mohafaza, ils venaient des quatre coins du pays, souvent de villes d'importance secondaire : Dera'a, Tartous, Idlib, Lattaquié, ou d'une petite bourgeoisie damascène.

qu' à Masyaf ; il est multiplié par cinq à Selemiyé et diminue par contre de 30% à Mehardé et Sqalbiyé (98) ce qui traduit le départ des cadres étrangers recrutés pour les travaux du barrage et de drainage.

11. Ceci se prolongea jusqu'en 1986 et le début de la grave crise économique qui amena legouvernement à freiner l'embauche de jeunes diplômés dans l'administration.

12. Mais ni de Damas, ni d'Alep, ni de Homs, les trois premières villes du pays.

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Les premiers effets de la politique de scolarisation menée dans la région se faisaient déjà sentir ; parmi les 200 employés de l'Office, plus de la moitié provenait des bourgs ou des villages environnants. Deux bus quotidiens, l'un en direction de Mehardé et Hama, l'autre de Salhab et Masyaf assuraient le transport du personnel.

Entre 1977 et 1981-82, au fil des mutations de fonctionnaires et surtout avec le gonflement des effectifs13, le recrutement se limite au mohafaza et la proportion des ruraux et citadins dans l'encadrement technique se transforme radicalement. A l'Office de Sqalbiyé, le recrutement devient presque exclusivement local (entendons en provenance des campagnes, bourgs ou villages de la zone du Projet)14.

En effet, comme ce fut le cas quelques années plus tôt pour la distribution des terres, le gouvernement donne la priorité aux gens du cru pour le recrutement des fonctionnaires. Fort de cet avantage, les jeunes bacheliers des bourgs orientent le choix de leurs études en fonction de la possibilité de recrutement sur place. A Sqalbiyé, se multiplient les agronomes, ingénieurs et techniciens supérieurs, tandis qu'à Mehardé, on choisit plutôt les études de génie civil, (ou mécanique, d'hydraulique et d'électricité).

Cette détermination des choix est particulièrement frappante chez les jeunes filles pour qui la proximité d'un emploi — socialement bien considéré parce que lié à un diplôme et s'exerçant sur le terrain neutre de l'administration —, représente une condition indispensable à l'accès à un travail salarié hors du cadre familial. Pour les filles de paysans, devenir « fonctionnaire » est le seul moyen d'échapper au travail de la terre ou à l'enfermement domestique. Pour celles qui peuvent, en raison de leurs notes, atteindre le titre d'ingénieur, fut-ce agronome, le prestige est tel qu'il éclipse les représentations masculines de la fonction.

En 1979, on comptait déjà à l’Office d'exploitation du Ghab, deux ingénieurs et une aide-ingénieur femmes formées à Alep, originaires de Sqalbiyé ; l'une d'entre elles, née à Mehardé et mariée à Sqalbiyé, était chef de la section agricole de

13. En 1977, la gestion des réseaux d'irrigation occupait 120 employés pour Acharné et 250 pour le Ghab soit 370 permanents dont une dizaine d'ingénieurs dépendant des Grands projet et du Ministère des Travaux publics et de l'Hydraulique.L'Office d'exploitation du Ghab de son côté employait 200 personnes dont 22 ingénieurs, (essentiellement des agronomes + un hydraulicien et un ingénieur mécanique), 10 à l'Administration centrale et 12 comme chef de sections.

En 1982, l'Office d'exploitation du Ghab à Sqalbiyé comptait 500 permanents dont 130 ingénieurs. Ils étaient tous issus du mohafaza. Une centaine provenait des mantaqa de : Hama- centre, Mehardé et Masyaf, et le reste de la mantaqa du Ghab.

14. Le départ des Hamiotes employés dans les deux offices s'accéléra brutalement après les événements de 1982 à Hama qui opposèrent les Frères musulmans et une partie de la population de la ville, à l'armée et aux milices du régime.

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Mehardé. En 1985, le taux de femmes parmi les ingénieurs de la mantaqa du Ghab atteint les 16%.

Le choix de l'administration se reproduit bien sûr dans les grades inférieurs. De 4 sur 200 en 1979, le nombre des femmes15 employées à l’Office du Ghab de Sqalbiyé passe à 80 sur 500 en 1982 et celles-ci proviennent presque exclusivement des mantaqa du Ghab et de Mehardé.

Ce que l'on observe dans l'aire du Projet n'est qu'un aspect d'un processus plus général. Ainsi dans le mohafaza de Hama :

En 1960, on recensait 44 architectes et ingénieurs civils dans le mohafaza 16 ; s'y ajoutaient 14 agronomes et vétérinaires.

En 1981, il y avait 448 inscrits à la branche de Hama du syndicat des ingénieurs (civils et architectes), leur nombre s'était multiplié par 10 en 20 ans tandis que la population doublait (324 000 en 1960, 734 000 en 1981). 95 % d'entre eux étaient originaires du mohafaza et parmi eux 86 % étaient nés en ville, à Hama, 13 % dans les bourgs ruraux. La seule petite ville de Mehardé (12 000 habitants) totalisait 21 ingénieurs civils dont 7 spécialisés en électricité employés à la Centrale ; le Ghab n'en comptait par contre qu'une dizaine dont un seul originaire de Sqalbiyé-ville.

