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Le pouvoir du choix

Date post: 12-Jan-2023
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Mémoire de 5 ème année École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris Alexandre Oustinov, Atelier Cognée, n°2007127 Le pouvoir du choix sous la direction de Pierre Bergounioux
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Mémoire de 5ème annéeÉcole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de ParisAlexandre Oustinov, Atelier Cognée, n°2007127

Le pouvoir duchoix

sous la direction de Pierre Bergounioux

PRÉFACE

There’s no more danger in the new.- Don De Lillo, Cosmopolis

L’idée de ce mémoire est née il y a quelques années maintenant. Auxdébuts de la réflexion qui sera exposée ici, il n’y avait qu’un nombre trèsréduit de sources et d’intéressés à la forme « exposition ». Ainsi lesouvrages théoriques et pratiques sur l’histoire des expositions nefaisaient pas légion. Les temps ont changé. De plus en plus de publicationsrendent compte du phénomène et d’après les mots de Terry Smith dans sonouvrage « Thinking contemporary curating », il y a aujourd’hui un travail declassification à réaliser de concert avec les principaux acteurs dumilieu : celui de rassembler les souvenirs de commissaires. Uneclassification historique doit se faire et faire œuvre de contextualisationcompréhensive. On doit pouvoir identifier un commissariat ancien, moderneet contemporain. On doit pouvoir être capables de décrire la manière deconcevoir une exposition en termes précis, convenus, tendant vers lescientifique. Ce travail titanesque, magistral, coordonné par des revuesinternationales (Manifesta, Independent curators international), orchestré par lescommissaires, curateurs et historiens des expositions est enfin en train des’écrire.

Le sujet qui sera traité ici est parallèle à cette récente recherche del’identité des organisateurs et décideurs d’exposition. Loin desconsidérations de légitimation que procure un discours officiel, onprogressera sans prendre de profondes précautions scientifiques,caractérisées par leur réserve habituelle quant au jugement hâtif d’uncontexte historique. Les conditions d’écriture au sein des Beaux-Arts étantpressantes, c’est dans l’urgence que ce travail a été accompli. C’est dansl’urgence qu’il devra aussi se lire ; pardonnant les imprécisionshistoriques et le flou quelque peu délibéré de certains paragraphes, c’estvers le constant sociologique que le lecteur sera invité à se tourner.D’autres auront tout le loisir de critiquer cette approche et de compléterles nombreux trous historiques laissés béants.

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Ce texte d’introduction à la problématique de l’économie artistiques’intègre à une entreprise plus large. Le phénomène de l’influence ducommanditaire sur l’artiste pose des questions d’ordre sociologique,philosophique et juridique. Ces trois catégories distinctes des lettresauront le droit de se voir consacrées ultérieurement des textes à partentière, probablement en anglais. Le travail réalisé dans ces pages nereprésente en rien une finalité d’opinion. Il n’est que le fruit précipitéd’une urgence pratique et symbolique de voir sur papier des idées qui sontrestées trop longtemps sans suite. Une reprise de ce texte se feraprobablement durant l’année suivante en espérant agrémenter ses sources denouvelles publications qui verront le jour.

INTRODUCTION

Sur les bancs des écoles d’art, des cursus universitaires d’histoirede l’art et des formations littéraires pour critiques, l’art est abordé àtravers les artistes qui ont marqué leur époque. L’histoire de l’art estune entité définie, saisissable, familière, qui se laisse approcher parl’étude documentaire des œuvres qui se sont révélées être des jalons dequalité, embryons des œuvres à venir. Les biographies d’artistes sontapprises par cœur et le cheminement esthétique des élus représentel’essence de la valeur de leur travail pour les nouvelles générations.Disons-le d’emblée, ceci est réducteur.

Si l’on se surprend à observer comment les artistes vivent aujourd’hui,à demander leur opinion sur leur activité, à essayer de dresser un constatsur le poids de leur besogne, on vient à s’étonner de l’absence depréoccupation esthétiques, éthérées et théoriques telles qu’elles nous ontété enseignées sous forme de concepts et de courants artistiques. Lapréoccupation première des producteurs culturels est la visibilité de leurtravail. Cela n’intéresse que très peu de gens de s’engager dans unepratique artistique sensée générer un revenu suffisant à la subvention debesoins quotidiens et simultanément de se refuser à montrer le résultat deleurs efforts créatifs. Vendre une œuvre qui doit rester enfouie dans lacave de l’artiste serait plus une idée de pièce conceptuelle que ladescription du fonctionnement du système de marché dans l’art. Ce sont làdes questions que la notion de visibilité nous pose. « Comment réussir àdiffuser mon travail de la meilleure manière ? Comment en tirer le plus de

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profit possible pour pouvoir continuer mon activité ? » Les questionsprosaïques que les artistes ont en tête avant même de commencer une piècesont une part importante dans la conception de l’œuvre.

Ce ne sont pas des choses desquelles on a l’habitude de parler. Ceszones sombres du souci d’exister sont plus du domaine de l’oubli précipitéet de la peur, que du domaine immaculé des Lumières esthétiques. Il estpourtant nécessaire de mentionner le fait que les artistes ne sont pascapables de générer un revenu de commerce identique à celui d’un marchandou un artisan. À y voir de plus près, ils ne génèrent pas de marché defaçon directe, c’est plutôt le marché qui se crée autour de leur activité.Un artiste accompli est certainement celui dont les œuvres ont subi la plusgrande circulation entre les mains des mécènes, collectionneurs, musées,fondations, etc… Le renouvellement du marché économique et symboliqueentraine le renouvellement des valeurs d’appréciation esthétiques, rendanttoute résurgence d’un style ou d’un nom contrainte à des raisons d’ordreéconomiques autant que culturelles1. La profession artistique est sujette àl’intérêt des puissants, qu’ils soient riches familles, institutions oul’État.

Dans ce contexte, il semble possible d’introduire le terme d’économieartistique2, tout comme on parle d’économie médicale ou juridique, signifiantl’ensemble des paramètres financiers entrant en compte dans la pratiqued’un corps de métier. Françoise Benhamou a déjà introduit un termesimilaire, « l’économie du travail des artistes », mais rien n’empêche de pousserl’extension du concept plus loin, car il manque dans l’expression deBenhamou la considération de l’économie de ceux qui permettent aux artistesde subsister. Cette économie artistique est prépondérante dans lacompréhension des variations des prix du marché et dans l’appréciation ducontexte d’une œuvre. Il est très différent, comme nous le verrons par lasuite, de créer au XVème siècle sous la protection des Médicis et d’exposerau Salon de 1863. La visibilité des travaux des artistes suit l’itinérairede l’investissement, de la spéculation ou de la critique engendrés parl’œuvre. Précisons au passage, que l’emploi du terme « artiste » décrit laclasse de créateurs se référant aux arts plastiques, non aux musiciens ouaux professionnels d’arts appliqués. La raison de cela est la spécificitédu système de mécénat dans les arts plastiques, non une dépréciation desautres métiers créatifs.

Une autre interrogation vient alors : comment cela se fait-il que dansla masse énorme d’artistes vivants à la même époque, certains sont visibleset d’autres sont relégués, au moins temporairement, dans l’oubli ? Pour1 R.Moulin, Le marché de l’art : Mondialisation et nouvelles technologies, p.202 Les mots en italique dans cette section désignent des notions qui n’ont pas été répertoriéespar d’autres auteurs à la connaissance de cette recherche. Cependant, les sources qui mentionneraient de tels termes ont pu manquer à l’auteur de ce texte.

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saisir le sens du problème, il semble important d’introduire une expressiondont on se servira dans notre recherche : la sélection culturelle. Prenant appuisur le concept darwinien de sélection naturelle, on décrira par ce termeles paramètres décisionnels qui ont rendu une œuvre plus importante qu’uneautre à une époque donnée. Affirmer que l’artiste a été le seul véhicule desa réussite, c’est refuser de voir l’écosystème culturel qui a été en placeautour de chaque œuvre consacrée. Si c’est une véritable sélection qui aété mise en place, c’est parce qu’il est impossible, rien qu’avec lerecours du jugement et du temps, de dire quelle est la meilleure œuvre deson temps. En revanche, il est bien plus aisé de concentrer ses efforts surceux qui viennent d’arriver sur le marché (ou ceux qui sont en passe del’intégrer) ou les présents de la première heure, ayant fait leurs preuvespar le feu et établi une notoriété certaine. La nécessité d’établir unehiérarchie entre les artistes et leurs productions vient aussi de laprésence d’un marché de l’art. Cette hiérarchie autant symboliquequ’économique, régit le taux d’échange des biens culturels et conditionneun sous-marché bien plus théorique : le marché des valeurs esthétiques3.

Apporter une réponse à toutes nos interrogations semble être une tâchebien trop vaste pour le format de ce texte. Les chapitres qui suivents’efforceront de décrire historiquement l’évolution des conditions devisibilité des artistes. On parlera peu d’artistes en particulier, mais onse concentrera sur les diverses systèmes qui les entourent, qui les fontvivre et qui parfois les enragent. Pour chaque époque, il ne sera pasquestion de fournir un aperçu historique complet pour chaque artistenotable, mais de montrer le système d’économie artistique en œuvre derrièreles différents noms, fonctions et influences des mécènes, jurys,collectionneurs et institutions. La mécanique des relationsprofessionnelles entre les artistes et ceux qui les font vivre. Sur chaquemoment historique, on ne prélèvera que le matériau qui nous estintéressant, faisant obstruction aux nombreux éléments qui voudront segreffer sur les événements relatés, mais qui obscurciront la netteté del’entreprise générale. Le format est dirigé de l’abrégé historique auconstat sociologique. Cela est dû au fait que la description de certainesépoques appelle à une similarité de fonctionnement, qui induit lapossibilité de la comparaison. Il pourra sembler parfois étrange decomparer le XIXème et la fin du XXème, d’essayer d’y retrouver deressemblance quant aux classes et systèmes en place. Cependant, on pourraéventuellement considérer la filiation d’une époque à une autre plusaisément de cette manière. Il ne reste plus qu’à demander au lecteur qued’être patient et magnanime quant aux nombreuses imprécisions qui jonchentle texte.

3 R.Moulin, op.cit. p.20

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PARTIE INaissance de la

visibilité

SECTION ILes artistes et leurs mécènes

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Les cultures et collections de l’époque pré-florentine

La visibilité des artistes commence avec la conservation. Si par quelquecuriosité ou sentiment esthétique, les puissants de ce monde ont utiliséles mains des artistes et fait conserver leurs œuvres, c’est bien à eux quel’on doit l’histoire de l’art telle qu’on la connait aujourd’hui. Conserveret collectionner – deux notions sœurs, se différenciant par l’aspectinstitutionnel de la conservation. Traquer les origines du collectionnismeest cependant ardu, tant l’activité nous semble être presque de l’ordre dunaturel, d’une pulsion conduisant à attacher une valeur à des chosesanciennes, dépouillées de leur usage et laissées à l’abandon du temps. Pources raisons, l’une des premières initiatives de conservation dansl’histoire dont on ait la connaissance nous apporte une grande sommed’informations et d’émerveillement.

La princesse Ennigaldi-Nanna, fille du roi Nabonidus d’Ur, commence àrassembler des objets antiques, poussiéreux, rêches et les ordonner d’abordsur des étagères, puis dans un espace plus approprié, comme une cour depalais. La mémoire et la connaissance nous faisant tous défaut à un certaindegré, alors elle décide d’accompagner les antiques exposés de petitestablettes d’argile séchée, qui indiqueront le nom ou la description del’objet4. Elle a beaucoup de temps à consacrer à cette activité presquepieuse, car les princesses sont le paradigme même de la classe désœuvrée.Cette histoire nous indique les origines de la pulsion à collectionner : laconservation. La politique du pays est régie par son père, alors que latenue de la maison est laissée à sa mère, qui commande à son millier deserviteurs de décharger le roi de tout souci qui ne réclame pas directementson assistance. De ce fait, les princesses et les princes ont étésensiblement enclins à s’occuper du domaine des arts à la place de leursancêtres.

Un fait historique de grande importance est l’apparition de l’activitéde mécénat littéraire grâce au conseiller de l’empereur Octave, GaiusMaecenas. Désireux de s’entourer de l’élite poétique de l’époque, Maecenasfit rassembler à sa cour un nombre conséquent de poètes renommés afinqu’ils fassent grâce de leur présence au quotidien de l’empereur. Il lesnourrissait, logeait et supportait de manière exemplaire, léguant ainsi son4 A Natural History of Man: Reflections on Anthropology, Museums and Science , D. Fowler: “Leonard Woolley’s excavations in the sixth century – B.C.E. levels of Ur demonstrated that the Babylonian kings Nebuchadnezzar and Nabonidus collected antiques, and the latter’s daughter, Ennigaldi-Nanna, maintained a small educational museum complete with clay tablet labels for the antiques on display.”

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nom à l’activité de mécénat. Virgile profita de sa cour et dédia lesGeorgiques à son honneur, bien conscient qu’il put venir à bout de sa tâchelaborieuse grâce à l’aide de son ami et protecteur. Cependant, la renomméedes poètes, peintres et sculpteurs se faisait par le bouche à oreille,semblablement à celle des philosophes et des scientifiques. Il n’y avaitaucunement besoin d’une instance de sélection, car les musées n’existaientpas encore et, même si les riches propriétaires gardaient certainementquelques sculptures dans une salle d’honneur, les collections restaientancrées dans la curiosité personnelle au lieu de l’intérêt général enversla conservation de l’art de l’époque. L’existence de Maecenas a été unévènement exceptionnel dans l’histoire de la culture, car il se révéla êtrel’un des rares hommes politiques à clamer que l’art de la poésie est dotéd’un grand pouvoir de rassemblement des peuples et des esprits. La culturecomme cohésion symbolique de la société.

Un autre exemple de patronage artistique notable, toutefois trèsdifférent, est celui des ducs de Bourgogne. Plus précisément, Jean deBerry, Philippe le Hardi, Jean sans peur, Philippe le Bon, tous appartenantà la famille des Valois, ont fait preuve d’un mécénat de très grandeenvergure. Ceci dit, peu est connu du contexte même des contrats passésentre peintre et mécène, peu est disponible sur le système de mécénat enplace au Moyen-Âge. La plupart des ouvrages sur la question se bornent àmentionner le caractère prolifique du mécénat de la famille, sanss’attarder sur les détails pragmatiques de la vie des artistes concernés.Ce sont majoritairement des catalogues d’œuvres produites par des artistessubventionnés par la famille ainsi qu’un aperçu historique du contextepolitique. Cet extrait du catalogue de l’exposition L’Art à la cour de Bourgogne.Le mécénat de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur (1364-1419) de 2004 au Musée desBeaux-Arts de Dijon nous renseigne quelque peu sur la question5:

Le décor peint de la chapelle est mis en chantier à la fin de 1365, en perspective peut-êtredéjà du mariage de Marguerite et Philipe le Hardi, dont une partie des festivités aurontlieu à l’hôtel ten Walle. La tâche en est confiée au peintre Jan Van der Asselt, qui, parmandement comtal du 9 septembre de la même année, se voit accorder une pensionannuelle de vingt livres de gros « pour nous ouvrer de son mestrier de pointure en nostrecapelle a Gand et ailleurs, la ou il nous plaira, sans entendre a nul autre ouvrage fors aunostre consentement et congié ». Avec l’octroi de cette pension annuelle, l’artiste gantoisaccède au statut d’un véritable artiste de cour.

Le système en place était probablement basé sur une rente mensuelle ouannuelle, dépendante de la largesse du payeur, qui liait le peintre à lacour de son employeur. On ne peut malheureusement avancer ici que parconjecture, car l’accès à des sources détaillées est difficile.

5 L’art à la cour de bourgogne. Le mécénat de Philippe le Hardi et de Jean Sans Peur, éd. Réunion des musées nationaux, catalogue d’exposition.

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L’exubérance des ducs de Bourgogne en matière de dépenses pour la causedu mécénat prend source dans la bonne gestion des finances de la maison6.Les maîtres successifs de la maison ont adopté une stratégie matrimoniale àbuts politique et économique. Commençant avec le mariage de la fille deLouis de Male, Marguerite de Male, au benjamin de la famille ValoisPhilippe le Hardi afin d’avoir accès à l’héritage de la fille unique,l’enrichissement progressif des ducs de Bourgogne se fera à travers uneexpansion européenne. En effet, les enfants et les successeurs de Philippele Hardi ont tous pratiqué le mariage dans le but d’obtenir des terres dansplusieurs coins de l’Europe, tels la Hollande, l’Autriche et desprincipautés françaises. Le surplus financier de telles opérations estinimaginable, car la famille a dû amasser les dotes d’une vingtaine demariages avec les familles les plus puissantes et affluentes d’Europe surtrois générations. Comme tout mécénat qu’on peut qualifier de majeur,l’argent était en excès et disponible. C'est une indéniable condition del’investissement dans les arts, combiné avec un temps de paix. Les heuressombres où les nobles peinent à payer à l’Etat l’aide que le pays leurréclame, dans le cas d’une guerre qui dure plus longtemps que prévu oud’une instabilité politique pénalisante, les fonds alloués au mécénat sontréduits. Une certaine fonction sociale de l’art au Moyen-Âge se dégage deces données : l’art vient embellir et glorifier la vie des puissants partemps fastes.

Certes il y a un fossé entre le mécénat bien établi des ducs de Bourgogneet Maecenas, mais toutes les étapes intermédiaires n’ont rien changé austatut des artistes. Ils étaient toujours choisis parmi un grand nombre deconcurrents, toujours affiliés à l’activité d’un monarque et leur travailne prenait de sens que dans ce contexte. Imaginons que l’on retrouve ungribouillage de Poussin sans aucune forme, un essai pour tester la qualitéde la craie. Cette trace n’éclairerait en rien pour nous la vie ni l’œuvrede Poussin d’une lumière abstraite, visionnaire. De même, une peinture duMoyen-Âge, que l’on retrouverait sur un bout de tissu ayant survécu lescentenaires, n’aurait aucune valeur historique, car le contexte du travaildes artistes était la noblesse ou la royauté. Personne d’autre ne songeaità s’offrir les services d’artistes renommés pour décorer une demeureparticulière comme cela se fera à la Renaissance.

6 op.cit. p.30 : La fortune de la maison de Bourgogne naquit, de façon peut-être inattendue, d’un mariage. Par la suite, ¨Philippe le Hardi et ses successeurs développèrent de véritables stratégies matrimoniales.

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La Florence du XVème siècle : A.Warburg et le mécénat des Médicis

Être peintre dans la Florence du XVème siècle devait être une expériencedes plus heureuses. La stricte différenciation entre les Arts etl’artisanat n’existait pas encore sous sa forme institutionnalisée enFrance par l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIème siècle.Le peintre se trouvait à la croisée des chemins de la technicité manuelleet des idées picturales. La dissociation de la main et de l’esprit a pourorigine la fameuse sentence de Leonard de Vinci « La pittura è una cosamentale »7. Que l’interprétation de l’expression ait été correcte ou nonn’est pas la question ; la prise de position est décisive, car elle refusede déléguer la part principale de l’activité artistique à la technicité. Ilest probable que nombre d’artistes, jusqu’à nos jours, ont fait leur cettemaxime.

Créatures intellectuelles, raisonnées, les peintres et sculpturesflorentins ne se jetaient certainement pas dans le monde de l’art sansavoir en tête une assurance, ou au moins un espoir, de succès. Lesdiscussions avec leurs collègues plus âgés ont dû indiquer aux artistesdébutants la voie à suivre pour prétendre un jour s’élever aux sommets dela profession. La monétarisation et l’établissement du taux d’échange sontles questions qui nous intéresseront à présent, car Florence sera leberceau d’un système d’économie artistique aujourd’hui disparu.

7 « La peinture est chose de l'esprit », Trattato della pittura di Leonardo da Vinci, Paris, Giacomo Langlois, 1651.

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De façon surprenante, les questions de la médiatisation et de l’accès àla renommée des artistes du Quattrocento sont assez mal documentées. Onpeut émettre l’hypothèse que les aléas matériels n’étaient pas jugés dignesd’être mentionnées et conservés sur papier. L’éclat de l’œuvre éclipsaitses prosaïques préparatifs. L’un des rares historiens à s’être penché surle sujet n’est autre qu’Aby Warburg. Ainsi, dans « Art du portrait et bourgeoisieflorentine », il déplore le manque de sources qui rendraient pour nous vivantl’échange entre commanditaire et peintre précédant la réalisation d’uneœuvre singulière et importante. Warburg parvient à nous introduire d’unemanière très éloquente à la vie même des peintres aux prises avec leurquotidien d’artisan :

 «  Aux environs de 1470, le public bourgeois admirait dans l’artiste le technicien, lefabricant d’art, qui, né sous le signe de Mercure, sait tout faire et a de tout  ; il peint etsculpte au fond de son atelier, mais dans sa boutique, sur le devant, il vend tout ce donton peut avoir besoin : des boucles de ceinture, des coffres de mariage ornées depeintures, des objets du culte, des voti de cire et des gravures. On n’allait pas trouver unartiste abstrait dans son atelier pour éprouver sa compagnie, sous une froide lumièretombant du toit, les sentiments dissonants de l’homme de culture blasé, dans laconnivence de la pose esthétique ; mais en toutes circonstances on tirait le peintre-orfèvre de son atelier pour l’exposer à la réalité du jour, où il s’agissait de transformer lavie elle-même, à n’importe quel point de son cycle, en un édifice, une parure, un ustensileou un cortège solennel. »

Cette transformation de la « vie elle-même, à n’importe quel point de son cycle »dénote un point capital. L’artiste était une figure essentielle dans la viede la cité. Sa main avait son poids d’or et son goût assurémentgarantissait le retour de la clientèle. Il transformait un bout de métalinsignifiant qui trainait dans la cour en magnifique bracelet ou ornementde manteau. Il insufflait dans les objets d’art une personnalité, uneprésence, une aura8 que le siècle de l’industrialisation, le siècle de lareproduction et enfin le siècle de la dématérialisation ont contribué àdétruire. Quelque chose a dû filtrer à travers l’épaisse couche de travailmanuel quotidien que les artistes devaient délivrer aux riches ou moinsriches qui pouvaient s’offrir leurs services ; la technique d’exécutioncomme une ouverture sur un monde spirituel caché dans le fond de l’atelier.Une caractéristique étonnante des peintres de cette période était leurattention particulière à la longévité de leurs couleurs : en véritablesartisans, ils choisissaient leur palette en fonction des couleurs quigardaient leur éclat le plus longtemps. La peinture se devait d’être uneimage durable. L’impact du catholicisme comme religion d’État a dû jouer defaçon non négligeable en faveur de l’éternel, dominante raison d’êtretranscendante de l’art.8 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dans Œuvres III, éd. Gallimard, 2000 (1935 pour la première édition)

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Dans l’extrait de Warburg, un autre détail appelle un commentaire. Laproduction des peintres de l’époque n’était pas destinée aux particuliers,mais, tout comme au Moyen-Âge, à la chapelle, à un riche commanditaire ouun prince. Même dans le cas d’une commande pour un particulier, le tableauvenait décorer l’intérieur d’un demeure bourgeoise plutôt qu’intégrerl’accrochage d’une galerie aménagée. Si des tableaux de petit format,adaptés aux besoins des bourgeois vont voir le jour dans la Hollande duXVIIème siècle, il faut bien penser qu’à l’époque florentine, si unparticulier désirait avoir le privilège de posséder la représentation del’œuvre d’un artiste de renommée à un prix abordable, c’est une gravure quilui était proposée. Les peintures étant infusées d’éternel, la notion debeauté inspirée par les Muses résistait encore fortement à l’appropriationmarchande. Seuls l’État ou le Vatican avaient la priorité ainsi que lesfonds disponibles pour s’offrir des œuvres de grande envergure. 

