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"Que le dieu soit là" : le tournant corrélationniste de Quentin Meillassoux

Date post: 26-Jan-2023
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ThéoRèmes Enjeux des approches empiriques des religions 6 | 2014 Le réalisme spéculatif « Que le dieu soit là » Le tournant corrélationniste de Quentin Meillassoux Anthony Feneuil Édition électronique URL : http://theoremes.revues.org/651 DOI : 10.4000/theoremes.651 ISSN : 1664-0136 Éditeur Institut romand de systématique et d’éthique Référence électronique Anthony Feneuil, « « Que le dieu soit là » », ThéoRèmes [En ligne], 6 | 2014, mis en ligne le 21 juin 2014, consulté le 05 mars 2017. URL : http://theoremes.revues.org/651 ; DOI : 10.4000/ theoremes.651 Ce document a été généré automatiquement le 5 mars 2017. ThéoRèmes – Enjeux des approches empiriques des religions est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modication 4.0 International.
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ThéoRèmesEnjeux des approches empiriques des religions 6 | 2014Le réalisme spéculatif

« Que le dieu soit là »Le tournant corrélationniste de Quentin Meillassoux

Anthony Feneuil

Édition électroniqueURL : http://theoremes.revues.org/651

DOI : 10.4000/theoremes.651

ISSN : 1664-0136

ÉditeurInstitut romand de systématique et

d’éthique

Référence électroniqueAnthony Feneuil, « « Que le dieu soit là » », ThéoRèmes [En ligne], 6 | 2014, mis en ligne le 21 juin

2014, consulté le 05 mars 2017. URL : http://theoremes.revues.org/651 ; DOI : 10.4000/

theoremes.651

Ce document a été généré automatiquement le 5 mars 2017.

ThéoRèmes – Enjeux des approches empiriques des religions est mis à disposition selon les termes

de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0

International.

« Que le dieu soit là »Le tournant corrélationniste de Quentin Meillassoux

Anthony Feneuil

« On part, on descend, on s’arrête, on saute, onremonte, on redescend, on arrive. On va, on saute,

on revient, on reva. Qu’importe. Parce qu’unvoyage est singulier, parce qu’il est interrompu,

parce qu’il est discontinu et même parce qu’il estpartiellement rétrograde ce n’est pas une raisonpour ne pas le faire. » [Charles Péguy, Note sur M.

Bergson et la philosophie bergsonienne (1914)]

1 Plus d’une difficulté se posent à qui veut comprendre le rapport entre les deux premierslivres de Quentin Meillassoux1 : Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence (2006)et Le nombre et la sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé (2011). Car au delà dusentiment de parenté entre d’un côté la nécessité de la contingence, principe directeur dulivre de 2006, et de l’autre le hasard mallarméen, les deux ouvrages semblent tropdifférents pour que l’on puisse les articuler conceptuellement. D’une part, une thèsegénérale sur le devenir de la philosophie depuis deux siècles et le moyen de lui faireprendre une nouvelle bifurcation. D’autre part, l’analyse d’un poème de onze pages. D’unepart, un argument spéculatif sur l’existence d’une intuition intellectuelle de la réalitéextérieure. D’autre part, la démonstration philologique du cryptage par Mallarmé de sadernière œuvre. Le Nombre et la sirène, concentré sur un problème apparemment réservéaux exégètes du poète mort en 1898, semble écrasé par l’ambition philosophique d’Aprèsla finitude. Pourtant Le nombre et la sirène n’est pas, dans le parcours philosophique deMeillassoux, une digression littéraire sur l’idée de contingence. Il n’est même pas lasimple poursuite en ligne droite de l’effort engagé dans Après la finitude, ni saconfirmation latérale au travers d’un exemple littéraire. Il est un livre de poidsphilosophique équivalent, et qui fait prendre à toute la pensée de Quentin Meillassoux untournant, par lequel ses thèses d’Après la finitude peuvent être envisagées dans une

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perspective bien différente de celle qu’offrait, seul, le livre de 2006, et selon nous plusconséquente et plus féconde.

2 Peut-on dire ce tournant corrélationniste ? Évidemment non : il ne s’agirait d’ailleurs plusd’un tournant, mais d’un complet demi-tour, puisque que tout le projet philosophique deQuentin Meillassoux, exposé dans Après la finitude, est bâti sur le rejet ducorrélationnisme, entendu comme ce mouvement de la philosophie depuis Kant qui tendà abandonner la question de l’en-soi des choses pour ne plus considérer que le rapportque nous y entretenons. Et pourtant, nous n’avons pas choisi ce sous-titre uniquementpar provocation. D’abord il se joue bien, dans le passage d’Après la finitude au Nombre et lasirène, quelque chose comme un changement de point de vue et même une inversion dupoint de vue qui, sans devenir à proprement parler corrélationniste, peut bien être décritcomme un mouvement vers la corrélation, quoique dans le cadre du réalisme spéculatif, quisans doute ouvre quand même à une relativisation de la critique du corrélationnisme tellequ’elle s’exprime dans Après la finitude. Mais surtout la manière dont le changements’opère, notamment via une reconsidération, après la critique radicale de l’enreligementde la pensée dans Après la finitude, de la valeur et de la signification de la penséereligieuse, instaure une communauté problématique entre Quentin Meillassoux dans Lenombre et la sirène et certaines pensées contemporaines de la finitude, contre lesquellespourtant Quentin Meillassoux bataille explicitement. Si bien qu’en parlant d’un tournantcorrélationniste de la pensée de Meillassoux, nous voulons tout autant pointer unmouvement à l’intérieur de cette pensée qu’indiquer notre propos : non pas uniquementcelui, déjà historique, d’une analyse génétique de l’œuvre du philosophe français, maiscelui, conceptuel, d’énoncer quelques unes des significations du réalisme spéculatif deQuentin Meillassoux et de son développement pour toute philosophie, y compris peut-êtrepour une philosophie qui ne renoncerait pas trop vite à la finitude.

La critique du corrélationnisme dans Après la finitude

3 Tout le dispositif d’Après la finitude repose sur une thèse concernant l’histoire de laphilosophie :

La notion centrale de la philosophie moderne depuis Kant semble être devenuecelle de corrélation. Par « corrélation », nous entendons l’idée suivant laquelle nousn’avons jamais accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un deces termes pris isolément. [Meillassoux 2006, p. 18]

4 Ce développement historique de la philosophie signifie pour Quentin Meillassoux unenfermement de la pensée en elle-même : prise au piège de la corrélation, elle n’a plus lechoix que de se considérer elle-même comme absolue (idéalisme), ou d’expulser l’absoluhors d’elle-même, dans un en-soi des choses qui lui reste inaccessible (pensées de lafacticité). L’idéalisme se révèle un choix difficile : comment le justifier si l’on peutsimplement concevoir que la pensée humaine ne soit rien d’absolu, mais unépiphénomène dans un monde inconnaissable ? La philosophie devient, au mieux,sceptique, et au pire, fidéiste, puisque toutes les rêveries relatives à l’absolu sontdésormais légitimées par avance, en raison de leur impensabilité de principe. L’enjeu,face à ce double enfermement, est alors de découvrir « par où la pensée peut [...] encorese frayer un chemin vers le Dehors » [Meillassoux 2006, p. 70], c’est-à-dire s’il existe unpoint d’accès de la pensée à l’absolu, susceptible de servir de principe fondateur à unepensée désormais assurée de sa portée sur les choses, indépendamment de la

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représentation que nous nous en faisons. L’objectif de Quentin Meillassoux est donc, dansla structure classique de la représentation (sujet/objet), d’introduire un écart, de couperle lien nécessaire entre les deux pour parvenir à ce qui serait une objectivité pure, telleque ce que le sujet pourrait en dire serait vrai indépendamment de la question de savoirs’il le dit ou non.