En 1985, le nombre d'ingénieurs civils et architectes atteint le millier et s'y ajoutent 496 ingénieurs agronomes. Il y a 73 femmes parmi les ingénieurs civils, soit 7,3% et 44 femmes parmi les ingénieurs agronomes, soit 10% ; mais, comme nous l'avons signalé plus haut, dans la mantaqa Sqalbiyé-Ghab, où se concentrent les emplois, le taux de femmes parmi les ingénieurs agronomes atteint 16%.

Cette progression reflète à son tour l'évolution générale de la profession en Syrie.

INGÉNIEURS ET CHANGEMENT LOCAL

Au fur et à mesure que la distance géographique et culturelle s'amenuise entre le milieu d'origine des ingénieurs et celui de leur intervention, une certaine osmose s'opère entre ce corps, au départ étranger, et la société locale. Les effets en sont perceptibles dans la vie courante où pénètre la logique technicienne et se diffusent les

15. Les femmes employées sont toutes diplômées (brevet, bac, ou diplômes de l'enseignement supérieur). Les fonctions subalternes de surveillants, plantons, manoeuvres etc. n'exigeant pas de diplômes sont exclusivement exécutées par des hommes. Il serait déshonorant pour une femme de les exécuter hors du cadre familial.

16. Plus de la moitié, soit 26 d'entre eux avaient entre 25 et 29 ans.

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modèles culturels ; ils ne se produisent cependant pas partout en même temps ni avec la même intensité

Nous retiendrons quatre exemples pris dans deux milieux géographiquement et économiquement opposés : la transformation de l'habitat et la gestion des affaires municipales à Mehardé17 ; les associations ingénieurs et paysans, et la notion privatisée de « projet » parmi les paysans bénéficiaires du Ghab.

Les experts étrangers dans le bourg : modernisation de l'habitat

Les ingénieurs et techniciens bulgares qui construisent le barrage s'installent à Mehardé entre 1958 et 1961. Méhardé était alors un gros bourg chrétien de 6 000 habitants qui connaissait une prospérité récente due à la culture du blé et surtout du coton. Avec l'aisance s'étaient développées activités commerciales, artisanales et même industrielles : un souk où s'approvisionnaient les villages environnants ; des garages où d'habiles mécaniciens avaient appris à réparer motopompes, tracteurs et véhicules divers ; une usine d'égrenage du coton ; enfin, une station de pompage sur l'Oronte et une petite usine hydroélectrique en aval des chutes de Cheizar apportaient au bourg eau et électricité, comme en ville.

A leur arrivée, selon la coutume, les Bulgares trouvent un logement chez le mukhtar1*. La maison du mukhtar est une grande maison rurale traditionnelle où les pièces s'alignent autour d'une cour enclose et où cohabitent sous l'autorité du père patriarche plusieurs ménages formant un seul feu et partageant une cuisine (pièce nue où sont rangés les ustensiles et où l’on travaille à même le sol) et un point d'eau unique. Les Bulgares sont considérés comme des hôtes, même si ils dédommagent le maître de maison. Ils participent aux veillées d'hommes, échangent, apportent des suggestions, discutent avec les jeunes employés au chantier du barrage, avec les nouveaux diplômés etc.

Les gens du bourg sont fiers d'avoir chez eux ces étrangers « ingénieurs », ces « muhandis », directeurs du chantier, qui viennent d'Occident et sont chrétiens comme eux. Ils réalisent vite le profit qu'ils pourront tirer de la situation. Le barrage n'est que le début d'une longue suite de travaux, les séjours se prolongent et les étrangers cherchent à amener leurs familles.

17. Sur la transformation de Mehardé voir Métrai F. et J., 1986, « Du village à la ville : urbanisation et citadinité en Syrie centrale, une étude de cas, Mehardé » in Petites villes et villes moyennes dans le monde arabe, t. H, p.451 -467, URBAMA, fasc. 17, Tours.

18. Représentant du village auprès des autorités et de l'extérieur, le mukhtar avait fonction d'héberger les étrangers de passage.

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Les Mehardiotes vont aménager et transformer rapidement leur habitat pour satisfaire ou même anticiper sur cette demande.

La population accueillante de ce bourg, ouverte à toute innovation technique et possédant un solide sens des affaires, confirme sa réputation. Mehardé devient en quelques années le lieu de résidence privilégié, de préférence à Hama, des experts étrangers, puis des cadres syriens extérieurs à la région qui s’y installent avec leurs familles. Aux uns comme autres, on loue, mais on ne vend pas, car en aucun cas les Mehardiotes n'acceptent d'aliéner la terre du village. Les loyers deviennent exorbitants pour un milieu rural. Dans les années 1970 et 1980 ils atteindront des prix supérieurs à ceux de Hama et se rapprocheront de ceux de Damas.