Une autre option se proposait alors aux mécènes désireux d’aider unartiste dont ils apprécient le travail : la commande. Cette formed’appropriation en même temps que de glorification était acceptée et mêmeencouragée. La commande privée ou publique a soutenu l’échange monétaire etsymbolique entre un artiste et son public. De ce fait, dès le début de sonarticle, Warburg souligne un fait d’importance majeure :

« L’un des faits fondamentaux de la civilisation du début de la Renaissance Florentine,est que les œuvres d’art voient le jour grâce à la collaboration étroite et intelligente desmécènes et des créateurs, c’est-à-dire qu’il faut d’emblée les considérer en quelque sortecomme le produit d’un compromis entre le commanditaire et l’artiste. »

C’est ici que va se porter notre attention. C’est bien F.Haskell quiparle le premier du mécénat comme étant un moteur de la création d’œuvres9,mais Warburg devance ses recherches en posant l’importance capitale de larelation entre mécènes et artistes. Il décrit la relation entrecommissionnaire et commissionné plus précisément en ces termes, pour legenre du portrait en particulier :

« Car selon qu’il souhaite une image extérieure de lui-même ressemblant au typedominant et déterminant, ou au contraire la représentation du caractère particulier desa personnalité, le commanditaire peut contribuer à orienter l’art du portrait vers letypique ou l’individuel. »

L’art de la Renaissance italienne fut en effet probablement en majeurepartie défini par des relations réussies entre mécène et artiste. Mais onpeut aller plus loin et extrapoler jusqu’à l’affirmation que depuis laRenaissance, le chef d’œuvre résulte d’un système de collaboration étroitedes deux acteurs de la création : celui qui produit et celui qui finance la

9 Dans F.Haskell , Patrons and Painters : Art and Society in Baroque Italy, éd. Yale University Press, 1980, le titre du premier paragraphe est « The mecanics of the seventeeth-centurypatronage »

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production. Ces relations, bien qu’elles aient existé auparavant, nepouvaient pas être décrites en termes de système.

Dans un autre article à propos de Boticelli10, Warburg analyse larelation étroite entre Boticelli et Politien, lien d’ordre intellectuelbien plus que financier, qui n’empêche pas Boticelli solliciter la fortunedes Médicis et d’intégrer le visage de Simonetta, maîtresse de Julien deMédicis, dans le tableau « Le printemps ».

Pour mieux comprendre, on peut s’appuyer sur l’exemple du milieu ducinéma dans lequel aucun film ne verrait le jour sans un travail d’équipeet de co-influence. Le réalisateur se voit confier la tâche de menerl’affaire à son terme. Son nom est un symbole de ralliement apparaissantsur l’affiche, l’identité d’une équipe. Le producteur agit comme une sortede mécène et détient les clés de la caisse, ainsi que le pouvoir demodifier un budget. La part de la production devient de plus en plusreconnue, si l’on considère la mention de plus en plus fréquente du nom duproducteur sur les affiches de film.

Florence est le point de départ des Académies de peinture et desculpture. Le premier lieu de rassemblement où les peintres pouvaientcopier, partager leurs idées et rencontrer des maîtres célèbres était leGuardino di San Marco. Ce jardin, propriété mise à disposition par Cosme deMédicis, est par la suite nommé Accademia dei Giardini Medicei de San Marco,première institution d’enseignement artistique fondée en 1475. Elle étaitdirigée par Cosme lui-même et plus tard par Michelangelo. Fondée àl’initiative de l’Accademia di S.Luca, c’est elle qui servit de modèle àl’instauration d’écoles similaires à Rome et plus tard à Paris de ce quideviendra l’Académie royale de peinture et de sculpture à partir de 1648.

Le métier est en train de changer. Les ateliers d’orfèvres deviennent lacompagnie exclusive des orfèvres et « la peinture comme artisanat » est enpasse de devenir « la peinture comme technique »11. L’accès à la professionpasse du schéma de l’apprentissage à l’enseignement magistral de groupe.C’est un changement capital. La profession évolue et cherche sa légitimité.Les premiers questionnements quant au statut des peintres, à leur avenir età leur stabilité sont soulevés. Il devient nécessaire de se doter d’unsystème plus régulier et transparent pour pouvoir achever une formation,puis une carrière de façon sereine. En 1563, soit un demi-siècle plus tard,la première académie officielle ouvre ses portes à Florence, l’Accademia delDisegno, marquant l’achèvement du tournant institutionnel réclamé par lesartistes. À la différence du Giardino di San Marco, il s’agit d’une école10 « La naissance de Vénus » et « Le printemps » de Boticelli dans Essais Florentins, A.Warburg, ensemble de textes traduits et édités en France en 200311 Nelson Goodman, Languages de l’art, éd. Jacqueline Chambon, 1990 (1968 pour la première édition)

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conventionnée et officielle. Il paraît cohérent de souligner c’est lesartistes eux-mêmes qui établissent la notion d’institution artistique,alors qu’ils vont combattre la réalisation de cette idée trois siècles plustard.

* * *

Le marché de l’art a suivi. Les transactions se sont faites dans uneplus grande liberté et le prestige soufflant aux artistes le vent de poupe,les détails des contrats se sont modifiés dans en leur faveur. Le contextepolitique installé par Laurent de Médicis était certainement profitable àla création, mais ne favorisait vraisemblablement pas l’innovation au degréle plus haut12. Les principaux mécènes de Florence étaient les Médicis. De Côme àLaurent de Médicis, le mécénat était considéré comme l’assise spirituelledu pouvoir ; voir les meilleurs artistes du pays affluer dans sa ville pourexécuter des commandes officielles était nécessairement hautement considérépar l’aristocratie. Toutefois, Laurent de Médicis étant un personnage pourle moins très dépensier, il invitait parfois ses proches et membres de sonentourage à acheter les productions de tel ou tel artiste à sa place. Lecas des Sassetti est exemplaire : étant les banquiers des Médicis, ils ontpu amasser une fortune non négligeable, gérant les multiples filiales quela famille avait établie en Europe. Cependant, sur la fresque commandée àGhirlandahio, Fransesco Sassetti a demandé au peintre d’inclure lesportraits des principaux membres de la famille de Médicis. Le pouvoirprincier démontre sa toute-puissance sans se soucier de la longévitéfinancière permettant à des villas luxueuses, des palais, des villesentières d’être bâties sur cet argent. Des figures plus isolées et exceptionnelles telles que le banquiersiennois Agostino Chigi ont aussi largement contribué au mécénat deplusieurs artistes, mais il ne paraît pas participer au système qui semettait en place à Florence. En effet, après s’être relocalisé à Rome en1487, il sera l’un des moteurs financiers des papes, prêtant de l’argentpour la construction d’églises ou pour la guerre. Qualifié comme « l’hommele plus riche d’Europe » à l’époque, il s’offrait les services des artistesprincipalement pour son plaisir personnel et la monstration de sa fortune.La pratique de la commande, du mécénat privé était déjà bien établie, maisà Florence, cette pratique prit un tour très spécifique qui permit à touteune génération d’artistes de créer dans un climat économique prospère.

D’après ces sources, on peut conclure que le mécénat de Florence estprincipalement princier et officiel.

12 André Chastel, Art et humanisme, 1961

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L’activité florissante de l’Italie renaissante a engendré tous leséléments du mécénat pour un développement plus régulier dans le siècle quia suivi. C.Colomb découvrit les rivages de ce qui devint l’Amérique,Copernic scrutait la voûte étoilée et Caravage peignait majoritairementpour les cathédrales et les riches commanditaires. Les galeries decollection font leur apparition et l’acquisition à des fins personnellesdevient la norme du marché. On peut mentionner Vincenzo Giustiniani ouCiriaco Mattei, tous deux commanditaires du Caravage, achetant pourd’embellir leurs galeries de sculptures et peintures.13

Avec le changement radical de direction du mécénat, devenu un signe derichesse extérieure plus que collaboration avec l’artiste, un ‘code dutravail’ artistique devait s’écrire de manière plus claire et agrée. Eneffet, c’est à Rome qu’apparaissent un système de financement et unevolonté forte de collectionnisme dont les expositions d’aujourd’hui portentencore la marque.

13 Sybille Ebert-Schifferer, Caravage, 2009

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Expositions de maîtres à Rome au XVIIème siècle décrites par F.Haskell

Florence était incontestablement le centre de l’attention artistique del’Italie renaissante au XVème siècle, mais cette brillance cache lesprogrès réalisés dans les autres villes italiennes, qui subissaient deschangements profonds en termes d’économie culturelle. Rome profite d’unpouvoir papal en pleine restauration pour accueillir sur ses murs lesmeilleurs artistes de l’époque. Le choix des artistes tend pourtant àrester exclusivement italien. Ce n’est qu’avec Urbain VIII, grand patrondes arts, que l’Italie s’ouvre à l’Europe et invite des maîtres tels queRubens et Poussin. Au XVIIème siècle, on pouvait sans l’ombre d’unehésitation affirmer que Rome était une capitale artistique mondiale. C’estpour cette raison que l’on va à présent s’intéresser au système de mécénatprivé qui constitua le facteur le plus important de l’essor d’une activitéartistique aussi riche et fructueuse.

La source, unique puisque suffisante, dans laquelle nous puiserons nosinformations est l’excellent ouvrage de F.Haskell « Patrons and Painters : Art andSociety in Baroque Italy ». Dans un premier temps, nous essaierons de voir quelest le fonctionnement général derrière le subventionnement de la productionartistique, puis nous relèverons les noms et fonctions des clients etmécènes impliqués.

Le premier chapitre du livre est intitulé « The mechanics of seventeeth centurypatronage » à juste raison, car il s’agit bien d’une mécanique, un systèmeétabli de conventions sociales qui conditionnent et dirigent la nature mêmedes productions plastiques des artistes protégés.

Différence notable avec la Florence du XVème siècle, les peintres ne seforment plus dans les ateliers d’orfèvres, dessinant et employant le plusclair de leur temps à pratiquer une activité d’artisan. Le temps où l’onallait voir un peintre pour acheter une boucle de ceinture était révolu. Ils’agissait bien d’une profession dont la reconnaissance était montante etqui profitait de cette revalorisation pour se dégager les mains d’unebesogne prosaïque, quotidienne, fatigante de fabricant d’accessoires. Un

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peintre se formait dans une académie de peinture et se positionnait en tantque détenteur d’une technique propre qu’il était prêt à vendre au prix dumarché. Haskell décrit l’arrivée du peintre sur le marché du travail decette manière :

« The young painter would at first be found living quarters, in a monastery perhaps, by acardinal who had once been papal legate in his native city. Through this benefactor, hewould meet some influential Bolognese prelate who would commission an altar paintingfor his titular church and decorations for his family palace – in which the artist would nowbe installed. The first would bring some measure of public recognition, and the secondwould introduce him to potential patrons within the circle of the cardinal’s friends. Thiswas by far the most important step. For many years the newly arrived painter would workalmost entirely for a limited group of clients, until at last a growing number of altarpieceshad firmly established his reputation with a wider public and he had sufficient income andprestige to set up on his own and accept commissions from a variety of sources. »

Une fois son autorité établie, le jeune peintre pouvait voir s’offrir àlui plusieurs alternatives. D’après Haskell, la première et la plus rareest celle du mécénat où l’artiste est nommé servitù particolare, vivant à lacour de son mécène et faisant profiter de son art son bienfaiteur ainsi queses amis. Une relation d’étroite collaboration et d’inter-influences’établissait alors, permettant au peintre ou à l’architecte d’envisagersereinement l’année à venir et construire sa socialisation ainsi que sonévolution professionnelle. Par-dessus tout, il était considéré comme unmembre à part entière de l’entourage de proximité de la famiglia14.

La deuxième alternative est l’installation du peintre dans son proprestudio, obtenu probablement après les ventes successives de plusieurspièces de commande, qui lui sert d’atelier et de lieu de commerce15.Certains peintres dessinaient principalement des esquisses dont ilslaissaient aux visiteurs apprécier la valeur en devenir et éventuellementconclure un contrat stipulant que le peintre finirait l’esquisse choisiepour une certaine somme16. Cela constituait probablement la voie la plusfacile pour les peintres de se faire de l’argent, mais ne devait pasrapporter assez ou assez fréquemment pour subvenir à leur besoinsquotidiens.

La source de revenu principale était la commande privée ou officielle17.Les artistes (entendant par-là peintres, architectes et sculpteurs, seulsqualifiés de ce terme à l’époque) se faisaient une réputation et uneassurance de commandes futures en accomplissant de manière exceptionnelledes œuvres de chapelle ou de maison privée. Il faut cependant distinguer14 F.Haskell, Painters and Patrons, p.6-715 F.Haskell, Painters and Patrons, p.816 F.Haskell, Painters and Patrons, p.1517 F.Haskell, Painters and Patrons, p.8

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entre le mécénat privé et le mécénat officiel. Le mécénat officiel mêle deséléments de mécénat à des éléments de parrainage. Seul le roi de Francepouvait s’offrir les plus beaux tissus d’or de Bruxelles au XIVème siècle18

et les prix étaient fixés par rapport à la bourse royale. En achetant, leprince ou le roi qui en faisait l’acquisition faisait aussi bien un gested’aide financière à la fabrique de ces tissus qu’un geste commerciald’appropriation des plus basiques. Quant au mécénat privé, tel que pratiquéau XVIIème siècle, il ne se présentait pas comme une forme de mécénat, maisde clientélisme. L’artiste était employé de manière contractuelle àaccomplir un travail bien défini. Le client imposait généralement 4 clausesde base qui portaient sur la durée, les dimensions, le sujet et le salaire19. Haskellprend l’exemple antagoniste de Salvatore Rosa et Piero da Cortona pourillustrer son propos : le premier refusait qu’on le confonde avec un« poseur de briques » et prétendant travailler de manière complétementindépendante, alors que le second ne voyait point la nécessité de trouveret d’élaborer personnellement un sujet quand il suffisait de peindre. Onpeut rapprocher cette dernière posture du fonctionnement de l’industriecinématographique au XXème siècle, où les réalisateurs prennent appui surdes histoires ou scénarios déjà existants pour se concentrer uniquement surla mise en forme.

L’impact de la volonté du commanditaire sur la production des artistesest bien réel. L’œuvre existe qu’en tant qu’elle est subventionnée par lerevenu d’un autre, définie dans sa direction artistique par un autre, quiindique jusqu’aux dimensions de la toile. Parfois même la destination de lapièce était à prendre en compte, car l’artiste peignait aussi en tenantcompte de la lumière tombant sur la toile. Il n’était pas rare de voir descouleurs plus claires à l’endroit où la lumière était supposée tomber surla toile une fois exposée. Aujourd’hui, il n’y a plus de contrats liant leschoix des artistes à un tierce payeur, mais l’assurance d’un salaire pourchacune de leurs productions leur est retirée. La naissance d’un chefd’œuvre n’est pas le travail exclusif de l’artiste, mais la réalisationheureuse d’un ensemble de faits. La notion même de chef d’œuvre estdiscutable et il est bien possible que les œuvres que l’on considèreaujourd’hui comme empreintes de la plus grande force aient été jugées demanière condescendante selon les époques. Souvent, la renommée d’une pièceest un condensé de marchandage, d’exposition, peut-être même de volsrépétés ; signes d’une convoitise extrême, la renommée de certains tableauxou bâtiments est faite par l’histoire qui les a entourée. Il estcertainement judicieux, au vu de ces remarques, de se garder de donner àl’artiste le monopole de la réussite historique d’une œuvre d’art.

18 Francis Salet, Mécénat royal et princier au Moyen-Âge, Comptes rendus des séances de l'Académie desInscriptions et Belles-Lettres , volume 129, 198519 F.Haskell, Painters and Patrons, p.8-12

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Haskell mentionne dans les dernières pages du chapitre20 lareconnaissance croissante de la profession et les efforts des artistes ence sens, par exemple avec la création de l’Academia de S.Luca. La question aucentre de cette préoccupation était celle du statut social. Certainspeintres se voyaient accordés des titres de noblesse. Les artistes semettaient de plus en plus à imiter les allures extérieures de leurs clientsen adoptant un mode de vie bourgeois et faste. Enfin laproduction artistique devait fortement s’en ressentir et les galants jeuxde cours devenir de sérieux problèmes d’esthétique.

«The success of all these attempts to turn painting into a respectable profession can beseen in the lack of opposition shown by parents to their sons becoming artists. […] Thatstock figure of a later mythology – the artist struggling to express himself against thewishes of his father –was as yet unknown. »

Le dernier recours des peintres en détresse, n’ayant pas trouvé nimécènes, ni clientèle, ni commandes était alors l’exposition personnelle,ironiquement la forme de visibilité la plus courante aujourd’hui.L’exposition était solution d’extrême urgence, uniquement considérée dansle cas d’un chômage prolongé. Cela indique que la forme de l’expositionn’était pas encore courante et ne représentait pas assez d’attractivitépour générer un revenu suffisant grâce à la vente des pièces montrées. Celava en effet changer et l’on peut alors se tourner vers un autre ouvrage deHaskell, « Le musée éphémère : Les Maîtres anciens et l’essor des expositions » ; on ytrouve décrite la croissance du nombre d’expositions de tableaux de grandmaîtres et la manière dont cela a participé à la valorisation del’exposition comme forme en général.

* * *

C’est à Rome qu’ont lieu les premières expositions de Maîtres anciens del’histoire21. L’exposition est un évènement bien étrange à y penser : onprésente sous une forme ordonnée la production plastique d’une personne oud’un groupe d’individus des travaux liés uniquement par le fait qu’ilsappartiennent à une même personne (à l’époque du baroque romain) ou à uneorganisation (plus proche du fonctionnement de notre marché de l’art).

20 F.Haskell, Painters and Patrons, p.20-2121 F.Haskell, Le musée éphèmére ; Les Maîtres anciens et l’essor des expositions, p.25

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Haskell place les origines de cette activité dans une inspiration proche de« la prise de butin à l’ennemi dans la guerre » :

«  […]une tradition désormais bien établie et consistant à retirer les images des égliseset des temples, des monuments civiques ou des demeures privées pour lesquels ellesavaient été commandées afin de les installer dans les collections privées, puis dans lesmusées publics. »

Les balbutiements de la forme « exposition » peuvent être placés autemps où des membres de la famille des Rospigliosi22 engagent un peintre etcollectionneur, Guiseppe Ghezzi23, pour réaliser des installations de leurcollection personnelle de tableaux de grand maîtres. Fait très spécifiquede ces premières expositions, elles duraient 48 heures au maximum etétaient installées dans une chapelle24. Réservées à la noblesse et auxproches amis de la famille, elles ne permirent pas le développementdémocratique et public de l’art, mais une reconnaissance de plus en plusaccrue de la profession d’artiste. Avec cette reconnaissance vient lalibéralisation de la pratique dont on a parlé précédemment, ce qui conduità une valorisation de plus en plus importante du talent. Jusqu’àaujourd’hui, le talent ou la personnalité atypique, originale, critique del’artiste sont les facteurs qui conditionnent son accès le plus certain àla stabilité financière25. Cependant, ce n’est qu’en 1706 à Florence, sousl’influence de Fédéric d’Orléans que l’on peut dire que l’exposition s’estorientée vers sa forme définitive en tant qu’événement accompagné d’uncatalogue26, les panels de discussion venant surajouter une fonctioncritique au salon pendant le XVIIIème siècle, ce qui permit de générer del’argent et de dynamiser la renommée de l’artiste en lui faisant profiterde revenus parallèles.

Le marché de l’art romain du XVIIème siècle opérait dans la plus grandediversité des intérêts, faisant souvent correspondre de manière efficacel’offre à la demande. Chacun pouvait trouver une structure ouverte etadaptée à ses besoins même si la compétition était soutenue. Il est trèshasardeux d’essayer de prédire quel était le pourcentage de la populationqui se tournait vers l’étude des beaux-arts, mais on peut sans douteaffirmer que se déclarer artiste n’était en aucun cas faire preuved’aventurisme ou de romantisme. Artiste – un métier comme un autre avec leprestige croissant de la technique extrêmement subtile dont le praticiendevait s’acquitter au cours d’un long apprentissage générant une valeurmarchande. Il était aussi plus aisé de fixer les prix et d’établir un22 F.Haskell, Le musée éphèmére, p.2623 F.Haskell, Le musée éphèmére, p.2724 F.Haskell, Le musée éphèmére, p.2825 F.Benhamou, L’économie de la culture, 200326 F.Haskell, Le musée éphèmére, p.32

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contrat durable avec un citoyen plus aisé qui s’intéressait à la créationcontemporaine. Aujourd’hui, à l’heure de la division du travail la plusinfinitésimale, toutes les fonctions que le peintre concentrait en sapersonne sont éclatées en catégories de design : design intérieur, designd’objet, design de mode, communication visuelle. La position même dupeintre tend, dans le cas d’un succès commercial, à restreindre le métierde peintre à la seule fonction de producteur d’idées, son atelierremplaçant la réalisation concrète des travaux. Aujourd’hui comme hierpourtant, ce qui n’as pas changé, c’est la nécessité des artistes de sefaire payer pour leurs travaux par des classes plus fortunées.

* * *

 Dans la suite de son texte, Haskell analyse les différentes sources dumécénat auxquelles les artistes pouvaient se tourner à Rome. Il n’y a paslieu de faire de plus amples développements, vu que Haskell a couvert lesujet de façon exhaustive. On rappelle ici seulement les points capitaux desa recherche afin de fonder les allégations qu’on essayera de tenir par lasuite. Il dénote trois catégories : le patronage papal et son entourage, lepatronage des ordres religieux et le patronage individuel privé27.

Avec l’arrivée du pape Paul V, la famille des Borghese connut son âged’or. Le Cardinal Scipione di Borghese donnait alors des fêtes où lesœuvres aux murs indiquaient le goût de l’hôte, sa fatuité28 ainsi que sabienveillance. Le jeune Caravaggio y fit ses débuts et le nom Borgheseretentit dans la capitale comme le bruit de fond d’une indéniable manièrede vivre dédiée à l’amusement dans le bon ton. Cependant cela ne suffisaitpas toujours à attirer l’attention de la société aristocratique de façonpérenne et faire jurer allégeance aux puissantes familles qui détenaient unpouvoir moral sur le reste de la classe supérieure de la socièté:

« The cardinals who had flocked to Scipione’s sumptuous banquets, the artists, retainersand sycophants who had thronged his halls, all deserted him. He was left alone andbitter among the treasures that had testified to his riches and enthusiasms – such drasticchanges of fortune were now regular features of the Roman scene. The new Pope and hisvigorous young nephew Ludovico Ludovisi monopolised the finest talents, and, inevitably,gave their Bolognese compatriots Domenichino and Guercino complete supremacy. »

La popularité des mécènes de l’entourage du pape, principalement sesneveux, dépendaient nécessairement du pouvoir familial en place. La sociétéaristocratique fonctionnait à cette époque par transmission et héritage,27 F.Haskell, Painters and Patrons, chapitres 2-428 F.Haskell, Painters and Patrons, p.28

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privilégiant fortement l’accès de ses membres aux fonctions honoraires.L’influence, le porte-monnaie et le pouvoir de financer une œuvre d’artdépendait largement des relations et amitiés, sympathie ou antipathie auxfamilles dominantes de l’entourage papal. Les Borghese ont pendant un longtemps été les principaux mécènes de Rome avant de passer la main àcontrecœur aux Barberini, qui n’étaient alors que des petits bourgeois.Les riches fêtes des Borghese ont connu ce vide insupportable laissé parune compagnie prenant conge de son hôte. Le Cardinal Scipione di Borghesedevait se sentir abandonné du monde entier, car la société aristocratiqueétait le seul monde qu’il ait connu. Les coupes encore rougies par le vinde la veille prenaient la poussière et ne verraient plus le jour avant quele tourisme ne revienne à Rome au XXème siècle29.

Lorsque le pouvoir a été transmis à Urbain VIII, les choses ont commencéà évoluer dans un sens favorables à la création la plus débridée, la pluslibre de contraintes de subsistance. La profusion de commandes pour labasilique St Pierre s’est multipliée, car le pape avait pour motivationl’intérêt public couplé à l’intérêt personnel de construire  un édificemonumental. Rester dans l’histoire comme un rénovateur de la ville et unpromoteur des arts était dans son champ de vision depuis le début de sonmandat:

« One Pope, we are told, used to say that it was public charity to build, and all princesshould do so: because it brought assistance to the public and to private citizens, andemployment on buildings greatly helped people. And so Urban VIII could envisagepersonal satisfaction and general benefit in the great works he planned. »

L’aura papale suivie de sa bénédiction n’était pas le seul facteur quipermettait aux artistes d’envisager la pratique du métier sans se retrouverà la rue. Le pape entretenait et entretient toujours des relationsétroites avec les ordres religieux tels que les jésuites, les oratoriens etles théatins. Haskell nous informe que leur églises étaient « agrandies,reconstruites, décorées et copiées : autant de projets qui suscitèrent maintes rivalités parmi lesartistes. »30 De la même manière que pour les commissions venant du pape, lesordres religieux imposaient sur le salaire, la durée, les dimensions et lesujet. Mais une contrainte supplémentaire semblait peser sur les artistes :l’obligation de se complaire au goût baroque. Haskell va même jusqu’àaffirmer :

« […] elles [les églises, ndla] passent depuis lors, aux yeux des voyageurs, pourl’incarnation même de ce goût baroque que l’on soupçonne les ordres d’avoir utilisécomme un véritable instrument de propagande.»

