+ All Categories
Home > Documents > Le vocabulaire de la deixis dans la tradition grammaticale tamoule

Le vocabulaire de la deixis dans la tradition grammaticale tamoule

Date post: 08-Jan-2023
Category:
Upload: univ-paris-diderot
View: 0 times
Download: 0 times
Share this document with a friend
17
Jean-Luc Chevillard Le vocabulaire de la deixis dans la tradition grammaticale tamoule In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 20, fascicule 1, 1998. Les Grammaires Indiennes. pp. 77-92. Résumé RÉSUMÉ : La tradition grammaticale ta- moule utilise le terme cuttu pour désigner trois particules démonstratives (a-, i- & u-), qui sont clitiques antéposées, et qui permettent à la langue tamoule d'effectuer une tripartition de l'espace en « distant », « proche » et « intermédiaire (?) ». Le terme cuttu apparaît aussi dans la caractéri- sation d'un certain nombre de lexemes, parmi lesquels les (pro)noms démonstratifs, pour lesquels nous retrouvons ce même découpage spatial. Il se rattache par ailleurs à un verbe cuttutal qui est employé pour désigner l'acte de monstration mais sert aussi à exprimer les rapports, simples ou complexes, entre un signe et ce dont il est le signe. Cet article examine les différents emplois de ces deux termes dans des textes tamouls classiques, littéraires ou techniques. Il resterait à considérer (ce qui n'est pas fait ici) comment ces emplois de cuttu et de cuttutal sont peut-être l'adaptation au vocabulaire tamoul de conceptions logiques originellement formulées en sanskrit. Abstract ABSTRACT : Classical Tamil made a threefold spatial division (« distant », « proximate » and « intermediate (?) ») by means of a set of three demonstrative clitics {a-, i- & «-). Tamil grammatical tradition designates these as cuttu. This technical term also appears inside the formulas that characterize several sets of lexemes, including the demonstrative (pro)nouns, for which this three-fold division is relevant. The noun cuttu also appears to be connected to a verb, cuttutal, which can denote the act of physically pointing to someting, but can also express the relationship, simple or complex, between a sign and what is signified by it. This paper examines how cuttu and cuttutal, are used inside classical Tamil texts, literary or technical. What remains to be done by some of its potential readers would be to find out whether this constellation of values is the adaptation to Tamil of (logical ?) conceptions originally formulated in Sanskrit. Citer ce document / Cite this document : Chevillard Jean-Luc. Le vocabulaire de la deixis dans la tradition grammaticale tamoule. In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 20, fascicule 1, 1998. Les Grammaires Indiennes. pp. 77-92. doi : 10.3406/hel.1998.2694 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1998_num_20_1_2694
Transcript

Jean-Luc Chevillard

Le vocabulaire de la deixis dans la tradition grammaticaletamouleIn: Histoire Épistémologie Langage. Tome 20, fascicule 1, 1998. Les Grammaires Indiennes. pp. 77-92.

RésuméRÉSUMÉ : La tradition grammaticale ta- moule utilise le terme cuttu pour désigner trois particules démonstratives (a-, i- & u-), quisont clitiques antéposées, et qui permettent à la langue tamoule d'effectuer une tripartition de l'espace en « distant », « proche »et « intermédiaire (?) ». Le terme cuttu apparaît aussi dans la caractéri- sation d'un certain nombre de lexemes, parmi lesquelsles (pro)noms démonstratifs, pour lesquels nous retrouvons ce même découpage spatial. Il se rattache par ailleurs à un verbecuttutal qui est employé pour désigner l'acte de monstration mais sert aussi à exprimer les rapports, simples ou complexes, entreun signe et ce dont il est le signe. Cet article examine les différents emplois de ces deux termes dans des textes tamoulsclassiques, littéraires ou techniques. Il resterait à considérer (ce qui n'est pas fait ici) comment ces emplois de cuttu et de cuttutalsont peut-être l'adaptation au vocabulaire tamoul de conceptions logiques originellement formulées en sanskrit.

AbstractABSTRACT : Classical Tamil made a threefold spatial division (« distant », « proximate » and « intermediate (?) ») by means of aset of three demonstrative clitics {a-, i- & «-). Tamil grammatical tradition designates these as cuttu. This technical term alsoappears inside the formulas that characterize several sets of lexemes, including the demonstrative (pro)nouns, for which thisthree-fold division is relevant. The noun cuttu also appears to be connected to a verb, cuttutal, which can denote the act ofphysically pointing to someting, but can also express the relationship, simple or complex, between a sign and what is signified byit. This paper examines how cuttu and cuttutal, are used inside classical Tamil texts, literary or technical. What remains to bedone by some of its potential readers would be to find out whether this constellation of values is the adaptation to Tamil of (logical?) conceptions originally formulated in Sanskrit.

Citer ce document / Cite this document :

Chevillard Jean-Luc. Le vocabulaire de la deixis dans la tradition grammaticale tamoule. In: Histoire Épistémologie Langage.Tome 20, fascicule 1, 1998. Les Grammaires Indiennes. pp. 77-92.

doi : 10.3406/hel.1998.2694

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1998_num_20_1_2694

LE VOCABULAIRE DE LA DEIXIS DANS LA TRADITION GRAMMATICALE TAMOULE

Jean-Luc CHEVILLARD Laboratoire d'Histoire des Théories Linguistiques (UMR CNRS 7597)

RÉSUMÉ : La tradition grammaticale ta- moule utilise le terme cuttu pour désigner trois particules démonstratives (a-, i- & u-), qui sont clitiques antéposées, et qui permettent à la langue tamoule d'effectuer une tripartition de l'espace en « distant », « proche » et « intermédiaire (?) ». Le terme cuttu apparaît aussi dans la caractéri- sation d'un certain nombre de lexemes, parmi lesquels les (pro)noms démonstratifs, pour lesquels nous retrouvons ce même découpage spatial. Il se rattache par ailleurs à un verbe cuttutal qui est employé pour désigner l'acte de monstration mais sert aussi à exprimer les rapports, simples ou complexes, entre un signe et ce dont il est le signe. Cet article examine les différents emplois de ces deux termes dans des textes tamouls classiques, littéraires ou techniques. Il resterait à considérer (ce qui n'est pas fait ici) comment ces emplois de cuttu et de cuttutal sont peut-être l'adaptation au vocabulaire tamoul de conceptions logiques originellement formulées en sanskrit. MOTS-CLÉS : Tamoul ; Grammaire (histoire de la) ; Deixis ; Signe ; Démonstratif ; Tradition grammaticale tamoule.

