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Résumé - Réflexions sur le concept de bien juridique protégé par le droit pénal

Date post: 28-Nov-2023
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1 Réflexions sur le concept de bien juridique protégé par le droit pénal. Marion LACAZE. Le concept de bien juridique protégé par le droit pénal, pilier de l’infraction allemande et des systèmes pénaux qui l’ont prise pour modèle comme l’Italie, l’Espagne et plusieurs pays d’Amérique latine, n’a jusqu’ici que peu intéressé la doctrine française. Souvent considéré comme synonyme d’intérêt ou de valeur pénalement protégé, l’objet de protection du droit pénal n’a jamais été véritablement théorisé dans notre pays et, s’il a pu furtivement apparaître sous la plume de certains auteurs, il ne constitue pas un concept juridique identifié. Parfois rejetée pour l’ambiguïté terminologique qu’il comporte au regard des « biens » entendus comme chose objet d’un droit réel ou droit subjectif patrimonial et pour le pléonasme qu’elle semble ainsi renfermer, l’appellation même de « bien juridique protégé par le droit pénal » peut prêter à confusion. Elle s’impose néanmoins si l’on veut étudier ce qu’elle recouvre dans sa dualité, empruntée à l’infraction, d’objet de l’atteinte causée par le comportement prohibé et d’objet de protection de la loi pénale, sans en déterminer a priori la nature juridique. Celle-ci a, en effet, fait l’objet de multiples débats dans la doctrine des pays d’inspiration germanique et le bien juridique 1 s’est ainsi vu assimilé à un droit subjectif, à l’objet juridique du délit, à l’intérêt protégé, à une formule synthétique, à une valeur objective, à un bien constitutionnel ou supra-légal, à une condition de la vie en société ou encore à une relation sociale valorisée. La variété de ses définitions et des fonctions qui lui ont été attribuées depuis deux siècles, comme le caractère passionné des discussions suscitées par une proposition récente visant à le supprimer, témoignent de l’importance du concept dans de nombreux pays mais aussi de son contenu idéologique particulièrement fort. Indissociablement lié à la théorie du délit, du droit pénal et de l’État, le bien juridique porte en lui la question première qui divise depuis toujours la doctrine juridique, et avant elle les téologiens : « Est- ce interdit parce que c’est mal ou est-ce mal parce que c’est interdit ? ». L’objet du délit est-il un « bien » a priori digne de protection ou n’est-il un « bien » que parce que le législateur en a décidé ainsi en lui octroyant la protection suprême du droit pénal ? L’opposition fondamentale entre défenseurs de l’existence de références externes au droit et partisans du positivisme légaliste apparaît en effet en pleine lumière dès lors que l’on essaie de qualifier l’objet de protection du droit pénal et d’en préciser les fonctions. Si le bien juridique n’existe qu’en vertu de sa consécration par le législateur comme objet de l’atteinte prohibée, le bien juridique sera un concept uniquement formel et son contenu sera déterminé par le droit positif. Si, à l’inverse, on admet que le bien juridique existe antérieurement et indépendamment de sa 1 « Rechtsgut » en Allemagne, devenu « bene giuridico » en Italie et « bien jurídico » en Espagne et dans les pays hispanophones d’Amérique latine.
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Réflexions sur le concept de bien juridique protégé par le droit pénal.

Marion LACAZE.

Le concept de bien juridique protégé par le droit pénal, pilier de l’infraction allemande et des

systèmes pénaux qui l’ont prise pour modèle comme l’Italie, l’Espagne et plusieurs pays d’Amérique

latine, n’a jusqu’ici que peu intéressé la doctrine française. Souvent considéré comme synonyme

d’intérêt ou de valeur pénalement protégé, l’objet de protection du droit pénal n’a jamais été

véritablement théorisé dans notre pays et, s’il a pu furtivement apparaître sous la plume de certains

auteurs, il ne constitue pas un concept juridique identifié.

