Date post: | 28-Nov-2023 |
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Réflexions sur le concept de bien juridique protégé par le droit pénal.
Marion LACAZE.
Le concept de bien juridique protégé par le droit pénal, pilier de l’infraction allemande et des
systèmes pénaux qui l’ont prise pour modèle comme l’Italie, l’Espagne et plusieurs pays d’Amérique
latine, n’a jusqu’ici que peu intéressé la doctrine française. Souvent considéré comme synonyme
d’intérêt ou de valeur pénalement protégé, l’objet de protection du droit pénal n’a jamais été
véritablement théorisé dans notre pays et, s’il a pu furtivement apparaître sous la plume de certains
auteurs, il ne constitue pas un concept juridique identifié.
Parfois rejetée pour l’ambiguïté terminologique qu’il comporte au regard des « biens »
entendus comme chose objet d’un droit réel ou droit subjectif patrimonial et pour le pléonasme
qu’elle semble ainsi renfermer, l’appellation même de « bien juridique protégé par le droit pénal »
peut prêter à confusion. Elle s’impose néanmoins si l’on veut étudier ce qu’elle recouvre dans sa
dualité, empruntée à l’infraction, d’objet de l’atteinte causée par le comportement prohibé et
d’objet de protection de la loi pénale, sans en déterminer a priori la nature juridique. Celle-ci a, en
effet, fait l’objet de multiples débats dans la doctrine des pays d’inspiration germanique et le bien
juridique1 s’est ainsi vu assimilé à un droit subjectif, à l’objet juridique du délit, à l’intérêt protégé, à
une formule synthétique, à une valeur objective, à un bien constitutionnel ou supra-légal, à une
condition de la vie en société ou encore à une relation sociale valorisée. La variété de ses définitions
et des fonctions qui lui ont été attribuées depuis deux siècles, comme le caractère passionné des
discussions suscitées par une proposition récente visant à le supprimer, témoignent de l’importance
du concept dans de nombreux pays mais aussi de son contenu idéologique particulièrement fort.
Indissociablement lié à la théorie du délit, du droit pénal et de l’État, le bien juridique porte en lui la
question première qui divise depuis toujours la doctrine juridique, et avant elle les téologiens : « Est-
ce interdit parce que c’est mal ou est-ce mal parce que c’est interdit ? ». L’objet du délit est-il un
« bien » a priori digne de protection ou n’est-il un « bien » que parce que le législateur en a décidé
ainsi en lui octroyant la protection suprême du droit pénal ?
L’opposition fondamentale entre défenseurs de l’existence de références externes au droit et
partisans du positivisme légaliste apparaît en effet en pleine lumière dès lors que l’on essaie de
qualifier l’objet de protection du droit pénal et d’en préciser les fonctions. Si le bien juridique
n’existe qu’en vertu de sa consécration par le législateur comme objet de l’atteinte prohibée, le bien
juridique sera un concept uniquement formel et son contenu sera déterminé par le droit positif. Si, à
l’inverse, on admet que le bien juridique existe antérieurement et indépendamment de sa
1 « Rechtsgut » en Allemagne, devenu « bene giuridico » en Italie et « bien jurídico » en Espagne et dans les
pays hispanophones d’Amérique latine.
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reconnaissance par la loi, il sera doté d’un contenu substantiel et pourra alors, en tant que concept
matériel, entrer en contradiction avec les biens juridiques formellement protégés.
Il apparaît que la nature juridique du concept dépend de considérations qui le dépassent
largement. Son étude ne pourra alors être dissociée de celle de la théorie générale de l’infraction et,
au-delà, de la question de la légitimité du ius puniendi et de l’État qui l’exerce. Selon la position
adoptée, le bien juridique n’aura qu’une importance secondaire, le résultat véritable de l’infraction
résidant dans la violation de la loi pénale, ou occupera au contraire une place fondamentale dans la
théorie du délit en tant qu’objet premier de l’atteinte engendrée par le comportement prohibé. Qu’il
en découle ou qu’il les révèle, les présupposés théoriques et philosophiques adoptés détermineront
ainsi sa nature abstraite ou concrète, son rôle dans l’interprétation et l’appréciation des textes
légaux ainsi que sa place dans l’infraction pénale. En tant qu’objet de la protection pénale, le bien
juridique se trouvera également au cœur de la question des fondements et de la finalité de la peine
et de celle du caractère normatif ou déclaratif du droit pénal.