ABSTRACT : Classical Tamil made a threefold spatial division (« distant », « proximate » and « intermediate (?) ») by means of a set of three demonstrative clitics {a-, i- & «-). Tamil grammatical tradition designates these as cuttu. This technical term also appears inside the formulas that characterize several sets of lexemes, including the demonstrative (pro)nouns, for which this three-fold division is relevant. The noun cuttu also appears to be connected to a verb, cuttutal, which can denote the act of physically pointing to someting, but can also express the relationship, simple or complex, between a sign and what is signified by it. This paper examines how cuttu and cuttutal, are used inside classical Tamil texts, literary or technical. What remains to be done by some of its potential readers would be to find out whether this constellation of values is the adaptation to Tamil of (logical ?) conceptions originally formulated in Sanskrit.

KEY words : Tamil ; History of Grammar ; Deixis ; Sign ; Demonstrative ; Tamil grammatical tradition.

La TRADITION grammaticale tamoule (TGT) ' n'utilise que quatre parties du discours dans sa description des éléments de la langue tamoule : les noms (peyar-col), les verbes (vinai-c col), les particules (itai-c col) et les « mots propres » (uri-c col). Là où une description d'inspiration occidentale distin-

1. Le tamoul est l'une des langues dravidiennes parlées dans le Sud de l'Inde. C'est celle pour laquelle nous avons les œuvres préservées les plus anciennes.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

78 J.-L. CHEVILLARD

guerait des noms et des pronoms, elle ne voit que des peyar « noms ». À l'intérieur de cette catégorie, elle établit cependant des distinctions puisque par exemple le plus ancien ouvrage conservé qui la représente, le Tolkâppiyam (T)2, distingue plusieurs catégories particulières de peyar, parmi lesquelles je citerai ici, pêle-mêle, les noms de nombre (ennu-k kuri-p peyar), les noms simples (iyar peyar), les noms de parenté (murai-p peyar), etc. Dans cet article, je partirai de l'examen d'une autre de ces sous-catégories, celle des noms déictiques (cuttu-p peyar), avant d'élargir mon examen à l'ensemble des éléments que le T caractérise grâce au terme cuttu. Je poursuivrai ensuite ma recherche en scrutant l'usage qu'il fait d'un verbe, cuttutal (approx. « pointer, signaler »), auquel cuttu peut être rattaché.

LE SYSTÈME PRONOMINAL DU TAMOUL CLASSIQUE

Comme je l'ai précisé, le T ne distingue pas une catégorie du pronom. Rien ne nous empêche cependant de répertorier parmi les éléments que traite le T ceux qui sont qualifiés de pronomen par des ouvrages faisant partie de la « grammaire latine étendue » (GLE) 3, comme par exemple celui de Ziegenbalg (1716) et ceux de Beschi (1728 & 1730) 4. Nous plaçant dans cette optique, nous pourrons énumérer par exemple les éléments suivants, tous recensés par le T comme des peyar « nom ».

(1) yân« moi, je », nom « nous-INCLUSIF », yâm « nous-EXCLUSIF »,

(2) nï « toi, tu », nïr « vous »,

(3) tân « il/elle/ça, soi », tâm « ils/elles/eux-NEUTRE, soi-PLURIEL ». Il faudra également inclure les 21 éléments contenus dans le tableau à

double entrée suivant, qui sont désignés collectivement par le terme de cuttu-p peyar, et que la GLE, par la voix de Beschi, qualifie de « pronomina demonstrativa ».

2. Selon S. Vaiyapuri Pillai (1956), le début de la littérature tamoule se situe probablement au IIe siècle A.D. et le T pourrait avoir été composé au Ve siècle. Un autre historien, K. Zvelebil (1973), propose des datations plus anciennes. Je présente le T et ses commentateurs dans Chevillard (1996a).

3. Je reprends cette expression de Auroux (1994), p. 210. 4. Pour une bibliographie de ces ouvrages, je renvoie à Chevillard (1992).

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

LA DEIX1S EN TAMOUL 79

(4) DISTANT PROCHE MEDIAN (a-) (i-) (u-) (4a : Masculin) avan ivan uvan « il, celui-là » « il, celui-ci » « il, celui-MEDIAN »

(4b : Féminin) aval ival uval « elle, celle-là » « elle, celle-ci » « elle, celle-MEDIAN »

(4c : Pluriel Humain) avar ivar uvar « ils/elles, ceux-là/celles-là » « ils/elles, ceux-ci/celles-ci » « ils/elles,

ceux-MEDIAN /celles-MEDIAN »

(4d : Neutre singulier) atu itu utu « ça, cela » « ça, ceci » « ça, cela-MEDIAN » (4D : variante de 4d) aku iktu uktu

(4e : Neutre Pluriel) avai ivai uvai « ceux-là » « ceux-ci » « ceux-MEDIAN » (4E : variante de 4e) av IV uv

LES TROIS DEGRES DE LA DEIXIS EN TAMOUL

Les 7 lignes de ce tableau se ramènent à 5 si l'on regroupe ensemble les variantes (4d) et (4D) d'une part, (4e) et (4E) d'autre part. Elles correspondent alors aux cinq sous-classes (pâl) que la TGT reconnaît et qui sont le mieux mises en évidence par les phénomènes d'accord entre sujet et prédicat5. Quant aux colonnes, je les ai caractérisées dans le tableau par les termes de DISTANT, PROCHE et MEDIAN, et l'on peut remarquer que les éléments qui les composent ont en commun une même initiale, à savoir a- pour la première, /- pour la seconde, et u- pour la troisième, cette initiale étant le seul composant qui distingue les éléments sur une même ligne.