Pour les étrangers on construit donc des villas dans le prolongement de son quartier, sur les terres familiales. Les loyers rembourseront le coût des travaux en 3 ou 4 ans. La maison une fois payée servira à l'établissement d'un fils marié qui y gagnera en statut et en autonomie. La compétition qui s'instaure pour capter « les ingénieurs étrangers » pousse les habitants d'année en année à innover suivant les modèles urbains, eux même empruntés aux Occidentaux. Le plan des maisons change. La maison avec cour est abandonnée pour la villa entourée d'un jardin, avec fenêtres ouvrant sur l'extérieur. Le ciment et le moellon remplacent la pierre ou le torchis. Crépis et peintures habillent façades et murs intérieurs de couleurs claires19. On découvre la plomberie, l'équipement sanitaire. Salles de bains et cuisines (devenues intérieures) s'aménagent. Elles s'ornent de carrelages, de marbre ou plus tard de formica et de placards, de plans de travail à hauteur qui répondent aux habitudes des étrangères et des citadines. Commerçants et ébénistes locaux fournissent le matériel nécessaire, exécutent sur plans le mobilier ; des magasins de sanitaire, d'électroménager s'ouvrent qui proposent les produits les plus modernes que l’on a souvent du mal à trouver à Damas20. On fabrique sur place, mais on est aussi rodé à tous les circuits légaux ou parallèles permettant l'importation de produits étrangers. Epicerie de luxe, cafétérias, restaurant en plein air répondent aux goûts de consommation et de loisir de cette clientèle citadine. Ds attireront les jeunes et les cadres de tous les environs, y compris des Hamiotes.

En 1979, le chauffage central fait son apparition (à peu près à la même période que dans les quartiers chics des grandes villes à Damas et Alep). Il est introduit par la société Creusot-Loire qui construit la centrale thermo-électrique près du barrage et crée pour ses ingénieurs, à l’écart de la ville, un lotissement de villas qui doit ensuite être remis aux autorités syriennes. Les techniciens de Mehardé qui y travaillent sous

19. Chez les plus fortunés la pierre revient sous forme d'habillage extérieur comme à Hama et Alep.

20. Même pendant la guerre ces chrétiens (grecs-orthodoxes) ont toujours maintenu des contacts fréquents avec Beyrouth et le Liban.

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la direction des Français, apprennent à poser, réparer, entretenir les installations. Ils montent aussitôt ateliers et commerces à partir desquels ces innovations seront proposées au reste de la population.

Ces transformations, initiées par une demande formulée et guidée par les ingénieurs étrangers utilisateurs, sont rapidement reprises à Mehardé même, où la population, profitant de son avance culturelle et technique, s'est rapidement enrichie avec le développement d'une agriculture mécanisée dans la zone du Projet. Elles se diffusent avec un décalage de quelques années, à Sqalbiyé et dans les autres bourgs : Tel Salhab, plus récemment Qalaat el Mudiq, puis dans le Ghab, après l’électrification des villages en 1979. Les premiers à les adopter sont parfois des commerçants enrichis, mais surtout les jeunes cadres (diplômés) locaux qui ont besoin d'affirmer leur changement de statut par de nouveaux modèles de consommation (à caractère urbain, occidental, moderne etc.) en particulier dans l'habitat. Un professeur, à plus forte raison un ingénieur, et d'une manière générale une jeune femme fonctionnaire, ne peut vivre comme une paysanne. Dans ce contexte, sortir de la maison paternelle, pour un fils, n'est plus une rupture, et prend une valeur positive qui rejaillit sur l'individu mais aussi sur l'ensemble du groupe familial. Dans la période de croissance économique et d'enrichissement générés par le Projet, la compétition sociale augmente entre les groupes villageois accélérant le phénomène de diffusion des innovations prestigieuses.

La maison ou villa des fonctionnaires se repèrent aisément dans les villages par la rupture d'avec le plan traditionnel. Elle adopte un modèle aux traits uniformes, proposé dans la partie « habitat » du projet de la FAO qui n'a jamais été exécutée mais dont les plans semblent avoir circulé parmi les fonctionnaires locaux. Bloc surélevé, quelques marches pour atteindre une entrée précédée d'une galerie couverte, pièces qui se distribuent à partir du hall d'entrée et parfois d'un couloir. Un jardin planté de légumes à l'arrière, quelques fleurs sur le devant, complètent le décor.

Cette évolution de l'habitat n'est pas particulière à la région du Projet, elle se produit simplement ici plus tôt, plus vite et d'une manière plus accomplie que dans les autres régions rurales de Syrie ; Mehardé constitue cependant un exemple particulier du fait de l'aspect très urbain de l'habitat et de la cité toute entière.

Ingénieurs à la municipalité :Des intermédiaires et négociateurs efficaces

pour une rationalisation de l'ordre public

Mehardé a été le premier bourg de la région rurale à l'Ouest de Hama à produire des ingénieurs en nombre conséquent (50 ingénieurs pour 15 000 habitants en 1985,

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70 à 80 avec les ingénieurs agronomes). Certains de ces ingénieurs sont employés sur place dans les services hydrauliques de l'administration du Projet ou à la centrale thermoélectrique ; trois architectes ont ouvert un cabinet privé ; mais plus de la moitié travaillent à Hama dans les services techniques de la municipalité ou du mohafaza, tout en résidant à Mehardé.