29 Dans Patrons and Painters , p.30: […] a sculptor as brilliant as the young Bernini soon showedhimself to be could only be employed by the most powerful families in Rome, and the Barberini could not aspire to that claim. 30 F.Haskell, Painters and Patrons, p.63

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Cependant, l’influence des jésuites fut moins visible et directe quel’influence papale, vu que les meilleurs artistes résidant à Romeétaient occupés à construire la basilique St-Pierre31. Les jésuitesn’engageaient exclusivement que les meilleurs artistes pour ladécoration de leurs églises, ce qui rallongeait considérablement laconstruction. Dans les temps où le porte-monnaie du pape se vidait,les jésuites ont pu s’offrir les services qu’ils ont patiemmentattendus. D’après Haskell « on trouve partout – ou nulle part – des traces de leurinfluence», ce qui nous pose un problème : on ne peut pas retracer defaçon effective les modalités effectives de l’échange de servicesentre artistes et ordres religieux. On ne peut que se contenterd’affirmer que leur présence a certainement été considérable, au vu deleur représentation au sein de l’administration du Vatican, et quel’impact de leur idéaux et directions se trouve dans la décoration deleurs églises. La relation que les artistes entretenaient avec lesordres était semblable à celle qu’ils entretenaient avec le pape. Descontrats de réalisation liés à la décoration d’un intérieur dechapelle, adaptés à des besoins politiques expansifs, mettaient lesartistes à l’abri du souci pragmatique d’exister. On peut avancerqu’ils tenaient lieu d’alternative institutionnelle aux commissionspapales.

La dernière partie qu’Haskell consacre à Rome porte sur les mécènesprivés. Riches banquiers, hommes de cour des Médicis, scientifiquesparmi lesquels on peut citer Marchese Giustiniani, Paolo Giordano IIOrsini, Cassiano dal Pozzo, Camillo Massimi. Tous mentionnés dans lelivre de Haskell, il n’est pas nécessaire de donner un exposé plusample de leurs activités. On peut tout de même s’attarder sur laprovenance de leur fortune et leur manière de conduire le mécénat.Certains d’entre eux ont tiré profit d’une fortune personnelle,accumulée par la pratique d’un travail lucratif. Les autres étaienthéritiers de grandes familles et n’avaient donc pas eu à souffrir desannées de labeur afin d’obtenir l’accès à des sommes suffisantes. Ilsn’ont eu qu’à penser à entretenir les sources monétaires en place etdépenser l’excédent financier en activité de mécénat. Lefonctionnement du système était tout à fait identique au mécénatclassique, à l’exception près que les mécènes privés osaient plus queles mécènes officiels à promouvoir des artistes étrangers ou débutants(par exemple le cas de Poussin).

La vie artistique à Rome telle que nous la décrit Haskell ouvre lemonde des modalités de sélection des artistes parmi la masse desprétendants à la célébrité. Le système de mécénat faisait vivre lesartistes au fil des années et il est douteux qu’un artiste ait pu se31 F.Haskell, Painters and Patrons, p.65

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passer de ce recours. La sélection était donc de l’ordre duprotectorat : les artistes qui accédaient à un nombre conséquent decommandes étaient ceux qui, à un moment ou un autre, réussissaient às’attirer les faveurs d’un mécène, privé ou public. La notoriété sefaisait de bouche à oreille et par la visibilité dont les productionsprofitaient lors de fêtes données par les familles riches ou par lavisite de cloîtres ou d’églises. La valeur marchande d’un travails’établissait à la considération de la production artistique visiblede l’individu, de la maîtrise de la technique employée et del’adéquation avec le lieu qui devait abriter le travail. Différencenotable avec la sélection culturelle des artistes florentins quiétaient révélés par le produit de leur labeur en tant qu’artisans.

La France des salons

Giovanni Paolo Panini est né en 1694, à la fin du siècle de laRenaissance romaine. Il était témoin d’une Rome en déclin, perdant peu àpeu son assise symbolique comme le centre du rayonnement du baroque. Lasource prometteuse de mécénat s’était tarie pendant la papauté d’InnocentX, lorsque la ville a dû emprunter aux nobles et riches familles l’argentnécessaire aux expansions militaires du pape, notamment les guerres deCastro. Urbain VIII mourut avant que le conflit ait pu être résolu etInnocent X, de la famille ennemie les Pamphilini, a accédé au pouvoir,chassant les Barberini hors du pays. Rome a dû faire face à une période dereconstruction. L’investissement dans les arts se devait d’être moindre.Panini est devenu célèbre pour ses vues de cette Rome vivante, maismuséale. Sur les peintures conservées au Louvre, des galeries decollectionneurs imaginaires sont représentées par des peintures de veduteromaines aménagées dans un espace théâtral. L’architecture est d’un stylesimilaire à celle de la basilique St Pierre de Rome.

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Giovanni Paolo Panini, Galerie de vues de la Rome moderne, 1754-1757, musée du Louvre, Paris

Panini, peintre de vues des ruines de Rome, a réussi à rendre compte duchangement radical que la ville allait subir dans les siècles qui suivront.Rome devenait, déjà sous la papauté de Bénédicte XIV, une ville-musée et denombreux guides à destination des voyageurs européens trouvaient le cheminde la presse. Ce statut allégué à la capitale de nos jours encore fera deRome une vitrine historique de l’Italie rentrant dans l’âge industriel. Lestableaux que Panini expose dans sa galerie imaginaire sont autant de cartespostales qui courent aujourd’hui partout dans le monde.

Berceau du romantisme et de la poétique de la ruine, Rome ne pouvaitplus assumer le poids d’être la capitale culturelle. L’attention des élitesse tournera vers Venise et Paris, déplaçant le pouvoir d’influencemédiatique dans le Nord, loin des contrées ensoleillées de la Méditerranée.

Le pouvoir symbolique et économique français s’étend considérablementpour faire de la France la première puissance mondiale. Paris – capitaleculturelle du monde, et le style vestimentaire « à la française »apparaissant à la cour du roi Louis XIV, a largement dominé les conditionsd’exportation de la culture en Europe. L’un des véhicules de cettedomination ont été les Salons officiels. Quand Diderot écrit ses essais surla peinture en 1759, les Salons étaient considérés comme la vitrineartistique de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Cesrassemblements d’œuvres étaient dictés par le pouvoir en place et tendaientà jouer le jeu de la complaisance au style dominant plutôt qu’adopter uneposition de création libre de toute influence.

Dans ces circonstances, la remarque principale qu’il faut ici soulever atrait au système politique en place sous l’Ancien régime. C’est une Francedes privilèges et de grands déséquilibres. Les classes sociales étaientséparées de manière stricte et non communicante, les décisions se prenaienten faveur des plus privilégiés. À l’image du féodalisme du Haut Moyen-Âge,

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les relations se faisaient d’homme à homme, dans une société d’ordres régiepas un régime seigneurial. Le capitalisme n’avait pas encore frappé lesfrontières françaises, le profit n’était donc pas la règle directrice desthéories économiques. Sous l’Ancien Régime, les peintres se réunissaient enconfréries. Appelées Guildes de Saint-Luc en l’honneur du saint patron desarts, ces organisations professionnelles étaient proches, dans leurfonctionnement, des organisations de corps de métiers en Florence. C’estavec l’instauration de l’Académie royale de peinture et de sculpture en1648 que les guildes sont dissoutes, laissant place à une légitimationsupérieure et une soumission bénévole. En effet quand le grand monarque,alors Anne d’Autriche, daigne à prêter une crédibilité et une importancesensibles à la profession, l’enthousiasme ne peut être qu’encouragé, carcela ouvrait une perspective sociale nouvelle aux artistes.

Le Salon se déroulait tous les deux ans à partir de 1737 dans la grandesalle carrée du Louvre, à l’entrée de la galerie principale des peintresitaliens. C’était une occasion pour les étudiants et les professeurs del’Académie des Beaux-Arts de montrer le fruit de leur travail au public. Cefait seul est très particulier, car il résulte d’une influence multiple.D’un côté, les expositions de Maîtres de la peinture gagnaient enpopularité au sein du public romain et florentin. Les riches familles neréservaient plus la seule vue de leur collection à leur proches et amis,mais partageaient parfois ses trésors avec le public. Autre raison probableest la croissance du nombre de collections privées qui ont donné naissanceà tout un marché spéculatif de l’art ; les riches engageaient des expertsen art, qui leur servaient de véritables agents pour la revente decertaines de leurs pièces ou l’acquisition de nouvelles. C’est de cedouble mouvement de marchandisation et d’exposition que les académiciensfrançais du XVIIème siècle ont pu trouver le chemin du Louvre précisément,à côté des maîtres illustres de l’histoire de la peinture.

Un autre changement vient avec de l’exposition publique des œuvres duSalon, c’est l’apparition d’une critique d’abord nationale, puisinternationale de la peinture. Diderot consacre une grande partie de sontemps à la Correspondance littéraire de Grimm, revue par lettres manuscritesadressées à une quinzaine d’amateurs, entre 1759 et 1781 avec lescontributions les plus notables en 1762 et 1765. Cette correspondance nesera publiée qu’après sa mort et n’impactera pas le développement récent dela critique en tant que telle, mais restera comme une pièce de choix de lamanifestation d’une critique de la première heure. Cette entrée de lapeinture dans la sphère publique amène une nouvelle catégorie de débatsocial qui remplacera peu à peu les goûts personnels des collectionneursparticuliers comme décideurs du contenu des collections par l’opiniongénérale de la critique ou l’opinion particulière d’un agent. C’est alors

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que l’histoire de l’art ne pourra plus être vue comme l’assemblage de goûtsdivers et personnels, mais comme le résultat d’une discussion au sein de lacommunauté littéraire et artistique de l’époque.

* * *

En dehors des peintres académiciens qui exposaient au salon, lesartistes avait la possibilité d’exposer à des lieux plus populaires. Lagrande foire de Saint-Germain-des-Près était une occasion parmi d’autres demontrer le fruit des travaux des peintres qui travaillaient en dehors del’institution32. Fait notable, les artistes n’avaient pas le droit d’exposersur la voie publique. Les foires étaient donc les seules occasionsauxquelles les guildes professionnelles acceptaient de voir des toilesjoncher les allées des marchés. Lemaire, dans son livre sur les salons(2004) précise :

Cependant, l’événement le plus important est placé sous les auspices de la paroisse deSaint-Barthélemy qui se trouve dans l’île de la Cité et qui est attachée au Parlement : despeintures sont accrochées aux façades de la place Dauphine toute la journée et, parfois,le lendemain. […]Cette exposition annuelle est bientôt appelée le Salon de la jeunesse etconnaît un succès indéniable en dépit de sa présentation aléatoire. […]L’intérêt quesuscite le Salon de la jeunesse est tel que des académiciens, malgré l’interdiction qui leurest faite, rejoignent leurs collègues entre 1720 et 1730.

La raison de cet engouement nous est donnée dans les lignes qui suivent :

La raison de cette transgression qui se généralise est facile à comprendre : L’académieroyale n’admet que le genre « noble », c’est-à-dire les compositions de caractèrehistorique, mythologique ou religieux. Les modestes tréteaux des négociants de la Fête-Dieu proposent aux chalands les genres réputés mineurs, des scènes domestiques, desnatures mortes, des images pieuses, des portraits, somme toute des tableaux pouvantlogiquement entrer dans un appartement bourgeois.

De ces lignes, on peut conclure que la contestation au salon existaitdéjà bien avant 1863, année du Salon de refusés et que la visibilité desartistes dépassait le cadre de l’imposante institution. L’académie étaiten déclin et ce n’est qu’en 1737 que les Salons reprennent.

Dans presque tous les ouvrages sur le sujet, très peu est dit des nomsdes responsables, des juges et des comités de sélection qui exerçaientl’autorité symbolique allouée par la puissance de l’institution. Tout au

32 Gérard Lemaire, Histoire du salon de peinture, 2004, p.35

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plus, il est mentionné « L’Académie » en tant que personne morale, commeun géant uniforme qui décide de ce qui est ou n’est pas de l’art. C’estcertainement dû à l’influence de taille dont a bénéficié l’institution,car c’est la première que l’on peut appeler de ce nom en ayant à l’espritle même sens que le mot connait aujourd’hui. Dans le livre de Lemaire33, onretrouve certains noms de grands directeurs, par exemple Philibert Orry,ancien contrôleur des finances. Celui-ci attire particulièrementl’attention, car il est bien évident que son parcours professionnel n’estabsolument pas celui d’un intellectuel littéraire ou même celui d’unartiste. On suppose que la règle orale en vigueur était l’élection d’unreprésentant d’une famille de robe, probablement proche des pouvoirsroyaux. La formation artistique n’était alors en rien un facteurdéterminant du pourvoi du poste.

Cependant, si l’on remonte plus loin, l’excellent ouvrage de LudovicVitet, intitulé « L’Académie royale de peinture et de sculpture : étude historique »34, nouséclaire sur la composition d’une Académie qui a survécu la Révolution,s’est dépouillée de son suffixe « royale » pour devenir l’Académie desBeaux-Arts. Il fait mention au début de son volumineux essai dufonctionnement de l’école sous l’Ancien Régime en ces termes :

Le comité de direction et de sélection des artistes ne se composait pas uniquementd’aristocrates, mais avait des bases plus démocratiques.

Malheureusement, Vitet ne donne pas plus de précisions quant aux noms,fonctions et classes sociales des individus composants ces comités, maison peut du moins supposer que ce n’est pas uniquement du ressort de lanoblesse de cour que sont sorties toutes les éditions du Salon depeinture. Il n’est pas difficile d’induire de ce témoignage quel’aristocratie, bien qu’éduquée au plus haut degré, n’avait pasnécessairement la spécialisation professionnelle adéquate avec lescréations les plus originales. Certes, ils devaient avoir le bagagecritique suffisant pour évaluer une peinture classique, mais ils ont dûavoir plus de difficultés avec des artistes comme Fragonard ou Delacroix.L’intervention d’un corps d’expert plus au fait de l’avancée de larecherche (possiblement appelée « mode » à l’époque) devait aider àtrancher des questions de goût qui se révéleraient parfois insolubles.Les spécialistes étant appelés par mérite plus que par titre de noblesse,c’est peut-être la raison qui est derrière la qualification de« démocratique » que Vitet accorde à la direction de l’Académie.

La main de fer de l’Académie n’était pas faite pour durer. LaRévolution et l’abandon des valeurs bourgeoises qui la caractérisaient

33 Gérard Lemaire, op.cit., p.3534 Louis Vitet, L’Académie royale de peinture et de sculpture : étude historique , Paris, éd. Michel Lévy Frères, 1861

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portaient un coup sourd sur les fondations de l’institution, qui vit sastructure modifiée, mais ses responsables - gardés. Un coup final seraporté contre son autorité par le Salon des refusés en 1863.

Le refus d’un ordre préétabli

Le premier assaut donné sur la légitimité des institutions artistiquesfrançaises n’a pas été porté par le Salon des refusés de 1863, mais parMammès-Claude Pahin de la Blancherie lors du Salon de la correspondance de177935. Profitant d’un soutien financier privé très conséquent, comptantparmi ses bienfaiteurs les hommes les plus riches de France, Pahin annoncevouloir exposer à son Salon de la correspondance, tenu depuis 1778, despeintres refusés au Salon officiel organisé par l’Académie royale. Lesuccès de l’évènement fut grand, mais par rivalité avec le Salon officiel,Pahin a été appelé à fermer boutique. On peut sans doute affirmer qu’ilétait le seul commissaire de cette initiative et que la sélection desartistes présentés était due à son propre goût et sa responsabilité.Malheureusement, l’accès au catalogue de l’exposition est complexe, ce quin’a pas permis à l’auteur de cet essai de consulter la liste des artistesqui se sont vus alloués un espace lors de l’événement.

Le Salon de la correspondance portait ce nom, car Pahin voulait établirun dialogue entre les lettres et les sciences, faire correspondre l’espritscientifique au lyrisme littéraire. L’enjeu social d’une telle tentativeest aussi en question : voulait-il rassembler deux cultures ? ou deuxtechniques d’appréhension du monde qu’il pensait être plus proches qu’iln’y parait ? Quoiqu’il en soit, établir son propre salon avec une idéeoriginale est en soi un fait rare à l’époque. Quant à l’idée d’exposer desartistes non sélectionnés par l’Académie, c’est se mettre en travers d’unedomination symbolique ancrée dans le 17ème siècle. En 1782, il exposait unesélection de peintures des membres des familles Hallé et Restout. Unenouvelle fois très novateur, car rien de tel n’as été imaginé auparavant.Peut-être on peut voir un écho dans l’exposition que Szeeman a monté pourfaire hommage à son grand-père tailleur. En fin de compte, Pahin dédie unerétrospective personnelle à Joseph Vernet, peintre célébre, dont les œuvresont dues être empruntées à diverses collection privées. C’est la premièrefois qu’une exposition célébrait de manière univoque le travail d’un seulpeintre et c’est la première fois que qu’une exposition est montée en

35 F. Haskell Musée éphémère, p.35

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empruntant les œuvres dans les collections privées. Ce système est encored’usage aujourd’hui, ce qui prouve bien l’ingénuité et le caractèrevisionnaire de Pahin. Que penser de la légitimité que l’on va accorder à savoix en tant que commissaire ? Pahin n’a certes pas marqué au fer rouge lesesprits de l’époque et son nom n’est connu que d’un public spécialiste. Cequi manquait à Pahin, c’est la liberté de la critique qui allait sedévelopper pendant le XIXème siècle. Venant d’une famille de robe, il avaitassez d’argent pour tenter des entreprises libres du souci du retour surinvestissement, mais le pouvoir de la diffusion médiatisée est ce qui sertde burin aux noms à jamais gravés dans la mémoire collective.

Une initiative personnelle de cette teneur est un fait assez rare pourêtre signalée, mais l’esprit contestataire de l’autorité légitimatrice desinstitutions se doit de revêtir une forme plus étendue, plus publique et sipossible plus officielle. Paradoxalement, la contestation parvient à sesfins au moment même où son discours est reconnu par l’institution qu’elleest sensée critiquer. Les institutions les plus stables sont celles qui ontsu comprendre la dialectique entre discours et contestation afind’envelopper la possibilité de cette dernière au sein de sonfonctionnement. Il n’est pas étonnant qu’on ne souvienne plus réellement dePahin, mais plutôt du Salon de refusés. Le Salon est né d’un mécontentementgénéral, alors que l’idée de Pahin est le fruit étrange, toutefois génial,de l’esprit d’un seul homme.

L’histoire du Salon des refusés a commencé avec l’histoire du Salonofficiel de la même année. Suite au refus du jury de sélection pour leSalon de 1863 d’exposer la majorité des œuvres présentées, les artistes ontlourdement protesté, allant même jusqu’à formuler une plainte devant leministère des Beaux-Arts. L’empereur Napoléon III a eu vent de l’affaire etdécida de se rendre sur place afin d’avoir sa propre opinion. Lemairedécrit cela :

Le 19 avril, Napoléon III ayant eu connaissance des doléances des artistes, décide devisiter le Palais de l’industrie où sont entreposés les œuvres. Il s’y rend dès le lendemainaccompagné par le général Leboeuf. Il y passe en revue les tableaux acceptés, maissurtout quelques-uns des tableaux refusés. Il en ressort convaincu qu’une révision estabsolument nécessaire. Le 24, il intervient en personne, sans aviser le ministère desBeaux-Arts ni l’Institut, dans les pages du Moniteur pour annoncer une décision de taille  :organiser une manifestation parallèle ouverte à tous les artistes.36

Fait singulier, peu importe les raisons que l’empereur a eu de prendrecette décision, l’avènement du Salon annexe au 15 mai de l’année allaitprovoquer une controverse dont il est intéressant d’observer ledéveloppement. En effet, le Salon des refusés eu la pire réception possible

36 F. Haskell Musée éphémère, p.161

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auprès de la critique et du public, qui riait de la maladresse des œuvresprésentées et fustigeait les insultes les plus véhémentes en direction desexposants. La critique, sous la plume d’Edouard Lockroy finit par affirmerque :

L’Exposition des refusés sera certainement un triomphe pour le jury.

Cette tournure des événements est curieuse, car bien que découlant d’uneinitiative démocratique, l’exposition se heurta à la classe bourgeoiseparisienne, qui, par ses critiques et insultes, n’a fait qu’affirmer laprofondeur de son attachement à des valeurs privilégiées. Cette informationmet en lumière les classes qui allaient voir les expositions. On ne voitnulle part dans les critiques et les commentaires une mention favorablepour les thèmes champêtres, le réalisme, la peinture décomplexée parrapport à la technique. La raison en est qu’il y avait la présence forted’un critère de jugement, une norme du beau et du bien imposée par le Salonofficiel et les choix esthétiques de son comité de sélection académique. Àl’instar de la politique, l’art était, jusqu’à l’avènement de l’artcontemporain, soumis à des révolutions permanentes, abandonnant despositions ancrées dans une époque et un style pour des vues plus avancées,plus en rapport avec le moment présent. L’art contemporain est différent,car il n’inclut pas de position clairement définie par rapport à laquestion de la définition de l’art. Probablement causé par un mouvementgénéralisé de globalisation qui dilue la définition du monde de la mêmemanière, il semble aujourd’hui impossible de parler de bloc est-ouest, deséparations strictes dans le monde entre une idéologie et une autre.L’heure est à l’échange économique et culturel simultané dans plusieurspoints du globe, rendant la vision claire et exacte de ce qu’est l’artcontemporain ou ce qu’est le monde contemporain aussi floue que possible.Or, ce qui se passe à l’époque du premier Salon des refusés, c’est laconfrontation de deux idéologies, deux cultures et au fond deux mondesdifférents. Les artistes plaidant leur cause pour pouvoir survivre etcontinuer à exercer leur métier sont opposés aux bourgeois qui sontemployés par la plupart par une instance supérieure, occupés à gagner leurvie et développer leur culture. Le débat social que l’on peut voir àl’œuvre ici a cependant changé depuis. Mais le débat du temps des Refusésest l’épicentre de la question de la légitimité du jugement collectif.

Certes, le jury de l’Académie est un collectif à granderesponsabilité, car il représente non seulement une autorité de goût, maisaussi l’État. La nation entend bien garder contrôle sur les productionsartistiques présentées au salon précisément à cause de l’importance de lacritique internationale. Notons qu’au moment du Salon de 1863, la presseest partout ; les rouleaux métalliques imprimant de kilomètres de papier

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tournent nuit et jour ; les journalistes, critiques et éditeurs travaillentjusqu’à 2 heures du matin pour finir leurs articles qui seront renduspublics quelques heures après ; la population parisienne reçoit le journalau palier de porte, ce journal c’est le Figaro ou le Moniteur. L’écho del’exposition se fait de manière instantanée, au lendemain de son accrochagedéjà, les critiques trompètent des opinions aussi subjectives que possible,condamnant ou louant les productions de ceux qui s’affirment commeartistes. Albert Dresdner décrit le travail de la critique en ces termes37:

En effet, la tâche du critique d’art ne se limite pas à la reconnaissance et à l’évaluation dela création contemporaine, elle consiste également à exercer une certaine influence surson développement.

Dans ce contexte, le rôle de l’Académie est très clair : faire le tri parmiles artistes disponibles pour sélectionner ceux qui méritent d’être lesdrapeaux français de la presse qui sera par la suite transmise àl’étranger. Les yeux du monde sont tournés vers Paris et attendent patiemment queles français aboient la dernière tendance artistique, culturelle,vestimentaire ou comportementale. La visibilité et l’exposition desartistes à cette époque est inimaginable, car la fréquentation de cessalons annuels était même plus élevée que celle de nos expositionsactuelles, alors que la population parisienne était dix fois moindre.Témoignant d’une véritable culture de la culture, les français du XIXèmeont une faim insatiable de nouveaux peintres et d’émotions esthétiques quipourraient en quelque sorte révéler la profondeur de leur sensibilité. Lepoids de la visibilité est un fardeau avec lequel les artistes n’ont querarement su coopérer. Le jury strict d’académiciens n’est que le reflet dela masse d’attention allouée à leur entreprise. Ainsi, à chaque époque, sonjury.