Cette article n'étant pas une description du tamoul classique, mais plutôt la description, seconde, de l'une de ses descriptions, puisque il explore la terminologie de l'une de ses grammaires, je n'élaborerai pas ici sur la différence entre d'une part les éléments mentionnés en (3), comme tân et tâm, et d'autre part les éléments mentionnés en (4a), (4b), etc. comme avan I ivan I uvan, aval I ival I uval, etc. d'autre part. Disons de façon approximative que nous avons affaire en (3) à des réfléchis, pour lesquels

5. Voir à ce sujet Chevillard (1996b).

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

80 J.-L. CHEVILLARD

seule est marquée une opposition singulier/pluriel, et à des démonstratifs en (4) 6, pour lesquels opère une opposition quintuple au niveau du genre-nombre et une opposition triple du point de vue du repérage spatial. Cela ne nous empêche pas, le système pronominal français étant organisé autrement, de proposer parfois des traductions identiques (« il », « elle », etc.) pour des membres des deux groupes.

Si une opposition entre démonstratifs lointain et proche peut sembler familière à des francophones (qui sont habitués à distinguer « celui-là » et « celui-ci ») ou à des anglophones (qui ont « that one » et « this one »), un système à trois termes est peut-être moins courant dans les langues du monde. La valeur du troisième terme, qui correspond aux démonstratifs dont l'initiale est u-, est cependant difficile à préciser car ses apparitions sont déjà peu fréquentes en tamoul classique et il a disparu dans le tamoul parlé aujourd'hui en Inde7, ce qui fait que nous ne sommes pas certains de l'interprétation proposée par les commentateurs, médiévaux ou modernes, pour les exemples attestés. L'interprétation généralement acceptée de position intermédiaire est celle qui sous-tend par exemple les traductions que F. Gros (1968) donne dans son Paripâtal à uval « celle qui est au mileu » (XI- 123) et à uvan « celui-là, au milieu » (XII-55). Je mentionne, à titre d'illustration plus complète, un exemple, tiré de l'anthologie Narrinai, où les trois degrés sont présents (il s'agit de atu, itu et utu, voir 4d), accompagné d'une traduction anglaise moderne.

(5) itu-v-ë, [...] putuvatu punarnta polil-ë ; utu-v-ë, [...] tuvanrar aruliya turai-y-ë ; atu-v-ë, [...] tamiyar cenra kânal [...]

(Narrinai 96) This, here, is the grove where (he) embraced [..] There, at a little distance, is the landing, he was pleased to wipe out the moisture [...] after bathing with us There, at a long distance, is the sea side park he departed alone

(N. Kandaswamy Pillai 1970). Cependant, à côté de cette répartition simple en apparence8, mais qui s'est perdue, il faut noter quelques emplois particuliers, comme celui de ummai « l'autre monde, l'au-delà », opposé à immai « ce monde-ci, l' ici-bas ».

D'un point de vue de GLE, Beschi traduit tan par le latin ipse /ipsa /ipsum, tandis qu'il explique avan et ivan au moyen de ille et iste. Certains des dialectes parlés à Ceylan sont réputés avoir conservé les démonstratifs à initiale u-. Voir Shanmugam Pillai (1978), p. 70-71, où à côté de « a- the remote » et « i- the proximate » une mention succinte est faite de « u- the medial which refers to something in between the two ». Un autre exemple complet est celui d'un poème décrivant le siège d'une ville. Le roi assiégé est désigné par ivan « celui-ci » et le roi assiégeant par uvan « celui-là ». Quant à avan « celui qui est là-bas », il est employé pour décrire un troisième roi, qui arrive au loin pour délivrer le premier en attaquant le second.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

LA DEIXJS EN TAMOUL 8 1

LES TROIS « PARTICULES » DÉICTIQUES DU TAMOUL

Après cette ébauche de description, je poursuivrai maintenant l'examen de la terminologie linguistique tamoule, en passant en revue les occurrences du terme cuttu dans le T. On se souvient en effet que l'une des expressions qui sert à désigner les éléments du tableau (4) est cuttu-p peyar (TC38c, TC40c)9. Ce n'est pas la seule possible, puisque plusieurs d'entre eux sont qualifiés à un autre endroit de

(6) cuttu mutal+ peyar (TC137c, TC142c, TC148c) « noms qui ont un cuttu pour élément initial »

et que nous rencontrons aussi, entre autres : (7) cuttu mutai âkiya ai en iruti (TE178i)

« [expressions à] finale ai qui ont un cuttu pour élément initial » (c'est-à-dire : avai, ivai & uvai)

(8) cuttu mutai vakaram (TE184i) « [expressions à finale] v qui ont un cuttu pour élément initial » (c'est-à-dire : av, iv & uv)

(9) cuttu mutai ukaram (TE177i) « [expressions à finale] u qui ont un cuttu pour élément initial » (c'est-à-dire : atu, itu & utu)

pour désigner respectivement les termes apparaissant sur les lignes (4e), (4E) et (4d) du tableau (4).

Il existe, pour le terme cuttu, que j'ai laissé non-traduit en (7), (8) et (9) un sutra qui le définit en tant que terme technique. Il s'agit de TE31i, où il est dit que :

(10) a i u a-m mûnr-um cuttu [TE31i] « A, I [&] U, tous-ces-trois, [sont] des cuttu. »

Rendre immédiatement dans cet énoncé équatif le terme cuttu par un possible équivalent français serait contradictoire avec ma démarche, puisqu'il supposerait résolu le problème auquel nous sommes ici confronté et qui est « comment traduire cuttu sans anachronisme ? ». Je me contente donc d'une traduction provisoire et demande au lecteur de me suivre chez les commentateurs médiévaux du T. Le plus ancien d'entre eux, Ilampùranar (XIe siècle), explique qu'il est ici question de trois éléments [de la langue tamoule] : a, i & u, que je note A, I & U lorsque j'y fais référence, auxquels ce sutra assi-

Le T est composé de trois livres : le « Livre des Lettres » (TE), le « Livre des Mots » (7X7) et le « Livre des Matières » (TP). Il est en outre nécessaire pour faire référence aux sutras qui le composent d'indiquer le commentateur suivi, car leur numérotation varie d'un commentaire à l'autre. Mes conventions pour faire références aux textes, qui n'intéressent que les lecteurs du texte tamoul, sont définies dans Chevillard (1996a), p. 13. Je signalerai seulement ici qu'une référence terminée par le signe de soulignement « _ » indique le commentaire d'un texte. Sans ce signe, il s'agit du texte commenté lui-même. Ainsi, TE30i_ est le commentaire de TE30i.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

