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Les Norias de Hama sur l’Oronte, un système traditionnel original
de l’utilisation de l’eau fluviale
Mohamed Al Dbiyat
To cite this version: Mohamed Al Dbiyat. Les Norias de Hama sur
l’Oronte, un système traditionnel original de l’utilisation de
l’eau fluviale. Gestion durable et équitable de l’eau douce en
méditerranée: mémoires et traditions, avenir et solutions, 2009,
Monaco, Monaco. pp.191-210. halshs-00496781
gestion durable et équitable de l’eau douce en méditerranée
mémoire et traditions aVenir et solutions
actes
monaco 2009 association monégasque pour la connaissance des
arts
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE : UN SYSTÈME TRADITIONNEL ORIGINAL
DE L’UTILISATION DE L’EAU FLUVIALE
Les fleuves et les rivières ont, depuis l’aube des temps, attiré
l’homme qui s’est installé sur leurs rives, créant villages et
villes, dont certains sont devenus des centres de civilisation.
L’homme a été attiré par l’eau, mais aussi par les ressources
alimentaires que les cours d’eau procurent, grâce à la richesse de
la faune et de la flore que propose leur environnement. Avec la
révolution agricole, l’eau est devenue une ressource plus
importante encore, nécessaire à la produc- tion des substances
indispensables à la vie humaine, notamment dans des milieux arides
comme le Proche-Orient où l’agriculture, surtout en été, n’est pas
possible sans irrigation. Ainsi l’eau devint une préoccupation
majeure pour les groupements humains et sa mobili- sation, un enjeu
vital.
L’utilisation de l’eau fluviale
Depuis bien longtemps, l’homme cherche les moyens les plus
efficaces pour optimiser l’utilisation de l’eau, notamment celle
qui est à sa disposition directe, c’est-à-dire l’eau de surface. Il
faut la puiser dans les cours d’eau, et en quantité qui puisse
répondre à la demande croissante qui a accompagné le développement
de l’agriculture, déve- loppement qui devait à son tour répondre
aux besoins d’une popula- tion croissante. Il faut aussi la mener
vers des agglomérations ou des terres fertiles, parfois distantes
des cours d’eau ou à une altitude plus élevée que celle du cours
d’eau, et enfin étendre les surfaces irriguées sous la pression de
la croissance démographique et des ambitions des pouvoirs
centraux.
Puiser, remonter et transporter ou canaliser l’eau sont les trois
facteurs qui ont généré l’invention de tous les moyens de puisement
de l’eau. Tous les systèmes hydrauliques connus aujourd’hui
semblent avoir été mis en œuvre depuis fort longtemps, en
commençant par le
seau, la jarre et l’outre. Ce sont là des systèmes primitifs, peu
perfor- mants et qui ne peuvent guère avoir qu’un usage domestique.
Le puisage au plateau 1 a été quant à lui utilisé pour irriguer des
surfaces limitées, notamment en Extrême-Orient pour l’irrigation
des rizières, et en Egypte où il est mentionné dans des papyrus
ptolémaïques (A. Delpech, 1997, p. 219). On assiste par la suite à
la mécanisation primitive de l’exploitation de l’eau des cours
d’eau par perche flexible, encore utilisée dans la vallée du Nil,
et qui est un des témoins de cette recherche de l’optimisation
perpétuelle de l’utilisation de l’eau courante. On notera ici
l’emploi du balancier, cette longue perche basculant autour d’un
pivot et qui porte un récipient à une de ses extrémités, tandis que
l’autre est chargée d’un contrepoids. C’est le « cigogne » en
Europe ou le chadouf en Égypte. La plus ancienne image se trouve
sur un bas-relief assyrien, représentant cet aménage- ment sur les
bords de l’Euphrate. Il est également mentionné dans une lettre du
roi Hammourabi (Babylone ; xviiie siècle avant J.-C.) à un de ses
gouverneurs (A. Delpech et al, 1997, p. 219).
La recherche de sources d’énergie fut aussi une préoccupation
importante pour arriver à l’invention des machines élévatoires,
notamment pour augmenter le volume d’eau puisée pour permettre
d’étendre les surfaces cultivées. A l’origine, c’est l’animal qui
est utilisé pour soutenir le travail de l’homme, dans des systèmes
anciens, utilisés parfois jusqu’à nos jours, comme les puits à
poulie entraî- nés par la traction humaine ou animale, ou la noria
à manège (deux roues : une horizontale et une autre verticale), où
la première, entraî- née par l’homme ou l’animal, fait tourner la
deuxième.
