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“‘Liberté de qualité’ et ‘liberté d’indifférence’ chez Thomas d’Aquin.” In...

Date post: 20-Feb-2023
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« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » chez Thomas d’Aquin Tobias Hoffmann La liberté comme capacité de choisir entre alternatives, sans contrainte et sans prédétermination, a été appelée, à la suite de Guillaume d’Occam, « liberté d’indifférence ». La liberté conçue comme poursuite d’un bien n’a pas de pareille étiquette traditionnelle, mais l’appellation de « liberté de qualité » que lui a donnée le Père Servais Pinckaers semble de plus en plus communément acceptée 1 . Pinckaers a mis en évidence comment la dominance d’une de ces notions de liberté chez un moraliste influe sur la conception de morale de tel auteur 2 . Dans les écrits du Père Pinckaers, le mot « indifférence » a une acception axiologique. Selon lui, dans une conception de liberté d’indifférence, la volonté n’est pas caractérisée par son attrait vers le bien, mais elle se pose uniquement comme une indifférence radicale d’où procède un pur vouloir 3 . Chez les auteurs médiévaux, en revanche, ce mot peut avoir une acception axiologique ou métaphysique. « Indifférence », au sens métaphysique, est souvent employée comme synonyme d’« indétermination » : la volonté n’est pas déterminée à une seule option ; elle choisit de manière contingente parmi plusieurs alternatives. L’objet de cet article est de montrer qu’il est légitime de parler de liberté d’indifférence chez saint Thomas. Chez lui, cette notion est pourtant très différente de la liberté d’indifférence occamienne. En comparaison avec saint Thomas, Occam a inverti le rapport entre liberté de qualité et liberté d’indifférence : selon saint Thomas, la liberté d’indifférence d’une personne est basée sur la liberté de qualité de la volonté ; pour Occam, la liberté de qualité d’une personne est fondée sur la liberté d’indifférence de la volonté. Pour saint Thomas, tout vouloir est 1 GUILLAUME D’OCCAM, Quodl., I 16, Opera Theologica 9, (Joseph C. WEY éd.), St. Bonaventure, N.Y., St. Bonaventure University, 1980, p. 87, cité en la note 57. La première occurrence de l’expression « libertas indifferentiae » dont je suis conscient se trouve chez GAUTHIER DE BRUGES, Quaestiones disputatae, 5, ad 14 in contr., (Ephrem LONGPRÉ éd.), Louvain, Institut Supérieur de Philosophie de l’Université (Les Philosophes Belges – Textes et Etudes 10), 1928, p. 55. Le terme « liberté de qualité » a été forgé par le Père PINCKAERS, voir Les sources de la morale chrétienne : sa méthode, son contenu, son histoire. Fribourg, Academic Press/Paris, Cerf, 2007 4 , p. 337. 2 Ibid., p. 333-405. 3 Ibid., p. 340.
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« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » chez Thomas d’Aquin

Tobias Hoffmann

La liberté comme capacité de choisir entre alternatives, sans contrainte et sans prédétermination, a été appelée, à la suite de Guillaume d’Occam, « liberté d’indifférence ». La liberté conçue comme poursuite d’un bien n’a pas de pareille étiquette traditionnelle, mais l’appellation de « liberté de qualité » que lui a donnée le Père Servais Pinckaers semble de plus en plus communément acceptée1. Pinckaers a mis en évidence comment la dominance d’une de ces notions de liberté chez un moraliste influe sur la conception de morale de tel auteur2. Dans les écrits du Père Pinckaers, le mot « indifférence » a une acception axiologique. Selon lui, dans une conception de liberté d’indifférence, la volonté n’est pas caractérisée par son attrait vers le bien, mais elle se pose uniquement comme une indifférence radicale d’où procède un pur vouloir3. Chez les auteurs médiévaux, en revanche, ce mot peut avoir une acception axiologique ou métaphysique. « Indifférence », au sens métaphysique, est souvent employée comme synonyme d’« indétermination » : la volonté n’est pas déterminée à une seule option ; elle choisit de manière contingente parmi plusieurs alternatives.

L’objet de cet article est de montrer qu’il est légitime de parler de liberté d’indifférence chez saint Thomas. Chez lui, cette notion est pourtant très différente de la liberté d’indifférence occamienne. En comparaison avec saint Thomas, Occam a inverti le rapport entre liberté de qualité et liberté d’indifférence : selon saint Thomas, la liberté d’indifférence d’une personne est basée sur la liberté de qualité de la volonté ; pour Occam, la liberté de qualité d’une personne est fondée sur la liberté d’indifférence de la volonté. Pour saint Thomas, tout vouloir est

1 GUILLAUME D’OCCAM, Quodl., I 16, Opera Theologica 9, (Joseph C. WEY éd.), St. Bonaventure, N.Y., St. Bonaventure University, 1980, p. 87, cité en la note 57. La première occurrence de l’expression « libertas indifferentiae » dont je suis conscient se trouve chez GAUTHIER DE BRUGES, Quaestiones disputatae, 5, ad 14 in contr., (Ephrem LONGPRÉ éd.), Louvain, Institut Supérieur de Philosophie de l’Université (Les Philosophes Belges – Textes et Etudes 10), 1928, p. 55. Le terme « liberté de qualité » a été forgé par le Père PINCKAERS, voir Les sources de la morale chrétienne : sa méthode, son contenu, son histoire. Fribourg, Academic Press/Paris, Cerf, 20074, p. 337.

2 Ibid., p. 333-405. 3 Ibid., p. 340.

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enraciné dans la liberté de qualité et tout choix indifférent est une expression contingente de telle liberté, alors que pour Occam, tout vouloir est ancré dans la liberté d’indifférence et tout choix qualitatif est expression contingente de cette liberté. Ce qui est problématique du point de vue thomiste, ce n’est pas le fait que Occam ait conçu d’une liberté d’indifférence, mais qu’il l’ait posé comme fondement de toute liberté. Le mérite de la conception thomasienne, en revanche, ne consiste pas à nier la liberté d’indifférence, mais à fonder toute liberté – y compris celle d’indifférence – sur la liberté de qualité.

Dans cet article, la liberté de Dieu et la liberté humaine seront examinées en analysant, dans les deux cas, soit l’adhésion nécessaire de la volonté au bien absolu, soit l’exercice contingent et autodéterminé de la liberté par rapport aux biens particuliers. En effet, la contingence des actes du libre arbitre implique que le libre arbitre dispose d’une liberté d’indifférence métaphysique. La peccabilité des créatures rationnelles implique en outre une certaine liberté d’indifférence axiologique, qui consiste dans un mauvais emploi de la liberté de qualité. L’article clora avec une brève comparaison entre Thomas et Occam.

1. La liberté divine

Le cas paradigmatique de la liberté et du libre arbitre se trouve en Dieu. Saint Thomas décrit le point de départ de sa conception de liberté dans le prologue de la Prima Secundae :

L’homme étant fait à l’image de Dieu – et par là il faut entendre, selon Jean Damascène, qu’il est doué d’intelligence, de libre arbitre et du pouvoir d’agir par lui-même – après avoir traité de l’Exemplaire, c’est-à-dire de Dieu, ainsi que des choses émanées de sa puissance conformément à sa volonté, il nous reste à étudier ce qui concerne son image, l’homme, selon qu’il est, lui aussi, le principe de ses œuvres grâce à son libre arbitre et au pouvoir qu’il possède sur ses actes4.