Parfois rejetée pour l’ambiguïté terminologique qu’il comporte au regard des « biens »

entendus comme chose objet d’un droit réel ou droit subjectif patrimonial et pour le pléonasme

qu’elle semble ainsi renfermer, l’appellation même de « bien juridique protégé par le droit pénal »

peut prêter à confusion. Elle s’impose néanmoins si l’on veut étudier ce qu’elle recouvre dans sa

dualité, empruntée à l’infraction, d’objet de l’atteinte causée par le comportement prohibé et

d’objet de protection de la loi pénale, sans en déterminer a priori la nature juridique. Celle-ci a, en

effet, fait l’objet de multiples débats dans la doctrine des pays d’inspiration germanique et le bien

juridique1 s’est ainsi vu assimilé à un droit subjectif, à l’objet juridique du délit, à l’intérêt protégé, à

une formule synthétique, à une valeur objective, à un bien constitutionnel ou supra-légal, à une

condition de la vie en société ou encore à une relation sociale valorisée. La variété de ses définitions

et des fonctions qui lui ont été attribuées depuis deux siècles, comme le caractère passionné des

discussions suscitées par une proposition récente visant à le supprimer, témoignent de l’importance

du concept dans de nombreux pays mais aussi de son contenu idéologique particulièrement fort.

Indissociablement lié à la théorie du délit, du droit pénal et de l’État, le bien juridique porte en lui la

question première qui divise depuis toujours la doctrine juridique, et avant elle les téologiens : « Est-

ce interdit parce que c’est mal ou est-ce mal parce que c’est interdit ? ». L’objet du délit est-il un

« bien » a priori digne de protection ou n’est-il un « bien » que parce que le législateur en a décidé

ainsi en lui octroyant la protection suprême du droit pénal ?

L’opposition fondamentale entre défenseurs de l’existence de références externes au droit et

partisans du positivisme légaliste apparaît en effet en pleine lumière dès lors que l’on essaie de

qualifier l’objet de protection du droit pénal et d’en préciser les fonctions. Si le bien juridique

n’existe qu’en vertu de sa consécration par le législateur comme objet de l’atteinte prohibée, le bien

juridique sera un concept uniquement formel et son contenu sera déterminé par le droit positif. Si, à

l’inverse, on admet que le bien juridique existe antérieurement et indépendamment de sa

1 « Rechtsgut » en Allemagne, devenu « bene giuridico » en Italie et « bien jurídico » en Espagne et dans les

pays hispanophones d’Amérique latine.

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reconnaissance par la loi, il sera doté d’un contenu substantiel et pourra alors, en tant que concept

matériel, entrer en contradiction avec les biens juridiques formellement protégés.

Il apparaît que la nature juridique du concept dépend de considérations qui le dépassent

largement. Son étude ne pourra alors être dissociée de celle de la théorie générale de l’infraction et,

au-delà, de la question de la légitimité du ius puniendi et de l’État qui l’exerce. Selon la position

adoptée, le bien juridique n’aura qu’une importance secondaire, le résultat véritable de l’infraction

résidant dans la violation de la loi pénale, ou occupera au contraire une place fondamentale dans la

théorie du délit en tant qu’objet premier de l’atteinte engendrée par le comportement prohibé. Qu’il

en découle ou qu’il les révèle, les présupposés théoriques et philosophiques adoptés détermineront

ainsi sa nature abstraite ou concrète, son rôle dans l’interprétation et l’appréciation des textes

légaux ainsi que sa place dans l’infraction pénale. En tant qu’objet de la protection pénale, le bien

juridique se trouvera également au cœur de la question des fondements et de la finalité de la peine

et de celle du caractère normatif ou déclaratif du droit pénal.

L’absence de théorisation du bien juridique en droit français pourrait sembler révéler une

hostilité de celui-ci à tout concept matériel de l’objet de la protection pénale et son attachement à la

tradition légaliste issue de la Révolution. La brèche ouverte par les dispositions spéciales en matière

de crimes contre l’humanité, et en particulier l’exclusion de toute justification par la loi, permet

néanmoins d’en douter et conduit à rechercher si, au-delà des apparences, le droit pénal français ne

serait pas porteur d’un concept innommé de bien juridique. Il apparaît en effet que l’objet de

protection du droit pénal est souvent pris en compte par notre droit positif comme élément de la