82 J.-L. CHEVILLARD

gne comme nom collectif de désignation le terme cuttu ; puis il illustre son propos par l'exemple (11) (voir infra). Après lui, un autre commentateur, Naccinàrkkiniyar (XIVe siècle), expliquera aussi qu'il est ici question de définir un usage pour la désignation des trois éléments A, I & U, les illustrera par un exemple (12), et précisera de plus dans le même temps que cet usage est motivé: il utilisera pour justifier cette dernière remarque une paraphrase, que j'examinerai ultérieurement (voir 14), où apparaît le verbe cuttutal, et que nous pouvons donc d'ores et déjà qualifier d'étymologique (dans la conscience du locuteur tamoul Naccinàrkkiniyar, les deux lexemes cuttu et cuttutal sont liés)

Les exemples fournis, à titre d'illustration, par Ilampûranar et Naccinàrkkiniyar sont respectivement :

(11) ahhanam «ainsi, comme ça», ihhanam «ainsi, comme ci», unnanam « ainsi, comme cela-MEDIAN » (TE31i_)

(12) a-k-korran « ce Korran-là », i-k-korran « ce Korran-ci », u-k-korran « ce Korran-MEDIAN » (TE31n_)T5.

Il doit être clair, au vu de ce qui précède, que le triplet (11) ahhanam I ihhanam I uhhanam est morphologiquement parallèle aux triplets mentionnés en (4a), (4b), etc. à ceci près qu'il ne s'agit pas là pour la TGT de noms, mais de particules (une description appartenant à la GLE parlerait d'adverbes). Notons que le composant commun aux éléments du triplet, -hhanam ou -hanam, n'a pas d'existence autonome dans le lexique tamoul. Il se distingue en cela du composant commun aux éléments du triplet (12), à savoir korran, qui est pour la TGT un « nom simple » (iyal + peyar), c'est- à-dire un nom propre, susceptible de désigner un humain ou un animal.

Cette différence de découpage entraine une différence de statut entre les éléments a-, i- et u- qui apparaissent en (12) et ceux qui apparaissent en (11). Les premiers sont à considérer, selon le commentaire de Naccinàrkkiniyar, comme des mots à part entière : ce sont des particules (itai-c col). Quant aux seconds, ce sont seulement des lettres, et Ilampûranar les appelle généralement cutt-eluttu (TE123i_, TE177i_, TE178i_, TE184i_, etc.). Notons cependant que dans le texte du T, les uns comme les autres sont désignées par le terme de cuttu. C'était par exemple le cas pour les passages cités en (6), (7), (8) et (9).

ETYMOLOGIES DE CUTTU

Nous avons déjà rencontré les expressions cutt-eluttu et cuttu-p peyar. Bien que faisant partie d'un métalangage grammatical, elles ressemblent à une expression du langage courant, cuttu viral, qui est attestée dans la poésie classique tamoule contemporaine du T, comme le montre la citation sui-

10. Le -k- entre tirets est une manifestation des phénomènes de sandhi, tels que le syllabaire traditionnel tamoul, ici translitéré, permet de le visualiser.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL. PUV

LA DEIXIS EN TAMOUL 83

vante, extraite de l'une des anthologies de la poésie amoureuse qui ont été conservées : le Narrinai, déjà cité en (5). Je l'accompagne de deux traductions anglaises récentes.

(13) cilar um palar um kataikkan nôkki mûkkin ucci-c cuttu viral cërtti marukin pentir ampal tûrra

(Narrinai, 149, 1-3). (13A)

women folk (numbering) in few and in many (1), spreading scandal in the street (3) casting side glances (1) and placing forefinger on the tip of the nose (2)

(N. Kandaswamy Pillai 1970). (13B)

The women of the town in groups gathered Talk in voices hushed With forefinger on the top of the nose conspiratorially Directing at me from the corner of their eyes Derisive looks of scorn In the open streets to spread low scandal Touching me and him

(A.V. Subramanian 1989, 178). Les deux faits les plus notables semblent être que : - cuttu viral désigne l'un des doigts (viral), l'index - ce doigt peut être utilisé pour faire des signes conventionnels, relatifs à

la culture villageoise ici représentée : ici le fait de placer l'index sur la pointe du nez, en combinaison avec une autre attitude corporelle : regarder du coin de l'il11.

En première conclusion, au vu des éléments présentés jusqu'ici, un parallèle semble possible en ce qui concerne la formation entre le cuttu viral du Narrinai, les cutt-e uttu de Ilampûranar (et Naccinàrkkiniyar) et les cuttup peyar du tableau (4). Et ce parallèle s'étend à la fonction : on peut faire avec les cuttu-p peyar (et les cutt-eluttu) dans le monde de la parole ce que l'on peut faire avec le cuttu viral dans le monde des corps.

Ceci n'est bien sûr que le début d'un rapprochement. Et si nous nous tournons vers le T, le terme à expliquer est le terme de cuttu. J'ai déjà fait

11. Nous sommes bien sûr à la merci d'un contresens toujours possible. Un geste conventionnel peut être invisible à ceux qui ne le connaissent pas. On n'ose en effet pas penser qu'il y ait des gestes universels, ni d'ailleurs des tabous gestuels universels, comme par exemple l'interdiction de montrer du doigt quelqu'un, comme celle-ci semble exister dans la culture villageoise tamoule, ainsi que paraît l'attester ce fragment du commentaire sur le Kalaviyal (sutra 2), datant peut-être du VIIe siècle : etti-y-um cutti-y-um kâttappatum kulattal allai (Kalakam 1976, 32), passage que je traduirai de façon tentative par « elle n'est pas d'une famille telle qu'il convienne de la montrer de la tête ou du doigt [pour la distinguer des autres] ».