L’homme, comme Dieu, est principe de ses actions par la volonté et par le libre arbitre. En ce qui suit, nous verrons comment pour saint Thomas

4 ST I-II 1 prol. : « Quia, sicut Damascenus dicit, homo factus ad imaginem Dei dicitur, secundum quod per imaginem significatur intellectuale et arbitrio liberum et per se potestativum ; postquam praedictum est de exemplari, scilicet de Deo, et de his quae processerunt ex divina potestate secundum eius voluntatem ; restat ut consideremus de eius imagine, idest de homine, secundum quod et ipse est suorum operum principium, quasi liberum arbitrium habens et suorum operum potestatem. »

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l’exercice contingent du libre arbitre par rapport aux biens particuliers est ancré dans l’inclination nécessaire de la volonté au bien absolu.

La liberté divine : nécessité et contingence

Selon saint Thomas, le vouloir n’est pas un fait primitif, comme le soutiennent certaines théories modernes inspirées de David Hume. La volonté est essentiellement en rapport avec la réalité et le vouloir est une réponse à l’invitation et à la provocation de celle-ci, car la volonté se définit par son attrait au bien et la réalité se présente foncièrement comme attractive. Là où il y a intellect, il y a volonté, car dès qu’une nature intellectuelle connaît quelque chose comme bien, elle y tend. La tendance même vers ce bien est l’acte de la volonté5. L’objet propre (obiectum proprium ou principale volitum) de la volonté est donc le bonum intellectum, le bien connu6. L’objet propre de la volonté de Dieu coïncide avec sa propre essence, la bonté divine ou le bien divin, qui en est la fin ultime7. Puisque la bonté divine est l’objet propre de la volonté divine, et donc l’objet voulu naturellement, Dieu veut sa propre bonté de manière nécessaire8. Tout en étant nécessaire, cet acte est libre. La liberté est en effet compatible avec la nécessité naturelle, mais non pas avec la nécessité qui dérive d’une contrainte9.

Alors que Dieu veut sa propre bonté par un vouloir libre et nécessaire, tout ce qui regarde les autres choses que lui, à savoir les

5 S. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I cap. 72; De veritate 23.1 ; ST I 19.1. 6 Summa contra Gentiles I, cap. 72; De veritate 23.4; ST I 19.3. 7 Summa contra Gentiles I, cap.74 : « Unicuique volenti principale volitum est suus

ultimus finis : nam finis est per se volitus, et per quem alia fiunt volita. Ultimus autem finis est ipse Deus : quia ipse est summum bonum, ut ostensum est. Ipse igitur est principale volitum suae voluntatis. »

8 ST I 19.3, : « Voluntas enim divina necessariam habitudinem habet ad bonitatem suam, quae est proprium eius obiectum. Unde bonitatem suam esse Deus ex necessitate vult ; sicut et voluntas nostra ex necessitate vult beatitudinem. Sicut et quaelibet alia potentia necessariam habitudinem habet ad proprium et principale obiectum, ut visus ad colorem ; quia de sui ratione est, ut in illud tendat. » Voir aussi De veritate 23.4, éd. Léonine, 22/3, p. 662a-b, lignes 161–170. Cf. Summa contra Gentiles, I cap. 80.

9 De veritate, 23.4, éd. Léonine, 22/3, p. 662b, lignes 188-197 : « Respectu igitur illius principalis voliti quod est sua bonitas, voluntas divina necessitatem habet, non quidem coactionis sed naturalis ordinis, qui libertati non repugnat secundum Augustinum in V De civitate Dei ; non enim potest Deus velle se non esse bonum, et per consequens se non esse intelligentem vel potentem, vel quodcumque eorum quae ratio eius bonitatis includit. » Pour la compatibilité de liberté et nécessité naturelle, voir aussi ST I 82.1; De veritate, 22.5, éd. Léonine, 22/3, p. 624a-b, lignes 204-222.

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créatures et l’ordre entre elles, est objet de son libre arbitre, ce qui veut dire que Dieu ne le veut pas nécessairement10. En effet, le libre arbitre concerne ce que l’on veut spontanément (propria sponte), de manière contingente, et non par nécessité de nature11. L’existence des créatures n’a pas de rapport nécessaire à l’objet propre de la volonté divine. Dieu aurait pu décider de ne pas les créer. L’absence des créatures ne diminue pas le bien divin, objet premier et fin ultime de la volonté divine, car la bonté des créatures ne lui ajoute rien12. Saint Thomas précise qu’alors que Dieu ne veut pas les créatures par nécessité absolue, son vouloir est pourtant nécessaire par supposition : puisque la volonté divine est immuable, à supposer que Dieu veuille une certaine chose, il le veut par nécessité (non absolue mais de supposition)13.

Non seulement Dieu était libre de créer ou non, mais en plus, il aurait pu créer un univers autre que celui qu’il a créé. La bonté divine est infinie et donc participable d’une infinité de manières. Si Dieu avait voulu de façon nécessaire toute cette infinité de réalisations de la bonté participée, il aurait voulu une infinité de créatures, et du fait qu’il les eût voulues, elles auraient existé. Mais le nombre de créatures n’est pas infini, ce qui indique que Dieu n’a pas voulu de façon nécessaire l’univers qui existe actuellement. Aussi aurait-il pu créer un autre univers14.

10 Thomas exprime succinctement que le mode du vouloir divin ad intra est

nécessaire, alors que ad extra il est contingent : « Patet igitur ex dictis quod quicquid Deus vult esse in se ipso de necessitate vult ; quicquid autem vult circa creaturas non de necessitate vult. » De veritate 23.4, éd. Léonine, 22/3, p. 663, lignes 235–238. Pour ce qui suit, voir John F. WIPPEL, « Thomas Aquinas on God’s Freedom to Create or not », in : Metaphysical Themes in Thomas Aquinas II, Washington, D.C., CUA Press, Studies in Philosophy and the History of Philosophy 47, 2007, p. 218–239.

11 Summa contra Gentiles, I cap. 88 : « Nam liberum arbitrium dicitur respectu eorum quae non necessitate quis vult, sed propria sponte : unde in nobis est liberum arbitrium respectu eius quod volumus currere vel ambulare. Deus autem alia a se non ex necessitate vult, ut supra ostensum est. Deo igitur liberum arbitrium habere competit. » Voir aussi ST I 19.10.

12 Summa contra Gentiles, I cap. 81 : « Cum igitur divina bonitas sine aliis esse possit, quinimmo nec per alia ei aliquid accrescat ; nulla inest ei necessitas ut alia velit ex hoc quod vult suam bonitatem. »

13 Summa contra Gentiles, I cap. 83 ; ST I 19.3. 14 Summa contra Gentiles, I cap. 81 : « Deus, volendo bonitatem suam, vult esse alia a se

prout bonitatem eius participant. Cum autem divina bonitas sit infinita, est infinitis modis participabilis, et aliis modis quam ab his creaturis quae nunc sunt participetur. Si igitur, ex hoc quod vult bonitatem suam, vellet de necessitate ea quae ipsam participant, sequeretur quod vellet esse infinitas creaturas, infinitis modis participantes suam bonitatem. Quod patet esse falsum : quia, si vellet,

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En somme, Dieu n’a pas seulement une volonté nécessaire (et pourtant libre) par rapport à sa propre nature, mais il est en outre doué de libre arbitre vis-à-vis les créatures. La volonté nécessaire de Dieu concerne sa propre essence comme fin voulue, alors que le libre arbitre se porte sur les choses qui sont soumises au choix divin15.