Le saut déterminant dans ce domaine a été sans doute l’utilisa-
tion de l’énergie de l’eau, avec le système de la roue à godets :
c’est le principe des norias de l’Oronte, principe idéal puisque la
machine utilise l’énergie gratuite et permanente du cours
d’eau.
La noria représente l’aménagement hydraulique antique le plus
développé dans l’histoire de l’exploitation de l’eau au
Proche-Orient et notamment en Syrie. C’est une invention
importante, liée surtout aux besoins d’irrigation dans les régions
soumises au climat méditer- ranéen et connaissant une longue
période de sécheresse estivale, donc pendant la saison chaude.
C’est la saison où les cultures ont besoin d’eau pour se développer
et produire. Les norias ont servi aussi à pourvoir en eau les
agglomérations, surtout celles qui se trouvent à proximité des
fleuves.
1. Il s’agit d’un récipient ovale, en bois ou en métal, en forme de
plateau et, de ses deux extrémités, partent deux cordes. Deux
hommes tiennent le plateau et le basculent avec les cordes
au-dessous d’un canal pour le remplir d’eau, puis ils le déversent
dans une rigole allant vers le terrain à irriguer.
M. AL DBIYAT192
L’emplacement par excellence des norias en Syrie est la vallée de
l’Oronte. C’est pour cette raison qu’il est important de présenter
d’abord ce fleuve pour mieux comprendre l’originalité et le
fonction- nement des norias de Hama.
L’Oronte, un fleuve vital
L’Oronte, ou « al Assi » en arabe, est le seul véritable fleuve des
pays du Levant. Il draine la Syrie intérieure, du revers du Liban
aux avant-monts du Taurus, sur 610 km de long et son bassin s’étend
sur plus de 23000 km2 (Litani : 2220 km2), dont 13800 km2 en Syrie
(J. Weulersse, 1940, p. 5).
C’est l’axe autour duquel s’articulent la vie et l’économie de la
Syrie centrale et de la partie ouest de la Syrie du Nord, qui
abritent près de 20 % de la population syrienne 2, ainsi que
plusieurs villes importantes dont Homs et Hama 3.
C’est le long de son cours que la vie urbaine s’est développée et
organisée depuis la naissance de ses villes : pour ne citer que les
plus grandes, les villes antiques d’Apamée 4 ou d’Emese (Homs),
d’Épi- phanie (Hama) et d’Antioche, toujours arrosées par le
fleuve.
Ses eaux, bien que peu abondantes (13 m3 par seconde à son entrée
en Syrie) ont donné naissance à l’un des paysages caractéristi-
ques de la Syrie : « les jardins de l’Oronte », rivaux des jardins
de Damas (la Ghouta). Par ailleurs, sa proximité avec les steppes
situées plus à l’est lui donne aussi une valeur particulière : il
offre un autre paysage et propose un lieu d’estivage pour les
éleveurs nomades.
L’Oronte est une création de la tectonique : c’est la plaine qui a
créé le fleuve. Son cours correspond en effet au grand fossé
d’effon- drement syrien, d’axe Nord-Sud, qui fait partie du rift de
la mer Rouge : depuis la Béqaa au Liban, où se trouve le point de
départ de la vallée de l’Oronte, jusqu’à la dépression de l’Amouk
dans le sandjak d’Alexandrette (annexé par la Turquie en 1939), en
passant par la dépression du Ghab, le fleuve se jette dans la
Méditerranée après la ville d’Antioche (fig. 1).
L’Oronte ne dépend pas d’une seule source, mais de séries de
sources, dont la principale est appelée Ain al Zarqa (la source
bleue). En effet, il s’agit d’une série d’importantes sources
(échelonnées sur
2. 18 millions d’habitants selon le dernier recensement de 2004.
Actuellement, elle est estimée à plus de 20 millions.
3. Homs est la 3e ville de Syrie, avec plus de 700 000 hab. et Hama
la 5e, avec près de 400 000 hab.
4. En ruine actuellement.
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 193
Fig. 1. — Situation structurale de l’ensemble de l’Oronte. (D’après
J. Weulersse, 1940, fig. 3, p. 13).
M. AL DBIYAT194
une longueur de près de 500 m) qui jaillissent dans le lit même du
fleuve au niveau d’Hermel (au Liban). Elles totalisent un débit
moyen de 12 m3/s à une altitude de 657 m.