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

84 J.-L. CHEVILLARD

allusion au fait que Naccinàrkkiniyar présente le sutra T31n (voir 10), tout à la fois comme le baptême d'un terme technique et comme une explication étymologique justifiant ce baptême. Il dit, précisément :

(14) ituvum âtciyum kâranamum nôkkiyatôr kuri, cutti ariyappatum porulai unarttalin Ceci aussi est un cas de nomination qui prend en considération une désignation et sa cause, du fait que [ces particules déictiques] (cuttu) expriment un réfèrent qui est reconnu à ce qu'il est signalé (cuttutal).

Avant d'aller plus loin dans mon commentaire, j'ajouterai que pour Naccinàrkkiniyar, qui s'exprime ici à l'occasion des exemples cités en (12), a-k-korran « ce Korran-là » et i-k-korran « ce Korran-ci », et pour qui A, I et U sont des particules, il y a tout d'abord un lien relativement direct entre le nom korran et son réfèrent R ,2, qui peut être un homme ou un animal mâle, et puis un lien second, moins direct, entre la particule (A, I ou U) et la relation entre korran et son réfèrent R. La théorie générale des particules (TC251n_) veut en effet que celles-ci agissent sur le lien entre le mot (nom ou verbe) qu'elles accompagnent et sa valeur. C'est là leur valeur à elles 13.

LE VERBE CUTTUTAL

Nous pouvons maintenant aborder le détail de l'explication étymologique que Naccinàrkkiniyar donne en (14) et qui est contenue dans l'expression cutti ariyappatum porulai unarttalin « du fait que [ces particules déictiques] (cuttu) expriment un réfèrent qui est reconnu à ce qu'il est signalé (cuttutal) ». Cette expression contient trois verbes, l'un d'entre eux étant au passif, dont je précise maintenant les valeurs :

- unarttal « exprimer » concerne la relation entre le mot (col) et la chose (porul) : typiquement, le mot exprime la chose.

- arital « reconnaître » concerne la relation entre l'esprit de quelqu'un (oruvan) et la chose : typiquement, l'esprit reconnaît la chose.

- ariya-p patutal « être reconnu » décrit la relation inverse : typiquement, la chose est reconnue par l'esprit de quelqu'un.

- cuttutal « signaler, marquer », ici sous la forme cutti du participe ad- verbal, vient spécifier ariya-p patutal, en précisant la modalité de l'opération de reconnaissance 14.

12. Pour Naccinàrkkiniyar (TCln_), les mots sont des instruments, faits de lettres, qui permettent aux gens de percevoir les essences des choses des deux classes.

13. Naccinàrkkiniyar a même pris soin d'expliquer que A, I & U sont des particules (itaic col) qui tombent sous le 6e type dans la classification des particules qui sera donnée au 7e chapitre du Livre des mots (en TC250c) : c'est celui qui est caractérisé par la formule tattam kurippin porul ceykuna (voir Chevillard 1996a, 386). Son explication est : ivai peyarai-c cârntu « tattam kurippin porulceyta » itaiccol.

14. Notons au passage que le lien entre arital et cuttutal se retrouve dans l'expression qui désigne certains déictiques. Ainsi, le mot atu « cela » par lequel commence le second

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

LA DEIXIS EN TAMOUL 85

LA DÉIXIS : UNE OPÉRATION DU CORPS OU DU LANGAGE

J'ai précédemment suggéré qu'il y avait une analogie de forme et de fonction entre les termes cuttu-viral « l'index » et cuttu-p peyar « nom déic- tique, pronom démonstratif ». Cette comparaison rapprochait une expression non-technique d'une expression technique qu'elle servait à expliquer (ou tout au moins à faire comprendre). Mais cette polyvalence se retrouve parmi les différents emplois non-techniques du verbe cuttutal. Ainsi, en recherchant ses occurrences dans les différentes anthologies, nous rencontrons aussi bien des exemples de deixis corporelle, gestuelle, comme (15) et (16), que des exemples d'une deixis qui semble verbale, comme (17), et même un exemple d'une deixis qui pourrait être purement mentale, comme (18).

Voici, pour commencer, deux citations du Paripâtal, l'une des Huit Anthologies. Le verbe cuttutal semble y décrire une gestuelle, laquelle est spécifiée dans l'un des cas par le nom du membre, ici la main (kai), qui est concerné.

(15) inna pala-pala v-eluttu-nilai mantapam tunnunar cutta-v-uh cutt-a rivurutta-v-wm

(Paripâtal, XDC, 53-54). « Les édifices chargés de beaucoup de dessins semblables « Que montrent du doigt ceux qui s'en approchent /et où d'autres expliquent ce qu'on leur montre

(F. Gros 1968, 120). (16) karaiyâ-ven nôkkattâr kai-cutti

(Paripâtal, IX, 35). « tout en parlant, le regard brûlant,

/elle se désignait de la main » (F. Gros 1968, 56).

La citation suivante sera accompagnée de deux traductions, indépendantes l'une de l'autre 15 et apparemment divergentes dans l'interprétation qu'elles proposent de la situation décrite. L'expression en cause est piritu onfu cutti.

La première interprétation, (17A), qui est apparemment fondée sur la seule paraphrase tamoule disponible, celle Nàràyanacâmi Aiyar (1915), est l'héritière d'une tradition lettrée. La séquence d'opérations mentales décrites par le poème semble être la suivante : 1 . la mère voit les signes (front, parfum, etc.) ; 2. elle devient agitée ; 3. elle signale quelque chose d'autre (c'est-à-dire se donne un prétexte) ; 4. elle se met en colère. Dans son commentaire traditionnel, ANS indique en effet que comme la mère n'a pas de témoin (arikari kûruvâr inmaiyâl) de ce qu'elle soupçonne, elle ne gronde

sutra du Kalaviyal (Kalakam 1976, 28) est qualifié par le commentateur de pantu ari cuttu « cuttu de ce qui est connu depuis longtemps ». Il s'agit en fait d'un emploi anaphorique, puisqu'il nous explique que atu a le même réfèrent qu'une expression qui figurait dans le sutra précédent, et donc la reprend.

15. La plus ancienne des deux est en effet non publiée.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

86 J.-L. CHEVILLARD

pas directement (nërê katiyâtu) sa fille, mais pousse des soupirs en indiquant une autre raison.