Forte de sa connaissance et de son prestige, cette élite technicienne issue des bonnes familles du bourg a pris en main la gestion de la cité en se faisant élire au Conseil municipal où elle est largement représentée. Lors des trois dernières élections, le chef de la municipalité de Mehardé, bien qu'ayant changé, a toujours été un ingénieur (un hydraulicien, puis un ingénieur civil).

Son mode de gestion municipale et son insertion sociale ont contribué à faire pénétrer dans la cité des principes de fonctionnement, qui se manifestent de façon très apparente par exemple dans l'urbanisme, domaine de la vie de la cité qui revêt une importance considérable en raison de la croissance urbaine.

Depuis 1972, tous les villages de Syrie ayant une municipalité ont un plan d'urbanisme, avec des règlements de construction établis par les services du Ministère de l'Habitat et de l'équipement à Damas. Il est fréquent que ces plans ne soient qu'en partie appliqués : tantôt les réglementations, considérées comme imposées par Damas, sont détournées parce que gênant des fonctionnements traditionnels ou des intérêts particuliers ; tantôt la réalisation des équipements est suspendue en cours de route, dans l'attente que Damas, qui les a ordonnés, donne les moyens de les exécuter ; et les agglomérations en expansion prennent alors une allure chaotique, de perpétuel chantier.

A Mehardé, la présence à la tête de la municipalité d'ingénieurs connaissant aussi bien les principes et rouages de l'administration que les besoins et fonctionnements locaux, crée une situation bien différente. Ces ingénieurs, élus par les leurs, sont à la fois : en position de négocier auprès de l'administration des aménagements, ou même de participer à l'établissement du plan d'urbanisme, d'obtenir des financements complémentaires pour que la réalisation des équipements se poursuive régulièrement ; et en position de faire comprendre à leurs parents et alliés, par l'intermédiaire de leurs compatriotes membres de la section locale du syndicat des ingénieurs, la nécessité d'observer une certaine discipline et les avantages qu'ils peuvent en retirer.

Ainsi, à Mehardé, si les 4/5e des constructions sont effectuées sans permis de construire, car les propriétaires ne peuvent fournir les pièces juridiques nécessaires21,

21. Les partages de terrains familiaux s'opèrent souvent à l'amiable, l'indivision juridique étant maintenue, soit parce qu’une partie de la famille a émigré aux Amériques et il est alors impossible de réunir toutes les signatures des descendants, soit parce qu’on observe les règles coutumières d'héritage et non la loi civile. Dans les deux cas, on ne fait pas enregistrer les actes. Le cadastre établi en 1932 à l'époque du Mandat ne correspond donc plus du tout à l'état

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les maisons sont toujours bâties d'après le plan d'un ingénieur (ou architecte) — il est facile de recourir sur place à quelqu'un de sa parenté ou de son clan — et les alignements et règlements sont respectés ; on ne construit pas sans consulter la municipalité. Dans les zones d'extension sur terrains agricoles, chacun accepte de céder gratuitement à la municipalité les quatre mètres de terrain en bordure exigés par le Plan pour la voirie et les réseaux divers. Le propriétaire a compris qu' avec la route viendront les égouts, l'adduction d'eau et l'électricité ; il a confiance car il sait la municipalité compétente et en position de force pour négocier et réaliser effectivement les équipements.

L'extension de la cité s'opère selon le le Plan d'occupation des sols établi par le ministère, mais au coup par coup, selon les initiatives individuelles et non sous forme de lotissement. Il y a en effet une entente tacite entre la municipalité et la population pour que les extensions urbaines sur terrains agricoles ne s'opèrent pas selon la procédure prévue par la loi de 1983 (expropriation, viabilisation, lotissement, revente par la Municipalité avec droit de préemption aux anciens propriétaires). L'application de cette procédure risquerait à leurs yeux de modifier les équilibres entre, ou au sein, des groupes familiaux, en favorisant les plus fortunés ou en dépossédant ceux qui ne pourraient payer ; elle risquerait surtout de permettre à des non Mehardiotes d'acquérir un terrain, et à des influences extérieures de se manifester.

La municipalité de Sqalbiyé, dirigée par des enseignants et des paysans, a été en ce sens beaucoup moins efficace. D'un côté, les équipements s'y effectuent avec plus de retard, les rues sont goudronnées, mais en l'absence de trottoirs, la ville est en hiver envahie par la boue ; les constructions sont plus désordonnées. De l'autre, l'application de la loi d'expropriation que la municipalité n'a pu empêcher, a permis aux fonctionnaires venus de l'extérieur, quelle que soit leur origine et leur appartenance confessionnelle, d'acquérir des terrains. Aux yeux des Mehardiotes, les gens de Sqalbiyé ne sont donc plus exclusivement maîtres chez eux ; l'État y fait la loi.

Ainsi, prennent forme à Mehardé, les notions d'espace public, d'ordre et de services publics à l'intérieur de la cité, ce qui n'est pas sans transformer les rapports sociaux entre les habitants. Cette avancée du public s'opère avec d'autant moins de résistance que les transformations qu'elle implique étant impulsées et négociées par des ingénieurs du cru, les habitants ne sentent pas leur identité menacée.

actuel de la propriété. Les constructeurs ne sont donc pas en mesure de fournir des certificats de propriété. Mais nous a-t-on dit « chacun sait ce qui est à lui ».

