Date post: | 22-Nov-2023 |
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2.
“Toute ma physique n’est que géométrie ” 1
Le mathématisme mécaniste de René Descartes
2. 0. Introduction
Le mathématisme se décline selon une composante ontologique, assurant
l’équivalence entre la réalité corporelle et les objets mathématiques, et une composante
méthodique, découlant de cette première, selon laquelle les explications physiques
doivent se faire “sur un mode mathématique”. Nous nous pencherons dans cette
première partie sur la première ; nous verrons ce qui concerne le “mode mathématique”
de démonstration physique chez Descartes dans la quatrième partie.
Il nous a semblé nécessaire de commencer par examiner d’autres conceptions
des relations entre corps et réalités mathématiques contemporaines de Descartes, afin de
cerner la spécificité du projet cartésien par contraste avec celles-ci. On exposera donc
d’abord la théorie aristotélicienne, qui sert de référent commun aux auteurs de l’époque,
et qui voit dans les objets mathématiques et les corps des êtres appartenant à des genres
radicalement différents, puis deux théories alternatives : le mathématisme de Galilée, qui
se propose comme objet premier l’étude du mouvement comme un état donnant prise à
un traitement géométrique, puis avec celui de Clavius, qui entend justifier la pratique des
mathématiques mixtes en opposant au dogme aristotélicien des rapports entre réalité
physique et mathématiques la théorie platonicienne, qui donne aux objets
mathématiques une consistance ontologique propre, à mi-chemin entre le monde des
corps et celui des Idées. Une fois brossé ce petit tableau, nous étudierons le
mathématisme ontologique de Descartes en identifiant les moments principaux de son
élaboration progressive. La mathesis universalis des Regulae n’en fait pas partie, en ce qu’elle
est une théorie des mathématiques sans portée ontologique. Pour voir se développer le
mathématisme cartésien, il faut attendre le tournant métaphysique qu’emprunte sa
1 A Mersenne, 27 juillet 1638, AT II 268.
1
pensée autour de l’année 1630. Dans un premier temps, vers 1630, la thèse de la
création des vérités éternelles, via un détour par une fondation de la physique en
métaphysique, permet une première identification du mathématique et du physique en
un même objet de la recherche scientifique ; cette thèse sera reprise ensuite dans la
théorie de la substance étendue, exposée dans les Principia Philosophiae de 1644.
Notre but n’est pas d’étudier la conception cartésienne du corps pour
elle-même, mais de montrer la cohérence de la philosophie du Descartes de la maturité.
Dans ce but, il s’agira, dans un second temps, de voir comment le mathématisme
s’accorde avec la physique mécaniste. C’est en ce sens qu’on pourra voir se développer,
chez Descartes, un mathématisme mécaniste. Le mathématisme, parce qu’il est une théorie
générale de la matière, fournit la norme du mécanisme : c’est lui qui permet de
discriminer les entités et les principes d’explication valides en physique de ceux qui n’y
seront pas acceptés. On verra également en quoi il fournit bel et bien les principes à partir
desquels la théorie mécaniste sera déduite : on suivra pour ce faire le chemin qui va de la
théorie de la substance étendue, telle qu’elle est exposée dans la Seconde Partie des
Principia, jusqu’à la théorie cosmologique des tourbillons que Descartes élabore dans la
Troisième Partie, et qui prend en charge l’explication des phénomènes visibles les plus
généraux.
2. 1. Réalité corporelle et réalité mathématique au XVIIe siècle
2. 1. 1. L’aristotélisme et le partage des genres
La conception aristotélicienne sert au début du XVIIe siècle, dans le cas des
relations entre physique et mathématiques comme sur beaucoup d’autres questions de
philosophie naturelle, de matrice conceptuelle de référence. Toute théorie alternative se
définit en rupture ou par contraste avec elle. On trouve des exposés de la doctrine
d’Aristote dans le livre E de la Métaphysique et dans le livre II de la Physique. La
Métaphysique établit que, d’une part, toutes les sciences procèdent par une recherche des
principes et des causes des êtres ; d’un point de vue très général, elles partagent donc
une même démarche. La différence se fait au niveau de leur objet, ou plus précisément
2
du genre d’être dont elles se préoccupe. La distinction entre les mathématiques et la
physique ne reposera dès lors pas sur la méthode, mais sur l’ontologie. La physique
étudie “cette substance qui porte en elle-même le principe du mouvement et de
l’inertie ” ; en d’autres termes, elle prend pour objet des êtres dont la caractéristique 2
essentielle est de changer - le “mouvement” étant chez Aristote un terme se rapportant
à tous types de changements. Les mathématiques, quant à elle, traitent d’un objet qui
n’est pas soumis au changement. La raison en est qu’il est séparé de la matière. C’est ce
qu’exprime l’exemple classique du nez camus. Le courbe et le camus appartiennent à des
genres d’être différents : le premier est un objet immobile, faisant l’objet d’une
définition mathématique, l’autre est une caractéristique mouvante d’un être naturel.
Mais la dimension séparée des objets mathématiques n’est pas absolue. Ils ne
détiennent pas d’existence indépendante, mais ils sont les produits d’une opération de
notre esprit. Certes, le mathématicien peut traiter des lignes et des surfaces
indépendamment de toute référence à un corps naturel dans lequel elles
s’instancieraient. Mais, ce faisant, c’est lui-même qui opère la séparation. C’est ce qui est
avancé dans la Physique :
“Or, le mathématicien lui aussi s’occupe de ces choses [la configuration], mais non en tant que chacune est la limite d’un corps naturel. Il n’étudie pas non plus leurs attributs en tant qu’ils sont attribués à de tels étants [naturels]. C’est aussi pourquoi il les sépare, car elles sont séparables du mouvement par la pensée, et cela ne fait aucune différence, et on ne produit même pas d’erreur en les séparant. ” 3
L’argument est implicitement dirigé contre la théorie platonicienne des Formes.
Aristote reproche aux platoniciens d’accorder une existence autonome et séparée à des
êtres dont ils ne se rendent pas compte qu’il ne s’agit que d’abstractions. Par ailleurs, les
formes des êtres naturels, à la différence des objets mathématiques, ne peuvent exister
qu’instantiées dans une matière. Le camus est une forme qui est essentiellement incarnée
dans un nez. Les réalités physiques, contrairement aux réalités mathématiques, ne sont
pas séparables . La croyance en l’existence de formes séparées repose sur une confusion 4
2 Aristote, Métaphysique, E, 1025b. 3 Aristote, Physique, 193b. 4 Sur ce point, voir Lear, Jonathan, “Aristotle’s Philosophy of Mathematics”, The Philosophical Review, Vol. 91, No. 2 (avril 1982), pp. 161-192.
3
ontologique, qui revient à importer en physique des considérations qui n’appartiennent
qu’aux mathématiques.
La différence ontologique prescrit une structure de relations entre les disciplines.
Dans la recherche de l’essence des changements naturels, le physicien ne saurait recevoir
d’aide des mathématiques. Comme Aristote l’écrit dans les Seconds Analytiques, on ne
peut pas démontrer quelque chose touchant à une science avec des principes empruntés
à une autre ; une étude par les mathématiques de l’essence d’un mouvement naturel, 5
comme par exemple la tendance du feu à s’élever, ne fait pas sens dans le cadre
conceptuel aristotélicien. Mais si l’accès à l’essence est interdit aux mathématiques, il
n’en reste pas moins certains points par lesquels elles peuvent engager un dialogue avec
la physique. C’est là que le système aristotélicien laisse une place aux sciences mixtes que
sont l’astronomie, la musique, la statique et l’optique. Dans les sciences mixtes, les
mathématiques étudient leur objet en tant que celui-ci prend un sens physique ;
l’optique étudiera les propriétés de la ligne, non en tant que ligne, mais en tant que
celle-ci représente la trajectoire de rayons lumineux. Néanmoins cette jonction entre les
deux sciences est très limitée : d’une part, elle est circonscrite à quelques domaines et
quelques objets bien précis, et d’autre part les mathématiques y opèrent dans un lien de
subordination net à la physique. C’est elle qui fournit l’objet aux démonstrations, et les
mathématiques ne sont là que pour apporter une aide toute instrumentale.
Donc, quand bien même l’aristotélisme laisse une place aux disciplines mêlant
mathématiques et physique qui se pratiquent depuis l’antiquité, il insiste sur l’étanche
distinction ontologique qui les sépare. Les objets mathématiques, étant séparés par la
pensée du monde de la matière et du mouvement, sont fondamentalement différents
des objets physiques.
2. 1. 2. Une réaction néo-platonicienne
Ce cadre aristotélicien a fait l’objet de critiques et de tentatives de
réaménagement avant l’arrivée en scène de Galilée et de Descartes. Comme l’a étudié
5 Aristote, Seconds Analytiques, 75a.
4
Peter Dear , un front va se consttiuer du côté des jésuites à la fin du XVIe siècle. Une 6
partie des membres de la compagnie va faire campagne en faveur de l’enseignement des
mathématiques. Afin de réaffirmer la valeur de cette science contre le rapport de
subordination dans lequel la plaçait le cadre disciplinaire aristotélicien classique, ils
mirent en place un argumentaire philosophique dans lequel on trouve une forme de
mathématisme ontologique. Celui-ci repose sur un retour au platonisme, contre
Aristote, ou plutôt au néoplatonisme de Proclus.
Dans son texte ???, Clavius fournit une exposition d’un tel mathématisme
néoplatonicien. Celui-ci reprend la distinction entre physique, mathématiques et
métaphysique en fonction du degré de séparation de leur objet à partir de la matière
sensible. Mais, là où Aristote insiste sur l’étanchéité des frontières qui séparent ces
objets, l’argumentaire de Clavius repose sur l’idée qu’il existe une continuité entre eux :
“Puisque les disciplines mathématiques traitent des choses que l’on considère indépendamment de toute matière sensible, bien qu’elles soient en réalité plongées dans la matière, on voit manifestement qu’elles tiennent une place intermédiaire entre la métaphysique et la science de la nature, comme Porclus a raison de le soutenir .” 7
Ce continuisme suppose, on le voit, une interprétation radicalement différente
du mode d’existence des objets mathématiques. Ceux-ci ne sont pas de purs êtres de
raison, produits par abstraction à partir de la matière sensible. Si une telle abstraction est
possible, c’est qu’ils existent déjà au sein même de la matière. Cela ne veut pas dire pour
autant que la matière est intrinsèquement mathématique, car les objets mathématiques
immobiles et éternels conservent une autonomie ontologique vis-à-vis de la matière
changeante. Le mathématisme néo-platonicien n’est pas un régime de l’identification,
mais une pensée de la participation. La réalité mathématique, bien que distincte de la
matière, existe en elle et l’organise de façon immannente.
Cette présence de la réalité mathématique au sein même de la matière sert selon
Clavius de justification rationnelle à l’efficacité des sciences mixtes dans l’exploration de
la nature. Dans la suite du texte, Clavius se livre à un plaidoyer en faveur de ces
6 Dear, Peter, Discipline and Experience : the Mathematical Way in the Scientific Revolution (University of Chicago Press, 1995), pp. 32-62. 7 Clavius, “Problégomènes aux disciplines mathématiques”, Oeuvres Mathématiques, t. 1, p. 5 ; trad. Michel Beyssage, in Geneviève Rodis-Lewis, Le développement de la pensée de Descartes (Paris, Vrin, 1997), p. 31.