La seconde traduction (que son auteur qualifie de « transcomposition ») semble proposer une interprétation différente et nous faire entrer dans le domaine du soupçon, voire de l'inférence. En face de la séquence que nous avions précédemment : 1. voir (les signes), 2. penser, 3. pointer (vers quelque chose d'autre, un prétexte), 4. soupirer, elle semble fondée sur une autre séquence : 1. voir (les signes), 2. penser, 3. inférer (qu'il y a quelque chose d'autre, une cause cachée), 4. soupirer.

(17) veri kamal konta nârram um ciriya pacalai pâytaru nutal um nôkki varitu uku nehcinal piritu onru cutti veyya uyirttanal yày ë

(Narrinai, 368, 6-9). (17A) mother

perceiving the sallow spreading (7) small forehead and wildly scented smell persisting in the curl formed tresses of finished darkness (5) of lonely agitated heart, pointing out some other thing (8) blows hot (9)

(N. Kandaswamy Pillai 1970). (17B) ... mother has found a new smell coming

from her curly locks, and a pallor spreading, a subtle white patch

over her comely forehead ; Noticing these subtle changes,

mother is deeply grieved And she has perhaps drawn conclusions

that do not fit the case ; And she has started sighing deeply

whenever we are sighted (A.V. Subramanian 1989).

Je continue par une citation tirée d'une autre anthologie, le Kuruntokai, en la faisant suivre de deux traductions modernes. Cuttutal désigne ici une attitude corporelle qui accompagne un acte de substitution effectué par un infirme : boire (en pensée) du miel qu'il ne peut atteindre, mais vers lequel sa visée est tendue. L'interprétation ici retenue par les traducteurs est purement gestuelle, mais l'activité de cuttutal pourrait, me semble-t-il, être en fait purement mentale.

(18) kurum tâl + kûtali âtiya netu varai + perum tën kanta irum kâl mutavan utkai+ ciru kutai kôli kï iruntu cuttupu nakkiyâhku [...]

(Kuruntokai, 60, 1-4). Like a cripple seated,

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

LA DEIXIS EN TAMOUL 87

who sees a beehive on a swinging kûtali plant on a high hill, and who, from below, folds his hands into a cup, and then, pointing up, licks and licks :

(M. Shanmugam Pillai & D. Ludden 1976). On the tall hill where the short-stemmed nightshade quivers, a squatting cripple sights a honey hive above, points to the honey, cups his hands, and licks his fingers :

(A.K. Ramanujam, 1985).

LA PALETTE SEMANTIQUE DE CUTTUTAL

Avant d'examiner les emplois techniques de cuttutal dans le T (nous venons de passer en revue quelques uns de ses emplois en littérature), il semble utile de tirer parti des informations contenues dans le DEDR, Dravidian Etymological Dictionnary [1984] de Burrow et Emeneau, où nous trouvons à l'entrée 2658, ici reproduite partiellement (je me limite aux quatre langues dravidiennes qui ont les extensions les plus grandes) :

(19) Ta. cuttu (cutti-) to point out, show designate, indicate, have in view, aim at, desire, think, consider, honour ; n. indication, reference, that which is intended or designated, honour. Ma. cuttu pointing ; cùntuka to point at, aim ; cUntal pointing out ; cuntanviral forefinger. Ka. suttu to point at with the finger ; suttumbe the index finger ; cuti aim ; [...] Te. sûti aim ; jutta-vrëlu forefinger ; [...].

Cet ouvrage important est bien sûr, comme l'expliquent ses auteurs dans les textes d'introduction, plus un outil de travail, le lieu provisoire de rapprochements, qu'un ouvrage de référence définitif. Il rassemble des informations qui viennent de sources très différentes en nature, selon les langues mentionnées: dictionnaires littéraires fondés sur des corpus littéraires qui s'étendent sur des siècles (voire sur près de deux millénaires, dans le cas du tamoul), enquêtes de terrain réalisées en quelques mois. Le résultat est évidemment hétérogène, comme on le voit à l'entrée ici considérée, où le foisonnement 16 (l'introduction du DEDR précise que sa principale source pour

16. Les dictionnaires sont le résultat d'un travail de compilation qui n'a pas toujours abouti à une vue synthétique : les auteurs du T.Lex. ont rassemblé leurs savoirs sur l'usage des textes nombreux et variés qui forment la littérature classique tamoule ; les

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

88 J.-L. CHEVILLARD

le tamoul (Ta.) est le Tamil Lexicon) de valeurs mentionnées contraste avec les indications plus brèves données pour les autres langues, et omet cependant de préciser l'existence pour le tamoul de cuttu viral, déjà rencontré en (13), qui est l'équivalent de cuntanviral pour le malayalam (Ma.), de suttumbe pour le kannada (Ka.) et de jutta-vrêlu pour le Télougou (Te.).

« CUTTUTAL [CELA VEUT DIRE] KARUTUTAL »

Les langues ne se laissent pas facilement traduire les unes dans les autres. L'une des impulsions initiales ayant préludé à cette recherche est née de la perplexité éprouvée à la lecture d'une glose, aussi énigmatique pour moi que brève, dans l'un des commentaires du Tolkâppiyam (T). Cette glose, cuttutal karututal, était un énoncé équatif de la forme « A B », avec A comme terme à expliquer et B comme le terme qui l'explique : nous pouvons la rendre en français par « A, [c'est] B », ou encore « A [veut dire] B ». Un peu plus précisément, cette glose nous explique, en traduction préliminaire, que « cuttutal "signaler, pointer" [cela veut aussi dire] "estimer"

(karututal) ». Ayant lu jusqu'alors un certain nombre de textes grammaticaux plus tardifs que le T, je pensais avoir circonscrit la valeur de cuttutal : il désignait pour moi un geste de monstration fondant une deixis, et un grand nombre des éléments que j'ai présenté ici illustrent en effet cette valeur. Je me retrouvais soudain face à une constellation sémantique plus complexe (dont le DEDR nous donne une idée), devant laquelle j'hésitais entre deux attitudes : (a) constater une polysémie intrinsèque et la coexistence de plusieurs valeurs spécialisées ; (b) rechercher si ma perception d'un émiettement sémantique n'était pas un artefact de ma propre langue 17.