Dans son ensemble, l’Oronte apparaît comme un fleuve compo- site
fait de la succession de cinq cours différents :
— torrent de la montagne libanaise jusqu’à Homs ; — rivière du
plateau syrien aux alentours de Hama ; — canal de drainage dans le
fossé tectonique du Ghab ; — après un défilé rocheux, canal de
drainage dans le fossé tectonique
de l’Amouk ; — rivière méditerranéenne à partir d’Antioche.
L’omniprésence des montagnes autour du bassin de l’Oronte se
traduit par des caractères hydrologiques communs à tout le bassin :
abondance et violence des précipitations pluvieuses, intensité de
ruissellement, apport d’eau massif et brusque, en un mot régime
torrentiel (J. Weulersse, 1940, 23). Ainsi, l’Oronte entre en Syrie
avec un débit de 13 m3/s pour se jeter dans la Méditerranée avec
plus de 70 m3/s, du fait des apports importants sur son parcours,
notamment au niveau de la dépression du Ghab, que l’Oronte canalise
et où il reçoit un peu plus de 20 m3/s. Mais ce qui fait aussi
l’intérêt de ce fleuve pour l’aménagement des norias, c’est son
caractère karstique qui a pour conséquence un débit sans trop de
variations brusques au long de l’année.
Exploitation des eaux de l’Oronte
Dès l’amont du fleuve, dans la Béqaa au Liban, ses eaux sont
exploitées : une qanat d’une longueur de 27 km part de Laboué pour
irriguer la plaine d’al-Qaa au nord de la Béqaa. On trouve aussi,
autour des sources, des jardins ou des ghoutas, irriguées à partir
de canaux latéraux. Il s’agit d’installations très sommaires : de
simples digues de galets, renforcées de quelques troncs d’arbres,
permettent la dérivation.
Peu après l’entrée de l’Oronte en Syrie, se trouve l’ouvrage le
plus ancien aménagé sur le fleuve. Il s’agit du barrage de
Qattinah, barrage antique qui aurait été fondé au xive siècle avant
J.-C. (850 m de long, 6 m de haut).
De ce barrage sortent trois canaux qui assurent l’irrigation des
jardins de Homs, lesquels totalisent une surface d’environ 1000 ha,
au voisinage direct de la ville, à l’Ouest. Ils canalisent entre 90
et
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 195
Fig. 2. — Répartition des norias sur l’Oronte. (D’après J.
Weulersse, 1940, fig. 29, p. 58).
200 Mm3, notamment depuis l’exhaussement du barrage en 1938. C’est
pourquoi les jardiniers de Homs n’avaient pas besoin d’installer de
norias importantes. Les quelques norias sur l’Oronte au voisinage
de la ville de Homs ont été destinées principalement pour alimenter
la ville en eau à utilisation domestique.
Le vrai système d’irrigation dépendant des norias (fig. 2) ne
commence qu’au niveau de Rastan, 20 km au nord de Homs,. En amont
de Rastan, la vallée de l’Oronte commence à s’encaisser dans
le
M. AL DBIYAT196
plateau de la Syrie centrale et l’irrigation par gravité à partir
du fleuve devient impossible, à cause de cet encaissement de la
vallée.
Dans ce contexte, un barrage aurait provoqué une submersion étendue
des terres fertiles d’amont, à cause de la faiblesse de la pente.
Aussi, la solution était les norias.
Les norias de Hama sur l’Oronte
Hama est une ville ancienne, capitale d’un royaume de l’âge de
bronze. Son tell, la citadelle qui se trouve au bord de l’Oronte,
au cœur de la ville actuelle, témoigne de l’importance de la ville
à toutes les époques. Une ville d’une telle importance n’aurait pas
pu exister sans l’utilisation de l’eau de l’Oronte qui arrosait le
ruban des jardins et des vergers développés sur les rives du
fleuve.
Ce sont les ressources en eau qui ont influé sur le choix du site
particulier de Hama et qui ont permis son développement, particu-
lièrement depuis l’époque romaine grâce aux norias qui sont aussi
vieilles que la ville antique. Ces ouvrages hydrauliques ont permis
le puisage de l’eau et son élévation par le système des roues à
godets, en bois, entraînées par la seule force du courant.
A côté du surnom que l’on donne fréquemment à Hama — la ville
d’Aboulféda —, relatif à son gouverneur le géographe Aboul- féda
(1310-1331), il existe un autre surnom lié à l’abondance des norias
dans la ville des bords de l’Oronte : Madinat al Nawa’ir ou la
ville des norias.