5 C’est là qu’intervient l’argument principal de Quentin Meillassoux : il s’agit d’unargument « indirect » [Meillassoux 2006, p. 83] c’est-à-dire qui ne vise pas à démontrerpositivement l’existence d’une « intuition intellectuelle de l’absolu » [Meillassoux 2006,p. 111], mais à établir l’impossibilité de la nier, ou plus exactement que toute tentativepour contester à la pensée son accès à l’absolu repose implicitement sur une propositionelle-même absolue – intuition intellectuelle dans la mesure où s’énonce en elle, sansécart, ce qu’il en est de la réalité en elle-même. Il n’entre pas dans notre propos dediscuter cet argument pour lui-même ; qu’il nous suffise donc d’exposer ce que nous encomprenons : pour réfuter l’idéalisme, à savoir la conception selon laquelle la corrélationentre la pensée et l’être constitue l’absolu, le penseur de la facticité doit invoquer lacontingence de la corrélation, le fait qu’elle pourrait être tout autre qu’elle n’est, oumême ne pas être du tout. Mais ce faisant, il ne nie pas, comme il le croit, toute pensée del’absolu. Au contraire, il doit admettre l’absoluité de la contingence elle-même, ce queQuentin Meillassoux nomme le « principe d’irraison » ou « principe de factualité »2, etselon lequel « rien n’a de raison d’être et de demeurer tel qu’il est, tout doit sans raisonpouvoir ne pas être et/ou pouvoir être autre que ce qu’il est » [Meillassoux 2006, p. 82] :

Nous pouvons maintenant considérer que nous sommes passés au travers du cerclecorrélationnel – du moins que nous avons percé une issue dans la muraille érigéepar celui-ci, qui séparait la pensée du Grand Dehors – de l’éternel en-soi, indifférentpour être d’être pensé ou non. [Meillassoux 2006]

6 À quoi ressemble cet éternel en-soi, ce Grand Dehors, au-delà de la muraille de lacorrélation ? Il doit être, c’est le deuxième temps de la démonstration, rationnel(logiquement consistant), c’est-à-dire globalement régi par le principe de non-contradiction. La nécessité de la contingence, en effet, c’est-à-dire pour une chose lanécessité de pouvoir être autre qu’elle-même, implique selon Quentin Meillassouxl’impossibilité de la contradiction. Car ce qui pourrait être à la fois une chose et soncontraire serait ipso facto incapable de changer [Meillassoux 2006, p. 94]. Dans Après lafinitude, Quentin Meillassoux laisse inachevée la démonstration du caractère mathématique(et non seulement rationnel) de la structure de l’absolu – mais il indique cettedémonstration comme une tâche de la pensée spéculative. On voit ainsi dans quelledirection tend son « matérialisme spéculatif » [Meillassoux 2006, p. 168] : celle d’uneconnaissance qui s’énonce, comme les mathématiques, sans aucun égard pour le sujetd’énonciation. C’est d’ailleurs pourquoi le livre s’ouvre sur le problème de ce queMeillassoux appelle l’ancestralité, c’est-à-dire le problème du statut d’objets dont lascience déclare qu’ils sont antérieurs à l’apparition non seulement de toute pensée maismême de toute vie. Et dans l’économie générale de l’argumentation, ce premier chapitrevaut d’ailleurs surtout par les indications qu’il donne quant à l’imaginaire sur lequelrepose le Grand Dehors : celui d’un monde « déserté par l’homme et par la vie »[Meillassoux 2006, p. 37]3, (dé)structuré mathématiquement, et tel que nullephénoménologie, analyse linguistique ou déconstruction (qui chaque fois interrogentl’objet en interrogeant la pensée qui le constitue) ne soit nécessaire pour le décrire. Onpourrait dire que la distraction du philosophe hégélien moqué par Kierkegaard, et qui

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dans sa spéculation oublie jusqu’à son propre nom [Kierkegaard 1977, OC X, p. 136]4,redevient un idéal philosophique.

7 Dans ces conditions, on comprend que Meillassoux n’insiste pas sur le concept d’intuitionlorsqu’il l’introduit pour caractériser le « principe de factualité ». Car une intuition, quantà elle, est par définition corrélative : dans l’intuition, l’écart est minimal, voire inexistant,entre le sujet et l’objet. Il est remarquable, par conséquent, que la percée, le point parlequel la pensée s’échappe d’elle-même et respire l’air pur du « Grand Dehors » (si elle nes’asphyxie pas dans le vide), soit d’abord un point de contact entre l’être et la pensée. Laspéculation commence par la corrélation, même si c’est une corrélation d’un typesingulier dans la mesure où au lieu d’enfermer, elle ouvre. Cependant ce moment initialde corrélation n’intéresse pas Meillassoux, parce qu’alors seul importe au contraire le faitqu’assurée par ce point initial, la pensée peut enfin se libérer d’elle-même, non parcequ’elle disparaîtrait tout à fait, mais parce qu’elle peut enfin se considérer commetransparente, et laisser exister l’objet en lui-même. L’intuition, dans Après la finitude, estlà sans y être : démontrée indirectement, tout repose sur elle sans qu’elle ne soit jamaisconsidérée pour elle-même. C’est que, enfermé depuis si longtemps dans la prisoncorrélationniste, quand la muraille se perce enfin, on aurait mauvaise grâce, plutôt que des’y faufiler, de s’attarder sur l’état du mur et la brèche qu’on y a trouvé.

8 Pour cela, il fallait au moins un deuxième livre.

La revanche de Kierkegaard ? Le nombre et la sirène

9 Il est maintenant possible de formuler notre principale hypothèse : dans Le nombre et lasirène, Quentin Meillassoux opère un tournant qui permet d’envisager la percée d’Après lafinitude, et les possibilités qu’elle ouvre, sous un angle nouveau. Ce tournant, nous lequalifions de corrélationniste. Non pas au sens où Quentin Meillassoux reviendrait toutsimplement à la finitude en abandonnant la percée du principe de factualité, mais parcequ’il s’intéresse, plutôt qu’au « Grand Dehors », au point d’échappée lui-même, à cetteintuition qui, en tant que telle, se joue encore au sein de la corrélation, mais qui en mêmetemps la fait trembler, la secoue suffisamment pour qu’il soit désormais envisageable d’ensortir. Ou encore, on pourrait dire que Quentin Meillassoux, dans son examen du poèmede Mallarmé, très exactement dans son déchiffrage du Coup de dés , propose unephénoménologie du principe de factualité, puisqu’il ne l’examine plus seulement du pointde vue (spéculatif) de l’en-soi mais qu’il en énonce les modalités de donation.