L’indifférence et la détermination du choix divin

Il se pose alors un problème qui a un analogue important au niveau de la liberté humaine : si Dieu peut choisir entre plusieurs alternatives (créer ou non, créer ceci ou cela), il faut que quelque chose le détermine à choisir une des alternatives plutôt que l’autre. Saint Thomas soulève ce problème lui-même :

Si ce qui se rapporte indifféremment à une chose ou à une autre ne tend pas plus vers l’une que vers l’autre, sauf à être déterminé par un autre, ou bien Dieu ne doit vouloir aucune des choses auxquelles il se rapporte indifféremment, ce dont on a montré le contraire plus haut, ou bien il doit être déterminé à tel choix par un autre que lui. Et ainsi quelque chose lui sera antérieur, pour le déterminer à tel choix16.

La réponse de Thomas est simple. Il est vrai que la volonté divine, étant indéterminée par rapport aux alternatives qui se présentent concernant les créatures, doit être déterminée de façon à adhérer à une à l’exclusion de l’autre. Mais cela n’implique nullement que quelque chose en dehors de Dieu engage la volonté divine à une des alternatives. En effet, c’est l’intellect, en appréhendent l’existence des créatures comme un bien, qui détermine la volonté à une alternative. Aussi la volonté divine tend-elle

essent ; cum sua voluntas sit principium essendi rebus, ut infra ostendetur. Non igitur ex necessitate vult etiam ea quae nunc sunt. »

15 Summa contra Gentiles, I cap. 88 : « Cum igitur Deus seipsum tanquam finem velit, alia vero sicut quae ad finem sunt, sequitur quod respectu sui habeat voluntatem tantum, respectu autem aliorum electionem. Electio autem semper per liberum arbitrium fit. »

16 Ibid., Livre I : Dieu. Traduction, présentation et notes par Cyrille MICHON, Paris, Flammarion, 1999, p. 336 (I, cap. 82). (Traduction légèrement modifiée.) Texte latin : « Item. Si quod est ad utrumlibet indifferenter se habens non magis in unum quam in aliud tendit nisi ab alio determinetur, oportet quod Deus vel nihil eorum velit ad quae ad utrumlibet se habet, cuius contrarium supra ostensum est ; vel quod ab alio determinetur ad unum. Et sic erit aliquid eo prius, quod ipsum determinet ad unum. »

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vers les créatures « comme convenant à sa bonté, et non comme nécessaires »17.

Mais l’objection soulève une question qui dépasse le problème de la détermination de la volonté par quelque chose d’extérieur. Si la volonté indéterminée est déterminée par l’intellect divin, pourquoi l’intellect détermine-t-il la volonté à créer alors qu’il aurait pu la déterminer à ne pas créer ? Cette question nous oblige à examiner de plus près le sens précis de la détermination par l’intellect. Celui-ci ne détermine précisément pas la volonté en lui proposant une seule option, comme si, tout considéré, il était mieux de créer l’univers plutôt que de ne pas le créer, et de créer tel univers plutôt qu’un autre. Saint Thomas est loin de l’hypothèse leibnizienne que Dieu crée le meilleur monde possible. Au contraire, l’intellect détermine la volonté en lui proposant la création comme un bien convenable (donc un bien non nécessaire). De la sorte il ne la détermine pas « ad unum », à une seule option. La détermination « ad unum » semble se faire seulement au moment où la volonté adhère à une des alternatives contenues dans la proposition faite par l’intellect. Cela veut dire que, en proposant la création comme un bien convenable, l’intellect divin laisse la volonté libre de créer ou non. Seul dans le cas où l’intellect aurait proposé la création comme un bien nécessaire eût il privé la volonté d’alternatives. Néanmoins, le fait que l’intellect divin laisse la volonté libre en lui offrant un bien non nécessaire n’implique pas que l’intellect ne détermine pas la volonté. Il ne la détermine pas à une seule issue (« ad unum »), mais il la détermine tout de même de manière suffisante, car dès qu’il propose quelque chose à la volonté comme un bien, celle-ci est à même d’y adhérer. Le fait que l’intellect propose un bien convenable plutôt qu’un bien nécessaire constitue donc une raison suffisante (mais non nécessaire !) pour chacune des alternatives18. L’intellect détermine la volonté suffisamment pour qu’elle puisse vouloir créer, mais il ne la 17 Ibid., p. 338. Voici la réponse entière : « Quamvis autem divina voluntas ad sua

causata non determinetur, non tamen oportet dicere quod nihil eorum velit, aut quod ad volendum ab aliquo exteriori determinetur. Cum enim bonum apprehensum voluntatem sicut proprium obiectum determinet ; intellectus autem divinus non sit extraneus ab eius voluntate, cum utrumque sit sua essentia ; si voluntas Dei ad aliquid volendum per sui intellectus cognitionem determinetur, non erit determinatio voluntatis divinae per aliquid extraneum facta. Intellectus enim divinus apprehendit non solum divinum esse, quod est bonitas eius, sed etiam alia bona, ut supra ostensum est. Quae quidem apprehendit ut similitudines quasdam divinae bonitatis et essentiae, non ut eius principia. Et sic voluntas divina in illa tendit ut suae bonitati convenientia, non ut ad suam bonitatem necessaria. »

18 Dans le texte cité en note 33, Thomas soutient explicitement qu’une raison suffisante n’est pas forcément une raison nécessitante.

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détermine pas suffisamment pour l’empêcher de vouloir ne pas créer. Il y a aussi une bonne raison pour ne pas créer, à savoir le fait que l’existence des créatures n’augmente pas la bonté divine, fin ultime de sa volonté. En dernière analyse, ce qui sera le vouloir effectif dépend de l’adhésion même de la volonté à une des alternatives, chacune desquelles a des bonnes raisons en sa faveur. Par conséquent, le choix même est fait par la volonté et non pas par l’intellect19.

La rationalité du choix divin

La décision de créer n’est donc pas prise de nécessité. Cela n’implique cependant pas qu’elle soit irrationnelle, car elle est fondée sur une raison adéquate et suffisante. La raison ultime que Dieu a de vouloir quoi que ce soit, c’est sa propre bonté, la fin ultime de sa volonté. Toute autre chose, Dieu la veut comme subordonnée à cette fin, car « la fin est la raison pour laquelle on veut ce qui est ordonné à la fin »20. On peut indiquer en outre des raisons plus particulières pour lesquelles Dieu crée et pour lesquelles il crée d’une certaine manière. Thomas les regroupe dans trois catégories : (1) des raisons de convenance, (2) d’utilité, et (3) de nécessité de supposition21. Il donne des exemples : (1) Dieu « veut le bien de l’univers car cela convient à sa bonté » ; (2) « il veut que l’homme soit pour que l’univers soit complet » ; (3) « Dieu veut que l’homme ait la raison pour que l’homme soit »22. Thomas souligne que donner des raisons pour le choix divin ne veut nullement dire d’en indiquer une cause autre que la bonté divine, qui est la cause finale de tout vouloir divin23.

Si l’on peut parler d’une liberté d’indifférence de Dieu par rapport aux alternatives de créer ou de ne pas créer, c’est uniquement au sens métaphysique et non pas au sens axiologique du terme : la décision de créer est contingente, mais quelle que soit la décision que Dieu prenne,

19 Cette interprétation se base en partie sur ce saint Thomas soutient au sujet de la

liberté humaine. 20 Somme contre les Gentils, I cap. 86, p. 343. Voici le texte complet : « Finis enim est

ratio volendi ea quae sunt ad finem. Deus autem vult bonitatem suam tanquam finem, omnia autem alia vult tanquam ea quae sunt ad finem. Sua igitur bonitas est ratio quare vult alia quae sunt diversa ab ipso ».