Cette dénomination vient de la densité des norias sur le cours de
l’Oronte qui traverse la ville. Sur 2 km environ, se trouvaient
encore naguère 16 norias, irriguant des terrasses étendues de part
et d’autre du fleuve (fig. 3) et qui sont appelées localement Zour.
Cette même appellation est utilisée sur le Nil en Egypte. Ces
terrasses verdoyantes produisent les légumes frais qu’on trouve
tous les jours sur les mar- chés de la ville.
La noria est une invention géniale qui permet d’élever l’eau sur
une dizaine de mètres, donnant ainsi la possibilité d’irriguer des
surfaces assez importantes sur les terrasses du fleuve. Ces
surfaces peuvent atteindre 20 à 50 ha par noria.
Le nom de la noria vient du mot arabe na’oura qui est donné à tout
appareil élévatoire où la roue joue le rôle essentiel.
L’origine de la noria et la datation de sa première fondation ne
sont pas très assurées. On sait que les norias existent au moins
depuis l’époque byzantine, grâce à une mosaïque trouvée à Apamée
(photo. 1) et qui date de l’année 469 de notre ère. Mais la
construction
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 197
Fig. 3. — Localisation des norias dans la ville de Hama. (D’après
A. Delpech et al., 1997, fig. 117, p. 179).
M. AL DBIYAT198
Photo 1. — Mosaïque d’Apamée (datée de 469). représentant une noria
(Musée de Hama).
des norias s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’époque ottomane,
utili- sant toujours la même technique fondée sur le bois qui
constitue toutes les parties de la roue de la noria, à part la base
de pierre en forme de triangle sur laquelle pivote l’axe de la
noria.
L’originalité des norias de l’Oronte est qu’elles ont recours pour
leur fonctionnement, non à la traction animale, mais au courant
même du fleuve où elles puisent l’eau pour la déverser,
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 199
Fig. 4. — Noria, vue de face à gauche et de profil à droite.
(D’après J. Weulersse, 1940, fig. 28, p. 56).
au sommet de leur rotation dans un aqueduc qui la conduit vers les
terres à irriguer. De larges palettes de bois (fig. 4) plongent
dans le courant du fleuve et maintiennent l’appareil en mouvement
perpé- tuel. Pour accélérer ce mouvement, le fleuve est le plus
souvent barré en oblique, un peu en amont de la noria, de façon à
diriger sur elle la force maximum du courant.
Les dimensions des norias sont variables : la moyenne est de 10 à
12 m de diamètre, mais la plus grande à Hama, en Syrie, la noria al
Mohammadiya, atteint 22 m.
L’installation d’une noria exige la construction d’un grand ouvrage
en pierre (fig. 5 et photo 2) et d’aqueducs qui peuvent atteindre
quelques centaines de mètres de long. Leur calibrage dépend de la
puissance de la noria. Ainsi, des chiffres relevés en 1930
précisent que 45 l/s permettent l’irrigation de 25 ha et que 150 ou
180 l/s permettent d’irriguer 50 à 75 ha.
Sur l’Oronte, de Rastan au Ghab, on compte environ 80 norias (fig.
2) qui ont un débit de 3.5 m3/s, à l’instar d’un vrai canal.
Les norias peuvent être individuelles ou en double sur le même
barrage, ou encore des deux côtés du fleuve sur le même barrage
(photo 3). On parle parfois de batteries de norias quand il y a
plus de 3 norias sur un même barrage. Les aqueducs sont souvent en
pierre,
M. AL DBIYAT200
Fig. 5. — Parties principales d’une noria sur l’Oronte. (D’après A.
Delpech et al., 1997, fig. 4 et 5, p. 25).
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 201
Photo. 2. — Ouvrage de deux norias à Acharné, en amont du Ghab, en
1932. (Cliché de l’IFPO-Damas).
Photo. 3. — Norias agricoles, jardins de Hama, en 1932. (Cliché de
l’IFPO-Damas).
Photo. 4. — Noria urbaine à Hama, en 1932. (Cliché de
l’IFPO-Damas).
mais on a parfois eu recours au bois, notamment pour ceux
construits à l’époque ottomane.
Les norias se divisent, selon leur fonction, en deux catégories
:
— les norias rurales, destinées à l’agriculture et qui se trouvent
en pleine campagne ;
— les norias urbaines, destinées à l’irrigation des vergers et à
l’ali- mentation de la ville : eau domestique, fontaines publiques,
mos- quées, khans et hammams (photo 4).