10 Il est vrai que cela n’apparaît pas directement. Le nombre et la sirène semble consacré à ceseul et unique problème – et qui ne concerne que la critique mallarméenne, peut-êtreaussi quelques lecteurs curieux – de savoir si le poème Un coup de dés jamais n’abolira lehasard est ou non un poème chiffré, et que l’on pourrait et devrait déchiffrer. Tout le livreest une lecture du Coup de dés à la lumière, principalement, des autres écrits de Mallarmé,et Meillassoux ne fait aucune référence explicite à son projet philosophique propre. Enparticulier, le mot de corrélationnisme n’apparaît pas. Et pourtant, ceux qu’il désignaitpar là dans Après la finitude ne sont pas tout à fait absents. On les retrouve en fait dèsl’introduction, sous la figure de ces interprètes du Coup de dés qui refusent d’y voir un codesecret, et considèrent toute tentative de décryptage comme une lecture naïve [Meillassoux2011, p. 10] – comme d’ailleurs il n’y a, pour le corrélationnisme d’après Meillassoux, quedu réalisme naïf. Or ce qu’il y a de naïf dans cette lecture, c’est qu’elle refuse d’admettre

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que le contenu du poème s’identifie à la surface de son texte, et continue de croire qu’ilpuisse exister sous cette surface, au-delà du texte mais indiqué par le texte, un nombre quien constitue la raison d’être – autant dire une vérité irréductible à l’auto-référencementpoétique. On voit ainsi que l’enjeu du décryptage du poème est le même que, dans Après lafinitude, celui de la recherche du principe de factualité : le refus de l’abandon post-moderne (joyeux ou désabusé) d’un réel au-delà de ce que l’on en dit. C’est pourquoi, pourMeillassoux, découvrir un code

c’est du même coup récuser l’image d’un Mallarmé pris dans les rêves impossibleset stériles d’une œuvre destinée à échouer, pour lui préférer celle d’un poète fauchépar la mort [...] alors même qu’il venait de découvrir ce qu’il cherchait obstinément.[Meillassoux 2011, p. 15]

11 Et que cherchait-il obstinément ? De nouveau, le corrélationnisme apparait lorsqu’àl’occasion d’une lecture d’Igitur (1869), Meillassoux tente d’expliciter le projet deMallarmé :

Ce serait donc à peine forcer les choses que de dire que Mallarmé touche déjà ici àune alternative dont Blanchot et Sartre seront, au XXe siècle, les deux représentantsmajeurs : face au non-sens reconnu comme ultime, la littérature de l’épuisement dela littérature, ou la littérature volontariste de l’absurde endossé. Mais le pointfascinant est justement que le jeune Mallarmé – il a vingt-sept ans en 1869 – ne s’estmanifestement pas satisfait d’aucune de ces deux options qui domineront le sièclesuivant ; et c’est bien là, sans doute, la raison profonde de l’inachèvement du conte.[Meillassoux 2011, p. 37]

12 Ainsi Meillassoux, mais sans le dire, présente le projet de Mallarmé selon un très exactparallèle avec le sien propre dans Après la finitude : contre les pensées de la facticité maisen admettant leur point de départ, l’absurdité radicale du monde, comment continuer àpenser l’absolu. Le Coup de dés, comme solution du problème d’Igitur, serait-il alorssimplement la formulation – l’anticipation – poétique d’Après la finitude ? Ce n’est pas, etheureusement car l’intérêt en serait bien plus limité, ce que vise à établir Le Nombre et lasirène. Il faut en effet être attentif à la présentation que donne Meillassoux de larecherche mallarméenne. La question n’est pas à proprement parler de découvrir, commedans Après la finitude, le point d’accès à l’absolu. Celui-ci, d’après Meillassoux, est connupar Mallarmé dès avant 1869 :

Contingence ou coïncidence, le hasard est donc bien infini en ce sens précis qu’ilcontient au même titre ce qui le montre en sa triste évidence et ce qui le dénie parl’apparence lumineuse d’un sens. On voit comment Mallarmé a transformé une idéebanale – tout est hasard – en lui donnant l’aspect d’une sorte d’inversion de l’infinihégélien. [Meillassoux 2011, p. 36]

13 Autrement dit, Mallarmé a transformé la thèse de la facticité (« tout est hasard ») enabsolu ; il a découvert le principe de factualité. Et sur le fond de cette découverte unproblème nouveau se pose : celui de savoir comment il est possible, dans un mondegouverné par le hasard, de continuer à faire de la poésie. C’est là le décalque poétique duproblème philosophique de Quentin Meillassoux, celui de savoir comment continuer àparler de l’absolu après les philosophies de la facticité. Seulement le passage par la poésiepermet de spécifier ce problème de nouvelle façon par rapport à Après la finitude, enopérant une concentration sur la question de l’intuition du principe de factualité et de lamanière dont elle apparaît, puisque l’enjeu devient celui de savoir comment dire l’intuition de l’absolu ; comment exprimer l’absoluité du hasard, la nécessité de lacontingence. Dans les termes du poète, puisqu’il semble bien y avoir équivalence et que laquestion de la différence entre philosophie et poésie, pour Quentin Meillassoux, ne se

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pose même pas : « comment lutter contre un hasard infini par un lancer de dés si tous lesrésultats reviennent au même – c’est-à-dire à son infinité, à son égale absence de sensdans le mètre parfait et le mètre médiocre ? » [Meillassoux 2011, p. 36] ou encore :comment choisir un mètre5.

14 Apparaît donc maintenant très clairement comment Le Nombre et la sirène se rapporte àAprès la finitude : tout l’enjeu de l’étude du poème de Mallarmé est de découvrir commentl’intuition du hasard comme absolu peut être décrite. Autrement dit, il s’agit de se tourner faceau « principe anhypothétique » qui, dans Après la finitude, restait toujours en arrière,comme en deçà de tout ce qu’il était possible de dire, puisque c’en était la condition – etne pouvait donc être démontré qu’indirectement. C’est pourquoi l’on peut quand mêmeparler de tournant corrélationniste : de nouveau, l’absolu n’est plus envisagéindépendamment la manière dont la pensée y accède et y fait accéder.

15 Du coup la question se pose inévitablement : pourquoi un tel tournant ? Pourquoi, après lafinitude, Quentin Meillassoux n’a-t-il pas tout simplement poursuivi la tâche de la penséespéculative et, sinon en oubliant tout à fait son propre nom du moins en négligeant laquestion de son œuvre et de la manière de l’écrire, démontré, au-delà du caractère noncontradictoire de l’en-soi, sa structure mathématique ? Pourquoi, si la percée est faite,s’attarder sur elle au lieu de s’échapper par elle ? Pourquoi passer par la poésie et se posernon seulement la question du contenu de l’intuition et de ses conséquences spéculatives,mais également de la manière de l’énoncer ?

16 Il y a bien une raison, et qui tient à la logique interne de la philosophie de Meillassoux, età la question philosophique du commencement. Dans une philosophie métaphysique del’être nécessaire, et chez Hegel en premier lieu, la question du point de départ est au boutdu compte sans importance. Pour Hegel, il n’y a de philosophie que dans la médiation del’immédiat, et donc dans la mise en cause de tout point de départ en tant que tel. C’est quel’ultime raison d’être du système ne saurait tenir à la contingence de son point de départ,mais doit reposer dans la nécessité rationnelle qu’il déploie. En revanche, il doit en allerdifféremment pour une philosophie qui identifie l’absolu à la contingence. Si, en effet, lepoint de départ était entièrement dénué d’importance, la contingence ne serait pasabsolue, mais il y aurait une nécessité plus absolue qu’elle encore : celle du déploiementde la philosophie du hasard, telle qu’on la trouverait dans Après la finitude – et toutel’entreprise serait alors une contradiction performative. Par conséquent, le tournant versle corrélationnisme, au sens d’un tournant vers la question de l’accès à l’intuition initiale,celle du principe de factualité, répond à une nécessité interne : un penseur de l’absoluitéde la contingence, serait-il le plus convaincu des réalistes, ne peut se passer de prendreen compte la contingence de son intuition elle-même, sauf à la supprimer comme telle. Sibien que le réaliste spéculatif est condamné à ne pouvoir s’oublier lui-même, comme lieucontingent d’apparition de sa doctrine. Vaut pour sa philosophie, du moins en sonmoment initial, ce qui selon Kierkegaard vaut pour toute philosophie : son contenu estintrinsèquement lié à la manière de l’exprimer, car il doit pouvoir justifier non seulementde la nécessité de la contingence, mais de la contingence de l’intuition de la nécessité dela contingence – sans quoi il élève son système philosophique à l’absolu, au-dessus de lacontingence. Si bien que dans ce cas au moins, l’objet pensé doit rejaillir sur la naturemême du sujet qui le pense : les deux sont irrémédiablement corrélés (même si le centre degravité de la corrélation penche, à l’inverse de ce qui se passe dans les pensées queMeillassoux appelle corrélationnistes, du côté de l’objet plutôt que du sujet).