L’absence de théorisation du bien juridique en droit français pourrait sembler révéler une
hostilité de celui-ci à tout concept matériel de l’objet de la protection pénale et son attachement à la
tradition légaliste issue de la Révolution. La brèche ouverte par les dispositions spéciales en matière
de crimes contre l’humanité, et en particulier l’exclusion de toute justification par la loi, permet
néanmoins d’en douter et conduit à rechercher si, au-delà des apparences, le droit pénal français ne
serait pas porteur d’un concept innommé de bien juridique. Il apparaît en effet que l’objet de
protection du droit pénal est souvent pris en compte par notre droit positif comme élément de la
qualification ou comme critère de la loi applicable. Et s’il est douteux que ses différentes
manifestations permettent de dégager une conception unique et cohérente du bien juridique, il
paraît acquis que leur étude nous en apprendra long sur les présupposés de notre droit répressif. Et à
l’heure où se multiplient les dispositions pénales ou para-pénales et où s’enchainent des réformes
qui ébranlent les notions fondatrices du droit pénal moderne que sont la légalité criminelle, le
principe de la responsabilité subjective et la peine, il semble qu’un concept matériel de bien juridique
permettrait d’envisager les mutations du droit pénal sous un jour nouveau. Les oppositions
classiques, entre objectivisme et subjectivisme, semblent en effet de plus en plus impuissantes à
expliquer les grandes évolutions du droit positif et, s’il ne faut sans doute pas espérer que le concept
de bien juridique réussisse à endiguer le phénomène de l’inflation pénale, il semble néanmoins
permettre une relecture du droit pénal propice à un encadrement théorique de celui-ci. L’adoption
d’un concept matériel de bien juridique, si elle suppose de se départir de la neutralité axiologique
traditionnellement revendiquée dans notre pays, ouvre en effet la voie à une délimitation du droit
répressif, non par la détermination a priori des biens juridiques qui en constitueraient le domaine
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« naturel » mais par la théorie du délit elle-même. Sans fonder le droit sur la morale, la
reconnaissance du nécessaire caractère axiologique du droit répressif conduit en effet à replacer la
question de ses fondements et de sa finalité de la théorie de l’infraction pénale. La consécration de la
finalité protectrice des biens juridiques du droit pénal amène ainsi à limiter le domaine légitime du
droit pénal à la protection des seuls bien juridico-pénaux, définis comme émanation de la valeur. Par
ailleurs, l’infraction « du délinquant » ne pourra être constituée que si le comportement prohibé a
entraîné une atteinte effective et contraire au Droit au bien juridico-pénal. La théorie de l’infraction
peut alors être repensée par une approche épistémologique dialectique permettant d’envisager sous
un jour nouveau les grandes problématiques, classiques ou émergentes, du droit pénal tout en
réaffirmant les principes premiers de légalité criminelle et de responsabilité subjective.
Après nous être interrogée sur la pertinence de la reconnaissance du concept (Partie I), nous
constaterons l’impérieuse nécessité d’une définition matérielle du bien juridique pénalement
protégé et l’opportunité de l’intégration du concept dans la théorie de l’infraction (Partie II).
Partie I : De la reconnaissance du concept.
La définition donnée au concept de bien juridique protégé est intimement liée à la théorie de
l’infraction pénale et, avant elle, à une certaine conception du droit pénal et de l’État. Il n’est alors
pas surprenant que le concept de bien juridique apparaisse sous de multiples facettes en fonction de
la théorie du délit défendue et des liens reconnus entre loi pénale positive et Droit pénal (Titre 1 : Le
bien juridique et la loi) et que ses manifestations protéiformes révèlent, en plus de son caractère
insaisissable en droit positif, la crise du droit pénal lui-même (Titre 2 : Le bien juridique et le fait).
Titre 1 : Le bien juridique et la loi.
« Dogme » de l’infraction allemande et des systèmes pénaux qui l’ont prise pour modèle, le
concept de bien juridique y fait l’objet de débats passionnés depuis plus de deux siècles. Sa nature
juridique apparaît alors comme vivement discutée à l’étranger alors que son existence juridique
même est incertaine en France.