Les cultures sont surtout horticoles, tandis que le plateau est
spécialisé dans les céréales pluviales. Ce sont des vergers
méditerra- néens où dominent le noyer, l’abricotier, l’amandier, la
vigne et le figuier, au milieu des peupliers en haie le long des
rigoles. Entre les arbres s’étend la culture du maïs, des fèves et
des pois chiches et surtout des légumes qui jouent un grand rôle
dans l’alimentation estivale des citadins.
Tout se combine pour créer un paysage verdoyant où la ville basse
apparaît noyée dans la verdure. « Dans l’aimable ville de Hama,
tout empêche de penser à rien. Rapide et brillant de lumière,
l’Oronte coule entre les saules, les peupliers, les grenadiers et
des noyers énormes, comme je n’en ai vu que là-bas (...).
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 203
Tout est musique et rêverie. De distance en distance, d’immenses
roues étroites, d’une hauteur de trois et quatre étages, vont
porter leur eau en plein ciel dans des rigoles de pierre ou de bois
pour arroser les vergers. Une longue caresse musicale sort de ces
grandes roues gémis- santes. C’est assez indéfinissable, quelque
chose comme un bruit d’orgue ou de cloche lointaine, un vague
meuglement de troupeau, un frelon qui bourdonne, un murmure de
sirène, une harmonie continue, qui est le silence d’ici, et où
chaque roue met sa note, sa vibration particulière. Inlassablement,
l’eau monte emportée par l’effort du fleuve (...). C’est un rêve
oublié au bord de l’eau, une poésie musicale faite de rien,
d’amour, de nonchalance, de chants d’oiseaux dans les verdures
mouillées, une construction d’azur et de songe, bâtie de matériaux
fragiles, on ne sait pas par qui ni pourquoi, et qui ne tient en
équilibre que par la puissance de rêve. » (J. et J. Tharaud, 1923,
p. 103).
Fonctionnement et entretien
Les norias ont été, jusqu’à l’introduction de la motopompe dans les
années 1930, le seul système hydraulique utilisé dans le secteur de
Hama pour irriguer les berges de l’Oronte. Elles desservaient
approxi- mativement 2000 ha dans la vallée moyenne entre la ville
de Rastan et le Ghab. Dans la ville de Hama, elles alimentaient les
jardins ou les vergers (bustans) étendus sur les deux rives du
fleuve (fig. 6) mais aussi les khans, les hammams, les fontaines
publiques, les mosquées et les maisons. Elles constituaient ainsi
de véritables « chaînes d’eau » reliant des domaines d’activités
aussi différents que la production agricole, les services publics,
les activités religieuses et domestiques (Th. Boissière, 2005, p.
104).
Le système d’irrigation avec les norias est fondé sur le mode
collectif de la gestion de l’eau. Les paysans s’occupaient de la
répar- tition de l’eau, de l’entretien des norias et du nettoyage
des canaux. En effet, à part les norias appartenant au waqf
(propriété de la commu- nauté religieuse musulmane), notamment
celles destinées à l’utilisa- tion urbaine, la majorité des norias
et leurs aqueducs ont été des propriétés privées et l’accès à l’eau
était organisé sur une base contractuelle. « Chacune de ces norias
était gérée par un fonctionnaire (al-ma’amour) qui se chargeait de
lever une taxe annuelle auprès des différents bénéficiaires de
manière à couvrir les frais de réparation et d’entretien » (Th.
Boissière, 2005, p. 110).
Les norias de propriété privée appartenaient aux grands proprié-
taires qui sont souvent les détenteurs des jardins, dont une grande
partie appartenait aux grandes familles de notables de Hama.
Certai-
M. AL DBIYAT204
Fig. 6. — Les jardins de l’Oronte dans la ville de Hama et ses
environs dans les années 1930-40.
(D’après Th. Boissière, 2005, fig. 4, p. 45).
nes norias portent même le nom de leur propriétaire, comme la noria
al Kilaniah appartenant à la famille al Kilani.
Le représentant du propriétaire de la noria, ou son administra-
teur, était chargé de distribuer l’eau entre les groupes de paysans
selon la surface à irriguer, d’organiser les réparations de
l’infrastructure ou de la noria, de chercher l’équipe de
menuisiers, etc. Il pouvait aussi négocier la location de la terre
avec les paysans et jouer le rôle d’arbitre en cas de conflit sur
l’eau.