SECTION IIPersonnes morales et personnes

physiques

37 Albert Dresdner, La génése de la critique d’art, éd. Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 2005

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Introduction

Au début du XIXème siècle, le monde est dans un état transitoire. LaRévolution française s’est répandue telle la poudre de canon desassaillants de la Bastille et la bourgeoisie faiblissait à travers toutel’Europe. Les relations entre les hommes changeaient de façon drastique.C’était la fin de la domination de l’aristocratie sur un peuple vassal, unenouvelle culture se devait de naître pour remplacer la précédente ettémoigner des libertés individuelles nouvelles acquises dans le sang.Faisant table rase d’un passé régi par les privilèges, le peuple françaisse devait de trouver des valeurs nouvelles. Ce mouvement n’était en aucuncas isolé ; il s’est répercuté dans toute l’Europe et a eu sa réponse dansdeux systèmes antagonistes : conservatisme et socialisme. Intérêt du peupleopposé au bien public considéré durable. Les montagnards et les girondinschoisissant la droite ou la gauche de la salle du Jeu de Paume. L’artisteprotégé par le mécénat de l’aristocratie devait se reconvertir en poète dela révolution ou attendre qu’un marché de l’art différent vienne às’établir. Paris, capitale de l’art, n’a pourtant pas soudainement disparuedans les méandres de l’oubli. Le XIXème siècle sera le siècle français etl’attention du monde entier se tournera vers les productions de l’hexagone.La dialectique entre salons officiels, salon des refusés et naissance de lacritique d’art internationale a eu raison des conditions politiquesinstables de l’époque. Cependant, l’arrivée de cette critique a eu poureffet une pulsion vers l’international, une ouverture vers l’art comparé.

Avec l’avènement de la propriété privée dans la Déclaration des Droitsde l’Homme et du Citoyen de 1789, le capitalisme se voyait tracé un cheminfavorable vers le succès. La suppression des droits féodaux permet depousser la réflexion macro-économique plus loin que celle de Wealth of Nationsde A.Smith. Ricardo publie Principles of Political Economy and Taxation en 1812 et leton est déjà tout autre. L’individu, en tant qu’idée, est en marche,socialement protégé, économiquement intéressé, psychologiquement avenant.Les artistes voient ce changement de régime certainement avec un sentimentd’espoir et d’effroi. Que deviennent les luxueuses commandes du roi ?L’influence de son entourage ? Ceux qui hier avaient le loisir de faireaffaire avec les artistes sont aujourd’hui décapités, chassés oudépossédés. Certainement, il y avait de l’emploi pendant une courte périodeafin de glorifier les bienfaits du Nouveau Régime, mais ce n’était qu’unesolution instable. Le système féodal confiait l’autorité symbolique auxclasses les plus fortunées de choisir qui sera ou ne sera pas partieprenante de l’histoire de l’art. Après la Révolution, il semble que cesystème était voué à se transformer. Les artistes étaient laissés à eux-

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mêmes, gagnant dans l’opération une nouvelle liberté de création etd’esprit.

La position et l’influence de l’art a pourtant un moindre impact dans lasociété du début du XIXème siècle que l’industrialisation violente, massiveet rapide de l’Europe. Marchant à pas lourds, bruits pesants du métalfondu, remodelé pour prendre la forme fonctionnelle d’une voiture, d’uneassiette, d’un bijou, l’expansion des usines est un choc culturel avantmême d’avoir un impact réel sur la vie quotidienne. Les esprits ont dûprendre une tangente pour le moins radicale afin d’accepter l’apparitiondes avions, trains, vêtements faits en chaîne. Pour cette raison, lapremière tentative d’exposition internationale porte sur la productionindustrielle de décorations, curiosités, habits riches et miroirs teintés.Avant de dépasser les frontières, cette forme d’exposition s’appelait« exposition industrielle », comme pour souligner le caractère machinal,technique et spécifique de son propos.

La déclaration Schuman du 9 mai 1950 a établi les bases de l’UnionEuropéenne telle qu’on la connait. Pas seulement l’esprit d’entreprisecommunale, mais également l’immense projet politique que la volonté de paixdurable représente. La déclaration précise, qu’avant de consolider l’Uniond’un point de vue politique (monnaie unique, nationalité européenne), c’estune entente sur les conditions économiques qui devrait être consignée dansle premier texte véritablement européen. La CECA, Communauté Européenne duCharbon et de l’Acier, était fondée pour l’occcasion et persiste encore àce jour. L’exposition industrielle devenant exposition universelle, c’estle même mouvement de mise en place d’une entente sur des bases économiquesqui est à l’œuvre. Les artistes n’intègrent les listes des exposants quebien plus tard, une fois que le succès de l’exposition assurait àl’événement une prestation plus fréquente.

La prochaine question qu’on va se poser dans ces lignes, c’est celle ducaractère international que l’art acquiert au cours du XIXème siècle etcelle de l’identité des agents de cette transformation. L’histoire globalede la transformation du marché économique donne sa direction audéveloppement du marché de l’art. Les règles sont redéfinies, les cartesredistribuées. La critique mènera la marche de la « sélection culturelle ».

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Le succès de la forme des expositions universelles

La première des expositions universelles n’avait rien à voir avec lesbeaux-arts. Elle n’avait pas grand-chose à faire non plus avec laprésentation soignée des travaux de grands Maîtres. La première expositionà caractère international reçut pour nom ‘The Great Exhibition’ ou la‘World’s Fair’ et se tint à Londres en 1851. Les objets exposés se devaientd’être à la pointe technologique de leur temps. Le format était inspiré del’ « Exposition industrielle » qui s’était tenue en France en 1844 et quiavait été pensée comme vitrine technologique et agricole du pays. La sériedes « Great Exhibition » a étendu cette idée à l’échelle internationale,créant une compétition en même temps qu’une émulation sans précédent. Lesfoules s’arrachaient les billets d’entrée pourtant chers pour voir leproduit des meilleurs artisans mondiaux et acquérir les bénéfices de lamondanité. Une coiffeuse richement décorée, un éléphant howdah ou despresses hydrauliques étaient proposées au public londonien comme autant dedifférentes attractions permettant de prendre conscience de la diversité dumonde. Venir à l’exposition devait sûrement passer pour plus qu’une simpleformalité sociale ; une curiosité quelque peu coloniale mêlée d’une réelleenvie de découverte devait animer les visiteurs.

D’après J.Meyer38, la tradition de montrer, comparer et vendre le produitindustriel des manufactures avait pour origine une initiative similaire duMarquis d’Aveze en 179739. Elle dut être reprise l’année suivante par leMinistre intérieur français, un dénommé François de Neufchâteau, pourdonner à l’entreprise un air plus national ; elle fut ainsi baptiséel'Exposition publique des produits de l'industrie française. On peutsupposer que ce marquis et ce ministre ont monté leur expositions de lamême manière que l’a été celle de Londres, c’est-à-dire en déléguant lepouvoir de sélectionner les exposants à un jury. Il est fort probablequ’ils ont disposé d’un droit de veto dans les choix de ce jury. Quant à la« Great Exhibition », J.Meyer nous décrit la situation de cette manière :38 J.Meyer, Great Exhibitions, éd. Antique Collector’s Club, 200639 J.Meyer, op.cit., p.11

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« […]the idea was first mooted in 1849 and Royal Commission issued on the 3rd January1850. The Commissioners were appointed soon afterwards and included members of thearistocracy, those interested in the arts in general and representatives of the tradesthemselves. It was their task to organise all aspects of the Exhibition. They were to invitethe foreign nations and colonies to take part, they were to assist with the transport of theexhibits to London, to officiate and plan the opening ceremony, to supervise the award ofmedals and appoint the Juries, who were to prepare the official reports. »

De cet extrait on peut tirer plusieurs conclusions. En premier lieu,l’initiative d’une exposition de cette envergure devait venir du pouvoirroyal. Une allocation était accordée pour la construction du bâtiment oùl’exposition devait se tenir. L’architecte Joseph Paxton fut choisi pour cerôle et offrit à Londres une œuvre de choix : le Crystal Palace.Malheureusement aujourd’hui détruite (pour cause d’incendie en 1936), lapièce était d’une structure fascinante, qui inspira les architectures desKew Gardens comme les architectes français contemporains. Le tout construitsur l’argent du contribuable.

Second point d’intérêt, une commission officielle était désignée. Ce quiveut dire que tout comme à l’époque des salons de peinture officiels, lerésultat de l’évènement était contrôlé par une tutelle de l’État. Dans lecas de la « World’s Fair », le Prince Albert lui-même a participé autravail de la Commission. Rapporté par un Jury sélectionné à l’avance pourses qualités d’écriture élogieuses de la politique du monarque, on nepouvait que s’attendre à un retour plus que positif et contrôlé de cetteexposition.

Enfin, Meyer mentionne toutes les fonctions dont les Commissairesétaient responsables. Notons tout d’abord, le terme « commissaired’exposition » vient de ce contexte. Un commissaire était chargé d’exécuterla commission royale et ne pouvait s’y dérober sous aucun prétexte.L’utilisation du mot aujourd’hui parait quelque peu déplacée dans unelangue française où « commission » ne désigne plus la même chose et où leroi n’est qu’une figure du passé. Fait cependant non isolé, car il en va demême pour le terme « vernissage », qu’on utilise plus du tout dans le mêmesens qu’à origine : on imagine très mal un artiste de galerie contemporainevernir un tableau en présence d’un public anonyme. L’anglais « curator »n’est pas idéal non plus, raison pour laquelle le terme « exhibitionmaker » est peu à peu accepté dans certains cercles40. Autre changement, lecommissaire est aujourd’hui majoritairement seul responsable de la réussiteou du désastre de ses idées à la différence d’un comité. Toutes les tâchesque Meyer énumère sont devenues l’empire d’un seul homme, aidé d’une équipemésestimée et trop rarement mentionnée. Si nous nous replaçons en 1851,

40 Robert Storr, Show and Tell, dans « What makes a great exhibition? », éd. Philadelphia Exhibitions Initiative, 2006

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quelles étaient les principales préoccupations de ces comitésd’organisation ? Le transport des œuvres et la disposition spatiale desexposants. La liste des noms s’est probablement composée d’elle-même, carentre l’issue de la commission royale et l’ouverture, il n’y eut qu’unemaigre année durant laquelle il fallait bâtir, communiquer, arranger,employer, destituer. Comme nous l’avons vu précédemment, la pratique del’exposition n’était pas une pratique intellectuelle, le but était donc demontrer la quantité la plus importante de produits sans manquer de donnerassez de place aux artisans britanniques, qui attendaient de leur paysl’octroi d’un privilège de position par rapports à leurs voisinsgéographiques.

La composition exacte du comité était la suivante :

-Prince Albert, mari de la reine Victoria (le Victoria and Albert Museum deLondres porte leurs noms), représentant royal ayant un grand intérêt pourles arts décoratifs.

-Henry Cole, inventeur de la commercialisation des cartes de Noël, membrede la Society for the Encouragement of Arts, Manufactures, and Commerce. Ilavait affaire de manière fréquente avec le Prince Albert afin d’obtenir lepatronage étatique via charte royale pour sa société.

-Francis Fuller, membre de la Royal Institution of Chartered Surveyors,organisation qui régissait les professionnels sous charte royale. Uneobéissance à la loi non-écrite du respect de l’opinion dominante devaitêtre au cœur des préoccupations de cette société.

-George Wallis, premier conservateur du Victoria and Albert Museum. On peutaisément imaginer que sa relation avec le Prince devait être étroite.

-Charles Dilke, politicien libéral proche de Henry Cole, momentanémentmembre du Parliament.

-Membres de la Royal Society for the Encouragement of Arts, Manufacturesand Commerce, divers et non mentionnés dans les archives.

On peut constater que toutes ces figures étaient liées par leur rapportplus ou moins direct avec le régime politique dominant. Tous ont grandementprofité de la réussite historique de la World’s Fair. Une remarquepourtant. Tous étaient des visages officiels, sélectionnés par le Princelui-même dans le but d’assurer un contrôle sur le choix des œuvresprésentées. Dans le cas d’une telle exposition, un paramètre singulier està prendre en compte : l’événement étant international, il implique lapolitique étrangère du pays hôte. Une coordination avec le pouvoir en placesemble alors inévitable, d’autant plus que l’événement était commandité parle monarque. La critique était probablement tolérée, mais pas

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nécessairement bienvenue. Une conséquence découle de ce constat : àl’échelle internationale, l’exposition comme forme de visibilité joue unjeu radicalement différent. C’est une information que l’on peut garder entête pour le cas de la Biennale de Venise.

Les membres du comité appartenaient tous à une élite aristocratique trèsdistante de la classe des artisans, inventeurs et commerçants qu’ilsdécidèrent d’exposer, répétant ainsi les schémas des Salons officiels deParis. La sociologie des classes dominantes n’est nulle part plus apparentequ’entre les exposants et les commissaires, les premiers ayant un besoinvital des seconds pour exister à une échelle qui dépasse les frontières dupays. L’État aide les parvenus à dépasser l’aspect exclusivement nationalde leur production.

L’Enseigne de Gersaint : un exemple de l’activité des galeries parisiennes

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L’enseigne de Gersaint, Jean-Antoine Watteau, 1720, huile sur toile, Charelotteburg Palace

Pourrait-on certainement se permettre une brève remarque sur lesprémisses d’un marché de l’art parisien, à savoir la vente privée detableaux et sculptures de petit format. Depuis l’invention de leurportabilité et de leur caractère intime, privé, ces médiums n’ont pas étépopulaires sans raison. Les riches demeures bourgeoises se voyaientdécouvrir une fortune extraordinaire, partiellement alimentée par un roiquelque peu dépensier et voulant réinvestir dans des biens éternels : lesproduits artistiques. L’œuvre de Watteau, L’enseigne de Gersaint de 1720appartient à un temps pendant lequel les peintures avaient encore lapropension à être narratives, raison première pour laquelle on peut se fierà l’histoire sociale qui y est relatée.

Sur l’image, on aperçoit de riches dames délassées, choisissant, ouplutôt accordant un regard d’indifférence feinte, des tableaux quipourraient convenir à leurs intérieurs raffinés. Leurs robes sont en soieet elles sont accueillies avec déférence. Un expert observe avec précisionun tableau pour s’assurer de la qualité et de l’authenticité de lamarchandise. Des aides sortent les tableaux fraîchement arrivés à laboutique pour les présenter aux yeux des clientes. Des personnagesperruqués et mâles s’occupent quant à eux des négociations sur le prix desœuvres, besogne que les dames ne sont pas enclines à entreprendre, car ilne leur viendrait pas à l’esprit de passer pour une marchandeuse. Le prixdoit être honnête, franc et optimiste. La boutique de Gersaint, située àl’époque à côté du Pont Notre Dame, jouissait visiblement d’un succèsencourageant.

Notons que c’est la gente féminine qui est chargée de la sélection depièces qui irait dans la demeure de son foyer, probablement un manoir. Lemari doit certainement vaquer à des affaires plus urgentes, plusresponsables et importantes que d’assembler une collection personnelle.Tout comme au Moyen-Âge, ce sont les femmes qui sont les premiers mécènesdes peintres, du moins indirectement.

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Visiblement, la présence de l’expert semblait importer déjà en 1720, car iln’y a pas de raisons pour qu’un marché de faux ne se développe pas avantcette époque. Probablement un collègue peintre royal, habitué à lacompagnie d’œuvres chères, considéré comme être le mieux à même de juger dela teneur de l’authenticité tout en vérifiant à la correction du prixd’achat.

Watteau est l’un des rares peintres à avoir peint une activité aussi peuprestigieuse en 1720, car les peintures étaient encore remplies d’éternel,de magique ou d’auto-glorifiant. L’activité de marchand d’art acertainement dû se développer avec l’arrivé du libéralisme, permettant unemultiplication d’enseignes locales et de diversité de l’offre. On ne peutque spéculer sur le nombre de galeries parisiennes avant 1860, date àlaquelle on sait que l’activité de marchand battait son plein. On peutaussi se rappeler l’exemple du frère de Van Gogh, qui essayait tout cequ’il pouvait pour vendre suffisamment pour pouvoir entretenir son Vincent.

Une remarque d’importance : l’ouverture de l’enseigne au grand publicn’est pas arrivée avant très tard. L’accrochage, s’il y en avait un, étaitmontré au client, de manière exclusive et personnelle. Les marchandsfiltraient ainsi leurs ventes, décernant l’œuvre au plus méritant et auplus offrant.

Très peu d’informations sont en réalité disponibles sur l’activité desgaleries commerciales avant 1800, sachant que les ventes dans lescorporations de métier et dans les premières vitrines new-yorkaises ontdébuté en 1818. On peut toutefois inférer que les galeries parisiennes ontété très actives pendant la deuxième moitié du XVIIIème jusqu’en 1950,exportant l’idée à l’étranger, en particulier en direction de l’Italie,mais se voyant obligés d’arrêter significativement le cours des affaires àcause de la proéminence et de la promiscuité de la Guerre Mondiale. Demême, seules 30 galeries étaient restées ouvertes après 1945. Toute lapériode correspondant donc des débuts des galeries jusqu’en 1895 ontcertainement fort contribué au modèle de la Biennale de Venise.

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L’initiative de la Biennale de Venise

Le succès des expositions universelles et de l’activité des galeriescommerciales ont donné lieu à des expositions de peintures de large formatà travers les grandes capitales de l’art du XIXème siècle. Ainsi, Paris,Vienne, Munich ont vu affluer les critiques et les acheteurs de leurs paysrespectifs et les yeux jaloux des autres voisins européens se tournaientvers un intérêt non dissimulé quant au fonctionnement de ce système.L’Italie a profité de nombreuses expositions du même genre au cours duXIXème siècle sur le modèle du reste de l’Europe, garantissant un succèsfinancier aux événements engagés sur ce modèle. L’idée de la Biennale deVenise est née de cette initiative d’exposition-vente d’artistes régionaux,mais la ville elle-même étant une grande défunte d’un commerceinternational intense, elle avait un besoin primordial d’hommes à l’espritouvert en même temps qu’intéressés financièrement, qui sauraiennt opérer untournant dans son l’histoire. En effet, la prise de la ville par Napoléonavait mis fin à la domination de Venise sur le pourtour méditerranéen etles ruines glorieuses du passé ne demandaient qu’à être ravivées. Le Mairede la ville Riccardo Selvatico41, homme éclairé et poète, décida debénéficier de la gloire d’antan de Venise afin d’attirer à l’exposition desartistes cette fois non exclusivement italiens, voire aller jusqu’à inviterles maîtres les plus respectés d’Europe. En effet, il proclame, d’unemanière bien conforme à la réputation marchande de la ville, qu’uneexposition internationale à Venise:

[…] benefit the reputation and boosting the art and of creating an art market fromwhich the city would be able to derive a none too modest benefit42.

Un commissaire général, portant le nom d’Antonio Fradeletto, a étéchoisi pour coordonner et diriger l’installation de l’exposition. Il futaidé par un comité d’artistes43 italiens, mais plus spécifiquement parGiovanni Bordiga et le maire Selvatico. Cependant, concernant le choix desartistes invités, les organisateurs ont fait preuve de largesse d’esprit

41 Enzio di Martino, The History of the Venice Biennale 1895-2005, p.942 Enzio di Martino, op.cit. , p.1043 Enzio di Martino, op.cit. , p.11

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et constitué un comité international avec deux artistes français, deuxallemands et deux anglais. La hiérarchie interne de ce comité n’estmalheureusement pas retranscrite dans un ouvrage accessible, aucuneinformation n’a donc pu être trouvée quant au fonctionnement de l’autoritédans ce groupe. On peut cependant supposer que d’après la structured’autres comités et jurys durant le XIXème siècle, il y avait probablementune autorité plus étendue qui fut confiée à l’un d’entre eux alors que lesautres se devaient d’opposer un avis à débattre ou une constanteapprobation.

La sélection culturelle a été confiée à un corps professionnel jugéêtre plus compétent que les organisateurs eux-mêmes, fait constammentobservé au cours du XIXème siècle. Ce changement dans la pratique est lesigne d’une séparation bien plus profonde entre l’investisseur etl’artiste. Témoignant d’un intérêt croissant vers la maximisation duprofit tiré de l’achat, les collectionneurs et les investisseurs ont deplus en plus fait appel à un jury d’experts qui viendrait les éclairer surles tendances du marché ou donner leur avis sur le pari que tel ou teljeune artiste peut représenter. De nos jours, cela a été poussé àl’extrême avec la formalisation de l’interaction du créateur et del’acheteur par le biais de la galerie, du book et de l’agent, niantl’influence réciproque que le mécène et l’artiste avaient au XVèmesiècle. Les rapports sont devenus bien plus semblables à ceux dans unmarché d’objets culturels, séparant dans des cases bien délimitées laprofession créative de la profession conservative. Une hiérarchie s’estétablie entre l’artiste qui doit pouvoir survivre en vendant sesproductions et l’acheteur qui peut éventuellement participer à cetteentreprise. C’est une opposition entre obligation et invitation. Laradicalisation d’une approche de l’achat d’art sous l’angle du profit estbien ce qui a commencé à être à d’actualité au moment de la premièreBiennale, car les motivations des officiels impliqués dans le projet sonttout aussi bien financières qu’artistiques. Attirer à Venise un publicinternational, c’est développer une stratégie de tourisme à plus grandeéchelle, car vu le succès de l’événement, les revenus générés par lescommerçants de la ville seront multipliés par plus d’un facteur. Créer undynamisme international et vendre l’illusion d’un passé encore présent estla base de l’attraction touristique vénitienne, qui se révèle être unestratégie naissante à l’époque de l’établissement de la Biennale.

Trois catégories de prix furent instaurés dès la première édition de laBiennale : le Prix du jury international, le Prix du Ministère et lesautres prix tels que prix de la critique, prix du public, etc…44. Bien queles prix existent déjà sous les salons officiels français, allouer un prixinternational, c’est aussi gratifier le pays de provenance de l’artiste.44 Enzio di Martino, op.cit. , p.10

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On peut affirmer qu’en 1895, l’attribution d’une récompense a déjà unimpact politique, car le scandale lié à l’accrochage de la peinture deGiacomo Grosso45 s’est vu ravivé par Bazzoni, déclarant que la peinture agagné le prix du référendum public. Le scandale était à l’origine lié aucontenu mêlant les thèmes de l’érotisme et la mort d’une manière trèssuggestive. Les ramifications critiques ont été importantes et l’impact dela Biennale sur l’opinion publique a largement contribué à son succès.C’est ce que mentionne Enzo di Martino dans son livre sur l’histoire de laBiennale:

Today, a hundred years later, one could assert that this episode was the beginning of thehistory of the Biennale, a story full of scandal, controversy and diplomatic incidents that,far from damaging the prestige of the institution, served to boost its fame and possiblywas indeed the reason behind its fortune.

Il continue plus loin en affirmant que:

The Biennale was, in effect, based upon the model of the great Parisian galleries, deaf tochange and for the most part controlled by the important owners of the seats of paintingand sculpture throughout the European art academies.

Prenant l’exemple de Picasso qui n’intègre la liste des exposants qu’àpartir de 1948, di Martino tente de montrer que les décisions de laBiennale ont tout de même été conformes à une politique officielle, commece fut le cas des salons français. En d’autres mots, elle était académiqueau sens contemporain du mot, c’est-à-dire réticente au changement etrefusant de voir l’innovation là où elle nait véritablement. Cependantcette condamnation nous paraîtrait peut être un peu exagérée si l’onconsidère la comparaison avec les salons parisiens. En effet, il se peutque la sélection des artistes ait été établie sous l’influence d’uneinstance officielle lors de la Biennale, mais au fur et à mesure de sonhistoire, elle a permis à de nombreux artistes de composer avec un espaceinstitutionnel très spécifique et d’expérimenter des installations de leurtravaux tout à fait uniques. Cette possibilité était exclue des salonsparisiens qui se bornaient à montrer de façon hiératique la production del’année des académiciens choisis avec soin.

Au cours du XXème siècle, l’exposition se verra transformée en uneplateforme géante de compétition et d’interaction des nations artistiquesles plus influentes. L’apparition des pavillons nationaux s’est faite en190546 et a marqué un tournant encore plus politique pour la Biennale quise définit par la suite comme vitrine artistique des pays représentés.C’est une différence capitale pour les artistes qui en font partie. Ils nesont plus des individualités créant dans un contexte de marché de l’art,

45 Enzio di Martino, op.cit. , p.1446 Enzio di Martino, op.cit. , p.149

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mais les représentants du drapeau et de l’intérêt national. Les paysparticipants délèguent la responsabilité de l’image nationale à un citoyendifférent des autres pour lesquels ils n’ont, dans la plupart des cas,rien fait de plus qu’imposer un impôt sur les revenus. Certes, un artistepartant pour la Biennale se voit au fur et à mesure du temps récompenséfinancièrement et gagnant au change le prestige d’une sélection nationale,mais ces pratiques ne sont venues que bien tard dans l’établissement del’exposition. Un jeu d’officiel et de non officiel s’établit donc au seinde la sélection culturelle. Terry Smith en parle en ces termes47:

There is a spilling over of transnationality throughout the city, including in the hired outpalazzos, where smaller nations show their art and better-resourced ones show their“unofficial” art, while dealer coalitions show quasi-official art.