Depuis son apparition en Allemagne à l’aube du XIXème siècle, la question de la nature
juridique du concept de bien juridique a cristallisé des oppositions théoriques fondamentales sur les
fondements du droit de punir et sur la légitimité du droit répressif. Alors que la paternité même du
concept est discutée, ce sont surtout ses liens avec le droit pénal démocratique, c'est-à-dire son
essence libérale, qui font l’objet des plus grandes controverses. Dès sa consécration comme pilier de
l’infraction allemande, une conception purement formelle à l’utilité essentiellement technique s’est
en effet opposée à une conception matérielle du bien juridique qui ouvrait la voie à une critique du
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droit positif et à une communication entre droit pénal et politique criminelle. Après avoir été
dématérialisé et entendu comme ratio legis, le concept s’est ensuite mué en une valeur objective
propice à une dérive du droit pénal vers un droit totalitaire avant d’être rejeté par une partie de la
doctrine national-socialiste pour être associé à une conception libérale de l’État. Réaffirmé comme
un pilier de la théorie du délit après la deuxième guerre mondiale, le bien juridique est aujourd’hui
reconnu comme un concept majeur en Allemagne, Italie, Espagne et dans de nombreux pays
d’Amérique latine. Il continue néanmoins de se présenter sous des visages hétéroclites même si la
doctrine majoritaire lui reconnaît un contenu matériel et l’étudie dans ses relations avec son titulaire
et avec la société.
La multitude de natures juridiques qui lui ont été, et lui sont toujours, prêtées à l’étranger,
tranche radicalement avec la quasi ignorance du concept par la théorie française. À première vue
surprenante compte tenu de l’appartenance de ces droits étrangers à la même famille des systèmes
démocratiques de droit écrit, une telle différence dans la consécration du concept de bien juridique
trouve néanmoins à s’expliquer. Car si l’inexistence d’un concept purement formel de bien juridique
signifie simplement que le juriste français a recours à d’autres notions pour étayer ses analyses,
l’absence d’émergence d’un concept matériel de bien juridique ne doit sans doute rien au hasard. La
théorie française du délit présente en effet de nombreux stigmates d’une conception formelle de
l’infraction, d’abord entendue comme violation de la loi. Particulièrement visible dans les conditions
de la répression et dans l’acception des causes de justification, l’ancrage du droit pénal français dans
le positivisme étatique est patent dans les sources reconnues du droit pénal et pleinement assumé
par la doctrine dans son positionnement épistémologique.
La difficulté à déterminer la nature juridique du concept et le terrain peu favorable que
semble constituer le droit pénal français pourrait alors conduire à abandonner son étude. Mais la
multiplicité des visages théoriques du bien juridique exclut de conclure aussi rapidement à
l’inexistence totale du bien juridique en droit français, au moins dans sa définition minimale d’objet
de la protection pénale. Il convient alors d’étudier ses manifestations concrètes et de s’interroger sur
leur signification théorique.
Titre 2 : Le bien juridique et le fait.
Bien qu’il ne soit pas théorisé dans notre droit et qu’il soit souvent assimilé à d’autres notions
comme celles d’objet juridique du délit ou d’intérêt ou valeur protégé, le bien juridique apparaît
dans de nombreux mécanismes du droit pénal français. Mais son absence d’homogénéité conduit à
douter de la viabilité d’une conceptualisation véritable, d’autant plus qu’il connaît une crise profonde
dans les pays qui l’ont consacré comme un élément fondamental de la théorie du délit.