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17 D’où le problème, celui là même de Mallarmé : un coup de dés jamais n’abolissant lehasard (aucune perfection formelle ne produisant jamais une nécessité telle qu’elle nepourrait pas ne pas être), comment écrire une philosophie (ou un poème) qui à la foisdonne un énoncé vrai du principe de factualité, permettant de la sorte une échappée versles étendues désertiques du « Grand Dehors » et la fuite hors de la corrélation entre lapensée (sa texture subjective, existentielle ou historique) et l’être, et qui rende compte deson lieu contingent d’apparition chez tel penseur existant, à telle époque, bref de sacontingence. Comment la pensée spéculative peut-elle se comprendre elle-même c’est-à-dire comprendre, à l’inverse de chez Hegel, non sa propre nécessité, mais sa proprecontingence (nécessaire) ? Comment le mètre peut-il être parfait sans toutefois masquerle hasard dont il provient ? Ou encore, dans un vocabulaire qui là déborde très largementle seul « matérialisme spéculatif » : comment une pensée de l’absolu peut-elle assumernéanmoins son caractère personnel ?

Spéculation et tremblement

18 La réponse est finalement assez simple dans son énoncé, quoiqu’elle ait des conséquencesnombreuses et complexes à appréhender. Il faut que la nécessité du poème, son principeorganisateur, apparaisse comme contingence, autrement dit que son dispositif intègre lehasard, qu’il « supporte en lui-même la structure virtuellement contradictoire duhasard » [Meillassoux 2011, p. 132]. Il faut que le hasard ne soit pas seulement un contenureprésenté, mais qu’il imprègne la poésie même (et la philosophie) qui veut le manifester.Que le mètre, puisque c’est lui qui fait figure de nécessité dans la poésie, soit lacontingence même sans toutefois disparaître, sans que s’y substitue l’arbitraire et ladisparition pure et simple de la nécessité (ce serait encore la solution « nihiliste » deIgitur).

19 Mais comment s’y prendre ? Là encore, à suivre Quentin Meillassoux dans Le nombre et lasirène, le lecteur d’Après la finitude doit confesser sa surprise. Car c’est un mode de penséequi, en 2006, semblait honni, qui se trouve en 2011 mobilisé comme une ressource pour lapensée spéculative : la religion.

20 Car le tournant « corrélationniste » de Quentin Meillassoux enveloppe lui-même un autretournant, ou du moins un changement d’accentuation dans le traitement de la questionreligieuse. Dans Après la finitude, le religieux est une figure strictement négative, lependant le plus sombre du corrélationnisme fort6. Dans la mesure, en effet, où celui-cidéconnecte la raison de l’absolu, il laisse le champ libre à des discours non rationnelsvoire irrationnels, légitimes a priori, à la seule condition précisément qu’ils ne cherchentpas à se justifier en raison :

Ce devenir-religieux de la pensée, tel qu’il se soutient paradoxalement d’unargumentaire sceptique radical, nous l’appellerons un enreligement de la raison[Meillassoux 2006, p. 64]

21 Comme si dans le contexte des pensées de la facticité, l’esprit humain ne pouvait plusdonner à son désir d’absolu que la forme dégénérée de la religiosité. Les religionstrouvent certes là une occasion inespérée de se revivifier, mais en réalité le religieux dontil est question ici les déborde largement : c’est toute pensée de l’absolu, y comprisl’athéisme, qui dans le cadre du corrélationnisme, devient religieuse dans la mesure oùelle cesse de se prétendre ou de se vouloir fondée en raison.

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22 En un sens, le religieux ainsi entendu joue un rôle central dans Après la finitude : il donnel’une des clefs de l’importance, pour Meillassoux, du combat de la spéculation contre lecorrélationnisme. Mais de ce fait même, il ne possède aucune valeur en soi, et l’on croitdeviner que la fin du corrélationnisme signifierait une disparition concomitante de lapensée religieuse7. Enfin on oserait réfuter la pensée d’Emmanuel Lévinas, emblème ici del’alliance du corrélationnisme et du religieux, et la considérer pour ce qu’elle est selonMeillassoux :

Un philosophe qui tiendrait la pensée lévinassienne du Tout-autre pour absurdepuisque inaccessible à la logique, ne nous apparaîtrait-il pas comme un libre-penseur empoussiéré, incapable de se hausser au niveau de pertinence du discourslévinassien ? [Meillassoux 2006, p. 60]

23 L’opposition entre foi et raison est totale. Or dans Le nombre et la sirène, la situation seprésente assez différemment. Le religieux n’y est plus considéré de manière aussiunilatérale. Au contraire, Mallarmé s’y trouve présenté explicitement comme un penseurreligieux, engagé comme d’autres à son époque dans la tâche prophétique de fonder unereligion qui prenne le relais d’un christianisme apparaissant inadapté à la consciencemoderne : « la religion nouvelle serait celle du divin en l’homme, et non celle d’un Dieuchrétien reconfiguré » [Meillassoux 2011, p. 30]. Mais en quoi s’agit-il encore de religion,et surtout pourquoi cette opposition mallarméenne entre la religion de l’avenir et lechristianisme doit-elle être distinguée de l’opposition, dans Après la finitude, entre lespensées religieuses et la raison spéculative ?

24 D’une part, le rapport entre les religions instituées ou du moins la religion par excellencepour Mallarmé, le catholicisme médiéval, et la religion poétique à instituer, est certes unrapport d’opposition puisqu’il s’agit bien d’en finir avec le christianisme, mais tout autantde reprise et d’appropriation de ce qui en fait pour Mallarmé le cœur et la spécificité[Meillassoux 2011, p. 107]. D’autre part, et pour cette raison même, parce qu’il possèdequelque chose en propre que la poésie doit s’approprier pour le supplanter, le religieuxn’est plus défini de manière exclusivement négative comme l’autre de la raison. Il n’estplus, comme dans Après la finitude, le mythos opposé au logos philosophique : c’estd’ailleurs pourquoi il est si important que la religion de référence ne soit pas pourMallarmé la religion grecque ancienne, et la cérémonie de référence la tragédie, mais leMoyen Âge, et l’Eucharistie. Car mythos et logos sont tous deux de l’ordre de lareprésentation. Or ce qui fait le cœur du religieux chrétien, le « trésor » [id.] que la poésiedoit s’approprier, c’est précisément qu’il ne se contente pas de la représentation :

« Présence réelle » : ou, que le dieu soit là, diffus, total, mimé de loin par l’acteureffacé. [Mallarmé 2003, p. 241]8

