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Un monde sans frontière. La diaspora austronésienne en Asie du Sud Est et en Océanie

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Déplacement des frontières 1
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Déplacement des frontières

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Chapitre I

Un monde sans frontières : La diaspora austronésienne en Asie du Sud-Est et en Océanie

Jean-Christophe Galipaud, I-Lin Wu et Anne Di Piazza

L’expansion austronésienne pendant le néolithique moyen va en quelques sièclesradicalement transformer l’univers insulaire sud asiatique et océanien. Par son ampleurgéographique et ses effets, ce grand mouvement d’idées et de personnes interrogesur les dynamiques culturelles anciennes en Asie du sud-est insulaire et oblige àrepenser les processus d’adaptation et de transformation des sociétés humaines. Dansce chapitre, nous présentons les hypothèses récentes pour expliquer l’avancéeaustronésienne en Asie du Sud-Est et en Océanie. Nous discutons é ga lement lesmodèles proposés et leurs implications pour comprendre les processus de diffusiondes langues et cultures austronésiennes sur un territoire aussi étendu.

Un monde austronésien

La famille des langues austronésiennes comprend 1 200 langues et au moins300 millions de locuteurs, de Madagascar à l’ouest jusqu’à l’île de Pâques à l’est. Ilexiste un consensus entre chercheurs pour situer l’origine de ces langues à Taiwan.En effet parmi les quatre sous-groupes de premier ordre reconnus dans la familledes langues austronésiennes, trois ne sont représentés qu’à Taiwan (Atayalic,Tsouic et Paiwanic). Le quatrième, le groupe des langues Malayo-Polynésiennesinclut toutes les langues austronésiennes parlées en dehors de Taiwan (Blust1977, Tryon 2006).

L’origine de la famille des langues austronésiennes serait corrélée à l’expansionnéolithique de populations à partir des grandes vallées de la Chine du Sud et àleur passage vers Taiwan, un fait confirmé par les recherches archéologiques.Durant la période récente de la séquence du néolithique taiwanais appelée culturede Tapenkeng, il y a environ 4 000 ans et peut-être plus tôt, on observe ainsil’émergence d’une économie néolithique basée sur la culture du riz, du millet et duvulpin ainsi que sur l’élevage du porc (Tsang, 2007). Les sociétés néolithiques del’est de Taiwan ont quant à elles, des relations d’échanges avec le nord des îlesPhilippines à une période et dans un contexte que les archéologues associent auprocessus qui aboutira à la colonisation de l’Océanie insulaire (Hung et al. 2011).

3Les sciences humaines et sociales dans le Pacifique Sud – Cahiers du Credo – 2014

La culture qui illustre la diffusion rapide de locuteurs austronésiens issus de ceferment culturel néolithique asiatique dans, autour et au-delà des îles déjà peuplées del’Océanie proche s’appelle la culture Lapita. Elle est caractérisée par une productioncéramique abondante et richement décorée de motifs complexes, qui apparaît dans lesîles vierges du Pacifique il y a environ 3000 ans. Les gens du Lapita sont les ancêtresdirects des Océaniens d’aujourd’hui et sont, compte tenu de leurs origines asiatiques,perçus comme les témoins du monde austronésien ancien de l’Asie du Sud-Est. Oncomprend donc les enjeux qui entourent la question de l’origine de la culture Lapita. Ilne s’agit pas seulement d’identifier les hommes qui ont peuplé l’Océanie lointaine etleur origine, mais aussi à travers eux de saisir la nature de l’incroyable ferment culturelqui agite l’Asie du Sud-Est insulaire (ASEI) à l’aube du troisième millénaire avantnotre ère (figure 1). La question de l’origine ultime du Lapita implique à la fois laconnaissance du monde néolithique asiatique et de sa genèse, et la compréhension desmécanismes sociaux et des conditions environnementales qui vont déclencher leprocessus de diffusion rapide des langues et de la culture austronésienne.