21 Ibid., I cap. 86 :« Aliquando igitur ratio divinae voluntatis continet solum decentiam ; aliquando utilitatem ; aliquando autem necessitatem quae est ex suppositione ; necessitatem vero absolutam, solum cum vult seipsum. »

22 Ibid., I cap. 86, p. 344. Pour plus de détails concernant la motivation divine de créer, voir WIPPEL, « Thomas Aquinas on God’s Freedom ».

23 Ibid., I cap. 87.

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elle est ordonnée au bien ultime et elle est donc raisonnable. Cette liberté d’indifférence est donc fondée dans la liberté de qualité.

Avant d’examiner la liberté humaine, il convient de récapituler les caractéristiques fondamentales de la volonté divine et de sa liberté. La volonté divine est par nature orientée vers le bien. La liberté de la volonté divine sera donc toujours foncièrement une relation au bien. Aussi la liberté suprême de la volonté consiste-t-elle dans l’adhésion nécessaire au bien absolu, alors que le choix contingent du libre arbitre, qui regarde des biens particuliers, est un mode moins parfait de liberté. Le libre arbitre s’exerce de façon non nécessaire, mais son choix n’est pas indéterminé. Ce qui détermine la volonté à choisir entre alternatives, c’est l’intellect qui propose des raisons non nécessitantes. Une raison proposée par l’intellect est une base suffisante pour la volonté d’y adhérer, mais il lui reste possible de ne pas y adhérer. Par conséquent, la volonté divine est indifférente aux alternatives telles que créer ou ne pas créer, non au sens que Dieu agisse sans raison, mais au sens qu’aucun bien particulier ne peut nécessiter le choix divin24. Chacun des choix alternatifs est raisonnable, mais les raisons pour chacun d’entre eux sont différentes.

2. La liberté humaine

Les caractéristiques de la volonté divine qui viennent d’être énumérées se vérifient aussi chez l’homme, créature faite à l’image de Dieu. Par sa volonté, l’homme est en relation à ce qu’il connaît comme bien25. Nous voulons de manière nécessaire l’objet propre de notre volonté, à savoir le bonheur, et nous désirons également par nécessité ce dont nous connaissons le rapport nécessaire à l’objet propre de la volonté, c’est-à-dire les moyens que nous savons être nécessaires pour atteindre le bonheur26. Tout en étant nécessaire, le désir du bonheur est libre, car l’inclination naturelle au bonheur n’est pas une contrainte que nous subissons à contre gré27. En revanche, nous voulons de manière

24 Dans De malo, 16.9, ad 7, éd. Léonine, 23, p. 325b, saint Thomas parle de l’indifférence de la volonté divine : « Deus autem qui est ipsa voluntas, indifferenter potest facere omne illud quod potest cadere sub voluntate. »

25 Voir par exemple : ST I–II 8.1. 26 ST II 82.2. 27 De veritate 24.1, ad 20, éd. Léonine, 22/3, p. 684b : « Habemus ergo respectu eius

[scil. finis ultimi] liberam voluntatem, cum necessitas naturalis inclinationis libertati non repugnet secundum Augustinum V De civitate Dei, non autem liberum iudicium proprie loquendo cum non cadat sub electione. » Voir aussi ST I 82.1, ad 1 : « Necessitas autem naturalis non aufert libertatem voluntatis ».

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contingente tous les biens qui n’ont pas de rapport nécessaire au bonheur ou dont nous ignorons s’ils sont indispensables en vue du bonheur ; vis-à-vis de tels biens s’exerce donc notre libre arbitre28.

Il y a pourtant une différence capitale entre la liberté divine et la liberté humaine. En Dieu, il y a unité substantielle entre le bien divin – objet propre, fin ultime, et règle morale de la volonté – et la tendance de la volonté à ce bien divin. Dans les créatures rationnelles, cette unité entre le bien voulu, son rapport à la fin ultime et à la règle morale n’est qu’accidentelle, et au cas du péché même déficiente. Cela explique l’impeccabilité de Dieu et la peccabilité des créatures rationnelles29. La peccabilité de la créature rationnelle implique, dans un sens qui est à préciser plus en bas, la possibilité regrettable d’une liberté d’indifférence que nous pouvons appeler axiologique.

Les actes du libre arbitre, qu’ils soient des péchés ou non, sont libres au sens que l’homme « est […] principe de ses œuvres grâce à son libre arbitre et au pouvoir qu’il possède sur ses actes »30. Comme dans la discussion de la volonté divine, ce seront trois caractéristiques que saint Thomas attribue au libre choix qui nous intéresseront surtout dans la suite : il est contingent, indifférent et rationnel.

Libre arbitre et contingence

Selon saint Thomas, la volonté est une cause contingente par rapport aux choix particuliers31. Cela ne veut pas dire que la volonté se meut à son propre gré, indépendamment de l’intellect. La « spécification » de l’acte de volonté dépend de l’intellect : vouloir quelque chose de précis présuppose

28 ST I 82.2. 29 Summa contra Gentiles, III cap. 109; De veritate 24.7, éd. Léonine 22/3, p. 698a, lignes

168-179 ; ST I 63.1; De malo 16.2, éd. Léonine, 23, p. 289a, lignes 274–305. 30 Voir note 4. 31 Summa contra Gentiles, III, cap. 73 : « Quod autem voluntas sit causa contingens, ex

ipsius perfectione provenit : quia non habet virtutem limitatam ad unum, sed habet in potestate producere hunc effectum vel illum ; propter quod est contingens ad utrumlibet. » Voir aussi De veritate 2.12, s.c. 1 : « Sed opera hominum sunt contingentia, utpote libero arbitrio subiecta. » De veritate 6.3, éd. Léonine, 22/1, p. 185b, lignes 188–190 : « […] et tamen causa proxima, scilicet liberum arbitrium, non producit effectum illum nisi contingenter. » De veritate 15.2, ad 3 : «[…] superior ratio ad actus humanos ex libero arbitrio dependentes, et per hoc contingentes, quodammodo convertitur. » Cf. III Sent., d. 26 q. 2.4, arg. 3. – L’explication de la conception thomasienne du libre arbitre proposé dans cet article doit beaucoup à l’excellente étude de Federica BERGAMINO, La razionalità e la libertà della scelta in Tommaso d’Aquino, Rome, Edizioni Università della Santa Croce, 2002.

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que tel objet est aperçu comme « bien convenable » (bonum conveniens)32. A l’exception de l’objet qui est bon sous tous les aspects, à savoir la béatitude, l’adhésion de la volonté au bien proposé par l’intellect est contingente. Tout en étant cause suffisante pour mouvoir la volonté, ce qui est connu comme bon et convenable n’est pas une cause nécessaire, car il sera toujours possible de vouloir son contraire en considérant l’objet sous un aspect qui n’est pas bon ou convenable33. En effet, à part Dieu, objet béatifiant de la volonté, il n’existe pas de bien qui ne manquât de rien, ni de mal qui ne contint d’aspect positif34. Par exemple, lorsqu’on considère de la nourriture comme salutaire, on reste libre de la manger ou non, car on peut aussi la considérer comme peu appétissante, et vice versa35. Le changement d’inclination de la volonté vis-à-vis l’objet proposé dépend du changement de perspective sur tel objet.