qualification ou comme critère de la loi applicable. Et s’il est douteux que ses différentes

manifestations permettent de dégager une conception unique et cohérente du bien juridique, il

paraît acquis que leur étude nous en apprendra long sur les présupposés de notre droit répressif. Et à

l’heure où se multiplient les dispositions pénales ou para-pénales et où s’enchainent des réformes

qui ébranlent les notions fondatrices du droit pénal moderne que sont la légalité criminelle, le

principe de la responsabilité subjective et la peine, il semble qu’un concept matériel de bien juridique

permettrait d’envisager les mutations du droit pénal sous un jour nouveau. Les oppositions

classiques, entre objectivisme et subjectivisme, semblent en effet de plus en plus impuissantes à

expliquer les grandes évolutions du droit positif et, s’il ne faut sans doute pas espérer que le concept

de bien juridique réussisse à endiguer le phénomène de l’inflation pénale, il semble néanmoins

permettre une relecture du droit pénal propice à un encadrement théorique de celui-ci. L’adoption

d’un concept matériel de bien juridique, si elle suppose de se départir de la neutralité axiologique

traditionnellement revendiquée dans notre pays, ouvre en effet la voie à une délimitation du droit

répressif, non par la détermination a priori des biens juridiques qui en constitueraient le domaine

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« naturel » mais par la théorie du délit elle-même. Sans fonder le droit sur la morale, la

reconnaissance du nécessaire caractère axiologique du droit répressif conduit en effet à replacer la

question de ses fondements et de sa finalité de la théorie de l’infraction pénale. La consécration de la

finalité protectrice des biens juridiques du droit pénal amène ainsi à limiter le domaine légitime du

droit pénal à la protection des seuls bien juridico-pénaux, définis comme émanation de la valeur. Par

ailleurs, l’infraction « du délinquant » ne pourra être constituée que si le comportement prohibé a

entraîné une atteinte effective et contraire au Droit au bien juridico-pénal. La théorie de l’infraction

peut alors être repensée par une approche épistémologique dialectique permettant d’envisager sous

un jour nouveau les grandes problématiques, classiques ou émergentes, du droit pénal tout en

réaffirmant les principes premiers de légalité criminelle et de responsabilité subjective.

Après nous être interrogée sur la pertinence de la reconnaissance du concept (Partie I), nous

constaterons l’impérieuse nécessité d’une définition matérielle du bien juridique pénalement

protégé et l’opportunité de l’intégration du concept dans la théorie de l’infraction (Partie II).

Partie I : De la reconnaissance du concept.

La définition donnée au concept de bien juridique protégé est intimement liée à la théorie de

l’infraction pénale et, avant elle, à une certaine conception du droit pénal et de l’État. Il n’est alors

pas surprenant que le concept de bien juridique apparaisse sous de multiples facettes en fonction de

la théorie du délit défendue et des liens reconnus entre loi pénale positive et Droit pénal (Titre 1 : Le

bien juridique et la loi) et que ses manifestations protéiformes révèlent, en plus de son caractère

insaisissable en droit positif, la crise du droit pénal lui-même (Titre 2 : Le bien juridique et le fait).

Titre 1 : Le bien juridique et la loi.

« Dogme » de l’infraction allemande et des systèmes pénaux qui l’ont prise pour modèle, le

concept de bien juridique y fait l’objet de débats passionnés depuis plus de deux siècles. Sa nature

juridique apparaît alors comme vivement discutée à l’étranger alors que son existence juridique

même est incertaine en France.

Depuis son apparition en Allemagne à l’aube du XIXème siècle, la question de la nature

juridique du concept de bien juridique a cristallisé des oppositions théoriques fondamentales sur les

fondements du droit de punir et sur la légitimité du droit répressif. Alors que la paternité même du

concept est discutée, ce sont surtout ses liens avec le droit pénal démocratique, c'est-à-dire son

essence libérale, qui font l’objet des plus grandes controverses. Dès sa consécration comme pilier de

l’infraction allemande, une conception purement formelle à l’utilité essentiellement technique s’est

en effet opposée à une conception matérielle du bien juridique qui ouvrait la voie à une critique du

