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La panoplie de Persée : fonctions de l'objet-attribut

Date post: 20-Jan-2023
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43 Gaia 16, 2013, p. 43-58 La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut MAGDELEINE CLO Université Grenoble 3 Les récits de la mythologie regorgent d’objets magiques et exceptionnels, qui aident le héros ou l’empêchent d’accomplir son action extraordinaire. Ces objets ne sont jamais anodins car ils sont indissociables des person- nages. Souvent, ce sont ces objets que l’on retient en association avec un héros et un épisode mythologique et ils deviennent de véritables attributs, qui vont définir l’identité d’un héros. Persée fait partie des héros, comme Héraclès, par exemple, dont le mythe a été le plus largement diffusé et qui a fait l’objet d’un véritable culte dans tout l’espace méditerranéen antique. Ce héros est toujours repré- senté, tant dans les textes que sur les figurations 1 , entouré de nombreux objets : quel est le rôle de ces objets ? Pourquoi sont-ils nécessaires au héros ? Si ceux-ci permettent l’identification de Persée sur les représenta- tions figuratives, à quoi servent-ils dans les textes littéraires ? Les mentions littéraires du mythe de Persée sont nombreuses : nous retrouvons le héros chez Hésiode et chez Pindare 2 mais aussi chez les poètes latins, comme Ovide ou Lucain et encore plus tardivement, dans des descriptions de tableaux représentant Persée et Andromède, un thème populaire à partir de l’époque hellénistique. Homère parle déjà 1. Pour cette étude, nous nous intéressons uniquement aux occurrences littéraires des objets, et non iconographiques, que nous laissons pour les notes : les représentations pic- turales, pléthoriques, de Persée devraient constituer une étude à part entière. 2. Cet auteur ne fait pas partie de notre corpus de textes car aucun objet de la panoplie de Persée n’est mentionné. !"#"$% '()*+,(' -./0120$/34#+,, 5/ !"#"$% '()*+,(' -./0120$/34#+,, 5/ ..6126$/ .$7$8 ..6126$/ .$7$8
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43Gaia 16, 2013, p. 43-58

La panoplie de Persée : fonctions de l’objet-attribut

MAGDELEINE CLOUniversité Grenoble 3

Les récits de la mythologie regorgent d’objets magiques et exceptionnels, qui aident le héros ou l’empêchent d’accomplir son action extraordinaire. Ces objets ne sont jamais anodins car ils sont indissociables des person-nages. Souvent, ce sont ces objets que l’on retient en association avec un héros et un épisode mythologique et ils deviennent de véritables attributs, qui vont défi nir l’identité d’un héros.

Persée fait partie des héros, comme Héraclès, par exemple, dont le mythe a été le plus largement diffusé et qui a fait l’objet d’un véritable culte dans tout l’espace méditerranéen antique. Ce héros est toujours repré-senté, tant dans les textes que sur les fi gurations 1, entouré de nombreux objets : quel est le rôle de ces objets ? Pourquoi sont-ils nécessaires au héros ? Si ceux-ci permettent l’identifi cation de Persée sur les représenta-tions fi guratives, à quoi servent-ils dans les textes littéraires ?

Les mentions littéraires du mythe de Persée sont nombreuses : nous retrouvons le héros chez Hésiode et chez Pindare 2 mais aussi chez les poètes latins, comme Ovide ou Lucain et encore plus tardivement, dans des descriptions de tableaux représentant Persée et Andromède, un thème populaire à partir de l’époque hellénistique. Homère parle déjà

1. Pour cette étude, nous nous intéressons uniquement aux occurrences littéraires des objets, et non iconographiques, que nous laissons pour les notes : les représentations pic-turales, pléthoriques, de Persée devraient constituer une étude à part entière.2. Cet auteur ne fait pas partie de notre corpus de textes car aucun objet de la panoplie de Persée n’est mentionné.

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de la tête de Méduse 3, mais il ne mentionne pas celui qui l’a tuée. Il nous faut attendre Ovide et Apollodore, avec leur long récit sur les exploits du héros, pour avoir une version complète du mythe de Persée 4, avec sa panoplie d’objets. Néanmoins, dès l’époque archaïque, il est indéniable que le mythe est parfaitement connu et diffusé : s’il n’est pas connu par l’écrit, il est tout de même présent sur des représentations picturales 5. Le héros est accompagné le plus souvent des objets qui vont lui permettre de réaliser ses exploits. Le mythe de Persée semble donc particulièrement intéressant pour notre étude : les représentations littéraires du héros et de ses objets que le mythe véhicule, sont riches de sens.

L’objet dans le mythe : la naissance de la relation d’attribution

Le schéma narratif d’un mythe pourrait être abordé très simplement : un héros doit effectuer un exploit, quelles qu’en soient les raisons. Pour ce faire, il s’assure en général le concours des dieux qui lui donnent un ou plusieurs objets aux vertus extraordinaires. En effet, cet objet est divin, c’est-à-dire qu’il a été fabriqué par les dieux ( Héphaïstos, en général ; par-fois Athéna) pour le héros ou pour un autre dieu, qui le cède ensuite au héros. C’est un objet essentiel pour la réalisation de l’exploit : c’est un objet exceptionnel soit parce qu’il a des propriétés magiques, soit parce que le héros en fait une utilisation remarquable 6.