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L’objet de protection de la loi pénale apparaît, en droit français, comme protéiforme et, si ses
manifestations sont nombreuses, il semble absolument impossible d’extraire du droit positif un
concept véritable de bien juridique protégé. Sans être ainsi nommé, le bien juridique protégé
apparaît tout d’abord comme un outil de systématisation et d’interprétation des éléments de
l’infraction, c'est-à-dire sous son visage de ratio legis. Il est également souvent un critère
déterminant de la loi applicable, en droit pénal de fond comme critère de qualification et comme
fondement de la justification, mais aussi en procédure pénale comme critère des modalités de
l’action publique ou d’ouverture de l’action civile. L’étude du droit positif laisse néanmoins
rapidement apparaître ses limites, le bien juridique apparaissant, au gré de la finalité répressive
recherchée, comme concret ou abstrait, comme effectivement lésé ou comme simplement menacé
par le comportement prohibé. L’étude du droit pénal spécial ne permet par ailleurs d’aboutir qu’à un
catalogue désordonné d’objets protégés par les différentes incriminations en raison de la faiblesse
des distinctions et de la classification opérées par le Code pénal. L’analyse du droit pénal général ne
produit guère de meilleurs résultats, le droit positif rejetant clairement l’option séduisante du bien
juridique comme condition préalable de l’infraction et ne permettant pas de l’assimiler entièrement
à un concept de résultat qui l’utilise sans en recouvrir tous les aspects. Face à une telle insaisissabilité
du concept, il pourrait sembler plus sage de renoncer à l’introduire dans notre théorie du délit et de
conclure à son inanité avec une partie de la doctrine allemande récente.
Depuis son apparition, une des fonctions essentielles attribuées au bien juridique protégé est
une fonction de délimitation du domaine du droit pénal. Or force est de constater que les pays qui
l’ont consacré comme élément essentiel de l’infraction n’ont pas été épargnés par l’inflation pénale.
Mais si cet état de fait a conduit à une remise en cause de son utilité dans le modèle allemand, il
nous semble qu’il ne faut y voir que le symptôme d’une crise du droit pénal lui-même. Support de
nombreux principes destinés à encadrer et à limiter le ius puniendi dans les pays d’inspiration
germanique, le bien juridique protégé n’a pas permis aux systèmes juridiques qui l’ont consacré
comme un pilier de l’infraction d’endiguer l’expansion du droit pénal et la multiplication des
infractions de prévention et des délits obstacles. Les biens juridiques collectifs et diffus se sont en
effet multipliés et la doctrine s’accorde sur une certaine perte de substance du concept comme sur
l’efficacité limitée de celui-ci à préserver le droit pénal des excès de la politique criminelle. Mais si la
doctrine majoritaire considère que ses faiblesses ne doivent pas conduire à l’abandonner et
imposent seulement de le repenser, un courant minoritaire prône avec un certain succès l’abandon
du bien juridique comme objet de protection de la loi pénale. Inspiré du fonctionnalisme systémique,
ce courant critique fortement l’indétermination du concept et le juge absolument inutile en ce qu’il
ne permet pas de déterminer la nécessité de la sanction pénale et ne bénéficie pas d’une protection
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absolue. Ces auteurs entendent alors substituer au bien juridique l’effectivité de la norme comme
objet de protection et ramener le droit pénal à une fonction de « prévention générale positive »,
c'est-à-dire de préservation d’un système global entendu comme système de communication.
Réelles, les carences du bien juridique ne semblent cependant pas être inhérentes au concept mais
bien davantage résulter d’une crise profonde du droit pénal, crise partagée par le droit français et
par les systèmes inspirés du modèle allemand. L’inadaptation du droit pénal et des ses notions
traditionnelles à la société du risque, due à une complexification croissante de la société, est en effet
aggravée par le développement d’un droit pénal symbolique et par l’instrumentalisation du droit
répressif. Mais la transformation des éléments de l’infraction qui s’ensuit s’accompagne d’un
phénomène particulièrement inquiétant qui va jusqu’à remettre en cause les fondements même du
droit pénal moderne : l’apparition et le développement d’un « droit pénal de l’ennemi » qui ébranle
le principe de légalité criminelle comme celui de la responsabilité subjective.
Mais s’il est clair que le bien juridique protéiforme que nous avons observé ne permet guère
de lutter contre ces dérives du droit pénal, paradoxalement, celles-ci nous conduisent à affirmer la
nécessité de la consécration d’un concept matériel de bien juridique si l’on ne veut se résoudre à
admettre un droit pénal autopoïétique que rien ne préserve d’une dérive autoritaire voire totalitaire.
L’intégration d’un concept véritable et matériel de bien juridique à la théorie de l’infraction
permettrait en effet de proposer une limitation du droit pénal par la théorie du délit elle-même.
Partie II : De l’intégration du concept dans la théorie de l’infraction.