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droit positif et à une communication entre droit pénal et politique criminelle. Après avoir été

dématérialisé et entendu comme ratio legis, le concept s’est ensuite mué en une valeur objective

propice à une dérive du droit pénal vers un droit totalitaire avant d’être rejeté par une partie de la

doctrine national-socialiste pour être associé à une conception libérale de l’État. Réaffirmé comme

un pilier de la théorie du délit après la deuxième guerre mondiale, le bien juridique est aujourd’hui

reconnu comme un concept majeur en Allemagne, Italie, Espagne et dans de nombreux pays

d’Amérique latine. Il continue néanmoins de se présenter sous des visages hétéroclites même si la

doctrine majoritaire lui reconnaît un contenu matériel et l’étudie dans ses relations avec son titulaire

et avec la société.

La multitude de natures juridiques qui lui ont été, et lui sont toujours, prêtées à l’étranger,

tranche radicalement avec la quasi ignorance du concept par la théorie française. À première vue

surprenante compte tenu de l’appartenance de ces droits étrangers à la même famille des systèmes

démocratiques de droit écrit, une telle différence dans la consécration du concept de bien juridique

trouve néanmoins à s’expliquer. Car si l’inexistence d’un concept purement formel de bien juridique

signifie simplement que le juriste français a recours à d’autres notions pour étayer ses analyses,

l’absence d’émergence d’un concept matériel de bien juridique ne doit sans doute rien au hasard. La

théorie française du délit présente en effet de nombreux stigmates d’une conception formelle de

l’infraction, d’abord entendue comme violation de la loi. Particulièrement visible dans les conditions

de la répression et dans l’acception des causes de justification, l’ancrage du droit pénal français dans

le positivisme étatique est patent dans les sources reconnues du droit pénal et pleinement assumé

par la doctrine dans son positionnement épistémologique.

La difficulté à déterminer la nature juridique du concept et le terrain peu favorable que

semble constituer le droit pénal français pourrait alors conduire à abandonner son étude. Mais la

multiplicité des visages théoriques du bien juridique exclut de conclure aussi rapidement à

l’inexistence totale du bien juridique en droit français, au moins dans sa définition minimale d’objet

de la protection pénale. Il convient alors d’étudier ses manifestations concrètes et de s’interroger sur

leur signification théorique.

Titre 2 : Le bien juridique et le fait.

Bien qu’il ne soit pas théorisé dans notre droit et qu’il soit souvent assimilé à d’autres notions

comme celles d’objet juridique du délit ou d’intérêt ou valeur protégé, le bien juridique apparaît

dans de nombreux mécanismes du droit pénal français. Mais son absence d’homogénéité conduit à

douter de la viabilité d’une conceptualisation véritable, d’autant plus qu’il connaît une crise profonde

dans les pays qui l’ont consacré comme un élément fondamental de la théorie du délit.

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L’objet de protection de la loi pénale apparaît, en droit français, comme protéiforme et, si ses

manifestations sont nombreuses, il semble absolument impossible d’extraire du droit positif un

concept véritable de bien juridique protégé. Sans être ainsi nommé, le bien juridique protégé

apparaît tout d’abord comme un outil de systématisation et d’interprétation des éléments de

l’infraction, c'est-à-dire sous son visage de ratio legis. Il est également souvent un critère

déterminant de la loi applicable, en droit pénal de fond comme critère de qualification et comme

fondement de la justification, mais aussi en procédure pénale comme critère des modalités de

l’action publique ou d’ouverture de l’action civile. L’étude du droit positif laisse néanmoins

rapidement apparaître ses limites, le bien juridique apparaissant, au gré de la finalité répressive

recherchée, comme concret ou abstrait, comme effectivement lésé ou comme simplement menacé

par le comportement prohibé. L’étude du droit pénal spécial ne permet par ailleurs d’aboutir qu’à un

catalogue désordonné d’objets protégés par les différentes incriminations en raison de la faiblesse

des distinctions et de la classification opérées par le Code pénal. L’analyse du droit pénal général ne

produit guère de meilleurs résultats, le droit positif rejetant clairement l’option séduisante du bien

juridique comme condition préalable de l’infraction et ne permettant pas de l’assimiler entièrement

à un concept de résultat qui l’utilise sans en recouvrir tous les aspects. Face à une telle insaisissabilité

du concept, il pourrait sembler plus sage de renoncer à l’introduire dans notre théorie du délit et de

conclure à son inanité avec une partie de la doctrine allemande récente.