Dans le récit mythique, une relation de dépendance se crée alors entre l’objet et le personnage mythologique : l’objet devient indissociable de celui qui le manie. Après que le héros s’est approprié l’objet, il peut réaliser son exploit, sans que l’on puisse déterminer qui de l’objet ou du héros est véritablement le plus effi cace. L’un et l’autre n’ont pas d’existence propre. Ces objets participent surtout à la construction du personnage en tant que tel : nombreux sont les vêtements ou autres accessoires directement portés par les personnages, qui font l’objet de longues descriptions. En portant un objet avec lui, le héros l’intègre intimement à son être, à ce qu’il est. L’objet en lui-même nous renseigne de plus sur celui qui le porte en indi-quant son statut social, par exemple : dans les mythes, les armes nous disent

3. Elle est présente sur l’égide de la déesse, dans l’Iliade, V, 738-752.4. Nous avons malheureusement perdu les récits complets de l’Histoire mythologique de Phérécyde d’Athènes et des Phorcydes, d’Eschyle, qui racontaient, on le sait, l’histoire de Persée et de la Gorgone.5. La toute première représentation de Persée et de la Gorgone que nous possédons date environ de 660 av. J.-C., voir note 27.6. Les armes d’Achille constituent peut-être l’exemple le plus intéressant des objets magiques : créées pour le héros, elles sont extraordinaires par l’utilisation qui en est faite. Elles sont un objet divin, un adjuvant essentiel.

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quel guerrier est le héros 7. Dès lors, l’objet est signifi ant et révélateur de l’identité du héros et participe pleinement à sa construction identitaire.

Si l’objet n’a d’existence que pour et par le personnage, alors les objets inutiles n’ont dès lors pas leur place au sein de la narration. Les objets qui n’ont précisément pas d’incidence sur le récit sont les seules œuvres d’art, ou les daidala, selon la terminologie de Françoise Frontisi-Ducroux 8, dont on justifi e l’existence par leur seul caractère extraordinaire. Ils trouvent leur place dans le récit sous la forme d’ekphraseis par exemple. L’objet ordi-naire, qui est manipulé au quotidien par les héros, n’est pas indépendant ; il est même intimement lié aux personnages, l’accompagnant tout au long du récit, véritable support dans les péripéties de la narration.

Le récit mythologique construit une relation de proximité et de dépen-dance entre l’objet et le héros, lors la réalisation de l’exploit, mais cette relation ne suffi t pas pour créer la relation d’identité supposée par l’idée d’attribut : on dit généralement d’un objet qu’il est un « attribut » lorsqu’il permet l’identi-fi cation irréfutable du personnage auquel il est lié. Il est nécessaire alors de passer par la représentation fi gurée pour comprendre cette relation. Le mythe fait le récit d’un événement qui peut être mis en images : les peintures de vases représentent le plus souvent le moment crucial du mythe ( le moment où le héros est victorieux), en fi gurant parfois d’autres éléments antérieurs. C’est ainsi que tel dieu est représenté sur une coupe parce qu’il a donné ses armes aux héros et qu’il guide par là son geste 9. Le don de l’objet indique implici-tement la présence de celui qui l’a donné, il est d’ailleurs parfois représenté.

À travers la représentation fi gurée de l’événement, la relation entre le héros et l’objet qu’il utilise se resserre encore : le moment représenté fi ge cette relation et permet d’accorder une grande importance à l’objet, en tant qu’il est au cœur de l’action. Le personnage ne peut plus alors être envisagé sans son objet. Selon les dictionnaires, un attribut est un « signe distinctif conventionnel, souvent peint, sculpté ou brodé et utilisé à des fi ns artistiques, qui accompagne une fi gure mythologique ou allé-gorique, un personnage, une chose personnifi ée, etc. 10 ». En restreignant cette défi nition à l’objet, nous pouvons dire que l’objet-attribut 11 est un

7. La lance de Bellérophon, par exemple, ne peut être utilisée que par un cavalier, celui qui chevauche Pégase. Notons que c’est également l’arme d’Athéna, qui a aidé le héros à dompter le cheval ailé. 8. Voir Frontisi-Ducroux (1974, p. 25-26). 9. Voir par exemple la coupe attribuée à Paseas, « Héraclès et Cerbère », datant de 530-500 av. J.-C. (exposée au Museum of Fine Arts de Boston, no 01.8025), où Hermès, qui, selon Apollodore, a donné ses armes à Héraclès, est représenté en second plan.10. Trésor de la langue française informatisé.11. Nous gardons à dessein un trait d’union entre les deux termes car nous concevons l’objet-attribut comme un élément unique qui occupe une fonction essentielle dans les représentations picturales ou littéraires.

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objet – généralement une arme ou un accessoire – devenu indissociable d’un personnage de la mythologie, parce qu’il raconte son histoire. L’objet devient un support du mythe et, de la relation de dépendance initiale instituée par le récit mythique, il peut suggérer des faits antérieurs. Par exemple, le dieu Pan est le plus souvent représenté tenant une syrinx à la main 12. Cette syrinx rappelle le mythe étiologique de Syrinx, la nymphe aimée par le dieu et changée en roseaux 13.