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Figure 1 :Localisation des principaux sites archéologiques associés à l’expansion des cultures austronésiennes en Asie du Sud-Est Insulaire(d’après Noury et Galipaud2011 : 25).

L’expansion des langues austronésiennes et de leurs locuteurs tel qu’elle peut êtreperçue par l’étude archéologique suggère une diffusion de Taiwan vers les Philippinesil y a 4500-4000 ans puis à travers l’archipel Indo-Malais vers 4000-3500. DeBornéo et Halmahera, les Austronésiens auraient alors navigué vers l’Est, en directiondu Pacifique, en longeant, la côte nord de la Nouvelle-Guinée pour atteindre l’archipelde Bismarck il y a 3 400 ans. Après une pause pendant laquelle les caractèresmarquants du Lapita se développent, ils auraient, essaimé à travers les îles Salomonpuis le Vanuatu, il y a 3100 ans, la Nouvelle-Calédonie et l’archipel des îles Fiji àpeine un siècle plus tard et enfin, les îles Tonga puis Samoa, ultime étape de leurodyssée vers 2900 BP (figure 2). On a longtemps cherché en Asie du sud-est insulaire(ASEI) des traces de ces potiers Lapita arguant que leurs traditions céramiquesdevaient être asiatiques. Aujourd’hui, la spécificité de la céramique Lapita et en parti-culier ses décors très élaborés réalisés au peigne sur de grands pots composites, dansla mesure où on ne la trouve que dans le Pacifique, montre qu’il y a eu une transfor-mation culturelle significative au contact du monde océanien. Le lieu de cettealchimie semble être l’archipel Bismarck, car on y trouve les plus anciennes formesde ce style céramique.

L’élément commun de cette expansion est en Asie du Sud-Est la poterie à engoberouge, puis, plus tard dans les îles du Pacifique, la poterie Lapita. Un certain nombred’autres éléments de la culture matérielle font également partie de ce « néolithiquepackage » : herminettes en pierre ou coquillage, objets de parure, hameçons et objetsde prestige en coquillage.

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Figure 2 : Expansion néolithique de populations à partir de laChine (1), diffusion des culturesaustronésiennes (2,3) et peuplement de l’Océanie par les Lapita (4) (d’après Noury et Galipaud2011 : 41).

Archéologie et diffusion

La recherche archéologique sur cette période en ASEI est encore fragmentaire etsouvent orientée vers la compréhension du peuplement des îles du Pacifique. L’analysedes sites connus et datés fournit néanmoins un cadre chronologique assez cohérentet permet d’entrevoir l’ampleur et la rapidité de cette dynamique.

L’origine ultime du néolithique asiatique est la Chine du sud et en particulier lesvallées de grands fleuves comme le Fleuve Jaune ou le Yangtze où se développent, audébut de l’Holocène, des sociétés agricoles adaptées au milieu aquatique des grandsfleuves et organisées autour de la culture du millet et du riz. Le cochon domestiqueapparaît vers 6600 BC dans la région du fleuve Jaune (Cucchi et al. 2011). Cessociétés migrent rapidement à travers les petites îles séparant le continent chinois del’île de Taiwan et s’installent dans cette grande île où ils développent une culturenéolithique originale car insulaire, associant sur la côte est de l’île cultures et exploitationdes ressources marines. C’est dans cet environnement que vont se développer leslangues austronésiennes.

Le long de la côte orientale de Taiwan, plusieurs grands sites archéologiquestémoignent de l’essor d’un monde basé sur la riziculture et l’élevage dans un contextecôtier d’exploitation des ressources marines qui va favoriser les premières traverséesvers le Sud (Lanyu ou Boteltobago, îles Batanes et Luzon) et l’Est (îles Yaeyama etMicronésie occidentale). Des éléments du néolithique de Taiwan apparaissent dansles sites archéologiques du nord des îles Philippines vers 4500 BP, et dans les îlesorientales du Japon et de Micronésie occidentale entre 4000 et 3500 BP.