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Ingénieurs agronomes et paysans : associations et pratiques informelles

Le rôle de la plupart des ingénieurs agronomes employés à l'Office du Ghab ne peut s'évaluer au simple exercice des fonctions qui leur sont tracées par l'institution. Comme dans tout régime basé sur une planification fortement centralisée, celles-ci se résument souvent, en effet, à des tâches administratives : répercuter le plan de production sur les différentes sections agricoles en fonction des particularités, le répartir ensuite entre les coopératives et enfin entre les exploitants ; délivrer les bons et coups de tampon nécessaires au paysans pour l'exécution du Plan (achat de semences, d'engrais, d'insecticides, obtention de prêts de campagnes...), enregistrer les productions, organiser la commercialisation et le transport des produits de monopoles vers les entrepôts ou usines de l'État ; justifier dans des rapports les écarts par rapport aux prévisions... La planification multiplie ainsi statistiques et tâches comptables. Le rôle officiel des ingénieurs auprès des paysans se limite à des contrôles, et à des séances de formation où l'on transmet les directives ministérielles.

La presse syrienne dénonce périodiquement cet état de fait ; il est devenu classique de rejeter la responsabilité des piètres résultats obtenus dans l'agriculture « pour laquelle on a investi des milliards » sur les ingénieurs agronomes « qui passent leur temps derrière un bureau et ne mettent jamais les pieds dans les champs... ».

Les ingénieurs du Ghab n'échappent certes pas à la bureaucratisation de leur fonction ; mais parce qu'ils sont pour la plupart fils, frères ou cousins de paysans ou d'exploitants agricoles, parce qu'ils résident dans les villages ou les bourgs au sein du monde rural, que leur famille est connue, qu'ils peuvent avoir un langage commun, les rapports qu'ils entretiennent avec le monde agricole n'est pas le même que celui de nombre de leurs collègues d'Alep ou de Damas.

D'une part, les primes accordées pour déplacement sur le terrain sont fortement incitatives et recherchées par ceux qui peuvent prétendre à des rôles d'expertise, de contrôle ou de formation ; car grâce aux primes, un ingénieur qui veut bien multiplier les sorties peut doubler son salaire. Par cette pratique, les ingénieurs se constituent un réseau précieux de relations et d'information parmi les agriculteurs qu'ils visitent lors de leurs tournées ; ils entretiennent une connaissance précise des gens, des problèmes et des possibilités du milieu qu'ils peuvent, d'autre part, mettre à profit de manière féconde hors de leur travail.

Le service des fonctionnaires en Syrie se termine à 14 heures. Les salaires sont modestes. La poly-activité et la recherche de ressources complémentaires est une pratique nécessaire et généralisée. L'ingénieur agronome n'a pas comme l'ingénieur civil, la possibilité de travailler dans un cabinet privé ; mais il peut négocier ou

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utiliser son savoir technique, sa connaissance des rouages et des directives administratives, voire des cours mondiaux etc., dans diverses opérations agricoles ou commerciales, en s'associant avec un parent, un voisin ou une de ses relations parmi les paysans du Ghab. Ces associations temporaires, multiples, mobiles, où l'ingénieur est un partenaire financièrement intéressé, sont pour le paysan l'occasion d'une transmission de savoir et de techniques bien plus rapide et plus efficace que les directives et les contrôles officiels.

Nous donnerons pour exemple l'une de celles que nous avons vu se réaliser en 1976-77 à une époque où le Plan de production ne fournissait aux membres des coopératives, semences et crédits, que pour les trois cultures principales, blé, coton, betteraves à sucre.

A la fin de l'été 1976, tel ingénieur de l'Office suggéra à une de ses connaissances parmi les paysans du Ghab, de se lancer dans une « opération pomme de terre », culture jusque là non pratiquée dans le Ghab, et lui proposa de financer l'opération. Cette culture pouvait aisément s'insérer dans le cycle de rotation prévu par le Plan. Au courant des études de sol et des expérimentations de la FAO, l'ingénieur savait que les terres du lieu s'y prêteraient et qu'on pouvait attendre un bon rendement. Il pensait surtout que la sécheresse qui avait sévi en Europe pendant l'été ne manquerait pas de se répercuter au Proche Orient et de provoquer une montée brutale des prix dans les mois à venir. Bailleur de fonds et paysan s'associaient pour la moitié. L'ingénieur faisait l'achat des semences, le paysan apportait l'eau, la terre et le travail de sa famille et ils se partageaient le montant de la récolte. Contrairement aux cultures principales, les produits maraîchers relèvent du marché libre. Les connaissances et relations de l'ingénieur furent mises à profit pour trouver les semences, pour le transport, et la commercialisation.