Affaiblis, les éléments traditionnels de l’infraction française comme les clés d’analyse de
celle-ci, entre objectivisme et subjectivisme, ne permettent pas d’étudier correctement les
évolutions les plus récentes de notre droit positif. Une nouvelle structure de l’infraction, inspirée du
modèle allemand, nous semble plus à même de les éclairer tout en permettant une relecture des
problématiques classiques du droit pénal. Sans avoir besoin de déterminer a priori les biens
juridiques dignes de protection pénale, la simple reconnaissance du caractère éminemment
axiologique du droit répressif permet en effet de repenser les éléments de l’infraction et d’encadrer
le ius puniendi par la théorie de l’infraction elle-même. L’atteinte au bien juridique serait en effet une
condition de l’injuste (Titre 1), l’injuste étant lui-même un élément qualifiant de l’infraction (Titre 2).
Titre 1 : L’atteinte au bien juridique, condition de l’injuste.
L’absence de consécration théorique du concept de bien juridique comme ses différentes
facettes dans ses manifestations imposent de procéder à une reconstruction du concept avant de le
placer au cœur de l’injuste.
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Compte tenu des liens déjà longuement étudiés entre définition du bien juridique protégé et
théorie du droit pénal et de l’État, la théorisation d’un concept matériel de bien juridique exige de
poser au préalable le cadre d’une conception matérielle de l’infraction elle-même. Or l’admission
d’une conception matérielle de l’infraction implique de rompre avec une conception formelle
toujours largement dominante dans notre pays, mais dont le déclin est indéniable tant sur un plan
épistémologique qu’ontologique. Comme le révèlent fort bien les théories réalistes de
l’interprétation, le principe d’interprétation stricte tel qu’il est entendu en droit pénal français n’est
qu’une garantie illusoire. Reposant sur le leurre d’une interprétation-connaissance, il nie le caractère
inévitable de l’interprétation-volonté, pourtant patente dans les revirements de jurisprudence et
attestée par la validité incontestable des interprétations prétoriennes indépendamment de leur
contenu. Or si l’application de ce principe dissimule quelque peu le déclin du mythe de la rationalité
indubitable de la loi, la théorie du droit a depuis longtemps rompu avec une conception qui faisait de
la volonté l’unique source de normativité et il est aujourd’hui indiscutable que le contenu de la
norme peut déterminer sa validité. Mais si nous partageons ce constat des théories réalistes de
l’interprétation sur le caractère illusoire des garanties offertes par le droit pénal moderne, nous nous
refusons à conclure avec elles à la disparition des valeurs et à réduire le Droit aux faits. Les
conséquences théoriques des positionnements post-modernes nous semblent en effet
particulièrement discutables en ce qu’elles conduisent à approuver n’importe quel contenu normatif
au nom de la prévention générale positive et à se trouver absolument impuissant face au
développement d’un droit pénal de l’ennemi. L’issue se trouverait alors dans une conception
matérielle de l’État de Droit qui permettrait la défense d’un droit pénal marqué du sceau d’un État
libéral. Une telle affirmation conduit sans aucun doute à se départir de la neutralité axiologique
traditionnellement revendiquée par la doctrine française mais ce positionnement idéologique nous
semble devoir être revendiqué face aux risques de dérives observés plus haut. La théorisation d’un
concept matériel de bien juridique permettrait en effet de lutter contre celles-ci, au moins sur un
plan théorique, en dégageant la notion de bien juridico-pénal, bien juridique digne de protection
pénale. Défini comme une émanation de la valeur, le bien juridico-pénal constitue l’objet légitime de
protection du droit pénal et sa protection apparaît alors comme la finalité devant guider le
législateur dans sa politique criminelle et le juge dans son interprétation. Objet atteint par le
comportement incriminé dans l’infraction « du délinquant », le bien juridique se distingue des objets
matériel et juridique de l’incrimination et permet d’affiner les classifications des infractions et de
préciser les possibilités de concours idéal.