5
disciplines, et en faveur de l’enseignement des mathématiques qui leur sert de
propédeutique. Les éléments de la géométrie sont à ces disciplines comme les “lettres”
aux mots qu’on prononce. La suite du texte opère un glissement : l’alphabet
fondamental des disciplines mathématiques s’apparente en fait à un alphabet
fondamental de la nature :
“C’est de ces éléments en effet que découlent, comme d’une source très abondante, toute mesure et tout partage [...] tout usage d’instruments pour observer les astres [...] tout ce qui fait la force des machines [...]. Bref, cet immense ouvrage de Dieu qu’est la Nature, le monde, dis-je, dans sa totalité, c’est la tâche et le bienfait de la géométrie que de le soumettre au regard de notre esprit, et de l’offrir à notre contemplation .” 8
Le mathématisme néo-platonicien de Clavius fait apparaître le fort lien
d’intrication qu’il y a entre l’ordre des sciences et les ontologies qui le sous-tendent.
Dans le but de donner aux mathématiques mixtes une valeur égale à celle de philosophie
naturelle, le jésuite va produire un mathématisme qui ancre leur champ d’investigation je
au niveau le plus fondamental de l’organisation de la nature. Ce genre d’argumentaire,
qui revient à faire appel à l’autorité de Platon contre celle d’Aristote, se retrouve souvent
au début du XVIIe siècle.
2. 1. 3. Le mathématisme de Galilée
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le noter, Galilée est souvent tenu pour
être le grand héros de la mathématisation de la physique. Une certaine tradition
philosophique, représentée notamment par Husserl, a même pu faire de lui l’inventeur
de la rationalité scientifique moderne - identifiant, dans son mathématisme, son acte de
naissance. Mais le mathématisme de Galilée lui-même n’est pas une réalité d’un seul
bloc. Il possède différentes dimensions. Il correspond à la fois : (i) à un discours
permettant d’asseoir la compétence du mathématicien face à l’autorité d’Aristote ; (ii) à
un changement dans la conception du mouvement, qui passe d’un processus à un état
susceptible d’une modélisation géométrique ; (iii) à une thèse anti-aristotélicienne
concernant le caractère inaltérable de la matière, aboutissant à une ontologie mécaniste.
Analysons ces différents aspects successivement.
8 Clavius, Op. Cit., p. 7 ; Rodis-Lewis p. 34 pour la traduction.
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La formulation la plus classique du mathématisme chez Galilée - et peut-être du
mathématisme en général - est celle, qu’on trouve dans le Saggiatore, selon laquelle :
“La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux (je veux dire l’Univers), et on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Or il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont les triangles, les cercles, et autres formes géométriques, sans lesquelles il est humaintement impossible d’en comprendre un mot - sans lesquels on erre vainement dans un labyrinthe obscur ” 9
On retrouve l’idée d’un alphabet mathématique de la nature qui était déjà
exprimée quelques décénnies plutôt chez Clavius. On serait alors tenté de déceler dans
de telles déclarations un engagement platoniste. Certes, comme Clavius, Galilée fait
valoir l’autorité de Platon contre celle d’Aristote : il en sait gré à ce premier d’avoir
compris l’intérêt que présentent les mathématiques dans la philosophie naturelle . Mais 10
il serait abusif d’y voir, comme on pu le faire certains commentaires comme Alexandre
Koyré, un engagement en faveur de thèses innéistes . Le platonisme de Galilée est 11
avant tout un instrument rhétorique dans sa lutte contre les philosophes aristotéliciens,
qui opposent à ses arguments l’autorité du Philosophe et celle des Ecritures saintes. La
déclaration citée ci-dessus consiste moins dans le déploiement d’une ontologie que dans
une attaque contre la légitimité des philosophes traditionnels dans le domaine de la
9 Saggiatore, VI, 232. 10 Cf T. VII, p. 744 : “Qui raisonnait le plus correctement, Platon qui prétendait que sans les mathématiques on ne pouvait apprendre la philosophie, ou Aristote qui tançait le même Platon d’avoir trop étudié la géométrie ?” 11 On trouve un exposé de cette interprétation platonisante de Galilée dans Etudes Galiléennes, III, pp. 123-130. Citation Koyré : “Galilée aurait pu ajouter que l’entendement humain est une oeuvre tellement excellente de Dieu que, ab initio, il est en possession de ces notions ‘claires et distinctes’, dont la clarté garantit la vérité, et qu’il n’a qu’à se tourner vers lui-même pour y trouver, dans sa ‘mémoire’ les fondements de la connaissance du réel, l’alphabet, c’est-à-dire les éléments du langage - du langage mathématique - que parle la nature créée par Dieu. Car, ne nous trompons pas : ce n’est pas d’une vérité purement immanente à la raison, d’une vérité intrinsèque des raisonnements et des théories mathématiques, vérité qui n’est pas affectée par la non-existence dans la nature réelle des objets étudiés par elle qu’il s’agit ; jamais ni Galilée, ni Descartes, n’auraient consenti à se contenter d’un tel ersatz de vérité et de science ; il s’agit de la vérité de la nature, et de la connaissance du réel. C’est de cette connaissance-là, du vrai savoir ‘philosophique’, c’est-à-dire du savoir portant sur l’essence même du réel, que, bon platonicien et platonicien conscient, Galilée nous dit par la bouche de Sagredo : “Moi je vous dis que si quelqu’un ne sait pas la vérité de par lui-même, il est impossible qu’un autre la lui fasse connaître ; on peut bien enseigner les choses qui ne sont ni vraies ni fausses, mais les vraies, c’est-à-dire les nécessaires, celles dont il est impossible qu’elles soient autrement, tout esprit ou bien les sait de lui-même, ou bien il est impossible qu’il les sache jamais ; et je sais que M. Salviati le croit également”
7
philosophie naturelle. La compétence dans ce domaine revient exclusivement à celui qui
connaît les mathématiques. Sans cette connaissance fondamentale, la recherche
s’apparente à une errance vaine “dans un labyrinthe obscur”. Cette visée polémique de
l’image de l’alphabet mathématique de la nature transparaît de manière encore plus claire
dans une lettre à l’aristotélicien Ligeti de 1641 :
“... si la philosophie était celle contenue dans les traités d’Aristote, vous seriez, à mon sens, le plus grand philosophe du monde parce que vous avez, me semble-t-il, en mains et à l’esprit les moindres passages de ses oeuvres. Pour moi, à vrai dire, j’estime que le livre de la philosophie est celui qui est perpétuellement ouvert devant nos yeux ; mais comme il est écrit dans des caractères différents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tout le monde ; les caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles, sphères, cônes et autres figures mathématiques parfaitement appropriées à telle lecture ”. 12
Le mathématisme permet de disqualifier le principe d’autorité qui, reposant sur
des sources exclusivement textuelles, donc écrites dans notre alphabet, ne fournit pas les
outils adéquats à une investigation de la nature. Le mathématicien est celui qui détient
les compétences pour la mener.
Mais le mathématisme n’est pas qu’un instrument rhétorique, et il engage un réel
argumentaire philosophique à l’encontre de la conception aristotélicienne qui établit, on
l’a vu, une différence radicale de genre entre la réalité mathématique et la réalité
physique. Voyons comment procède l’argument dans la première journée du Discours sur
les deux Grands Systèmes du Monde. Galilée s’attaque ici, à travers son porte-parole Salviati,
à la thèse aristotélicienne selon laquelle les objets mathématiques sont des êtres
hétérogènes de la matière, parce qu’inaltérables et immobiles tandis que celle-ci est pas
définition un être changeant et mobile. La perfection de leur figure ne saurait saisir la
complexité des corps réels : tandis que la sphère idéale touche le plan en un seul point,
la boule de bois le touche en une surface. Pour Galilée, cet argument ne tient pas : il
suppose l’existence d’une surface parfaitement plane dans la nature, alors qu’en réalité la
boule touchera le plan en plusieurs points. Dès lors, la compréhension géométrique de
la situation est possible, sous réserve d’une opération adéquate d’application de la part
du “philosophe-géomètre”.
12 Lettre à Ligeti, janvier 1641, XVIII, p. 294.
8
On voit apparaître l’idée générale derrière l’argument : la matière corporelle est
en droit toujours décomposable en figures mathématiques inaltérables ; il suffit pour ce
faire que le philosophe-géomètre compense “les obstacles dûs à la présence de la
matière ”. Donc on trouve une ontologie radicalement opposée à celle d’Aristote : 13
l’inaltérable mathématique n’est pas un être séparé, mais immanent à la matière :
“Et puisque je suppose la matière inaltérable, c’est-à-dire toujours semblable à elle-même, il est clair qu’à son propos, comme à propos de toute matière éternelle et nécessaire, on peut donner des démonstrations non moins rigoureuses que les autres et pareillement mathématiques ”. 14
Mais ici Galilée emprunte une voie différence de celle des jésuites : son
mathématisme ne s’appuie pas sur une théorie néoplatonicienne de la participation des
objets mathématiques à la matière corporelle, mais sur une ontologie résolument
mécaniste . En effet, l’identification d’éléments inaltérables au sein de la matière repose 15
sur une distinction entre des éléments matériels fondamentaux, dont les corps que nous
percevons sont des agrégats, et des qualités perçues. Comme l’écrit Galilée dans le
Saggiatore, le mouvement de la main est le même sur une statue de marbre qui ne ressent
rien que sur un homme en chair et en os qui ressentira le chatouillement. Il n’y a pas de
qualité inhérente au mouvement de la matière contre la matière . 16
Mais ces arguments mécanistes ne sauraient suffir à décrire ce qui constitue
l’objet principal de la physique galiléenne : son étude des lois du mouvement. Comme il
l’écrit dans le Discours, “il n’est peut-être rien dans la nature d’antérieur au mouvement”,
et c’est donc cela qu’il s’agit d’élucider en premier. Par ailleurs, c’est dans ce domaine
qu’il semble de plus avoir introduit le plus grand bouleversement, non seulement par
l’apport de nouvelles théories mais, on l’a vu, par la révolution conceptuelle que certains
13 Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, II, 234 : “Le philosophe géomètre qui veut retrouver dans le concret les effets démontrés dans l’abstrait doit commencer par compenser les obstacles dûs à la présence de la matière”. 14 Discours sur deux sciences nouvelles, I, 51. 15 Cela nous permet de voir que les mêmes arguments peuvent venir appuyer des ontologies différentes. De la même manière, on trouve chez Galilée une référence à la Sagesse de Salomon, selon laquelle “Deus posuit omnia in numero, pondere et mensura” (T IV 42), référence qu’on retrouvera dans Le Monde de Descartes (AT XI, 47), pour une conception encore différente. Des références communes n’engagent pas des conceptions identiques. 16 Saggiatore, 347-349.
9
commentateurs y ont vu . Le mouvement, dans la tradition aristotélicienne, avait 17
toujours été traité comme un processus devant être compris suivant l’essence des êtres
qui l’accomplissaient : le mouvement du feu doit être compris suivant sa tendance
naturelle à aller vers le haut, la chute de la pierre par sa tendance à aller vers le bas, etc.