Les avis divergent sur les étapes des premières traversées de Taiwan vers le nordde Luzon, à travers les îles Batanes (Hung et al. 2011) ou directement vers Luzon(Anderson 2005 : 35). Pour Anderson les îles Batanes ont été découvertes un millé-naire plus tard, de Luzon ou directement de Taiwan. Cet exemple illustre les limiteset les incertitudes de l’étude archéologique aujourd’hui et met l’accent sur un pointfondamental de cette dynamique : l’origine des langues austronésiennes est assurémentTaiwan et leur genèse est bien corrélée au développement des cultures néolithiques,cependant les dynamiques de diffusion de ces cultures prennent naissance dans unerégion plus étendue, de l’est de Taiwan au nord des îles Philippines, dans un contextelié à la maîtrise du monde marin et à l’exploitation de ses ressources. Cette évidencecontredit partiellement les modèles qui associent expansion et développement de l’agri-culture, nous en reparlerons plus loin.

Deux autres exemples illustrent la complexité et la diversité des premiers échangesà partir de Taiwan mais aussi des îles Philippines. Entre 4500 et 3900 BP, desAustronésiens quittent Taiwan et colonisent les îles inhabitées de l’archipel japonaisde Yaeyama à 250 km à l’Est (Summerhayes et al. 2009). La nature de ce mouvementde colonisation ne peut être comparée aux contacts avec les Philippines : « less compre -

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hen sive in cultural content, much less expansive, and not just short-lived but quite possiblya colonisation which became extinct » (Summerhayes et al. 2009 : 88). Pourtant, cedépart sans retour éclaire peut-être sur la nature résolument exploratoire de cespremiers mouvements et semble préfigurer la reconnaissance quelques siècles plustard de l’Océanie insulaire.

Le deuxième grand voyage attesté par l’archéologie a lieu en direction de laMicronésie occidentale. Des marins abordent à Guam, Tinian et Saipan, dans les îlesMariannes autour de 3400-3200 BP. À Palau, pourtant plus proche de la côte orientaledes Philippines, les sites les plus anciens sont pour l’instant datés de 3100-3000 BPdans les îles de Babeldaob et Ulong (Fitzpatrick 2002, Clarck et al. 2006, 2010). Desmodifications importantes de l’environnement végétal dès 4000 BP dans ces îlespourraient indiquer une présence humaine plus ancienne (Athens et al. 2004). ÀGuam, la poterie la plus ancienne, caractérisée par des décors pointillés et des cerclesestampés, souvent rehaussés d’un remplissage de chaux, est identique à la poterie dessites de la vallée de Cagayan au nord de Luzon et annonce par ses décors la poterieLapita. Il se pourrait que Guam et Palau aient été découvertes par des groupes auxorigines distinctes, venus du nord des îles Philippines pour Guam et du sud de cemême archipel ou des îles indonésiennes pour Palau (Callaghan & Fitzpatrick 2008).

Dans cette région, tous les ingrédients sont en place pour un peuplement del’Océanie vierge, et les données assez précises dont nous disposons aujourd’huipermettent d’entrevoir les modalités probables de cette expansion austronésiennean cienne : une dynamique de peuplement stratifiée, caractérisée à la fois par un diffu-sionnisme local et régional à partir de Taiwan associé à des explorations de territoireslointains sporadiques (Clarck et al. 2010).

Le néolithique de l’ASEI est assez difficilement identifié par la poterie, et enparticulier la poterie à engobe rouge, mais comprend une grande variété de formeset de motifs interdisant d’associer de façon évidente la culture matérielle desdifférentes régions. L’originalité du style de la poterie Lapita, au contraire, induit unlien évident entre les sites, de l’archipel de Bismarck jusqu’à Tonga. Enfin, unegrande partie de l’expansion des Austronésiens du Lapita se fait à travers les îlesvierges de l’Océanie lointaine augmentant la visibilité de ce phénomène culturel. LeLapita est donc souvent perçu comme l’expression idéale de la dynamique aus tro né -sienne en Océanie insulaire.