Depuis son apparition, une des fonctions essentielles attribuées au bien juridique protégé est

une fonction de délimitation du domaine du droit pénal. Or force est de constater que les pays qui

l’ont consacré comme élément essentiel de l’infraction n’ont pas été épargnés par l’inflation pénale.

Mais si cet état de fait a conduit à une remise en cause de son utilité dans le modèle allemand, il

nous semble qu’il ne faut y voir que le symptôme d’une crise du droit pénal lui-même. Support de

nombreux principes destinés à encadrer et à limiter le ius puniendi dans les pays d’inspiration

germanique, le bien juridique protégé n’a pas permis aux systèmes juridiques qui l’ont consacré

comme un pilier de l’infraction d’endiguer l’expansion du droit pénal et la multiplication des

infractions de prévention et des délits obstacles. Les biens juridiques collectifs et diffus se sont en

effet multipliés et la doctrine s’accorde sur une certaine perte de substance du concept comme sur

l’efficacité limitée de celui-ci à préserver le droit pénal des excès de la politique criminelle. Mais si la

doctrine majoritaire considère que ses faiblesses ne doivent pas conduire à l’abandonner et

imposent seulement de le repenser, un courant minoritaire prône avec un certain succès l’abandon

du bien juridique comme objet de protection de la loi pénale. Inspiré du fonctionnalisme systémique,

ce courant critique fortement l’indétermination du concept et le juge absolument inutile en ce qu’il

ne permet pas de déterminer la nécessité de la sanction pénale et ne bénéficie pas d’une protection

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absolue. Ces auteurs entendent alors substituer au bien juridique l’effectivité de la norme comme

objet de protection et ramener le droit pénal à une fonction de « prévention générale positive »,

c'est-à-dire de préservation d’un système global entendu comme système de communication.

Réelles, les carences du bien juridique ne semblent cependant pas être inhérentes au concept mais

bien davantage résulter d’une crise profonde du droit pénal, crise partagée par le droit français et

par les systèmes inspirés du modèle allemand. L’inadaptation du droit pénal et des ses notions

traditionnelles à la société du risque, due à une complexification croissante de la société, est en effet

aggravée par le développement d’un droit pénal symbolique et par l’instrumentalisation du droit

répressif. Mais la transformation des éléments de l’infraction qui s’ensuit s’accompagne d’un

phénomène particulièrement inquiétant qui va jusqu’à remettre en cause les fondements même du

droit pénal moderne : l’apparition et le développement d’un « droit pénal de l’ennemi » qui ébranle

le principe de légalité criminelle comme celui de la responsabilité subjective.

Mais s’il est clair que le bien juridique protéiforme que nous avons observé ne permet guère

de lutter contre ces dérives du droit pénal, paradoxalement, celles-ci nous conduisent à affirmer la

nécessité de la consécration d’un concept matériel de bien juridique si l’on ne veut se résoudre à

admettre un droit pénal autopoïétique que rien ne préserve d’une dérive autoritaire voire totalitaire.

L’intégration d’un concept véritable et matériel de bien juridique à la théorie de l’infraction

permettrait en effet de proposer une limitation du droit pénal par la théorie du délit elle-même.

Partie II : De l’intégration du concept dans la théorie de l’infraction.

Affaiblis, les éléments traditionnels de l’infraction française comme les clés d’analyse de

celle-ci, entre objectivisme et subjectivisme, ne permettent pas d’étudier correctement les

évolutions les plus récentes de notre droit positif. Une nouvelle structure de l’infraction, inspirée du

modèle allemand, nous semble plus à même de les éclairer tout en permettant une relecture des

problématiques classiques du droit pénal. Sans avoir besoin de déterminer a priori les biens

juridiques dignes de protection pénale, la simple reconnaissance du caractère éminemment

axiologique du droit répressif permet en effet de repenser les éléments de l’infraction et d’encadrer

le ius puniendi par la théorie de l’infraction elle-même. L’atteinte au bien juridique serait en effet une

condition de l’injuste (Titre 1), l’injuste étant lui-même un élément qualifiant de l’infraction (Titre 2).