Or Galilée le comprend comme un simple état. C’est ce que suppose le principe d’inertie
: un corps, une fois mis en mouvement, le reste jusqu’à ce que quelque chose vienne
empêcher ce mouvement ; il n’y a pas de différence ontologique entre mouvement et
repos. Or c’est cette indifférence ontologique du mouvement qui permet de le transférer
dans le domaine de rationalité des mathématiques : on ne s’inquiétera plus des causes
essentielles du mouvement, mais on se contentera de rechercher la manière dont il se
produit dans la nature ; c’est-à-dire, connaître les rapports de proportion auxquels il
obéit.
“L’occasion ne me semble pas favorable pour rechercher la cause de l’accélération du mouvement naturel, problème sur lequel différents philosophes ont formulé différentes opinions [...]. Pour le moment le but de notre Auteur est seulement de nous faire comprendre qu’il a voulu découvrir et démontrer quelques propriétés du mouvement accéléré (quelle que soit la cause de son accélération), où la grandeur de la vitesse croît le plus rapidement possible en proportion même du temps, et où (car cela revient au même), en des temps égaux ont lieu des aditions égales de vitesse. Au cas où les propriétés établies par la suite s’appliqueraient aux graves animés d’un mouvement de chute naturellement accéléré, nous pourrons admettre que la définition proposée vaut aussi pour ce mouvement, et que l’accélération des graves croît proportionnellement au temps ” 18
A cette compréhension du mouvement comme un état, lieé à une indifférence à
l’égard de ses causes, s’ajoute une troisième condition, qui permettra de faire tomber le
traitement du mouvement sous l’égide des mathématiques : une représentation
géométrique du mouvement nécessite toujours une certaine dose d’idéalisation.
Typiquement, la loi de la chute des corps suppose les corps se mouvant dans le vide, et
néglige les effets de résistance du milieu. Ces trois conditions étant posées, on peut
construire un domaine d’intelligibilité propre à un certain type de mouvement , par 19
exemple le mouvement naturellement accéléré, qui permettra d’en déduire les propriétés
à l’aide des mathématiques.
17 Voir plus haut, point 1. 1. 1. 18 Discours, III, 202. 19 Nous reprenons l’expression de “domaine de rationalité” à Maurice Clavelin, auquel ce chapitre sur Galilée doit beaucoup. Cf La philosophie naturelle de Galilée (Paris, Armand Collin, 1968), notamment pp. 389-459.
10
Résumons : Galilée met en avant son mathématisme ontologique avant tout
dans le but de l’opposer au principe d’autorité de ses adversaires aristotéliciens. Mais
une étude approfondie nous montre que celui-ci s’appuie sur une compréhension
mécaniste de la matière, qui lui permet de fournir un argumentaire contre la distinction
de genus entre mathématiques et physique. Cet argumentaire mis à part, l’objet de la
physique galiléenne est avant tout le mouvement. Et pour étudier celui-ci, Galilée fait
finalement peu appel à son ontologie mécaniste. Au contraire, sa compréhension du
mouvement des corps est décorrélée d’une compréhension qui le rapporterait à des
causes plus profondes. Pour reprendre l’expression de Maurice Clavelin, il ne s’agit pas
de motiver le mouvement physique, mais d’en donner une expression mathématique . Or 20
la compréhension mathématique du mouvement suppose une indiférence à l’égard des
causes et une nécessaire idéalisation. Mais passons désormais, après ce rapide tour
d’horizon, à l’examen du mathématisme de Descartes, dont nous allons désormais
interroger les étapes de développement dans l’oeuvre du philosophe français.
2. 2. Les moments du mathématisme cartésien
2. 2. 1. Que la mathesis universalis des Regulae n’est pas une mathématique
universelle de la nature
Dans la développement chronologique de l’oeuvre scientifique de Descartes,
c’est le concept de mathesis universalis, qui apparaît dans la quatrième des Règles pour la
Direction de l’Esprit, qui semble porter le premier l’idée du mathématisme. Voici par
exemple ce qu’écrit à son sujet Cassirer :
“Il semble désormais [avec l’idée d’une science mathématique de la nature] que le savoir mathématique ait fait disparaître la dernière barrière entre ‘monde sensible’ et ‘monde intelligible’ ; la matière en tant que telle s’avère imprégnée de l’harmonie des nombres et assujettie aux règles de la géométrie. [...] C’est le concept cartésien de mathesis unversalis qui confère à cette idée fondamentale de la
20 Cf Clavelin, Op. Cit., p. 415 : “Expliquer, [...] c’est encore et surtout transformer, grâce à une construction adéquate, un fait physique en un problème mathématique, puis utiliser pour son analyse et sa résolution les résultats déjà établis par la science mathématique”.
11
recherche moderne sa légitimation philosophique radicale. Le cosmos de la mathématique universelle, le cosmos de l’ordre et de la mesure, embrasse et épuise toute connaissance ” 21
Cassirer, comme d’autres avant lui , confère à la mathesis universalis la portée 22
ontologique que nous avons identifiée plus haut comme un trait distinctif du
mathématisme . L’introduction de ce concept serait consubstantielle d’une 23
interprétation des corps comme constitués, dans leur essence la plus intime, d’êtres
mathématiques. Il ouvrirait ainsi la voie à une investigation de la nature par les outils de
la science des géomètres, dont il serait désormais prouvé qu’ils sont adéquats à leur
objet. En d’autres termes, la science, procèdant selon l’ordre dicté par les exigences de
l’esprit mathématique, trouverait une assise quasi naturelle dans le système de
proportions auquel serait réduit, en dernière instance, l’ensemble des objets qui s’offrent
à lui. Descartes pourrait alors légitimement attendre de la part de la science qu’elle se
développe en un progrès indéfini, visant à l’exhaustivité générale. Par là, l’idée de mathesis
universalis apparaît comme un jalon fondamental du projet dogmatique de la rationalité
scientifique moderne. Bref, la Règle IV renfermerait à la fois un programme et une
ontologie implicite qui en rendrait possible la réalisation.
Mais une lecture attentive du texte de la Règle IV vient inquiéter cette lecture : la
mathesis universalis n’enveloppe pas de mathématisme ontologique. Commençons donc
par revenir au texte dans lequel cette notion apparaît :
21 E. Cassirer, Logique des sciences de la culture (trad. J. Carro et J. Goubert, Editions du Cerf, Paris 1991), p.82. 22 Selon David Rabouin, on peut faire remonter cette lecture à l’interprétation positiviste de Descartes par Victor Cousin au XIXe siècle, et à son influence sur les néo-kantiens allemands comme Natorp. Voir Rabouin, Mathesis Universalis, p. 16. 23 Certes, il serait plus juste de parler de portée transcendantale plutôt qu’ontologique. L’horizon théorique général de l’histoire de Cassirer est d’établir comment le sujet connaissant se constitue progressivement en législateur du domaine des objets naturels ; son interprétation de la mathesis universalis en fait une soumission de ce domaine à la norme mathématique, plutôt qu’une compréhension mathématique des objets en eux-mêmes (Voir par exemple Leibniz’s System, « Die erkenntniskristiche Begründung der Mathematik », p. 16-17, : « Les mathématiques sont pour Descartes plus qu’un instrument exact logiquement pour dominer par la pensée une réalité présente. Elles constituent la présupposition, que nous devons poser au fondement, pour simplement définir la réalité. La “nature” n’est pas un être qui préexiste indépendamment de la connaissance ; c’est un concept, qui doit d’abord être déterminé à partir des conditions de la connaissance. »). Néanmoins, une lecture transcendantale autant qu’une lecture ontologique risquent d’amener à une même lecture biaisée de Descartes, en tant qu’elles permettent de considérer comme allant de soi une continuité théorique allant de la mathesis universalis au mathématisme ultérieur. C’est cette continuité que nous contestons.
12
“Ces pensées m’ayant fait passer de l’étude particulière de l’arithmétique et de la géométrie à une sorte d’investigation générale de la mathématique, je me suis d’abord demandé ce que tous entendent exactement par ce mot, et pourquoi l’on appelle parties de la mathématique, non seulement les deux sciences susdites, mais aussi l’astronomie, la musique, l’optique, la mécanique, et beaucoup d’autres sciences. [...] En y réfléchissant plus attentivement, il finit par devenir clair pour moi que seules les choses, et toutes les choses, dans lesquelles c’est l’ordre et la mesure que l’on examine, se rapportent à la mathématique, peu importe que cette mesure soit à chercher dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet ; que par conséquent il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’il est possible de rechercher touchant l’ordre et la mesure, sans assignation à quelque matière particulière que ce soit ; et que cette science s’appelle, non point d’un nom d’emprunt, mais d’un nom déjà ancien et reçu par l’usage, la mathématique universelle, puisqu’elle contient tout ce en vertu de quoi l’on dit d’autres sciences qu’elles sont des parties de la mathématique. Combien maintenant elle l’emporte, et en utilité, et en facilité, sur les autres sciences qui lui sont subordonnées, on le voit aisément au fait qu’elle s’étend aux mêmes objets que celles-ci, et en outre à bien d’autres ; et que pour les difficultés, si elle en contient quelques-unes, on les retrouve aussi dans ces autres sciences, qui de plus en contiennent aussi d’autres provenant de leurs objets particuliers, et qu’elle-même ne comporte pas. ” 24
La simple lecture du texte nous montre tout d’abord que le concept de mathesis
universalis ne sert pas à qualifier la nature et les êtres qui la constituent, ni même la
science en général, mais seulement cette science particulière que sont les mathématiques.
Disons-le d’entrée de jeu : le problème auquel la notion de “mathématique universelle”
vient répondre n’est pas celui de l’intelligibilité du cosmos, mais celui de l’unité des
mathématiques. Il s’agit pour Descartes de mettre au jour le ou les traits communs qui
justifient qu’on donne à un ensemble de disciplines aussi disparates l’appellation
générale de “mathématiques ”. Plutôt que l’annonce fracassante du programme de la 25
science moderne, on trouve là la reprise d’un problème qu’on peut faire remonter à
Aristote . A problème analogue, réponse analogue : la réponse à la question sera le but 26
d’une “science générale” appelée du nom “déjà ancien” de “mathématique universelle”,
et qui aura pour objet l’étude du fondement commun à ces différentes disciplines. Plus près
de Descartes, cette science fut déjà étudiée à la fin du XVIe siècle par Adrian Van
Roomen (1561-1615), qui intitule le chapitre VII de son Apologie d’Archimède “Esquisse 27
d’une certaine mathesis universalis, que nous appelerons mathesis première”. Encore plus
24 AT XI, 377-378 ; FA I, 98-99. 25 Voir Rabouin, Op. Cit., pp. 253-269. 26 C’est en effet dans la Métaphysique d’Aristote qu’on trouve les deux premières mentions de l’idée d’une mathématique universelle, en E1 et en K7. 27A. Van Roomen, In Archimedis Circuli Dimensionem Expositio et Analysis. Apologia pro Archimede, Genève 1597.