Or, c’est la volonté même qui peut déclencher le changement de perspective qui résultera dans un choix différent. Aussi la volonté peut-elle influencer indirectement la spécification de son propre acte. Il revient à la volonté d’« exercer » son propre acte et celui des autres puissances de l’âme, car l’objet de la volonté est le bien absolu et la fin ultime, ce qui fait que tout ce qui est ordonné à la fin tombe dans le domaine de la volonté. Thomas cite l’autorité d’Averroès pour établir qu’une fois que l’intellect dispose de connaissance habituelle, il revient à la volonté de l’activer ou non36. La volonté peut donc faire cibler l’intellect sur une des différentes 32 De malo, 6, éd. Léonine, 23, 149b, lignes 418-424. L’explication de la question 6 du

De malo est proche à celle de ST I–II 9-10. 33 De malo, 6 ad. 15, éd. Léonine, 23, p. 151a–152b : « […] non omnis causa ex

necessitate inducit effectum etiam si sit causa sufficiens, eo quod causa potest impediri ut quandoque effectum suum non consequatur, sicut cause naturales, que non ex necessitate producunt suos effectus, set ut in pluribus, quia in paucioribus impediuntur. Sic igitur illa causa que facit voluntatem aliquid uelle, non oportet quod ex necessitate hoc faciat, quia potest per ipsam voluntatem impedimentum prestari, uel remouendo talem considerationem que inducit eum ad uolendum, uel considerando oppositum, scilicet quod hoc quod proponitur ut bonum secundum aliquid non est bonum ».

34 II Sent., d. 25 q. 1, a. 2 : « In his autem quae ad finem ultimum ordinantur, nihil invenitur adeo malum quin aliquod bonum admixtum habeat, nec aliquod adeo bonum quod in omnibus sufficiat : unde quantumcumque ostendatur bonum vel malum, semper potest adhaerere, et fugere in contrarium, ratione alterius quod in ipso est […] »

35 De malo, 6, éd. Léonine, 23, 150a, lignes 429–449. 36 De malo, 6, éd. Léonine, 23, 149a, lignes 343–354 : « Si autem consideremus motus

potentiarum anime ex parte exercitii actus, sic principium motionis est ex voluntate. Nam semper potentia ad quam pertinet finis principalis mouet ad actum potentiam ad quam pertinet id quod est ad finem, sicut militaris mouet frenorum factricem ad operandum. Et hoc modo voluntas mouet se ipsam et omnes alias

« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » 67

perspectives portant sur un objet de choix qui se présente à l’intellect. Sans entrer dans toutes les complexités, voyons d’où résulte la capacité de la volonté d’influer sur l’acte de l’intellect et pourquoi l’exercice de la volonté est contingent37.

La volonté et l’intellect se déterminent réciproquement : la volonté, appétit rationnel, poursuit des biens proposés par l’intellect et elle dirige à son tour l’activité de l’intellect, car l’acte de l’intellect est lui-même quelque chose de bon et donc compris dans l’objet de la volonté. Cette interaction n’est pas circulaire, mais a plutôt la figure d’une spirale : quelque chose la démarre, quelque chose y met fin, et au milieu il peut y avoir une série d’interventions réciproques. Le déroulement de cette interaction, c’est la délibération pratique : la volonté dirige l’intellect à considérer et à reconsidérer des raisons. La manière dont la volonté dirige l’intellect dépend à son tour de raisons proposées par l’intellect. Cette interaction a lieu jusqu’au moment où, en faisant le choix, elle adhère à une des options proposées par l’intellect. C’est donc la volonté qui met fin à la délibération38. La délibération est le garant de la contingence de l’acte de volonté, car contrairement à la démonstration scientifique, elle n’aboutit pas à une évidence nette, mais elle est ouverte à l’égard de résultats

potentias : Intelligo enim quia uolo, et similiter utor omnibus potentiis et habitibus quia uolo. Vnde et Commentator diffinit habitum in III De anima, quod habitus est quo quis utitur cum uoluerit. »

37 Pour plus de détails, voir Michael S. SHERWIN, By Knowledge and by Love : Charity and Knowledge in the Moral Theology of St. Thomas Aquinas, Washington, D.C., CUA Press, 2005, p. 18–62 ; David M. GALLAGHER, « Free Choice and Free Judgment in Thomas Aquinas », Archiv für Geschichte der Philosophie 76, 1994, p. 247–277. Pour une critique (à mon avis non tout à fait probante) de cet article, voir Peter S. EARDLEY, « Thomas Aquinas and Giles of Rome on the Will », Review of Metaphysics 56, 2003, p. 835–862.

38 La fonction de la volonté de clôturer la délibération est bien exprimé en De veritate 22.15, éd. Léonine, 22/3, p. 649a, lignes 49–56 : « […] electio enim est ultima acceptio qua aliquid accipitur ad prosequendum ; quod quidem non est rationis sed voluntatis, nam quantumcumque ratio unum alteri praefert, nondum est unum alteri praeacceptum ad operandum quousque voluntas inclinetur in unum magis quam in aliud ; non enim voluntas de necessitate sequitur rationem. » Ces dernières mots, selon lesquelles la volonté ne suit pas la raison de nécessité, doivent être lu dans un contexte plus grand. En général, saint Thomas soutient que le jugement de l’intellect pratique et l’inclination de la volonté ne peuvent pas être contraires, voir note 49. Lorsqu’il dit ici que la volonté ne suit pas la raison de nécessité, il semble vouloir dire qu’un jugement pratique n’est définitif qu’au moment où la volonté se ferme en tel jugement, plutôt de commander l’intellect à délibérer davantage. Saint Thomas il ne semble pas vouloir dire ici que la volonté peut s’opposer au jugement pratique.

Tobias HOFFMANN 68

opposés39. Le départ d’une délibération dérive déjà d’une première délibération. Cette série de délibérations ne procède pas à l’infini, mais elle remonte à Dieu, qui meut la volonté en respectant sa nature de cause contingente. En dernière analyse, l’origine d’une certaine décision se trouve donc en Dieu. La décision appartient tout de même à l’homme, car la causalité première de Dieu ne se substitue pas à la causalité secondaire de la créature rendue possible par la causalité divine40.

L’aspect autodéterminé du libre arbitre est mis en évidence par la comparaison entre l’agir humain et celui des animaux bruts. L’agir des brutes est également indéterminé et contingent : elles peuvent poursuivre un objet ou le fuir. Mais à y voir de plus près, cette indétermination se révèle comme une détermination de l’extérieur : lorsque des moutons perçoivent un loup, ils ne peuvent que fuir. Comme les hommes, les brutes agissent suivant un jugement (pratique), mais parce qu’elles sont dépourvues de la capacité de connaissance universelle et de réflexion sur leur propre jugement, leur jugement pratique est imposé de l’extérieur, alors que l’homme a contrôle de son propre jugement pratique. Dès lors, saint Thomas appelle la liberté des brutes une « liberté conditionnée »41.

Indifférence et rationalité

Saint Thomas caractérise fréquemment la volonté comme une puissance qui se rapporte de manière indifférente à plusieurs options. Lorsqu’il parle d’indifférence, il songe surtout à une indifférence métaphysique, c’est-à-dire à l’indétermination de la volonté vis-à-vis des biens particuliers, qui fait que l’activité de la volonté relative aux biens particuliers est contingente. Il oppose la notion d’indifférence à la notion d’une prédétermination à une seule option, comme on le voit, par exemple, dans le texte suivant :[…] puisque la volonté est un principe actif non déterminé de façon unique, mais ouvert indifféremment à plusieurs effets, Dieu la meut sans la déterminer nécessairement à une seule chose; son

39 De malo, 6, éd. Léonine, 23, p. 149a–b, lignes 377–381 : « Cum igitur voluntas se

consilio moueat, consilium autem est inquisitio quedam non demonstratiua set ad opposita uiam habens, non ex necessitate voluntas seipsam mouet. »

40 De malo, 6, éd. Léonine, p. 149b, lignes 381–415. 41 De veritate, 24.1, éd. Léonine, 22/3, p. 680a-681a, surtout p. 681a, lignes 285-289 : «

ita nec bruta iudicant de suo iudicio sed sequuntur iudicium sibi ab alio inditum ; et sic non sunt causa sui arbitrii nec libertatem arbitrii habent.». Voir aussi 24.2, p. 685b-686a. Pour l’expression « condicionata libertas », voir p. 686a, ligne 119. Pour la comparaison entre la liberté humaine et la liberté des brutes, voir aussi ST I–II 6.2.

« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » 69

mouvement demeure ainsi contingent et non nécessaire, sauf à l’égard des biens vers lesquels elle est mue par nature42.

L’indifférence de la volonté, entendue comme indétermination, est ici présentée comme ce qui est à l’origine de la contingence de l’acte de volonté. Une vue d’ensemble d’autres textes confirme que saint Thomas se sert du mot « indifférence » comme le contraire de « détermination », donc comme synonyme de « indétermination »43.

Le choix effectué par la volonté est toujours fondé sur une raison qui prend la forme d’un jugement de valeur. Ceci implique que nul choix n’est indéterminé, car il est déterminé – sans être prédéterminé – par une raison. De plus, tout choix est une expression de la « liberté de qualité », car la volonté ne peut que poursuivre des biens.

Qu’est-ce qui fait que la volonté agit selon telle raison particulière, vu qu’il lui était possible de choisir suivant une raison alternative ? Quelle est la raison pour laquelle elle préfère telle raison à l’autre ? Ce serait méconnaître la dynamique du libre arbitre que de supposer que l’individualisation du choix se fait par une série de raisons qui résultent dans une raison particulière qui nécessiterait le choix. Il ne faut pas nécessairement une raison additionnelle pour choisir sur la base d’une certaine raison plutôt que d’une autre. Si l’on choisit de manger de la nourriture salutaire, la raison de ce choix est qu’on juge bon de manger de

42 ST I–II 10.4, Paris, Cerf, 1984, Vol II. Je préfère cette traduction à celle du P. H.-

D. Gardeil, qui rend « indifferenter » par « en état d’indétermination », voir S. THOMAS D’AQUIN, ST ., : Les actes humains, t. 1, I-II 6–17, traduction française par H.-D. GARDEIL, o.p., notes et appendices par S. PINCKAERS, o.p., Paris, Cerf, 1962. Texte latin : « Quia igitur voluntas est activum principium non determinatum ad unum, sed indifferenter se habens ad multa, sic Deus ipsam movet, quod non ex necessitate ad unum determinat, sed remanet motus eius contingens et non necessarius, nisi in his ad quae naturaliter movetur. »

43 Pour les emplois du mot « indifférence », voir : II Sent. d. 39, q. 1, a. 1 : « […] ipsa enim potentia voluntatis, quantum in se est, indifferens est ad plura ; sed quod determinate exeat in hunc actum vel in illum, non est ab alio determinante, sed ab ipsa voluntate […] » ; De veritate, 24.14, éd. Léonine, 22/3, p. 734b, lignes 121–123 : « […] voluntas hominis non est determinata ad aliquam unam operationem, sed se habet indifferenter ad multas […] » ; De malo 6 ad 3, éd. Léonine, 23, p. 150b : « […] propter naturam voluntatis mote, que indifferenter se habet ad diuersa […] ». Pour les emplois du mot « indétermination », voir : I Sent. d. 17, q. 2, a. 3, ad 4 : « […] actus voluntatis humanae non habet firmitatem, cum voluntas indeterminate se habeat ad multa […] » ; ST I–II 13.2, co : « […] voluntas […] indeterminate se habet respectu particularium bonorum […] » ; ST III 11.5, ad 2 : « Voluntas autem se habet ad infinita indeterminate ».; De malo, 6, éd. Léonine, 23, p. 148b, lignes 290–292 : « […] remanet inclinatio voluntatis indeterminate se habens ad multa […] » ; ibid., p. 149b, lignes 414–415 : « […] ut indeterminate se habentem ad multa. »

Tobias HOFFMANN 70

la nourriture salutaire. Si l’on préfère de manger quelque chose de délicieux mais de malsain, c’est parce qu’on juge bon de manger ce qui est délicieux. L’idée que le choix particulier est déterminé à une seule issue par la raison, avant l’intervention de la volonté, semble se baser sur une mauvaise conception de la causalité de l’intellect. L’intellect n’est pas une cause efficiente, mais une cause formelle de la volonté : l’intellect propose un bien sous un aspect universel, et ce qui particularise le choix, c’est la volonté même en adhérent à un bien particulier contenu dans l’universel44.

Liberté d’indifférence axiologique et liberté de qualité

La liberté divine de créer ou non, nous l’avons vu, peut être caractérisée comme liberté d’indifférence métaphysique. Les créatures intellectuelles (les anges et l’homme) ont, elles aussi, une liberté d’indifférence métaphysique, à savoir la capacité de choisir entre deux alternatives bonnes. Elles ont de surcroît la possibilité de choisir entre le bien et le mal : « le libre arbitre est indifférent à choisir bien ou mal »45. Selon saint Thomas, cette « liberté d’indifférence axiologique » ne fait pourtant pas partie de la définition de liberté ou du libre arbitre. Ni la volonté, ni le libre arbitre ne sont caractérisés par une liberté d’indifférence axiologique car l’objet propre de la volonté est le bien. Puisque la volonté est par nature ordonnée vers le bien, l’homme ne peut choisir le mal que sous l’apparence du bien, en jugeant erronément que tel mal est un bien46. Toute expression de la liberté naît donc comme liberté de qualité ; la liberté d’indifférence axiologique est un mauvais emploi de la liberté de qualité.

Non seulement la base de la liberté, mais aussi sa pleine réalisation est une liberté de qualité. Selon saint Thomas, et conformément à une tradition qui remonte à Anselme de Cantorbéry, la liberté augmente dans la mesure où la volonté adhère plus fermement au bien, et elle diminue dans la mesure où elle poursuit le mal47. Dès lors, la liberté d’indifférence 44 Pour une analyse plus détaillée du rapport du choix particulier à la connaissance de

l’universel, voir David M. GALLAGHER, « Thomas Aquinas on the Will as a Rational Appetite », Journal of the History of Philosophy 29, 1991, p. 559–584.

45 ST I 83.2 : « Liberum autem arbitrium indifferenter se habet ad bene eligendum vel male. » Voir aussi : De veritate, 22.6, éd. Léonine, 22/3, p. 628a, lignes 136–138 : « Et ex hoc sequitur indeterminatio voluntatis, qua potest bonum vel malum appetere. »

46 Voir, par ex., De veritate, 22.6, éd. Léonine, 22/3, p. 628b, lignes 158–161 ; ST I–II 8.1 ; De malo, 6.

47 Voir, par ex., ST II–II 88.4, ad 1 : « […] sicut non posse peccare non diminuit libertatem, ita etiam necessitas firmatae voluntatis in bonum non diminuit

« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » 71

axiologique n’est pas une perfection, mais une imperfection. Que l’indifférence axiologique n’entre pas dans la définition du libre arbitre et que telle liberté soit ancrée dans la liberté de qualité, saint Thomas l’atteste clairement dans le Commentaire aux Sentences :

Il ne se rattache pas à la raison de libre arbitre qu’il soit indéterminé par rapport au bien et au mal, parce que le libre arbitre est par soi ordonné au bien, car le bien est l’objet de la volonté. Elle ne tend au mal que suite à un défaut, lorsque le mal est perçu comme bien. En effet, la volonté ou le choix ne regarde que le bien ou le bien apparent. C’est pourquoi là où le libre arbitre est le plus parfait, il ne peut pas tendre au mal, parce qu’il ne peut pas être imparfait. Ce qui caractérise le libre arbitre, c’est plutôt qu’il peut faire ou ne pas faire une certaine action48.