Pour réussir à identifi er un personnage sans contexte sur une repré-sentation fi gurée, quand l’artiste n’a pas inscrit le nom, seuls les objets qui l’accompagnent permettent le plus souvent de déterminer avec précision de qui il s’agit 14. Du fait de leur récurrence – et cette récurrence marque la diffusion des mythes et la connaissance qu’en a l’observateur –, ils sont essentiels pour l’identifi cation du dieu ou du héros représenté. Par exemple, la seule présence d’un caducée permet de reconnaître Hermès sur une représentation picturale 15. Cependant, l’objet apparaît parfois comme un artifi ce destiné simplement à rappeler l’identité du dieu, sans que l’objet accomplisse sa véritable fonction 16. Sur les représentations, l’objet change alors de fonction : il n’accomplit parfois plus son rôle d’objet-utile dans l’histoire fi gurée, il est un objet-attribut, permettant d’identifi er le per-sonnage et rappelant son histoire.

Les objets des personnages mythologiques sont à ce titre particuliè-rement intéressants. S’ils sont mentionnés ou fi gurés, c’est qu’ils ont une importance dans le récit et sont susceptibles de devenir des objets-attributs, éléments essentiels de l’identité des personnages.

Les sources du mythe de Persée

Le mythe de Persée est relativement bien connu par la littérature et, contrairement à d’autres, les différentes versions n’apportent pas une

12. Voir par exemple le relief votif de la grotte des Nymphes, datant de 330 av. J.-C. (musée national d’Archéologie, Athènes). Le dieu Pan est représenté assis, tenant une syrinx à la main, aux côtés des Nymphes et d’Hermès. Une représentation étrusque plus ancienne (450-400 av. J.-C.) fi gure le dieu en train de jouer de la syrinx (British Museum, Londres).13. Ce mythe est notamment raconté par Ovide, dans les Métamorphoses, en I, 689 et suiv., et chez les romanciers grecs, Achille Tatius dans Leucippé et Clitophon, en VIII, 6, et Longus, dans Daphnis et Chloé, en II, 34.14. Pour certains personnages mythologiques, une particularité physique suffi t pour l’iden-tifi cation : le Cyclope, par exemple, n’a qu’un seul œil, ou le dieu Pan a des pieds de bouc (mais ce type de représentation n’est pas systématique).15. Voir par exemple le lécythe à fi gures rouges attribué à Tithonos représentant Hermès seul, avec ses attributs : le caducée bien sûr, mais aussi la chlamyde, le petasos et les sandales ailées (480-470 av. J.-C., MET, New York – Fletcher Fund, 1925, 25.78.2).16. En l’occurrence, le caducée, en grec , est l’emblème des hérauts et est néces-saire lors des négociations.

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grande disparité des thèmes abordés. La toute première mention litté-raire de Persée que nous possédons se trouve dans le Bouclier d’Hésiode, aux vers 216-237 : Persée est représenté sur le bouclier en train de fuir le repaire des Gorgones avec la tête de Méduse sur le dos. Le mythe est relayé par les auteurs grecs et latins pendant plusieurs siècles, mais tous ne mentionnent pas les objets de la panoplie. Après Hésiode, Phérécyde dans son Histoire mythologique raconte le mythe qu’Apollodore, au livre II de sa Bibliothèque (chapitre 4, 2-3) reprend presque entièrement. Eschyle a également composé une pièce sur Persée, aujourd’hui perdue, intitulée Les Phorcydes 17. Le plus long récit que nous possédons se trouve dans les Métamorphoses d’Ovide (IV, 610-803 et V, 1-249). Lucain, raconte l’épisode de Méduse lorsqu’il parle des monstrueux serpents, en IX, 624-699 de la Pharsale et Hygin – ou le pseudo-Hygin 18 – dans sa fable LXIV et dans De l’astronomie, II, 12.

Le mythe de Persée a fait l’objet de nombreuses représentations fi gu-rées, comme nous l’avons vu. Certains auteurs racontent donc le mythe à l’occasion d’ekphraseis de statues et de tableaux. C’est le cas notamment de Pausanias, dans sa Périégèse, en III, 17, 3 mais aussi de Lucien (Sur l’appartement, 22), de Philostrate (Eikones, 29) et d’Achille Tatius (Leucippé et Clitophon, III, 6).

L’histoire de Persée peut se résumer en plusieurs moments : avec sa mère Danaé et leur tonneau, Persée arrive sur l’île de Sériphos où le roi Polydectès tombe amoureux de la jeune mère. Polydectès, en présent de mariage, demande à Persée la tête de la Gorgone Méduse. Persée entreprend de récupérer les objets qui vont l’aider dans son entreprise (les sandales, la besace, le casque, la harpè, parfois aussi le bouclier) auprès de différentes divinités (les Nymphes, Hermès, Athéna – parfois les Grées sont impliquées dans la péripétie : elles indiquent à Persée le lieu où se trouvent les Nymphes). Il se rend au repaire des Gorgones, tue Méduse et assiste à la naissance de Pégase et de Chrysaor, fi ls de Poséidon qui avait violé la jeune femme. Sur le chemin du retour, après avoir échappé aux sœurs de Méduse, Euryale et Sthenno, il passe au-dessus de l’Éthiopie et d’Andromède prisonnière, en tombe immédiatement amoureux et tue le monstre marin auquel elle était sacrifi ée. Seulement, Andromède était fi ancée à Phinée, que Persée tue ; puis il rentre à Sériphos, tue également Polydectès et rend enfi n les objets magiques pour régner sur une terre – Argos, selon certaines versions.