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proche, on trouve dans le traité encyclopédique Methodus Admirandorum Mathematicorum
de Johan Heinrich Alsted (1588-1638) une première partie consacrée à l’étude d’une 28
mathematica generalis, mettant au jour à la fois des aspects méthodologiques et des
concepts communs aux différents types de mathématiques. Se trouve donc écartée
l’hypothèse qui rattachait d’entrée de jeu la mathesis universalis cartésienne à un nouveau
projet scientifique totalisant et à une ontologie mathématique sous-jacente.
L’inclusion de disciplines telles que l’optique, la musique ou l’astronomie à titre
de “parties des mathématiques” n’a rien non plus pour surprendre. Comme nous avons
déjà eu l’occasion de le mentionner, ces sciences sont reconnues comme telles au sein de
la classification aristotélicienne des sciences. Elles le sont au titre de “mathématiques
mixtes”, i.e. comme sciences proposant un traitement à l’aide d’outils mathématiques
d’un donné empirique extérieur et fondamentalement hétérogène. Rien dans l’idée de
mathesis universalis, même telle qu’on la trouve ici chez Descartes, ne vient inquiéter cette
hétérogénéité. Les sons, le mouvement des astres ou les rayons lumineux ne sont que les
supports d’un traitement en termes d’ordre et de mesure, en tant justement qu’ils
reçoivent un traitement mathématique. Rien en cela n’engage à penser que ces objets
viennent à se réduire à un système de proportions, à des questions d’ordre et de mesure.
La mathesis universalis, comme théorie des mathématiques, n’appelle pas une révision de la
distinction principielle entre êtres physiques et êtres mathématiques. Elle n’appelle pas
plus, du moins explicitement, à une extension du domaine du traitement mathématique
des objets ; elles s’inscrit au contraire au sein d’un réseau déjà constitué de disciplines,
qu’elle permet d’asseoir et de justifier. Comme le rappelle Frédéric de Buzon , l’usage 29
cartésien de l’idée de mathématique universelle est en cela compatible avec celui qu’en
fait Alsted, pour qui “les mathématiques moyennes sont plus mathématiques que
physiques. Bien que leur objet concerne en partie le physicien et en partie l’arithméticien
ou le géomètre, la dénomination doit se faire à partir de ce qui est le plus important ”. 30
28 J. H. Alsted, Methodus Admirandorum Mathematicorum Complectens Metaphysica Ceommentaria, Herborn, G. Corvini, 1613. 29 F. de Buzon, Op. Cit., p. 31. 30 Alsted, Op. Cit., in G. Crapulli, Mathesis Universalis, Genesi di une idea nel XVI seculo, Ateneo, Rome, 1969, p. 247.
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Nous voyons donc que la mathématique universelle cartésienne ne se résout pas,
contrairement à ce qu’en dit un Cassirer, en une “mathématique universelle du cosmos”.
Elle est une théorie de la connaissance mathématique prise pour elle-même. Mais
comment comprendre alors que la discipline puisse s’étendre “aux mêmes objets que [la
mathématique], et en outre à bien d’autres” ? C’est que l’étude des mathématiques, et de
ce qui constitue leur structure commune fondamentale, permet de cultiver la méthode.
L’objet général du texte des Regulae réside dans l’établissement d’une méthode pour
orienter l’esprit dans la résolution de questions. Elle recommande notamment, quand un
problème est donné, de réduire ce problème à ses termes les plus simples, afin d’ensuite
reconstruire une déduction à partir de ces termes premiers. Or les mathématiques
détiennent à cet égard une dimension exemplaire , et leur pratique fournit un excellent 31
moyen d’entraîner l’esprit à procéder avec méthode. Or la mathesis universalis, comme
théorie qui “explique tout ce qu’il est possible de rechercher touchant l’ordre et la
mesure”, consiste à étudier la manière dont sont structurés les problèmes
mathématiques (discutable ; c’est quoi au fond l’objet de la MU ? Relire cette putain de
Règle IV, et essayer de comprendre le lien avec la Règle XI). Etant donné le caractère de
modèle des mathématiques pour le reste de la science, la mathesis universalis offre un
schéma de compréhension de la structuration des problèmes en général. En ce sens, on
peut voir, pour reprendre les mots de David Rabouin, la mathesis universalis comme une
“logique des problèmes ”. C’est ce qu’on voit dans l’exemple paradigmatique de la 32
théorie des proportions, traité dans la Règle XI. On peut distinguer différents ordres de
difficultés, selon qu’il s’agit d’établir la proportion continue entre 3 et 6 et entre 6 et 12
d’une part, et de trouver la moyenne proportionnelle entre 3 et 12 d’autre part, cas qui
nécessité une opération supplémentaire de déduction . 33
31 AT XI 442 ; FA 1 170-171 “Je souhaiterais ici que le lecteur ait de nature le goût des études d’arithmétique et de géométrique [...] car l’étude et la pratique des règles que je vais maintenant formuler est beaucoup plus aisée dans ces sciences, à quoi elle suffit entièrement, que dans tout autre genre de questions ; et son utilité est si grande pour atteindre une plus haute sagesse, que je ne craindrais point de dire que cette partie de notre méthode n’a pas été inventée pour résoudre des problèmes mathématiques, mais plutôt qu’on ne doit guère s’exercer dans ces derniers que pour cultiver la première” 32 Rabouin, Op. Cit., pp. 278-285. 33 AT XI, 384-385 ; FA REFERENCE
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Bref, la mathesis universalis n’est pas un mathématisme, et ce pour deux raisons.
Premièrement, elle est exclusivement une théorie des mathématiques, qui n’implique
rien en ce qui concerne le lien entre mathématiques et physique. Deuxièmement, elle
n’est pas une théorie portant sur la structure des objets de la connaissance, mais sur
l’ordre de la connaissance elle-même. Le mathématisme suppose, à l’inverse, un
engagement ontologique, un réalisme des objets de la mathématique. Nous aurons
l’occasion plus tard de revenir sur les Règles, notamment pour interroger les limites que
Descartes lui-même y impose au traitement mathématique des problèmes. Pour le
moment, nous continuons notre recherche du mathématisme cartésien et de son
moment d’apparition.
2. 2. 2. Les vérités éternelles et le Monde : tournant métaphysique et naissance du
mathématisme cartésien
La mise en place chez Descartes d’un mathématisme ontologique est
concomittante d’un tournant plus général de sa pensée. Le système des sciences dans les
Règles pour la Direction de l’Esprit n’a de portée que méthodologique et au plus
épistémologique ; il s’agissait de fournir une norme de la manière dont nous devons
nous rapporter aux objets dans l’ordre de la connaissance. A partir de la fin des années
1620 cependant, la pensée de Descartes connaît un tournant radical, qui a trait à la
question de la fondation des connaissances. Dans les Regulae, l’intuition des natures
simples suffisait à fournir au sujet connaissant une assise solide dans son objet. Mais, au
moment où Descartes commence à rédiger le Monde, son nouveau programme de
philosophie naturelle s’accompagne d’une exigence de fondation plus forte . Pour le 34
dire brièvement, le sujet ne peut plus fonder par lui-même ses propres opérations
cognitives ; celles-ci nécessitent une validation. Comme l’a remarqué Daniel Garber , ce 35
34 On aura l’occasion de revenir plus loin sur ce tournant de l’oeuvre cartésienne. Note sur raisons de ce changement, et sur insuffisance du OPP nexus cf Schuster. Selon Schuster, la connaissance est plus précisément fondée, dans les Regulæ, sur ce qu’il appelle le “lien optico-physiologico-psychologique”, autrement dit sur la manière dont l’esprit reçoit, de manière adéquate, l’information des objets extérieurs par l’intermédiaire des sens et de l’imagination. C’est l’insuffisance de cette première fondation épistémologique qui expliquerait, entre autres, le passage à un mode de validation métaphysique. Voir Schuster, Descartes Agonistes, REFERENCE. 35 Daniel Garber, Descartes’ Metaphysical Physics, pp. 50-58.
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tournant marque non seulement un changement radical dans le contenu de la science
cartésienne, mais dans son ordre même. C’est à la métaphysique que revient la charge de
fournir une validation de nos connaissances, et cette discipline est alors investie comme
philosophie première.
En quoi ce tournant général de la pensée cartésienne affecte-t-il la question qui
nous intéresse, celle du mathématisme ? Pour le voir, penchons-nous sur les textes dans
lesquels Descartes fait état de son changement de programme. On s’accorde
généralement pour voir dans la lettre à Mersenne sur les vérités éternelles du 15 avril
1630 le moment où se manifeste le tournant métaphysique de la pensée cartésienne.
Voici ce qu’y écrit Descartes :
“Or j’estime que tous ceux à qui Dieu a donné l’usage de cette raison, sont obligés de l’employer principalement pour tâcher à le connaître, et à se connaître eux-mêmes. C’est par là que j’ai tâché de commencer mes études ; et je vous dirai que je n’eusse jamais su trouver les fondements de la physique, si je ne les eusse cherchés par cette voie. Mais c’est la matière que j’ai le plus étudiée de toutes, et en laquelle, grâce à Dieu, je me suis aucunement satisfait ; au moins, pensé-je avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques, d’une façon qui est plus évidente que les démonstrations de géométrie... ” 36
Ici, on voit clairement apparaître la teneur de ce tournant métaphysique. La
science doivent commencer par l’étude de Dieu, et c’est par lui qu’on pourra trouver les
fondements de la physique. On laisse alors de côté la théorie unifiée des mathématiques
qui pouvait à l’époque des Règles servir d’antichambre de la science ; quant à la méthode,
elle perd sa place centrale, voire se verra à terme réduite à un rôle accessoire . Cette 37
latéralisation des mathématiques comme voie d’accès à la connaissance est justifiée dans
le texte même. On y apprend en effet qu’on peut démontrer les vérités métaphysiques
d’une manière “qui est plus évidente que les démonstrations de la géométrie”. On voit
apparaître ici une notion de degrés d’évidence qu’on serait en droit d’attendre selon les types
de vérité, notion qui était absente du système antérieur. Les mathématiques détiennent
un degré moindre d’évidence que la métaphysique. La raison en est que, à partir de
maintenant, la métaphysique devient la garante de la validité des mathématiques. On
trouve un lien de subordination des vérités mathématiques aux vérités métaphysiques, et
36 AT I, 144. 37 Cf Garber, Op. Cit., pp. 44-50.
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c’est précisément ce que Descartes convoque dans la suite du texte, avec la fameuse
thèse de la libre création des vérités éternelles, ou vérités mathématiques :
“Je ne laisserai pas de toucher en ma physique plusieurs questions métaphysiques, et particulièrement celle-ci : que les vérités mathématiques, que vous nommez éternelles, ont été établies par Dieu, et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou d’un Saturne, et l’assujettir au Styx des destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume. Or il n’y en a aucune que nous ne puissions comprendre si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitae, ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le coeur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir ” 38
Si la connaissance des vérités mathématiques est secondaire par rapport à la
considération de la nature divine, c’est que celles-ci sont subordonnées à la puissance
divine elle-même. En d’autres termes, c’est parce que, dans l’ordre causal, Dieu a créé les
mathématiques, que, dans l’ordre de la connaissance, leur validation dépend de la
connaissance de Dieu, qui est leur cause et leur fondement. La thèse de la création des
vérités éternelles vient alors conférer aux mathématiques une très grande robustesse
ontologique : ses objets ne sont pas une production de l’esprit humain à partir de la
matière corporelle, mais sont rapprochés de vérités éternelles créées par Dieu. Descartes
ouvre dès lors la voie à un réalisme qui aura, concernant le lien entre mathématiques et 39
physique, deux conséquences. Au niveau ontologique, les mathématiques se trouvent,
sur le même plan que l’ensemble des “autres créatures”, avec lesquelles elles partagent ce
lien de subordination à la puissance divine. Aussi, la thèse de la libre création des vérités
éternelles est le premier pas vers une identification entre objets mathématiques et nature
corporelle. La seconde conséquence opère au niveau épistémologique. Les vérités
mathématiques ont été non seulement créées par Dieu, mais imprimées dans notre
esprit afin de nous en assurer la connaissance. Ici, la lettre à Mersenne de 1630 ouvre
une voie centrale dans la théorie cartésienne : celle d’une garantie divine de l’authenticité
de nos connaissances. En créant le monde, Dieu nous donne également les moyens de
le connaître. C’est dans le traitement de ce thème que repose, pour bonne partie, l’enjeu
de la validation métaphysique de notre science.