Le déclencheur de ces voyages rapides et lointains dans des mers inconnuespourrait avoir été le climat (Oppenheimer 1998, Bird 2004, Anderson 2005 : 40).Entre 4500 et 3700 des fluctuations climatiques majeures ont entraîné des sécheressesimportantes dans le Nord et des inondations catastrophiques dans le Sud de cettepartie du monde. Ces perturbations pourraient être à l’origine d’une reconfigurationdu paysage social dans des milieux particulièrement vulnérables.

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Dynamiques et modèles

L’archéologue australien Peter Bellwood (2002, 2006, 2011) a tenté de synthétiserles apports de l’archéologie, de la linguistique et de la génétique pour modéliserl’expansion austronésienne. Son modèle « Out of Taiwan » plus connu aujourd’huisous la dénomination de « Farming and Language Dispersal Hypothesis » (FLDH)stipule que des migrants de langue austronésienne naviguent à travers l’Asie duSud-Est et le Pacifique avec une langue et une culture héritée de leurs ancêtres deTaiwan. Ils cultivent riz et millet, élèvent des porcs et des chiens, fabriquent despoteries à engobe rouge parfois décorées d’incisions ou d’impressions, des haches depierres et des objets de parure en coquillage. Enfin, ils maîtrisent la constructionnavale et la navigation hauturière. Dans son modèle, le moteur de l’expansion estcelui proposée par Renfrew (1996) pour expliquer le processus de néolithisation del’Europe et par Cavalli-Sforza (1988). Pour ces derniers, il y a un lien de cause àeffet entre l’apparition des sociétés agricoles et les dernières grandes migrationshumaines. Bellwood défend qu’une augmentation rapide de la démographie à Taiwanrésultant de l’opulence de l’économie néolithique provoque une diaspora, à traversl’Asie du Sud-Est insulaire, des populations de langue austronésienne au détrimentdes populations de chasseurs-cueilleurs déjà installées dans les îles. La situation estun peu différente dans le Pacifique quand les migrants atteignent les archipels viergesde l’Océanie lointaine, à partir du sud de l’archipel des îles Salomon.

Certains chercheurs ont opposé à ce modèle phylogénique un modèle de diffusionréticulée impliquant que les Austronésiens d’aujourd’hui sont le résultat d’unedynamique complexe d’échanges, d’emprunts et de mouvements au sein de réseauxculturels ou économiques plus ou moins développés dans les îles d’ASE dès ledébut de la période néolithique. Bulbeck (2008) et Sather (2006) suggèrent, parexemple, que les Austronésiens anciens alliaient, comme certains nomades marinsde l’ASEI contemporaine, une maîtrise du monde aquatique et une économie diver-sifiée, basée à la fois sur la cueillette, la chasse, l’horticulture et l’agriculture quiauraient favorisé, au cours du temps, des adaptations locales originales. Ils rejoignenten cela l’hypothèse formulée par Cavalli-Sforza et al. (1988 : 6006) à propos desnomades des steppes :

Pastoral nomadism, coupled with new social structures and with new techniques of trans-portation and warfare, mostly using the horse, supported the expansions in which the steppenomads have been major actors until very recently and for several millennia. A rapidexpansion can be viewed as a punctuationist episode in evolution, and such events are likelyto occur repeatedly in general and not only in human evolution.