L'opération fut une réussite financière et permit au paysan d'acquérir une camionnette22. Un succès se proclame, se commente ; il incite les voisins à se lancer dans des expériences semblables les saisons suivantes. A travers une opération de ce type, les paysans découvraient les pommes de terre et d'une manière plus générale l'intérêt qu’il pouvait y avoir, à introduire des cultures dérobées qui s'imbriquent étroitement dans le cycle des cultures principales, à complexifier le système d'assolement et diversifier les cultures. L’année suivante, on nous conta la

22. Pour un hectare de pommes de terre, il fallait 3,5 tonnes de semences ; le kilo était alors à 1,10 £S, soit un coût de 3 850 £S. La vente des pommes de terre rapporta 23 000 £S. La part du bailleur de fond soit 50 % fut de 11 500 £S, ce qui lui faisait un revenu net de 7 000 £ S (environ 7 mois de salaire). Le fellah recevait 11 500 £S ce qui une fois les frais déduits lui laissait un revenu de 10 000 £S pour rétribuer son apport. Le revenu annuel que lui assurait l'exécution du plan sur le lot dont il était bénéficiaire était, cette année là, de 6 000 £S. Le prix d'une «voiture utilitaire agricole» c'est-à-dire hors taxe était alors de 10 000 £S à 13 000 £S (Toyota, Datsun).

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fortune réalisée par tel autre avec le concombre ; ou tel autre avec les oignons ; les paysans apprenant que nous étions français nous demandaient comment se procurer du « maïs de Toulouse » qui poussait en 90 jours et pouvait donc rentrer dans leur plan (les variétés disponibles sur le marché syrien ayant une maturation plus lente).

Ces cultures « complémentaires » ont un caractère spéculatif qui tente les paysans bénéficiaires et les divers partenaires financiers auxquels ils font appel. Le paysan entreprenant peut en trois mois doubler, parfois tripler son revenu annuel ; le succès est dans ce cas toujours mesuré en terme de gain (et non de production ou de rendement, à la différence du Plan). Mais, on chuchote aussi l'endettement auquel elles conduisent certains autres plus malchanceux ou moins bien conseillés. Les prix du marché sont capricieux. Les cultures maraîchères supposent une prise de risques, un savoir faire, une connaissance des marchés, elles nécessitent de la main d'œuvre, de la terre disponible (on en loue au besoin pour la saison), enfin des quotas d'eau supplémentaires, donc des relations, ce qui n'est pas nécessairement à la portée de tous ces petits exploitants.

L'association avec un ingénieur qui s'accompagne non seulement de directives techniques mais d'une analyse des risques et d'un calcul économique précis, représente une initiation précieuse pour le fellah qui seulement deux décennies auparavant ne connaissait que la culture de céréales. Elle s'effectue en général avec les paysans que l'ingénieur a repéré comme astucieux et dynamiques (nachît). Ceux- ci, du fait de leur réussite, devenus des notabilités ou des leaders locaux, au sein d'un village ou d'une coopérative, diffusent à leur tour autour d'eux les leçons de leur expérience.

En dix ans, les cultures complémentaires se sont très largement développées23. Les paysans ont intégré le calcul économique, le jeu du marché. Leur rapport au temps et à l'argent s'est, du fait même, modifié. On calcule désormais son temps ; on a appris la précision, l'exactitude, le respect du temps de l'autre (du moins dans les relations de travail ou d'affaires). Les rendez-vous ne sont plus soumis au « bukra inch' Allah » (« demain, si Dieu veut ») ; la formule perd de son usage. Le chercheur étranger qui, se fondant sur des façons de faire qui ne troublaient personne en 1976, prend aujourd'hui des libertés avec l'horaire, se fait gentiment rappeler à l'ordre. On lui confirme qu'il ne s'agit pas de « rendez-vous à l'arabe » Les paysans du Ghab sont rentrés dans l'ère de la modernité, de la montre, et en sont fiers.

23. Le Ministère de l'Agriculture, prenant l'intensification pour un acquis, en a introduit dans le Plan de production et finance donc par crédits à court terme.

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Du Projet de l'État aux projets privés

Le temps s'est chez eux prodigieusement accéléré. Un ancien pêcheur d’une cinquantaine d'années, nous racontait leur incrédulité quand, quelques 20 ans plus tôt, des gens de Damas étaient venus avec des étrangers mesurer la profondeur des marais et leur avait parlé du Projet de l'État qui allait permettre de vider le Ghab et d'en faire un jardin. Ils ne savaient pas alors si de telles paroles relevaient de la légende ou du blasphème. Dieu a mis cette eau là ; comment pouvaient-ils prétendre la faire partir, déplacer la montagne ? et d'ailleurs où allaient-ils mettre cette « mer » ?

Et puis, ils ont vu arriver d'énormes machines avec des Allemands qui, comme on le leur avait annoncé, ont fait sauter la montagne ; et peu à peu « la mer » s'est vidée. Ils ont appris à travailler, qui avec les Allemands, qui avec les Italiens, ont aidé à creuser les drains, à construire les canaux. Ils ont vu les incendies de la tourbe qui brûlait, ils ont participé au défrichage des roselières. L'État leur a donné gratuitement l'eau et la terre, le crédit qui leur permettait de cultiver sans passer par les marchands ; les ingénieurs de la FAO, puis de l'Office leur ont montré comment irriguer, planter le coton, les betteraves, comment utiliser les pesticides et autres traitements pour éviter les maladies, mettre de l'engrais, etc.