17. Les fi lles de Phorcys sont notamment les Grées et les Gorgones.18. Par commodité, nous choisissons de ne pas différencier les auteurs des Fables et du traité De l’astronomie, mais certains critiques estiment qu’ils étaient bel et bien différents.

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Composition et fonction des objets de la panoplie

Persée est équipé d’un ensemble de cinq objets : les sandales ailées, le casque d’Hadès, la besace, l’épée recourbée et le bouclier. Ces objets sont des accessoires ou des armes nécessaires à la réussite de l’entreprise. On pourrait donc parler pour ces armes de « panoplie », en grec , c’est-à-dire, selon la défi nition, « armure complète d’un chevalier, accom-pagnée des armes offensives et défensives qui constituaient son équipe-ment 19 ». Même si tous ces éléments ne sont pas des armes telles que la défi nition habituelle le suppose, nous pouvons tout de même parler de collection d’éléments dont la fonction est de permettre au héros de remporter la bataille contre le monstre.

Les sandales ailées

Les sandales constituent l’attribut le plus courant de la panoplie de Persée. Elles sont présentes chez tous les auteurs. Ces sandales ailées 20, en grec

( chez Hésiode, chez Apollodore), voire simple-ment chez Pausanias, et en latin talaria, les talonnières ailées, appartiennent traditionnellement à Hermès. Elles sont l’attribut du dieu déjà dans l’Odyssée 21, mais Homère ne mentionne pas la présence d’ailes. Elles sont une adjonction logique aux chaussures magiques, puisque ces dernières permettent au dieu de se déplacer dans les airs. C’est sous cette forme qu’elles apparaissent sur les représentations picturales aux environs de 600 av. J.-C. Comme les sandales ailées sont aisément reconnaissables, elles sont souvent source de confusions entre Persée et Hermès sur les représentations fi gurées du héros et du dieu.

Ces chaussures appartiennent à Hermès ; mais ce n’est pas le dieu qui les donne à Persée mais les Nymphes, selon la plupart des versions du mythe. Dans son De l’astronomie, Hygin assure que c’est Hermès qui les a données à Persée en personne et Artémidore reprend 22 cette version en ajoutant qu’Hermès ne lui aurait donné qu’une seule de ses sandales. Cependant cette version n’étant pas attestée antérieurement, il me semble qu’elle est confondue avec le mythe de Jason 23.

19. Défi nition du Trésor de la langue française.20. Le français est presque incorrect : les représentations d’Hermès et de Persée présentent les comme des bottines, avec les ailes presque au milieu de la jambe.21. V, 28.22. Oneirocriticon, IV, 63.23. Ce dernier, appelé par Pindare (Pythiques, IV, 75), conformément à l’oracle, ne pouvait être victorieux que s’il portait une seule sandale. Voir à ce titre J. Brunel, « Jason

», Revue archéologique, t. 1, 4, 1934, p. 34-43.

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Le casque d’Hadès

Ce casque a été obtenu par Hadès lors du partage du monde : Zeus a obtenu la foudre, Poséidon le trident, Hadès le casque d’invisibilité 24. L’ ! , l’expression courante, « contient les ténèbres lugubres de la nuit 25 », ce qui permet à celui qui le porte d’être dissimulé aux yeux du monde 26.

Ce n’est que dans le mythe de Persée que ce casque a ce pouvoir d’invisibilité. On ne connaît pas d’autres utilisations de cet objet dans la mythologie. D’ailleurs, ce sont également les Nymphes qui l’offrent à Persée, selon Apollodore, ce qui suscite des divergences d’interprétation sur le possesseur de ce casque.

Hygin lui-même, dans son De l’astronomie ( II, 12), affi rme que le pou-voir du casque n’induit pas qu’il appartienne à Hadès :

Praeterea galeam, qua indutus ex adverso non poterat videri. Itaque Graeci Aidos galeam dixerunt esse, non ut quidam inscientissime interpretantur, eum Orci galeam usum ; quae res nemini docto potest probari.De plus un casque, qui permet à celui qui le porte de ne pas être vu par un ennemi. Les Grecs ont dit alors que c’était le casque d’Hadès, bien que Persée ne l’utilise pas, contrairement à ce que certains interprètent par ignorance, le casque d’Orcus lui-même, ce que personne de savant ne peut croire.

La forme du casque d’Hadès, tel qu’il apparaît sur les représentations fi gurées, a beaucoup évolué au cours des siècles. Dès la première représen-tation de Persée conservée 27, Persée porte quelque chose sur la tête, que ce soit un , un chapeau à larges bords comme Hermès, ou un casque. Achille Tatius, lui, dit que le casque d’Hadès serait une sorte de .

Sur les représentations picturales, le couvre-chef de Persée évolue après 500 av. J.-C. : des ailes apparaissent sur son bonnet, puis le bonnet devient petasos ailé, puis casque de type phrygien, ailé également vers 400 av. J.-C. 28. La représentation du casque continue à changer par la suite : le casque est une tête de griffon, de loup, etc. On peut dès lors se

24. Apollodore, Bibliothèque, I, 6-7.25. Hésiode, Le Bouclier, 228 : ! ! ! (trad. : P. Mazon, Les Belles Lettres, 2002).26. C’est Apollodore qui explique cette propriété magique : ! ! ! ! !