25 Dans la célébration chrétienne de la cène, en effet, Dieu n’est pas seulement représenté, ilest là, réellement présent – et c’est pourquoi la poésie, si elle veut effectivement sesubstituer au christianisme, doit manifester l’absolu selon ce mode de présence queQuentin Meillassoux appelle en reprenant le terme de Mallarmé la diffusion, et non selonla représentation. Grâce à ce concept de diffusion, le religieux n’est plus défini par sonopposition à la raison, mais plus généralement à la représentation (rationnelle ouirrationnelle). Il y a religion lorsque la pensée ne représente plus seulement l’absolu, maisqu’elle cherche à le donner. Or ne pas s’en tenir aux justifications rationnelles quiexposent la nécessité de l’absolu et même peut-être de sa saisie (ce serait encore del’idéalisme), mais le donner lui-même ici et maintenant, ne serait-ce pas tout l’enjeu de lasaisie philosophique de l’intuition du principe de factualité ? Dans ces conditions, la

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pensée religieuse (quand bien même, dans la double optique de Mallarmé et deMeillassoux, l’absolu qu’elle voudrait diffuser serait-il un faux absolu), peut être uneressource pour la pensée spéculative. C’est exactement ce qui se passe dans Le nombre et lasirène : l’Eucharistie ou la diffusion continuée de l’événement unique, mais dont lasignification est infinie, de la Passion du Christ [Meillassoux 2011, p. 119sq.], oriente toutle projet du Coup de dés tel que le lit Meillassoux. Car la question « qu’est-ce que l’intuitiondu principe de factualité ? » devient « comment rendre la nécessité du hasard réellementprésente ? » – croisant ainsi une question que l’on pourrait bien dire théologique.

26 Cela se voit encore dans la réponse que donne Mallarmé/Meillassoux à cette question, etqui tient autour de l’idée d’un cryptage du poème. Prenons un temps pour l’expliciter. Lemètre du Coup de dés, ce nombre « qui ne peut pas être un autre » (nécessité) n’est pasdirectement accessible, comme l’est l’alexandrin de la poésie classique9, mais seulementau terme d’un déchiffrage que la première partie du livre de Meillassoux exposeadmirablement. À la fin de cette première partie, on ne peut qu’être convaincu : 707, telest « l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre », auquel Meillassoux montre quetout le poème renvoie comme à son principe d’organisation et qui se trouve être,confirmation suprême, le nombre exact de mots qu’il compte10. Mais la découverte dunombre crypté ne suffit pas : tel quel, en effet, rien ne lui donne la capacité d’intégrer lehasard lui-même, de diffuser l’acte par lequel ce hasard est producteur du sens aussi bienque du non sens. Il ne suffit donc pas de décrypter, mais il faut encore montrer – c’est àquoi est consacrée toute la deuxième partie du livre – ce qu’est la signification ducryptage, c’est-à-dire pourquoi il y a, dans le 707 crypté de Mallarmé, plus que dans le 707tout court, et au-delà tant de la symétrie qui se manifeste dans ce nombre que de sesmultiples significations symboliques. Et en réalité, il y a plutôt moins que plus dans le 707crypté, car ce que le cryptage lui ajoute, c’est seulement une indétermination. Celle-ci tendà en faire un « nombre tremblé » [Meillassoux 2011 p. 131] qui ne se donne jamais demanière toute positive et univoque, mais comme capable en lui-même d’être autre et den’être pas du tout :

et d’exister et de ne pas exister, c’est-à-dire d’avoir et de n’avoir pas été codé,d’avoir été prémédité par le poète, ou pas du tout – d’avoir et de n’avoir pas été lefruit d’un lancer [...]. Un nombre qui serait à la fois ce nombre prémédité par lecompte du Poème – le 707 – et pas tout à fait lui, devenant par là un nombre sanssignification – 705, 706, 708... –, un total non codé, « inférieur clapotis quelconque »,preuve négative que rien n’a été prémédité quant à la somme des mots. Un nombrequi serait comme un « cristal de Hasard » : à la fois immuable et tremblé, structuréet fuyant, précis et quelconque. [Meillassoux 2011, p. 132-133]

27 Comment est-ce possible ? Résumons en quelques phrases la démonstration deMeillassoux dans la seconde partie de son livre (la première est donc consacrée àdéterminer le nombre, et la seconde à l’indéterminer). Il ne lui faut pas seulementmontrer qu’il existe une incertitude dans le décompte des mots, mais que cetteincertitude même semble intentionnellement recherchée. Et d’après Meillassoux,l’intention de rompre la linéarité du code par l’introduction d’un doute est énoncée dansle poème lui-même : c’est l’épisode de la sirène (si-reine, c’est-à-dire la prévalence du si –septième note de la gamme, la clef du nombre lui-même, mais égalementle si du possible)qui sitôt apparue, disparaît sans laisser de trace (le poème relate un naufrage, rappelons-le), raconté avec une suite presque continue de mots en e muets, marques pour Mallarméd’un espace de jeu subsistant au sein de la contrainte implacable qui caractérise laversification classique. Ainsi l’épisode de la sirène ferait signe vers ce qui, dans le mètre

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nouveau qu’invente Mallarmé, viendrait accomplir enfin ce dont il cherchait déjà la tracedans le vers classique et qu’il voyait dans le e muet, la manifestation de la nécessitéchaotique – la nécessité du hasard – à même et au principe de la nécessité harmonique dupoème. Or ce qui pour Meillassoux permet, au bout du compte, le tremblement dunombre en déjouant nécessairement le décompte, ou du moins en le manifestant commenécessairement arbitraire en partie, c’est la présence de trois mots composés, et qui sontimpossibles à traiter tous trois selon une règle évidente et identique dans le décompte. Etde ces trois mots (en fait, il faut qu’ils soient cinq pour que le compte reste juste, maispeut-être sont-ils quatre, voire six) il en est un qui se dégage et qui vient confirmerl’hypothèse non seulement du codage du poème, mais du brouillage intentionnel ducode : c’est le mot peut-être.

Et peut-être était-ce cela, l’ambition secrète du Coup de dés : écrire le plus beau peut-être de la langue française, cause de lui-même en ses lettres de feu. [Meillassoux2011, p. 202]

28 « Cause de lui-même » : voilà que Dieu réapparaît ici, le Dieu de la philosophie classiquesinon celui des croyants, au lieu précis où le hasard est censé, dans le poème, être diffusé– encore une preuve de l’importance de la pensée religieuse pour la spéculation tellequ’elle se conçoit dans Le nombre et la sirène. C’est ce peut-être qui non seulementreprésente l’intuition de la nécessité du hasard mais qui, « cause de lui-même » c’est-à-dire portant dans sa structure pour ainsi dire matérielle, par sa graphie et l’hésitationqu’elle induit dans le décompte des mots du poème, le possible que par ailleurs il désigne,en diffuse le contenu. Autrement dit, la diffusion se joue dans l’ambiguïté de l’intuition : iln’y a de présence réelle de la nécessité du hasard, et non seulement une représentation decette nécessité, que parce qu’il y a un doute irréductible sur cette présence. Si bien que cepeut-être a la structure crypto-phanique de toute théologie chrétienne : il montre lehasard en le cachant, et il le cache en le montrant ; il le montre mais en tant que caché.