La ‘transnationalité’ est un phénomène accompagnant le mouvement deglobalisation, dont la Biennale est le paradigme dans le domaineartistique. Concept s’éloignant de la compétitivité marchande par le faitde l’abandon du mercantilisme de la première Biennale, mais encore troploin d’un monde sans frontière, il désigne, par sa gaucherie même, l’étatenchevêtré des prétentions nationales à Venise. C’est un état d’échangeentre le marché symbolique local et le marché international. Dans sonessai « The Unstable institution » (2008)48, Carlos Basualdo pose que :

In all these shows, however, diplomacy, politics, and commerce converge in a powerfulmovement, the purpose of which seems to be the appropriation and instrumentalizationof the symbolic value of art.

Il poursuit en affirmant que:

The symbolic value created initially by museums – as concealed affirmation of theexchange value of objects and artistic practices – is ultimately transformed by biennialsinto pure utility.

La forme de la Biennale échappe à la statique muséale, se rapporte àl’art du présent en phase de légitimation plutôt qu’opérant comme le sceaude l’acceptation de la valeur d’échange des œuvres qui circulent dans lemarché. Basualdo décrit le processus d’une manière fort intéressante, caril suppose que les artistes, conscients du caractère unique de laBiennale, le tournent à leur avantage. En effet, l’art produit pour lesbiennales se détache souvent de la production habituelle de l’artiste etprend des risques avec l’approche du public, ce qui serait mal vu dans uncontexte muséal et non nécessaire dans une galerie commerciale. Poursouligner la spécificité la Biennale, on peut noter qu’à partir de 1972 unvice commissaire général a été désigné pour s’occuper de la « section des

47 Terry Smith, Thinking contemporary curating, éd. International curators Independent, 201348 Dans « What makes a great exhibition? », éd. Philadelphia Exhibitions Initiative, 2006

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arts visuels ». Ayant dans sa liste de candidats au poste parmi lescommissaires les plus influents de leur temps, ce n’est rien de moins quela délégation de l’identité même de la Biennale envers un expertextérieur. En tout point similaire à la profession de directeurartistique, le vice-commissaire dirige l’organisation et le choix desartistes. C’est lui qui rend visibles ou invisibles ceux que les paysparticipants ont désignés comme titulaires de leur image. Il compose aveccette myriade d’éléments pour donner à la manifestation un tour encoreplus unique et démarqué des autres systèmes de légitimation.

Comme pour donner un contrepoint à ce qui vient d’être évoqué à proposde la Biennale, on peut prendre l’exemple d’une autre expositioninternationale de la même époque : l’exposition universelle de 1900.Dirigée par Julien Belleville, elle fut le prétexte de la construction duPetit et du Grand Palais. Roger Marx, alors faisant partie du comitéd’organisation, proposa à Monet de participer à l’exposition. Monet, bienconscient de sa célébrité bien établie, accepte de participer à conditiond’être le peintre le plus représenté du salon49. Qui était donc Roger Marx,qui se laissa convaincre par ce stratagème ? Un critique dont on connaitpeu aujourd’hui si ce n’est grâce à l’exposition aux Beaux-Arts de Nancyen 2006, Roger Marx, un critique aux côtés de Gallé, Monet, Rodin, Gauguin…Le fait que lecomité d’organisation de l’exposition universelle fasse appel à descritiques, c’est bien le fait d’une culture de l’écrit sur l’art et de sareconnaissance dans la sphère publique. À la domination des mécènes surles artistes par le pouvoir de l’argent et de l’influence se substitue lesupport d’un appui d’expert, ce qui a pour conséquence de transférer latâche de la sélection culturelle, comme mentionné plus haut, à l’éliteintellectuelle spécialisée. Le point remarquable de cette histoire, c’estle stratagème de Monet pour accéder à la légitimation et la diffusion laplus étendue de son travail. De même que le phénomène de subversioninstitutionnel qui sera élaboré lors de l’histoire de la Biennale deVenise, la stratégie de communication, diffusion et prise de position parrapport au marché ont changé les pratiques et les vues des artistes. Cesderniers se sont forts bien adaptés, mais l’art était et est toujoursproduit non plus en tant que « collaboration étroite entre artiste etmécène », mais par la volonté impériale des artistes passant par le filtrelégitimateur des institutions.

Si l’on tente de donner sens à ces informations dans le cadre de notreessai, on se rendre compte qu’il devient bien plus ardu de dire qui décidede ce qui sera ou ne sera pas de l’art. Dans le cas de la Biennale, lesartistes étant loin d’être des inconnus, le travail de la légitimations’établit à un tout autre niveau. Il ne s’agit plus d’identifier la49 Jean-Luc Chalumeau, Les expositions capitales qui ont révéle l’art moderne de 1900 à nos jours, éd.Klincksieck,2013, p.11

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personne ou l’institution qui fait vivre un artiste, mais celle quiconsacre son œuvre déjà vivante au rang de l’international. La naissancede la critique internationale a en quelque sorte donnée naissance à lapossibilité d’un art de même manière international, c’est-à-dire qui nieles frontières pour passer d’un pays à un autre avec la plus grandefréquence. Ce sera l’objet de la prochaine partie de ce texte danslaquelle on tentera de suivre les flux des œuvres entre les mains les plusdiverses et la modalité de leur gain en valeur d’échange. Ce qui assure lapérennité d’un travail dans le XXème siècle, c’est son histoire. Plusprécisément, c’est la renommée de son auteur suivie de sa dispersion laplus étendue qui constitue le facteur majeur de la visibilité et de lasurvivance de l’œuvre.

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Partie IIL’écosystème de la

légitimité

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Méthodologie d’un siècle

L’économie capitaliste de marché a établi la compétitivité comme moteurde créativité. Les entreprises se démarquent les unes par rapport auxautres par leurs images, leurs structures et leur place dans le champéconomique. La connectivité à un système supérieur de valeurs établies estle signe précurseur de la globalisation. Les entreprises locales,produisant et vendant au comptoir leur produit sous la même enseigne, sefont de plus en plus rares, bien qu’un regain de popularité pourl’alimentation organique leur permette aujourd’hui d’avoir une deuxièmejeunesse. Les prix des produits sont fixés par les fluctuations du marchédes matières premières, l’inflation et le poids de la concurrence. Ces prixsont dépendants de la relation offre/demande et définissent une catégoriede consommateurs munis d’un pouvoir d’achat évoluant peu et de façonprévisible. Dans ce système économique bien établi, une sous-catégorie deproduits artistiques fait l’objet d’une spéculation financière qui donnenaissance au marché de l’art tel qu’on le connait aujourd’hui.

Au cours du XXème siècle, ce marché va s’établir progressivement etappeler à son service des acteurs très variés, dont la fonction est, pourcertains, dorénavant consacrée par l’Histoire ou, pour d’autres, fabriquéepour les besoins du marché. Les artistes verront ce marché impacter lesconditions de leur subsistance et réclamer leur coopération. Certes, lemarché de l’art contemporain est une création récente, mais même l’artmoderne a vu un système globalisé d’influences économiques se mettre enplace afin de circoncire ses limites et ses définitions. Ces informationsnécessaires à la spéculation sur la valeur d’un produit artistique sont lesdéfinitions établies de l’art, dont les artistes du XXème siècle ont tentépar tous les moyens possibles de déjouer les règles. En effet, unerévolution dans l’art n’est possible qu’en présence d’une instancereconnue, comprise et abondamment critiquée, dont les buts et lesfondements sont renversés pour des raisons de renouvellement économique etculturel. Toute la dialectique des courants artistiques n’est quel’illustration du procédé de révolution/contre-révolution. Il ne serait pasvain dans ce cas de rappeler que le XXème siècle a vu affleurer le plusgrand nombre de courants artistiques sur une période de 100 ans de toutel’histoire.

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Expliquer la raison véritable de ce phénomène requerrait une rechercheapprofondie dont nous n’avons pas le loisir de mener ici. Cependant, onpeut esquisser une opinion sur le sujet. L’internationalisation de lapensée et de la pratique artistique se développe au XXème siècle dans unclimat historique particulier, marqué par deux guerres mondiales,l’ouverture des frontières de l’Europe et la croissance de l’importance despolitiques de marché. Les relations internationales sont devenues l’une desprimordiales préoccupations des gouvernements du monde. En quelques mots,le monde a pris conscience de son existence plurielle. Le domaine de l’arta suivi ce mouvement et a grandement participé à la création d’une culturequi passe les frontières, circule d’un côté à l’autre de l’Atlantique etpeu à peu devient commune. Aujourd’hui, des pans entiers de la musique etdu cinéma sont connus partout en s’établissant par une transmissionsimultanée en plusieurs points du globe. Peut-être, un jour il serapossible de parler de culture mondiale. Il semble que le XXème siècle agrandement accéléré le développement d’une niche économique pour l’art dontle système d’économie artistique aujourd’hui en place est l’héritier.

Les acteurs de cette économie artistique globalisée comptent parmi leursrangs des collectionneurs, des mécènes, des musées, des fondations, desfonds d’art contemporain et des galeries contemporaines. Toutes ces sourcesde profit sont aussi des sources de contrainte; selon la logique même dudon énoncée par M.Mauss50, aucune donation n’est tout à fait désintéresséeet dans le cas où elle le serait véritablement, le receveur se voit affligéd’une obligation sociale de répondre à l’attention qui lui a été portée.L’ascension d’un travail artistique au rang d’histoire, au rang d’empreinted’un passé à jamais éteint, n’est jamais le travail d’un seul homme. Lesdiverses personnes, physiques ou morales, qui ont aidé, participé ou mêmecréé l’effervescence autour d’une œuvre sont celles qui ont exercéune sélection culturelle sur l’offre artistique d’une tranche historiquedonnée, nous léguant l’histoire de l’art avec le contenu qu’on lui connaîtaujourd’hui.

Un autre facteur qui a pu incliner la création artistique au XXèmesiècle est le public. Ce ne sont plus les mêmes gens qui vont voir lesexpositions en 1900, en 1968 et aujourd’hui. Les artistes qui ont connu uncertain succès dans les années 60 en célébrant le pop art sont à certainségards le produit de la demande du public pour des œuvres reconnaissables,aussi loin de l’abstraction qui coupe les ponts avec la sensibilitétraditionnelle. Le mouvement d’art conceptuel est une réponse indirecte aupop art, car ce dernier était devenu la norme du jugement esthétique. Unefois encore, c’est parce la notion de pop art était devenue redondante etne vendait plus, que les artistes ont senti le besoin de la rejeter. Tant

50 M.Mauss, Essai sur le don, éd.PUF, 2012

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qu’une notion en est à ses premiers balbutiements, sa position n’est pasencore assez tranchée et forte pour appeler à son renversement.

Comment la visibilité des œuvres des artistes s’en retrouve-elleaffectée ? Quelles sont les règles du jeu médiatique qui s’établissent auXXème siècle ? On va dans ces lignes essayer de répondre de manièresystématique, en évitant de rentrer dans une énumération foisonnante dedétails, car ces considérations pourraient nous faire perdre de vue l’idéed’ensemble. Cela nous contraint à abandonner la progression chronologiqueadoptée jusqu’à présent pour nous concentrer sur l’évolution du modèlegénéral de financement et de promotion des arts au XXème siècle. Il fautpourtant garder à l’esprit que ce qui nous intéresse, c’est la question dela visibilité de certaines œuvres plutôt que d’autres, coupant court auxintérêts économiques des investisseurs. On s’occupera de la conjonction del’intérêt privé à l’intérêt artistique au moment de mentionner CharlesSaatchi, car sa stratégie de publicité a effectivement créé la renomméed’un artiste. Dans les années 1900, le système était encore dirigé par lesgrandes expositions nationales et internationales, donnant à la figure ducommissaire d’exposition une place importante dans le processus desélection culturelle. Ce sera donc par l’examen de l’évolution de safonction que l’on commencera. On poursuivra avec l’observation del’activité des galeries françaises et américaines dans les années 30 et 60pour finir avec l’importance des collections privées et publiques. Celanous donnera une vision assez large pour tenter d’ordonner les donnéessociologiques qui s’en dégagent et les rattacher aux données que l’on arecueillies précédemment.

* * *

D’après Jean-Luc Chalumeau51, l’exposition qui permit de découvrir l’artmoderne fut Sonderbund à Cologne en 1912. Cependant, avant d’affirmer cela,l’auteur revient sur l’histoire d’un autre salon que l’on pourrait classercomme moderniste : le Salon d’automne à Paris en 190552. Qualifié Salon desFauves par l’histoire, c’est l’abondance des critiques dépréciatives quiont créé un espace de visibilité suffisant pour que les artistes fauvessoient sauvegardés dans la mémoire collective. Camille Mauclair et LouisVauxcelles ont été les portes-paroles de la voix du classicisme, condamnantles expressions fulgurantes de la couleur débridée, folle. Si c’est à eux

51 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.1752 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.15

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que l’on doit l’écho de scandale nécessaire à l’avènement de tout véritableévénement artistique, ils n’ont pas joui du privilège suprême de pouvoirde sélectionner parmi le nombre important de candidats53.

Les sociétaires de l’association chargée de la mise en place du Salon avaient été engrande partie renouvelés au profit d’élèves de Gustave Moreau orientés vers l’avant-garde. Le comité se composait en effet de Matisse, Desvallières, Rouault, René Riot, tousdisciples de Moreau, assez nombreux pour contrer la présence de Louis Vauxcelles etRoger Marx.

On peut, à ce point, remarquer que le commissariat ne se caractérisaitpas encore par une classe désignée à prendre en charge l’organisation d’uneexposition. On trouvait sensé de remettre entre les mains des spécialistesde l’art, c’est-à-dire des artistes eux-mêmes, la conduite de la sélectiondu meilleur travail de leurs pairs. C’est donc en cercle fermé d’artistesqui promeuvent des artistes que c’est établie l’exposition des Fauves,contrairement à la sélection par la critique pour l’exposition universellede 1900. Concernant la Sonderbund de 1912, Chalumeau nous renseigne surl’organisation du comité54:

Le comité organisateur compte le directeur du musée Wallraf-Richartz de Cologne, despeintres de Rhénanie, et des collectionneurs comme Karl Ernst Osthaus, un admirateurde Cézanne qu’il avait rencontré à Aix-en-Provence. Des galeries avaient largementcontribué à la réunion de tant d’œuvres : Flechtheim à Berlin et Kahnweiller (le marchandde Picasso) à Paris en particulier.

À la différence du Salon d’Automne, le jury était recruté sur les bancsdes classes et professions les plus variées. Des artistes, descollectionneurs et un directeur dont le nom n’apparaît nulle part sontsoutenus par des galeries allemandes pour créer une exposition qui servirade référence en matière d’histoire du modernisme. Les raisons de ce choixn’ont pas été reportées par écrit, mais on peut aisément induire quel’exposition fut l’initiative du directeur du Wallraf-Richartz Museum etqu’il prit la responsabilité de faire appel aux galeries et auxcollectionneurs. C’est une manière efficace de s’assurer un soutienfinancier conséquent ainsi qu’une livraison privilégiée des œuvres pour leprix de la délégation d’une partie de sa légitimité de sélection. Lesartistes ont, quant à eux, probablement fait office d’experts. Étant lapremière rétrospective moderniste de l’histoire, l’exposition a eu unretour critique très positif, inspirant l’Armory Show de 1913 à reproduire cesuccès de l’autre côté de l’Atlantique. En effet, l’appellation originalede l’Armory Show était « salon international de l’art moderne »55, ce quidémontre bien l’influence du modèle de la Biennale de Venise comme53 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.1554 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.1755 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.18

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exposition internationale. L’art dépassait déjà les frontières nationaleset donnait même à voir des artistes refusés par leur propre pays. C’est lecélèbre cas de Duchamp connaissant la gloire à l’Armory Show avant d’êtrereconnu par ses pairs français.

Intéressons-nous cependant aux organisateurs de cette exposition. Troispeintres, Walter Pach, Walt Kuhn et Arthur Bowen Davis, ont été soutenusdans leur initiative de montrer l’art européen en Amérique par AmbroiseVollard, riche marchand d’art parisien, Alfred Stieglitz, photographerenommé possédant sa propre galerie et les Arensberg, Louise et Walter,collectionneurs fameux. De même que pour le Salon des Fauves, la pressecritique fournit un matériel abondant de scandale, qui fait une publicitécertaine à l’exposition. On peut noter qu’à travers ces trois expositionsphares du XXème siècle, la structure du jury a toujours incorporé desartistes. On peut supposer que la raison de ce choix est une volonté delégitimation de l’exposition, un besoin de montrer au public, que ce n’estpas un jury déconnecté de la vie artistique ou un jury autoritaire commelors des salons officiels, qui choisit les artistes présentés. Lacrédibilité des investisseurs joue le jeu de la complaisance. La fonctionde commissariat était à ce point collégiale et se résolvait dans ladiscussion supposée égale entre les membres du jury. Cela allait changer aucours du siècle, sans qu’il soit réellement possible de dire quandexactement.

Les galeries marchandes ont eu une importance croissante dans les années20-30 en France et dans les années 50-60 aux États-Unis. La gestion d’unegalerie commerciale est à cette époque confiée à des experts en art et lesinvestisseurs de la première heure ont une large part de responsabilitédans l’organisation des expositions. Il est probable que c’est l’influencede la figure du galeriste qui a conduit vers la déclinaison du rôle decommissaire au singulier, mais il est tout autant possible que c’est laradicalisation de l’activité artistique qui induise cette évolution. Eneffet, les artistes, au fur et à mesure, ne créent plus en groupe, en co-influence, comme lors du Surréalisme en France. Le succès personnel estvalorisé en Amérique par le filtre des galeries commerciales, qui ont toutintérêt à faire profiter de la gloire à leurs artistes un par un, plutôtqu’en tant que groupe. Les expositions de groupe sont plus difficiles àvendre. On peut avancer que ce n’est plus la réussite d’une idée qui compteaprès le déplacement du centre culturel mondial de Paris à New York, maisla réussite d’une personne. Le métier de commissaire a dû s’adapter à cesdeux changements afin de privilégier la remise de la légitimité desélectionner à une seule personne. Par exemple, Dorothy Miller, commissaireau MoMA, a conduit des expositions d’art exclusivement américain en 1942,1952,1956 et 1959. Elle était la seule à décider des noms qui

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apparaîtraient sur l’affiche et faire découvrir en 1959 Frank Stella àtravers son exposition Sixteen Americans56.

Avec l’évolution de la figure du commissaire d’exposition, c’est lesconditions d’accès à l’exposition qui changent. Témoignant d’une structureouverte à la compétition à l’instar un concours public, la sélection de laliste des participants se fait sous la responsabilité du commissaire, cequi implique que souvent, c’est une recherche et une opinion toutespersonnelles qui seront l’élément décisif de l’acceptation. En effet, Laurent Jeanpierre écrit dans un article à Artpress en février2010 :

On entend souvent dire, depuis plusieurs années, que le commissaire d’art contemporaina remplacé le critique dans la construction des valeurs esthétiques et des tendancesdominantes du monde de l’art.

Il continue plus loin en disant :

L’influence éventuelle des uns et des autres sur les jugements de l’art n’est en réalitécompréhensible que si elle est située dans des réseaux plus complexes incluant desmarchands, des collectionneurs et des institutions muséales.

C’est un constat similaire à celui que nous avons dressé précédemment,qui refuse de voir le commissaire comme le seul acteur de la sélection enl’incluant dans un écosystème plus large et varié. Il n’est pas nécessaireici d’établir une liste des commissaires les plus influents et médiatisésdu XXème siècle, car on s’intéresse toujours au système, non aux détails.On voit un intérêt croissant de nos jours pour le statut et l’activité descommissaires en historicisant les expositions majeures depuis 1960. Faitnotable, la majorité des ouvrages spécialisés dans l’histoire desexpositions s’intéressent qu’à la deuxième moitié du XXème siècle. Peunombreux sont ceux qui prennent l’histoire en amont et essayent de retracerles expositions des siècles précédents. La raison à cela est simple : avant1960, l’activité de commissariat ne jouait pas le même jeu, en accumulantles étiquettes et redistribuant son concentré de pouvoir entre les autresacteurs impliqués dans l’exposition. De plus, les institutions muséales nedémontraient pas une flexibilité aussi ancrée dans leur fonctionnementinterne qu’aujourd’hui. Monter une exposition spécifique sur un artiste ouun groupe d’artistes vivants n’est devenu une norme qu’à partir du milieudu siècle. Avant cela, les musées et les institutions importantes ontsurtout montré l’art consacré, déléguant la découverte et la légitimationdes nouveaux venus aux galeries marchandes. La figure du commissaire (oudans certains cas de l’institution qui commissionne un jury) n’était alorspas la pièce centrale de la visibilité. C'est donc à l’activité desgaleries marchandes que l’on va s’intéresser par la suite.56 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.45

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Avant de porter notre attention envers l’activité des galeriesfrançaises et américaines, on va clore le sujet du rôle des commissaires auXXème siècle. Pour ce faire, parler de Harald Szeeman semble la bonneoption, car après son passage dans le spectre de l’art, les pratiques desélection ont été profondément modifiées. Avec l’exposition Quand les attitudesdeviennent forme de 1969, Szeeman a démontré que les artistes pouvaient êtrerassemblés dans un espace commun et former par la juxtaposition de leurstravaux une unité homogène et nouvelle. Cette exposition est l’un despoints de départ de toute histoire des expositions contemporaines, car elledélaisse la vision de l’exposition comme assemblage plus ou moins fortuitd’artistes partageant une amitié, une idée ou une galerie, au profit del’établissement de l’exposition comme espace de pensée intellectuelle et/ouartistique. Les œuvres présentées n’étaient plus des objets achevés, maisune activité en temps réel qui transforme le propos de l’institutioninvestie. Les conditions dans lesquelles Szeeman a fait sa sélection sontradicalement différentes, car c’est peut-être la première fois qu’uncommissaire se positionnait comme auteur à part entière. La visibilité desartistes participants s’en retrouve donc en même temps amoindrie etamplifiée. Amoindrie, car c’est l’idée de Szeeman qui ressort le plusclairement de l’exposition et non une idée émergeant des artistes présents.Ils ont été justement choisis pour le succès de cette idée. Leur visibilitéa été pourtant amplifiée par le succès de l’initiative : tous les artistes,critiques et historiens pratiquant aujourd’hui connaissent par cœur laliste des participants, reconnaissance dont profitent peu d’expositions.Comme souvent constaté pour toute idée originale, l’exposition se voitdépréciée par la ville et l’institution hôtes, ainsi qu’une partie de lacritique internationale. On voit par cet exemple l’intrication subtile dela visibilité et de la sélection culturelle, soutenue par une culture duscandale. Notons aussi, que l’exposition était financée par Philip Morris(qui signait par là un exemplaire pari médiatique), le Stedelijk Museumd’Amsterdam, le Museum Haus Lange de Krefeld et l’Institute of ContemporaryArt de Londres57. Tous ont eu un intérêt envers l’audace de Szeeman, pariantsur le succès de l’exposition. Il parait cependant douteux qu’uninvestissement aussi conséquent soit dû au hasard. La renommée de Szeemanétait déjà établie dans le cercle de la critique, ce qui conduit lesinstitutions à faire non une estimation aveugle, mais calculer de manièreprécise les coûts nécessaires à la réussite du projet. Imaginons queSzeeman aurait rassemblé 30000 dollars de moins pour l’exposition, ellen’aurait peut-être pas connu le succès historique qui lui est propre. Moinsd’artistes auraient pu faire le déplacement, moins d’actes artistiquesauraient été possibles (comme par exemple le boulet de Michael Heizer).L’investissement financier n’est point coupé des préoccupationsartistiques : les deux mondes cohabitent. Les idées originales développées

57 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.61

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par Szeeman n’auraient jamais pu voir le jour sans le soutien financiercalculé qui lui a été accordé.

Après l’exposition de Szeeman, le statut du commissaire allait peu à peuchanger. Aidée par l’institution annuelle d’une commissaire général pour laBiennale de Venise, l’idée d’être auteur au singulier sera déclinée dans laplupart des institutions. De plus, confier toute la responsabilité à uneseule personne est bien plus commode pour la direction du musée, car il estplus facile de modifier les décisions et de se plaindre des erreurs. Avecle temps, le commissaire s’est vu imposé de plus en plus de casquettes ; ilest devenu la pièce centrale de l’organisation de la visibilité au sein desinstitutions, un filtre qui imprime toute décision de sa légitimité. Latentative de Hans Ulrich Obrist de rassembler les expériences des plusgrands commissaires sous forme d’interviews58 nous fournira la liste descommissaires les plus légitimés et influents. On ne mentionnera donc pasleurs noms ici. Cependant, le développement de l’activité estsignificatif : les 50 dernières années ont vu affleurer des théories, destechniques et une vraie communauté de commissaires non homogène, cherchantà affirmer de plus en plus son statut59. Ce fait social nous indiquesuffisamment l’importance croissante de la recherche de reconnaissance dumétier, vu que son impact sur la sélection culturelle des artistes se faitde plus en plus sentir. Devant un nombre toujours grandissant d’appelés, lanécessité d’ordonner la communauté artistique devient pressante et laréponse institutionnelle attendue par le public se doit de correspondre àla double exigence de nouveauté et de cohérence. Tous les artistes nepeuvent pas être à la même époque et en même temps ; ce truisme apparentindique simplement que les raisons d’avoir une sélection culturelle sont enpremier abord d’ordre pratique, non esthétique. Le renouvellement descollections des institutions par le biais des commissaires est le principemême de leur rayonnement. C’est le fonctionnement institutionnel quiconditionne la carrière des artistes, entre célébrité et oubli. Le travailartistique jouissant d’un certain succès est plus à même d’être celui quis’adapte le mieux aux besoins du marché économique et du marché des valeursesthétiques. À l’opposé, une œuvre bien établie dans le marché, profitantde l’étiquette historique, a toutes ses chances d’y rester à condition derépéter plus ou moins indéfiniment le procédé qui a fait sa gloiredésormais pérenne.