Titre 1 : L’atteinte au bien juridique, condition de l’injuste.

L’absence de consécration théorique du concept de bien juridique comme ses différentes

facettes dans ses manifestations imposent de procéder à une reconstruction du concept avant de le

placer au cœur de l’injuste.

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Compte tenu des liens déjà longuement étudiés entre définition du bien juridique protégé et

théorie du droit pénal et de l’État, la théorisation d’un concept matériel de bien juridique exige de

poser au préalable le cadre d’une conception matérielle de l’infraction elle-même. Or l’admission

d’une conception matérielle de l’infraction implique de rompre avec une conception formelle

toujours largement dominante dans notre pays, mais dont le déclin est indéniable tant sur un plan

épistémologique qu’ontologique. Comme le révèlent fort bien les théories réalistes de

l’interprétation, le principe d’interprétation stricte tel qu’il est entendu en droit pénal français n’est

qu’une garantie illusoire. Reposant sur le leurre d’une interprétation-connaissance, il nie le caractère

inévitable de l’interprétation-volonté, pourtant patente dans les revirements de jurisprudence et

attestée par la validité incontestable des interprétations prétoriennes indépendamment de leur

contenu. Or si l’application de ce principe dissimule quelque peu le déclin du mythe de la rationalité

indubitable de la loi, la théorie du droit a depuis longtemps rompu avec une conception qui faisait de

la volonté l’unique source de normativité et il est aujourd’hui indiscutable que le contenu de la

norme peut déterminer sa validité. Mais si nous partageons ce constat des théories réalistes de

l’interprétation sur le caractère illusoire des garanties offertes par le droit pénal moderne, nous nous

refusons à conclure avec elles à la disparition des valeurs et à réduire le Droit aux faits. Les

conséquences théoriques des positionnements post-modernes nous semblent en effet

particulièrement discutables en ce qu’elles conduisent à approuver n’importe quel contenu normatif

au nom de la prévention générale positive et à se trouver absolument impuissant face au

développement d’un droit pénal de l’ennemi. L’issue se trouverait alors dans une conception

matérielle de l’État de Droit qui permettrait la défense d’un droit pénal marqué du sceau d’un État

libéral. Une telle affirmation conduit sans aucun doute à se départir de la neutralité axiologique

traditionnellement revendiquée par la doctrine française mais ce positionnement idéologique nous

semble devoir être revendiqué face aux risques de dérives observés plus haut. La théorisation d’un

concept matériel de bien juridique permettrait en effet de lutter contre celles-ci, au moins sur un

plan théorique, en dégageant la notion de bien juridico-pénal, bien juridique digne de protection

pénale. Défini comme une émanation de la valeur, le bien juridico-pénal constitue l’objet légitime de

protection du droit pénal et sa protection apparaît alors comme la finalité devant guider le

législateur dans sa politique criminelle et le juge dans son interprétation. Objet atteint par le

comportement incriminé dans l’infraction « du délinquant », le bien juridique se distingue des objets

matériel et juridique de l’incrimination et permet d’affiner les classifications des infractions et de

préciser les possibilités de concours idéal.

Mais le rôle du bien juridique protégé ainsi défini dans la théorie du délit ne s’arrête pas à

l’infraction « du législateur ». L’admission de la finalité protectrice des biens juridiques imprègne

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également l’ensemble des éléments de l’infraction « du délinquant ». Celle-ci ne peut en effet être

constituée que si existe une atteinte effective et contraire au Droit eu bien juridico-pénal, c’est à dire

un injuste. Défini comme un comportement typique et antijuridique comme dans le modèle

allemand, l’injuste tel que nous proposons de le consacrer en France conduirait ainsi à repenser

entièrement la structure de l’infraction. La démarche n’est cependant pas uniquement théorique car

si les bouleversements engendrés sont importants, il apparaît que cette présentation, en plus d’offrir

un éclairage nouveau aux problématiques du droit pénal, serait compatible avec de nombreuses

solutions du droit positif.