38 AT I, 145. 39 NOTE SUR LE REALISME. REVOIR NOTE DE SOPHIE.
18
Tous ces aspects se retrouvent de manière directe dans le Monde, traité de
physique que Descartes rédigeait entre 1629 et 1633. Le chapitre VII de cet ouvrage est
celui qui donne la place la plus large à des considérations de métaphysique : Descartes
s’y attelle à déduire les lois du mouvement à partir d’une étude de la nature divine. A la
fin de ce chaptire, on trouve une mention de la théorie des vérités éternelles, qui permet
d’éclairer le lien entre physique et mathématiques :
“Outre les lois que j’ai expliquées, je n’en veux point supposer d’autres, que celles qui suivent infailliblement de ces vérités éternelles, sur lesquelles les mathématiciens ont accoutumé d’appuyer leurs plus certaines et plus évidentes démonstrations : ces vérités, dis-je, suivant lesquelles Dieu même nous a enseigné qu’il avait disposé toutes choses en nombre, en poids, en mesure ; et dont la connaissance est si naturelle à nos âmes que nous ne saurions ne les pas juger infaillibles, lorsque nous les concevons distinctement ; ni douter que, si Dieu avait créé plusieurs mondes, elles ne fussent en tous aussi véritables qu’en celui-ci ” 40
On a ici une première formulation explicite du mathématisme cartésien. Il prend
la forme suivante : les lois par lesquelles le physicien explique les phénomènes trouvent
leur source dans les mêmes vérités premières que les démonstrations mathématiques.
Les deux disciplines sont ramenées à un même niveau de réalité. Cette communauté est
permise par un détour par la métaphysique, qui vient fonder ces vérités dans la
puissance divine.
Descartes va ici plus loin, en précisant le contenu des vérités éternelles. La lettre
du 15 avril 1630 laissait cette question indéterminée, et pouvait laisser penser qu’il
s’agissait, par exemples, des axiomes fondamentaux des mathématiques. Mais le texte du
Monde nous apprend que celui-ci a à voir avec la manière dont Dieu a “disposé toutes
choses”. C’est aux vérités éternelles que revient donc la portée ontologique qui était
absente de la mathesis universalis. Par elles, donc, on sait que Dieu a ordonné le monde en
“nombre, poids et mesure”. Il s’agit là d’un écho à la Sagesse de Salomon, texte biblique
établissant la présence immanente de Dieu à l’homme dans la prière et la révélation ;
cette référence se trouve également, toutes choses égales par ailleurs, dans la justification
que Kepler fait de son mathématisme . Que nous apprend cette allusion 41
40 AT XI, 47. 41 Contrairement à Descartes, Kepler ne subordonne pas les vérités mathématiques à la volonté divine, mais y voit des entités coéternelles à Dieu. Cf. Harmonice Mundi, II, prop. 25, VI, 81, 16-22.
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pythagoricienne sur la teneur du mathématisme cartésien du Monde ? On peut dores et
déjà y lire l’idée selon laquelle la matière se réduit à des dimensions quantifiables. On
peut voir dans cette idée la reprise d’un thème introduit dans le chapitre VI. Descartes y
définit ce qu’il entend par “matière”. Il distingue sa conception de celle des philosophes
qui distinguent la substance corporelle de sa qualité d’être étendue. Descartes, quant à
lui, “suppose que la quantité de matière ne diffère non plus de sa substance que le
nombre fait des choses nombrées”, et conçoit “son étendue, ou la propriété qu’elle a
d’occuper de l’espace, non point comme un accident, mais comme sa forme vraie et son
essence ”. On trouve dans Le Monde une théorie de la matière comme extension et une 42
théorie de la création selon “nombre, poids et mesure”, éléments qui seront plus tard
réunis dans la même théorie de la substance étendue.
On retrouve également dans ce texte l’affirmation d’un réalisme foncier à travers
la désignation de la voie d’accès à la connaissance des vérités éternelles en question.
Elles sont reconnues pour vraies par l’âme parce qu’elle sont qu’indubitables. Mais cette
certitude ne serait pas de grand secours si elle n’était accompagnée de l’assurance d’une
correspondance entre notre idée certaine de la chose et l’état du monde extérieur. Or
Descartes va même plus loin qu’affirmer une correspondance entre ces idées et le
monde réel ; elles sont telles qu’elles sont valides dans tout monde possible. On ne peut
ici que reprendre l’idée de Michel Fichant, selon lequel “la doctrine de la création des
vérités éternelles garantit l’accord entre la conception distincte des vérités infaillibles et
la création divine ”. 43
Voilà donc fondés, entre la lettre à Mersenne et la reprise du concept de vérités
éternelles dans le Monde, un réalisme scientifique radical, consubstantiel d’un
mathématisme foncier. La physique doit se fonder sur les mêmes vérités que les
mathématiques ; à savoir, les vérités que justement Descartes appelle “mathématiques”.
Il faut ici se garder d’une erreur possible. Est-ce à dire que les axiomes de la géométrie
euclidienne ou les théorèmes fondamentaux de l’algèbre doivent se retrouver en
principes premiers de la physique ? Auquel cas, comme on a déjà eu l’occasion de le
dire, il devient difficile de ne pas voir dans le développement de la physique cartésienne
42 AT XI, 36. 43 M. Fichant, Art. Cit., p. 78.
20
un échec patent. La question des “vérités mathématiques” se place à un niveau différent
de celui du contenu des traités de mathématique. Elles sont ce sur quoi les
mathématiciens, comme les physiciens, se fondent ; en tant que fondements, elles sont
un objet appartenant à la métaphysique. Leur contenu, on l’a dit, concerne la façon dont
Dieu a ordonné le monde ; il porte sur la structure essentielle de la matière. Le
rapprochement entre cette fondation métaphysique et une compréhension de la matière
comme étendue tridimensionnelle n’est pas faite explicitement dans le Monde, et cette
compréhension de la matière reste une supposition. Par la suite, Descartes va également
tâcher de clarifier sa doctrine de la matière ; nous allons désormais voir en quoi cela
influence la question du mathématisme.
2. 2. 3. La substance étendue, objet de la science cartésienne ; le mathématisme des
Principia Philosophiae.
Dans les Principia Philosophiae comme dans le Monde, Descartes s’emploie à
exposer une science métaphysiquement fondée. L’ordre de la science ne connaît pas
d’évolution majeure : comme il le rappelle dans la “Lettre-Préface”, les tronc de l’arbre,
constitué de la physique, a besoin de ses racines métaphysiques. Cependant, le contenu
de cette métaphysique change à mesure qu’il se précise. Descartes latéralise le thème des
vérités éternelles au profit de celui des “principes”. Ils jouent un rôle analogue, à savoir
celui d’affirmations fondamentales dans l’édifice déductif de la science, évidentes et
indubitables . Mais l’architecture s’étoffe, et on peut distinguer deux types de principes. 44
Tout d’abord, les principes métaphysiques font l’objet de la première partie des Principia,
et se préoccupent de fonder la connaissance en général ; ensuite, les principes physiques,
ou “principes des choses matérielles”, concernent plus précisément la constitution de la
matière et les lois du mouvement, notions fondamentales de la physique cartésienne. Les
seconds sont fondés par les premiers au sens où leur validité est assurée par ceux-ci : la
métaphysique établit la véracité divine, garante de l’adéquation de nos idées claires et
44 Comme il est écrit dans la Lettre-Préface, ils obéissent à “deux conditions : l’une qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité lorqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elle, mais non pas réciproquement elles sans eux” (AT IX, 2).
21
distinctes à la réalité . Cet argument joue, comme on va le voir, un rôle fondamental 45
dans l’établissement du mathématisme des Principia.
Le premier des principes des choses matérielles se présente comme suit :
“Que ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc., qui constitue la nature du corps, mais
l’extension seule. [...] car si nous examinons quelque corps que ce soit, nous pouvons penser qu’il n’a en soi aucune de ces qualités, et cependant nous connaissons clairement et distinctement qu’il a tout ce qui le fait corps, pourvu qu’il ait de l’extension en longueur, largeur et profondeur : d’où il suit aussi que, pour être, il n’a besoin d’elles en aucune façon, et que sa nature consiste en cela seul qu’il est une substance et qu’il a de l’extension ” 46
Ce principe est peut-être celui qui joue le rôle le plus central dans la physique
cartésienne. Comme il est établi en I, 53, “tout ce que d’ailleurs on peut attribuer au
corps, présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu ”. 47
L’étendue est l’attribut principal de la réalité corporelle, i.e. ce par quoi l’entendement
conçoit la réalité des corps, et ce à quoi toutes les autres caractéristiques renvoient. Ainsi
le mouvement et la figure sont des modes de l’étendue, et en tant que tels lui sont
subordonnés ; celle-ci peut être pensée sans eux, mais ils ne peuvent être pensés sans
elle. Cette thèse est établie par un argument épistémologique : l’extension en longueur,
largeur et profondeur est la qualité par laquelle nous pouvons concevoir clairement et
distinctement un corps . Or, étant ce qu’on conçoit clairement et distinctement, le 48
corps est certainement ainsi créé par Dieu , qui ne peut nous tromper. Cet argument 49
sert de prémisse pour mettre en place une thèse radicalement réductionniste : l’essence
45 Ce principe est établi en PP, I, 29 et 36, selon lesquels Dieu n’est pas la cause de nos erreurs, et réaffirmé dans le premier article de la Seconde Partie, où il vient valider positivement notre idée claire et distincte de la substance corporelle : “Or, puisque Dieu ne nous trompe point, pource que cela répugne à sa nature, comme il a été déjà remarqué, nous devons conclure qu’il y a une certaine substance étendue en longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde avec toutes les propriétés que nous connaissons manifestement lui appartenir. Et cette substance étendue est ce qu’on nomme proprement le corps, ou la substance des choses matérielles” (AT IX-2, 62). 46 PP, II, 4, AT IX-2, 65. 47 PP, I, 53, AT IX-2, 48. 48 Pour une discussion de cet argument épistémologique et de ses différentes versions, voir Garber, Op. Cit., pp. 77-90. 49 C’est ce qui est établi en amont, en II, 1, (AT IX-2, 64) : “Or, puisque Dieu ne nous trompe point, pource que cela répugne à sa nature, comme il a été déjà remarqué, nous devons conclure qu’il y a une certaine substance étendue en longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde avec toutes les propriétés que nous connaissons manifestement lui appartenir. Et cette substance étendue est ce qu’on nomme proprement le corps, ou la substance des choses matérielles”.