29 Précisons bien : ce n’est pas seulement que l’intuition est identique au doute. Dans ce cas,dès lors que l’on douterait, l’on ne pourrait du moins douter que l’on doute, et l’onintuitionnerait ipso facto. C’est que la présence même de l’intuition est douteuse ; ondoute même qu’il y ait de quoi douter. Dans le cas du cryptage mallarméen : ce n’est passeulement qu’on hésite entre deux ou plusieurs nombres, mais c’est que l’hésitationquant au nombre fait douter de l’existence du cryptage lui-même. En cela, la présence duhasard chez Mallarmé, comme celle de Dieu, ne cesse de déjouer sa représentation et demontrer ainsi qu’il la déborde par sa propre liberté. D’où le final du livre de QuentinMeillassoux, aux allures de pirouette paradoxale, et qui laisse au hasard le dernier mot :

il y aurait bien des raisons de douter de la solidité de notre édifice. Celui-ci, envérité, tient sur des bases dont l’équilibre est fragile et que la moindre fente peutentamer. [...] Et ce serait donc cela, cette nuée de nombres insignifiants – 705, 714,703 –, qui fonderait notre conviction inaltérable ? [Meillassoux 2011, p. 203-204]

30 Et en effet, pour que l’intuition de la nécessité du hasard soit diffusée dans le poème, ilfaut qu’elle ait lieu comme pouvant ne pas avoir lieu ; et cela n’est possible qu’à la conditionqu’elle se donne selon le mode du doute, du peut-être. Il est du coup inévitable que nonseulement le code soit incertain, mais par une curieuse transitivité qui ajoute encore à laforce de l’intuition mallarméenne, qui se diffuse au-delà même de son poème chaque foisqu’elle a effectivement lieu, que la démonstration de cette incertitude, le déchiffrage (quicomprend un moment de brouillage), soient eux aussi douteux. Autrement dit : il n’estpas possible d’exposer le cryptage mallarméen du code par lequel est diffusé l’intuition del’absolu sans participer de ce cryptage et de cette diffusion. De là ces protestations

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paradoxales de Quentin Meillassoux, soulignant les faiblesses de son propreraisonnement, puis tâchant de les évacuer de nouveau (« Mais que le lecteur, si le douteest trop prégnant, reprenne ce livre à partir du début, et il verra sans doute s’envoler denouveau ses suspicions, fissurées à leur tour par la conjonction des raisons contraire »[Meillassoux 2011, p. 204]).

31 Ainsi ce qui semblait une réflexion sur Mallarmé et sa recherche formelle est en réalité, ettout autant, une réflexion sur l’écriture philosophique. Car elle aussi doit rendre comptede l’intuition de la nécessité du hasard, et ne peut le faire de manière cohérente, elle nonplus, qu’en diffusant cette intuition c’est-à-dire en en rendant réellement présent le chaosoriginaire. Ou encore : de la poétique mallarméenne de l’écriture tremblée dérive unephilosophie tremblée. Et le résultat (ambigu) de cette réflexion sur l’écriture philosophiquetient dans la découverte qu’une telle diffusion ne peut s’opérer que dans une philosophiedont la vérité relève du possible et non du nécessaire, et maintienne par conséquent uneindécidabilité quant à l’ultime valeur de ses propositions. Ainsi seulement la spéculationsur la nécessité de la contingence peut-elle être elle-même enveloppée de contingence.Ainsi la pensée de l’absolu peut-elle assumer, par le fait qu’elle engage toujours,finalement, la décision de l’auteur et surtout du lecteur (ou plus exactement : leurabsence de décision, le fait que leur décision de croire ou non est nécessaire, et qu’enmême temps ce qui se joue tient justement dans son irréductibilité à l’une ou l’autre deleur décision), une dimension personnelle, son lien inextinguible à la situation concrète(hasardeuse) dans laquelle elle apparaît. La condition de cette alliance paradoxale dunécessaire et du contingent, de l’absolu et de la personnalité, c’est donc l’ambiguïté nonpas des concepts philosophiques, mais de leur vérité ; c’est un certain recul de l’auteur àl’égard de ses propres thèses, ce qu’Albert Piette appelle une adhésion sur un modemineur, et que la construction de l’œuvre oblige le lecteur à prendre lui-même. C’est cerecul qui joue très exactement, dans la philosophie, le rôle que joue le cryptage dans lepoème de Mallarmé.

32 Et comment le philosophe doit-il s’y prendre pour assurer cette ambiguïté (ce quiévidemment est un paradoxe de plus), manifester cette adhésion retenue à ses propresthèses ? On l’a vu, certes : par une succession d’affirmations contraires, un « balancementpérenne » [Meillassoux 2011, p. 204]11 entre deux polarités. Mais cela ne saurait être le finmot : moins parce que la succession des deux positions contraires n’est pas tout à faitl’équivalent de leur simultanéité virtuelle dans le hasard, que parce que rien n’empêchealors, une fois encore, que le dispositif spéculatif dans son ensemble échappe autremblement de l’ambiguïté, et laisse échapper aussi, par conséquent, la présence réelledu hasard. Si chaque branche de l’alternative est douteuse, en effet, il faut quelque chosede plus pour que l’ensemble du dispositif (qui tend à faire douter) soit lui-même douteux.La clef n’est pas à la fin du deuxième livre de Meillassoux, mais en son début :

Passons sur le caractère apparemment fantaisiste d’une telle annonce : chacunjugera lui-même du sérieux, ou du manque de sérieux, de notre investigation.[Meillassoux 2011, p. 9]

33 Voilà sur quoi porte le doute le plus radical : Quentin Meillassoux est-il sérieux ? Est-ilsérieux lorsqu’il propose un ouvrage en deux parties dont la première, contre quasimenttoute la critique mallarméenne, défend l’existence d’un cryptage du Coup de dés, etprétend le percer à jour, puis dans une seconde partie, met en cause sa propredémonstration mais au nom même d’un cryptage supérieur fondé sur une margeminimale d’indétermination ? Tout cela pourrait bien être un simple jeu, et la brillante

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démonstration de Quentin Meillassoux n’avoir d’autre fin que celle de mener le lecteur enbateau (puisqu’il s’agit d’une histoire de naufrage) ou peut-être simplement lui faire lireavec d’autres yeux, ce qui serait déjà beaucoup, le Coup de dés. Cette mise à distance et enquestion du sérieux (non pas son refus de principe et comme son double inversé queserait le détachement ironique) est probablement ce que l’on appelle l’humour. Or lepropre de l’humour, qui le distingue du sarcasme ou du ricanement qui confortent lesrieurs dans leur position de surplomb, est l’instabilité : il joue sur cette franged’indécidabilité qui entoure toujours le plus grand sérieux, et qui tient au fond à lafinitude de notre condition, c’est-à-dire, nous y revoilà, au possible qui ne cesse de latravailler et de murmurer à la plus solide des positions acquises qu’elle ne sauraitprétendre à aucune éternité. En vertu de cette réversibilité structurelle, l’humour d’unepart peut toujours surgir où l’on ne l’attend pas, et d’autre part risque sans cesse detomber à plat : il est par nature risqué, puisque qu’il n’est qu’à échapper à la parfaiteemprise du locuteur comme du destinataire. C’est pourquoi il est logique que QuentinMeillassoux commence Le Nombre et la sirène en suggérant au lecteur, tout en ne lesuggérant pas, son manque de sérieux : c’est qu’il ne saurait y avoir de meilleur candidatque l’humour pour caractériser l’écriture tremblée du réalisme spéculatif, et donc pour unephilosophie qui prétendrait non seulement décrire, mais diffuser, l’intuition à sonfondement.