Pour saint Thomas, ce serait un contresens de poser une liberté d’indifférence axiologique comme caractéristique fondamentale de la volonté ou du libre arbitre. Thomas ne nie pas qu’il soit possible de vouloir quelque chose de mal, mais il nie qu’on puisse désirer le mal sous l’aspect du mal. Le désir d’un mal peut être ordonné, lorsqu’on tolère un mal mineur en vue d’un plus grand bien, comme dans le cas de l’amputation d’une jambe en vue de la vie. La volonté d’un mal peut aussi être désordonnée, comme lorsqu’on désire un mal moral en vue d’un bien passager, par exemple en commettant un adultère en vue du plaisir. Lorsqu’on veut un mal, c’est donc parce qu’on attend quelque chose de bon de ce mal ; du point de vue subjectif, le péché paraît raisonnable.

libertatem, ut patet in Deo et in beatis. » ; I Sent. d. 42, q. 2, a. 1, ad 3 : « […] posse peccare, secundum Anselmum et Boetium, non pertinet ad libertatem voluntatis ; sed magis est conditio voluntatis deficientis inquantum est ex nihilo. Sed in hoc attenditur ratio libertatis, quod possit hoc facere vel non facere, aut hoc vel aliud facere. » II Sent. d. 25, q. 1, a. 5, ad 2 : « […] liberum arbitrium quamvis possit in bonum et in malum, tamen per se in bonum ordinatum est : et ideo illud quod impedit ipsum a bono, simpliciter impeditivum ipsius est, et corruptivum ; et propter hoc libertas ab eo quod impedit a bono, simpliciter libertas dicitur, quae est libertas a peccato […] ». La liberté à l'égard du péché et la servitude à l'égard de la justice sont la vraie liberté, car par elles l’homme tend au bien qui est conforme à sa nature (« tendit homo in id quod est conveniens sibi »), voir ST II–II 183.4 ; voir aussi Super Romanos VI, lect. 4.

48 II Sent. d. 25, q. 1, a. 1, ad 2 : « Ad secundum dicendum, quod ad rationem liberi arbitrii non pertinet ut indeterminate se habeat ad bonum vel ad malum : quia liberum arbitrium per se in bonum ordinatum est, cum bonum sit objectum voluntatis, nec in malum tendit nisi propter aliquem defectum, quia apprehenditur ut bonum ; cum non sit voluntas aut electio nisi boni, aut apparentis boni : et ideo ubi perfectissimum est liberum arbitrium, ibi in malum tendere non potest, quia imperfectum esse non potest. Sed hoc ad libertatem arbitrii pertinet ut actionem aliquam facere vel non facere possit […] ».

Tobias HOFFMANN 72

Dans tout exercice de la liberté, on choisit ce qu’on juge être meilleur dans les circonstances particulières. En effet, le jugement pratique hic et nunc et l’inclination de la volonté sont toujours proportionnés ; la connaissance pratique et l’inclination de la volonté vont toujours de pair49. Pour cette raison, même la poursuite d’un mal est basée sur la liberté de qualité.

Certes, il peut y avoir une divergence entre la connaissance pratique en général et le choix particulier, comme le montre la faiblesse de la volonté : tout en sachant qu’il ne faut pas être intempérant, on peut pécher contre la vertu de tempérance, car dans la situation concrète, marquée par le désir, on juge bon de le faire50. Mais si l’incontinent agit contre son meilleur jugement habituel, il agit selon son meilleur jugement actuel. La liberté de qualité se vérifie donc même dans les actes incontinents.

Saint Thomas admet même la possibilité de choisir le mal en pleine conscience qu’il s’agit d’un mal. C’est le péché par calcul ou par malice volontaire (ex industria, sive ex certa malitia)51. Il consiste à accepter la perte d’un bien spirituel pour obtenir un bien temporel, donc à préférer un bien temporel (tel que les richesses ou la volupté) à un bien spirituel (comme l’obéissance à la loi divine et l’amour de Dieu). La cause de ce péché est donc une volonté désordonnée qui sacrifie volontairement un bien plus grand en faveur d’un bien mineur52. La possibilité d’un choix conscient et libre d’un bien mineur est le cas le plus marqué d’une liberté d’indifférence axiologique. Pourtant, selon saint Thomas, même une telle volonté

49 Voir, par exemple, De veritate 24.2, lignes 79-81 : « Sed iudicium de hoc particulari

operabili ut nunc, numquam potest esse appetitui contrarium » ; ST I–II 77.1 : « […] motus voluntatis […] natus est sequi iudicium rationis » ; ST III 18.4, ad 2 : « […] illud enim quod iudicamus agendum post inquisitionem consilii, eligimus […] » ; De malo, 16.5, éd. Léonine, 23, p. 305b, lignes 317–318 : « […] voluntas proportionatur intellectui […] ».

50 Pour des travaux récents sur la faiblesse de la volonté chez Thomas d’Aquin, voir Jörn MÜLLER, « Willensschwäche als Problem der Mittelalterlichen Philosophie : Überlegungen zu Thomas von Aquin », Recherches de Théologie et Philosophie médiévales 72, 2005, p. 1-28; Denis J. M. BRADLEY, « Thomas Aquinas on Weakness of the Will », in : Weakness of Will from Plato to the Present (Tobias HOFFMANN éd.), Washington, D.C., CUA Press, Studies in Philosophy and the History of Philosophy 50, 2008.

51 ST I–II 78 ; De malo, 3.12-15. Pour des discussions récentes du péché par malice, voir Gregory REICHBERG, « Beyond Privation : Moral Evil in Aquinas’s De malo », Review of Metaphysics 55, 2002, p. 751-784 ; Colleen MCCLUSKEY, « Willful Wrongdoing : Thomas Aquinas on certa malitia », Studies in the History of Ethics 6, 2005, http ://www.historyofethics.org/062005/WillfulWrongdoing.pdf

52 ST I-II 78.1.

« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » 73

désordonnée choisit ce qui est jugé meilleur du point de vue subjectif. Celui ou celle qui commet un tel péché croit erronément qu’il est à son avantage de préférer un bien temporel (bien mineur) à un bien spirituel (bien majeur). Par conséquent, même ce cas extrême de liberté d’indifférence axiologique est une mauvaise expression de la liberté de qualité.

L’objection des « volontaristes »

Ici se pose un problème qui a inquiété les critiques de saint Thomas, qui sont généralement rangés sous l’étiquette de « volontaristes »53. Si tout péché est causé par un jugement erroné, la question qui se pose est si l’erreur qui cause le péché a une cause volontaire ou non. Si non, elle dérive donc de la nature ou du hasard, et le péché revient à une pure erreur intellectuelle.

En revanche, si l’erreur a une cause volontaire, par exemple si le jugement s’est corrompu par négligence, il faut déterminer la culpabilité pour l’acte volontaire qui conduit à la corruption du jugement pratique. S’il y a culpabilité, on doit expliquer ce péché-ci, et on procède à l’infini. Si l’individu n’est pas coupable de la corruption de son jugement pratique, on ne peut pas le considérer responsable de son mauvais jugement, et dans l’hypothèse où le péché est causé par ce mauvais jugement, on ne peut pas le tenir pour coupable de son péché.

En somme, le péché est bien davantage que la conséquence d’un mauvais jugement. Le mauvais emploi de la volonté ne s’explique donc pas entièrement par un mauvais emploi de l’intellect. Cette difficulté se pose le plus radicalement dans le cas des anges, qui ne souffrent pas des conditions qui induisent généralement les hommes au péché : ils n’ont pas de péché originel, ils n’ont pas de passions, et ils ne souffrent pas d’ignorance54.