Le XXème siècle a permis l’ascension de la profession de commissaired’exposition au rang d’organisateur suprême de la forme de visibilité laplus populaire aujourd’hui. Passant par diverses influences, ce rôle s’estdécliné au singulier afin de donner une plus grande cohérence et une plusgrande créativité au métier. De point de vue de l’artiste, ce changement a58 H.U.Obrist , A brief history of curating, éd. Les Presses du Réel, 201159 Laurent Jeanpierre, op.cit. , Art press février 2010

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plusieurs conséquences. Être vu ne devient plus exclusivement une affairede renommée ou de relations, mais aussi une correspondance avec lescritères du marché des valeurs esthétiques qui dirige plus globalement lechoix des commissaires. Certains artistes ont su user de stratégie pourarriver à leurs fins, alors que d’autres ont préféré se plier au goûtgénéralisé d’une méta-marché des valeurs pour s’assurer un avenir financierconséquent.

Les employés de la sélection culturelle

L’activité des commissaires a été influencée par le lieu pour lequell’exposition a été produite. À partir des années 60, le lieu de telsévènements sera le musée, mais aux premières heures du XXème siècle, c’estdans les galeries que se faisaient les rencontres artistiques. Comme nousavons observé précédemment, l’organisation de l’instance de légitimation audébut du siècle était sous forme de jury, mêlant artistes, collectionneurs,critiques et visages officiels. La forme privilégiée de visibilité étaitalors la foire d’art, comme la Biennale, le Salon d’Automne, le Salon des

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refusés et l’Exposition universelle. Cependant, ces structures étaientlourdes, trop peu fréquentes et ne couvraient certainement pas la diversitédes groupes, mouvements et assemblées que les artistes établissaient demanière interne. Peu à peu, un autre acteur économique et culturel a dû semettre au-devant de la scène : la galerie d’art.

Les galeries d’art commerciales sont apparues bien avant le XXèmesiècle, mais leur influence sur le développement culturel s’est fait sentirà partir du cubisme, époque à laquelle les stratégies de communicationétaient assez bien établies pour faire venir un public large dans desendroits moins exubérants que le Petit Palais. Non seulement le publicparisien au sens large du terme profitait des objets mis en vente dans lesvitrines du quartier Saint Germain, mais les artistes étaient aussi degrands consommateurs des galeries d’art. Dans les années 1900, le transportmaritime et aérien se faisait de plus en plus facilement, ouvrant chaquejour de nouvelles destinations. Voyant dans cette curiosité nouvelle quiprenait l’Europe une source de profit, des marchands comme la galerie PaulGuillaume ont rempli leurs stocks d’art africain « primitif ». On voitencore des vestiges de cet intérêt dans les vitrines des galeries de laRive Gauche de nos jours. Histoire bien connue, Picasso et ses collèguesintéressés par l’établissement d’une révolution artistique se sont inspirésdu contenu de ces expéditions exotiques pour redonner à l’art occidental unsouffle nouveau. De même fera André Breton, inspirant ses suiveurssurréalistes de la mystique africaine païenne et sauvage, à l’opposé destraditions chrétiennes dans lesquelles l’art a évolué jusqu’alors. Lesgaleries d’art s’établissaient de plus en plus comme des lieux désirablesd’exposition, car ils permettaient aux passants d’avoir l’expérience d’untravail dans un contexte plus intimiste.

En 1907, Daniel-Henry Kahnweiler ouvre sa galerie parisienne et commenceà y rassembler les artistes qui n’ont ni galerie, ni marchand. Ilsoutiendra entre autres Ferdinand Léger, André Derain, Maurice de Vlaminck,Georges Braques et Juan Gris. Il s’attèlera à l’écriture du manifestecubiste. Picasso dira de lui « Que serait-il advenu de nous si Kahnweilern’avait le sens des affaires ? ». Précurseur dans le rôle du galeriste-promoteur, Kahnweiler peut être rapproché dans son implication de CharlesSaatchi, car c’est par son influence, son pouvoir financier et sa foi dansles artistes qu’il représentait, que le mouvement cubiste a pu sortir desbancs d’école au grand jour. Il a servi en même temps d’outil delégitimation pour certains et de créateur d’image à d’autres. Dans cescirconstances, il est difficile de nier que l’influence des marchands d’artse faisait grandissante et que la galerie devenait peu à peu l’endroitprivilégié pour la visibilité d’œuvres naissantes ou déjà solidementétablies.

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Une autre galerie a fait parler d’elle à cette époque : la galerie de laBoëtie. L’une des expositions phares du cubisme s’y est tenue en 1912,organisée par les artistes de la Section d’Or. Le catalogue édité àl’occasion mentionnait l’adresse exacte :

On peut noter que même s’il s’agit d’une initiative privée et nonofficielle, c’est le terme « Salon » qui est utilisé pour décrire la formede l’exposition. En effet, « salon » renvoie à une histoire bien spécifiquedes salons officiels français dont nous avons abordé l’impact précédemment.Utiliser ce terme précis, c’est chercher une légitimité au niveau national,une reconnaissance exigée du mouvement cubiste en tant qu’entité autonome.Ce qu’on veut souligner dans cet épisode, c’est que cette exposition n’a puavoir lieu que dans une galerie et non dans un espace officiel, muséal. Lesuccès indéniable de celle-ci a servi de modèle pour le choix du lieu devisibilité pour les artistes Dada et les Surréalistes.

Pour Dada, c’est la galerie DADA, appartement loué par Han Coray àTristan Tzara, qui servira à la fois de lieu de discussion et de lieud’exposition. Ce n’est pas exactement une galerie d’art au sens commercialdu terme, mais on peut noter que le lieu n’est pas officiel. Le mouvementDada ayant pour objectif de se démarquer de la création contemporaine parune remise à zéro des idées artistiques, la vente et la promotionn’entraient pas dans leurs préoccupations à l’époque. Ils essayeront deretourner envers une structure plus officielle en tentant de se faireconnaitre d’un public large lors du Salon des Refusés de 1921.

En ce qui concerne les Surréalistes, c’est à partir de 1926 que legroupe utilise la galerie d’art pour montrer l’essence de leur manifeste.Man Ray y présente alors une série de photographies accompagnées d’objetsprimitifs des îles tropicales. Une fois encore, l’influence des marchandsd’objets d’art parisiens se fait sentir comme inspiration et modèle.Plusieurs expositions se tiendront à la galerie Surréaliste, posant une

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base officielle et légitime au mouvement subversif alors naissant. Bretonse verra confier la gestion de plusieurs galeries au cours de sa vie tellesque la Galerie Gradiva et la Galerie A l’Etoile Scellée. La galerie Goemansexposera Dali pour la première fois à Paris. L’effervescence autour de lanouvelle forme de visibilité est bien réelle, car ces opportunités offrentdu nouveau. Elles offrent une expérience différente des salons et muséeshabituels : c’est exactement le genre de rupture que recherchent lesartistes parisiens de la première partie du XXème siècle.

Les années Folles parisiennes, les Roaring Twenties américaines ont étéune période d’effervescence pour l’investissement et l’intérêt croissantpour une communauté artistique mondiale. La conséquence de la fin de lapremière guerre mondiale a été l’euphorie générale, car après quatre annéesde tension et suffocation, le monde avait besoin d’un souffle nouveau. Demanière logique, c’est l’art et le divertissement culturel qui a servi decatalyseur de cette envie de nouveau. Cela explique pourquoi les avant-gardes ont été, à ce point, populaires, pourquoi le jazz est arrivé enFrance avec un succès retentissant et enfin pourquoi les galeries de larive gauche ont connu une activité économiquement et culturellementintense. La culture populaire était née. New York n’est pas resté en lestede l’échange avec la capitale mondiale de la culture qu’était Paris, car deplus en plus d’américains venaient en France pour apprendre à établir undynamisme semblable aux États-Unis. Le MoMA newyorkais a ouvert ses portesen 1929, concrétisant cet attrait et donnant la première pulsation au cœurdes galeries américaines. C’est à propos de leur rayonnement en tant quevéhicule de création d’un art spécifiquement américain que l’on va parlerpar la suite.

Les galeries newyorkaises60 ont commencé à s’installer au début du XIXèmesiècle autour du City Hall. Cependant jusqu’en 1914, date à laquelleGeorges Vanderbilt Whitney ouvre sa galerie, le public n’a pas accès auxœuvres possédées par les galeries marchandes. Réservées à une clientèlesélectionnée, les travaux des artistes sont visibles uniquement sur rendez-vous et en vue de la probabilité d’une vente. La visibilité n’est donc pasune priorité pour les artistes exposés, préférant utiliser les galeriespour ce qu’elles sont en premier lieu : des espaces réservés à la vente.L’ouverture vers le grand public est une tendance venant de France, au seinde laquelle le scandale des grandes expositions officielles amène à voirdès le XIXème siècle la galerie comme un espace de visibilité. C’est doncaprès le succès de l’Armory Show (déchaînant pourtant la critique) que desmarchands comme Stieglitz et Whitney ouvrent les boutiques aux visiteurs.

60 http://www.nycartspaces.com/gallery_history.php pour toutes les informations historiques sur les galeries new-yorkaises

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L’ouverture complète au grand public ne viendra qu’à partir des années1950-1960. Sortant victorieux de la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unisont joui d’une période de prospérité économique célèbre : les TrenteGlorieuses. Le boom économique en Europe et en Amérique a été le principalmoteur d’investissement dans les arts et de l’apparition de mouvementsartistiques nouveaux. L’année 1929 était une sombre page dans l’histoire deNew York : Wall Street crashe, la Grande Dépression fait son entrée. Cettepériode de récession a eu raison des initiatives les plus osées dansl’investissement dans l’art, laissant aux artistes avec quelques 30galeries pour toute la ville, soit 5 fois moins que dans les années 20. En1945, le nombre de galeries à New York avait triplé pour atteindre le totalde 90. En 1975, c’est 781 galeries qui pouvaient accueillir les titulairesde diplômes d’arts plastiques ainsi que des artistes internationaux, desstars américaines, etc…En 30 ans, la scène newyorkaise a réussi à couvrirla majorité de la demande des artistes de fait que presque tout le mondepouvait y trouver sa place. L’accès aux galeries était aussi plus aisé, carles candidats à l’exposition n’avaient qu’à déposer un dossier.Aujourd’hui, ces structures ont perdu de leur flexibilité, bien qu’en ayantconservé leur nombre (798 galeries à New York aujourd’hui).

Revenons cependant à des considérations plus particulières sur lesgaleries américaines. Pourquoi est-ce que l’exposition en galerie estdevenue la forme la plus usitée d’exposition ? Pourquoi les artistes ont-ils délaissé les foires en tant qu’outil de recherche de la reconnaissancenationale ? Pour répondre, il faut nous tourner vers ce qui a constitué lamotivation des galeristes américains des années 40 après-guerre, époque oùles galeries commençaient à revenir à New York : la recherche d’un artspécifiquement américain. En 1941, fuyant la guerre, Peggy Guggenheimarrive à New York avec Max Ernst pour y ouvrir sa première galerie dans laville : Art of this Century61. Elle décide d’avoir à ses côtés un jury, comme autemps des salons, pour sélectionner les artistes dignes d’exposer dans sagalerie. Ce jury est composé de Marcel Duchamp, Piet Mondrian, HowardPutzel et des collaborateurs d’Alfred Barr. Notons qu’elle ne fait pasd’exposition de sa collection pourtant très importante, refusant par-là dese prêter à un jeu de valorisation de la culture artistique européenne pouressayer de dénicher une saveur américaine de la création. Elle porte sonchoix sur Pollock, que son jury a découvert dans son atelier poussiéreux,et décide en quelque sorte d’en faire le drapeau de l’art américain. C’esten novembre de la même année que l’exposition est montée, suivie du succèscritique qui s’emporte à déclarer Pollock - peintre américain parexcellence. Pollock profite des ventes dues à l’évènement pour s’installerà Long Island dans un atelier plus spacieux et oublier pour un temps samisère financière. Au sein de cet atelier, il put rencontrer des

61 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.28

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intellectuels ou de artistes plus ancrés dans la profession et ainsi faireévoluer sa peinture vers le style expressionniste abstrait siuniversellement acclamé. On peut donc sans hésiter affirmer que lavisibilité des travaux de Pollock au sein de la galerie Guggenheim a eubeaucoup d’incidence dans la carrière du peintre et de la collectionneuse.La relation mécène-artiste existe donc toujours sous une forme plusmarchande et intéressée que par le passé, mais dans un contexte oùl’institution ne joue plus un rôle aussi autoritaire. On peut extrapolerjusqu’à affirmer que l’institution remplace le rôle des foires à partir desannées 50 comme structure privilégiée de visibilité.

Une autre figure importante de l’art après-guerre pour comprendre lerôle des galeries à New York fut Andy Warhol. Celui-ci devient une stard’un marché naissant, mettant en avant la culture populaire comme proposartistique. La figure de Warhol, la mythologie personnelle qu’il adéveloppée autour de sa présence, la représentation par plusieurs galeriesnewyorkaises dont Bodley Gallery, Hugo Gallery et Stable Gallery – toutesces particularités sont le signe d’une stratégie d’accès à la renommée. Lagaleriste qui a probablement participé le plus à la montée de popularité deWarhol était Eleanor Ward, propriétaire de la Stable Gallery. La créationde la Factory est un atout stratégique qui attire l’attention en tant quecritique institutionnelle. Mais il y a plus que le simple aspect pratique.La vie et l’art de Warhol sont un héritage pour nous aujourd’hui. Unmanifeste de la culture du XXème siècle, où le peuple fait l’art. Laculture populaire née, comme nous l’avons vu, dans les années folles àParis, prend une ampleur légitime qui dépasse l’importance de la cultureélitiste qui régnait en maître jusqu’alors. La structure du marché doits’adapter, car le marché parallèle des valeurs esthétiques qui s’établit enfonction des critiques, légitimations et renommées ne voit plus quelscritères de jugement utiliser. L’art « mauvais » remet en question nonseulement la nature de l’art, mais aussi sa valeur économique. Warhol a sunaviguer entre ces doutes et attributions nouvelles en prétendant ne pasvivre sa vie, de n’être personne, d’être l’incarnation de cette culturepopulaire dirigée par le marketing, le succès commercial et l’opinioncontrôlée. Il incarne mieux que tout autre l’évolution du statut d’artisteen le définissant comme une célébrité. En effet, les artistes les plusmédiatisés sont devenus des vedettes culturelles connues d’un publictoujours plus vaste, aidées par les techniques les plus poussées de lacommunication. Dans ses interviews des années 60, Warhol se montre encoreréticent au jeu médiatique, à la discussion officielle et infructueuse. Sesréponses sont courtes, désintéressées et évasives. Il semble que le rôlequi lui incombe alors paraît être trop grand pour lui, que la culture dontil s’est fait le champion est un fardeau trop lourd à porter. Cependant àla fin des années 70, Warhol se défait avec aisance des questions desjournalistes, donnant toujours l’opinion au lieu de l’avis, mais se

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complaisant au jeu des questions préétablies. S’il choisit « Interview »comme nom du magazine qu’il fonda en 1969, c’est pour doublement soulignerson implication dans ce complexe réseau de la culture populaire. À l’opposédes artistes qui s’excluent de la société pour apporter une critique dumode de vie normal, Warhol a choisi d’en faire totalement parti,d’embrasser son époque. Devant une telle prise de position, qui a fait dateet qui inspira une quantité de jeunes artistes, les acteurs de l’écosystèmede l’économie artistique ont dû prévoir des mesures exceptionnelles. C’estce qui caractérisa en général le dynamisme culturel des galeriesnewyorkaises durant les Trente Glorieuses : l’adaptation et la promotiond’artistes d’un type nouveau et toujours changeant. Tout comme la profusiondes ressources en Rome baroque, l’économie permit à ces galeries des’assurer un soutien financier suffisant pour créer l’euphorie dansl’investissement dans la culture.

À partir des années 60, bien qu’il soit important d’insister sur lamontée en popularité des galeries comme lieu d’exposition, on doit setourner vers une observation plus étendue du contexte institutionnel. Lesgaleries n’ont pas changé leur fonctionnement seules ; les musées ontouvert leurs portes à l’art vivant en phase de légitimation ; plusieursfondations ou fonds d’art contemporain ont été ouverts en Amérique et enEurope. Investir en premier sur un artiste qui deviendra une starinternationale est un jeu sous-jacent à la motivation pourl’investissement, car non seulement un profit monétaire y est à la clé,mais aussi un prestige symbolique exclusif. Il n’est donc pas possible dementionner la galerie comme unique véhicule de la visibilité dans lesannées 60-70, car tous les autres acteurs du milieu ont été mis enconcurrence pour une véritable course à la domination symbolique.

Le corbeau et le renard : stratégies médiatiques

Le système complexe d’interactions qui régit l’accès à la visibilité estcomposé de parties intéressées autant économiquement que symboliquement.Continuer à percevoir un profit monétaire est crucial pour une personne

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morale ou physique afin de poursuivre son activité. Dans la plupart des cascependant, les recettes liées à l’art pouvant être volatiles, l’assuranced’un retour sur investissement n’est exigée que par les acteurs les plusprécaires. Les institutions subventionnés par l’État et les collectionneursprivés qui tirent le plus gros de leurs bénéfices d’une activité non liéeau domaine artistique sont des joueurs uniques sur le marché de l’art parcequ’ils peuvent s’offrir une indépendance par rapport au succès del’exposition.

On peut décrire le fonctionnement des institutions officielles ouprivées par les artistes qu’ils montrent, leur politique d’achat etd’exposition, les commissaires qu’ils emploient et la stratégie d’éducationqu’ils mettent en place. Mais il semble manquer alors la description durôle que les institutions ont tenu et tiennent toujours dans la société. Ilexiste un marché de valeurs esthétiques, qui fonctionne en parallèle dumarché de l’art, avec pour fonction de fixer une valeur d’échange aux biensculturels. Telle peinture peut augmenter de plusieurs milliers d’unitésfinancières en l’espace de 10 ans pour des facteurs académiques, critiques,médiatiques. Avant même de trouver les salles de vente d’enchères, lesœuvres sont jugées sur le marché des valeurs esthétiques, c’est-à-direqu’elles sont estimées en temps réel de leur impact symbolique sur l’étatde la création à un moment donné. On peut qualifier ce marché de « marchéde la légitimation ». La légitimation ne fonctionne pas de la même manièrequ’une économie à base monétaire, mais c’est tout de même un système defluctuation des échanges. En effet, les détenteurs du pouvoir delégitimation de tous niveaux, des écoles d’art aux musées nationaux, separtagent l’expression d’un avis décisif sur l’avenir des artistes soumis àleur jugement. Cet avis est pris en compte dans le complexe d’interactionavec le monde extérieur à l’instance de légitimation et est tenu comme uncapital. Une école ayant formé des artistes qui ont fait carrière utiliseratoujours ce type de capital symbolique pour la publicité afin d’attirerplus d’élèves et plus de ressources. De même, un musée utilisera l’histoirede ses expositions et achats réussis afin de faire grandir le nombre de sesvisiteurs et donc la taille de son porte-monnaie. Il n’est pas correct desuggérer que l’on fait par-là preuve de cynisme en oubliant que l’intérêtpremier de ces institutions est la promotion de l’art. Certes, l’intérêtest premièrement dans les produits artistiques, le développement descréateurs et la survivance de la mémoire de leurs faits. Mais aucuneinstitution ne serait économiquement viable si elle ne parvenait pas àrenouveler son attrait, à générer des conditions nécessaires à sa survie.L’intérêt premier se trouve donc conditionné par des facteurs macro-économiques qui modifient profondément les conditions de travail desartistes et par-là modifie tout aussi profondément leur œuvre.

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L’analyse que nous avons essayé de mener dans ces pages tend à montrerque le système que nous voyons aujourd’hui à l’œuvre est le fait d’unesuccession historique de systèmes précédents. Nous avons vu qu’ils’agissait bien de systèmes et non de faits isolés reliés uniquement par lehasard ou la conjoncture historique. Le marché de l’art a en quelque sorteexisté aussi longtemps que le terme art existe, car il résulte d’unevolonté tout à fait primaire d’appropriation de biens de valeur symboliqueou économique supérieure aux objets à fonction utilitaire. Il semble allerde même pour la légitimation de ces biens : de nombreux intéressésconcourent quotidiennement afin d’influencer la reconnaissance des bienssymboliques en leur possession. Tournons-nous à présent vers quelquesexemples d’une telle activité.

Les marchands, commissaires et collectionneurs ont parfois tourné letravail d’un artiste dans une direction qui leur serait avantageuse, que cesoit par l’accrochage spécifique de travaux, une promotion démesurée ou parincidence directe sur le contenu du travail. On va dans un premier tempsparler de la 32ème Biennale de Venise, dont les faits sont rapportés dans lelivre de M.Chalumeau62. En 1964, la forme de la Biennale était déjà assezrépandue en tant que modèle d’exposition internationale et son influencesur le monde l’art se faisait sentir par le rythme des années. Lesgouvernements des pays participants ont fourni investissement et couverturemédiatique aux artistes élus par un comité national composé d’artistes,critiques et représentants officiels. À la Biennale de Venise, de manièretout à fait exceptionnelle, l’image du pays est en jeu faisant de l’artistesélectionné pour l’évènement est un représentant national. Porte-drapeaupar défaut, les artistes se voient imposés ce rôle par-dessus le travailqu’ils présentent. Ce n’est plus seulement une œuvre que les spectateurssont invités à découvrir, mais le fruit du travail d’une nation. Bienévidemment, ce n’est pas ce que l’artiste a voulu communiquer en acceptantsa participation à l’événement. Mais c’est la raison derrière l’aidefinancière non négligeable que les artistes-élus perçoivent pour lacréation d’une pièce pour la Biennale. Le pays doit être bien vu par lebiais de son artiste.

Cette représentation nationale fut le lot de Robert Rauschenberg pour laBiennale de Venise de 1964. Jean-Luc Chalumeau narre l’événement en cestermes :

L’US Navy fut mise à contribution : c’est un navire de guerre qui entra majestueusementen rade de la Sérénissime pour livrer les œuvres du peintre. Le Département d’Étatapporta de son côté une contribution essentielle en prenant en main les membres du juryinternational, à une époque où il était composé de diplomates.

62 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.54-57

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On voit d’après cet extrait que le rôle de Rauschenberg dans cette Biennalen’était pas seulement de se faire découvrir en dehors des frontièresaméricaines d’une manière encore plus étendue, mais aussi de servir d’outilà l’appui de la domination américaine sur le marché et le monde de l’art.Le grand prix de peinture étant attribué à Rauschenberg plutôt qu’à unartiste français, les représentants officiels des États-Unis pouvaientalors scander le déplacement du centre artistique mondial de Paris à NewYork. Cet exemple est frappant pour la raison que l’artiste n’a pas eugrand-chose à dire à propos de l’affaire montée autour de son nom. Bien quecela n’arrive que de façon exceptionnelle, cet exemple démontre le pouvoirdont disposent les personnes physiques ou morales qui dirigent le contextede visibilité d’une œuvre. La raison d’être première de ce mémoire, c’estla question que pose l’existence de ce pouvoir et l’influence qu’il a puavoir au cours de l’histoire de l’art. Par nos analyses précédentes, nouspouvons dorénavant avancer que la possibilité pour un mécène, uneinstitution, un collectionneur, d’exercer ce pouvoir pour son profitpersonnel ou l’extension de sa notoriété constitue un facteur tangible aveclequel les artistes ont toujours eu affaire. Ce n’est pas tout à fait unmal nécessaire au développement, mais un collaborateur direct ou indirect àla création de l’œuvre au « sens large ». Ce « sens large », c’est laconsidération de l’œuvre comme événement historique, inscrite dans uneépoque et un contexte particuliers et représentant toutes les personnesimpliquées dans sa création, sa promotion et sa conservation. La naissancede la visibilité d’une œuvre, c’est son inscription dans ce processus àtrois niveaux. Une fois l’œuvre conservée historiquement, sa légitimitédevient une autorité. Cependant, à partir de maintenant, nous ferons ladistinction entre « œuvre » en tant que production personnelle en voie delégitimation, ne concernant que son créateur et « œuvre » en tant queproduit culturel légitimé, impliquant dans sa définition la collaborationplus ou moins égalitaire de plusieurs personnes.