Comme occasions où une équivalence est établie par les commentateurs entre cuttutal et karututal, on peut citer les sutras suivants, pour lesquels je donne alternativement le texte source et le commentaire :

(20) meynnilai cuttin ... (TE30i)(TE30n) porul-nilaimai karuttinkan ... (TE30i_) « dans l'estimation de leur réalité » porul-nilaimaiyai-k karutin ... (TE30n)

auteurs du DEDR compilent à leur tour, selon ce qui est disponible, des dictionnaires et des vocabulaires pour les différentes langues dravidiennes. Tous sont donc fondés, en principe, sur des sources et des exemples attestés. Nous ne faisons ici que revenir à l'une de ces sources.

17. Heureusement, les contraintes pratiques qui font que pour un francophone rendre intelligible un texte tamoul à d'autres francophones, c'est d'abord le leur traduire, obligent constamment à essayer de dépasser ce dilemne. Et d'autre part, il faut parfois se partager les tâches et léguer, à côté des solutions, des énigmes ou des demi- énigmes. Je me contente donc ici parfois de livrer à d'autres lecteurs potentiels le parcours d'un lecteur-traducteur et les constantes de son hésitation.

Histoire Epistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

LA DEIXIS EN TAMOUL 89

« si l'on pense à leur réalité ». (21) uyartinai-p peyar-ë akrinai-p peyar enru

ây irantu enpa peyar-nilai cuttu (TE117n) [Dans le cas de ce dernier exemple, le commentateur commence par intervertir les composants de l'expression peyar-nilai cuttu, qui devient pour lui cuttu-nilai-p peyar « nom d'instance qui fait signe [de présence] » , avant de recevoir pour glose : porulai oruvar karututarku-k kâranamâna nilaimaiyaiyutaiya peyarkalai « les noms, qui ont pour statut d'être cause du fait que quelqu'un pense à une chose » (TE117n_)].

(22) alav-um nirai-y-um en-n-um cutti (TE165i) (TE164n) étant signe d'une mesure [de longueur], d'un poids, d'un dénombrement alav-a -y-um niraiyai-y-um ennai-y-um karuti pensant à une mesure, un poids, un dénombrement (TE165i_).

QUELQUES AUTRES EMPLOIS DE CUTTAL ET DE CUTTU

Nous ne pouvons appréhender des notions, comme par exemple celle de deixis, qu'à travers des mots, comme par exemple cuttutal et cuttu. Mais cela ne signifie pas que tous les emplois de ces mots seront pertinents par rapport à la problématique qui concerne cette notion. Dans cette optique, le titre de cet article, lorsqu'il fait référence à la deixis, ne mentionne en fait que l'un des emplois les plus saillants, vu à travers notre vocabulaire, mais il n'épuise pas, comme on le voit, la variété d'emploi des deux termes cuttutal et cuttu. Il est pourtant souhaitable d'être exhaustif, c'est pourquoi je mentionnerai maintenant quelques emplois de cuttutal, qui ne font pas nécessairement système avec les autres emplois.

(23) porunmai cuttal « être signe de l'exister » [c'est ainsi qu'est exprimée par le sutra TC66c la fonction d'énoncés tels que à untu « il existe des vaches »].

(24) cutt-unarvu « perception » (Danielou 1989, 152) « inexact perception » (Danielou 1989, 129) [c'est le terme par lequel est désigné au chapitre 27 (ligne 58) du Manimëkalai la première des apparences de preuve. L'exemple donné (confusion visuelle entre un garçon et un poteau à cause de la distance) ressemble curieusement aux exemples donnés en TC24c_ et TC25c_. Il est donc intrigant de constater que le verbe cuttutal apparaît dans les deux sutras correspondant].

(25) cutti-k kûrâ uvamai (TC440c_) « terme de comparaison qui ne se signale pas [comme tel] »

18. Je reprends ici dans ma traduction du sutra une interprétation construite à l'occasion de ma traduction de TC264c (1996a).

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

90 J.-L. CHEVILLARD

[il s'agit apparemment d'une comparaison par pure juxtaposition, où il n'y a pas de particule de comparaison].

LA DUALITÉ DU SIGNE

II est maintenant temps de passer à un dernier groupe d'emploi, avant de tenter une conclusion. J'ai donné à l'occasion de (14) une mise en contraste de plusieurs verbes. Il s'agissait d'un cas où il y avait, pour m'exprimer de façon imagée, collaboration entre cuttutal « signaler » et arital « reconnaître » : dans l'argument présenté en (14), la particule déictique apparaît comme un outil par rapport à l'identification du réfèrent par l'esprit. Mais il est aussi des exemples plus complexes. Le sutra T181c nous parle par exemple des

(26) ânmai cuttiya [...] peyar « noms qui signalent une masculinité » (f 181c).

"

pour nous expliquer qu'ils ont une double aptitude : - s'accorder (dans une phrase) avec un prédicat verbal masculin : on dira

qu'ils sont alors des noms au masculins - s'accorder avec un prédicat verbal neutre : on dira qu'ils sont alors des

noms au neutre singulier. Précisons qu'il s'agit là de noms (parmi eux figurent certains noms pro

pres, comme par exemple Câttan) dont la morphologie est masculine mais le genre est variable.

Le point qu'il faut ici noter est que les genres masculin et singulier-neutre ont été défini ailleurs aux moyen des expressions

(27 A) âtûu ari col « mot masculin » (T2c, litt. « mot à-quoi-se-reconnaît l'homme »)

(27B) onru ari col « mot neutre-singulier » (T3c, litt. « mot à-quoi-se- reconnaît une-chose »)

II y a ici dualité entre une apparence et une réalité. Ce qui relève de la réalité, le genre, qui dépend de la nature du réfèrent et pour lequel le critère formel de reconnaissance (voir Chevillard 1996b) est la forme du prédicat verbal (masculin ou neutre) est exprimé en (27 A) et (27B) par arital « reconnaître ». Ce qui relève de l'apparence est exprimé au moyen de cuttutal « signaler ». L'apparence dont il est question n'est pas tout à fait claire. Il s'agit peut-être d'un élément de la morphologie du nom (comme le n final de Câttan). Il s'agit peut-être d'un attribut secondaire de leur réfèrent (ce qui est commun à un animal et à un être humain, tous deux du sexe mâle).