Mais, en général, l’exploitation des eaux et l’entretien des norias
et de ses canaux s’intégraient dans le système de la gestion
collective des ressources en eau. Une gestion dans laquelle
s’impliquent direc- tement les paysans mais aussi les notables,
propriétaires des jardins, ainsi que les commerçants du souk qui
avançaient les capitaux aux jardiniers. Ainsi les norias ont été au
centre de ce système d’économie urbaine basée sur le commerce et la
rente foncière, soit à partir des jardins de l’Oronte ou des grands
domaines du monde rural apparte- nant à la bourgeoisie
traditionnelle hamiote.
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 205
La fin des norias
La croissance démographique, l’augmentation de la demande pour les
cultures industrielles qui a accompagné le développement de
l’économie du marché et le développement du capitalisme, ont mené à
l’intensification de l’agriculture et à l’augmentation des surfaces
irriguées. Le débit des norias ne pouvait plus répondre à la
demande. C’est dès les années 1930 que commence la concurrence
entre les norias et les motopompes et, dans les années 1950, on
assiste à l’utilisation massive de motopompes par les grands
propriétaires, surtout avec le développement de la culture du coton
dans le pays.
Puis vient le grand projet d’aménagement de la dépression du Ghab à
la fin des années 1950, qui a nécessité la construction de barrages
sur le cours de l’Oronte en amont du Ghab, dont le barrage de
Rastan, construit en 1960 et qui a provoqué la chute du niveau
d’eau dans le fleuve durant plusieurs mois de l’année. Tout cela a
rendu les norias inopérantes durant la longue période de l’étiage :
d’où la recherche de moyens plus efficaces — les motopompes — pour
assurer la continuité de l’irrigation. Au début, ces dernières ont
doublé les norias qui continuaient à fonctionner lorsque le débit
de l’Oronte était suffisant pour les faire tourner.
Avec le temps, c’est la motopompe qui a définitivement remplacé la
noria dans le système agricole de la vallée de l’Oronte sur
l’ensem- ble de son parcours, tout en utilisant les mêmes
infrastructures : aqueducs et canaux. C’est un investissement moins
coûteux que la construction d’une nouvelle noria, d’installation
plus aisée, une machine mobile et plus facile à entretenir.
Au début, les motopompes ont été collectives et gérées par des
groupes de jardiniers pratiquant la même gestion pour l’entretien
ou la répartition de l’eau, que dans le système des norias. Mais,
depuis les années 1970, on est passé au système individuel de
l’utilisation de l’eau. La figure 7 (A et B) montre le passage du
système traditionnel d’interdépendance des unités d’irrigation dans
un réseau unique ali- menté par une noria jusqu’au début des années
1960 (A), puis par les motopompes (B). On retrouve les trois types
de comportement : on passe d’un type maintenant l’ancien réseau
(B.1) à un système d’asso- ciation entre deux jardiniers (B. 2),
pour finir avec le système indivi- duel (B. 3), même si les jardins
se côtoient (Th. Boissière, 2005, p. 253). Les groupes d’irriguants
ont presque disparu du système agricole dans les jardins de
Hama.
Ainsi les norias, qui ne fonctionnaient plus qu’une partie de
l’année, ont été condamnées à la disparition par l’introduction
de
M. AL DBIYAT206
Fig. 7. — Les jardins de l’Oronte dans la ville de Hama et ses
environs dans les années 1930-40.
(D’après Th. Boissière, 2005, fig. 4, p. 45).
nouvelles techniques plus modernes permettant d’irriguer des surfa-
ces plus vastes et situées à une altitude plus élevée que celle des
terrasses irriguées par les norias. De plus, l’extension de la
ville a envahi les jardins, avec pour conséquence le fait que les
jardiniers commencent à s’intéresser plus à la spéculation foncière
qu’à la culture maraîchère.
Les norias se sont trouvées peu à peu hors usage ou abandonnées et
touchées par le processus de délabrement. L’arrêt d’une noria, dans
un climat sec qui, durant plusieurs mois de l’année, marque la
région, provoque de nombreux dégâts sur sa structure, entièrement
en bois.
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 207
Les bois d’œuvre souffrent de dessiccation plus que de pourriture.
En mesurant les différentes pièces de bois d’une noria arrêtée
depuis plusieurs années, on constate que toutes leurs dimensions se
sont rétractées d’environ un dixième de leur taille initiale (A.