Revenant sur l’aspect politique que prend la présentation d’une œuvre ausein de la Biennale de Venise et la surenchère de responsabilités extra-artistiques dont l’artiste se voit affublé, nous pouvons conclure que lavisibilité est devenue à certains égards une affaire d’État. En ce sens,cela rejoint déjà les initiatives de la famille Médicis au XVI siècled’appliquer une forte politique de mécénat afin d’accroitre l’emploi et laréputation de la ville à l’intérieur du pays. La différence essentielle,c’est que depuis environ une centaine d’années, si le gouvernement investitdans des projets artistiques, c’est pour se positionner sur la scèneinternationale plutôt que nationale. M.Chalumeau ne manque pas de nousinformer de ce genre de procédé dans ces lignes63:

63 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.121-122

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Le commissaire, Jean-Hubert Martin, n’avait pas voulu retomber dans le piège despremières Biennales de Paris, où les artistes étaient sélectionnés par des déléguésnationaux qui ne manquaient pas de choisir uniquement ceux qu’ils pensaient capablesde recueillir l’aval du pouvoir culturel et politique dominant.

À partir des années 1960, un nouvel acteur fait son entrée sur la scènecomme satellite des artistes : les institutions officielles. L’un despremiers musées à ouvrir ses portes à la création contemporaine fut le MoMAde New York. Fondé en 1929 à l’initiative de l’industriel Anson CongerGoodyear, Miss Lillie P.Bliss, M. Cornelius J.Sullivan et M. JohnRockfeller64 sa direction fut confiée à Alfred Barr. Il est probable que lamotivation préalable à la construction fut l’investissement dans un domaineen lequel ils croyaient et qui n’avait pas encore de marché à New York :l’art moderne. L’origine du projet n’était certainement pas sans calcul ;acquérir le monopole de la représentation d’un courant artistique dont ilssavaient l’importance en Europe n’a rien d’un pari de mécène. C’est uninvestissement avec prévision des risques et retour des bénéfices, couvertpar la distribution des parts de marché à hauteur du dépôt initial. Le faitque ces collectionneurs ont décidé d’ouvrir un tel musée a fortementinfluencé le développement de la création artistique aux États-Unis. Leursnoms méritent donc d’être divulgués plus largement et leur rôle dansl’établissement d’un contexte propre à faire émerger un art spécifiquementaméricain souligné plus fréquemment. Concernant l’implication plus directedu musée dans la promotion d’artistes vivants, on avait déjà soulignél’importance du travail de Dorothy Miller65 dans la découverte du travail deFrank Stella. Ce genre d’initiative ont été nombreuses depuis, mais une enparticulier mérite d’être mentionnée.

En 1969, Harald Szeeman, alors directeur de la Kunsthalle de Berne,ouvre les porte d’une exposition appelée à faire date «  When attitudes becomeform : live in your head ». Le principe est simple – les artistes sont invités àproduire les œuvres sur place au lieu de faire venir des produits finis. Ils’agissait d’enregistrer une pratique vivante plutôt que montrer lerésultat d’une activité passée. L’histoire du scandale qui a suivil’exposition est bien connue : la critique s’est montrée sévère, alors queles représentants de la ville de Berne se sont plaints de la destructiond’un espace public (l’œuvre de Michael Heizer). Cette anecdote historiqueest pleine d’informations pour nous. Il convient d’abord de remarquer quele rôle du commissaire et de la figure officielle de représentation del’institution furent rassemblées en une seule personne. Il n’eut pas dedissociation entre l’institution et la production de l’exposition.Cependant, même en étant le directeur du musée, Szeeman n’était pas le seulà prendre les décisions administratives. Le scandale déclenché par64 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.2465 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.45

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l’exposition a donc servi à le faire démissionner après la réunion duconseil administratif du musée. Comme c’est souvent le cas dans la sphèrede l’art, ce sont les tenants du budget qui tiennent le dernier mot. Ladémission de Szeeman est un geste symbolique et économique à la fois.Symbolique, car Szeeman choisit de se détacher la suite du poids desinstitutions officielle afin de fonder sa propre version de l’institution :la compagnie privée de travail intellectuel à la demande. Économique, caril choisit d’abandonner le confort procuré par un emploi salarié au profitd’une activité libérale. C’est une catégorie nouvelle qui naît dans lasphère des acteurs à la promotion culturelle : l’intellectuel polyvalent.La polyvalence est peut-être la qualité majeure recherchée aujourd’hui chezles professionnels de l’art. Ceux-ci ne doivent pas uniquement démontrerd’un savoir-faire dans un domaine spécifique, mais aussi endosserdifférents rôles pour mener un projet à son terme. La notion même de« projet » caractérise une époque où l’art est une histoire deplanification et de construction du contexte de réception de l’œuvre, plusqu’une envolée spontanée dans les méandres du style.

À ce point de notre réflexion, il semble qu’il puisse être convenud’abandonner, pour la longueur d’un paragraphe, le ton impersonnel quidéfinit l’écriture d’un mémoire pour raconter une expérience de son auteur.En 2013, j’ai eu l’honneur de travailler avec l’organisation britanniqueThe Museum of Everything en tant qu’assistant d’édition. L’activité duMuseum pourrait se résumer à la promotion d’artistes inconnus du grandpublic, quelque peu similaire à l’initiative de Jean Dubuffet, mais aveccomme particularité d’être un musée ambulant, investissant différentesstructures officielle telles la Tate Modern, le centre Garage à Moscou, laChalet Society à Paris. Le Museum travaille avec des artistes de renomméeinternationale, comme Peter Blake, pour collaborer dans la sélection deceux qui méritent une reconnaissance plus large que celle dont ilsprofitent actuellement. Artistes bruts, parias de la société, artistespopulaires locaux : tous se mélangent au sein d’expositions fortementscénographiées. En effet, le directeur général du Museum James Brett,ancien réalisateur, met en scène l’exposition comme un décor de cinéma,caractérisant ainsi ce qui fait l’essence de son travail comme art.D’expérience personnelle, il me paraît important de parler de la manièredont il procède afin d’organiser une exposition. Les artistes sélectionnéssont divisés en catégories de valeur A, B, C, D décrivant l’importance quel’artiste représente aux yeux des organisateurs. En vérité, c’est du goûtd’un seul homme, le directeur du Museum, que dépend l’ascension d’unartiste au rang de figure-clé de l’exposition ou de figurant tout à faitmineur. Cela pose le problème du pouvoir détenu par les personnes comme cedirecteur, le pouvoir de légitimer et de choisir. En accord, avec ce quenous avons décrit précédemment, il fait donc exercice d’une sélectionculturelle et d’une homologation par un label qu’il a lui-même créé. Ce

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label s’étant fait reconnaître en quelques années par son l’apparition dansdes lieux publics déjà reconnus, il représente une force bien supérieureque le goût d’une seule personne. C’est l’ascèse de la personne morale surla personne physique, sa prédominance quant à la crédibilité. Cependant, cequi nous intéresse particulièrement dans cet exemple, c’est que malgré unefaçade de jeune institution, toutes les décisions finales sont prises parune seule personne. De plus, les différents investisseurs qui financent lesprojets du Museum réclament parfois la disposition de telle ou telle œuvredans un emplacement spécifique de l’exposition, diluant l’autorité suprêmedu directeur. Ainsi, James Brett s’inscrit directement dans cette nouvellecatégorie de professionnels de l’art, qui se voient surimposés différentsrôles au sein d’une institution afin d’en contrôler les résultats par laforce du goût.

Alors que les rôles des juges pour la sélection culturelle se déclinentau pluriel, le marché de l’art s’impose lentement comme l’étalon dejugement des qualités esthétiques d’une œuvre. Ceux qui peuvent se payer leluxe de la promotion et de montée en enchère des œuvres en leur possessiondirigent les tendances de ce marché. On va prendre encore une fois unexemple dans le livre de M.Chalumeau à savoir le cas de Charles Saatchi66.Charles Saatchi commence à collectionner l’art à partir de l’âge de 26 ansen achetant une pièce de Sol LeWitt. À ce point de sa carrièreprofessionnelle, Saatchi a déjà monté une deuxième entreprise ets’apprêtait à entamer le développement d’un investissement, qui luipermettra de financer sa filiale Saatchi & Saatchi, agence publicitairedestinée à avoir un succès mondial. Ce n’est qu’en 1979 cependant queSaatchi décide de se lancer dans le collectionnisme, sachant que ce serapour lui une possible source de profit. Il visite la galerie de Mary Booneen 1979 pour l’exposition Schnabel, peintre alors encore inconnu du grandpublic. M.Chalumeau nous raconte l’événement en ces termes :

Charles Saatchi, qui a commencé à collectionner, voudrait jouer un rôle dans le mondede l’art : promouvoir un jeune artiste par exemple, mais tout en gagnant de l’argent à lamême occasion ; il envisage de s’intéresser à Julian Schnabel. Mary Boone comprendimmédiatement l’intérêt de cette vocation et organise une rencontre entre Saatchi et LeoCastelli. Sur les conseils de ce dernier, Saatchi signe un contrat avec le jeune peintre qui sedéclare prêt à accepter un deal : livrer plusieurs centaines de grands tableaux chaqueannée (il disposera d’assistants pour l’aider à assurer une telle production, achetéed’avance par le publicitaire pour prix forfaitaire). Dans une deuxième étape, toujoursguidée par Castelli, Saatchi fait des dons importants (des œuvres acquises en ventespubliques) à trois institutions ayant des départements d’art contemporain : leMetropolitan Museum de New York, la Tate Gallery et la Whitechapel Gallery à Londres.

66 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.83

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Ensuite Saatchi s’arrange pour faire exposer Schnabel dans les muséesauxquels il a fait une donation et très vite une émulation se crée autourdu travail du peintre. Sa côte monte de façon exponentielle et finit pardescendre aussi rapidement quand le publicitaire se désintéresse de lacontinuation du projet. Chalumeau finit par conclure :

Ainsi, au début des années 1980, les jeux sont faits : Charles Saatchi n’est que lepremier d’une longue liste de collectionneurs milliardaires qui vont faire la loi dans lesréseaux de ce que l’on commence à appeler l’art contemporain. Le pouvoir desinstitutions - musées et galeries – ne sera de plus en plus que celui d’accueillir desinitiatives venues d’ailleurs.

Cet avis peut paraître tranché, mais bien que les contre-exemples soientnombreux, le marché est aujourd’hui toujours dominé par le pouvoir del’investissement lié au pouvoir symbolique de la renommée. Sans aller dansl’extrême et affirmer que toutes les expositions et les initiatives dansl’art ont pour origine l’intérêt du gain pécuniaire, nous pouvons cependantavancer que les mécènes, les acheteurs, les collectionneurs ont bien unpouvoir réel quant au développement de l’histoire de la créationartistique. L’histoire de Schnabel est frappante, car toute l’émulationautour de son œuvre comme peintre n’était en fait qu’une constructioncalculée de son acheteur. Que penser de la valeur de cette œuvre pour lapostérité ? Son assise dans l’histoire de l’art du XXème siècle ? L’intérêtqu’elle a suscité était-il sincère ? On ne saurait répondre à la questionaujourd’hui, mais on peut cependant donner l’exemple d’une autre initiativede Saatchi qui a été couronnée de succès, l’exposition Sensation. RaymondeMoulin en parle en ces termes67 :

Une pluralité d’acteurs, dont Charles Saatchi, Christie’s, des marchands plus ou moins liésavec les artistes figurant dans l’exposition, des collectionneurs comme David Bowie et,enfin, les autorités britanniques du tourisme, ont figuré parmi les sponsors del’exposition « Sensation », présentée au Museum of Art de Brooklyn à l’automne 1999. Lescandale qui suivit cette exposition a entrainé l’escalade des notoriétés et des prix.

Dans cet exemple, tout comme dans celui de Schnabel, l’autorité deSaatchi est transparente, démontrant ainsi que dans les deux cas que nousavons considérés, la renommée a été une récompense calculée. Cette tendanceà fabriquer la reconnaissance nous fait évidemment douter de lalégitimation en tant qu’idée et en tant que pratique. La critique d’artparaît être un faire-valoir plus qu’une voix indépendante, faisant éloge oucondamnant sévèrement en fonction de la direction que l’acheteur voudraimprimer à l’opinion publique. Il est cependant dangereux de généraliser de

67 R.Moulin, op.cit., p.54

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cette manière, alors portons nos remarques précédentes sur l’exemple quenous avions donné.

Charles Saatchi n’est qu’un acteur spécifique parmi un nombre croissantd’autres ; il n’est que le paradigme le plus visible de l’influence directed’un investisseur dans l’histoire d’une œuvre. À la vue de ce fait, donnerune description de la vie et de l’œuvre d’un artiste ne pourra désormaisplus se faire sans donner le détail de son ascension au statut culturel surlequel il se tient de pied ferme. L’analyse de l’œuvre ne peut plus sepasser du récit du contexte culturel qui l’a généré, contexte regroupantles contacts directs ou indirects qui ont permis l’ascension d’un travailau rang d’ « art ».

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Atlas des politiques de promotion

Jusqu’à présent, nous avons mentionné l’importance pour le contexte d’untravail artistique de l’existence de personnalités satellites, qui formentet informent les conditions de travail des artistes dont ils se sont donnésla charge. Les commissaires d’exposition, les collectionneurs privés, lesgaleries : tous partagent le point commun d’agir à but privé. Une autrecatégorie d’acteurs mérite d’être soulignée à présent, les institutionspubliques. L’introduction de leur rôle ne se fera pas cependant de manièreexhaustive, car les ouvrages sont nombreux à ce sujet et la liste desinstitutions publiques ayant une importance dans le système du marché del’art aujourd’hui n’est point intéressante à établir pour notre recherche.On va s’attarder à décrire ce qui fait le rôle spécifique d’uneinstitution, que ce soit un musée, une fondation d’art (publique ouprivée), une collection publique ou un centre d’art. R.Moulin fait note dela manière dont les institutions s’inscrivent dans le paysage de l’artcontemporain en ces mots68 :

Les musées d’art contemporain sont, par l’aura du lieu et l’expertise du conservateur,l’instance majeure de validation de l’art. Le rôle contextuel, écologique et institutionneldu musée de l’art contemporain a souvent été souligné. Nombre de créations, conçues àl’origine pour contester l’art, le marché et le musée, exigent, pour être comprises dans lacomplexité de leur intention, voire pour être perçues comme art, l’accompagnement ducommentaire critique et l’effet séparateur du musée. Ce dernier trace la frontière entre cequi est de l’art et ce qui ne l’est pas, ou pas encore.

Parallèlement, on retrouve cette citation de Thierry de Duve69, à propos deMarcel Broodthaers :

Non seulement il a compris que le geste de Duchamp avec le ready-made avait été deréduire l’œuvre d’art à la phrase qui la consacre, et que cette phrase, ce n’est pas l’artistequi possède l’autorité de la prononcer mais bien le présentateur officiel.

68 R.Moulin, op.cit., p.3769 J.L.Chalumeau, op.cit. , p.139

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Sans doute, ces deux extraits ne transmettent pas la complexité de lafonction muséale ni dans notre société, ni dans l’écosystème global quientoure l’artiste. Mais ils s’attirent le mérite d’être clairs sur le pointprécis qui nous intéresse : la sélection culturelle est-elle faite auxdépends ou dans le bénéfice de l’artiste ? La chaîne entière de lavalidation institutionnelle est l’histoire d’un scandale pour l’œuvre, carcette dernière devient objet d’échange avant tout, objet utilitaire àl’artiste pour la continuation de sa pratique. Intégrer les murs d’unmusée, c’est être élevé au rang d’artiste national et ainsi contribuer aubusiness de ses bienfaiteurs. Certainement, au temps de Duchamp ou mêmeBroodthaers, procéder à l’auto-certification de son œuvre, c’est mettre uncoup de couteau dans le décor en toc de l’officiel, mais dans le contextedu système d’économie culturelle en place aujourd’hui, ce n’est que réussirà parcourir la longe chaîne de rencontres forcées menant au succès desapparences. La qualité première qui est exigée des étudiants sortants desécoles d’art, c’est la connaissance des stratégies de communication et lagestion de leur travail naissant. Savoir comment présenter son travailparaît être une faculté prépondérante dans l’accès à une premièreexposition. Bien que ce phénomène n’est point nouveau, aujourd’hui il faitle gros sel de l’apprentissage du métier, désormais catégorisé au PôleEmploi, d’artiste-plasticien. Une critique institutionnelle internationaleétablie par des artistes connait de nos jours un accroissement depopularité, bien qu’étant principalement composée d’individus non relatéssur le plan personnel et professionnel70. Le souci de cette critique, c’estque pour être reconnue et avoir un capital de visibilité maximal, elle doitrecourir à l’aide institutionnelle. On voit se dégager le rôle principaldes musées et émules de la sorte : donner la plus grande visibilitépossible à des œuvres déjà légitimées. En effet, la revente d’œuvres d’artn’étant pas le moyen de survivance de ces organisations (elles vivent de lavente de tickets, produits dérivés ou simplement d’une aide gouvernementalereprésentée par l’obsolète 1% artistique dans le budget annuel de laculture), elles ne sont pas tenus de rendre des comptes. Elles existent entant qu’outils de communication officiels entre le monde de l’art,dynamique, obscur et cloisonné, et le grand public, disposant d’un temps etd’un intérêt limités pour la culture de l’art contemporain. Dans cetteperspective, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans le détail dufonctionnement administratif des musées, car c’est un sujet dont lalongueur dépasserait les frontières de ce mémoire. En revanche, on peutdorénavant se tourner vers les autres faces de l’activitéinstitutionnelle : les fondations.

Qu’elles aient un but philanthropique ou promotionnel, les fondationsagissent toujours avec l’apparence du désintéressement. Elles assurent une

70 Collectif, Institutional critique : an anthology of artists’ writings, éd. MIT Press, 2011

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aide financière ou logistique aux artistes dont elles croient l’importancenégligée, procédant ainsi à un niveau tout à fait différent desinstitutions étatiques. Obéissant à la nature privée de sa structureadministrative, les activités des fondations ne sont pas publiées au grandjour, publicisés et critiqués. Certes, certaines fondations peuvent sepermettre l’exposition de leurs acquisitions, mais c’est l’indicateur leplus efficace de leurs intérêts véritables. En effet, de nombreusesfondations pour les arts sont un refuge pour les investisseurs fortunés enquête de rédemption médiatique. Pour exemple, la fondation Prohorov71 estfondée par l’homme le plus riche de Russie : Mihail Prohorov. Le butaffiché, officiel de l’organisation étant de promouvoir les artistes russeslocaux, perdus dans les régions les moins riches en institutionsartistiques du pays. Ils financent aussi des projets de théâtre ainsi quedes workshops avec personnalités du milieu artistique russe. La réalité estplus discutable : la directrice de la fondation n’est autre que la sœur deProhorov, qui, malgré l’apparent bagage universitaire, contribueprincipalement à la représentation de son frère. Polir son image médiatiqued’oligarche est le but premier de la fondation, car Mihail n’a que très peud’intérêt envers l’art, préférant s’adonner au football.

Bien qu’il s’agisse d’un exemple isolé, car il est caractéristique desstratégies d’image publique dans la Russie contemporaine, le rôle desfondations est souvent très différent de ce que l’on voit de premier abord.Prenons l’exemple de la Fondation Maeght, pour une approche différente durôle des institutions privées. « Inaugurée par André Malraux », reconnued’utilité publique, la fondation n’en finit pas de cumuler les distinctionset les titres. Mais quel a été son but primaire ? Exposer la trèsimportante collection d’art moderne, accumulée par la Galerie Maeght. Commenous avons observé précédemment, la collection est une activité de prestigeet d’intimité, rarement exposée au grand public. Cependant, avec desmarchands comme Maeght, Pinault, Guggenheim, le collectionnisme est devenuune démonstration de richesse extraordinaire, d’une influence d’autoritéimposante. Ouvrir sa collection au public n’a rien d’anodin : c’est lemoyen le plus sûr de faire de son nom une institution. Le rôle de lastructure « fondation » s’adapte à merveille à ce but et légitime ad vitamaeternam l’héritage d’une fortune extraordinaire. De plus, quand c’est leministre de la Culture en personne qui vient couper le ruban rouge, leprocessus d’officialisation est complet. Fondation Maeght, FondationCartier, etc…toutes portent les noms de fortunes faites culture,sacralisant l’investissement dans l’art par-delà l’aspect prosaïque. Ainsi,savoir acheter, c’est fabriquer une culture.

71 Si c’est cette fondation en particulier qui est mentionnée ici, c’est parce que j’ai eu l’honneur de travailler pour eux en 2009

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Nous avons à présent considéré toutes les catégories d’acteurs impliquésdans la construction de la culture, défini leurs rôles historiquement, etidentifié l’impact qu’ils ont pu avoir sur l’activité artistique de leurtemps. Ce serait énoncer un truisme que de dire que l’art n’est pas qu’uneaffaire d’artistes, mais du moins on possède la justification d’un telavis. On pourrait écrire le double de ces pages afin de faire la liste deceux qui possèdent le pouvoir de faire la sélection culturelle, mais on secontentera de laisser cela à d’autres, nous intéressant ici aux systèmesplutôt qu’aux visages. Ces points étant discutés, nous avons le loisir dansce qui suit de nous tourner vers une brève analyse quelque peu théorique dela visibilité en tant que concept et de la sélection culturelle en tant quefait. Nous prendrons appui sur les informations historiques etsociologiques que nous avons récolté au cours de notre recherche afind’essayer de circonscrire l’étendue de l’enjeu de la visibilité pour lesartistes en général. D’après ce que nous avons conclu dans les pagesprécédentes, l’histoire de l’art n’a pas été écrite par des artistes, maispar la collaboration égale ou inégale entre l’artiste et son écosystèmeculturel. Le statut de la création contemporaine semble s’être inscrit dansle réseau plus large de la concurrence entre les différentes formesculturelles. C’est bien dans un monde capitaliste, encourageantl’initiative personnelle dans l’optique du profit, que se construitaujourd’hui le profil de l’artiste-plasticien.

Quand l’investissement devient forme

We want to think about the art of money-making. […] Money has lost its narrativequality the way painting did once upon a time. Money is talking to itself. […] Property is

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no longer about power, personality or command. It’s not about vulgar display or tastefuldisplay. Because it has no longer weight or shape. The only thing that matter is the priceyou pay. […] You paid the money for the number itself. One hundred and four million.This is what you bought. And it’s worth it. The number justifies itself.72

Dans cet extrait, le nouvelliste Don DeLillo faire parler la conseillèreen théorie économique du golden boy milliardaire habitant dans salimousine. L’achat dont elle parle, c’est celui d’un tableau de Rothko etle personnage principal, Eric, s’empresse de lui annoncer qu’il veutacheter la totalité de la chapelle Rothko. Le prix des œuvres consacréesn’a jamais atteint des hauteurs aussi vertigineuses que dans les 30dernières années. Peut-être, l’analyste d’Eric a-t-elle raison et c’estdéjà une époque où ce qui importe, ce n’est plus l’objet, mais son prix.« Money makes time. » affirme sa voix somme toute virtuelle. Si c’est biendans une époque d’inversement des valeurs établies que l’on vitaujourd’hui, le marché de l’art et la création contemporaine doivents’adapter et même diriger ce mouvement. Or c’est ce que l’on constate dansla part la plus fortunée du marché des valeurs esthétiques. Le succès desartistes comme Jeff Koons, Damien Hirst, Gerhard Richter, Zeng Fanzi etChristopher Wool est dû non seulement à leur présence dans les musées lesplus influents au monde, mais aussi à l’autorité du chiffre des enchèressur leurs œuvres. Acheter le chiffre, c’est bien ce qui semble se produiredans les salles de Sotheby’s, où l’argent est presque  palpable dans l’air.Quelle différence entre payer 99 ou 100 millions ? Les artistes n’ontd’autre choix que de jouer aussi sur ces chiffres, sur la volatilité del’opinion et la manipulation de la fixation de la valeur d’échange.« Making money is art, and working is art and good business is the best art. » déclarait Warholdans son livre « The philosophy of Andy Warhol » (1975), comprenant déjà que lesrègles du jeu avaient changé. Ces conditions nouvelles changentradicalement le statut de l’artiste. À travers les époques, on a pu lerapprocher du salarié, de l’intellectuel, de l’auto-entrepreneur, maisaujourd’hui, on le placerait proche d’un modèle de chef d’entreprise, demanager créatif.