22
du corps consiste en cela, et en cela seul, qu’il est étendu. Encore une fois, l’argument est
épistémologique : l’étendue est le seul attribut par lequel on peut concevoir avoir clarté . 50
Ainsi, Descartes disqualifie les théories physiques attribuant aux corps d’autres qualités
essentielles, comme, par exemple, celle de pesanteur. Bref, là où la théorie des vérités
éternelles faisait allusion à une matière ordonnancée selon la grandeur et le nombre, la
théorie de la substance étendue établit, via un argument épistémologique, l’extension
tridimensionnelle comme thème exclusif de la physique.
Cette thèse fondamentale conditionne directement le mathématisme de
Descartes. Voici ce qu’on lit en clôture de la seconde partie des Principia :
“Que je ne reçois point de principes en Physique, qui ne soient aussi reçus en Mathématique [...] ; et que ces principes suffisent, d’autant que tous les Phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur moyen. [...] j’avoue franchement que je ne connais point d’autre matière des choses corporelles, que celle qui peut être divisée, figurée et mue en toutes sortes de façons, c’est-à-dire celle que les Géomètres nomment la quantité, et qu’ils prennent pour objet de leurs démonstrations ; et que je ne considère, en cette matière, que ses divisions, ses figures et ses mouvements ” 51
La thèse de la réduction de la matière à l’étendue géométrique amène donc
logiquement une unification de l’objet de la physique et de celui de la géométrie. En
d’autres termes, physiciens et mathématiciens travaillent fondamentalement sur le même
objet, i.e. la “quantité”, i.e. l’étendue tridimensionnelle. Aussi, les principes de la
physique, qui ont pour objet cette étendue, sont ceux qui sont “aussi reçus en
Mathématique ”. Encore une fois, contrairement à ce que certains ont pu faire dire ici à 52
Descartes, le philosophe ne plaide pas pour une introduction en physique des
procédures mathématiques, ni mêmes des axiomes de la géométrie euclidienne. Plutôt,
faisant valoir l’équivalence fondamentale des objets des deux sciences, il stipule que ce
qu’il vient d’exposer dans les Principia vaut pour l’une comme pour l’autre . En d’autres 53
50 Ccomme l’a remarqué Dan Garber, cet argument repose en fait sur un saut logique ; on pourrait très bien penser que l’étendue est la propriété essentielle du corps, car celle qui se présente le plus clairement à nous, sans pour autant accepter qu’il s’agit de sa seule propriété (voir Op. Cit., p. 83). 51 PP, II, 64, AT IX-2 101-102. 52 Cette idée pose un problème : faut-il alors compter, parmi les principes aussi reçus en mathématique pure et abstraite, les lois du mouvement ? En effet, il semble que le mouvement soit une réalité fondamentalement étrangère aux objets mathématiques. Nous examinerons cette question dans le point 3. 3. 2. 53 Ou, comme l’écrit De Buzon, “la mathesis abstracta évoquée en II, 64, n’est pas, comme on l’a souvent cru jusqu’ici, l’appel par Descartes à une discipline traitée antérieurement et extérieurement au texte des Principia,
23
termes, la science cartésienne peut être légitimement appelée “mathématisme universel”,
dans lequel on se gardera bien de voir une science physico-mathématique ou une
physique mathématisée, mais bien, comme l’écrit Michel Fichant, le développement
d’une “thèse qui porte sur l’être même de ce que nous appelons la réalité physique (et
que le langage de l’époque désigne comme corps)”, à savoir que “un corps, c’est de
l’étendue géométrique réalisée, ou constituée comme substance ”. 54
Reste désormais à voir en quoi ce mathématisme est compatible avec
l’explication “de tous les phénomènes de la nature” que Descartes propose ensuite dans
les Parties III et IV des Principia.
2. 2. Mathématisme et mécanisme
Norme et programme de la science cartésienne
2. 3. 1. Le mathématisme cartésien, norme du mécanisme
Le mathématisme cartésien, tel qu’il est exposé dans le chapitre VII du Monde ou
à la fin de la seconde partie des Principia, enveloppe à la fois une norme et un
programme ; norme qui - n’en déplaise à Bachelard - n’est pas celle de la métrique
euclidienne programme qui n’est pas celui de la mathématisation. Le mathématisme
cartésien ne trouve pas son aboutissement dans une mécanique mathématisée analogue
à celle de Galilée, mais dans la philosophie naturelle mécaniste. Nous tâcherons ici de
comprendre le lien qui unit mathématisme et mécanisme. Nous nous baserons pour ce
faire presque exclusivement sur le texte des Principia : c’est que celui-ci constitue la
formulation la plus systématique de la philosophie naturelle de Descartes.
mais elle est, pour partie en tous cas, cela même qui vient d’être exposé quand le corps est conçu comme divisible, figurable et mobile”, in Op. Cit., p. 133. Ou encore Fichant, “l’identité des principes de la physique et de ceux de la géométrie procède donc d’abord de l’équivalence catégoriale des deux sciences”, in art. cit., p. 70. 54 Ibid. p. 69. Nous étudierons plus tard ce qu’implique cette “réalisation” en ce qui concerne l’équivalence des deux sciences.
24
Revenons pour commencer au texte de II, 64, dont nous venons de voir qu’il
fournissait une formulation claire du mathématisme cartésien. Mais quel est l’enjeu de ce
texte ? Il consiste en réalité plus en un rappel qu’en l’énoncé d’un programme. Avant de
commencer l’explication des phénomènes particuliers dans leur diversité, Descartes clôt
l’énoncé des principes généraux de sa physique. Il insiste alors sur le fait qu’il ne faut
accepter, en physique, aucun autre principe que ceux qu’il vient d’exposer. Ce qui
signifie, pour le présenter clairement : il est inutile, et même il n’est pas souhaitable,
d’importer dans la physique d’autres principes que ceux qui se rapportent exclusivement
à l’étendue tridimensionnelle et à ses modes. Descartes “ne reçoit point d’autres
principes” que “ceux qui sont aussi reçus en mathématiques”, et il “ne reconnaît point
d’autre matière des choses corporelles” que “celle que les Géomètres appellent la
quantité”. Cette norme réductionniste est rappelée à la fin de la quatrième partie des
Principia, dans un texte qu’il est intéressant de mettre en regard avec II, 64 :
“A quoi je réponds que j’ai, premièrement, considéré en général toutes les notions claires et distinctes qui peuvent être en notre entendement touchant les choses matérielles, et que, n’en ayant point trouvé d’autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs et des mouvements, et des règles suivant lesquelles ces trois choses peuvent être diversifiées l’une par l’autre, lesquelles règles sont les principes de la Géométrie et des Méchaniques, j’ai jugé qu’il fallait nécessairement que toute la connaissance que les hommes peuvent avoir de la nature fut tirée de cela seul ; pource que toutes les autres notions que nous avons des choses sensibles, étant confuses et obscures, ne peuvent servir à nous donner la connaissance d’aucune chose hors de nous, mais plutôt la peuvent empêcher ” 55
Dans ce second texte, l’idée centrale est la même : conformément à ce qui est
énoncé à la fin de la Seconde Partie, la nature n’a été expliquée que par ce qui en elle se
rapporte à l’étendue géométrique et à ses modes. Le mathématisme cartésien est un outil
normatif, qui permet de disqualifier les principes d’explication qui reposent sur la
supposition qu’il existe, dans la matière, des qualités et des pouvoirs autres que cette
extension et ces modes. En cela, il fournit la norme principielle du mécanisme.
Demander au physicien de réduire la matière à l’étendue géométrique revient non pas à
un appel à la mathématisation, mais à une réduction des corps et de toutes leurs qualités
à des agencements de particules matérielles ; ce que la tradition philosophique nommera
55 PP, IV, 203, AT IX-2, 321.
25
plus tard les “qualités première”, par opposition aux “qualités secondes” . Les qualités 56
sensibles ne sont que des propriétés émergentes, dépendantes de nos perceptions, de ces
agencements matériels. La cible est au premier chef tout l’empirisme qui faisait le
fondement épistémologique de la physique aristotélicienne, empirisme qui voit dans la
perception humaine un guide assuré de la recherche physique . La théorie de la 57
substance étendue offre alors une forme de cadre méthodologique au sein duquel la 58
science doit se pratiquer, cadre qui se définit par l’exclusion de certains principes
d’explication au profit d’autres : ce qui est ici désigné comme les “principes de la
Géométrie et de la Méchanique”. Principes, rappelons-le encore une fois, qui sont de
nature métaphysique et méthodologique, et qui ne sauraient être identifiés aux axiomes
et aux théorèmes fondamentaux de ces disciplines. Comment comprendre maintenant le
fait que Descartes adjoint la mécanique à la mathématique ? L’agancement des corps,
réduits à des figures en mouvement, peut être compris selon le modèle heuristique de la
machine. Comme dans la machine, les corps naturels obéissent à des mécanismes
inaccessibles à l’oeil inexpérimentés, qui président à la production des effets visibles . 59
Mathématisme et mécanisme sont conjoints dans la promotion d’une norme
philosophique alternative opposée en premier chef à l’aristotélisme.
On se demandera en quoi une norme mécaniste serait incompatible avec une
mathématisation effective. Cette question occupera la grande part de la troisième partie
de notre travail ; aussi, nous nous contenterons ici d’une réponse rapide. Il s’agit de
montrer la chose suivante : en quoi le mécanisme, adossé à une ontologie mathématiste,
ne se développe-t-il pas nécessairement en une physique mathématique au sens
moderne du terme ? La réponse, encore une fois, est dans ces textes. Descartes
demande à ce que sa physique soit intégralement déductibles de ces principes. Par
56 Locke est généralement crédité comme l’introducteur de cette terminologie. REFERENCE ? 57 Référence chez Aristote et chez des philosophes médiévaux ? 58 Nous reprenons cette idée d’une “norme méthodologique” à Clarke, Op. Cit., p. 104. 59 Cf PP, IV, 203 ; AT IX-2 480 : “A quoi l’exemple de plusieurs corps, composés par l’artifice des hommes, m’a beaucoup servi : car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens”
26
“déductible”, il faut entendre deux choses : premièrement, pour Descartes, le physicien
doit être en mesure de fournir les causes des phénomènes dont il prend en charge
l’explication. Deuxièment, il faut produire une physique conforme aux principes, en d’autres
termes une physique fidèle à des engagements métaphysiques fondamentaux, parmi
lesquels la théorie de la substance étendue. Or, pour lui, la physique mathématique de
Galilée n’obéit pas à cette norme. Comme on l’a vu plus haut, la physique de Galilée,
d’une part latéralise la question des causes du mouvement, et d’autre part elle n’hésite
pas à faire appel à des processus d’abstraction pour comprendre l’essence d’un
phénomène comme la chute des graves. Pour Descartes, une physique déductive n’est
pas uniquement une science procédant selon un ordre démonstratif suivant un modèle
mathématique ; c’est une physique concrète, c’est-à-dire complète . En tant que telle, elle 60
doit être (i) fidèles à des engagements portant sur la nature de la réalité matérielle (par
exemple la thèse selon laquelle le vide ne peut pas exister), et (ii) se préoccuper de
l’engendrement causal des phénomènes, en lien avec le reste de la structure du monde.