Le comportement, première composante de l’injuste, devrait être défini, comme dans la théorie

classique, comme une manifestation à l’extérieur de la volonté humaine dont la finalité serait à ce

stade indifférente. Il nous semble cependant que l’on devrait nier l’existence d’un comportement au

sens du droit pénal en cas de contrainte (non provoquée par un acte volontaire antérieur), ce qui

aurait pour conséquence un éclatement de l’imputabilité.

La deuxième composante de l’injuste, la typicité, correspondrait à l’opération de subsumption entre

les faits de l’espèce et les éléments, objectifs et subjectifs, du texte d’incrimination. Au sein des

éléments objectifs, le critère du bien juridico-pénal permettrait une meilleure appréciation de l’objet

juridique du délit tandis que le lien de causalité, toujours déterminé par la théorie de l’équivalence

des conditions, pourrait être étendu en se détachant d’une conception trop empiriste de la certitude

du lien causal. L’élément subjectif serait pour sa part réduit à la faute, intentionnelle ou non, sans

appréciation des éléments de l’imputabilité. La faute intentionnelle serait définie comme la

recherche de l’atteinte prohibée à l’objet juridique du délit, c'est-à-dire la recherche du degré

d’atteinte prohibé au bien juridico-pénal. La faute non intentionnelle, faute d’imprudence autonome

de la faute civile, serait dans tous les cas constituée dès lors qu’est relevée une faute simple.

C’est essentiellement dans la troisième composante de l’injuste, l’antijuridicité, qu’apparaitrait la

limitation du domaine du droit pénal par sa finalité de protection des biens juridiques. Car si la

typicité permet de présumer l’antijuridicité, cette présomption n’est pas irréfragable et peut céder

devant la preuve de l’absence d’atteinte effective et antijuridique au bien juridico-pénal.

L’antijuridicité peut d’abord être envisagée sur son versant négatif, au travers de la question des

causes de justifications, formelles et matérielles. Le comportement typique doit en effet être

objectivement justifié dès lors qu’il apparaît, ex ante, comme conforme au Droit. L’antijuridicité

négative formelle correspond aux causes objectives d’irresponsabilité telles que définies par le

législateur alors que l’antijuridicité négative matérielle conduit à envisager un principe général de

justification par la pondération des biens juridiques en présence. C’est ainsi que pourrait être

consacré un état de nécessité ultra legem, que pourraient être expliqués les faits justificatifs sui

generis et que pourrait être repensée la question du consentement justificatif, conflit entre l’atteinte

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au bien juridico-pénal relativisée par le consentement de son titulaire et l’autonomie de la volonté de

la victime. L’antijuridicité positive, directement issue de l’exigence de protection des biens juridico-

pénaux, permettrait pour sa part de nier l’existence de l’injuste (et donc d’une infraction)

lorsqu’aucun bien juridico-pénal n’a été effectivement atteint ou menacé par le comportement

typique. Si l’exigence d’antijuridicité positive du comportement typique n’aurait pas pour

conséquence d’exclure la répression de la tentative d’infraction impossible (la typicité faisant alors

en réalité défaut), elle imposerait cependant de s’assurer que le comportement prohibé, qui est

apparu ex ante et in abstracto comme dangereux pour les biens juridiques, a effectivement porté, ex

post, l’atteinte au bien juridico-pénal exigée par le texte d’incrimination. Par ailleurs, la finalité de

protection des biens juridiques devrait conduire à consacrer l’imputation objective du résultat au

comportement comme condition de l’injuste et à nier celle-ci (et donc le résultat légal) lorsque le

résultat typique qui s’est effectivement produit n’apparaissait pas comme susceptible de survenir ex

ante, au moment de la réalisation du comportement.