Maintes catégories de critiques vont aller contre les constats que noustirons ici. Les critiques humanistes vont mettre en avant l’inaliénabilitéde la volonté artistique, les pragmatiques diront que les choses sontencore plus simples que cela : l’artiste serait à la botte desinvestisseurs, les sceptiques trouveraient à y redire le côté généralisantdu propos et inviteront à une considération plus relative des choses.Toutes sont bien entendu acceptables, mais on ne sait toujours pas bienquoi faire de la masse importante de jeunes artistes, sortant des écolesd’art du monde entier et tapant à la porte des acteurs de la promotionartistique, qu’ils soient les galeries start-up, les résidences ou les72 Don DeLillo, Cosmopolis, p.77-78, éd. Picador, 2003

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appels à projets. Leur dira-t-on que somme toute, le paysage de l’artcontemporain est grisé par la diversité des approches possibles ? Feignantun semblant d’égalité des chances ? Le constat est pourtant évident, sansappel et sonne comme un truisme horrible d’écrivain d’articlesd’orientation scolaire : il y a plus d’appelés que d’élus. Sur cedéséquilibre de la demande et de l’offre est basée la sélection culturelledont on va faire la description plus détaillée.

Le concept de base que l’on voudrait discuter ici, à l’appui des donnéeshistoriques recueillies précédemment, est celui de visibilité. NatalieHeinich a consacré un volumineux ouvrage en 201273 sur la question de lavisibilité en régime médiatique, c’est-à-dire sur les mécaniques de larenommée au sein d’une société où les médias ont un grand impact sur laperception des individus. Elle se rapporte aux mots du sociologue italienAndrea Brighenti pour asseoir la base de sa recherche74:

[…] la visibilité de type « médiatique », par laquelle « les sujets sont isolés de leur contexte originel etprojetés dans un autre contexte doté de sa logique et de ses règles spécifiques ».

Heinich mentionne plus loin les travaux de Camiel Van Winkel, notammentavec « The Regime of Visibility » publié en 2005, mais après s’être rapporté autexte, la problématique du critique d’art néerlandais semble êtredifférente de la nôtre. En effet, ce dernier prend le concept de visibilitéau pied de la lettre, en décrivant la nécessité des cultures du visuel entant qu’opposées au conceptualisme. Ce qui nous intéresse à notre tour, cen’est pas ce dont parle Heinich en qualifiant l’ère de la visibilité(reconnaissance visuelle) en tant qu’opposée à la renommée (reconnaissancedu nom) « fabrication technique de l’ubiquité à grande échelle ». Nous sommes plusintéressés par le choix opéré par ceux qui avaient entre les mains l’offreartistique d’une époque donnée et en ont extrait la substance la plusparticulièrement spécifique. L’histoire n’est pas une science du hasard ;si les événements se sont déroulés d’une certaine façon plutôt que d’uneautre, il devait y avoir une raison. La visibilité en tant qu’exposition,échange et promotion du travail de l’artiste est ce qui nous concerne leplus directement. Cette visibilité a été conditionnée par des facteurséconomiques, sociologiques, culturels et enfin politiques. Ces multiplesfacettes reflètent la complexité intrinsèque du concept, le point centralétant les aléas du choix.

Nous avons observé que depuis que l’activité artistique est mentionnéeen tant que métier spécifique, elle est conditionnée par l’accès desartistes à une notoriété suffisante pour voir affluer un nombre decommandes croissant, permettant au créateur de subsister et de continuer sapratique. Cette concurrence en apparence loyale recèle un problème d’ordre73 Natalie Heinich, De la visibilité ; Excellence et singularité en régime médiatique, éd. Gallimard, 201274 N.Heinich, op.cit. , p.24

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politique : comment donner assez de travail à une population de créateursen surnombre ? En effet, la nature exclusive de la technicité requise pourêtre reconnu en tant qu’artiste faisait une partie de la sélection pourl’accès à la visibilité. Les œuvres visibles sur le marché devaientcomporter un certain nombre de prérequis : incorporer des figurer humaines,préférablement rendre hommage à un dieu et finalement démontrer unemaîtrise incomparable de l’outil technique. Comme nous l’avons montré, cesconditions ont régulé une grande partie de l’histoire de l’art, mais ellesont été appelées à changer, car le contexte politique a modifié, avec letemps, la nature de la demande. La visibilité serait donc un concept quidépend du temps de son énonciation et fixe un certain ensemble de critèresqui rendent l’accès à l’art limité à une élite choisie. On aurait tort delier de façon hâtive la visibilité à la possibilité de montrer le fruit deson labeur artistique à autrui ; une sculpture achetée par un marchand grecà un artiste à Athènes en 1500 avant J.C., même si elle ne serait pasexposée par l’artiste lui-même au regard d’un large public, profiterait del’influence de l’acheteur pour s’attirer d’autres commandes. Que lavisibilité soit privée ou publique, il s’agit bien du même phénomène quirégit l’accès de producteur à la survie financière et la permission socialede continuer à créer. En tant que tel, ce concept est différent del’approche de Natalie Heinich, qui voit dans la visibilité l’image d’unvisage ayant conquis un support plus ou moins durable. Son analyse restetout à fait pertinente pour notre cas, quand il s’agit de considérerl’évolution des artistes dans la sphère sociale qui naît au contact directavec l’élite déjà parvenue à un « capital de visibilité »75 conséquent. Lalutte dans le milieu artistique ne se fait pas entre les classes, comme ledécrivait si finement Bourdieu dans « La distinction », mais entre le marché etl’individu. On pourrait qualifier les acheteurs de classe bourgeoise aiséeou même, dans certains cas, de classe aristocratique, mais on perdraitalors ce qui fait la spécificité de la lutte pour la reconnaissance. Cettedernière, comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, ce fait sur labase de l’accès à la visibilité la plus large à travers le filtre d’unesévère sélection culturelle.

La sélection culturelle est étroitement liée au concept de visibilité,car elle préside comme condition d’acceptation préalable. Nous avonsabondamment utilisé ce terme tout au long du mémoire afin de montrerl’utilité de son existence. Cela permet de qualifier tout un processuscomplexe de décisions qui ont parfois lieu entre différentes personnes d’unjury, mais dont le résultat se manifeste comme un verdict inébranlable. Leparallèle avec les théories darwinistes peut prêter à sourire, mais lefonctionnement de l’homonyme culturel est étrangement similaire. Commençonspar noter, que, manifestement, ce qui donne à la sélection culturelle son

75 N.Heinich, op.cit. , p.51

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existence en tant que concept est le goût. La théorie du goût et sarelation avec notre matière est une discussion appart, que l’on aura leplaisir de mener dans un futur texte. Mais pour le moment, considérons quela sélection culturelle est une extension du concept du goût, car ellepermet de penser les phénomènes comme les jugements collectifs et de placerles jugements esthétiques a priori dans la catégorie de la normativitéjuridique (qui sera de traitée dans un texte futur également). Le terme desélection culturelle offre aussi plus de flexibilité sémantique, car ildispose d’une dimension politique qui manque au concept de goût, pardéfinition objet de qualités personnelles.

Enfin, nous avons effleuré la problématique que pose la globalisation dumarché de l’art contemporain, l’extension de la culture vers une plateformede communication globale et la difficulté d’assumer le rôle de lareprésentativité nationale. Raymonde Moulin parle du phénomène en cestermes76:

Si le mode de constitution des valeurs, à la charnière du champ artistique et du marché,semble bien résister à l’ampleur des transformations artistiques et économiques, il n’endemeure pas moins que les coûts de production entrainés par la mondialisation et lescoûts de production exigés par les nouveaux supports appellent une concentrationfinancière qui accroit le poids des instances économiques dominantes.

[…]La fonction du marchand d’art contemporain évolue de l’intermédiation à laproduction.

Cette conclusion vient trouver notre recherche de façon tout à faitheureuse, car elle appuie le pressentiment qui parcourt notre texte. C’estle pressentiment de l’implication non négligeable et croissante du contextede création de l’œuvre dans l’œuvre elle-même, pénétrant son sujet, sonexécution et son but, de sa mimique historique. N’enlevant en rien lemérite du travail de l’artiste, la présence de plus en plus prononcée ducontexte comme producteur, comme médium de travail, conduirait logiquementvers un isolement de l’activité à l’intérieur d’une bulle sémantique, nelaissant entrer que les initiés et les experts. Cependant, prenant latangente du sensationalisme et du pop art, les artistes contemporainsvivent, pour la plupart, très bien cette affiliation de l’intérêt financieret de la volonté d’innover. Le nom de l’artiste devient de plus en plus unlabel, qui tient sous son aile une micro-entreprise, employant desassistants et créant une émulation vive autour de leur travail. Peut-être,la profession artistique se dirige de plus en plus avec certitude vers lemodèle général de l’entreprise, rejoignant ainsi les structures connues ducinéma.

76 R.Moulin, op.cit., p.134-135

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L’identité de ceux qui travaillent derrière les noms des artistes, deceux qui permettent l’existence d’une œuvre dans la forme qu’on luiconnaît, est cette part d’information asymétrique dont parle R.Moulin,quand elle mentionne que « Cette information incomplète, qui n’est pas identiquementpartagée par tous ou accessible à tous, autorise de multiples manipulations stratégiques, hautementsymboliques, qui contribuent à la spécificité des marchés artistiques. ». Les manipulationsmonétaires, les arrangements forfaitaires, les termes d’une représentationen galerie – tous n’ont pas vocation à être révélés au public et sontdestinés à rester à la discrétion des contractants. Pourtant, comme nousvenons de le remarquer, l’impact de ces arrangements peut parfois éclairersur la nature d’une vente, d’une œuvre ou d’une situation personnelle. Quelregret que les artistes florentins n’aient pas couché par écrit les termesexacts de leurs obligations envers leurs mécènes ! On pourrait alors voiravec précision d’où venait l’impulsion première de certains grands tableauxde commande et tracer l’histoire de l’influence du commanditaire surl’artiste. Malheureusement, cette information n’est point révélée, car elleappartient au domaine de la vie privée. Ce qui est gardé aussi secrètementà travers les siècles doit nécessairement avoir une valeur. L’informationasymétrique entre les acteurs du monde de l’art et leur public est uneconvention, qui entraine la spéculation financière et critique. Avoiraccès à une documentation transcrite des relations entre les artistes etleur environnement médiatique paraît aujourd’hui être une requêteraisonnable.

Le mécénat était en premier lieu pratiqué par les princesses ouoccasionnellement les princes qui appartenaient à une élite aristocratiquedésœuvrée. Les femmes des suzerains n’avaient alors pas la charge deresponsabilités lourdes, ce qui les positionnait de manièreparticulièrement favorable à la considération d’objets de grandes qualitésvisuelles et conclure l’achat de pièces autrement trop onéreuses pour lesimple passant. S’ensuivit la flamboyante période de la Renaissanceflorentine, durant laquelle, la famille des Médicis a pris contrôle de lascène artistique et aida au développement d’une nouvelle culture. Lesbanquiers, hommes d’affaires, proches du pouvoir ont tous été investi dansl’aide solennelle aux artistes de leur temps. À Rome, pendant l’époquebaroque, les expositions commençaient à apparaître et avec elles, unenouvelle classe d’investisseurs : les bourgeois. La France du XVIIIèmesiècle a, quant à elle, vu fleurir un mécénat de cour et dépendre del’Académie des Beaux-Arts afin de réguler le marché de l’art. Forts de larécente révolution de 1789, les Français décident de réformer leursinstitutions pour qu’elles soient plus représentatives du peuple, au lieude s’appuyer sur un système de privilèges. Cette initiative, bien qu’ellerende l’accès à la propriété d’œuvres à des acheteurs non titrés,diversifie aussi l’offre et la demande en art. L’art devenant alors uncommerce plus commun, les frontières de l’échange d’œuvres s’ouvrent à

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l’international. Vendre un tableau à un client localisé dans un paysdifférent, ce n’est pas faire qu’un échange monétaire, mais aussi unéchange culturel. C’est ce qui fait la spécificité du marché de l’art alorsnaissant à la fin du XIXème siècle. Le concept de la Biennale de Venise amis fin au cloisonnement des expositions de tableaux exclusivement dansles limites nationales et a permis de penser l’art d’une manière nouvelle.Les mouvements artistiques du début du XXème siècle sont empreints de cechangement : bien que Paris reste la capitale culturelle, les idéesnovatrices se développent désormais partout. Les marchands d’art ne fontdésormais plus partie de l’élite sociale, mais se révèlent être desinvestisseurs et des spéculateurs réguliers, semblables aux ceux d’autresmétiers. Le succès des galeries françaises et américaines consacrent cemode de vente comme un acteur culturel, ce qui change profondément lafonction de la critique d’art et le rôle des institutions. La capitalemondiale de la culture se déplaçant à New York, c’est un système nouveauqui naît à partir des années 60 : le marché d’art international, alimentépar la conscience accrue des pays en tant que unités d’une planèteglobalisée. Le marché de l’art en tant que tel devient une entité appart,traversant les frontières et étant la source de la subsistance matérielledes artistes. Dans ce complexe, il devient ardu d’établir une catégoriesocio-professionnelle propre aux acteurs de la promotion, car duconservateur de musée au collectionneur en passant par le commissaire, lespectre est trop large et changeant en fonction du pays d’application pourtenter une généralisation.

D’après ce bref aperçu historique, il est certes malaisé de dire àquelle classe socio-professionnelle appartiennent chacun des acteurs de lapromotion. Ils disposent chacun d’une part de responsabilité dansl’ascension d’un artiste à la reconnaissance, rendant la particularitéattachée à chacun leurs pouvoirs la marque de leur classe. On peutqualifier cela de division inégale du pouvoir de légitimation. Pourtant, l’existencedu rattachement à ce pouvoir de légitimer procure ultimement unprivilège tenant lieu de capital: la valeur du jugement. On ne sait trop sil’on peut placer ce type capital dans la catégorie du capital symbolique oucelle du capital économique, car les bénéfices peuvent se présenter sousforme de reconnaissance du mécène ou promoteur et en même temps rapporterune valeur ajoutée à la revente. Relier les acteurs est cependant possiblepar la nature de la légitimation en tant que privilège. Pierre Bourdieuaffirme dans ses entretiens avec Hans Haacke77:

Le mécénat est une forme subtile de domination qui agit grâce au fait qu’elle n’est pasperçue comme telle. Toutes les formes de domination symbolique s’exercent sur la basede la méconnaissance ; c’est-à-dire avec la complicité de ceux qui les subissent.

77 P.Bourdieu, Libre-échange, éd. Les Presses du Réel, 1993, p.60

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Suivant la logique de la pensée bourdivine, on serait enclins àcatégoriser la totalité des acteurs du marché de l’art dans la tranchedominante des classes sociales. La domination se manifeste par l’octroid’un privilège du choix au sein l’offre artistique qui se comporte alorscomme définie par l’autorité légitimatrice. Bourdieu va plus loin dans Ladistinction (1979)78 :

En effet, dans le cas au moins de la production de biens culturels, le rapport entre l’offreet la demande revêt une forme particulière, l’offre exerçant toujours un effet d’impositionsymbolique : un produit culturel, tableau d’avant-garde, programme politique ou journald’opinion, est un goût constitué, un goût qui a été porté de la semi-existence vague duvécu à demi formulé ou informulé, du désir implicite, voire inconscient, à la pleine réalitédu produit achevé, par un travail d’objectivation incombant presque toujours, en l’étatactuel, à des professionnels ; par là, il enferme la force de licitation, de légitimation et derenforcement que détient toujours l’objectivation, surtout, comme c’est le cas, lorsque lalogique des homologies structurales l’assigne à un groupe prestigieux et qu’il fonctionnealors comme autorité qui autorise et renforce les dispositions en leur donnant uneréalisation collectivement reconnue.

L’ « objectivation » telle que la qualifie Bourdieu présupposel’existence de ce qu’on avait décrit précédemment comme visibilité.Bourdieu place l’œuvre en dehors du contexte de sa monstration et bienqu’il la qualifie de « produit culturel » à juste titre, il inclut dans saproduction, dans l’ « offre », une catégorie pour le moins floue deproducteurs. Il ne fait pas la distinction entre les différents acteurs dela classe dominante, qui imposent le goût hérité au goût populaire, alorsque manifestement les artistes ne sont pas les seuls à créer l’offreculturelle. L’ouvrage est paru en 1979, l’année même où Saatchi a achetéles œuvres de Julian Schnabel à la galerie Mary Boone. De manière quelquepeu évasive, il écrit que l’objet d’objectivation est le travail de« professionnels », sans dire de quels professionnels est-il question. Laformulation bourdivine reste une référence en la matière et la conclusionde l’autorité gagnée par l’effet d’assignation statuaire des groupesprestigieux objectivant le produit est tout à fait en accord avec larecherche que nous avons mené jusqu’ici.

Supposant que les professionnels de la légitimation se recrutent danstoute la variété de la classe dominante, la classe dominée par latélévision, la publicité et l’offre culturelle proposée, ne semblent pasdifférer dans l’accès à l’information des classes d’élites. On peutcommenter, que bien que la production de l’offre est due à un ensemblehétéroclite d’individus de la classe dominante, la réception du produitobjectivé est la même pour toutes les classes, dépendamment de ladistinction par le goût. Les classes intellectuelles, bourgeoises,

78 P.Bourdieu, La distinction ,éd.Minuit, 1979, p.256

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aristocratiques, le haut de la classe moyenne, sont toutes égalementsensibles à l’information de masse et bien qu’ils soient plus enclins àdonner leur ascendant à des produits filtrés par le goût de classe lescaractérisant, ils sont néanmoins exposés à la réception de produitslégitimés par d’autres membres de leur classe. Dans cette logique, lesdominants sont dominés par l’autorité concurrente d’autres dominants. Lalutte sociale au sein de l’entreprise d’ « objectivation », ce qui revientà dire acceptation sociale, n’est pas une lutte des classes, mais une lutteinterne à la classe dominante. Combinant les aspects symbolique etéconomique, la lutte pour la légitimation a pour essence l’éventail desnécessités allant de la survie socio-professionnelle des artistes à lamontée vers la conservation historique d’une œuvre en passant parl’obtention d’une plus-value à la revente spéculative sur le marché. Ladifficulté du phénomène vient de l’intrication de toutes ces nécessités ausein d’un seul objet ou projet artistique, car sa place sur le marché del’art économique ainsi que sur le marché des valeurs esthétiques estappelée à évoluer. À ce propos, Raymonde Moulin affirme79:

Moins évidente et plus subtile que sur le marché de l’art contemporain, la collaborationentre acteurs culturels et acteurs économiques contribue au renouvellement des valeurs.Les uns et les autres produisent des signaux qui concourent à la réapparition d’une école,d’un style, d’un genre ou d’un peintre.

Le renouvellement des valeurs est l’épine dorsale de la lutte pour lalégitimation, car c’est le principal moteur du dynamisme du marché. Lavisibilité des artistes se développe donc dans le temps en fonction desbesoins du marché, qui sélectionne de manière non arbitraire les parvenusles plus à mêmes de correspondre à la clientèle. Comme dans tous lesdomaines industriels, l’offre s’adapte à la demande ou crée une nouvelledemande. Quelque soient le cas, sur le marché de l’art, la demande ne peutse créer qu’en ayant les acheteurs et les mécènes comme cible, en aucunmanière le grand public. L’art étant une activité élitiste, la demande dupublic allant aux musées se dirigera toujours vers les grands nomsconsacrés. Les nouveaux venus dans le monde contemporain se voient mis enrapport avec les experts du marché au lieu de spectateurs lambda.

Il semblerait que l’on aborde un point important : les artistes voientcomme premiers interlocuteurs, aux mains desquels ils placent le destin deleur avenir financier, les acteurs qui participent à la croissance possiblede leur renommée. Prenons comme exemple la naissance de l’art del’installation. Ce « médium » n’aurait jamais pu voir le jour si le travaildes artistes n’était pas à ce point lié à l’institution, dontl’installation fait clairement la critique. Produire des travauxspécifiques à l’emplacement, et parfois au contexte politique et social, a

79 R.Moulin, op.cit., p.20

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posé la question de la revente et de la spéculation de telles œuvres. Ilexiste aujourd’hui des nouvelles techniques de conservation qui contournentle problème (écriture de protocoles visant à reformer la pièce en unelocation différente), mais le fait est que les artistes ont toujoursquestionné par leur travail le contexte de leurs créations. Bien que cesoit un mouvement tout à fait légitime vers l’originalité, on peutdésormais clairement affirmer que les artistes n’ont jamais travaillé sansêtre profondément influencés, jusqu’aux plus moindres détails de leurstravaux, par l’économie artistique qui les faisait vivre.

Nous prendrons ce constat comme définitif. La description de l’économieartistique que nous avons tenté de démontrer dans ces pages témoigne del’état du statut d’artiste-plasticien dans la société actuelle. Partessentielle de la fabrication d’une œuvre historique, il ne devraitdésormais plus être mentionné de façon séparée de son écosystème, de son« équipe », qu’il soit dominant ou dominé. L’œuvre d’art historique,véritable est une construction sociale, économique et créative, qui ne peutnaître que dans une « collaboration étroite et intelligente » de l’artisteavec son environnement. Le nom du créateur n’est que le drapeau deralliement de ses différentes influences.

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Conclusion

Nous avons foulé les centenaires d’une légèreté d’airain, d’unedésinvolture qui révoltera les historiens les plus consciencieux. Nousavons volontairement omis nombre de détails, de faits, de nuances au profitde la recherche quelque peu désespérée de systèmes, de constantes, maisaussi de variables. L’ensemble de ce mémoire pourra certainement être taxéd’imprécision, mais sera difficilement attaquable du côté de l’intention.Même si l’interrogation initiale « Étant donné que le nombre de artistessurpasse largement le nombre de places disponibles dans les musées, sur lesmurs des galeries ou dans les entrepôts des collectionneurs, comment lasélection se fait-elle ? Et par qui ? » semble avoir été insuffisammenttraitée et la réponse du moins partiellement esquissée, la légitimité de lamotivation pour établir cette problématique semble acquise.

Nous avons parcouru un spectre varié d’époques et sélectionné pour lebesoin de notre recherche le matériel historique nécessaire. Par la suitenous avons complété ce corpus par la description plus libre des rôlesattribués aux acteurs du marché global de l’art contemporain, tel qu’il seprésente aujourd’hui. En fin de compte, nous avons jugé nécessaired’introduire une réflexion sur la sociologie des classes possédant leprivilège de choisir parmi l’offre brute d’artistes légitimés, de ceux enphase de légitimation ou de nouveaux venus, tout en utilisant lesinformations alors à notre disposition.

Comme toute recherche, cette réflexion nous ouvre la voie à d’autresinterrogations. L’une d’elle est particulièrement fructueuse à cause del’histoire intellectuelle dont elle hérite. Supposant que certaines

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personnes aient, en effet, un pouvoir symbolique et économique assez étendupour imposer aux artistes une influence sur leur propre travail, ainsi quemodifier la nature profonde de ce travail, en le déplaçant dans un lieud’exposition choisi pour des raisons autres qu’artistiques, quelle est laraison derrière la spécificité de leurs choix ? Quels sont les critèresd’évaluation qu’ils ou elles utilisent pour définir la correspondance dutravail avec leurs aspirations, leurs envies et leurs goûts ? Bien quePierre Bourdieu a traité la question de manière, à peu de nuances près,exhaustive sur le plan sociologique, des doutes subsistent encore sur leplan logique. Quelle inférence est en œuvre afin de pencher vers une œuvreplutôt qu’une autre ? Existe-t-il des normes, des standardisations deschoix, autres que des paramètres de classe ?

Seconde catégorie de doutes : le système dont on a hérité du XXèmesiècle est-il égalitaire ? Concourt-il au bonheur social de ses acteurs ?Quelle réponse apporte le système juridique français, et puisinternational, pour garantir l’égalité des droits et de la subsistance desartistes ? Y parvient-il ? Nous espérons pouvoir traiter de ces questionsdans un futur texte, en ayant l’entière conviction de ne pouvoir yrépondre. Dans certaines matières, le chemin importe plus que ladestination.

Outre l’hommage que l’on puisse apporter aux grands écrivains mentionnésdans ces pages, la meilleure de façons de conclure est de remercier lafamille, les amis et les professeurs qui ont aidé l’écriture de ce texte àquelqu’un qui se trouve précisément dans la situation décriteprécédemment : confronter ces regards qui jugent.

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