Delpech et al, 1997, p. 205).
On assiste depuis les années 1950 à la disparition d’une techno-
logie multiséculaire. Actuellement, la plupart des norias de
l’Oronte ont disparu. En 1970, malgré l’attachement sentimental des
jardiniers qui ont essayé de garder la noria en même temps que la
motopompe, il n’en restait que huit dans la ville de Hama, sur les
seize qui existaient auparavant. Mais, dans les années 1980, les
autorités loca- les de la ville de Hama ont mis en œuvre un
programme de restaura- tion des norias. Aujourd’hui, la presque
totalité des norias dans l’agglomération a été restaurée.
Ainsi les norias sont passées, en moins d’un demi-siècle, du statut
de pilier de l’agriculture irriguée dans la vallée de l’Oronte et
les jardins de Hama, au statut du patrimoine visant l’attraction
touristi- que.
Conclusion
Le système de la noria est connu au Proche-Orient comme dans les
pays du bassin méditerranéen ainsi qu’en Iran. Ainsi en va-t-il sur
l’Euphrate, notamment en Iraq à Nawa et Haditha, où l’on voit
encore les restes de batteries de norias, souvent réduites aux
parties solides en pierres. Durant le Moyen Âge et même encore
aujourd’hui, le paysage de la Péninsule ibérique est parsemé de
norias. L’Espagne musulmane, à l’image de l’Espagne médiévale
chrétienne, présentait un paysage rural doté de nombreux ouvrages
hydrauliques à la fois privés et publics, alimentant jardins en eau
et hammams. Cependant, Basilio Pavon écrit qu’« à l’instar des
grandes roues hydrauliques de Hama et de Haditha, respectivement
sur l’Oronte et l’Euphrate, qui seraient des copies plus ou moins
fidèles des norias arabes antiques, nos grandes roues trouvées
pendant ce siècle sur le cours des fleuves et canaux de la plaine
cultivée viendraient de la na’ura islamique » 5. Cette technique
que les arabes ont diffusée, depuis le xe siècle, s’est répan- due
partout dans les territoires qu’ils dominaient, notamment au
Proche-Orient, en Andalousie et en Afrique du Nord. Ainsi,
Ibn
5. D’après l’article de Pavón Maldonado, B., Tratado d’agricultura
hispano- musulmana. I. Agua, Madrid : CSIC, 1990, pp. 279-294.
Article cité sur le site de la revue Qantara :
http://www.qantara-med.org/qantara4/public/index.php
M. AL DBIYAT208
al-Khatîb, dans son Ihata, écrit que « la première roue — dawlab —
existant à Fez à son époque fut construite par le musulman espagnol
Muhammad pour le sultan marînide Abû Yûsuf Ya‘qûb al-Mansûr ; son
diamètre était considérable et de nombreux godets l’approvision-
naient » 6. Toutefois, l’Oronte reste le « fleuve des norias » par
excel- lence, surtout en ce qui concerne la continuité de
l’utilisation de ce système traditionnel d’irrigation jusqu’aux
années 1970.
Il est évident que c’est l’efficacité de ce système hydraulique
traditionnel de l’utilisation de l’eau de l’Oronte qui lui a permis
de perdurer, car il respecte la capacité du fleuve, pour
l’agriculture comme pour la vie domestique. Les norias, ces
machines aussi génia- les qu’élégantes, ont joué un rôle important
dans l’aménagement rural de la région de Hama jusqu’à
l’introduction des motopompes au début du xxe siècle. Depuis,
nombre de norias ont disparu, mais certaines sont restées et font
partie du patrimoine important qui témoigne de l’ingéniosité des
populations locales d’autrefois, de leur savoir-faire séculaire
ainsi que de leur capacité d’adaptation aux contraintes de la
nature.
Enfin, il est indispensable de protéger les norias qui restent
encore à Hama, où elles sont devenues l’emblème de la ville. C’est
un patrimoine vivant qui mérite d’être classé comme patrimoine
mondial de l’humanité.
Mohamed Al Dbiyat
BIBLIOGRAPHIE
M. Al Dbiyat (1995) : Homs et Hama en Syrie centrale : concurrence
urbaine et développement régional, éd. IFEAD, Damas, 370
pages.
Th. Boissière (2005) : Le jardinier et le citadin, éd. IFPO, Damas,
479 pages. A. Delpech, F. Girard, G. Rubine et M. Roumi (1997) :
les Norias de
l’Oronte, analyse technologique d’un élément du patrimoine syrien,
éd. IFEAD, Damas, 241 pages.