Ces vingt années leur paraissaient un siècle ; le monde avait basculé. De spectateurs incrédules, puis sceptiques, les habitants du Ghab étaient devenus des auxiliaires et pour certains les partenaires passionnés d'une entreprise qui, de magique, était progressivement comprise comme technique.

Aussi quand, à travers l'école, la radio, ils entendaient parler de progrès, de développement, ces discours ne leur parurent pas aussi creux qu'à beaucoup d'autres. Le pouvoir et l'efficacité du savoir de l'ingénieur n'étaient pas quelque chose d'abstrait qui fonctionnait dans les bureaux à Damas ; il s'était accompagné, d'une présence physique qui leur permettait d'en observer l'application, et de résultats tangibles. Ils avaient pu constater les effets progressifs de leur action sur le milieu et sur la vie des gens. Ils étaient les témoins, les objets et les premiers bénéficiaires d'un changement que l'État avait ordonné.

Mais ils devenaient exigeants et critiques, reprenant à leur compte, valeurs et critères des « gens de savoir » : l'État avait mal fait son travail ; les ingénieurs n'avaient pas bien calculé, tel canal n'avait pas d'eau, la pente étant inversée ; ici ou là, il y avait des inondations en hiver ; les drains se bouchaient faute d'entretien. De toute manière, on ne leur donnait pas assez d'eau pour faire du concombre ou des

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aubergines24 ; ceux qui se trouvaient en amont prenaient toute l'eau parce qu'ils avaient des appuis dans l'armée etc.

Alors, les paysans qui voyaient l'or à portée de main se mirent à échafauder leur propre « projet », à corriger, à leur profit, le réseau de l'État. Le mot « projet » était repris, un peu surprenant dans leur bouche, avec beaucoup de fierté et de sérieux. « Untel de tel village a un projet » (sous-entendu hydraulique) ; il va mettre de grosses pompes sur le drain, construire un petit bassin sur sa tore, creuser un canal et irriguer ses terres et celles de ses voisins dont il a obtenu 1' accord. Et l'on vous énonçait le coût de l'installation, la participation demandée aux futurs sociétaires, la superficie qu'ils pourraient consacrer aux cultures maraîchères etc.

En s'appropriant ce terme, emprunté au vocabulaire des ingénieurs et techniciens, pour qualifier l'entreprise agricole dans laquelle ils se lançaient, ces petits paysans affirmaient le chemin parcouru en une génération. Le « projet » signifiait qu'ils avaient intégré les notions de plan, de programmation, d'investissement, d'organisation, de rentabilité. Chaque fois que nous les avons entendus employer ce terme, ils l'appliquaient à une entreprise qui nécessitait une compétence technique, un équipement en machine, un financement, un entrepreneur et un contrat entre différentes personnes, une perspective de production et de gains accrus.

Les projets qui fleurissaient ici ou là résumaient un changement d'attitude à l'égard du temps, du milieu, de la vie en général. On n'était plus entièrement soumis à la volonté du grand propriétaire ; on ne se contentait plus de voir venir, d'attendre que Dieu vous envoie la pluie ou que l'État vous apporte l'eau. On ne mobilisait pas ses capacités uniquement pour spéculer, saisir les occasions qui se présentaient. Si le « inch' Allah » devenait une formule inopportune, c'est qu'on savait que le savoir, la technique, permettaient d'avoir prise sur le milieu et sur l'avenir, comme le leur avait appris le passage de l'agriculture sèche, à l'agriculture irriguée, l'utilisation des engrais etc.

CONCLUSION

La présence prolongée et massive d'ingénieurs introduits par le Projet de développement, puis relayés par les jeunes diplômés issus du milieu rural, leur familiarité et leur intégration à la vie locale a marqué de manière diffuse mais non moins profonde, la société du Ghab dans sa quotidienneté.

24. Le module distribué était de 0, 50 litres secondes/ha. Des cultures pluviales étant possibles l'hiver, seules 45 % des terres équipées devaient être irriguées en été. Les années de sécheresse, l'eau distribuée suffisait à peine à irriguer 35 % des terres.

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L'imprégnation est plus forte dans les bourgs comme Mehardé où, en raison du niveau d'instruction élevé et de la forte motivation, les ingénieurs sont assez nombreux pour constituer un groupe de pression, rationaliser la gestion des affaires municipales et faire respecter par l’ensemble de la population un ordre et des espaces publics ; en un mot pour contribuer à répandre un esprit civique (au moins pour ce qui concerne la communauté locale).