En ce sens, le mathématisme cartésien, qu’on pourrait qualifier de
“métaphysico-mécaniste”, enveloppe, sous des airs de famille apparents, un programme
tout à fait différent de celui du Pisan. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail
sur ces questions dans la suite de notre travail.
Donc le mathématisme cartésien s’oppose à la fois à l’aristotélisme et à la
physique mathématique d’un Galilée : à l’aristotélisme par la norme anti-empiriste
qu’elle propose ; au galiléisme par l’exigence de complétude ontologique qu’elle
enveloppe. En cela, il est tout à fait compatible avec le mécanisme dont Descartes fait la
forme de ses explications, et la science cartésienne présente bien un édifice cohérent.
Contrairement à ce qu’affirme un Kobayashi , Descartes ne tombe pas à côté de la 61
physique classique : il prend une direction différente. Reste désormais à voir en quoi
cette norme mathématique affleure au sein des explications mécanistes.
60 C’est ce que remarquait déjà Koyré : “L’abstraction qui néglige les cas concrets est tout à fait légitime dans le Monde de Galilée : un monde archimédien. Elle va lui permettre de dégager le cas simple, le cas idéal, à partir duquel il va étudier le cas concret et complexe. Mais Descartes ne peut faire qu’une physique concrète. L’abstraction ne le mènerait pas au cas simple : elle le mènerait au cas impensable”, Koyré, Etudes Galiléennes (Paris, Hermann, 1966) p. 53. 61 Op. Cit., p. 89.
27
2. 3. 2. De la métaphysique de l’étendue à la physique des tourbillons
On a donc vu la compatibilité des principes du mathématisme avec le
programme général qui est celui du mécanisme cartésien, à savoir expliquer la totalité
des phénomènes naturels en les réduisant à des assemblages de corpuscules en
mouvement. Il reste désormais à interroger, dans le développement de cette physique
mécaniste même, la fidelité aux engagements du mathématisme : cela nous permettra
d’éclairer, en retour, leur signification. Dans cette partie, nous nous concentrerons
exclusivement sur les point où la physique de Descartes est effectivement en accord avec
les principes généraux. Nous laissons de côté, pour le moment, la question des limites
qu’on peut apporter à la prétention cartésienne de les en avoir effectivement déduites,
ou de les avoir démontrées par elles. Nous gardons pour la suite de ce travail l’étude
plus particulière des éventuelles incohérences de la science cartésienne ; pour le
moment, nous nous préoccupons exclusivement de la compatibilité principielle entre
mathématisme et mécanisme. L’idée directrice est d’apporter une solution à l’effarement
d’un Bachelard et d’un Kobayashi qui, devant le détail de la physique mécaniste,
imaginent un Descartes s’étant, grosso modo, perdu en route.
Pour ce faire, regardons en quoi le principe cardinal du mathématisme cartésien
- la réduction de la matière à l’étendue géométrique - joue un rôle constant dans
l’élaboration de sa philosophie naturelle. Pour cela, nous allons tâcher de montrer le lien
déductif qu’il entretient avec la théorie des tourbillons. Ce choix n’est pas arbitraire :
comme nous allons le voir, les tourbillons, qui ont trait aux “phénomènes les plus
généraux ” du monde visible, sont absolument centraux dans la cosmologie 62
cartésienne. De plus, comme on va le voir, ils font figure de lieu d’articulation entre les
principes et les phénomènes.
Nous n’étudions ce passage de l’étendue au tourbillon que tel qu’il apparaît dans
les Principia Philosophiae, pour la simple raison que ce texte est celui dans lequel la théorie
scientifique mature de Descartes est présentée sous sa forme déductive la plus complète.
Il se fait en deux temps. Premièrement, dans les “Principes des choses matérielles”,
Descartes déduit du premier principe de réduction de la matière à l’étendue un ensemble
de principes auxiliaires, qui aboutissent à celui selon lequel la matière se déplace en
62 PP, III, 1.
28
tourbillons. Dans un second, au cours de la Troisième Partie, “Du monde visible”, on
passe du plan des principes à celui de l’explication des phénomènes. Là, Descartes
s’attelle à une déduction génétique des tourbillons à partir de l’hypothèse d’une création
divine ex nihilo. C’est de cette déduction génétique qu’il pourra ensuite tirer de
nombreuses propriétés des phénomènes visibles.
Commençons donc par les “principes des choses matérielles”. Le premier
d’entre eux est celui, déjà cité, selon lequel la nature du corps “consiste en cela seul qu’il
est une substance et qu’il a de l’extension ”. Cette définition de ce qui constitue 63
l’essence des corps va progressivement devenir une définition du monde dans lequel
évoluent les corps ; de la théorie de la substance, on va passer à un monde sans vide qui
est le cadre général dans lequel la physique de Descartes va se développer. L’article 8
établit que “la grandeur ne diffère de ce qui est grand, ni le nombre des choses
nombrées, que par notre pensée” : en d’autres termes, les activités de mesure supposent
toujours un référent substantiel et il n’y a, entre la quantité et la chose quantifiable,
qu’une différence de raison, mais nulle différence de nature. La “quantité” des
géomètres est donc, comme le rappelera plus loin l’article 64, la matière même. Selon
l’article 9, “la substance corporelle ne peut être clairement conçue sans son extension” :
un corps ne peut pas être conçu ni exister sans se manifester sous les espèces de son
attribut principal. Une substance corporelle sans extension est un non-sens. Les articles
4 à 9 posent donc le principe de la réduction de la matière à l’étendue comme principe
de substance : s’il y a quelque chose, il y a de l’étendue, et, à proprement parler, de 64
l’étendue seule.
On passe donc de l’idée que toute substance est étendue à celle que tout
substance n’est qu’étendue, et enfin à celle qu’il n’y a que de la substance étendue. Cela
amène Descartes à disqualifier, comme n’ayant pas pour ainsi dire de référent réel, les
entités comme “l’espace”, le “lieu”, ou le “vide”. En ce qui concerne l’espace et le lieu,
ceux-ci sont de pures entités de raison. Cela ne leur empêche pas d’avoir une certaine
utilité en tant que manières de parler, si tant est qu’on leur donne une signification
déterminée : dire qu’une chose est dans un lieu, c’est la placer relativement à d’autres
63 PP, II, 4. 64 L’expression de “principe de substance” a été forgée par Ferdinand Alquié, REFERENCE
29
corps alentour ; dire qu’elle “occupe un espace ou un lieu”, c’est dire que sa “figure” est
telle qu’elle épouse celle des corps qui sont dans son voisinage direct . En ce qui 65
concerne le vide, les choses sont différentes : à proprement parler, le vide n’existe pas, et
n’a aucune légitimité dans la physique, même en tant qu’être de raison. C’est ici que la
notion d’étendue, et le principe de substance qu’elle enveloppe, prend tout son sens
dans la détermination de la structure du monde que décrit la physique cartésienne :
“Pour ce qui est du vide, au sens que les philosophes prennent ce mot, à savoir, pour un espace où il n’y a point de substance, il est évident qu’il n’y a point d’espace en l’univers qui soit tel, parce que l’extension de l’espace ou du lieu intérieur n’est point différente de l’extension du corps. Et comme, de cela seul qu’un corps est étendu en longueur, largeur et profondeur, nous avons raison de conclure qu’il est une substance, à cause que nous concevons qu’il n’est pas possible que ce qui n’est rien ait de l’extension, nous devons conclure de même de l’espace qu’on suppose vide : à savoir, que, puisqu’il y a en lui de l’extension, il y a nécessairement aussi de la substance ” 66
La théorie de la substance étendue présuppose, on l’a vu, un réalisme radical : s’il
y a quelque chose de quantifiable, comme une distance, il y a nécessairement une
substance corporelle qui correspond à cette mesure - même plus : la quantité mesurée est
substance. Et, nous le voyons maintenant, le réalisme implique un holisme : la substance
est partout, l’étendue par laquelle elle se manifeste sature le monde (voir commentaire
de Sophie là-dessus ?). On en déduit aisément que “la terre et les cieux ne sont faits
que d’une même matière, et qu’il ne peut y avoir plusieurs mondes”, parce que “la
matière, dont la nature consiste en cela seul qu’elle est une chose étendue, occupe
maintenant tous les espaces imaginables où ces autres mondes pourraient être ”. 67
Comment expliquer, dès lors, qu’il y ait plusieurs corps dans le monde tel que
nous le percevons ? C’est ici qu’intervient le mouvement, comme mode de diversification
de l’étendue en différentes parties, qui sont ce qu’on appelle les “corps”. C’est ce qui est
impliqué dans la définition même du mouvement, consubstantielle de la définition d’un
65 PP, II, 14 ; AT IX-2 74 : “De sorte que, si nous disons qu’une chose est en tel lieu, nous entendons seulement qu’elle est située de telle façon à l’égard de quelques autres choses; mais si nous ajoutons qu’elle occupe un tel espace ou un tel lieu, nous entendons, outre cela, qu’elle est de telle grandeur et de telle figure qu’elle peut le remplir tout justement” 66 PP II, 16 ; AT IX-2, 75. 67 PP, II, 22 ; AT IX-2, 80.
30
corps : le mouvement est le transport d’une partie de la matière du voisinage d’un 68
corps à celui d’un autre , et le corps est ce qui est mû ensemble. La physique de la 69
matière étendue rejoint alors l’idée directrice générale de la physique mécaniste : tous les
phénomènes de la nature s’obtiennent exclusivement par la donnée de matière et de
mouvement . Même plus, la théorie de la substance étendue, selon laquelle n’existe 70
qu’une substance fondamentalement analogue à celle qu’étudie la géométrie, offre au
mécanisme une fondation ontologique. On peut la résumer ainsi : (i) les corps ne sont
que de la substance étendue ; (ii) à proprement parler, seule la substance étendue existe,
car l’espace n’est autre que cette substance ; (iii) le vide est donc impossible ; (iv)
l’étendue géométrique sature le monde ; (v) la diversité des formes qu’elle revêt
s’explique par la diversité des mouvements qui la travaillent.