! "! ! ! ! ! # (« Celui qui le possède voit qui il veut, mais il n’est pas vu par les autres. ») Puis : ! ! ! ! ! ! ! # (« Et, grâce au casque, on ne pouvait le voir. ») 27. Ce vase en relief (terre cuite) représente le moment où Persée va couper la tête de Méduse, qui a la forme d’un centaure. Elle a été découverte près de Thèbes et est datée environ de 660 av. J.-C. et est conservée au musée du Louvre (sous le numéro CA 795 – base Atlas : 5042).28. Ogden (2008, p. 45).

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demander pourquoi des ailes apparaissent sur le chapeau, alors qu’aucun indice, dans les textes, ne le laisse à penser. Les historiens de l’art estiment qu’il peut y avoir deux raisons : soit les ailes symbolisent la capacité de se rendre invisible rapidement et le caractère évanescent de l’apparition, soit – ce qui semble plus intéressant du point de vue historique – l’appari-tion des ailes correspond au moment où les artistes ont commencé à faire des représentations de Persée en portrait, sans que les pieds ne soient visibles. Il fallait donc bien représenter le fait qu’il puisse voler pour que l’identifi cation du héros se fasse sans peine. Il y a eu alors un transfert de support : des sandales, les ailes sont montées sur le casque et c’est cette représentation qui est restée. La modifi cation de la représentation de cet objet explicite de fait l’évolution de l’image mentale créée par le mythe : les ailes sont là pour incarner l’image de Persée comme héros évanescent.

La besace

La besace de Persée, qui n’est pas mentionnée par tous les auteurs, est désignée par un terme très rare, , parfois glosé par , notam-ment par Apollodore qui en donne une défi nition : ! ! !! ! (« on peut y mettre des vêtements et de la nourriture »).

C’est la défi nition exacte de la . Le terme de aurait des ori-gines chypriotes 29, mais il est mentionné déjà dans le texte hésiodique. D’ailleurs, dans les représentations picturales, la besace apparaît dès la toute première représentation du mythe de Persée (env. 630 av. J.-C.). Elle a pour fonction de cacher la tête et de la montrer à la fois 30 :

! ! ! ! ! ! "

et son dos disparaissait tout entier sous la tête d’un monstre effrayant – la Gorgone 31 !

Cette besace est un cadeau des Nymphes à Persée, selon Apollodore, mais on ne sait rien de plus : elle semble être un objet magique préexis-tant sans qu’on en connaisse le possesseur initial. Apollodore explique qu’après ses exploits, Persée rend cette besace à Hermès qui la retransmet aux Nymphes, mais aucune autre mention de cet objet n’existe à notre

29. Voir Chantraine (2009), , qui se réfère à Hesychius.30. Cette fonction paradoxale de la besace se retrouve dès l’Antiquité jusqu’au XVe siècle notamment, avec Botticelli : le Retour de Judith à Béthulie, datant de 1469 et exposé à Cincinnati, présente la tête d’Holopherne dans des linges qui forment une protection autour de la tête décapitée. Elle transparaît malgré tout.31. Trad. : P. Mazon, Les Belles Lettres, 2002.

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connaissance. Pour Persée, la besace est essentielle puisqu’elle permet de conserver et de transporter la tête de Méduse lors de ses voyages.

L’épée recourbée : la harpè

Cet objet est considéré comme l’un des plus importants de la panoplie de Persée car c’est son arme caractéristique. Malgré son nom grec, , qui signifi e « faucille » (ce n’est que tardivement qu’il a été remplacé par le terme , nous indique Pierre Chantraine), elle est par-fois représentée comme une épée droite. C’est l’impression que donne la toute première représentation de Persée et de Méduse, où cette dernière prend la forme d’un centaure. En regardant attentivement le vase, si l’on voit clairement l’épée droite dans la main droite de Persée, on peut distin-guer une faucille ou un crochet dans sa main gauche. Persée posséderait donc deux armes, dont une seule serait caractéristique. Chez Hésiode, le terme pour désigner cette arme est bien , l’épée droite dans la poésie archaïque, qui est , « niellée », suspendue dans un « baudrier d’airain » ( ! ! ). Le premier à parler de la faucille est Eschyle dans la pièce perdue Les Phorcydes ; il la qualifi e d’« adamantine » ( ) et précise que c’est un cadeau d’Héphaïstos à Hermès. Hygin rapporte cette version également.

La tradition ultérieure a modifi é encore cette arme, en associant l’épée droite et la faucille pour faire une arme inhabituelle. Achille Tatius en donne une description précise :

! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! "!! ! ! ! ! ! ! ! #! ! ! $! ! !! #! ! ! ! ! ! #! ! ! "!

! ! ! ! ! #! ! #! ! ! !! #! ! ! ! ! ! ! ! #! ! ! ! !

. (III, 7, 8-9)Sa main droite est armée d’un double fer qui se divise en faucille et en glaive. En effet, dans le bas, pour les deux armes, la garde est unique ; c’est une épée jusqu’à la moitié du fer, mais de cet endroit, le fer se divise en deux parties, l’une formant une pointe, l’autre se recourbant. La partie pointue reste une épée comme avant et la partie recourbée vient d’une faucille pour que, d’un seul coup, l’une transperce la gorge et l’autre tue en coupant 32.