Mais, elle a étonnamment marqué le comportement économique des paysans démunis et majoritairement illettrés qu'étaient il y a vingt ans, les bénéficiaires du Projet gouvernemental. Chez eux, la rationalité économique empruntée aux ingénieurs est comprise et réinterprétée dans la logique des intérêts immédiats du groupe familial, ou lignager ; les initiatives de ces nouveaux entrepreneurs vont souvent à rencontre de la logique générale du système d'irrigation dans lequel ils s'insèrent. Leurs comportements interpellent donc à leur tour les ingénieurs des deux administration du Projet. Conscients des lacunes du réseau dont ils sont responsables, impuissants devant l'inertie de l'administration qui projette depuis quinze ans des réaménagements sans les exécuter, les hydrauliciens tolèrent les actions ponctuelles des irriguants, tout en criant au désastre ; les agronomes s'en accommodent, car elles contribuent à l'intensification de l'agriculture et à l'accroissement de la production sur la zone du Projet qui devient une des plus performantes de Syrie25 ; et ces résultats confirment l'efficacité de la formation qu'ils ont dispensée aux paysans.

Si nous élargissons nos observations au mohafaza de Hama, la ruralisation du recrutement qui accompagne la multiplication des effectifs des ingénieurs, paraît avoir des effets qui débordent le seul monde rural.

Les nouveaux diplômés issus des campagnes ou des petites villes périphériques, maintiennent pour la plupart leur résidence et leur insertion, au sein de la société rurale qui s'urbanise26 et qu'ils contribuent à transformer, mais ils sont nombreux à occuper des postes à Hama dans l'administration. On les rencontre à la direction régionale des différents ministères, dans les « services techniques » de la ville, à la tête des grandes unités industrielles du secteur public. Leur poids numérique est de plus en plus remarquable au sein de la branche hamiote du syndicat des ingénieurs où ils sont présents dans le bureau. On les rencontre de même, dans

25. Performances sanctionnées par des primes pour les fonctionnaires de l'administration du Projet.

26. Le nombre d'agglomérations entre 5 000 et 20 000 habitants dans les mohafaza de H oms et Hama passe de 11 en 1960 à 27 en 1981. Sur le sujet voir J. Métrai « L'émergence des petites villes dans la moyenne vallée de l'Oronte, Syrie centrale. Questions de méthodes » pp. 115- 125 in Citadins, villes urbanisation dans le monde arabe aujourd’hui, URBAMA, Tours.

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les instances dirigeantes du mohafaza, au Conseil et surtout au bureau exécutif où se prennent toutes les décisions importantes27. La destinée du mohafaza, répartition du budget, distribution des services, choix des projets, y compris des projets urbanistiques concernant la ville de Hama elle même, ne sont donc plus localement décidés par une élite exclusivement citadine.

Dans un mohafaza où, il y a à peine 25 ans, la domination politique, économique et culturelle des grandes familles citadines sur les campagnes était entière, et où les représentations réciproques étaient contrastées et fortement antagonistes, la participation à part égale d'une élite de souche rurale n'est-elle pas le signe d'une profonde transformation des rapports ville-campagne? Ce phénomène particulièrement manifeste à Hama ne correspond-il pas à une évolution nationale guidée et appuyée par la politique gouvernementale ?

D'une manière plus générale on peut s'interroger sur les implications d'un changement de structure et non pas seulement de volume de la profession des ingénieurs en Syrie2*. L'ouverture de la profession à de nouvelles couches sociales géographiquement mieux réparties sur le territoire, la régionalisation d'un recrutement qui permet une localisation des activités des ingénieurs ne transforme-t- elle pas les rapports entre pouvoir local et pouvoir central ? La région a aujourd'hui ses propres techniciens et peut revendiquer une autonomie de décision face à Damas, comme J.C. David l'a illustré pour Alep29 et comme nous avons cru le percevoir dans une moindre mesure à Hama, lors du congrès des ingénieurs du mohafaza pour la reconstruction de la ville, qui s'est tenu en 198430.

Enfin, le changement dans la composition des élites n'influe-t-il pas sur les grandes options techniques, sur les conceptions du développement, sur le rapport à la v ille?31.

URA913 -GREMO Université Lumière Lyon 2 - CNRS

27. Voir ait. d après de J.C. David «Urbanisme et pouvoirs locaux».

28. Voir le Dossier « Syrie » établi par E. Longuenesse en fin d'ouvrage.

29. David (J.C). «Politique et urbanisme à Alep, le cas de Bab el Faraj» in État, ville etmouvements sociaux au Maghreb et au Moyen-Orient, L'harmattan, Paris 1989, pp. 317-325.

30. Métrai (F.), « Tabous et symboles autour de la reconstruction de Hama : pédagogie pour une nouvelle culture urbaine » in Etat, ville et mouvements sociaux au Maghreb, op. cité, pp. 325-340.

31. Les conceptions de la ville, le débat entre les tenants d'une modernisation forcée supposant l'ouverture, un changement de caractère et ceux qui souhaitaient préserver l'identité urbaine traditionnelle tout en modernisant sont apparus en filigrane comme un enjeu essentiel au cours de ce même colloque ; voir F. Métrai art. cité, pp. 334-336.

Maison de l'Orient

EXTRAIT\ -

Bâtisseurs et BureaucratesIngénieurs et Société au Maghreb et au Moyen-OrientTable-Ronde CNRS tenue à Lyon du 16 au 18 mars 1989 sous la direction d'Elisabeth LONGUENESSE

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

ÉTUDES SUR LE MONDE ARABE N°4


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