53 Même si les étiquettes de « volontariste » et « intellectualiste » ne sont pas précises, elles peuvent servir à distinguer entre deux tendances principales des théories scolastiques de la liberté : certaines théories de la liberté affirment, d’autres nient, que la volonté puisse agir à l’encontre du jugement pratique de l’intellect. Celles-là on peut les appeler volontaristes, celles-ci intellectualistes.

54 Pour une analyse plus détaillée de cette difficulté chez saint Thomas, voir Tobias HOFFMANN, « Aquinas and Intellectual Determinism : The Test Case of Angelic Sin », Archiv für Geschichte der Philosophie 89, 2007.

Tobias HOFFMANN 74

Pour expliquer la possibilité du péché, surtout celui des anges55, les critiques de saint Thomas ont localisé la liberté d’indifférence (métaphysique et axiologique) dans la volonté même, et non pas dans le libre arbitre, lequel selon saint Thomas est une fonction conjointe de l’intellect et de la volonté. Plutôt que de dire que tout choix immoral présuppose l’ignorance du mieux, les « volontaristes » ont admis que l’intellect pouvait juger parfaitement bien et que la volonté, par sa liberté intrinsèque, pouvait choisir contrairement à ce que l’intellect indique comme mieux à faire, hic et nunc56.

3. Conclusion

Dans les pages précédentes, j’ai voulu montrer en quel sens peut-on parler de liberté d’indifférence dans la conception thomasienne de liberté. Pour mieux voir le sens précis que l’on peut donner à cette notion chez saint Thomas, il est utile de la comparer avec la notion occamienne de liberté d’indifférence.

Le locus classicus de la discussion de la liberté par Occam est son premier Quodlibet, où il donne la définition suivante :

J’appelle liberté la puissance que j’ai de produire indifféremment et de façon contingente des effets différents de telle sorte que je puis causer un effet ou ne pas le causer sans qu’aucun changement se produise en dehors de cette puissance57.

55 Jacob SCHMUTZ, « Du péché de l’ange à la liberté d’indifférence. Les sources

angélologiques de l’anthropologie moderne », Études philosophiques 2, 2002, p. 169–198.

56 Voir, par ex., Bonnie KENT, Virtues of the Will : The Transformation of Ethics in the Late Thirteenth Century, Washington, D. C., CUA Press, 1995, chapitre 3 ; Peter S. EARDLEY, « The Foundations of Freedom in Later Medieval Philosophy : Giles of Rome and his Contemporaries », Journal of the History of Philosophy 44, 2006, p. 353-376 ; Tobias HOFFMANN, « Henry of Ghent’s Voluntarist Account of Weakness of Will », Weakness of Will from Plato to the Present ; IDEM, « L’akrasia selon Duns Scot », in : Duns Scot à Paris, 1302 – 2002 : Actes du colloque de Paris, 2 – 4 septembre 2002 (Olivier BOULNOIS, Elizabeth KARGER, Jean-Luc SOLÈRE et Gérard SONDAG éd.), Turnhout, Brepols, 2004, p. 487–516 ; Calvin G. NORMORE, « Picking and Choosing : Anselm and Ockham on Choice », Vivarium 36, 1998, p. 23–39.

57 Traduction française dans Servais PINCKAERS, Sources, p. 252. Texte latin : GUILLAUME D’OCCAM, Quodlibet I, 16, Opera Theologica 9, éd. Joseph C. WEY, St. Bonaventure, N.Y., St. Bonaventure University, 1980, p. 87 : « voco libertatem potestatem qua possum indifferenter et contingenter diversa ponere, ita quod possum eumdem effectum causare et non causare, nulla diversitate existente alibi extra illam potentiam. » Pour la conception occamienne de liberté, voir les excellents articles de Marilyn MCCORD ADAMS, « Ockham on Will, Nature, and Morality », in : The Cambridge Companion to Ockham (Paul Vincent SPADE éd.),

« Liberté de qualité » et « liberté d’indifférence » 75

En guise de conclusion, demandons-nous maintenant, à la lumière de ce qui s’est montré dans les pages antécédentes, en quelle mesure saint Thomas aurait pu partager l’avis d’Occam par rapport aux thèmes impliqués dans cette citation : l’indifférence, la contingence, le rapport entre volonté et jugement pratique, et l’inclination naturelle de la volonté.

Saint Thomas soutient que, par rapport aux biens particuliers, la liberté divine et celle des créatures rationnelles s’engage de manière contingente entre alternatives. L’indétermination par rapport aux alternatives est chez lui souvent exprimé par le mot indifférence, à entendre comme « indifférence métaphysique ». Elle se vérifie chez Dieu vis-à-vis la décision de créer ou non et celle de créer tel ou tel univers. Chez les créatures rationnelles, elle se vérifie par rapport à tous les objets, à l’exception du bonheur, qui est désiré par nécessité. A cause de la peccabilité des créatures rationnelles, l’indifférence métaphysique peut se pervertir en indifférence axiologique, qui consiste dans la possibilité de choisir mal et même de préférer un mal moral à un bien véritable.

Selon saint Thomas, et contrairement à Occam, l’indifférence et la contingence n’entrent pas pour autant dans la définition de la liberté. La liberté suprême consiste dans l’adhésion nécessaire au bien suprême. En effet, chez Thomas la liberté se fonde dans l’inclination naturelle de la volonté au bien. Toute liberté est dès lors enracinée dans la liberté de qualité.

Pour cette raison, saint Thomas nie que la volonté puisse agir contre le jugement pratique concernant un choix particulier. La volonté, par son inclination naturelle au bien, ne peut que poursuivre ce qui est jugé bon. Il y a liberté de choisir entre alternatives dans la mesure où l’intellect présente ces alternatives comme bonnes. La liberté de causer un effet ou de ne pas le causer présuppose donc, selon saint Thomas, la liberté de l’intellect de changer la perspective concernant l’objet en question.

En revanche, tout en admettant que la volonté a des inclinations naturelles, Occam soutient qu’elle est libre d’agir contre ses propres inclinations58. Alors que la volonté est inclinée à agir selon le jugement de la raison, elle peut tout de même choisir le contraire. Selon Occam, nous pouvons même vouloir le mal sous l’aspect du mal59.

Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 245–272 ; NORMORE, « Picking ».

58 ADAMS, « Ockham on Will, Nature, and Morality », p. 255–256. 59 Ibid., p. 260.

Tobias HOFFMANN 76

En ce qui concerne la liberté, l’enjeu le plus grand ne regarde pas la notion d’indifférence en tant que telle, mais la séparation de la volonté et de la liberté des inclinations naturelles, et l’indifférence qui résulte de cette séparation. Chez saint Thomas, par contre, une certaine liberté d’indifférence se fonde dans l’inclination naturelle de la volonté au bien. Par conséquent, dans toutes ses expressions possibles, la liberté se situe dans la perspective de la poursuite d’un bien et elle se manifeste donc comme liberté de qualité. En revanche, chez Occam, la liberté de qualité n’est qu’une expression contingente de la liberté d’indifférence.

Les différences entre les différentes conceptions de la liberté et leurs effets sur la conception de la morale ont été admirablement montrées dans nombreuses œuvres du Père Pinckaers. Notre article offre quelques accentuations différentes, mais au fond il confirme les conclusions du Père Pinckaers.

Michael S. Sherwin OP et

Craig Steven Titus (éd.)

Renouveler toutes choses en Christ

Vers un renouveau thomiste de la théologie morale

Etudes d'éthique chrétienne, NS 5

Academic Press Fribourg 2009


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