La harpè est l’arme dont Hermès s’est servi pour tuer, par décapitation, le géant Argos sur les ordres de Zeus 33. Pour Lucain, c’est la même arme qu’a obtenue Persée des Nymphes :

32. Trad. : J.-P. Garnaud, Les Belles Lettres, 2002.33. Voir le premier livre des Métamorphoses d’Ovide, 583 et suiv.

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et subitus praepes Cyllenida sustulit harpen,harpen alterius monstri iam caede rubentema Ioue dilectae fuso custode iuuencae,quand soudain il prit son vol, levant la harpé de Cyllène, cette harpé déjà rougie du sang d’un autre monstre [du gardien de la génisse chérie par Jupiter] 34

Il est intéressant de noter que la faucille, avec sa lame courbe, est une arme qui décapite ou qui ampute : Nonnos de Panopolis 35 insiste sur le pouvoir meurtrier du héros Persée, il est , le créateur du futur

. Cette arme est caractéristique de Persée et nécessaire pour trancher la tête de Méduse.

Le bouclier

Le bouclier est l’élément le plus ambigu dans le mythe de Persée. En effet, c’est le seul objet de sa panoplie qui n’est pas donné par les dieux ou les Nymphes, selon la majorité des sources : il n’apparaît que dans l’épisode de la Gorgone. Nous pouvons nous interroger sur cette place du bouclier et sur l’usage qu’en fait Persée. La plupart des versions mentionnent la déesse Athéna qui guide le bras de Persée au moment de frapper Méduse. Plus tardivement, Lucain affi rme que c’est Athéna qui a elle-même donné le bouclier à Persée : « et clipeum laeuae fuluo dedit aere nitentem 36 » ( IX, 669). Certes le dedit paraît clair, mais on peut imaginer que la déesse ne fait bien que guider Persée en plaçant dans sa main le bouclier. Il ne me semble pas que l’on puisse strictement interpréter le bouclier comme exo-gène d’après ce vers.

Le bouclier est la pièce la plus controversée de l’équipement de Persée, car elle n’apparaît tout d’abord pas dans l’iconographie avant 400 av. J.-C. Selon les fragments de Phérécyde, Athéna et Hermès tenaient un miroir pour aider directement Persée. Dans d’autres versions perdues ou tardives, le miroir pouvait être fait d’eau. La première mention du bouclier, clipeus, se trouve chez Ovide sans que l’on sache qui lui a donné, ou s’il l’avait déjà. Ce bouclier est particulièrement brillant puisqu’il est assimilé (voire confondu avec cet objet) à un miroir. C’est là sa principale caractéristique. Il n’est donc pas magique comme les autres objets de la panoplie.

Le bouclier occupe la même fonction que le casque d’Hadès : il permet d’atténuer la puissance du regard de Méduse et donc d’échapper à la pétri-fi cation. Certains critiques ont donc écarté le bouclier de la panoplie. Il

34. Trad. : A. Bourgery et M. Ponchont, Paris, Les Belles Lettres, 1993.35. Notamment en XXX, 277 et XLVII, 608.36. « Et elle donna à sa main gauche le bouclier éclatant de bronze aux refl ets fauves. »

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semble néanmoins parfaitement logique du point de vue de l’armement traditionnel du héros-guerrier que Persée possède un bouclier.

Fonctions des objets

Nous avons vu que chaque élément de la panoplie avait une fonction – nous pourrions dire un pouvoir, presque magique. Cependant, chacun des objets de la panoplie ne se comprend que parce qu’il fait partie d’un ensemble cohérent, où chaque élément a une place précise au sein de la narration. Les objets trouvent leur fonction les uns par rapport aux autres, particulièrement dans l’épisode de Méduse : c’est pour décapiter la Gorgone que Persée a cherché et obtenu ces objets. Les sandales ailées sont nécessaires pour se rendre rapidement au repaire des Gorgones et pour pouvoir distancer les sœurs, Euryale et Sthenno, qui le poursuivent. Le casque est utile pour approcher les Gorgones sans être vu et pétrifi é par Méduse. La besace sert à conserver et à transporter la tête, tandis que l’épée est bien sûr indispensable pour décapiter la Gorgone. Le bou-clier, lui, est l’objet qui permet de regarder Méduse sans qu’elle puisse le pétrifi er.

Sans ces objets, Persée ne peut accomplir son exploit, mais leur mul-titude et leur apparente redondance fonctionnelle (le casque d’invisibilité et le bouclier permettent tous deux à Persée d’éviter le regard de Méduse) incite à dire que Persée, armé jusqu’aux dents dirions-nous aujourd’hui, n’est pas un véritable héros puisqu’il ne peut échouer. Certains critiques 37 s’interrogent justement sur ce qui est décrit comme une « incohérence » du mythe : comme les objets ne peuvent être inutiles et comme on ne peut affecter deux objets à la même fonction dans un mythe, leur redondance est inexplicable.

On peut par exemple alléguer que les sandales ailées sont inutiles à la fi n de l’épisode puisque Persée, invisible, peut s’échapper sans craindre d’être rattrapé par les sœurs. On pourrait dire également que le bouclier est inutile lorsque le casque protège du regard de Méduse, d’autant que ce bouclier est absent de nombreuses versions. Sinon, on peut estimer que le casque d’invisibilité est inutile, puisque « un héros devrait être capable de distancer des ennemis qui le poursuivent sans un tel artefact 38 ». Le pou-voir magique de la besace n’est pas clair aux yeux de Stephen R. Wilk 39.