Mais le rôle du bien juridique protégé ainsi défini dans la théorie du délit ne s’arrête pas à
l’infraction « du législateur ». L’admission de la finalité protectrice des biens juridiques imprègne
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également l’ensemble des éléments de l’infraction « du délinquant ». Celle-ci ne peut en effet être
constituée que si existe une atteinte effective et contraire au Droit eu bien juridico-pénal, c’est à dire
un injuste. Défini comme un comportement typique et antijuridique comme dans le modèle
allemand, l’injuste tel que nous proposons de le consacrer en France conduirait ainsi à repenser
entièrement la structure de l’infraction. La démarche n’est cependant pas uniquement théorique car
si les bouleversements engendrés sont importants, il apparaît que cette présentation, en plus d’offrir
un éclairage nouveau aux problématiques du droit pénal, serait compatible avec de nombreuses
solutions du droit positif.
Le comportement, première composante de l’injuste, devrait être défini, comme dans la théorie
classique, comme une manifestation à l’extérieur de la volonté humaine dont la finalité serait à ce
stade indifférente. Il nous semble cependant que l’on devrait nier l’existence d’un comportement au
sens du droit pénal en cas de contrainte (non provoquée par un acte volontaire antérieur), ce qui
aurait pour conséquence un éclatement de l’imputabilité.
La deuxième composante de l’injuste, la typicité, correspondrait à l’opération de subsumption entre
les faits de l’espèce et les éléments, objectifs et subjectifs, du texte d’incrimination. Au sein des
éléments objectifs, le critère du bien juridico-pénal permettrait une meilleure appréciation de l’objet
juridique du délit tandis que le lien de causalité, toujours déterminé par la théorie de l’équivalence
des conditions, pourrait être étendu en se détachant d’une conception trop empiriste de la certitude
du lien causal. L’élément subjectif serait pour sa part réduit à la faute, intentionnelle ou non, sans
appréciation des éléments de l’imputabilité. La faute intentionnelle serait définie comme la
recherche de l’atteinte prohibée à l’objet juridique du délit, c'est-à-dire la recherche du degré
d’atteinte prohibé au bien juridico-pénal. La faute non intentionnelle, faute d’imprudence autonome
de la faute civile, serait dans tous les cas constituée dès lors qu’est relevée une faute simple.
C’est essentiellement dans la troisième composante de l’injuste, l’antijuridicité, qu’apparaitrait la
limitation du domaine du droit pénal par sa finalité de protection des biens juridiques. Car si la
typicité permet de présumer l’antijuridicité, cette présomption n’est pas irréfragable et peut céder
devant la preuve de l’absence d’atteinte effective et antijuridique au bien juridico-pénal.
L’antijuridicité peut d’abord être envisagée sur son versant négatif, au travers de la question des
causes de justifications, formelles et matérielles. Le comportement typique doit en effet être
objectivement justifié dès lors qu’il apparaît, ex ante, comme conforme au Droit. L’antijuridicité
négative formelle correspond aux causes objectives d’irresponsabilité telles que définies par le
législateur alors que l’antijuridicité négative matérielle conduit à envisager un principe général de
justification par la pondération des biens juridiques en présence. C’est ainsi que pourrait être
consacré un état de nécessité ultra legem, que pourraient être expliqués les faits justificatifs sui
generis et que pourrait être repensée la question du consentement justificatif, conflit entre l’atteinte
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au bien juridico-pénal relativisée par le consentement de son titulaire et l’autonomie de la volonté de
la victime. L’antijuridicité positive, directement issue de l’exigence de protection des biens juridico-
pénaux, permettrait pour sa part de nier l’existence de l’injuste (et donc d’une infraction)
lorsqu’aucun bien juridico-pénal n’a été effectivement atteint ou menacé par le comportement
typique. Si l’exigence d’antijuridicité positive du comportement typique n’aurait pas pour
conséquence d’exclure la répression de la tentative d’infraction impossible (la typicité faisant alors
en réalité défaut), elle imposerait cependant de s’assurer que le comportement prohibé, qui est
apparu ex ante et in abstracto comme dangereux pour les biens juridiques, a effectivement porté, ex
post, l’atteinte au bien juridico-pénal exigée par le texte d’incrimination. Par ailleurs, la finalité de
protection des biens juridiques devrait conduire à consacrer l’imputation objective du résultat au
comportement comme condition de l’injuste et à nier celle-ci (et donc le résultat légal) lorsque le
résultat typique qui s’est effectivement produit n’apparaissait pas comme susceptible de survenir ex
ante, au moment de la réalisation du comportement.