Cette dualité se retrouve aussi dans les périphrases comme (28) qui désignent certaines expressions figurées (aku peyar), où une chose A est mentionnée au moyen du nom d'une chose B. Ce qui est reconnu, c'est A, mais ce qui est signalé c'est B.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

LA DEIXIS EN TAMOUL 9 1

(28) piritu porul cuttal « être signe d'un réfèrent hétérogène par rapport à soi » (TU

'5c)."

Cette formulation pourrait être illustrée en français par des exemples comme « du tulle » où le nom d'un lieu (Tulle) désigne une étoffe qui provient de ce lieu.

Et nous reconnaissons d'ailleurs là, dans un texte technique, une formulation voisine (piritu porul cuttal) de celle (piritu onru cutti) que nous constations dans un texte littéraire en (17), où selon l'interprétation de (17A), qui semble préférable à celle de (17B), la mère fait un reproche indirect à sa fille en trouvant un prétexte pour se mettre en colère.

EN GUISE DE CONCLUSION

Cette enquête n'est pas achevée. J'ai sans nul doute présenté le vocabulaire de la deixis en tamoul, mais je n'ai probablement pas offert au lecteur de cet article une vue complètement synthétique du terme cuttutal (ni peut- être de cuttu). Nous sommes partis d'un embryon de description du système des démonstratifs et de l'organisation ternaire de l'espace deictique, mais nous avons glissé insensiblement vers une théorie du signe, placée sous l'influence d'une problématique de la perception directe et de l'inférence. Il est possible que le vecteur de ces dérives se situe dans une autre langue. Un contrepoint nécessaire au type d'étude entrepris ici, est bien sûr la recherche, dans le vocabulaire théorique du sanskrit, pour un terme tamoul donné, des termes qui seraient venus à l'esprit d'un locuteur bilingue (tamoul-sanskrit) et qui ont pu être calqués. On peut en effet vraisemblablement imaginer qu'un bon nombre des conceptions exprimées dans le T sont des adaptations. Cependant une telle recherche n'a de sens que si le point est fait d'abord sur la cohérence interne du vocabulaire tamoul. C'est ce que j'ai voulu faire ici, pour faire avancer une entreprise plus globale d'élucidation du vocabulaire grammatical tamoul dont un premier but serait d'aboutir à la traduction la moins anachronique possible des textes grammaticaux.

reçu mai 1998 adresse de l'auteur : Université Paris VII UMR CNRS 7597

Tour Centrale - Bureau 818 2, place Jussieu

75251 - Paris Cedex 05 [email protected]

RÉFÉRENCES

AUROUX, S. (1994). La Révolution technologique de la grammatisation, Liège, Mardaga. BURROW, T., et Emeneau, M.B. (1984). A Dravidian Etymological Dictionnary, Second

Edition, (reprinted 1986), Oxford, Clarendon Press. CÀMINÂTAIYAR, U. Vë, (1983 [1937]). Kumntokai, [en tamoul avec commentaire],

Annamalai University Press.

Histoire Épistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV

92 J.-L. CHEVILLARD

Chevillard, J.-L. (1992). « Beschi, grammairien du tamoul, et l'origine de la notion de verbe appellatif », Bulletin de l'École Français d'Extrême-Orient (BÉFEO), Tome 79.1, Paris.

Chevillard, J.-L. (1996a). Le Commentaire de Cënâvaraiyar sur le Collatikâram du Tolkàppiyam, IFP-EFEO, Pondichéry, Publications du département d'Indologie 84.1.

Chevillard, J.-L. (1996b). « L'accord dans la tradition tamoule », Faits de Langues 8, 33-41.

DANIELOU, A. et GOPAL IYER, T.V. (1989). Manimekhalaï (the dancer with the magic bowl), by Merchant-Prince Shattan, New York, A new direction book.

GROS, F. (1968). Le Paripâtal, Pondichéry, Publications de l'Institut Français d'Indologie 35.

Kalakam (Caivacittânta Nûrpatippu) (1976 [1953]). Kalaviyal enra Iraiyanâr Akapporul, Madras Tinnevelly.

Kalakam (Caivacittânta Nûrpatippu) (1981 [1955]). Tolkàppiyam Eluttatikâram, Ilampûranar uraiyutan, Madras Tinnevelly

Kalakam (Caivacittânta Nûrpatippu) (1966 [1950]). Tolkàppiyam Eluttatikâram, Naccinârkkiniyar uraiyutan, Madras Tinnevelly.

Kandaswany Pillai, N. (1970). Narrinai [english translation], non publié, Pondichéry, Institut Français d'Indologie.

Marr, J. R. (1985 [1958]). The Eight Anthologies, Madras, Institute of Asian Studies. Nârâyanacâmi Aiyar, A. (1915). Narrinai [en tamoul avec commentaire],

Cennapattanam. Ramanujam, A.K. (1985). Poems of Love and War, [Columbia University press],

Bombay Calcutta Madras, Oxford University Press. Shanmugam Pillai, M., & Ludden, D. E. (1976). Kufuntokai, an anthology of classical

Tamil love poetry, Madurai, Koodal Publishers. Shanmugam Pillai, M. (1978). « A Tamil Dialect in Ceylon », Collected Papers-1, 60-

73. SUBRAMANIAM, A.V. (1989). Narrinai (An Anthology of Amour), Thanjavur, Government

of Tamil Nadu, Tamil University press. SUBRAMONIAM, V.I. (1962). Index of Puranaanuuru, Kerala, Department of Tamil,

University of Kerala. Vaiyapuri Pillai, S. (1988 [1956]). History of Tamil language and literature, Second

Revised Edition, Madras, New Century Book House. Vaiyapuri Pillai, S. (Dir.) (1982 [1924-1936 & 1938-1939]). Tamil Lexicon, 6 vols et

un supplément, Madras, University of Madras, Madras Zvelebil, K. (1973). The smile of Murugan, On Tamil literature of South India, Leidens,

E.J. Brill.

Histoire Epistémologie Langage 20/1 (1998) : 77-92 © SHESL, PUV


Recommended