34 Voilà donc que cette découverte, permise par la déclaration initiale et presqu’explicite duNombre et la sirène, rejaillit sur Après la finitude : ce premier livre doit-il lui-même êtreentièrement pris au sérieux ? Il n’est pas dénué d’humour, surtout il est vrai lorsqu’il estquestion des adversaires corrélationnistes. Mais plus important : peut-on prendre ausérieux son ambition exorbitante de refonder la possibilité d’une pensée de l’absolu aprèsKant et de lui assurer, d’une manière analogue (mais cette fois meilleure) à celle deDescartes [Meillassoux 2006, p. 69], une emprise sur le dehors ? Il faut, à un lecteurd’aujourd’hui, habitué (perverti ?) par quelques décennies de philosophies de la finitudeet d’herméneutique à une prudence un peu désabusée quant aux pouvoirs de laphilosophie, produire un certain effort pour cela. Et plus l’ambition est nettementaffirmée, plus elle semble sérieusement affirmée, plus elle est difficile à soutenir sans unsourire. Comment Quentin Meillassoux ne l’aurait-il pas remarqué ? Et s’il a remarqué,voire cultivé cette ambiguïté en jouant d’affirmations toutes plus massives les unes queles autres, alors l’auteur d’Après la finitude y met en œuvre un dispositif similaire à celuidu Coup de dés : il instille un doute quant au sérieux de toute l’entreprise, mais qui loin del’annihiler, permet d’en dépasser la contradiction performative, car on ne peut exposersuivant un ordre nécessaire la nécessité de la contingence. À condition qu’il ait remarquéet cultivé l’ambiguïté – or la réussite de l’entreprise dépend de ce qu’il ne puisse ici yavoir de certitude : rien n’est plus contraire à un trait d’humour que de l’expliciter.

Et après ?

35 Envisagée dans cette perspective, on voit que la pensée de Quentin Meillassoux s’opposenettement moins qu’il ne le prétend à la philosophie d’Emmanuel Lévinas, comme plusgénéralement à la phénoménologie qui s’en réclame. Dans la mesure où, désormais, lereligieux est compris moins à partir de son alliance avec le relativisme que comme uneforme de pensée tendant à un réalisme non représentationnel, il devient possible, dupoint de vue de la spéculation même, de comprendre la mobilisation de concepts

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d’origine religieuse par ces pensées que sont la phénoménologie française d’inspirationlévinassienne ou même la philosophie de Derrida, non comme une surenchèreirrationaliste consécutive à leur scepticisme corrélationniste, mais au contraire commeune tentative, dans un cadre corrélationniste (mais c’est aussi celui de QuentinMeillassoux lorsqu’il est question de l’intuition du principe de factualité elle-même), pourfaire droit au réalisme et en tout cas à la présence du réel au-delà ou en-deçà de sareprésentation.

La relation métaphysique ne saurait être à proprement parler une représentation,car l’Autre s’y dissoudrait dans le même : toute représentation se laisseessentiellement interpréter comme constitution transcendantale. [Lévinas 2003,p. 27]

36 Il y a donc une assez grande injustice de Quentin Meillassoux lorsqu’il considère sa proprepensée comme une nouveauté radicale et en complet antagonisme avec ce courant, alorsmême qu’il s’y joue une identique recherche de la réalité en elle-même, d’une échappéeau-delà de la corrélation inhérente à la représentation (y compris philosophique). N’est-ce pas tout le sens du sous-titre de Totalité et infini : Essai sur l’extériorité ? En fait, unegrande partie de la tradition philosophique a cherché, au vingtième siècle, à s’extraire dela corrélation, et cela au sein même de la tradition phénoménologique. Ou plusexactement, une grande partie a cherché à s’extraire de la corrélation en tant qu’elles’oppose au réalisme, et à penser la place d’un absolu qui soit à la fois distinct de celui del’idéalisme (absolutisation de la corrélation elle-même) et cependant se donne dans lacorrélation.

37 En parlant de « tournant corrélationniste » de Quentin Meillassoux, nous voulons surtoutsouligner l’insuffisance de cette catégorie, tant elle recouvre des pensées qui nonseulement sont très diverses mais surtout vont en sens inverse du mouvement que décritMeillassoux. Elles aussi cherchent l’absolu, la réalité au-delà de la représentation. Leurdirection n’est certes pas celle de l’accomplissement de la distinction entre sujet et objet,sa transformation en pure et simple séparation (en droit), autrement dit la recherched’une objectivité pure, comme dans Après la finitude. La corrélation du sujet et de l’objetdans la représentation reste intacte dans la tradition phénoménologique, mais toute lavaleur de la philosophie – et c’est pourquoi elle fait appel, à certains moments, à lareligion – lui vient de ce qu’elle peut manifester, rendre présent, pourquoi pas diffuserl’absolu lui-même tel qu’il subsiste quand même dans la corrélation, mais sous des formesqui ne peuvent plus être celles de la représentation rationnelle (justement parce que là,on serait dans la corrélation subjectiviste), et qui cependant se jouent dans la corrélation(en changent la nature). Or il se trouve que Quentin Meillassoux, lorsqu’il traite deMallarmé pour traiter, comme on l’a vu, de l’intuition de la nécessité de la contingence,est lui aussi corrélationniste en ce sens, en ce sens qu’à ce moment, la corrélationreprésentationnelle n’est pas encore réfutée, et qu’il s’agit de comprendre comment, danscette corrélation, un sujet peut prendre conscience de l’insuffisance de sa représentationet saisir la faille que la réalité y introduit.

38 Le mouvement que suit la pensée de Quentin Meillassoux porte un enseignement quidépasse de loin le seul matérialisme spéculatif et vaut, en réalité, pour toute philosophieréaliste, y compris celles que Meillassoux considère comme corrélationnistes et qui sont en toutcas, c’est indéniable, des pensées de la finitude en ce qu’elles refusent d’accorder à lapensée représentative une capacité de donner directement accès à un monde en soi (cequi ne veut pas dire qu’elles nient la possibilité de parler des traces de ce monde dans la

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pensée finie). Ou en d’autres termes, et contrairement aux apparences, la portée duNombre et la sirène est en réalité plus vaste que celle d’Après la finitude, parce qu’elle vautaussi pour des pensées de la finitude, dans la mesure où elles ne renoncent pasentièrement au réalisme, mais seulement au réalisme représentationnel.

39 Par conséquent, les acquis les plus importants du Nombre et la sirène tiennent quelle quesoit la valeur de vérité d’Après la finitude, et la possibilité de dépasser effectivement, pourla pensée représentative, la corrélation. Allons plus loin : il rend possible, comme nousl’avons fait, d’interpréter Après la finitude presque à rebours de son intention explicite,dans un cadre corrélationniste. Autrement dit : si l’argument par lequel QuentinMeillassoux prétend dépasser le corrélationnisme est défectueux – ce que nous n’avonspas voulu examiner ici – et qu’il n’assure pas comme il le pense une sortie nette etdéfinitive de la pensée hors d’elle-même et vers la représentation d’un Grand Dehorsmathématiquement descriptible, il énonce cependant (mais cela, seul Le nombre et la sirènepermet de le comprendre) les conditions de possibilité de toute donation d’une réalitéirréductible à la corrélation, en même temps que les contraintes pour une description deces conditions. En d’autres termes : quand bien même le principe de factualité ne seraitpas une représentation adéquate de la réalité (et quand bien même la contingence, parconséquent, ne serait pas réellement nécessaire), il énonce cependant un principe (quin’est qu’un principe de la pensée) dont on comprend l’importance grâce au Nombre et lasirène, à savoir que la réalité, si elle se donne, doit nécessairement se donner comme hasard –ou encore qu’il n’y a pas de présence réelle qui ne soit ambiguë, et que l’ambiguïté nes’oppose pas à la présence réelle, mais en constitue plutôt la marque à l’intérieur de lapensée représentative finie.