Mais comment concilier l’unicité de l’étendue, et donc l’impossibilité d’un vide,
avec la possibilité du mouvement ? Le problème auquel doit faire face la théorie
cartésienne est le suivant : comment un corps, dont la figure épouse parfaitement celle
des autres corps qui lui sont contigus, peut-il se mouvoir ? Et, inversement, comment
faire se mouvoir les corps sans qu’ils ne laissent de place vacante, donc de vide ? C’est
ici qu’intervient la théorie des tourbillons, qui vient compléter le cadre théorique de la
physique mécaniste :
“Après ce qui a été démontré ci-dessus, à savoir, que tous les lieux sont pleins de corps, et que chaque partie de la matière est tellement proportionnée à la grandeur du lieu qu’elle occupe, qu’il n’est pas possible qu’elle en remplisse un plus grand ni qu’elle se resserre en un moindre, ni qu’aucun autre corps y trouve place pendant qu’elle y est, nous devons conclure qu’il faut nécessairement qu’il y ait toujours un cercle de matière ou anneau de corps qui se meuvent ensemble en même temps ; en sorte que, quand un corps quitte sa place à quelqu’autre qui le chasse, il entre en celle d’un autre, et cet autre dans celle d’un autre, et ainsi de suite jusques au dernier, qui occupe au même instant le lieu délaissé par le premier ” 71
68 La circularité des définitions mutuelles de “mouvement” et de “corps” pose des problèmes dans lesquels nous n’entrerons pas ici. Voir Garber, Op. Cit., pp. 175-181. 69 Plus précisément, Descartes parle de translatio. Cette définition insiste sur la passivité du mouvement comme mode d’un corps, et sur la nécessité de le distinguer de ses causes ; distinction qui, selon Descartes, a échappé à ses prédecesseurs. 70 En quoi peut-on dire que c’est le point commun de tous les mécanistes, cartésiens ou atomistes ? “Matière et mouvement” 71 PP II, 33.
31
Le principe du tourbillon est donc, contrairement aux protestations d’un
Bachelard ou d’un Kobayashi, cohérent avec l’engagement mathématiste de Descartes,
qu’on pourrait désigner comme un “réalisme de la quantité”. Si toute quantité en
longueur, largeur et profondeur existant dans le monde des corps est nécessairement
substance, et que le mouvement oeuvre comme principe de différenciation des parties
de cette substance, alors les tourbillons offrent une voie permettant de concilier ces
deux principes. La norme mathématiste fonde la physique mécaniste.
Mais allons un peu plus loin, et regardons ce qu’il advient de la norme
mathématiste lorsqu’on passe du niveau des principes généraux de la physique à celui de
l’explication des phénomènes. La partie III des Principia Philosophiae prend pour objet
l’explication des phénomènes “les plus généraux”, à savoir “l’admirable structure de ce
monde visible ”, et déploie pour ce faire une cosmologie dans laquelle le mécanisme 72
sous-jacent des tourbillons va jouer un rôle central. Il permettra pour Descartes de
rendre compte des apparences (d’offrir un schéma explicatif en accord avec les
phénomènes observés) tout en mettant en place un modèle conforme avec la norme
mathématiste qu’il a posée dans la seconde partie . Voici comment il l’introduit, dans 73
l’article 46 :
“ [A] Nous avons remarqué ci-dessus, que tous les corps qui composent l’univers, sont faits d’une même matière, qui est divisible en toutes sortes de parties, et déjà divisée en plusieurs qui sont mues différemment, et dont les mouvements sont en quelque façon circulaires; et qu’il y a toujours une égale quantité de ces mouvements dans le monde : [B] mais nous n’avons pu déterminer en même façon combien son grandes les parties dont cette matière est divisée, ni quelle est la vitesse dont elles se meuvent, ni quels cercles elles décrivent. Car ces choses ont pu être ordonnées par Dieu en une infinité de diverses façons, c’est par la seule expérience, et non par la force du raisonnement, qu’on savoir laquelle de toutes ces façons il a choisie. C’est pourquoi il nous est maintenant libre de supposer celle que nous voudrons, pourvu que toutes les choses qui en seront déduites s’accordent entièrement avec l’expérience. [C] Supposons donc, s’il vous plaît, que Dieu a divisé au commencement toute la matière dont il a composé ce monde visible, en des parties aussi égales entre elles qu’elles ont pu être, et dont la grandeur était médiocre, c’est-à-dire moyenne entre toutes les diverses grandeurs de celles qui composent maintenant les Cieux et les Astres ; et enfin, qu’il a fait qu’elles ont toutes commencé à se mouvoir d’égale force en deux diverses façons, à savoir chacune à part autour de son propre centre, au moyen de quoi elles ont composé un corps liquide, tel que je juge être le ciel ; [D] et avec cela, plusieurs ensemble autour de quelques centres [...]. Ainsi, par exemple, on peut penser que Dieu a divisé toute la matière qui est dans l’espace AEI en un très grand nombre de petites parties, qu’il a mues non seulement chacune autour de son centre, mais aussi toutes ensemble autour du centre S, et tout de même qu’il a mû toutes les parties de la matière
72 PP, III, 1. 73 Encore une fois, on laisse la question de la “déduction” à plus tard.
32
qui est en l’espace AEV autour du centre F, et ainsi des autres; en sorte qu’elles ont composé autant de différents tourbillons (je me servirai dorénavant de ce mot pour signifier toute la matière qui tourne ainsi en rond autour de chacun de ces centres) qu’il y a maintenant d’astres dans le monde . 74
En [A], Descartes rappelle les principes, énoncés dans la seconde partie, et qui
servent de cadre théorique contraignant à son système du monde ; ces principes se 75
ramènent à l’unicité de l’étendue et à la nécessaire existence de tourbillons pour rendre
compte du mouvement des corps. Mais, comme il le remarque en [B], le passage des
principes généraux à la détermination des phénomènes particuliers dépend de questions
de faits, et donc de l’expérience. Il s’agira donc de fournir des principes auxiliaires,
prenant la forme de suppositions , dont la validité est néanmoins assurée à la fois par 76
leur conformité aux principes généraux, et à l’expérience sensible. Ces principes
auxiliaires consistent principalement en [C] une théorie de la création divine, qui tâche
de montrer comment, à partir d’une situation initiale d’indifférenciation, les lois de la
nature amèneraient à la formation de l’univers tel que nous le connaissons. C’est dans ce
cadre qu’interviennent, en [D], les tourbillons : la matière mise en mouvement va
nécessairement, selon les principes exposés dans la seconde partie, s’organiser en cercles
ou en anneaux. C’est ici qu’on a conformité des suppositions cosmologiques aux
principes généraux de la physique. La théorie des tourbillons, on l’a vu, est tout à fait
compatible avec la norme du mathématisme cartésien, et même en est une conséquence
; on voit désormais que son application à l’explication des phénomènes observés est
justement ce qui relie cette explication aux principes. Dans la suite du texte, Descartes
s’attelera dès lors à expliquer avec précision la génération des tourbillons, afin de donner
plus de certitude à cette hypothèse. Après quoi il déduira de cette structure générale du
monde visible un ensemble de phénomènes ; au premier rang desquels une explication
de la lumière et de sa transmission à travers les cieux, phénomène tout aussi central,
depuis Le Monde, de la physique cartésienne. Le dispositif des tourbillons, qui est le seul
pouvant rendre compte du mouvement des corps dans l’univers de l’étendue, sert de
74 PP, III, 46. 75 Deux familles de principes, comme one le verra plus tard : les uns concernant la matière étendue, les autres concernant le mouvement (sur égalité de mouvement que Dieu a mis dans le monde). 76 On verra aussi les implications de ce passage à un mode hypothétique.
33
support central à la narration qui montre l’engendrement génétique aboutissant à la 77
formation de notre monde visible.
2. 4. Conclusion partielle
Rassemblons les conclusions de cette première étude. A partir du tournant des
années 1629-1630, Descartes met en place un mathématisme mécaniste. Son
mathématisme consiste en une identification entre réalité mathématique et réalité
physique au sein du même type d’objet, dépendant d’une même famille de principes. Au
début des années 1630, ces principes sont fournis par les “vérités éternelles”, créées par
Dieu ; dans les Principia Philosophiae, il s’agit des “principes des choses matérielles”,
assurés par Dieu, et l’objet en question est défini comme extension pure, attribut
essentiel des corps. On assiste à une constitution métaphysique du corps étendu comme
thème de la physique, et non à un appel à soumettre la même physique à des principes
issus de la science mathématique. Le mathématisme ne débouche pas sur une physique
mathématisée, mais sur une physique mécaniste. D’une part, négativement, la
conception réductionniste de la matière comme pure extension permet d’exclure toutes
mes explications faisant appel à des entités qui ne s’y réduisent pas - au premier rang
desquelles, les explications aristotéliciennes faisant appel aux qualités et aux formes
substantielles. Plus encore, c’est une norme anti-empiriste qu’elle propose : concevoir le
corps comme pure extension, c’est désigner comme objet de la physique un ordre de
réalité qui se trouve en-deçà de ce à quoi nos sensations nous donnent accès. D’autre
part, positivement, le mathématisme est compatible avec la physique mécaniste qui se
développe dans les livres III et IV des Principia, et même la fonde. L’organisation du
cosmos en tourbillons, par exemple, repose sur une identification du monde à une
matière étendue unique, dans laquelle les différenciations entre parties (entre différents
corps) ne peut s’opérer que par mouvements circulaires. On le voit donc, le
77 Nous empruntons cette expression à Delphine Bellis, qui montre, sur l’exemple de la météorologie, comment Descartes abandonne l’ordre d’exposition cosmologique aristotélicien, qui divisant le monde en différentes régions hétérogènes, pour suivre l’engendrement continu des figures. Delphine Bellis, Le visible et l’invisible dans la pensée cartésienne : figuration, imagination et vision dans la philosophie naturelle de Descartes, thèse soutenue à l’université Paris Sorbonne, 2010, pp. 632-666
34
mathématisme de Descartes est fondamentalement différent de celui de Galilée, ou du
néo-platonisme de Clavius. A la différence du néo-platonisme, il établit non pas une
participation de la mathématique à l’organisation de la matière, mais une identification
drastique entre les deux. Contre Galilée, il refuse l’idéalisation et la séparation des
phénomènes pour exiger en physique un ancrage substantiel et une étude des processus
causaux.
On a pu reprocher à Descartes ce refus de se livrer à des idéalisations
nécessaires, et son incompréhension obtuse de la physique de Galilée. Mais il est
fallacieux de dire que Descartes a raté la voie qui le menait vers la physique galiléenne.
Tout simplement, il ne voulait pas emprunter cette voie. Son mathématisme mécaniste
ne débouche pas sur une mathématisation. Paradoxalement même, le mathématisme
apparaît dans la philosophie de Descartes au moment où il commence à mettre de côté
les mathématiques dans l’investigation physique. Il s’agira désormais de comprendre ce
refus principiel, et pour cela de questionner les limites de l’identification entre réalité
physique et réalité mathématique. Car le mathématisme cartésien, s’il ramène les deux
disciplines à un même objet, métaphysiquement défini, ne fait que déplacer les frontières
qui les séparent, et ne les efface pas.
CE QU’IL RESTE A FAIRE :
- Régler la question du passage de MU Règle IV à Règle XI, p. 15
- Référence FA p. 15.
- Note sur les raisons du “tournant métaphysique”, cf Schuster, p. 16.
- Note sur le réalisme (cf commentaire Sophie) p. 18.
- Notes sur Locke et arsttélisme confiant dans les sens ? p. 26.
- Note sur le “principe de substance” (cf commentaire Sophie), p. 29.
- RELIRE TOUT CAAAA
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