Mais si la qualification d’un injuste ainsi défini est porteuse de toute la réprobation sociale

objectivement attachée à l’infraction, l’appréciation axiologique qu’elle comporte est

essentiellement abstraite et ne saurait fonder à elle seule la répression. Dans un droit pénal libéral,

celle-ci ne peut intervenir que pour punir une personne subjectivement et personnellement

responsable de ses actes et de leurs conséquences dommageables.

Titre 2 : L’injuste, élément qualifiant de l’infraction.

Bien que notre droit pénal ne connaisse pas explicitement la notion d’injuste, il apparaît de

plus en plus souvent que les conséquences juridiques qu’il prétend attribuer à la commission d’une

« infraction » ne se fondent en réalité que sur l’existence d’un injuste. L’imputation de l’injuste au

sujet actif de l’infraction tend en effet à dépasser, en droit positif, la question de l’imputation de

l’infraction, alors que le critère du bien juridique protégé par l’injustte pourrait utilement venir

préciser les prérogatives du sujet passif.

L’imputation de l’injuste au sujet actif n’est possible qu’à certaines conditions mais ses

régimes se diversifient. Pour que soit constituée une infraction véritable, il est indispensable que le

sujet actif puisse se voir attribuer une responsabilité pénale, ce qui signifie qu’il doit avoir conscience

de l’antijuridicité et que l’on pouvait attendre de lui qu’il se comporte autrement. La conscience de

l’antijuridicité exige que la personne ait été dotée de discernement au moment des faits et qu’elle

n’ait pas agi sous l’empire d’une erreur invincible sur le droit, strico sensu ou constituée par une

erreur sur l’atteinte au bien juridique. Par ailleurs, il nous semble que la responsabilité pénale devrait

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être exclue ou atténuée si l’agent ne pouvait pas, subjectivement, se conformer au droit comme dans

certains cas d’excès de légitime défense, dans la légitime défense purement putative ou dans l’état

de nécessité « disculpant ». Mais si les conditions de l’imputation de l’injuste telles que nous les

avons définies conduisent à un éclatement des éléments traditionnels de l’infraction française, la

notion même d’injuste permet de rendre particulièrement bien compte des régimes d’imputation

particuliers que connait notre droit positif. Il est en effet possible de voir dans les règles de la

complicité et de la responsabilité des personnes morales des modalités particulières d’imputation de

l’injuste, et d’analyser comme telles les conditions d’engagement de la responsabilité pénale de

l’auteur indirect personne physique d’une infraction non intentionnelle. Les conséquences de

l’injuste pour le sujet actif sont à la fois pénales (condamnation) et civiles, l’injuste emportant avec

lui l’antijuridicité civile même si sa négation n’exclut pas nécessairement la responsabilité civile. Il est

par ailleurs frappant de constater qu’émerge en droit positif une forme d’imputation de l’injuste

pénal au sujet actif irresponsable.

Mais puisque l’injuste est notamment constitué par une atteinte antijuridique au bien

juridique protégé, il nous semble qu’il pourrait enfin utilement conduire à repenser les prérogatives

du sujet passif, le critère de la titularité du bien juridique lésé nous semblant être un critère plus

adapté que celui du préjudice à l’heure de déterminer les titulaires de l’action « pénale » des

victimes devant les juridictions pénales. De plus, le critère de l’atteinte au bien juridique nous semble

ouvrir des perspectives intéressantes pour encadrer les prérogatives des sujets passifs, ceux-ci

devant se voir reconnu un droit absolu à la qualification de l’injuste mais ne devant avoir que des

prérogatives exceptionnelles pour ce qui est de l’imputation de celui-ci. Une telle distinction ouvrirait

alors la voie à une scission du procès pénal autour de la distinction entre la qualification de l’injuste

et son imputation.

Le concept de bien juridique, dans les relations qu’il entretient avec la notion d’antijuridicité,

nous permet d’arriver à une conception matérielle de l’injuste et donc, plus largement, du droit

pénal. Face aux risques de dérive d’un droit pénal qui tend à s’affranchir des grands principes de

légalité et de la responsabilité subjective, la distinction entre l’injuste et son imputation permet de

mieux mettre en lumière les carences des garanties actuellement accordées et de proposer une

délimitation du domaine du droit pénal par une théorie renouvelée de l’infraction elle-même.


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