37. Wilk (2000, p. 27).38. « A hero ought to be able to elude pursuers even without such a device. » ( Wilk, 2000, p. 28)39. « The kibisis seems to be only a bag. (Claims that it is a magical bag which can expand to hold anything within, Tardislike, don’t seem to be supported by any ancient sources.) », (« La kibisis semble n’être qu’un sac. (Le fait que ce soit un sac magique qui puisse s’agrandir pour contenir n’importe quoi, comme le TARDIS [NDLR : Time And Relative Dimension

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Pourtant, la kibisis est nécessairement magique car elle doit contenir la tête de Méduse dont le sang a un pouvoir pétrifi cateur. En effet, Ovide, aux vers 740-752 du livre IV des Métamorphoses, raconte que le corail est né du contact de la tête avec un lit d’algues. La besace, magique car elle ne se transforme pas en pierre, est donc un objet essentiel pour assurer le transport de la tête et la suite du mythe.

Après avoir mentionné ce qu’il estime être une incohérence de mythe, Stephen R. Wilk explique que lorsque le mythe n’était encore diffusé qu’oralement, différentes versions existaient dans lesquelles Persée ne possédait qu’un ou deux objets de cette panoplie, puis qu’au moment de l’écriture, il y eut un amalgame de toutes les versions, – l’auteur se refusant à supprimer des informations, au risque de ces incohérences. Cependant, les objets occupent des fonctions qui ne peuvent être redondantes 40, mais surtout, les objets incarnent les images mentales que se font les auditeurs du mythe, les lecteurs dans un second temps. Ils n’ont plus seulement une fonction du point de vue narratif, ils sont la matérialisation de l’imaginaire mythique.

Le regard de Méduse

Si nous estimons que tous les éléments de la panoplie de Persée ont une fonction dans le mythe, on est en droit de se demander quel est le rôle exact du bouclier du héros, quand le casque d’invisibilité le dérobe déjà aux regards meurtriers de la Gorgone. Les problèmes soulevés par Méduse et son pouvoir de pétrifi cation ont été largement abordés par la critique, et même Freud lui a consacré un essai en 1922, Das Medusenhaupt. Pour notre étude de la panoplie de Persée, nous pouvons nous y intéresser en restreignant la question du regard aux objets du mythe : que nous disent le casque et le bouclier sur le pouvoir pétrifi cateur de Méduse ?

Le pouvoir de Méduse a été interprété de deux manières : soit être regardé par Méduse pétrifi e (il faut que la Gorgone pose ses yeux sur celui qu’elle tue et donc l’avoir dans son champ de vision n’est pas mortel), soit voir Méduse pétrifi e (c’est-à-dire que la seule présence de la tête pétrifi e celui qui la voit). Pour le premier cas, au moment de l’arrivée de Persée, on constate que le bouclier n’est pas essentiel, puisque Persée est rendu invisible par le casque : il peut voir sans être vu. Méduse ne le pétrifi e pas, puisqu’elle ne pose pas son regard sur lui directement.

in Space, le vaisseau spatial dans la série télévisée de la BBC, Doctor Who] ne semble pas être pris en charge par les sources antiques.»)40. Pour la justifi cation de la présence du casque et du bouclier à propos du regard de Méduse, qui sont les deux seuls objets qui possèdent vraisemblablement une fonction identique, c’est-à-dire de protéger Persée du regard de Méduse.

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Dans certaines versions, les Gorgones sont d’ailleurs en train de dormir ; Méduse a les yeux fermés, elle est donc inoffensive. Une fois Méduse morte, elle continue à garder son pouvoir pétrifi cateur puisqu’elle est représentée les yeux ouverts. Dans les épisodes suivants, il suffi t à Persée de sortir la tête pour pétrifi er ses adversaires. Cependant, cette interprétation ne permet pas d’expliquer la naissance du corail, comme le fait Ovide. La tête de Méduse est posée sur les algues et c’est le contact du sang, non le regard, qui pétrifi e. De fait, il est plus logique d’envisager le second cas : voir Méduse pétrifi e, qu’elle soit endormie ou non, vivante ou morte. Selon cette hypothèse, le casque n’a plus d’utilité, puisque Persée, même invisible, peut poser les yeux sur Méduse et être pétrifi é. Le pouvoir d’invisibilité du casque est tout de même important à la fi n de l’épisode : Persée doit échapper aux sœurs de Méduse, Sthenno et Euryale qui, elles aussi, volent. C’est ainsi que l’on peut interpréter la toute première repré-sentation fi gurée avec la Méduse-Centaure, où Persée tourne la tête car il ne doit pas voir Méduse. Seule Athéna, qui guide le geste de Persée, permet de tuer le monstre. Dans les récits du mythe, il est donc nécessaire d’inclure une vision indirecte, c’est le bouclier-miroir, qui permet de voir non pas sans être vu, mais indirectement.