B. Geyer (éd.) (1990) : Techniques et pratiques hydro-agricoles
traditionnelles en domaine irrigué, acte du colloque de Damas
(1987), IFAPO, Paris, 2 vols.
J. et J. Tharaud (1923) : Le chemin de Damas, éd. Librairie Plon,
Paris, 291 pages.
6. Idem.
LES NORIAS DE HAMA SUR L’ORONTE 209
J. Weulersse (1940) : L’Oronte, étude d’un fleuve, éd. Arrault,
Tours, 88 pages.
A.-R. Zaqzouq (1990) : « Les Norias : ancien moyen d’irrigation
dans la région de Hama », in B. Geyer (éd.), Techniques et
pratiques hydro- agricoles traditionnelles en domaine irrigué, acte
du colloque de Damas, IFAPO, Paris, pp 337-366.
M. AL DBIYAT210
TABLE DES MATIÈRES
Allocution de bienvenue par Mme Nadia Ounaïs . . . . . . . . . . .
. . 11
Allocution d’ouverture par Mme Elisabeth Bréaud. . . . . . . . . .
. 15
Ouverture du colloque par M. Mounir Bouchenaki . . . . . . . . .
18
Daniel Zimmer, Bilan du Forum Mondial de l’Eau à Istanbul. 25
Mohammed Ennabli, Les eaux de crues sont-elles des ressources ?. .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . 33
Jean Margat, Quelles crises de l’eau en Méditerranée ? . . . . .
39
Pietro Laureano, Eau et civilisation : la sagesse antique source de
solutions pour le futur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . 59
Philippe Leveau, L’alimentation hydraulique des villes de la
Méditerranée romaine entre abondance et gestion de pénurie . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . 69
Ella Hermon, Gestion intégrée de l’eau dans l’empire romain dans
une perspective de l’histoire environnementale comparée . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . 99
André Laronde, Les thermes de Libye, témoignage de la prospérité
romaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . 117
Bernard Geyer, Maîtrise des eaux souterraines dans la steppe
syrienne, de l’expérience byzantine à la gestion moderne . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . 127
Mohammed Hocine Benkheira, Usages symboliques et rituels de l’eau
dans la civilisation islamique. . . . . . . . . . . . . 147
Mohammed El Faïz, Le génie de l’eau dans la civilisation
arabo-musulmane et son apport à la Méditerranée . . . . . .
155
Toufik Ftaïta, Les oasis entre tradition et modernité . . . . . . .
. 173
Mohammed Al Dbiyat, Les norias de Hama sur l’Oronte, un système
traditionnel original de l’utilisation de l’eau fluviale . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . 191
Yamna Djellouli Tabet, De la foggara à l’usine de dessalement d’eau
de mer en Algérie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
211
Marie-Françoise Courel, Introduction à la deuxième table ronde . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . 235
Spyros Stephanou, Utilisation de l’eau recyclée à Chypre. . . .
239
Lorenzo Galbiati, La gestion de l’eau en Catalogne : expérience de
la sécheresse de 2007-2008 et solutions pour l’avenir. . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . 247
Michael Scoullos, Vers une nouvelle culture de l’eau pour les
Méditerranéens. Relever les défis du futur et utiliser les leçons
du passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . 251
Andrew Parker, Le biomimétisme de l’eau. Le potentiel pour la
région méditerranéenne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . 263
Jean-Paul Billaud et Elise Temple-Boyer, Risques et Inéga- lités
face à la gestion de la ressource hydraulique en Médi- terranée
occidentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . 275
Ghislain de Marsily, L’eau et ses grands enjeux au xxie siè- cle :
de la zone méditerranéenne à l’ensemble de la planète . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . 295
Fadi Comair, La culture de l’eau pour consolider la paix au
Proche-Orient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . 323
François Zabbal, La culture de l’eau . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . 349
Synthèse du colloque par M. Mounir Bouchenaki. . . . . . . . . . .
353
Allocution de S.E. Mme Aziza Bennani, Ambassadeur-Délé- guée
Permanente du Royaume du Maroc auprès de l’unesco . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . 361
Remerciements par Mme Élisabeth Bréaud. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . 369
Allocution de Son Altesse Sérénissime le Prince Souverain. . .
375
Les participants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
sur les presses de
dépôt légal : 1er trimestre 2010 no. imp. 13636