40 Ainsi pourrait-on dire finalement que la philosophie de Quentin Meillassoux donne à lafois des indications et un exemple concret de ce qui serait, pour Jean-Luc Marion quis’inscrit là très nettement dans la suite de Lévinas, la philosophie d’après non pas lafinitude, mais le primat de la représentation (c’est-à-dire, dans la vocabulaire de Lévinaset de Marion, de l’être) :

Car précisément, dès qu’il s’agit de l’autrement qu’être, il ne faut plus dire quelquechose sur quelque chose, mais tenter une pragmatique de la parole, autrement plussubtile, risquée et complexe. [Marion 2001, p. 178]

41 Il ne s’agit pas d’une sortie de la rationalité (enreligement de la raison) mais simplementd’admettre la nécessité philosophique de ne pas dissocier l’argumentation rationnelle deson style d’exposition, ce qui est dit de la manière de le dire, dès lors que l’on ne veut pasrester pris dans le piège de la corrélation, parce que la réalité ne peut faire irruption dansla pensée que sous la forme du hasard, c’est-à-dire dans une ambiguïté irréductible. Laprésence n’est réelle que si elle peut être niée dans sa réalité, et que la possibilité de cettenégation fait partie de son mode d’apparaître même. C’est là ce qui signe sonirréductibilité à la pensée qui l’enserre.

42 Or ce n’est pas par hasard que les penseurs rejoints par Quentin Meillassoux dans saréflexion soient aussi parmi ceux que l’on a accusés le plus directement de faire opérer àla phénoménologie contemporaine un « tournant théologique » [Janicaud 1991]. Bien quecette accusation de Janicaud soit difficile à soutenir tant elle repose sur une conceptionpeu claire de la théologie, elle pointe confusément vers une proximité indéniable entreces philosophes et la pensée religieuse. Dans notre hypothèse, cette proximité netémoigne pas d’un abrutissement de la raison qui menacerait les pensées de la finitude, etles opposerait irrémédiablement au réalisme spéculatif. Au contraire, c’est dans la mesure

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où le phénoménologue ne se contente pas du scepticisme corrélationniste, mais chercheles traces de la réalité dans la corrélation, qu’il en appelle, comme Meillassoux dans sondeuxième livre, à la pensée religieuse – entendue comme dispositif de l’esprit humainpour diffuser l’absolu et non le représenter. L’enreligement de la raison cesse alors d’êtreune menace extérieure à la spéculation pour constituer, comme ressource dans la quêted’un réalisme non représentationnel, l’un de ses moments nécessaires. Il ne désigne plusune dégénérescence de la pensée et son renoncement pur et simple aux justificationsraisonnables, mais un certain travail de l’esprit sur lui-même pour orienter cesjustifications en vue du dépassement de sa simple représentation, travail auquel laspéculation de Quentin Meillassoux ne peut rester étrangère, sauf à se contredire elle-même en abandonnant la question de la saisie du principe de factualité. La religion se faitl’auxiliaire possible d’une réflexion sur le mode d’écriture et d’exposition d’unephilosophie qui n’oblitère pas la question de la réalité elle-même, et non seulement de sesreprésentations.

BIBLIOGRAPHIE

Søren Kierkegaard [Johannes Climacus], Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettesphilosophiques (1846), tr. P.-H. Tissaud et E.-M. Jacquet-Tissaud, OC X & XI, Paris, Éditions del’Orante, 1977.

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1971), Paris, Le Livre de Poche, 2003.

Stéphane Mallarmé, « Catholicisme », dans œuvres complètes, éd. B. Marchal, Paris Gallimard,2003.

Stéphane Mallarmé, Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard (1898), fac-similé dans Q. Meillassoux, Le Nombre et la sirène, Paris, Fayard, 2011.

Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, 2006.

Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, Paris, Fayard, 2011.

Jean-Luc Marion, De Surcroît, Paris, PUF, 2001.

NOTES1. Il s’agit en fait de ses deux seuls véritables livres publiés, bien qu’on puisse y ajouter d’un côtéMétaphysique et fiction des mondes hors science, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2013, mais qui setrouve plutôt être un long article (reprise d’une conférence donnée en 2006 et écoutable ici,consacrée au problème de Hume c’est-à-dire à l’un des problèmes centraux pour Après la finitude),et de l’autre sa thèse de doctorat L’inexistence divine. Essai sur le dieu virtuel, soutenue en 1997 àl’Université Paris I sous la direction de Bernard Bourgeois, et dont Après la finitude reprend deséléments, mais qui n’est pas elle-même publiée.2. Il faut donc distinguer pour Meillassoux la factualité de la facticité. La facticité est la positionphilosophique selon laquelle la pensée humaine est finie et contingente, et par conséquent sans

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prise sur les choses en elles-mêmes. La factualité est l’élévation de cette position au titre d’unprincipe qui lui, justement, porte directement sur les choses, à savoir que la contingence de lapensée est nécessaire.3. Quentin Meillassoux ne fait d’ailleurs jamais de ce qu’il appelle le problème ou le paradoxe del’ancestralité un argument à proprement parler contre le corrélationnisme. Il y aurait là unepétition de principe : le problème ne se pose en effet que si l’on interprète les énoncés de lascience à partir d’une conception réaliste du temps (il existe un temps et une datation valableindépendamment de notre existence d’être temporels), alors que le réalisme est précisément cequi est nié par le corrélationnisme, et qui devrait être démontré.4. Il est d’ailleurs remarquable que Meillassoux accomplit littéralement ce qui pour Kierkegaardest le programme de toute spéculation abstraite : « C’est seulement en supprimant la réalité quel’abstraction peut avoir prise sur elle ; mais la supprimer, c’est exactement la transformer enpossibilité » [Kierkegaard 1977, OC XI, p. 14].5. C’est sur ce point précis qu’Igitur est aporétique, et du coup inachevé. Car Mallarmé a envisagédeux versions : une version blanchotienne dans laquelle Igitur renonce à lancer les dés(« littérature de l’épuisement de la littérature »), et une version sartrienne dans laquelle Igiturles lance, et fait un 12 contre vents et marées (« littérature volontariste de l’absurde endossé »).Mais le propre de ces deux versions (corrélationnistes) est que le hasard lui-même, l’absolu, enest expulsé.6. Meillassoux voit, au bout du processus, un « obscurantisme » susceptible de justifier les « piresviolences » [Meillassoux 2006, p. 65]7. Peut-être pas nécessairement ni immédiatement au profit de l’athéisme, mais plutôt d’unediscussion rationnelle sur l’existence et la nature de Dieu, au détriment d’une pensée religieuseentendue comme une pensée sur un mode religieux.8. La citation est donnée par Quentin Meillassoux [2011, p. 106]9. Qui représente ici la métaphysique classique, celle qui se fonde sur l’étant nécessaire et nonsur la nécessité de la contingence.10. Du moins jusqu’au mot « sacre », huitième mot avant la fin du poème, et dernier mot avantles 7 de la dernière phrase qui constitue pour Meillassoux la « clé » du déchiffrage.11. Est-ce un hasard si Meillassoux retrouve précisément à ce point le sceptique Montaigne et sa« branloire pérenne » ?

RÉSUMÉSL’auteur de cet article veut montrer qu’il existe entre les deux premiers livres de QuentinMeillassoux, Après la finitude (2006) et Le Nombre et la sirène (2011) un tournant engageant lerapport de sa philosophie avec ce qu’il appelle le « corrélationnisme ». L’étude de ce tournantrend possible une relecture du premier livre à la lumière du second, mais elle permet aussid’envisager des rapprochements inattendus entre la philosophie de Quentin Meillassoux et despensées de la finitude, ainsi que la théologie.

INDEX

Mots-clés : Meillassoux, Marion, Mallarmé, corrélationnisme, finitude, réalisme, représentation

« Que le dieu soit là »

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AUTEUR

ANTHONY FENEUIL

Université de Genève, Faculté de théologie, IRSE

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