Les avancées récentes de la recherche archéologique et les résultats des étudesgénétiques et linguistiques conduisent aujourd’hui à revoir ces modèles ; l’objectifétant de comprendre, à la fois, les modalités de ces mouvements migratoires et les

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raisons qui ont pu conduire au remplacement linguistique sur un territoire aussiétendu. De nombreuses voix se sont élevées récemment pour signaler la difficulté àplacer les découvertes tant en archéologie qu’en génétique mais aussi en linguistiquedans le cadre du modèle FLDH (voir par exemple Szabo et al. 2004, Donohue et al.2011, Blench 2011). Beaucoup de ces propositions intéressent la phase initiale del’expansion austronésienne en Asie du Sud-Est plutôt que son extension mélanésiennereprésentée par la colonisation Lapita. Ces auteurs (Blench 2011, Spriggs 2011)notent que la situation pendant le néolithique en ASEI paraît plus complexe, lescultures plus diverses, et ne semble de ce fait pas correspondre au modèle de rem-placement des chasseurs-cueilleurs par les fermiers néolithiques taiwanais. La faiblessela plus apparente du modèle FLDH porte sur la difficulté à identifier les tracesd’une diffusion de nouvelles techniques agricoles ou de cultivars. Le riz qui formeavec le millet la base de l’agriculture néolithique à Taiwan, est, à ce jour, quasi absentdans les sites néolithiques des Philippines et de l’archipel indo-malais. Il en est demême pour l’outillage associé à ces cultures, en particulier la houe présente à Taiwanet en Chine du Sud mais pas plus au Sud. Enfin les traces d’une faune domestiquesont également trop limitées et quand elles sont disponibles suggèrent plutôt uneintroduction plus ancienne, directement du continent asiatique. C’est le cas enparticulier pour le cochon dont l’origine est probablement le Vietnam (Larson et al.2007). Un cochon domestique existe bien à Taiwan et dans le nord des îles Philippines(Piper et al. 2009) mais il n’a jamais été trouvé plus au Sud. D’une façon générale, lecochon est absent des sites austronésiens les plus anciens, une situation que l’onobserve également pendant la première phase de la colonisation Lapita.

La linguistique enfin, que nous n’évoquons ici que pour mémoire car elle nécessiteraitun article à part entière (pour une discussion des données récentes en Asie du Sud-Est,voir par exemple Blench, 2011 ou Donohue, & Denham, 2010) ne permet pas aujour-d’hui d’éclairer le débat sur les voies migratoires austronésiennes dans ces îles. Il esten particulier difficile d’expliquer les raisons du remplacement quasi total dans cetterégion des langues locales par des langues austronésiennes. Blench (2011) note parexemple que dans la mesure où les Austronésiens adoptent le mode de subsistancedes populations qu’ils rencontrent, il semble illogique que leur langage ait remplacéla plupart des autres langues locales. La substitution des anciennes populationssuggérée par Bellwood ou la diffusion d’un nouveau système social élitiste dont lalangue aurait été le vecteur, comme le propose Donohue, n’apportent pas de réponsesatisfaisante à cette question.

Il y a en ASEI au début de la période néolithique des interactions entre les îles etle continent asiatique, en particulier le Vietnam, qui précèdent l’expansion desAustronésiens au départ de Taiwan. Oppenheimer en 1998 proposait dans sonmodèle de peuplement « Eden in the East » que l’origine des Austronésiens setrouvait dans l’ASEI plutôt qu’à Taiwan et que les migrations et interactions àl’intérieur de l’Asie insulaire débutèrent avant l’arrivée supposée des Austronésiens

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de Taiwan. Il associait cette reconfiguration du paysage culturel aux dérèglementsclimatiques du milieu de l’holocène, vers 6000 BP. Anderson (2005) défend l’idée demultiples vagues de peu plement durant le néolithique à travers l’ASEI, une premièrevague migratoire an cienne ayant pu préparer le chemin utilisé plus tard par lesagriculteurs austronésiens. Il suggère également que la poterie aurait pu être introduiteen Nouvelle-Guinée au milieu de l’holocène par des migrants qui auraient en retourintroduit en ASE l’usage de la culture des tubercules (Anderson 2005 : 39). Cettedernière hypothèse est attrayante pour rendre compte de la diversité des céramiquesdans le néolithique de l’ASEI.