Les propriétés du miroir

S’il y a eu confusion entre le bouclier et le miroir qui a servi à Persée à tuer Méduse, dès l’Antiquité, c’est à cause de la matière du bouclier. Les sources citées précédemment ne mentionnent qu’un « bouclier d’airain », mais il ne faut pas oublier que ce bouclier est brillant, car il est poli comme un miroir. Selon Jean-Pierre Vernant et Françoise Frontisi-Ducroux, qui font une étude détaillée du miroir dans leur ouvrage Dans l’œil du miroir, le miroir est un objet exclusivement féminin et le miroir de l’homme est alors le bouclier :

Le bouclier, qui a la préférence de la déesse [Athéna], s’oppose, dans les repré-sentations mentales des Grecs, au miroir des femmes. De bronze comme lui, et souvent tout aussi circulaire, il fournit à l’homme l’un de ses miroirs, celui du guerrier 41. (Vernant, Frontisi-Ducroux, 1997, p. 71)

Le miroir s’oppose à la femme, dont il est un des attributs principaux sur les représentations picturales. Si le bouclier symbolise l’homme et le miroir la femme, nous pouvons nous interroger sur l’ambiguïté de l’objet de Persée. À la fois bouclier et miroir, c’est cet objet particulier qui permet

41. La déesse Athéna refuse l’attribut habituel des femmes, le miroir, car elle n’a pas supporté de voir son visage déformé lorsqu’elle joua de l’aulos, selon Frontisi-Ducroux (1997, p. 87).

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de créer un lien entre les deux personnages, d’effectuer la synthèse entre le masculin et le féminin. Méduse a été violée par Poséidon à cause de sa trop grande beauté : elle représentait une femme idéale. Le féminin doit dès lors passer par un intermédiaire, une surface qui permette d’atténuer le pouvoir de la femme. Le pouvoir pétrifi cateur de Méduse incarne cette vision effrayante de l’autre sexe.

Le miroir est un médiateur entre le regard mortel de Méduse et celui de Persée : il produit un refl et. En grec, ce refl et se dit , ce qui désigne également les tableaux et autres représentations fi gurées. Le refl et produit par le miroir est véritablement matériel :

En évoquant le refl et – jamais représenté à son époque – par la fi gure au dos du miroir, entend-il 42 signaler le caractère matériel des images produites par le « disque d’airain », et la « chosifi cation » qu’implique le fait de cher-cher à connaître son visage sur un instrument de métal, plutôt que, à la façon de l’homme, dans la prunelle vivante de son semblable ? Ces belles dames que dupliquent, non point un refl et fugace et impalpable, mais des images durables, ciselées à demeure, servent-elles à montrer la femme comme un bel objet, semblable à son ancêtre mythique, Pandora, ce superbe artefact sorti des mains divines ? (Vernant, Frontisi-Ducroux, 1997, p. 87)

Puisque le refl et est une image matérielle, il peut s’imprimer direc-tement sur la surface du miroir ou du bouclier. C’est ainsi que l’on peut interpréter le bouclier à tête de Gorgone d’Athéna notamment. Bien qu’Apollodore explique qu’une fois que Persée a donné la tête de Méduse à Athéna, celle-ci la fi xe ( ) sur son bouclier, nous pouvons suggérer que cette réifi cation de Méduse n’est possible que parce que la Gorgone a été un refl et sur le bouclier.

De fait, le bouclier devient support d’une image ; c’est le mythe tout entier qui se fi ge dans ce refl et. C’est ainsi que l’on a de nombreuses ekphraseis des boucliers et du mythe de Persée : la description de la repré-sentation fi gurée permet de raconter à nouveau le mythe.

Conclusion : la harpè comme véritable attribut ?

La réifi cation de Méduse permet pour Persée de l’utiliser dans la suite du récit comme une arme. Au moment où il doit combattre le monstre marin qui menace Andromède, il utilise à la fois sa harpè et la tête de Méduse dans une image très singulière, que décrit Lucien :

42. Il s’agit de l’artiste peintre qui a représenté sur un lécythe un miroir avec une tête de femme à l’arrière, comme c’était souvent le cas sur les miroirs à boîtier.

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! ! ! ! ! ! ! ! "! ! ! "! ! #! !! "! ! ! . ( Lucien, Sur l’appartement, 22)

La partie du monstre qui a regardé la Méduse est déjà pétrifi ée, le reste encore vivant est sous le tranchant de la serpe 43.

Persée frappe le monstre marin d’une double mort : d’une main, il frappe de la faucille, de l’autre, il pétrifi e avec la tête de Méduse qui est une véritable arme pour le héros. De fait, dans ce second épisode, Persée s’est approprié sa panoplie. C’est depuis les airs qu’il frappe le monstre, même si rien ne dit qu’il est rendu invisible par le casque.

Cette image frappante de Persée qui tranche la tête du monstre marin représente le héros au point que les ekphraseis de tableaux que nous pos-sédons choisissent cette utilisation de la harpè. L’arme singulière apparaît donc bien comme l’attribut le plus caractéristique de la panoplie de Persée. C’est l’objet que le lecteur-auditeur garde en mémoire lorsqu’il lit ou entend le mythe de Persée. Notons d’ailleurs que, selon Apollodore, c’est le seul objet qui n’est pas rendu aux Nymphes ou à Hermès, comme s’il appartenait véritablement au héros 44.

Nous avions défi ni en introduction l’objet-attribut par rapport aux peintures de vases, où la présence d’accessoires autour d’une fi gure per-mettait son identifi cation. Seulement, nous comprenons au terme de notre étude que cette relation d’attribution, c’est-à-dire quand l’objet ne peut plus se concevoir de manière indépendante mais qu’il est un élément indis-sociable du personnage, se construit à travers le récit mythique. C’est parce que chaque objet a une fonction unique dans le récit que l’objet-attribut prend du sens par rapport au personnage qui l’utilise. De même que Méduse devient un refl et-objet, les éléments de la panoplie de Persée fi gent le mythe en une image frappante qui reste à l’esprit : l’objet devient à son tour le miroir du mythe.

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