Mais si la qualification d’un injuste ainsi défini est porteuse de toute la réprobation sociale
objectivement attachée à l’infraction, l’appréciation axiologique qu’elle comporte est
essentiellement abstraite et ne saurait fonder à elle seule la répression. Dans un droit pénal libéral,
celle-ci ne peut intervenir que pour punir une personne subjectivement et personnellement
responsable de ses actes et de leurs conséquences dommageables.
Titre 2 : L’injuste, élément qualifiant de l’infraction.
Bien que notre droit pénal ne connaisse pas explicitement la notion d’injuste, il apparaît de
plus en plus souvent que les conséquences juridiques qu’il prétend attribuer à la commission d’une
« infraction » ne se fondent en réalité que sur l’existence d’un injuste. L’imputation de l’injuste au
sujet actif de l’infraction tend en effet à dépasser, en droit positif, la question de l’imputation de
l’infraction, alors que le critère du bien juridique protégé par l’injustte pourrait utilement venir
préciser les prérogatives du sujet passif.
L’imputation de l’injuste au sujet actif n’est possible qu’à certaines conditions mais ses
régimes se diversifient. Pour que soit constituée une infraction véritable, il est indispensable que le
sujet actif puisse se voir attribuer une responsabilité pénale, ce qui signifie qu’il doit avoir conscience
de l’antijuridicité et que l’on pouvait attendre de lui qu’il se comporte autrement. La conscience de
l’antijuridicité exige que la personne ait été dotée de discernement au moment des faits et qu’elle
n’ait pas agi sous l’empire d’une erreur invincible sur le droit, strico sensu ou constituée par une
erreur sur l’atteinte au bien juridique. Par ailleurs, il nous semble que la responsabilité pénale devrait
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être exclue ou atténuée si l’agent ne pouvait pas, subjectivement, se conformer au droit comme dans
certains cas d’excès de légitime défense, dans la légitime défense purement putative ou dans l’état
de nécessité « disculpant ». Mais si les conditions de l’imputation de l’injuste telles que nous les
avons définies conduisent à un éclatement des éléments traditionnels de l’infraction française, la
notion même d’injuste permet de rendre particulièrement bien compte des régimes d’imputation
particuliers que connait notre droit positif. Il est en effet possible de voir dans les règles de la
complicité et de la responsabilité des personnes morales des modalités particulières d’imputation de
l’injuste, et d’analyser comme telles les conditions d’engagement de la responsabilité pénale de
l’auteur indirect personne physique d’une infraction non intentionnelle. Les conséquences de
l’injuste pour le sujet actif sont à la fois pénales (condamnation) et civiles, l’injuste emportant avec
lui l’antijuridicité civile même si sa négation n’exclut pas nécessairement la responsabilité civile. Il est
par ailleurs frappant de constater qu’émerge en droit positif une forme d’imputation de l’injuste
pénal au sujet actif irresponsable.
Mais puisque l’injuste est notamment constitué par une atteinte antijuridique au bien
juridique protégé, il nous semble qu’il pourrait enfin utilement conduire à repenser les prérogatives
du sujet passif, le critère de la titularité du bien juridique lésé nous semblant être un critère plus
adapté que celui du préjudice à l’heure de déterminer les titulaires de l’action « pénale » des
victimes devant les juridictions pénales. De plus, le critère de l’atteinte au bien juridique nous semble
ouvrir des perspectives intéressantes pour encadrer les prérogatives des sujets passifs, ceux-ci
devant se voir reconnu un droit absolu à la qualification de l’injuste mais ne devant avoir que des
prérogatives exceptionnelles pour ce qui est de l’imputation de celui-ci. Une telle distinction ouvrirait
alors la voie à une scission du procès pénal autour de la distinction entre la qualification de l’injuste
et son imputation.
Le concept de bien juridique, dans les relations qu’il entretient avec la notion d’antijuridicité,
nous permet d’arriver à une conception matérielle de l’injuste et donc, plus largement, du droit
pénal. Face aux risques de dérive d’un droit pénal qui tend à s’affranchir des grands principes de
légalité et de la responsabilité subjective, la distinction entre l’injuste et son imputation permet de
mieux mettre en lumière les carences des garanties actuellement accordées et de proposer une
délimitation du domaine du droit pénal par une théorie renouvelée de l’infraction elle-même.