Avec la multiplication des recherches archéologiques sur la période néolithiquedans la région asiatique émerge l’idée d’une dynamique d’expansion complexe et àplusieurs niveaux. Plusieurs alternatives sont évoquées qui ramènent toutes à unedynamique réticulée, un monde culturellement hétérogène traversé de grands mouve-ments expansionnistes et de réseaux commerciaux. Le peuplement de la Micronésieoccidentale, les tentatives de peuplement des îles japonaises de Yaeyama, au départde Taiwan ou des îles Philippines, illustrent la maîtrise de la mer de certains groupesaustronésiens mais interrogent aussi sur les raisons de ces grandes traversées. Lesmouvements austronésiens à travers l’ASE insulaire et la diffusion de la poterie àengobe rouge signalent la mise en place de réseaux étendus dans un monde insulaireen transformations. Anderson (2005 : 37) identifie deux grandes étapes, dont la plusancienne ne serait pas austronésienne :

1. Chine du Sud-Thaïlande-Vietnam-Malaisie puis Bornéo avec céramique imprimée(battoir et tressage) peu d’engobe rouge et peut-être pas agricole. Expansion deslangues austroasiatiques.

2. Diffusion de la poterie à engobe rouge, des langues austronésiennes et de l’agri-culture à partir de Taiwan vers les Philippines et ailleurs en ASE puis plus tard enMalaisie et Vietnam.

Spriggs (2011) souligne avec justesse que notre connaissance du néolithiqueasiatique ne permet pas aujourd’hui d’avoir une vision claire des processus en coursentre 4500 et 2000 BP. De même la rareté de sites de plein air bien datés oblitèrenotre compréhension de l’évolution des cultures au niveau régional.

Il apparaît aujourd’hui que l’expansion austronésienne en ASE et en Océanie aucours de l’holocène n’est pas un phénomène linéaire et que l’origine et les étapes decette diffusion sont multiples. Parmi les nombreuses pistes évoquées dans notrechapitre il me semble que l’on peut aujourd’hui accepter l’idée que les modalités etpeut-être les acteurs du peuplement des îles vierges de l’Océanie lointaine, les Lapita,ne peuvent être directement comparés à leurs ancêtres en ASEI dont ils ne représententqu’une branche atypique maîtrisant la navigation hauturière, qui a essaimé dans les

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environnements vierges de l’Océanie insulaire, ouvrant la voie, dans un second tempsaux colons de l’ASEI.

Il y a donc eu plusieurs modes d’expansion des sociétés austronésiennes, l’unrapide et étendu vers l’Est et sans doute aussi l’Ouest et l’autre, plus lent et plusdiffus à l’intérieur du monde de l’ASEI. Le premier est représenté en Océanie parles cultures anciennes de Micronésie occidentale et par la période initiale du Lapitaet est caractérisé par des voyages rapides et lointains vers des îles dont les ressourcesn’ont pas encore été exploitées. Les acteurs sont d’origines multiples, le nord des îlesPhilippines ou les îles à l’ouest de la Nouvelle Guinée (Noury et Galipaud 2011) etils introduisent dans le Bismarck les ressources animales et végétales qu’ils ont adop-tées dans les îles asiatiques (Clarck 2005, Spriggs 2011). Le second mode d’expansion,en ASEI, est caractérisé par l’interaction de migrants austronésiens et de groupesindigènes austroasiatiques ou papous et produit une riche mosaïque culturelle, « apalimpsest on which a whole range of mobile populations imprinted and then partly erasedtheir legacy over time » (Blench, 2011).

En s’affranchissant de la terre à leur départ de Chine, les Austronésiens en deveniront inventé un nouvel espace culturel, celui des îles, qui repousse les frontières loinen deçà de l’horizon. La liberté durement acquise au cours de l’apprentissage desvoyages hauturiers a forgé cette culture et révolutionné le monde insulaire asiatiqueet océanien.

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